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(1936)
Texte
Antoine, revenu dans le bureau, avait tir de sa poche le
billet dAnne. Il le relut, et le dchira : il ne gardait jamais aucune
lettre de femme. Il souriait intrieurement, mais peine si ses
traits refltaient quelque chose de ce sourire. Il sallongea de
nouveau, alluma une cigarette, et simmobilisa parmi les
coussins. Il rflchissait. Non pas la guerre, ni Jacques, ni
mme Anne : lui-mme. Je suis terriblement esclave de
ma profession, voil la vrit , songeait-il. Je nai plus jamais le
temps de rflchir... Rflchir, a nest pas penser mes malades,
ni mme la mdecine ; rflchir, ce devait tre : mditer sur le
monde... Je nen ai pas le loisir... Je croirais voler du temps mon
travail... Ai-je raison ? Est-ce que mon activit professionnelle est
vraiment toute ma vie ? Est-ce mme toute ma vie ? Pas sr...
Sous le docteur Thibault, je sens bien quil y a quelquun d autre :
moi... Et ce quelquun l, il est touff... Depuis longtemps...
Depuis que jai pass mon premier examen, peut-tre... Ce jourl, crac ! la ratire sest referme... Lhomme que jtais, lhomme
qui prexistait au mdecin lhomme que je suis encore aprs tout
cest comme un germe enseveli, qui ne se dveloppe plus, depuis
longtemps... Oui, depuis le premier examen... Et tous les
confrres sont comme moi... Tous les hommes occups, peut-tre,
sont comme moi... Les meilleurs, justement... Car ce sont toujours
les meilleurs qui font le sacrifice deux-mmes, qui acceptent
lexistence dvorante du travail professionnel... Nous sommes un
peu comme des hommes libres qui se seraient vendus...
Sa main, au fond de la poche, jouait avec le petit agenda
quil portait toujours sur lui. Machinalement, il le sortit et
parcourut dun regard distrait la page du lendemain 20 juillet, qui
tait charge de noms et de signes. Pas de blague , se dit-il
brusquement, cest demain que jai promis Thrivier daller