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L'envol Du Phénix - I - La Forge Du Phénix
L'envol Du Phénix - I - La Forge Du Phénix
Derrière un ordinateur, « pwner » des gens était encore plus facile. Phoenix
passait une partie de son temps libre à tricher dans les jeux en ligne, perturber le
bon fonctionnement d’un forum… Tout était possible. Néanmoins, sur le web
comme dans la réalité, Phoenix était seul. Un loup solitaire face aux
communautés, aux collectivités. Il était faible, et n’importe quel être collectif un
peu remuant pouvait se débarrasser de lui d’une rebuffade si c’était possible. Sur
des serveurs de jeu, on l’avait expulsé par votekick d’innombrables fois. Sur les
forums, cela dépendait de la tactique qu’il utilisait. Dans tous les cas, il était trop
faible en restant seul. C’est pourquoi, quand quelqu’un le contacta par e-mail
pour le féliciter de son site (où il donnait des astuces pour embêter les gens), il
sauta sur l’occasion pour créer un forum. Phoenix n’était sûrement pas le seul à
avoir des goûts singuliers, d’autres pourraient sûrement le rejoindre. Unis avec
d’autres « pwneurs », il serait beaucoup plus fort. Et puis, de toute façon, tout le
monde aimait embêter son prochain. Tout le monde se comportait de manière
égoïste ; l’altruisme était-il autre chose qu’un masque, un cache-sexe, servant à
dissimuler honteusement ses velléités individualistes ? L’expérience lui montrait
chaque jour que non. A l’école, à la télévision, dans la rue, toute morale lui
semblait un fiel dominateur agissant sous les traits d’un angelot. Mais
quelquefois, l’angelot se fissurait, laissant apparaître sous sa carapace douce des
goûts similaires à ceux de Phoenix. Tout le monde aimait la même chose que lui ;
le bonheur des uns fait le malheur des autres ; seulement, et c’est là ce qui le
rendait, lui, Phoenix, incomparablement supérieur à n’importe quel clampin pris
au hasard, il assumait totalement ses inclinaisons. Au lieu de mentir à la société
et à lui-même, il était parfaitement conscient de ses goûts, de leur nature, et
n’avait aucun complexe pour les revendiquer. Néanmoins, proclamer
ouvertement ses envies de faire chier le monde pouvait se révéler dangereux, et
Phoenix évitait de trop se dévoiler sur ce terrain-là.
Quel que soit le domaine, on commence rarement par des actions très
complexes. Phoenix ne faisait pas exception à cela. Quand il était enfant, il avait
vaguement conscience, comme tout un chacun du reste, de l’aspect amusant et
enrichissant de la transgression. Les actes commis n’étaient pas très
dangereux : écrire sur les tables (une habitude qui ne le quitterait plus jamais),
faire pipi sous les urinoirs et retenir son rire quand quelqu’un se plaignait de
l’odeur… Un jour, en CM2, il fut surpris par sa maîtresse en train d’écrire son
prénom sur la table. Les grands yeux noirs de la maîtresse, d’habitude si doux, le
terrorisèrent ; elle l’humilia devant toute la classe, le désignant comme un
vandale et un petit voyou, avant de le coller une heure. Cela lui semblait abusif
et il s’en plaignit auprès d’autres adultes. Mais à chaque fois, on lui faisait
d’amères reproches, en rendant normal le comportement de la maîtresse.
L’enfant qu’il était comprit alors que mieux valait éviter de s’aventurer sur ce
terrain-là, et il laissa tomber le plaisir pimenté de la transgression, par crainte de
voir se répéter cette scène cruelle. Il n’osait même plus uriner à côté. En y
pensant, il repensait du même coup à la punition qui l’attendait si on le
surprenait de nouveau ; il revivait la scène, et le rouge lui brûlait les joues.
Une fois adolescent, Phoenix gagna plusieurs choses en même temps. Ses
hormones le poussaient à agir, à s’exprimer, lui donnant des envies d’action et
d’adrénaline. Du reste, son tempérament plutôt solitaire ne l’aidait pas à
découvrir cela avec autrui, et il retrouva ce terrain tout seul. Il y avait aussi
l’accès à Internet, une nouveauté pour lui, car ses parents venaient d’acheter un
ordinateur, ainsi que l’exemple de ses camarades de classe. Certains ne se
gênaient pas pour faire des graffitis, ni pour « embrouiller », comme ils le
disaient, d’autres élèves. Si les autres, même les moutons les plus moralistes et
les plus bêtes, se le permettaient, pourquoi pas lui ? Rempli de curiosité, Phoenix
revint sur le terrain de son enfance. Mais les années avaient passé, et ses envies
aussi. Elles s’étaient renouvelées, gonflées par les rêves et par les hormones.
Pourtant, à treize ans, Phoenix se sentait encore comme un enfant. Face aux
adultes, ou même aux autres ados, du moins à ceux d’entre eux qui
collaboraient, il était un petit garçon boudeur drapé dans son orgueil. Pour être
bien vu malgré tout, et éviter de finir bouc émissaire de sa classe, il assistait aux
discussions des autres pendant les récréations, y intervenait ; cela lui était,
néanmoins, très peu naturel, et il préférait de loin la compagnie de sa Game Boy
à la conversation rasoir des boutonneux qui l’entouraient.
Dans la rue, il se sentait plus libre ; les gens ne le connaissaient pas, chacun
communiquait avec lui-même et on ne s’embêtait pas avec les autres. Par
ailleurs, les gens étant des individus et non une incarnation diabolique du
collectif, ils le laissaient agir tranquillement. Du moins, c’est ce qu’il croyait.
Phoenix laissait toujours tomber ses papiers par terre, dans le simple but
d’agacer « les gens » en général, c’est-à-dire dans son esprit une abstraction et
non les individus marchant autour de lui. Pourtant, un jour, mal lui en prit.
C’était par une brumeuse matinée d’automne. Peinant sous le poids de son
cartable, Phoenix mangeait une barre de céréales, rattrapant ainsi le retard qu’il
avait pris dans son petit déjeuner. Comme souvent, il laissa négligemment
tomber l’emballage sur le bitume. Une main venue de nulle part lui saisit le bras.
Au bout de la main, un barbu aux épaules larges, enveloppé d’un manteau vert.
- Ramasse ce papier.
- Pardon ?
- Ramasse ce papier.
- Lâchez-moi !
- Pas avant que tu ne ramasses ce que tu as laissé tomber.
Phoenix tenta de dégager son bras. Peine perdue ; le barbu avait une poigne
impressionnante, ses doigts courts semblaient accrochés à son bras frêle.
D’ailleurs, cet adulte avait un regard si poignant que Phoenix n’osait pas bouger.
Soucieux de sauvegarder son honneur, il croisa les bras, fixa le barbu et lui dit
d’un ton boudeur :
- Je vais être en retard à cause de vous.
- Eh ! Ramasse le papier, mets-le à la poubelle, et tu pourras filer à l’école.
Le ton paternel de l’adulte était énervant. Pour qui se prenait-il ? De quel droit
cet inconnu venait-il briser sa routine, pour l’humilier qui plus est ? Phoenix ne
bougea pas d’un centimètre. Ils restèrent dix, vingt secondes immobiles. Puis le
barbu lui demanda dans quel collège il était. Phoenix donna le nom de son lycée ;
le barbu bondit :
- Quoi ? Mais c’est un lycée privé catholique ! Si tu ne ramasses pas ce papier, je
les appelle !
Terrorisé, l’adolescent ramassa l’emballage de sa barre de céréales. Le barbu lui
lâcha le bras, et il alla le jeter à la poubelle, quelques mètres plus loin. Après
quoi, humilié, il partit. Une frustration intense, terrible, bouillonnait en lui. Le
minuscule acte d’affirmation de soi, accompli au mauvais moment, devant la
mauvaise personne, lui avait valu le pire avilissement. Le barbu marcha vers lui ;
d’un ton conciliant, il dit :
- Eh bien, ce n’était pas si difficile, pas vrai ?
- Lâchez-moi, murmura Phoenix au bord des larmes. Vous avez tué mon honneur.
Il jeta au barbu un regard si noir, mêlé de fureur impuissante et du plus grand
mépris, qu’il ne put s’empêcher de frissonner dans son épais manteau vert. Si
Phoenix avait eu une arme sur lui à ce moment-là, il s’en serait servi à coup sûr.
Les conséquences auraient pu être graves mais Phoenix aurait gardé son
honneur intact. Là, il avait honteusement perdu la face.
Dans le métro qui l’emmenait au collège, sa tête bourdonnait de pensées
confuses. La veille, il s’était préparé pour un test de mathématiques, mais il ne
parvenait pas à se concentrer sur quoi que ce soit d’autre que sur ce qui venait
d’arriver. N’importe qui, pensait-il, pouvait faire usage d’autorité paternelle à son
égard, et ainsi se substituer à son père ; n’importe quel adulte pouvait lui donner
des ordres ; donc, il devait obéissance à tout le monde, et cela lui paraissait la
pire des injustices. Comme s’il n’eut été qu’un esclave, né pour satisfaire les
besoins pseudo-moraux du premier venu. L’équivalent enfantin et moral d’un
prostitué. Son orgueil ne pouvait pas le supporter. C’était le déshonneur le plus
total. Il perdait la face au point de ne plus en avoir. Mais sa faute, songeait-il,
était d’avoir dit la vérité. En effet, respectueux de la réalité des faits et peu doué
pour le mensonge, Phoenix avait spontanément donné le nom de son lycée à
l’adulte. Il lui avait fait une faveur, s’était comporté avec lui en homme civilisé. Et
qu’avait fait l’adulte ? Au lieu de le remercier pour son honnêteté, il s’en était
servi pour le menacer. Être honnête ne pouvait même pas constituer une qualité.
C’était comme se comporter en mouton face à des loups. Cela prouvait
également, bien sûr, l’iniquité de cette morale putréfiée qui prétendait
dégouliner sur sa vie privée. En étant honnête, il donnait à cette morale, non de
quoi être récompensé, mais le bâton pour se faire battre. Il en découlait
nécessairement que la morale fût négative, odieuse, et destructrice aussi bien
des libertés que de toute affirmation individuelle.
Ce jour-là, Phoenix comprit que la collectivité n’était pas la seule cible à prendre
pour ses méfaits. Les individus, eux aussi, devaient être ciblés. C’était eux qui
faisaient vivre la collectivité. Ils étaient ses chiens de garde et ses surveillants
inamicaux ; leur morale hypocrite n’était qu’un moyen de donner des ordres et
de réduire la liberté ; eux, davantage que l’abstraite collectivité, constituaient la
meilleure des cibles. Il n’était pas moins juste de les cibler, eux, qu’elle.
D’ailleurs, Phoenix s’en rendit compte très vite, c’était beaucoup plus rigolo.
Etant solitaire, et donc plutôt faible face à la collectivité (ou même face à un plus
grand que lui), il prenait garde à agir secrètement. Jamais il ne commettait
d’action d’éclat. Les toilettes constituaient son terrain favori ; il pouvait y faire à
peu près n’importe quoi, du moment qu’il agissait rapidement et au bon moment.
Ainsi, il mettait un point d’honneur à uriner à côté, vengeant chaque jour les
désirs frustrés du petit garçon qui était en lui.
(A ce sujet, il avait trouvé une astuce. Les distributeurs de papier-toilette étant
placés assez bas, il arrivait à faire pipi dedans, donnant ainsi un contact fatal au
prochain qui voudrait retirer du papier. Un jour, il s’était caché dans la cabine d’à
côté pour épier un nouvel arrivant. Le premier venu ne s’était pas servi du
papier, et il repartit sans encombre. Un autre, qui vint après, resta plus
longtemps ; après quoi un hurlement arriva aux oreilles de Phoenix… « Ah ! C’est
de la pisse ! Putain, c’est dégueulasse ! ». La main sur la bouche, Phoenix se
tordait de rire en essayant néanmoins de ne pas faire de bruit.)
Au fil des mois, il avait inventé une gamme d’actions variée, à commettre selon
l’occasion et l’humeur. Dessiner sur les murs avec un marker (malheureusement,
les agents de service effaçaient régulièrement ses tags) ; mettre un gâteau
marbré dans l’urinoir (pour cela, il le faisait à côté, dans une cabine, puis le
prenait dans un épais mouchoir et le jetait ni vu ni connu dans la pissotière) ;
mettre de l’eau dans les essuie-main électriques, qui s’étaient mis à ne plus
fonctionner après quelque jours de ce traitement… Cela, les agents de service ne
l’avaient jamais réparé. Ils avaient beau nettoyer, les toilettes devenaient de plus
en plus sales et Phoenix pouffait tout seul rien qu’à y penser. Il éprouvait une
certaine fierté, bien que ce ne soit pas le terme tout à fait exact, à l’idée de
modifier à lui tout seul l’état d’un lieu public. C’était une manière comme une
autre de laisser sa trace. Plus moralement incorrecte, certes, mais il y avait là le
plaisir pimenté et stimulant que Phoenix trouvait dans des actes habituellement
considérés comme négatifs. Modifier l’environnement de manière à causer du
déplaisir à autrui, non seulement lui permettait de laisser sa trace, mais aussi de
gagner du plaisir ; il faisait d’une pierre deux coups. A cette idée, Phoenix se
comparait sans peine à ces anciens dieux païens qui, au lieu d’être « tendre et
aimants » tout en envoyant hypocritement les gens en enfer, révélaient à leurs
fidèles tout ce qui les constituait et demandaient des sacrifices. Phoenix se
hissait, par ses actes, au rang de demi-dieu dans la foule ; il était le demi-dieu
des toilettes, et demandait en sacrifice la propreté du lieu, ainsi que quelques
exclamations de déplaisir de la part des gens qui rentraient dedans.
Mais être un demi-dieu de chiotte lui semblait ridicule et puéril. S’il voulait laisser
une trace un tantinet intéressante, il devait impérativement se hisser à un niveau
supérieur. Par ailleurs, l’expression de « demi-dieu » lui semblait prétentieuse,
stupide ; l’utiliser serait gonfler son ego à un point jamais vu encore, sans en tirer
d’avantage pour autant. Surtout s’il agissait dans les toilettes. Un endroit où les
gens évacuent leurs déchets ne lui convenait pas. N’importe qui était capable d’y
faire ce qu’il faisait. Un jour, il avait surpris un garçon en train de démouler un
cake dans un urinoir. Le garçon en question était un porteur de l’uniforme
casquette-basket-survêt, et lui avait hurlé « vas-y, casse-toi le nain ! » quand
Phoenix entrait dans les toilettes ce jour-là. Agir comme un de ces types, c’était
faire preuve d’arriération mentale. Il devait trouver mieux. Quelque chose digne
de ses rêves, de ses envies ; une action dans un endroit non cloisonné, et si
possible dressée contre des individus particuliers que contre une collectivité
abstraite qui ignorait sa présence en se bouchant le nez.
Cependant, agir au collège n’était pas simple. Phoenix était seul. Il lui arrivait
quelquefois d’agir dans la rue (les poubelles de l’immeuble à côté couvertes de
tags, c’était lui), mais souvent, il attendait avec impatience la fin des cours pour
rentrer chez lui et agir sérieusement. Son terrain d’action favori n’était autre
qu’Internet. Derrière un écran, embêter autrui était plus facile, moins risqué. On
prenait davantage de plaisir à constater les réactions. La bave impuissante des
gens derrière leur écran… Phoenix aimait jouer au « troll » sur les forums. Créer
des sujets pour que les gens s’y disputent, échangent des propos acerbes. Ou
simplement insulter les gens. Pour lui, ce n’était pas « faire chier le monde »,
comme on le lui reprochait, mais simplement mettre de l’ambiance sur le forum.
Qu’y avait-il de plus amusant que des gens qui se disputent ? Trouvant cela
normal, Phoenix ne venait pas sur ces forums en gâcheur de soirée mais en ami.
Il s’y était d’ailleurs fait quelques copains. Face à sa sympathie débordante,
mêlée d’envie de choses notoires et de phobie de l’autorité, les adminsn’avaient
d’autre réponse que les insultes et les bannissements. Encore une preuve de leur
hypocrisie. Leurs agissements étaient pires que les siens ; mais eux, en plus de
cela, se retranchaient derrière leur pseudo-morale et une vague obligation de
maintenir l’ordre sur les forums (ordre que, pourtant, il n’avait pas l’impression
de mettre en danger). A force d’être banni pour rien, Phoenix se mit à « troller »
consciemment. Quitte à se faire virer, autant le mériter, non ?
Le jeune homme s’intéressait aussi au piratage. Sur Internet, quel meilleur
moyen de « pwner » les gens ? Rien n’était si dévastateur qu’un hack bien
orchestré, le crash d’un forum ou d’un ordinateur. Phoenix traînait donc sur des
forums de pirates. Là aussi, l’hypocrisie régnait, la plupart des pirates prétendant
ne faire cela « que pour le challenge intellectuel », ce qui lui paraissait un cache-
sexe ridicule. Afin de ne pas se faire bannir, il tenait sa langue et respectait ce
code, en prétendant lui aussi être un white hat (pirate ne détruisant rien). Au
début, il piétinait ; l’aspect méthodique, complexe, des connexions et des
langages enchevêtrés lui était rédhibitoire ; pourtant, la chance lui sourit, car une
nouvelle faille particulièrement facile à exploiter apparut.
A cette époque, différents types de forums se partageaient le marché.
Programmer un forum étant long et fatiguant, la plupart des webmasters
faisaient appel à des scripts déjà tout programmés. Il n’y avait qu’à les installer
sur le serveur pour qu’ils fonctionnent. Différents scripts existaient, mais l’un
d’eux avait un succès particulièrement impressionnant : le phpBB. Programmé en
langage PHP, comme son nom l’indique, ce forum constituait un script aisé à
installer et à personnaliser. On trouvait beaucoup d’add-on pour phpBB.
Néanmoins, chaque médaille a son revers, et un script aussi populaire que phpBB
attirait les convoitises des découvreurs d’exploit. De nombreux pirates, confirmés
cette fois, analysaient minutieusement le code source du script pour y trouver
des failles. Selon leur nature et leur intensité, ces failles permettaient de poster
beaucoup de messages en même temps, de faire planter le forum, d’avoir accès
au panneau de contrôle réservé à l’administrateur…
Naturellement, les développeurs de phpBB suivaient de très près les découvertes
des pirates. Quand un pirate rendait public un exploit (script ou ensemble
d’instructions permettant d’exploiter la faille), ils s’empressaient de la corriger et
de mettre en ligne une version protégée de leur forum. Par la suite, ils ajouteront
à leur script un outil de mise à jour automatique, prévenant le webmestre des
updates disponible. Mais on n’en était pas encore là, et nombre de webmasters
prêtaient une attention toute relative aux mises à jour qui sortaient. De plus (et
cela sera supprimé par la suite), le numéro de version du forum était inscrit en
bas de la page. Il suffisait donc de regarder, voire simplement d’utiliser un
moteur de rechercher, pour trouver des forums à pirater.
Phoenix était un tout jeune pirate quand la faille des cookies apparut. La faille
était on ne peut plus simple à exploiter. Quand un membre du forum voulait
s’authentifier, il recevait un cookie, le plus souvent un numéro de série
correspondant à son compte et généré aléatoirement à l’ouverture de celui-ci. Ce
numéro de série restant dans la mémoire du navigateur, il permettait au membre
de rester connecté au forum en tant que membre, sans avoir à retaper son mot
de passe toutes les cinq secondes. Mais voilà ; le webmaster du forum,
possesseur du compte n°1 et détenteur des pouvoirs d’administration, avait lui
aussi un numéro de série… Ce numéro-là n’était pas déterminé aléatoirement.
Contrairement aux autres, il était prédéterminé. Ce qui signifie que tous les
webmasters utilisent le même numéro de série dans leur cookie. Et c’est là que
réside la faille ! Pour l’exploiter, il suffisait de trouver son propre cookie,
remplacer son numéro de série par celui par défaut du webmaster et hop ! En
revenant sur le forum, on était authentifié en tant qu’admin, avec accès au
panneau de contrôle et à l’intégralité des pouvoirs…
Phoenix n’avait jamais rien piraté. Il avait essayé, bien sûr, mais les failles qu’on
lui apprenait à exploiter étaient colmatées et les exploits qu’il trouvait ne
fonctionnaient pas. Ou alors, ils étaient d’une utilisation trop complexe pour lui.
Phoenix laissait alors tomber très rapidement, et passait à autre chose. Cette
fois, il tenta, le cœur tremblant d’émotion, sur un forum à peine connu qu’il avait
trouvé par hasard… et quand il ouvrit le navigateur, et qu’il se retrouva à la place
de l’administrateur, il exulta comme jamais auparavant. Ivre de joie destructrice,
il effaça tous les messages, tous les forums, et remplaça le titre par un pompeux
« H4ck3d by X-MagZ » (naturellement, il utilisait un pseudo, Phoenix, pour les
discussions officielles, et un autre pour les actions moins légales). Sur le forum de
hack où il officiait, il ouvrit un sujet pour célébrer son premier piratage réussi.
Manque de bol, les gens du forum faisaient preuve d’un puritanisme à toute
épreuve et on ne partageait pas sa joie ; il écopa d’insultes, de messages
agressifs, et finalement d’un bannissement. Un instant, l’hypocrisie l’avait quitté,
un peu trop… cela avait suffi pour le faire chasser de son forum préféré. Il en fut
amèrement déçu. Certes, il restait quelques copains du forum avec qui il pouvait
chatter, mais ce n’était plus la même chose.
Phoenix oublia vite sa déception quand il se rendit compte du nombre de forums
sur lequel marchait la faille des cookies. Il avait piraté son premier forum un
samedi matin. L’après-midi, il récidiva, sur le forum officiel du fan-club de « Buffy
contre les vampires » (Phoenix se demandait comment on pouvait être fan d’une
série télé bidon que tout le monde oublierait dans deux ans ; mais tout le monde,
il s’en rappelait bien, ne passait pas sa vie sur Internet). Cette fois, il laissa, en
plus du titre modifié, un petit message :
« 0wn3d by X-MagZ
Buffy ça craint, brûlez vos fictions en carton et redescendez sur terre !
Aux gars du forum M**** : votre hypocrisie de pseudos white hats incapables de
pirater quoi que ce soit, je m’en tape, vos règles ne sont pas les miennes ! Moi, je
n’ai pas besoin de bonne conscience à deux balles… L’histoire jugera, mes
amis
Spéciale dédicace à Novarch, The Joker, Famine du 59, Inksterna et
SpiderPadawan88 »
SpiderPadawan88 n’était pas un copain de Phoenix, mais il avait écrit le fameux
tutorial, et c’était grâce à lui que le jeune homme savait maintenant pirater des
phpBB. Avec un peu de chance, il remarquerait la dédicace et tenterait de le
contacter. De toute façon, plus il y avait de pseudos dans la dédicace, plus cela
montrait l’étendue de ses relations, plus les personnes citées appréciaient leur
« dédicaceur » et mieux c’était pour lui. Novarch, il l’avait connu sur un forum
plus ancien. Il l’avait défendu lors d’une querelle avec un admin provocateur, ce
qui leur avait valu un bannissement à tous les deux, mais aussi une certaine
vision du piratage informatique, et par là des différentes attitudes à avoir avec
les gens. The Joker était un camarade de forum. S’y connaissant peu en hack, il
était néanmoins un blagueur invétéré, et avec Phoenix il avait rempli des pages
entières de leurs plaisanteries communes. Famine du 59, il ne le connaissait que
très peu, mais celui-ci piratait régulièrement des sites pour les effacer (en y
mettant, d’ailleurs, une très jolie bannière ornée d’une tête de mort) ; il s’y
connaissait, et Phoenix voulait s’en faire un ami, c’est pourquoi il lui dédiait son
piratage. Quant à Inksterna, c’était un camarade de forum comme The Joker mais
on l’avait plusieurs fois réprimandé, ce qui suffisait pour avoir de la sympathie à
son égard.
Novarch n’avait pas été mis en premier pour rien. C’était un vrai camarade. Lui
aussi, il aimait faire des blagues aux traces profondes. Enerver les gens, imaginer
leur face grimaçante quand ils voyaient leur forum ou leur ordinateur piraté,
voire faire des actions dans la vraie vie (du moins, il le prétendait), lui aussi
appréciait ce genre de choses. Il discutait souvent avec Phoenix sur MSN
Messenger.
Les jours qui suivirent ces deux premiers piratages, Phoenix s’en donna à cœur
joie. Il pénétra dans les panneaux de contrôle de plus d’une vingtaine de forums,
jusqu’à ressentir une certaine lassitude tant la procédure à suivre devenait
routinière. Certains forums étaient petits, d’autres plus grands ; certains morts,
d’autres hantés par une poignée d’habitués, d’autres encore très actifs ; tous,
sans exception, passaient à la moulinette dès lors que Phoenix avait débloqué le
compte administrateur. Il ridiculisa un forum de bikers, leur donna un rendez-
vous fantôme en banlieue parisienne (et rit aux éclats quand il apprit que ces
imbéciles étaient venus pour rien), détruisit le fan-club d’une quelconque godiche
de la chanson, afficha des images pornographiques sur un forum de piercings (il
fallait vraiment être un ado ridicule, superficiel et excessivement attaché à
l’apparence pour aimer les piercings, pensait Phoenix quand il effaça des milliers
de messages en dix secondes), obligea l’administrateur d’un forum breton à
mettre son site en travaux pendant deux semaines pour rétablir les sujets
effacés… Cette période ne dura que deux semaines mais Phoenix s’en
souviendra, par la suite, comme l’une des plus drôles de sa vie. Il se sentait
partout chez lui, comme la reine d’Angleterre, douée du pouvoir de s’approprier
n’importe quelle parcelle de son royaume si elle le voulait. Naturellement, la
reine avait une image à préserver, elle ne pouvait utiliser un tel pouvoir sans
déclencher les jets de bave des médias ; Phoenix, lui, se cachait derrière
plusieurs pseudos différents pour ne pas ameuter la police, et quand on essayait
de remonter à lui, on se heurtait inévitablement aux serveurs proxys qu’il utilisait
comme passerelle entre sa connexion et le Net. Sûrement, c’était petit et
lamentable comparé à la gloire dont il rêvait. Mais c’était indéniablement
amusant. Jamais il ne se lassait des récriminations des uns et des autres. Il
remplissait sa mission : diminuer la quantité de bonheur extérieur dans le
monde, et augmenter la sienne propre. Tout le monde possédait ce pouvoir-là
mais lui était seul à l’assumer consciemment. Et cela, on ne pourrait jamais le lui
enlever.
Ce fut ainsi que le jeune homme, après avoir piraté toutes sortes de forums,
ouvrit le sien propre. Il avait déjà ouvert un site auparavant ; on y trouvait des
articles sur le piratage, empruntés à droite et à gauche, des textes sur l’anarchie,
sur le nazisme, des astuces pour voler dans les magasins, ainsi qu’une liste
d’idées pour « faire chier le monde » (ayant écrit cette page avant l’invention du
terme « pwnage » il avait utilisé l’expression maudite). Mais le site n’offrait
aucune possibilité d’interaction, et attirait peu de visiteurs. Phoenix connaissant
moyennement les hébergeurs, il ouvrit le forum sur un site spécialisé en pages
personnelles. Ironie du sort, le forum était un phpBB – mais Phoenix consultait
souvent le forum officiel du script, afin d’être averti en cas de mise à jour
critique, il s’y était même inscrit. L’installation se fit rapidement et Phoenix ouvrit
différentes catégories. Un sous-forum pour se présenter, un autre pour discuter,
un troisième pour échanger des astuces de pwnage, un quatrième pour raconter
des anecdotes… Le tout sans fautes d’orthographes. C’était joliment organisé.
Novarch et lui se mirent d’accord pour baptiser le forum « Lord of Cynism ». Une
fois la configuration bouclée, Phoenix l’habilla d’un graphisme vert et noir inspiré
du film Matrix.
Il parvint, grâce à une publicité savamment orchestrée sur ses forums favoris et
auprès des quelques personnes qui s’y entendaient bien avec lui, à attirer une
dizaine de personnes. La moitié environ des inscrits se présenta, mais les
discussions avaient du mal à décoller. Phoenix afficha un règlement, auquel il
ajouta une courte explication du « principe de double direction », comme il
l’appelait, avec l’opposition communauté-amitié/extérieur-pwnage. Il mit aussi en
ligne un copier-coller de sa longue liste d’astuces pour « faire des blagues
pwnantes » (la même qui s’appelait auparavant « comment faire chier le
monde », et dont il avait enfin changé le nom). Novarch y ajouta une anecdote
croustillante de son cru. Phoenix se tordit de rire sur sa chaise de bureau en la
lisant :
« Au lycée, il y a une chose dont je me rends compte tout les jours, c’est l’état de
débilité profonde dans laquelle l’ennui peut nous plonger. J’en suis toujours
satisfait [ce mot sera remplacé par « stupéfait » quand Phoenix fera remarquer à
Novarch son étrangeté dans le contexte] après coup.
D’habitude, je suis un élève sérieux et attentif. Mais aujourd'hui, en cours de
langue, notre prof habituel n'était pas là. Au lieu de regagner nos foyers, comme
on l'aurait tous voulu, on a dû se coltiner un remplaçant dont le cours était
totalement ennuyeux. Le gars nous faisait réviser des trucs qu'on savait déjà, il
nous faisait faire des exercices du genre "répétez après moi" comme si on était
des gamins. Evidemment, je m'ennuyais. Cela a duré deux heures.
Le fait marquant de ce cours, ce n'est pas le prof lui-même, quoi qu'il soit le
déclencheur de l'histoire. On se faisait tous plus ou moins chier. La fille à côté de
moi s'ennuyait aussi, elle soupirait et a profité de ce que le prof parte au fond de
la classe pour sortir du cours (véridique !). Elle est revenue un peu plus tard,
prétextant un malaise. Pendant son absence, un pote à moi, assis juste devant
(j'étais au deuxième rang), a fait un dessin du prof avec son propre pénis enroulé
autour du cou. C'était tordant. Mais le fait marquant de ce cours ne réside pas là
non plus... où est-il ? Eh bien, il a été commis par votre serviteur, et je suis
chanceux de ne pas m'être fait griller !
Dès le début du cours, j'ai senti mes paupières devenir lourdes. Une intense
envie de dormir me saisissait, et j'ai dû lutter, l'espace de quelques minutes,
pour rester assis et les yeux bien ouverts. Comme je suis actuellement en cure
de désintoxication d’un certain forum grand public sur lequel je viens souvent
troller, quelques idées se sont fixées dans mon esprit à ce sujet. J'ai songé à
flooder le forum en question, à poster un tas de topics en caractères spéciaux
pour bien déformer les cadres, des trucs du genre. Même en sachant
parfaitement que ce genre d'action n'est pas une preuve d'intelligence et qu'il y
a des choses beaucoup plus intéressantes à faire, je n'ai pas pu m'empêcher d'y
penser. On voit les effets pervers des forums grand public : quand l'ennui
s'installe, ils reviennent au galop dans mon esprit ! Et c'est justement parce que
j'en ai marre de penser à des crétineries que je ne veux plus y aller, même si j'en
ressens parfois l'envie. Ces forums sont une véritable drogue. Mais revenons à
nos moutons.
Au bout d'un moment, j'ai essayé de suivre le cours, et j'ai arrêté de penser à
Internet. Le prof était tellement barbant que j'ai vite décroché. Mon pote assis
devant moi, qui s'ennuyait aussi, a commencé à me jeter des bouts de gomme.
Je n'avais rien de mou pour riposter, ce qui m’obligeait à reprendre les bouts qu'il
me jetait pour les lui renvoyer ! Il s’est montré compréhensif et a changé de
cible, en envoyant ses morceaux de gomme à une fille située un peu plus loin.
C'est en fouillant ma trousse, à la recherche de projectiles, que je suis tombé sur
mon paquet de cartouches d'encre. J'ai tout de suite songé à refaire un truc déjà
fait plusieurs fois auparavant : mettre la cartouche sous le barreau de ma chaise
et m'asseoir. Inutile de préciser que, vu la différence de poids entre moi et la
cartouche, celle-ci éclate et projette de l'encre partout.
C'était risqué : si le prof me voyait, j'étais bon pour me faire sortir du cours avant
de devoir nettoyer l'encre. Mais bon. Quand je m'ennuie vraiment, soit j'ai envie
de dormir, soit je commence à dégrader les objets qui m'entourent. Que voulez-
vous, on ne se refait pas. J'ai pris une cartouche d'encre et je l'ai mise sous le
barreau de ma chaise. Profitant de ce que le prof ait le dos tourné, je me suis
rassis, avant de me relever rapidement. La cartouche avait éclaté, répandant son
contenu partout devant elle !
Personne n'a rien vu.
Le plus drôle, dans l'histoire, c'est que mon pote assis devant laissait traîner sa
main dans le vide. Il s'est pris de l'encre sur la main ! Je vous jure que je n'ai pas
fait exprès de lui en mettre. Quand il l'a remarqué, il se demandait d'où venait
l'encre. Je lui ai donné le fin mot de l'histoire... Evidemment, je lui ai prêté mon
effaceur, histoire de nettoyer ses doigts tachés. En fait, il râlait parce que je lui
avais mis trois gouttes d'encre dessus. Fallait pas laisser pendouiller son bras
n'importe où !
Regardez la photo (Novarch en avait jointe une à son message) : j'ai mis deux
millilitres d'encre par terre, pas de quoi en faire un plat. De toute façon, les
femmes de ménage sont payées pour nettoyer nos merdes. Si personne ne
salissait quoi que ce soit, elles n'auraient pas de boulot. On pourrait presque dire
que j'ai fait un acte citoyen, puisqu'en salissant (à peine) le linoléum, je donne du
travail à un agent d'entretien. Je justifie son salaire !
Pour un peu, celui qui passe derrière moi pour nettoyer devrait me remercier :
sans moi, il pourrait ne pas avoir de boulot. De par mon action, je lui évite de
subir les affres du chômage. C'est ce qu'on appelle avoir un comportement
altruiste et citoyen. »
Pour sa première « rage », à publier sur le forum, Phoenix alla répandre un lien
vers lemonparty.com (un site piège, où on voyait deux vieux homosexuels tous
nus en train de faire un soixante-neuf) sur un forum bien connu. Bien que ce
forum soit un haut lieu de trollage, à cause du grand nombre de gens qui s’y
rendaient et d’une modération calamiteuse, les réactions ne tardèrent pas.
Phoenix en garda la plupart sur sa « rage ». Sous une tranche de citron et
quelques mots en écriture cursive, un longue suite de réactions s’allongeait :
« Pros2 a dit :
Je sais c’est quoi ce site de merde alors casse-toi sale boulet t’es vmt une grosse
merde t’as pas ta place sur ce forum
Riverstate a dit :
Ahhhhhh c’est horrible !
Vizor a dit :
Pros, t’es pas obligé de parler aussi mal. Le type qui donne ce lien est un gros
boulet, mais si tu es vulgaire, tu ne vaux pas mieux que lui.
Pros2 a dit :
J’en ai rien à foutre… ras le cul des boulets… et puis phonix casse-toi t’es qu’un
gros pervers pour aimer ces merdes, j’espère que ton père est un pédophile qui
t’encule tous les soirs et qu’après il te séquestre dans sa cave et que ton grand-
père c’est un pédo aussi qui t’encule en même temps que ton père… allez bye le
boulet
Svetla a dit :
Pros, tu as quel âge pour parler comme ça ?
Vizor a dit :
Je crois qu’on a trouvé deux boulets à la fois. Personnellement, je vote pour un
bannissement de notre ami inculte Pros2.
Champign0n a dit :
Pros faut te calmer mon coco, sinon toi non plus tu n’as pas ta place sur un
forum !
YoussefBadboy a dit :
Cliquez pas ! Je fais une demande de ban !
Younlie a dit :
Oulà…
Clad56 a dit :
Alors les merdeux vous sucez ? :P
Nintendoman a dit :
Salut Younlie, ça va ?
T’as vu Phoenix, son site porno avec les vieux »
Quand Phoenix postait son lien dans tous les topics, obstruant ainsi toutes les
discussions d’un même forum, les réactions gagnaient en intensité.
« Joueur-ami a dit :
Je pense que Phoenix a un Q.I. de 0,0001… C’est pathétique. Quel âge as-tu pour
troller comme ça ? Ca t’amuse de montrer tes trucs dégueulasse à tout le
monde ?
Nintendoman a dit :
Phoenix, t’es pas obligé de balancer ton lien partout. On l’a vu une fois, ça suffit.
Vanquish a dit :
Il faudrait faire un bla-bla « moins de 6 ans » pour les mecs comme lui…
Linkiboy a dit :
Dégage le gnome !
Nintendoman a dit :
Et puis, quand on va sur des sites pareils, on ne s’en vante pas, pervers !
Felee a dit :
Plus demeuré que ça, tu crèves.
Felee a dit :
Tu peux arrêter avec ton lien, s’il te plaît. C’est lourd et fatiguant. »
Phoenix obtint beaucoup d’autres réactions du même genre. Il en fit des captures
d’écran et les colla sur son image, avec le soin d’un greffier. Il n’y avait pas à
dire, certains forums étaient beaucoup plus faciles à énerver que d’autres. Sur le
sien, bien sûr, il en était tout autrement. Personne (à part Novarch et Inksterna)
n’était encore venu ou revenu dessus, mais il se tenait prêt à essuyer les
attaques de personnes « normales » voulant se venger de lui. Quand un nouveau
membre s’inscrivait sur le forum, il devait dire en quelques lignes pourquoi il
s’inscrivait, donner une adresse e-mail valide, et attendre que Phoenix valide lui-
même son inscription. Ce qui contribuait à l’image élitiste et secrète du forum.
Bien entendu, les messages – à l’exception du règlement et de quelques topics
généraux – n’étaient visibles que pour les membres. Un aspect élitiste, entouré
de mystère et donnant l’impression qu’il existe un réseau d’initiés auquel tout le
monde ne peut pas appartenir, attirait toujours des visiteurs. Curieux ou
intéressés. Ou, comme ce fut souvent le cas, voulant « punir » les forumeurs de
ne pas adhérer aux mêmes idées qu’eux.
Afin d’assurer un bon démarrage du forum, Phoenix fit une campagne de
publicité tapageuse, à base de spam et de bouche-à-oreille. L’objectif du spam
sur les forums grand public était de drainer tous ceux qu’on appelait
habituellement des boulets, ou du moins ceux d’entre eux qui avaient un
minimum de jugeote. Ni lui ni Novarch (bombardé co-administrateur) ne
toléraient la bêtise, symbole caractéristique du troupeau et de ses déchets. Un
bon membre de la board devait savoir écrire et ne pas avoir de références
stupides. Autrement dit, les rappeurs à casquette à l’envers écrivant en langage
SMS étaient bannis immédiatement. On pourrait penser que la les trolls
volontaires, ceux qui « mettaient l’ambiance » exprès en créant des foires
d’empoigne, étaient plus bêtes que la moyenne des gens. Au contraire, la plupart
d’entre eux se révélait plus sympathique, plus intelligente, quand on leur donnait
l’occasion de s’exprimer comme le faisait la board Alpha. Leur orthographe était
également meilleure. En quelques jours, Phoenix accueillit vingt nouveaux
membres sérieux (il ne comptait pas ceux qui essayaient de semer la zizanie
chez lui), tous venus de forums grand public où il avait fait de la pub. Après s’être
présentés, ils discutaient de tout et de rien, ou proposaient des idées de ownage.
Parmi eux, un certain Held, fan de Wagner et de musique classique en général. Il
attira rapidement l’attention de Phoenix quand celui-ci vit le contenu de ses posts
sur un forum consacré à la musique classique. Ce forum était le seul, avec la
board, où Held se montrait le plus courtois et sympathique possible. Sur les
autres forums, il avait déjà trollé de la manière la plus extrême possible.
Plusieurs fois, il avait fait la promotion du nazisme (ce qui lui avait valu, selon
certaines rumeurs, une plainte en justice ; mais il s’était servi d’un serveur proxy
et on ne l’avait jamais retrouvé), ainsi que de la pédophilie. Son côté jusqu’au-
boutiste plut immédiatement à Phoenix. Au bout d’un mois, Held était nommé
modérateur. Il retrouvait là un rôle qu’il déjà occupé auparavant. En effet, Held
avait une histoire singulière. Deux ans plus tôt, il modérait un forum de jeux
vidéo. Un jour, las de la modération et des innombrables cireurs de chaussures
qui passaient leur temps à le flatter en espérant avoir de ses faveurs, il
abandonna son post et rejoignit le côté qu’il avait combattu pendant si
longtemps : celui des « boulets », floodeurs et autres trolls. Held se rendit
compte qu’il était plus amusant de bordéliser un forum que de le surveiller.
Depuis, il trollait ici et là.
Les débuts de la Board Alpha furent longs et difficiles. Sur les forums où Phoenix
faisait sa publicité, ou sur ceux dont il avait été banni plus tôt, des topics
incendiaires fleurissaient à son sujet. On avait créé une pétition pour empêcher le
« rassemblement de boulets » qu’il occasionnerait ; l’immoralité la plus laide, la
plus sadique et la plus vile ne se cachait même plus pour parader ; il fallait agir !
Beaucoup de nouveaux membres de la Board venaient pour flooder, contredire,
semer le désordre, avant même que les membres sérieux n’aient pu se concerter
dans le but de mener une première véritable action. Phoenix avait beau surveiller
le forum à longueur de soirées et trier sur le volet les membres acceptés, nombre
de ceux-ci se comportaient comme s’ils eussent voulu simuler une invasion de
sauterelles. Il demanda à Novarch de l’aider mais celui-ci se montrait assez
lunatique, et ses venues sur le forum étaient très variables ; selon son humeur du
jour, il pouvait y passer la soirée comme ne pas s’y connecter du tout. Afin de
railler ses détracteurs, il fit plusieurs actions tout seul, dont il mit en ligne les
résultats sous forme de collage. Sa « rage » ayant pour thème le site Lemonparty
fut bientôt accompagnée d’autres réalisations du même genre. Phoenix rendait
publique certains collages, pour provoquer ses détracteurs tout en leur montrant
sa détermination. Personne ne lui enlèverait sa liberté. Même si le prix à payer
pour la garder était un nettoyage quotidien de la board et le bannissement d’un
bon nombre de membres.
Le rôle des membres sérieux s’avéra déterminants. Les alphans, comme il le
disait, l’encourageaient dans sa tâche. Held lui dit combien il admirait son idée ;
combien, jusqu’ici, les amateurs de conflits et de « phalènes pestilentielles »
étaient restés éparpillés et isolés ; aujourd’hui, grâce à lui, tous pourraient se
réunir et coordonner leurs actions, tels des aigles jouant à celui qui ramènerait le
plus de proies dans son nid… pour la première fois de sa vie, Phoenix eut le
sentiment qu’on s’intéressait à lui, et que cet intérêt était réel. Il n’y avait plus
d’intérêts de façade, de politesse fausse dictée par les conventions sociales. Pas
besoin ! Les alphans partageaient son intérêt. Eux aussi se mirent à faire des
« rages », à sauvegarder les réactions qu’ils provoquaient pour en faire des
collages. Chacun commentait les collages des autres, s’en amusait, en jouissait ;
tout cela créa une importante émulation. Certains collages furent publiés sur
d’autres forums. Sur ceux-là, on se montra moins choqué, parfois amusé. Un
sentiment d’indulgence s’installa ici ou là envers les alphans. Et chez eux, une
véritable communauté était en train de prendre corps.
Peu à peu, les détracteurs cessèrent de s’inscrire en masse. Peu de gens sont
capables de se contraindre à une discipline sur le long terme, et beaucoup se
lassèrent de l’invasion de la board. Bien sûr, quelques contradicteurs isolés
venaient parfois, mais ils étaient rapidement bannis. Et ils ne revenaient pas. Les
principaux serveurs proxys publics étant identifiés et bannis, on ne pouvait s’en
servir pour visiter le forum anonymement.
Avec l’aide d’Inksterna et de Zatyx (un autre membre du forum), Phoenix mit en
place un réseau de serveurs proxys privés, basés sur des sites dont l’adresse
était gardée secrète. Naturellement, ils avaient ouvert ces serveurs aux Etats-
Unis et n’hésitaient pas à les « chaîner », de sorte que leur anonymat devenait
presque inviolable ; on aurait dû gagner l’accès à chaque serveur pour trouver
les adresses des utilisateurs, ce qui, à moins qu’on ouvre une enquête à leur
sujet, était impossible. Le forum devenait un réseau de compétences. On y
partagea des cheats pour Counter-Strike, on vint étendre les champs de bataille
des actions aux serveurs du jeu, pour créer des amusements nouveaux. Et une
popularité nouvelle.
En l’espace de six mois, près de deux cent membres s’étaient inscrits et
présentés (il fallait se présenter, après l’inscription, et être validé par Phoenix ou
Novarch pour avoir accès aux autres forums). Des dizaines de collages avaient vu
le jour. On avait piraté, ennuyé, attaqué un nombre incalculable d’internautes,
gâché de nombreuses parties de Counter-Strike. C’était une expansion guerrière
brutale. Elle n’aurait pas été possible sans l’union de plusieurs forumeurs actifs
sur certaines actions. Tout le monde ou presque avait derrière lui une expérience
de troll ou de « faiseur de conneries » ; mais chacun découvrait l’union, la
collectivité, rarement connue auparavant. Même derrière un écran, la
camaraderie était la camaraderie et cet aspect-là contribuait le plus à fidéliser les
membres, bien que personne n’eût jamais osé l’avouer.
Après les tags nazis dans les toilettes, Phoenix décida d’y aller en douceur. Il
commença par la cantine. Dans une optique anarcho-fasciste, il voulait s’attaquer
aux valeurs cardinales de la société. Parmi elles, l’hygiène. Le système en était si
obsédé qu’il faisait donner dans les cantines des carottes râpées toutes vides,
aussi insipides que des sacs d’eau, plutôt que de laisser les cuisiniers faire leur
travail. Sa conception malade de la propreté aboutissait à des résultats
ubuesques. Phoenix élabora un plan pour s’en prendre directement à ces valeurs
– et aux autres élèves par la même occasion…
Deux semaines durant, il s’appliqua à salir la cantine. A sa table, il laissait un tas
de nourriture mâchée et recrachée, parfois arrosée de jus. Il posait des chewing-
gums périmés, des cuillérées de yaourt, des pelures de fruit, près des
distributeurs de sauce. Naturellement, il partait après avoir laissé tout cela
derrière lui, en restant le plus discret possible, afin de ne pas se faire prendre.
Cela l’empêchait de connaître les réactions des autres. Pourtant, il en tirait
beaucoup plus d’émotion que ce qui lui arrivait sur Internet. Le cyber-monde le
blasait de plus en plus. Vivre derrière un écran, c’était vivre par procuration. Cela
ne lui plaisait plus. A peine pouvait-il accepter ses actions d’internaute comme
divertissement dominical. Dans la vraie vie, tout se passait physiquement. Une
fois quelque chose arrivé, on ne pouvait plus le modifier. Un acte restait acte,
comme un objet occupant toujours une certaine portion d’espace. Même si l’acte
se cantonnait toujours à un instant précis, le simple fait de savoir qu’il avait eu
lieu, ainsi que le souvenir de son accomplissement, donnait à Phoenix des
émotions perdues de vue depuis longtemps. Il retrouvait l’enfant qui dormait en
lui. Un enfant joyeux, taquin, innocent jusque dans ses actes les moins sociaux.
Bien sûr, la board Alpha était toujours là et Phoenix continuait d’y aller. Mais il y
revenait avant tout pour discuter, ressentir la camaraderie qui se maintenait en
ce lieu, plutôt que faire des actions. Ses préoccupations avaient changé.
Les plans qu’il avait concoctés pour la cantine prévoyaient plusieurs étapes. Il
n’eut pas le temps de passer à la seconde, car l’année se termina avant et il se
retrouva plongé dans les grandes vacances. Tant pis, ce serait pour la prochaine
rentrée !
Pour les vacances, il se replongea avec délices dans ses errances virtuelles.
Certes, elles l’avaient lassé, mais il les redécouvrait dans un contexte particulier :
lever à onze heures, paresse permanente, entrecoupés de voyages en colonie de
vacances (où il s’accrochait tant bien que mal à de pseudo-copains, qu’on prenait
pour une semaine comme on achète un sac de couchage au supermarché) et de
séjours familiaux plus calmes. Chaque année, les deux mois d’été passaient de
plus en plus vite et il avait l’impression que le temps le poussait vers le chemin
de l’école. Les grandes vacances avaient le même effet sur lui que la forêt de
Brocéliande sur les chevaliers du roi Arthur : elles donnaient à tout une aura
magique, une touche mystique ; chaque instant devenait un baiser volé au milieu
d’une longue suite d’étreintes rêvées. Même Internet prenait des airs
complètement différents. Être « nolife » en vacances ne se limitait pas à une
conduite occasionnelle. C’était un style de vie – temporaire certes, mais style de
vie quand même. Après coup, Phoenix se souvenait aussi peu de ses vacances
que de ses cours ; il en gardait néanmoins la fraîcheur, comme un amant
coupable gardant sur ses joues la trace du rouge à lèvres de sa maîtresse.
Coupable ? Dans ses actions, décidées au jour le jour avec dolence, oui ; le temps
des conneries était infiniment délictueux, mais prenait une place bien précise,
comme le temps des cerises – deux mois de vacances offert par un Système
soucieux de se désengorger. Deux mois de liberté, sans obligation de se traîner
jusqu’au lycée chaque matin, les yeux tous collés, et d’en supporter l’ennui et
l’étouffement toute la journée… Malheureusement, toutes les bonnes choses ont
une fin et rapidement vint le temps de reprendre l'offensive – la rentrée.
« M. le Directeur,
Je vais vous tuer. Dites adieu à la vie.
Un élève qui vous veut du bien. »
Phoenix envoya la lettre depuis un quartier lointain – en prenant soin, bien sûr,
de ne rien toucher sans gants, pas même l’enveloppe.
Il n’y eut aucun écho. La direction de l’école garda bouche close après avoir reçu
la lettre, et rien ne parvint aux oreilles des élèves. Par contre, un changement se
fit dans l’attitude de certains professeurs. Leur dos, leurs manières de parler,
devenaient plus raides quand ils faisaient cours. A croire qu’ils surveillaient le
comportement des élèves. Phoenix, comme toujours prévenu par son intuition,
ne sortit plus son canif et se contenta de gribouiller sur les tables. Hélas, sa prof
d’espagnol – une vraie garce, celle-là ; elle avait l’œil partout et n’hésitait pas à
se moquer des élèves qu’elle notait le moins bien – le surprit. C’était par un
sombre matin d’octobre, pendant la première heure de cours, où le ciel encore
bleu roi donnait envie de se recoucher en attendant le lever du soleil. Phoenix
était en train d’écrire sur la table. Mal réveillé, pris par l’habitude, il ne faisait pas
attention à ce qui se passait autour de lui ; quand soudain…
- Pierre, qu’est-ce que tu es en train de faire, là ?
Il se figea sur place. Lentement, il leva les yeux et vit le regard menaçant de la
professeure. Elle le toisait d’un regard sévère, dressée sur l’estrade.
- Euh… rien, madame ! répondit Phoenix d’une voix mal assurée, en essayant
d’effacer discrètement ce qu’il venait de faire.
La prof, une petite femme sèche aux cheveux coupés courts, s’approcha de lui et
lui écarta le bras – avec lequel il était en train d’effacer le tag.
- Tu écris sur la table… eh bien, tu commences fort ta journée de cours, toi !
Donne-moi ton carnet !
- Mais madame, c’est tout effacé, regardez, j’étais en train de l’enlev…
- Tu me donnes ton carnet ! aboya-t-elle.
Refroidi, Phoenix lui tendit son carnet de correspondance. Elle le posa sur son
bureau et reprit le fil de son cours. Pendant toute l’heure, elle jeta au jeune
homme des petits coups d’œil méfiants, du genre « je te surveille ! » Dans un
coin, deux filles – les pétasses de service, surmaquillées et toujours en train
d’échanger des ragots – riaient comme des bossues. Phoenix était ulcéré. Non
seulement la prof lui avait pris le bras comme à un gamin de maternelle, mais en
plus, elle avait donné aux deux pouffes une énième raison de rire de lui. En fait, il
s’en voulait surtout à lui-même. Il avait fait bien pire sans qu’on ne le surprenne
jamais. Les tags nazis, les multiples dégradations de mobilier scolaire, les
innombrables tas de saleté laissés derrière lui à la cantine, l’empoisonnement de
l’eau, tout ça n’avait pas suffi à le coincer. Et à côté de tout cela, il s’en était
suffi, un jour, d’une minuscule faute d’inattention pour être grillé par le système.
Vraiment, c’était à pleurer.
Il s’en sortit avec un mot sur son carnet, un sermon maternel – conséquence
logique du mot puisque celui-ci devait être signé d’un parent, or Phoenix ne
savait pas imiter les signatures et personne ne voulait l’aider en ce domaine –
ainsi que deux heures de retenue.
Mais cela ne s’arrêta pas ici. Sous le froid humide du Paris hivernal, Phoenix
ruminait toujours ses plans et ses actions, et se fit prendre de nouveau. Et là,
c’était quelque chose d’autrement plus grave qu’un gribouillis sur une table.