Revue des Questions Scientifiques, 2007, 178 (1) : 83-90
Les legons de la vie
Curistiay DE Dove.
Nos connaissances au sujet de la vie, cette propriété extraordinaire
que nous partageons avec tous les étres vivants qui nous entourent, ont fait
des progres remarquables au cours des demnigres décennies. Lorsque, il y
a plus de soixante-dix ans, je m’asseyais pour la premiére fois sur les
bancs de Puniversité, on ignorait presque tout de la vie. Mes professeurs
en parlaient avee vénération et I’écrivaient avec un V majuscule, derritre
lequel se cachait le mystére,
Aujourd’hui, ce mystére n’est plus. I reste de grandes inconnues, bien
sat, le fonetionnement du cerveau, par exemple. Mais les microbes, les
champignons, les végétaux n’ont pas de cerveau, Et pourtant ils sont
vivants, Si l'on définit la vie comme ce qui est commun & fous les érres
vivants connus, en raccourci, ce que nous avons de commun avec les coli-
bacilles que nous hébergeons dans notre intestin, il n’est pas exagéré d’af-
firmer que nous comprenons ja vie, Nous savons comment elle fonctionne.
Premire legon que nous pouvons tirer de ces connaissances, la vie
est une, Tous les étres vivants connus descendent d’une forme ancestrale
unique, le DACU, ou Dernier Aneétre Commun Universel. Cette assertion
repose sur des preuves que je n’ai pas le temps de détailler, mais qui
emportent fa conviction,
Deuxitme legon, la vie est chimie. Les phénoménes de la vie s’expli-
quent entigrement en termes de structures et d’interactions de molécules
chimiques. Il doit en étre de méme de son origine, du moins si on admet
que la vie est née naturellement, ce qui est la seule hypothése valable sur
le plan scientifique, la seule susceptible de servir de base & des recherches.84. REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
Il n’est d’autre possibilité, dans ce cas, que de supposer que la vie est née
4 partir de petites molécules —acides aminés, sucres, bases azotées, acides
gras, etc. — qui, grace aux conditions physico-chimiques qui régnaient, se
sont formées et ont réagi les unes avec les autres pour eréer des assembla-
‘ges moléculaires et multimoléculaires de plus en plus complexes, pour
aboutir finalement au DACU, la racine unique de larbre de la vie.
On doit signaler, & ce propos, une découverte remarquable des trois
dernigres décennies, qui, chose étrange, a peu retenu attention des scien-
tifiques, encore moins celle des médias. Les briques chimiques de la vie,
les petites molécules dont sont construits tous les étres vivants naissent
spontanément dans notre systéme solaite et, probablement, dans beaucoup
autres endroits de I’Univers. Ce fait extraordinaire a été révélé par I’étu-
de spectrale des rayonnements qui nous viennent de espace, par l’analy-
se de cometes A l'aide d’ instruments transportés par un vaisseau spatial et,
surtout, par lanalyse, au moyen de toutes les techniques des laboratoires
modernes, de météorites tombées sur la Terre. Cette chimie, que ’on a
appelée worganique» parce qu’on la croyait ’apanage des organismes
vivants, est la chimie la plus banale et la plus abondante de toutes. Les
semences chimiques de la vie sont partout.
Chimie veut dire déterminisme. En chimie, dans les mémes condi
tions, on obtient toujours les mémes résultats. Sil n’en était pas ainsi, si un
élément de hasard pouvait s*insinuer dans les phénoménes chimiques, il ne
pourrait y avoir de laboratoires ou d’industries chimiques. La méme régle
doit s"appliquer A lorigine de a vie, Les conditions physiques et chi-
miques étant celles qui ont régné od et quand la vie est née — sans doute
sur notre planéte il y a un peu moins de quatre milliards d’années — la vie
devait naitre, Elle devrait naitre de Ja méme maniére si les mémes condi-
tions devaient se reproduire ailleurs dans Univers.
Mais la vie n’est pas seulement chimie; elle est aussi information.
C'est Ia troisigme legon qu’elle nous enseigne. L*information a fait son
entrée dans la vie au moment ott Ia chimie primitive a donné naissance
pour la premidze fois a des molécules capables de réplication, c’est-i-dire
susceptibles d’induire les systémes qui les synthétisent & en élaborer des
copies ~ en réalité des versions complémentaires, mais cela revient au
meme, puisque le complémentaire du complémentaire est une copie.
Aujourd’hui, cette fonction est exereée presque uniquement par l’ADN;LES LEGONS DE LA VIE. 85
mais on a de bonnes raisons de croire qu’elle a d'abord été le fait de
ARN. Certains scientifiques pensent méme que ARN a pu lui-méme
étre précédé par une substance réplicable plus simple, Peu importe la natu-
re chimique de la substance. Ce qui compte, c’est le pouvoir de réplication
et, avec 'arrivée de ce pouvoir, linauguration de la continuié génétique.
Crest grace a l’existence de molécules réplicables que les enfants ressem-
blent plus & leurs parents qu’aux parents des autres enfants, que les souris
produisent des souriceaux, les chénes des chénes, et ainsi de suite.
La réplication 1 étant jamais parfaite, elle a pour complément inévi-
table la variation. Ily a fatalement toujours, pour toutes sortes de raisons,
formation de copies imparfaites du modéle, qui, étant elles-mémes répli-
quées, deviennent le point de départ de nouvelles lignées. D’oi il résulte
une compétition entre les lignées variantes pour les ressources disponibles,
avec, comme conséquence obligatoire, la sélection des formes les mieux
aptes a survivre et, surtout, a se reproduire dans les conditions existantes,
On doit au génie de Charles Darwin et de son contemporain moins eonnu,
Alfred Russell Wallace, d’avoir découvert cette relation qui nous semble
évidente aujourd'hui, presque tautologique.
C'est ici qu’entre en jeu le hasard, En effet, les modifications ou
mutations — qui sont offertes au filtre de la sélection naturelle sont des phé-
noménes accidentels, Non pas qu’elles soient aléatoires, car elles ont le
plus souvent des causes bien précises, mais elles sont dépourvues d
fionnalité, Elles n'ont pas liew en vue dun résultat déterminé qui serait,
par exemple, adaptation a un environnement particulier. Elles ont lieu
accidentellement, laissant la sélection naturelle faire le choix a posteriori,
passivement, en fonetion des conditions existantes. Pour de nombreux spé-
cialistes, peut-Gtre une majorité, ce fait introduit a contingence dans le
déroulement de P’évolution biologique. Si c’était & recommencer, si on
rebobinait la bande, selon la métaphore célébre du biologiste et auteur &
suceés américain, feu Stephen Jay Gould, et qu’on la laissait se dérouler a
nouveau, le résultat serait totalement différent.
Deux notions se cachent derrigre ce raisonnement. La premiére,
contestable, est que la sélection ne peut s’exercer que sur les variantes
qui lui sont offertes par la loterie des mutations. Des formes beaucoup
mieux adaptées aux conditions pourraient exister. Isles ne peuvent émer-
ger si le hasard ne les suscite pas. La deuxiéme notion, plus intuitive que86 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES
raisonnée, est que le hasard propose le plus souvent a la sélection un
échantillon trés incomplet de possibilités, de telle sorte que la composition
de celui-ci et, done, le produit de la sélection, auraient beaucoup de chan-
ces d’étre différents si c*était & recommencer. Cette notion est le plus sou-
vent implicite et tenue pour évidente par les partisans de la contingence.
Elle est rarement discutée explicitement, Elle pourrait fort bien ne pas
s’appliquer dans un certain nombre de cas. Le hasard, en effet, n'exelut pas
Vinévitabilité, Tout dépend du rapport entre le nombre d’occasions dont
dispose un événement pour avoir lieu et sa probabilité
A pile-ou-face, la pice a une chance sur deux de tomber sur un cté
donné. Mais cette probabilité atteint 99,9 % si on jette la pice une dizai-
ne de fois. Un dé qu’on fait rouler a une chance sur six de s’arréter sur un
chiffre donné, II suffit de le faire rouler une quarantaine de fois pour por-
ter 99,9 % la chance que ce chiffre apparaisse au moins une fois. Méme
un billet de loterie de sept chifttes, quia une chance sur dix millions de
sortir, est assuré & 99,9 % de gagner si l'on fait 69 millions de tirages. Bien
entendu, les jeux de hasard ne sont pas organisés ainsi. Mais les choses
sont différentes pour la loterie de I’évolution, qui se joue sur des temps trés
longs et sur un trés grand nombre d’individus et de générations. Dans ces
conditions, il n’est pas interdit de penser que la sélection ait pu, plus sou-
vent qu’on ne le soupgonne, s*exercer sur un échantillon de possibilités
suffisamment étendu pour conduire 4 un résultat proche de / optimisation,
Diverses données récentes, tant théoriques qu’expérimentales, suggérent
quill en a bien &é ainsi dans un certain nombre de cas. Pour moi, cette
notion est elle aussi une legon de la vie, contrairement a la doctrine, enco-
re largement admise, de la contingence,
En conséquence, la chimie déterministe et la sélection optimisante ont
trés bien pu se conjuguer pour imprimer au développement de la vie sur
notre planate un déroulement en grande partie obligatoire pour les condi-
tions environnementales qui ont entouré, On notera cette demitre préci
sion, déja venue & plusieurs reprises dans l’exposé qui précéde. Elle laisse
Venvironnement comme source de contingence. Il suffit de jeter un coup
@eeil sur Vhistoire de notre planéte, sur les innombrables secousses et
éruptions qui l’ont perturbée, fa dérive de ses continents, les avatars de son
champ magnétique, Palternance des sécheresses et des inondations, des
climats tropicaux et des glaciations qui s*y sont suecédé, sans compter lesLES LEGONS DE LA VIE 87
tsunami, Katrina et Rita récents, pour se rendre compte que cette histoire
est unique et, done, que I’évolution de la vie qu’elle a modelée doit l’étre
aussi, Pour les détails, cela est certainement vrai, Mais on peut se deman-
der si Pallure générale de I’évolution biologique, notamment sa direction
vers une complexité croissante, n’est pas le résultat d’une tendance intrin-
seque du processus vivant qui se manifeste chaque fois que les conditions
s'y prétent. Tendance entigrement explicable, je m’empresse de le souli-
aner, en termes de facteurs strictement physiques et chimiques, comme
tous les autres phénomenes vitaux. II n’est pas question de réintroduire i
les anciennes doctrines de vitalisme et de finalisme, ni leur version récen-
te, le «dessein intelligent».
Qu’en est-il de nous dans tout cela? Quelle place occupons-nous dans
la saga de la vie? La premiére chose que l’on peut dire a ce propos, c’est
que nous sommes des tout nouveaux venus, La vie s’est passée de nous
durant la presque totalité de son histoire, Celle-ci a débuté sur Terre il y a
un peu moins de quatre milliards d’années, pour rester au stade unicellu-
aire pendant prés des trois-quarts de ce temps, Deux événements particu
ligrement importants ont eu lieu durant ce trés long épisode, Il y a eu d’a-
bord l’apparition des cyanobactéries, qui sont des bactéries capables d’u-
tiliser ’énergie solaire pour extraire de molécules d'eau Mhydrogéne
nécessaire a la formation de composés biologiques aux dépens de dioxyde
de carbone et d"autres constituants minéraux, avec comme conséquence le
dégagement d’oxygene moléculaire. Avant cela, il n’y avait pas d’oxyg’-
ne dans atmosphere terrestre. La vie primitive était strictement anaérobie.
La vie agrobie est venue plus tard.
Deuxiéme phénomene d’importance cruciale, qui a cotncidé avec la
montée de ’oxygéne atmosphérique, certaines cellules bactériennes ~ pro-
caryotiques, comme on les appelle ~ se sont transformées en cellules beau-
coup plus volumineuses et complexes, appelées encaryotiques, possédant
un noyau bien individualisé et de nombreux composants cytoplasmiques
qui n’existent pas chez les procaryotes, notamment des mitochondries, un
réseau cytomembranaire, des systémes cytosquelettiques et moteuts, des
lysosomes, des peroxysomes et, uniquement dans les cellules végétales,
des chloroplastes. De ces cellules sont nés les premiers protistes, eux aussi
unicellulaires.88. REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUE
Les étres pluricellulaires sont apparus plus tard; les premiers végé-
taux i y @ environ un milliard d’années, et les premiers animaux il y a a
peine un peu plus de six cents millions d’années, alors que la vie avait dé
accompli plus des cing-sixi&mes de son histoire, Dans les deux lignées,
Vévolution a conduit, dans le sens vertical, a des formes de complexité
croissante, et, dans le sens horizontal, & des lignées tres variées issues des
divers intermédliaires de !’évolution verticale, Dans la lignée animale, qui
nous intéresse plus particuligrement, ’évolution verticale s'est déployée a
partir d’organismes trés simples, éponges et méduses primitives, pour pro-
duire dabord toutes sortes d'invertébrés, tels que les vers, les mollusques
et les arthropodes, puis les premiers vertébrés marins, les poissons. De
ceux-ci, I’évolution a mené aux amphibiens, puis aux premiers vertébrés
strictement terrestres, les reptiles, dati sont issus, d’une part, les
et, de l'autre, les mammiféres, Parmi ces derniers ont émergé,
te-dix millions d’années environ, les premiers primates, dont une lignée
s'est divisée, ily a six a sept millions d’années, en une branche qui a mené
aux chimpanzés actuels et une autre d’ob est issu, il y a a peine deux cent
mille ans ~ soit ’équivalent de la demigre demi-heure si Ia vie avait débu-
8 ily aun an— Homo sapiens, Vespace A laquelle nous appartenons. Cette
legon de Ia vie a de quoi faire réfléchir ceux qui voient dans I’émergence
de I"Homme la finalité de la vie sur Terre.
Qu’en estil de avenir? D’aprés les estimations des cosmologues, la
Terre devrait rester physiquement capable d’héberger la vie durant au
moins un milliard et demi d’années, peut-étre jusqu’a cing milliards d’an-
nées, aprés quoi explosion du soleil rendra la planéte définitivement
inhabitable. II parait extrémement peu vraisemblable que nous persistions
aussi longtemps. Toute histoire de la vie permet de penser que nous ne
sommes pas l'aboutissement de ’évolution, son couronnement, mais sim-
plement un stade intermédiaire dans un processus destiné & se poursuivre
horizontalement dans de multiples directions et, peut-étre aussi, verticale-
ment vers des stades de développement cérébral qui pourraient dépasser de
loin les facultés mentales dont nous sommes si fiers, tout comme nous
dépassons celles de Lucy et de ses congénéres. Cette considération devrait
tempérer notre hubris et inspirer en nous une bonne dose dhumilité et de
modestie.LES LEGONS DE LA VIE 89)
Cela étant, il n’en reste pas moins vrai que Vapparition de "Homme
représente une étape clé, un tournant dans I’histoire de la vie sur Terre.
Pour la premigre fois, cette histoire a donné naissance a des étres suffi
samment intelligents pour comprendre la nature de la vie, au point de pou-
voir Ia manipuler presque & volonté, Pour la premiéte fois, la séle
naturelle n’est plus seule aux commandes. La vie peut, par notre intermé:
diaire, s'y ajouter ou s’y substituer. C’est une constatation en méme temps
exaltante et inquiétante, Exaltante, car nous pouvons désormais détoumer
le cours aveugle de la sélection naturelle et l’orienter dans des directions
‘que nous aurons choisies librement et consciemment. Inguiétante, car on
peut se demander si nous possédons suffisamment de sagesse pour exercer
cette redoutable responsabilité,
Un regard sur le monde d’aujourd’hui pourrait laisser eraindre par les
plus pessimistes d'entre nous qu’en privilégiant notre intelligence, la
sélection naturelle ait négligé de privilégier en méme temps la sagesse
nécessaire pour en gérer les produits. N’oublions pas que la sélection natu-
relle n’a pas de prescience. Elle ne fait que choisir ce qui est utile au
moment présent. Peut-étre la sagesse n’était-elle pas utile a I’ Homme pré-
historique.
On ne peut qu’espérer que les générations futures deviennent cons-
cientes de cette déficience mieux que leurs aings, & temps pour pouvoir
encore en corriger les conséquences néfastes qui se profilent a horizon,
Sieelles ne le font pas, fa sélection naturelle s'en chargera pour elles, mais
au prix d°épreuves qui pourraient étre dramatiques pour l'espéce humaine,
peut-étre méme pour l’ensemble du monde vivant.
Bibliographie
be Duve, C. : A ’Bcoute du Vivant, Paris ; Odile Jacob (2002).
be Due, C, : Singularités. Paris : Odile Jacob (2005).