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Pierre Oléron

Le rôle du langage dans le développement mental. Contribution


tirée de la psychologie de l'enfant sourd-muet
In: Enfance. Tome 5 n°2, 1952. pp. 120-137.

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Oléron Pierre. Le rôle du langage dans le développement mental. Contribution tirée de la psychologie de l'enfant sourd-muet.
In: Enfance. Tome 5 n°2, 1952. pp. 120-137.

doi : 10.3406/enfan.1952.1237

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/enfan_0013-7545_1952_num_5_2_1237
LE RÔLE DU LANGAGE

DANS LE DÉVELOPPEMENT MENTAL

CONTRIBUTION TIRÉE DE LA PSYCHOLOGIE

DE L'ENFANT SOURD-MUET

par Pierre Oléron

Lorsque les psychologues cherchent à déterminer le rôle que le langage


joue dans le développement de la vie mentale, plusieurs sources d'info
rmations sont disponibles, qu'il est important de pouvoir recouper les
unes par les autres, telles que : étude du développement de l'enfant,
comparaison de l'homme et de l'animal, examen de la pathologie du
langage et aussi comparaisons ethnologiques ou histoire et méthodologie
de la pensée scientifique.
L'étude des sourds-muets peut également s'ajouter à ces sources
(dont l'énumération n'a rien d'exhaustif). Car ces sujets n'ont pas eu
un accès normal au langage et ils ne peuvent l'employer faute de l'en
tendre. Ils vivent ainsi toute une période de temps sans posséder cet
instrument. Lorsqu'une patiente éducation le leur fait progressivement
acquérir, ce n'est qu'avec retard, lentement et surtout d'une manière
qui, par rapport à l'enfant normal, est artificielle, ce qui risque d'entraî
ner, au moins pour nombre de sujets, une intégration incomplète des
activités verbales à l'ensemble des processus psychologiques.
Quelles sont les caractéristiques de la vie mentale chez ces sujets,
en quoi se différencient-ils des entendants, quelle est leur situation
durant la période où leurs capacités verbales sont pratiquement nulles,
comment cette situation se modifie-t-elle lorsque s'acquiert le langage,
quelles différences subsistent malgré cette acquisition?... Si ces ques
tions/ qui supposent une masse d'investigations, étaient résolues,
nous disposerions sans doute d'informations utiles pour le problème
général que l'on indiquait plus haut.
LE ROLE DU LANGAGE

II

L'intérêt que présente le cas des sourds-muets du point de vue des rap
ports du langage et de la pensée a été compris relativement tôt. Ce sont
les philosophes qui en ont discuté les premiers et, évidemment, d'un
point de vue dogmatique, ce qui n'a pas toujours été sans répercussions
pratiques fâcheuses.
Cependant au moins dans un cas, des philosophes, des théologiens
plus exactement, auraient manifesté un souci plus positif. On peut
lire dans Marie (13), d'après les comptes rendus de l'Académie des
Sciences, qu'un sourd-muet ayant retrouvé l'usage de l'ouïe au début
du xvine siècle, des théologiens seraient venus l'interroger sur l'état de
sa pensée avant sa guérison. Ils se seraient intéressés en particulier à
l'état de ses idées en matière de religion et de morale. Ces questions ne
surprennent pas de la part de théologiens, mais du point de vue psycho
logique cette curiosité paraît judicieuse, car il s'agit là de notions abs
traites particulièrement intéressantes k considérer dans un tel cas.
Chez des auteurs plus récents, qui n'ont pas toujours l'excuse d'être
théologiens, on peut trouver des positions beaucoup plus dogmatiques.
La plus classique est celle de Max Mûller qui a affirmé « l'identité de la
pensée et du langage » (c'est le titre d'une de ses conférences, où il disait
entre autres : « Nous pouvons aussi peu penser sans mots que respirer
sans poumons »). Point de vue qui l'amenait à placer fort bas le niveau
mental des sourds-muets : « Un homme né muet, malgré le poids élevé
de son cerveau et la possession héréditaire de puissants instincts intel
lectuels, ne serait guère capable de manifestations intellectuelles supé
rieures à celles d'un orang-outang ou d'un chimpanzé, s'il était limité
à la société de ses compagnons muets » (cité par Ribot (25), p. 48).

Cependant des contemporains de Max Mûller, en partie sous l'influence


de sa théorie extrémiste, ont adopté, plus prudemment, une méthode
inverse et cherché chez le sourd-muet des données de fait susceptibles
d'étayer une hypothèse générale. Citons Romanes (26) dont le point de
vue est assez proche de celui de Max Mûller et James, (8,9) qui s'y oppose
complètement. Tous deux ont utilisé les témoignages que des sourds
adultes, cultivés, ont apporté sur leurs idées, leurs croyances, leurs acti
vités mentales à l'époque où ils n'avaient pas encore reçu d'éducation
systématique. Romanes qui se place, à un point de vue darwinien
cherchait les facteurs responsables de l'évolution du psychisme de l'an
imalà l'homme. Il attribue un rôle essentiel au langage articulé, sans
lequel l'humanité, selon lui, ne l'aurait guère emporté sur le niveau des
singes anthropoïdes. Les sourds-muets n'auraient que des notions qui ne
dépassent pas celles des animaux ou des idiots. Là preuve : il n'a pu
trouver parmi eux de témoignages attestant la conception de « quelque
forme de surnaturel ».
QLÉRON

James pense, contrairement à Max; Mûller et à Romanes que la pensée


<est indépendante du langage; la matière de la vie mentale pour lui
n'irop^te pas et & es* possible d'aviver, avec des images visuelles ou
tactiles, à un système de pensée au^ai elQcaçe et rationnel que celui 4' un,
foomme qui «se. de mots, A l'appui 4e cette thèse il a reproduit les témoi
gnages relativement étendus de deux professeurs s,ourds*muets, Bak
lard (8) -et d'Estrella (9), qui ont été repris par la suite par plusieurs
■auteurs.

On peut faire de sérieuses réserves sur la valeur d'une méthode quj


•s'appuie su» de tels témoignages. Ceux-ci nous apportent cependant des
informations très utiles et difficiles à obtenir autrement. Ils sont même
en un sens irremplaçables, car ils datent d'une époque qù l'éducation
•de. l'eafant sourd commençait beaucoup plus. ta.rd qu'aujourd'hui,
permettant une plus longue période de développement mental relativ
ement spontané,
Comment Romanes et James oependant peuventrils tirer de ces témoi
gnages des conclusions diamétralement opposées? Ces divergences
semblent provenir d'une définition imprécise de la « pensée ». Romanes
^n considère l'aspect notianel, comme les théologiens pités plus haut,
■comme tous ceux qui s'attachent à la capacité d'atteindre }es notions de
Dieu, de vie morale, de bien et de mal, etc, J^e « surnaturel » correspond
aussi à un type de notion. Or, il est difficile de nier que l'enfant sour4-
inuet soit incapable d'atteindre certaines notions, pelles qu'une élabora
tion sociale a par trop éloigné des contenus intuitifs accessibles à l'ind
ividu, et qui, par suite de leur abstraction, ne peuvent être adéquatement
transmises que par un système de signes conventionnels. Une bonne
preuve semble en être apportée par des temoignag.es recueillis par Peet ($1)
îiu cours d'une enquête faite auprès des élèves les plus âgés d'une inst
itution de ISfew-York (il ne semble pas que cette enquête, pourtant an
cienne, ait été connue des psychologues). L»a première question portait
3 ur l'idée de Dieu, c'est-à-dire l'idée d'un être dans le piel, plus sage et
plus puissant que l'homme. Sur douze réponses citées (un passage 4e
Peet laisserait entendre qu'il avait interrogé une quarantaine de sujets),
«deux proviennent de sujets qui affirment avoir eu cette idée, sans réfé*
*eace à un enseignement reçu du milieu,. Cinq autres sujets affirment
n'avoir jamais atteint cette idée et les autres rapportent les efforts de
leur entourage pour la leur inculquer- Par ailleurs une question, pprtant
«ur V existence de l'âme a apporté des réponses uniformément négatives.
James se place à ua autre point de vue, Sa poe&io» est cejje de la psyr'
fihologie de conscience, <ee qui }e conduit h .considérer les mots, comme
dans les conceptions classiques, simplement comme un type d'images
parmi d'autres. Mais elle est aussi une psychologie djyi Gourant 4e cons
cience et ce «ont les aspects dynamiques et les artie^Jatjons 4e .ce couranjt
qui lui paraissent essentiels, de même que les liaisons ou franges, 4'où
LE R&LE DU LANGAGE

sont ittdifféf eaee aux types, d'images. Considérés sous l'angle de l'activité
mentale, les textes qu'il cite- paraissent bien convaincants.. Tek ee\*x
où Ra&ard raconte ses reeiierefeeft vess l'âge de. huit ans pour svexpli<pier-
eommenà le monde; eja était venu, à existe», eommeat la vie humaine
avstk conxnaeneé, qaelte était L'o*igiae des plantes,, la cause de l'existence
de la terre, du soleil, de la lune et des étoiles». II. y a là une activité dont,
oa, ne; trouverait, pas, contrairement à. Romanes, l'équivalent efees Pani-
mal. Cependant de telles spéeuJiatioas restent le fait de. sujets exceptionn
els.. Ainsi Fenqwête de Peet comportait une question sur l'origine du
m*rad&; ttn seul sujet déclare avoir essayé de penser à ce problème, et H
s'agit d'une jeune fille dont l' éducation n'a commencé qu'à 15 ans.

L'examen de ces témoignages fournit une autre donnée : l'existence


chez les enfants sourds-mrçets d'une mentalité caractéristique de tout
enfant et, en particulier, de l'animisme et de l'artificialisme. Pîaget eite
plusieurs fragments de Ballard et de d'EstreMa dans La représentation
du monde chez V enfant. On retrouve les mêmes caractéristiques chez tes
sujets de Peet. Notons parmi les exemples cités par. ce dernier : l'assimi
lationde la neige à la farine tombant d'un moulin, du tonnerre à des
coups de canon ou au. choe de barres de fer. Comme d'Estrella plusieurs
sujets assimilent les étoiles à des chandelles ou à des lampes régulière-*
ment allumées par les habitants du eiel. L' « animation » de la lune est un
lait assez général; certains sujets pensaient qu'elle les surveillait, cer-t
tains allaient jusqu'à se cacher d'elle, de peur qu'elle ne les saisît et les;
maltraitât. Une jeune fille y voyait le visage d'une, amie morte, imaginai
tion identique à celle de d'Estrella qui finit par l'identifier à sa. mère.
Cette similitude entre l'enfant sourd et l'enfant normal e,st importante,
à retenir. Piaget y a insisté, parce qu'il y voit la. preuve, que rartifieia-i
lisme et l'animisme apparaissent spontanément et ne dépendent pas
de l'action du milieu, langage ou enseignement religieux. L'enaemble
des arguments invoqués par Piaget en faveur de cette thèse est suffi-!
samment solide pour que l'on puisse^énonoer quelques réserves, quant
à celui qu'il tire du témoignage des sourds-muets.
Ce paraît être, en effet, une erreur que d'exagérer l'isolement de l'en
fant sourd par rapport à son milieu. La plupart des témoignages recueillis
montrent les efforts accomplis par les parents ou d'autres personnes de
l'entourage pour inculquer à l'enfant sourd un certain nombre de notions,
en particulier dans le domaine religieux ou moral. On a parfois l'impreç-*
sion que ces efforts sont à l'origine des croyances en un être ou des êtres,
vivant dans le ciel, doués de puissance et intervenant dans le cours des,
choses naturelles ou humaines. En dehors d'un témoignage cité par
Romanes (26) et reproduit par Ribot (25), on trouve cinq cas chez Peet
dont en voici un assez caractéristique ; « Je n'avais qu'une idée très
imparfaite de Dieu, originairement imprimée dans mon esprit par ma
mère, celle-ci me communiqua par gestes la pensée qu'il était tout d«
124 PIERRE OLÉRON

fer, désignant le fourneau autour duquel nous étions assis un samedi


matin d'hiver [peut-être pour faire comprendre l'idée de cause ou de
puissance]; et qu'il était assis sur un trône élevé, en se plaçant sur un
fauteuil, le touchant et tendant le doigt en l'air, comme si quelque chose
de semblable se trouvait dressé au-dessus de la voûte du ciel. Autant
que je puis me rappeler, je pensais qu'il était beaucoup plus puissant
que l'homme et qu'il serait gravement offensé et extrêmement en colère,
si je commettais jamais quelque action vilaine ou mauvaise ».
Un autre exemple également caractéristique est fourni dans un récit
de Massieu, un sourd-muet français, dont on reproduit, d'après Sicard,
un extrait un peu étendu, car il ne paraît pas connu des psychologues (il
s'agit de réponses à une sorte d'interview par un auteur anonyme) :
« Dans mon enfance mon père me faisait faire des prières par gestes,
le soir et le matin. Je me mettais à genoux, je joignais les mains et
remuais les lèvres en imitant ceux qui parlaient quand ils priaient Dieu...
— A quoi pensiez- vous, lui demandâmes-nous, quand votre père vous
faisait rester à genoux? — Au ciel. — Dans quelle intention lui adres
siez-vous une prière? — Pour le faire descendre de nuit sur la terre,
afin que les plantes que j'avais plantées crussent et pour que les malades
fussent rendus à la santé. — Étaient-ce des idées, des mots, des sent
iments dont vous composiez votre prière? — C'était le cœur qui la faisait,
je ne connaissais encore ni les mots, ni leur valeur. — Qu'éprouviez-
yous alors dans le cœur? — La joie quand je trouvais que les plantes et
les fruits croissaient, la douleur quand je voyais leur endommagement
par la grêlé, et que mes parents malades restaient encore malades. »
A ce moment de sa réponse, Massieu fit plusieurs signes qui exprimaient
la colère et la menace. « Est-ce que vous menaciez le ciel, lui deman
dâmes-nous avec étonnement? — Oui. — Mais pour quel motif? —
Parce que je pensais que je ne pouvais l'atteindre pour le battre, le tuer,
de ce qu'il causait tous ces désastres et qu'il ne guérissait pas mes pa
rents.. — Donniez-vous une figure, une forme à ce ciel? — Mon père
m'avait fait voir une grande statue qui était dans l'église de mon pays;
elle représentait un vieillard avec une longue barbe; il tenait un globe
à la main; je croyais qu'il habitait au-dessus du soleil (27) ».
A côté des explications transmises à l'aide de gestes, on peut faire
jouer un rôle aux dessins. Ainsi, si l'assimilation de la terre, comme du
soleil et de la lune, à un disque plat paraît « naturelle », Ballard se
représentait la terre comme deux disques collés, parce qu'on lui avait
montré une carte des deux hémisphères. Peet signale également que
l'idée selon laquelle le vent est produit par un homme ou un Dieu peut
être suggérée par des gravures (classiques autrefois) comportant cette
figuration.
Ainsi la participation de l'enfant sourd à son milieu est une donnée
dont il faut tenir compte. Rien ne serait plus inexact que de considérer
le développement de sa mentalité comme parfaitement spontané. Il faut
LE ROLE DU LANGAGE 125

également retenir l'imperfection de cette participation. Mais il est cer


tain aussi, car cette imperfection ne saurait suffire à tout expliquer, qu'il
assimile les enseignements selon une structure et une capacité propre
mentenfantines, ce en quoi Piaget semble avoir parfaitement raison.

ni

Les études que l'on vient de considérer reposent sur l'emploi de l'i
ntrospection. Il est normal que la psychologie moderne se soit orientée
vers des méthodes objectives, plus sûres et d'un champ d'application
plus étendu. On a cru trouver une telle méthode dans l'observation du
langage mimique. Ribot l'a préconisée et il déclare même : « L'étude de
ce langage, spontané, naturel, est le seul procédé qui nous permette de
pénétrer dans leur psychologie [des sourds-muets] et de déterminer leur
mode de penser. » (25 p. 49).
Ribot n'a malheureusement utilisé que des matériaux de seconde main.
Il signale que les signes mimiques sont des abstractions (au sens d'un
choix parmi les caractéristiques des objets désignés) et que la syntaxe
de ce langage indique un commencement d'analyse. Mais il insiste sur
tout sur les limitations. Il conclut du caractère « sec et nu » de cette
syntaxe qu'elle est le « reflet d'une pensée fruste et sans nuances »; la
rapprochant de celle que manifestent les expressions de certains défi
cients, il y voit la marque d'une infériorité intellectuelle.
On trouve chez des auteurs plus modernes d'autres considérations
sur le langage mimique. Relevons-en quelques exemples qui sont en
commun avec celles de Ribot de souligner les limitations de ce langage.
Ombredane (20) signale celles qui concernent l'expression de l'abstrait,
des contenus négatifs, de la restriction, de la concession, du conditionnel,
surtout irréel, et relève son incapacité d'exprimer des relations d'espèce
à genre.
Heider et Heider (4), les seuls auteurs qui s'appuyent sur des observa
tions précises, ont relevé, chez le jeune enfant, l'adhérence de l'expres
sion mimique au contexte de la situation. Ils montrent la limitation qui
en résulte à l'égard de certains contenus, tels que le passé et le futur, lors
qu'ils dépassent les implications de la situation présente, les objets
absents, les notions de possibilité et nécessité, les jugements de valeur, les
événements psychologiques.
Pellet (22) a affirmé que l'emploi du langage mimique interdit au
sourd-muet l'accès à une pensée vraiment conceptuelle. L'imprégnation
du perçu dans la matière du signe, l'adhérence de ce signe à la chose
signifiée, s'opposent à une véritable abstraction. Elles maintiennent la
pensée dans un syncrétisme qui s'oppose à une délimitation du concept
fondée sur l'analyse. D'où obstacle au raisonnement logique, qui suppose
une détermination étroite des significations, et à l'organisation intellec-
126 PIERRE OLÉRQN

tuelle. Le progrès vers l'analyse, la pensée conceptuelle, et le raisonn


ement ne sont possibles qu'à l'aide du langage verbal, qui, en particulier,
fournit des instruments pour l'expression des relations.

Le point de vue de Ribot qui paraît, plus ou moins explicitement,


adopté par les auteurs que l'on vient de mentionner et les postulats qui
sont à la base de leurs observations appellent certaines réflexions et
réserves.
Il est évidemment important d'étudier le langage mimique des sourds-
muets. On se tromperait en les considérant comme des sujets privés, sans
plus, de langage. Ce sont en fait des sujets qui emploient un certain
langage. Le problème que l'on considère ici sera toujours incomplète*
ment traité si l'on n'envisage pas les particularités de ce langage et si
l'on n'établit pas une relation entre ces particularités et eelles des autres
activités psychologiques. (Il sera incomplètement traité également, si
l'on ne tient pas compte de l'accès au langage verbal et de ses niveaux
d'utilisation.)
Mais, ceci constitue la première réserve, le psychologue risque de
passer à côté du problème, lorsqu'il considère le langage mimique de
l'extérieur, soit sous l'angle de la logique, soit sous celui des contenus
signifiés. On n'a pas démontré que le langage mimique, en soi, n'a "pas
de possibilités aussi indéfinies que le langage oral et qu'il n'est pas sus
ceptible d'exprimer des abstractions complexes. L'exemple de l'abbé de
l'Épée prouverait même le contraire : un ensemble de conventions détail
lées lui permettait de décalquer à peu près toutes les nuances de la langue
parlée ou écrite, grâce à quoi il pouvait dicter par signes des passages
fort abstraits (18).
Les limitations que l'on décrit dans le langage mimique n'en découlent
donc pas par nécessité. Elles correspondent en fait à certains niveaux
d'exercice. Ces niveaux dépendent des sujets, en particulier de leur âge,
de leur niveau de culture, de leur degré d'imprégnation par le langage
verbal. Ils ne peuvent être posés a priori. Une étude féconde du langage
mimique suppose que ce langage soit rapporté au sujet qui l'utilise;
c'est le seul point de vue proprement psychologique (qui n'exclut pas,
à côté, un point de vue « linguistique »). Les limitations présentées par
Heider et Heider concernent les enfants d'âge préscolaire qu'ils ont censi»
dérés. A un âge plus avancé certaines de ces limitations peuvent dispa*
raître ou s'atténuer (par exemple celles qui correspondent à l'expression
du temps). D'autres, au contraire, vont surgir par suite du dévelop
pement des notions et des besoins d'expression correspondants. Elles
pourront ou non être surmontées, mais c'est seulement l'observation, rap»
portée aux sujets d'âge et de structure mentale donnée, qui peut l'a
pprendre. L'aequisition du langage mimique traverse des stades, comme
l'acquisition de la langue parlée. Les progrès de cette acquisition four*
nissent matière à des études intéressantes; on y voit en particulier
LE ROLE DU LANGAGE 127

s'accroître et s'enrichir les procédés d'expression; la désignation, qui


est le procédé essentiel pour le jeune enfant, se complète par la represent
tation figurative, puisTallusion, en même temps que le geste se socialise
et s'adapte en fonction des groupes qui l'utilisent.
La seconde réserve est beaucoup plus essentielle. La méthode adoptée
- par Ribot et certains de ses successeurs paraît bien reposer sur une péti
tion de principe. Si le langage mimique a l'avantage de se prêter à une
observation objective (rarement faite avec précision d'ailleurs), lorsqu'on,
remonte des caractéristiques de ce langage aux caractéristiques de la.
pensée, en induisant des limitations de l'un les limitations de l'autre, >oel
présuppose une adéquation entre les deux, soit que le langage reflète
fidèlement la pensée, soit que celle-ci soit exactement façonnée à l'image-
du langage. Cette adéquation est un postulat gratuit. Si on l'admet
a priori il devient même inutile d'étudier les sourds-muets, <ians la
mesure où cette étude se propose d'apporter une contribution au pro
blème du rôle que le langage joue dans le développement de Ja pensée.
Poser ce problème implique -évidemment qu'iLn'est pas résolu et qu'on
n'exclut pas d'avance la possibilité pour la pensée du sourd-muet de
dépasser ses moyens d'expression. Et là il ne s'agit pas simplement de la
question de la multiplicité des formes d'intelligence ou de savoir ce
qu'est l'intelligence non verbale, mais, plus généralement du dépasse
ment possible des processus intellectuels à l'égard de certaines fonctions,
d'expression. Pour ne prendre que cet exemple, Ombredane signale
l'incapacité du langage mimique à exprimer une relation d'espèce à
genre (dans une expression telle que : «l'alouette est un oiseau chanteur»).
On ne saurait en conclure que les opérations de classification- et d'emboî
tementde classes soient hors de portée du sourd-muet, ce qui serait faux,,
au moins pour les premières.
A moins donc d'accepter le postulat de l'adéquation, ce que peu de
psychologues feraient explicitement, l'étude du langage mimique exige-
une • comparaison avec des informations obtenues par une autre voie
II ne suffit pas que cette comparaison se réfère au langage verbal. Cette
méthode semble être à la base des remarques de Pellet. Elle n*est«ans.
doutepas sans intérêt : l'introduction dans le langage 'verbal de tournures,
qui reflètent les particularités du langage mimique est 'instructive. Mais
ici la prudence est requise, car le langage verbal est pour le sourd-muét.
une acquisition artificielle et laborieuse; les maladresses -de son-emploi
reflètent en partie cette condition. Celles qui décalquent les -procédés
mimiques éclairent sur la structure des modalités >d?expression, (mais mon
nécessairement sur les structures de l'activité mentale elle-mêine.
Autrement dit, <l'étude du langage mimique nrest qu'une voie d'accès
vers la vie psychique du sujet sourd-muet et ses apports doivent être
l'objet de recoupements à partir de données obtenues par d'autres voies.
De ces dernières les plus fécondes etles plus valables sontcelles qui per
mettent d'employer les 'intermédiaires les plus 'directs et 'les >pius>objec-
128 PIERRE OLÉRON

tifs. Cette condition est remplie par les méthodes expérimentales où l'on
demande au sujet d'accomplir certaines activités, de fournir certaines
réponses matérielles dans des situations contrôlées, activités choisies
selon les fonctions psychologiques que l'on veut étudier.

IV

L'emploi de ces méthodes a apporté un certain nombre d'informations.


Celles-ci sont insuffisantes en quantité pour nous mener très près de la
solution de notre problème, car elles laissent inexplorés -nombre de
points parmi les plus essentiels. Elles souffrent aussi souvent d'une insuf
fisance de qualité, pour avoir été recherchées à partir de concepts impar
faitement définis ou à l'aide de techniques insuffisamment précises et
objectives.
De plus, il ne faut pas oublier que, disposât-on des données les mieux
établies, des difficultés subsistent au niveau de l'interprétation. Et cela
provient d'abord de ce que la situation du sourd-muet, telle que nous
pouvons objectivement la saisir, est la résultante d'une pluralité de
facteurs. La privation du langage n'intervient pas seule. L'absence
d'audition, logiquement antérieure, peut entraîner (opinion communé
ment admise) une prédominance des informations d'origine visuelle :
ceci peut contribuer à orienter la pensée vers l'aspect figuratif, « specta
culaire » des choses. On a rappelé plus haut qu'il fallait tenir compte
de l'utilisation du langage mimique. L'éducation, de son côté, qui accorde
une part considérable à l'imitation, risque de disposer les sujets à une cer
taine passivité, de diminuer leur capacité d'initiative mentale. Rappel
ons encore que Mac Andrew (12) a conféré un rôle principal à l'isolement
dont il a étudié ce qu'il considère comme les répercussions, dans le cadre
d'une théorie inspirée de Lewin.
Par ailleurs il n'y a pas chez le sourd-muet (comme chez tout sujet
-atteint d'une déficience comparable) simple privation ou retard dans
l'acquisition d'une fonction, mais, en fait, structure mentale originale.
•On n'est pas ici dans le cas d'un amputé chez qui la perte d'un membre
persiste comme privation physique (encore qu'elle tende à être fonction-
nellement compensée); mais l'ensemble des fonctions psychiques se
'développe et s'organise pour aboutir à un équilibre adaptatif, grâce
à des interactions complexes qui ne rappellent en rien un processus él
émentaire de soustraction.
N'oublions pas aussi que le langage, chez l'homme normal, intervient,
dans les diverses couches de la vie psychique, d'une manière complexe;
•si bien que le sens d'une comparaison entre le sourd-muet et l'entendant
n'est pas toujours aussi simple qu'il peut apparaître à première vue.

Un exemple qui illustre ces remarques est fourni. par la mémoire.


JDans ce domaine nous avons un résultat net : l'infériorité du sourd dans r
LE ROLE DU LANGAGE 129

les épreuves de mémoire immédiate (24). L'explication paraît simple et


ne pas dépasser le niveau sensoriel. On s'adresse chez le sujet normal
à la mémoire par l'intermédiaire, même indirect, de l'audition; ce sens
se prête à l'organisation d'un matériel présenté par unités successives;
le sourd-muet est handicapé parce que la vue à laquelle il est limité
est moins favorable à une telle organisation. Mais voici un fait curieux :
les sourds tardifs sont ici très supérieurs aux sourds congénitaux ou
précoces (sourds-muets proprement dit) (3): La privation actuelle de
l'élément acoustique n'explique donc rien. Il faut faire appel à d'autres
mécanismes, soit moteurs, liés à l'emploi de la parole (conservée chez
ces sujets), soit plus complexes, liés à un développement des capacités
de structuration temporelle ou à une plus grande familiarité avec le
matériel (chiffres).
Concernant la mémoire « différée », nous pouvons parmi les résultats,
dans l'ensemble imparfaitement cohérents, retenir ceux, déjà anciens
de Lindner (11). Ils indiquent la supériorité des sourds-muets dans la
reproduction de mémoire d'un objet familier (un tramway). L'interpré
tation de Lindner est intéressante : il pense que dans de telles épreuves
le sourd-muet n'est pas à proprement parler supérieur; c'est l'entendant
qui serait handicapé par des habitudes verbales d'interpréter, de schémat
iser, donc d'appauvrir le réel de ses détails concrets (même hypothèse,
comme on sait, lorsqu'on compare primitif et civilisé). C'est donc le
langage, dont l'absence serait facteur de supériorité, qui interviendrait
et non, encore ici, le mode de réception sensorielle. Ce qui semble con
firmer cette manière de voir, c'est que la supériorité d'une mémoire
visuelle chez le sourd, si elle existait, devrait se manifester à l'égard
de toute espèce de matériel. Or lorsqu'elle apparaît, c'est surtout à
l'égard d'objets concrets, familiers; un matériel abstrait, schématique,
sans signification est au contraire mal mémorisé (14). Donc rôle d'él
éments tels que schemes de reconnaissance et d'interprétation qui sont
d'ordre supra-sensoriel.
Ce qu'il est essentiel de considérer chez les sourds-muets, les observa
tions précédentes le suggèrent, ce ne sont donc pas les. processus récept
ifs. Bien entendu personne n'ignore les faits de compensation sensorielle.
Mais les expériences faites sur les aveugles ont déterminé de bonne heure
la nature de ce phénomène et montré qu'il s'établissait aux niveaux
interprétatifs et non à l'échelon sensoriel. Il en est de même chez les sourds-
muets (1). (Chez Laura Bridgman, sourde et aveugle, on a trouvé cepen
dantune acuité tactile environ trois fois plus fine que la normale (10)).
Une obscurité a bien été entretenue par des expériences d'auteurs all
emands qui ont cru constater une supériorité des sourds à des niveaux
infra-interprétatifs (éidétisme et champ d'appréhension (17)), mais des
expériences plus récentes ne les ont pas confirmées (14, 17).
Si les fonctions sensorielles ne présentent pas chez les sourds-muets
de modifications fondamentales, cela ne signifie évidemment pas que les
130 PIERRE OLÉRON

données perçues et surtout les données perçues par la vue, n'aient pas
dans la vie mentale un rôle différent de celui qu'elles jouent chez le sujet
normal. On aura au contraire à revenir sur ce point. Mais on doit éviter
de concevoir l'intervention des éléments sensoriels comme un envahisse
ment devant lequel le sujet resterait passif. Car c'est une chose que l'orga-
nisation de la vie mentale selon les lois des éléments empiriques, et une
autre chose que l'utilisation active par le sujet des informations et moyen
dont il dispose. C'est dire que les activités intellectuelles doivent être
étudiées en elles-mêmes. On peut s'attendre que cette étude apporte
le plus d'informations précieuses, puisque c'est là que l'on trouve les
opérations « abstraites », dont le langage est l'instrument de choix,
et que risquent d'apparaître chez les sourds-muets les déficits les plus
caractéristiques.

Dans ce domaine les psychologues, souvent inspirés par des soucis


pratiques, se sont surtout placés au point de vue psychométrique. Leurs
résultats ne concordent qu'imparfaitement; établis à partir d'épreuves
empiriquement construites pour la plupart et visant simplement à un
niveau global, ils ne fournissent que des informations incomplètes r
malgré leur abondance notable. Pourtant leur examen apporte un ense
ignement : la difficulté relative (c'est-à-dire le degré de retard par rapport
à un groupe témoin d'entendants) varie en fonction du degré d'abstrac
tion des tâches.
Le degré d'abstraction, la distinction entre l'abstrait et le concret
sont des notions d'une grande importance, comme on vient de le rappeler,
car elles fournissent une clef pour comprendre de nombreux faits et
orienter les recherches. Malheureusement ces termes sont très imprécis
et il est nécessaire, lorsqu'on les emploie, de les déterminer à partir
d'opérations ou de données objectives facilement identifiables.
Lors des premières recherches sur l'abstraction, les psychologues
n'avaient retenu de ce processus que l'idée de séparation, de mise à
l'écart. Ils ont pensé l'étudier en proposant des objets sans signification,
dont certains étaient identiques ou présentaient un élément commun,
la tâche du sujet étant d'isoler, de distinguer ces objets des autres. C'est
un point de vue inspiré d'un empirisme, théorique et méthodologique,
simpliste qui fut par exemple celui de Hull et de Kuo aux États-Unis, de
Koch et Habrich en Allemagne utilisant une méthode adaptée de
Grûnbaum. La méthode de ces derniers auteurs a inspiré une partie
d'une recherche de Hôfler sur des enfants sourds -muets (6). C'est la
raison pour laquelle on la mentionne ici, mais il est certain qu'il n'y a
pas lieu d'insister sur ceB expériences qui passent entièrement à côté du
vrai problème.
L'abstrait, en effet, n'est pas ce qui est séparé matériellement, confo
rmément à une ligne de clivage fourni par use identité ou une absence
d'identité de fait. La séparation est déterminée par rapport à un point
LE ROLE DU LANGAGE 134

de vue apporté par Je sujet, en particulier par rapport à un concept:


(taille, forme, couleur* nombre, etc.). Aussi est-il important, pour déter
miner la capacité du sourd d'abstraire et d'utiliser Pabstrait, d'envisager
la pensée conceptuelle, dont les opérations de base, les classifications^
se prêtent à une étude objective assez commode.
Transposant à la surdi-mutité des vues suggérées par l'étude de l'apn»-
sie, on pouvait craindre, d'après les théories de Goldstein, que le compor
tement du sourd-muet présentât ici des anomalies. Une classification
conceptuelle suppose qu'on s'élève au-dessus du niveau « concret »
et que l'on considère les objets, non dans leurs particularités propres,
mais comme les représentants d'une classe. Le sourd-muet n'éprouve-t-il
pas quelques difficultés à atteindre cette attitude? Une expérience réa
lisée par Heider et Heider (4) a montré que ces craintes étaient injus^
tifiées : l'enfant sourd assortit les objets selon leur caractère commun-,,
comme l'enfant normal. Ses groupements sont plutôt plus larges*
comme si la possession du mot avait pour effet de restreindre, au lieut
de l'élargir, l'ampleur des ressemblances.. Ce résultat n'est pas, dans le-
fond, vraiment surprenant, car on sait depuis toujours que l'appréhen.—
sion d'un caractère général est primitive. Il nous apprend pourtant à
être prudent à l'égard des assimilations, par lesquelles en peut être
tenté, entre absence ou manque de développement et destruction ot*
altération des fonctions établies.
Ce n'est pas dire cependant que toute constitution de classe soit facile
pour l'enfant sourd-muet. Il faut s'attendre à des difficultés lorsque le
principe de classification correspond à une notion qui n'a pas été acquise
et que le sujet ne sait découvrir dans le matériel à classer. Les lacunes
du savoir entravent l'accomplissement d'une opération, parce qu'elle»
privent le sujet d'un instrument.
Des difficultés apparaissent surtout, comme on l'a montré ailleurs (19)
dans les épreuves de classement multiple. On présente ici un matériel
qui peut être classé de plusieurs manières différentes et le sujet doit
découvrir les divers classements possibles et les réaliser successivement..
Les sourds-muets réussissent mal dans une telle tâche, surtout lorsque
le matériel est complexe. L'analyse des conditions qu'implique la réussite
dans ces épreuves a fourni une hypothèse qui peut rendre compte de
leurs difficultés. Il faut, d'une part, que les divers principes de classement
possible soient distingués les uns des autres. Il faut d'autre part qxie ces
divers principes, qui doivent intervenir successivement, soient intégrés
dans une organisation temporelle, dans laquelle soient^ en outre, dis
tingués sans confusion, virtuel, actuel et déjà réalisé. L'examen de ces
conditions et l'étude d'autres données de comportement ont permis d'à-»
vancer que les sourds-muets sont handicapés ici parce qu'ils accordent uae
importance trop grande aux données perçues. La perception est en effet
un mode d'appréhension dans lequel les divers caractères adhèrent en.
des objets et ne se dissocient pas. Elle invite, en outre, à des organisation»
132 PIERRE OLÉRON

matérielles des objets, essentiellement spatiales, dans lesquelles les


divers caractères sont simultanément actualisés. Ainsi, et telle serait
la cause de ses échecs, l'activité mentale du sourd-muet tend à se maint
enir à un niveau où les éléments perçus ne sont pas suffisamment subor
donnés aux concepts, niveau que l'on a proposé, pour cette raison,
d'appeler perceptuel.
La perspective apportée par cette interprétation, qui reprend en un
sens, mais sous un aspect plus fonctionnel, la distinction abstrait-conc
ret, peut être appliquée à d'autres faits obtenus par d'autres investiga
tions. Telles celles qui portent sur certaines formes de raisonnement,
en particulier le raisonnement par analogie. Celui-ci intervient dans les
Progressive Matrices de Raven et d'autre part dans les tests de Brody.
Dans l'une comme dans l'autre de ces épreuves, les sourds se révèlent
inférieurs aux entendants (16, 28). Les tests de Brody ont été appliqués
par Templin (28); ils comprennent deux types d'épreuves portant sur un
matériel non verbal, les unes de classification, les autres d'analogie. Ce
<jui confirme les considérations précédentes sur les classements simples,
les sourds-muets ne présentent pas d'infériorité significative dans les
premières, mais seulement dans les secondes. Templin pense que l'expl
ication de cette différence pourrait être cherchée dans l'inégale familiarité
des deux types d'opération (la classification étant impliquée dans les
opérations courantes de la vie). Cette interprétation n'est sans doute pas
inexacte. Il semble qu'on puisse la compléter en remarquant que le ra
isonnement par analogie est d'une nature plus abstraite. Il faut en effet
que le rapport sur lequel il s'exerce soit dégagé des termes dans lesquels
il est incorporé (eduction des relations de Spearman) et appliqué à
d'autres termes matériellement différents, dont le choix correct atteste
la réussite.
Les rapports ou relations que l'étude du raisonnement conduit à envi
sager constituent évidemment à côté des concepts (dont on ne peut
qu'artificiellement les distinguer) des éléments ou aspects fondamentaux
de l'activité mentale. On pourrait, opposant rapport et objet, être tenté
de penser que la pensée du sourd-muet est davantage orientée vers les
seconds et qu'elle souffre de quelque incapacité à l'égard des premiers.
Qu'on se rappelle le point de vue de Pellet qui paraît lier l'accès aux rela
tions à l'emploi du langage. Un commencement de preuve pourrait être
trouvé dans un travail de Frohn qui met en lumière les difficultés des
enfants sourds-muets à construire spontanément, à partir de mots isolés,
des phrases ou des histoires (2). Mais il s'agit là d'un matériel verbal. On
peut seulement conclure que la difficulté porte sur le type de relations
incorporées dans les expressions verbales, lesquelles dépendent d'un cer
tain nombre de facteurs contingents, structure de la langue en particul
ier, et des conditions de son acquisition. On ne saurait généraliser.
Lorsque le rapport est susceptible d'être saisi intuitivement, qu'il cons
titue une structure apparente intéressant des objets concrets, il ne semble
LE ROLE DU LANGAGE 133

pas que son appréhension et son utilisation soient essentiellement


difficiles pour l'enfant sourd-muet.
L'attachement au perçu ne se traduit pas seulement par un certain
degré de réussite dans des tâches définies; il apparaît aussi dans les pro»
cédures suivies au cours de l'accomplissement de ces tâches. Ces procé
dures sont particulières à ces tâches, ce qui ne permet pas de les exposer
d'une manière assez générale. Il en est une pourtant qui est caractéris
tique, c'est le tâtonnement qui comporte une comparaison directe entre
le modèle et le résultat de l'action, limitant le rôle que pourrait jouer
un schéma mental. Myklebust (14) a signalé l'intervention de cette pro
cédure dans l'exécution du test de Minnesota; elle empêche, du point de
vue pratique de considérer comme valables les notes d'erreurs dans cette
épreuve.
Cet attachement paraît aussi responsable, au moins en partie de ce
qu'on pourrait appeler la cinétique des processus mentaux. Anomalies
qui se manifestent en particulier par la difficulté de changer de perspect
ive, le manque de plasticité. Mac Andrew a consacré une étude à ce
problème (12) ; il a cru distinguer chezde sourd-muet un élément général
de rigidité, propriété des structures psychiques qui se manifeste dans des
épreuves de type différent (classement multiple, épreuves de satiation,
de niveau d'aspiration). Les faits sont difficilement discutables et peut-
être est-ce une condition du même ordre qui contribue à rendre difficile
l'exécution des épreuves comportant de nombreux items dont chacun
diffère du précédent par la matière et le détail des solutions. On a discuté
ailleurs (49) l'hypothèse de la rigidité et avancé que le responsable des
persévérations et des redites devait être plutôt le besoin de trouver un
appui dans le donné concret, le déjà fait, le déjà constaté.
Il est certain cependant que les facteurs en jeu sont complexes et
que nous sommes dans des zones frontières où l'on ne peut séparer intell
igence et personnalité. C'est un aspect intellectuel que l'attachement au
déjà vu et plus encore la démarcation qui existe peut-être entre l'alte
rnance simple (l'un, puis l'autre) et l'alternance indéfinie (l'un, puis un
autre, puis encore un autre...). C'est un aspect intéressant la personnalité
que ces degrés d'inertie, de passivité, de manque d'initiative, où l'on
peut voir les effets d'un mode d'éducation, mais aussi les répercussions
profondes des entraves à la communication sociale et des difficultés à
saisir l'image de soi et à la structurer. On ne peut à cet égard que se con
tenter d'allusions, tant les informations positives font défaut.

Ainsi ce qui caractériserait les processus psychiques chez les sourds-


muets, tels que ceux-ci se manifestent, d'une manière encore bien incomp
lète,par l'emploi des méthodes objectives, c'est un certain mode d'att
achement au perçu.
Il est nécessaire devant un tel énoncé d'éviter un malentendu possible.
Il ne s'agit pas d'affirmer que le sourd-muet est limité à des activités
134 PIERRE OLÉRON

^perceptives et que les activités intellectuelles lui seraient interdites.


-Affirmation parfaitement fausse dans ce cas particulier et qui suppose,
^plus généralement; une ligne de clivage entre perception et intelligence,
'qui n'existe pas dans la réalité. Ce qu'il faut considérer au contraire,
ic'est une interaction entre perception et intelligence. Interaction dont
♦on retiendra seulement un côté : le fait que l'intelligence emprunte à la
perception des modèles d'action, des instruments, des intérêts et qu'elle
subit, en conséquence, des limitations. L'étude des sourds-muets suggère
qu'une façon de comprendre les rapports entre ces deux fonctions est de
les envisager, plutôt que comme une participation plus ou moins parfaite
3k un modèle commun, en termes soit de conflit, soit de coopération. Il
^semble en particulier que les expériences qui mettent en œuvre un tel
conflit sont particulièrement instructives pour faire apparaître, parles
^difficultés des sujets, l'irruption des éléments perceptifs.
La facilité d'exécution d'une tâche va dépendre en effet de l'accord
qui existe entre ces derniers et les exigences intellectuelles. C'est ainsi
qu'on peut résoudre certaines contradictions apparentes. Par exemple
«ntre la facilité des classements simples et la difficulté des classements
«multiples. Cette dernière tient à ce que le matériel comporte une pluralité
*de caractères, qui, du point de vue du principe de classement, sont des
•éléments perturbateurs. Dans les classements simples les objets sont uni
fiés au maximum, ce qui laisse aisément percevoir le principe (échantillons
'de laines ou de papiers dans les classements de couleur, ni la forme, ni la
taille ou la matière ne provoquant de perturbations) . Mais on pourra rendre
ïa même tâche plus difficile en introduisant des diversités accessoires.
Ce qui intervient ici ce sont les différences. Celles-ci, du point de vue
perceptif, sont aussi importantes que les ressemblances; elles tendent
même à s'imposer davantage (elles sont appréhendées avant les ressem
blances, comme l'ont remarqué Claparède et Wallon). Leur présence
contribue à introduire un conflit; guidé par la perception le sujet veut en
tenir compte, ce qui le conduit à des modes de classements décrits
ailleurs (19) et l'empêche de réussir. Lorsque les diversités sont réduites
«u minimum, il y a cette fois coopération du perçu et la tâche est effe
ctuée sans difficulté.
Il en est de même,semble-t-il,en ce qui concerne l'appréhension des
«apports. Tout ce qui facilite leur présentation claire, aussi dépouillée
que possible d'éléments accessoires, leur conservation à travers certaines
variations du support, favorise aussMa réussite. On peut s'attendre à ce
que les conditions contraires soient défavorables.
Ces observations peuvent être étendues à d'autres processus intellec
tuels,tels que le raisonnement qui, d'après Templin, utilisant les épreuves
"de Long et Welch, est plus facile au niveau « concret » que lorsque l'on
s'élève aux « hiérarchies » supérieures. Elles peuvent l'être aussi à l'em
ploi du langage, d'autant plus aisé à acquérir et à "utiliser qu'il se rap
proche de la description ou, du moins, de la simple schématisation.
LE ROLE DU LANGAGE 135

La situation intellectuelle du sourd-muet, dan&la mesure où l'esquisse


schématique que l'on vient d'en tracer est valable, apporte quelques
lumières sur certaines fonctions du langage. Si cette situation se carac
térise paj l'intrusion du perçu et son intervention comme guide ou mod
èle d'activités dans lesquelles il devrait être, sinon exclu, du moins
subordonné, le langage aurait donc le pouvoir d'aider à réduire cette
intrusion et d'assurer cette subordination. C'est ainsi que les sujets
capables de l'utiliser normalement sont mieux capables que les sourds-
muets d'accomplir certaines tâches : analyser les aspects qui, du point
de vue perceptif, adhèrent les uns aux autres, abstraire des données
momentanément inintéressantes, retrouver le fil de ressemblances, malgré
des différences frappantes pour l'œil, chercher de nouvelles solutions et
tenter des hypothèses, etc. La possession du langage permettrait ainsi
l'indépendance à l'égard des conditions favorables de la situation perçue;
il permet au sujet d'accomplir la tâche proposée, même lorsque la per
ception n'indique pas les lignes de solution ou tend à les masquer. Il
permet des économies de temps, de gestes, d'essais, de répétition, de
recours au conseil d'autrui. Il contribue au développement de l'initiative
et de la liberté.
Ce serait d'ailleurs une vue incomplète que d'envisager seulement une
opposition entre les possibilités ouvertes au sujet qui possède le langage
de'
et les résistances la perception. Ce qui paraît plus fondamental,
c'est que l'intelligence a besoin, pour fonctionner, d'instruments. Elle
utilise ceux qu'elle trouve. La représentation d'objets perçus, l'action
objective sur ces objets sont, en un sens, des instruments. Le langage est
simplement un autre instrument, dont les possibilités sont plus étendues.
Il permet en effet de dépasser les conditions de la tâche présente pour
se soumettre à des conditions d'opérations universelles. Moins il se pré
sente comme un décalque des choses, plus les organisations qu'il permet
peuvent être originales, ce qui correspond à un pouvoir d'action élargi.
Ceci explique la supériorité du langage articulé sur le langage mimique
qui, lui, se dégage plus difficilement de l'intuition. S'il développe l'in
itiative et la liberté, c'est qu'il permet d'agir selon des points de vue non
figurés, non donnés, mais apportes par le sujet, pouvant provenir d'expé
riences antérieures plus aisément transférées (par exemple la ressem
blance conceptuelle exprimée par un mot).
Ce rôle instrumental du langage n'est pas à opposer à son aspect social.
Il s'agit cependant d'aspects qu'il faut distinguer. Lorsqu'on envisage
l'aspect social on pense, soit à l'interaction d'individus, soit au fait que le
langage est un apport déjà société à l'individu. Mais ce faisant on peut
oublier qu'il est un instrument d'action sur les choses. Sans doute, il est
une action sociale que permet le langage. Mais ici, à l'inverse des condi
tions rappelées plus haut, l'instrument est d'autant meilleur qu'il est
davantage mêlé au concret, au concret affectif surtout; si bien qu» le
langage mimique, par sa capacité dramatique, peut être plus efficace
136 PIERRE OLÊRON

que le langage oral, celui-ci recevant une bonne partie de son efficacité,
de sa matérialité même. Au contraire les mathématiques offrent le type
de langage où l'aspect instrumental, permettant l'action sur le monde
physique, est le plus net. Lorsqu'on considère les sourds-muets, on peut
être frappé en premier lieu par la limitation proprement sociale qui est
la leur. Mais lors d'expériences où le sujet doit se débattre dans le cadre
d'un problème, agir sur les choses, c'est l'aspect instrumental qui est
mis en évidence.
Cet aspect permet de surmonter les antagonismes que suscite toujours
la notion de social, soit par rapport à l'individu, soit par rapport au bio-
logique. Le langage, situé parmi d'autres instruments, est un moyen d'agir
plus et mieux. Évidemment, sans lui certaines possibilités resteraient
peut-être toujours interdites. C'est pourquoi il est légitime de parler de
"discontinuité. Mais ce n'est qu'une perspective. On peut, il est vrai,
opposer, et légitimement, intelligence pratique et intelligence symbol
ique. Mais si les expériences faites avec les sourds-muets ont un sens,
c'est de montrer que certains modes d'action sur les choses sont compro
mis lorsque manque un instrument symbolique.

II est normal que les deux grands types de méthodes que l'on à consi
dérés successivement dans cette étude révèlent chez les sourds-muets des
déficits différents. Les uns portent sur la matière des activités mentales.
Il y a là absence ou insuffisance de certaines notions dont le langage per
met la transmission à l'individu. Encore ne faut -il pas exagérer, puisque
les seules données positives comportent une comparaison d'enfants à
enfants et que chez les entendants l'on trouve des « insuffisances » ana
logues. Les autres portent sur les fonctions elles-mêmes qui sont orien
téesdans le sens du concret et qui, par suite de limitations instrumentales,
n'accèdent pas aisément à certaines libertés.
On doit cependant, malgré la dualité des perspectives, reconnaître leur
aspect complémentaire. Car les notions sont aussi des instruments qui
donnent à l'individu le moyen de s'orienter parmi les choses, d'agir
sur elles, de résoudre certains problèmes qu'elles posent. Inversement
les notions dépendent de certaines activités qui les constituent ou les
assimilent; elles ne sont pas vraiment reçues, mais élaborées et leur
niveau dépend des capacités d'élaboration.
C'est pourquoi ces deux aspects ne peuvent être qu'artificiellement
séparés. Le progrès doit comporter, non le rejet des données anciennes,
mais leur intégration; c'est pourquoi on a cru utile de les rappeler ici.
Mais ce qu'il faut surtout c'est acquérir des faits nouveaux. Le seul fon
dement d'une tentative de synthèse est de préparer la recherche et sa
justification ne se trouvera que dans la fécondité de celle-ci.
LE ROLE DU LANGAGE 137

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