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Le Rôle Du Langage Dans Le Développement Mental PDF
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Oléron Pierre. Le rôle du langage dans le développement mental. Contribution tirée de la psychologie de l'enfant sourd-muet.
In: Enfance. Tome 5 n°2, 1952. pp. 120-137.
doi : 10.3406/enfan.1952.1237
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/enfan_0013-7545_1952_num_5_2_1237
LE RÔLE DU LANGAGE
DE L'ENFANT SOURD-MUET
II
L'intérêt que présente le cas des sourds-muets du point de vue des rap
ports du langage et de la pensée a été compris relativement tôt. Ce sont
les philosophes qui en ont discuté les premiers et, évidemment, d'un
point de vue dogmatique, ce qui n'a pas toujours été sans répercussions
pratiques fâcheuses.
Cependant au moins dans un cas, des philosophes, des théologiens
plus exactement, auraient manifesté un souci plus positif. On peut
lire dans Marie (13), d'après les comptes rendus de l'Académie des
Sciences, qu'un sourd-muet ayant retrouvé l'usage de l'ouïe au début
du xvine siècle, des théologiens seraient venus l'interroger sur l'état de
sa pensée avant sa guérison. Ils se seraient intéressés en particulier à
l'état de ses idées en matière de religion et de morale. Ces questions ne
surprennent pas de la part de théologiens, mais du point de vue psycho
logique cette curiosité paraît judicieuse, car il s'agit là de notions abs
traites particulièrement intéressantes k considérer dans un tel cas.
Chez des auteurs plus récents, qui n'ont pas toujours l'excuse d'être
théologiens, on peut trouver des positions beaucoup plus dogmatiques.
La plus classique est celle de Max Mûller qui a affirmé « l'identité de la
pensée et du langage » (c'est le titre d'une de ses conférences, où il disait
entre autres : « Nous pouvons aussi peu penser sans mots que respirer
sans poumons »). Point de vue qui l'amenait à placer fort bas le niveau
mental des sourds-muets : « Un homme né muet, malgré le poids élevé
de son cerveau et la possession héréditaire de puissants instincts intel
lectuels, ne serait guère capable de manifestations intellectuelles supé
rieures à celles d'un orang-outang ou d'un chimpanzé, s'il était limité
à la société de ses compagnons muets » (cité par Ribot (25), p. 48).
sont ittdifféf eaee aux types, d'images. Considérés sous l'angle de l'activité
mentale, les textes qu'il cite- paraissent bien convaincants.. Tek ee\*x
où Ra&ard raconte ses reeiierefeeft vess l'âge de. huit ans pour svexpli<pier-
eommenà le monde; eja était venu, à existe», eommeat la vie humaine
avstk conxnaeneé, qaelte était L'o*igiae des plantes,, la cause de l'existence
de la terre, du soleil, de la lune et des étoiles». II. y a là une activité dont,
oa, ne; trouverait, pas, contrairement à. Romanes, l'équivalent efees Pani-
mal. Cependant de telles spéeuJiatioas restent le fait de. sujets exceptionn
els.. Ainsi Fenqwête de Peet comportait une question sur l'origine du
m*rad&; ttn seul sujet déclare avoir essayé de penser à ce problème, et H
s'agit d'une jeune fille dont l' éducation n'a commencé qu'à 15 ans.
ni
Les études que l'on vient de considérer reposent sur l'emploi de l'i
ntrospection. Il est normal que la psychologie moderne se soit orientée
vers des méthodes objectives, plus sûres et d'un champ d'application
plus étendu. On a cru trouver une telle méthode dans l'observation du
langage mimique. Ribot l'a préconisée et il déclare même : « L'étude de
ce langage, spontané, naturel, est le seul procédé qui nous permette de
pénétrer dans leur psychologie [des sourds-muets] et de déterminer leur
mode de penser. » (25 p. 49).
Ribot n'a malheureusement utilisé que des matériaux de seconde main.
Il signale que les signes mimiques sont des abstractions (au sens d'un
choix parmi les caractéristiques des objets désignés) et que la syntaxe
de ce langage indique un commencement d'analyse. Mais il insiste sur
tout sur les limitations. Il conclut du caractère « sec et nu » de cette
syntaxe qu'elle est le « reflet d'une pensée fruste et sans nuances »; la
rapprochant de celle que manifestent les expressions de certains défi
cients, il y voit la marque d'une infériorité intellectuelle.
On trouve chez des auteurs plus modernes d'autres considérations
sur le langage mimique. Relevons-en quelques exemples qui sont en
commun avec celles de Ribot de souligner les limitations de ce langage.
Ombredane (20) signale celles qui concernent l'expression de l'abstrait,
des contenus négatifs, de la restriction, de la concession, du conditionnel,
surtout irréel, et relève son incapacité d'exprimer des relations d'espèce
à genre.
Heider et Heider (4), les seuls auteurs qui s'appuyent sur des observa
tions précises, ont relevé, chez le jeune enfant, l'adhérence de l'expres
sion mimique au contexte de la situation. Ils montrent la limitation qui
en résulte à l'égard de certains contenus, tels que le passé et le futur, lors
qu'ils dépassent les implications de la situation présente, les objets
absents, les notions de possibilité et nécessité, les jugements de valeur, les
événements psychologiques.
Pellet (22) a affirmé que l'emploi du langage mimique interdit au
sourd-muet l'accès à une pensée vraiment conceptuelle. L'imprégnation
du perçu dans la matière du signe, l'adhérence de ce signe à la chose
signifiée, s'opposent à une véritable abstraction. Elles maintiennent la
pensée dans un syncrétisme qui s'oppose à une délimitation du concept
fondée sur l'analyse. D'où obstacle au raisonnement logique, qui suppose
une détermination étroite des significations, et à l'organisation intellec-
126 PIERRE OLÉRQN
tifs. Cette condition est remplie par les méthodes expérimentales où l'on
demande au sujet d'accomplir certaines activités, de fournir certaines
réponses matérielles dans des situations contrôlées, activités choisies
selon les fonctions psychologiques que l'on veut étudier.
IV
données perçues et surtout les données perçues par la vue, n'aient pas
dans la vie mentale un rôle différent de celui qu'elles jouent chez le sujet
normal. On aura au contraire à revenir sur ce point. Mais on doit éviter
de concevoir l'intervention des éléments sensoriels comme un envahisse
ment devant lequel le sujet resterait passif. Car c'est une chose que l'orga-
nisation de la vie mentale selon les lois des éléments empiriques, et une
autre chose que l'utilisation active par le sujet des informations et moyen
dont il dispose. C'est dire que les activités intellectuelles doivent être
étudiées en elles-mêmes. On peut s'attendre que cette étude apporte
le plus d'informations précieuses, puisque c'est là que l'on trouve les
opérations « abstraites », dont le langage est l'instrument de choix,
et que risquent d'apparaître chez les sourds-muets les déficits les plus
caractéristiques.
que le langage oral, celui-ci recevant une bonne partie de son efficacité,
de sa matérialité même. Au contraire les mathématiques offrent le type
de langage où l'aspect instrumental, permettant l'action sur le monde
physique, est le plus net. Lorsqu'on considère les sourds-muets, on peut
être frappé en premier lieu par la limitation proprement sociale qui est
la leur. Mais lors d'expériences où le sujet doit se débattre dans le cadre
d'un problème, agir sur les choses, c'est l'aspect instrumental qui est
mis en évidence.
Cet aspect permet de surmonter les antagonismes que suscite toujours
la notion de social, soit par rapport à l'individu, soit par rapport au bio-
logique. Le langage, situé parmi d'autres instruments, est un moyen d'agir
plus et mieux. Évidemment, sans lui certaines possibilités resteraient
peut-être toujours interdites. C'est pourquoi il est légitime de parler de
"discontinuité. Mais ce n'est qu'une perspective. On peut, il est vrai,
opposer, et légitimement, intelligence pratique et intelligence symbol
ique. Mais si les expériences faites avec les sourds-muets ont un sens,
c'est de montrer que certains modes d'action sur les choses sont compro
mis lorsque manque un instrument symbolique.
II est normal que les deux grands types de méthodes que l'on à consi
dérés successivement dans cette étude révèlent chez les sourds-muets des
déficits différents. Les uns portent sur la matière des activités mentales.
Il y a là absence ou insuffisance de certaines notions dont le langage per
met la transmission à l'individu. Encore ne faut -il pas exagérer, puisque
les seules données positives comportent une comparaison d'enfants à
enfants et que chez les entendants l'on trouve des « insuffisances » ana
logues. Les autres portent sur les fonctions elles-mêmes qui sont orien
téesdans le sens du concret et qui, par suite de limitations instrumentales,
n'accèdent pas aisément à certaines libertés.
On doit cependant, malgré la dualité des perspectives, reconnaître leur
aspect complémentaire. Car les notions sont aussi des instruments qui
donnent à l'individu le moyen de s'orienter parmi les choses, d'agir
sur elles, de résoudre certains problèmes qu'elles posent. Inversement
les notions dépendent de certaines activités qui les constituent ou les
assimilent; elles ne sont pas vraiment reçues, mais élaborées et leur
niveau dépend des capacités d'élaboration.
C'est pourquoi ces deux aspects ne peuvent être qu'artificiellement
séparés. Le progrès doit comporter, non le rejet des données anciennes,
mais leur intégration; c'est pourquoi on a cru utile de les rappeler ici.
Mais ce qu'il faut surtout c'est acquérir des faits nouveaux. Le seul fon
dement d'une tentative de synthèse est de préparer la recherche et sa
justification ne se trouvera que dans la fécondité de celle-ci.
LE ROLE DU LANGAGE 137
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