Vous êtes sur la page 1sur 14

Il fallait qu'un jour le commerce du beau, depuis trop longtemps

en selle et qui s'était déprécié dans les sphères de la veule pein-


ture professorale, s'écroule face à des pratiques et des expériences
vécues, différentes ou cachées, dès lors qu'on ne pouvait plus
les ranger dans les schèmes dont on avait hérité. L'ordonnance
classique du taBleau et les moyens picturaux étaient depuis long-
temps usés et épuisés. A peine s'occupait-on encore d'un tout
formé à l'origine par le tableau ou de créer une manière de voir;
bien au contraire, on arrangeait et l'on regroupait peureusement
et l'on déplaçait à l'intérieur du dispositif fixe du tableau des par-
ties et des dégradés de second ordre. La mesure classique avait
tourné à la médiocrité ainsi qu'au manque de talent et l'éternité
de la calme grandeur avait trop longtemps souri niaisement. Res-
tait le sot comportement de philologues qui comprenaient de
travers et enseignaient une Antiquité castrée par le rationalisme
dont les accents historiques étaient posés de façon erronée, étant
donné qu'on avait accordé davantage d'importance au manié-
risme gréco-romain tardif, le préférant aux inventions premières
et mythiques, il est vrai presque barbares, des Anciens.
Avec l'impressionnisme vint la rébellion et l'on se mit à dis-
soudre des structures de formes jusqu'alors sûres. On s'emporta
contre les perroquets de cette imposture philologique et contre
leur héritage, et l'on combattit cette basse exploitation acadé-
mique de la tradition classique. L'impressionnisme fut le point
de départ d'une nouvelle révolte violente contre le classicisme

15
q111 fut tllt' llét• pl"' t.11d .1Vt' t um· d c 1t·1111111mlon t Ill me pl11 ~ 111 l 1ny.111 1,1111 .1Vl't lt•111 '11lPf~Y mr/ dt' t 1dé ,\ l ' ,w,ml t ' p111 ln 1.mnn
tl'llM.:. pure, lurent n:mt., en cause et ne (unmt plus estimés du p oint de
Les impressionnistes avaient donné commè mot d 'ordre la vne cschéciquc.
nature. Toutefois, cette dernière fut définie comme un drame de Redécouverte de la lumière ! Par la lumière on trouve une nou-
la lumière; c'est-à-dire une formulation étroite, purement pic- velle signification à l'acte de voir. Voir n'est pas quelque chose
turale et technique; d'autant que la nature aujourd'hui signifie de donné tout fait, au contraire, c'est un contour chatoyant, une
toujours une convention à part. Dans les forêts de Fontaine- partie de corps, un éclat, des rapports de couleur; à la place de
bleau déjà, on avait peint à l'encontre des exercices de l' École l'intégralité classique, on souligne le choix des éléments optiques,
des beaux-arts, on avait opposé la réalité et la légèreté de l'at- on donne des raccourcis visuels (abréviations). C'est dans la lu-
mosphère à la fabrication habituelle du tableau. La genèse des mière que naît la vision, suscitée par des parties et des particules.
tableaux ne restait plus cachée, l'émotion del' écriture était mon- La lumière est le guide et la dominante du tableau; elle détermine
trée. L'héroïsme d'une morale en carton-pâte, les formules chif- le choix des moments picturalement significatifs. La lumière est
frées patentées furent jetés aux oubliettes. Le dessin abstrait que donc un moyen d 'appréciation subjective. Bientôt l'on pratique
l'on avait attifé en objet plastique cédait la place aux signes plats une sorte d'atomistique colorée, une simple théorie physiologique
et souples; on recommença de capter sur la surface de la toile ce des stimuli colorés est élevée au rang de doctrine, ce qui corres-
qu'on ressentait comme nature présente, non théorique et non pond à l'esprit superstitieusement positiviste de cette époque. La
chargée d'histoire. vue est ramenéê, de façon analytique, à des excitants colorés et
De même, en littérature, on assista à la rupture de la conven- à des contrastes, exactement comme en sciences naturelles. On
tion qui était celle de la domination pathétique de l'événement, montre la genèse du tableau, l'écriture; le facteur temps ébranle
on transforma les héros de plâtre posant pour l'éternité en évé- la solidité antérieure des formules. L'esthétique platonisante, la
nement quasi neutre ou en évolution intérieure et l'on tenta, de théorie des formes éternelles, indépendantes, statiques, se voient
façon encore timide et inconsciente, de pénétrer au-delà de la opposer le facteur impression et l'émotion subjective.
façade du caractère achevé jusqu'à l'interprétation des causes Las des types de tableaux tout faits, on voulut se saisir de la
psychiques. L'anecdote, rationalisée, découpée, est écartée, le ly- vision elle-même et l'on trouva à la place de formes fixes norma-
risme philologique est éliminé par l'observation; à la place de la lisées des ondoiements brillants, des dégradés, des vibrations, la
synthèse statique de la personne on s'essaye à une analyse« fon- lumière. C'en était terminé de l'effet dévastateur de ! 'Antiquité
damentale » et on aligne les sensations et les sentiments de façon privée de couleurs par le christianisme, de la surestimation de la
atomistique. Le romantique jouant la dualité du common sense• ligne constamment immatérielle et platonique; on avait autre-
et de l'imagination autiste avec sentimentalité ou ironie fut alors fois détaché la ligne comme l'âme d'un mort du corps périssable.
relayé par l'observateur « impersonnel ». Dans la philosophie Avec le paganisme de la Renaissance elle fut transformée en ligne
se glissèrent, en provenance de la biologie, une souplesse dyna- spatiale plastique et plus tard gonflée en modelé pseudo-plastique
mique, en provenance de la physique, des relations typiques ou par le baroque.
bien des forces employées de façon simiesque, c'est-à-dire mises Les formes et les masses statiques qui prétendaient à une
en formules physiques; mais ces systèmes absolus, auxquels on validité éternelle ne se prêtaient pas à l'expression du fonc-
tionnalisme caractéristique du scepticisme de cette époque. La
. Les mots en italique sont en anglais, français ou latin dans le texte original. géométrie stable des masses fut abandonnée; de jeunes croyants

16 17
~111111 '.1v.mm 11t•11 j f.llH.' du 'll'jllll 1\111l' dt· 11 '"' p111' !',. h111m 1>.111' l.1 1w11n111 t· d ,1,,itJllC k p.1r.1gc .wait M.:rvi en quelque
rcnt c:int1unnte ans plus tard. On irn.i:.l.1 ~ur l.1 l11111w1 c, fur~ c: de wrtr d '.u:compngncmcnt, de figurant inférieur, un peu comme
cisive du tableau; pourtant elle fut décompo ·ée de façôn de plu11 le chn;ur dans l'opéra; on était d 'esprit anthropocentriste, c'était
en plus p édante. Car cette époque sceptique croyait si volontiers le microcosm e humain qui symbolisait avec le plus de force
à la science positive. On ne s'efforçait plus à présent de rendre le l'univers. Indulgent, le paysage donnait des traits généraux au ca-
volume ou le contour linéaire de formes plastiques, on représen- ractère des personnages ou servait de contrepoint tranquille. On
tait des intensités de lumière, aimablement associées ou luttant opposait à l'être humain, conscient, central, semblable à Dieu,
pour se désunir. Bientôt les néo-impressionnistes parvinrent à la nature qui poussait inconsciente, ou bien on convertissait en
une structure didactique et à une décomposition pédante de la phénomène naturel un état moral humain. La peinture de pay-
lumière. Signac et Cross empruntèrent au grand peintre Seurat sage au sens strict avait pour les Anciens, créateurs de mytholo-
ses tendances à la mode, sa technique, sa dimension temporelle. gie, moins d'importance, puisque fleuves, arbres et autres étaient
La mécanique des masses élimine, une part de nature est rame- en tant que forces mythiques représentés sous forme de dieux
née à un schéma lumineux coloré que l'on nuance en fonction humanisés. Après une phase totémique, animiste, on a humanisé
de son état d'esprit et de l'heure. On tisse des décors, comme les sans retenue, la figure humaine était devenue dans la religion de
femmes des tapis. Zeus le symbole de toutes les forces; l'être humain avait vaincu et
On avait tout misé sur le mouvement de la lumière, et on les arbres verdissaient, les fleuves coulaient, sous forme de dieux
abrégea en conséquence. Toutefois, m enaçait le danger que, sous d'apparence humaine. Tout paraissait à présent incarné dans
la contrainte de la formule lumineuse coloriste, soient perdus la l'être humain, l'image de Dieu, ce microcosme conforme à l' Uni-
complexité du tableau, surtout le volume, les signes élémentaires vers et qui était avant tout apparenté à Dieu. L'homme passait
créant 1'espace. Loin de toute forme et histoire académiques, pour la mesure et la règle. On avait l'esprit anthropocentrique;
on osa isoler la lumière. Dans une telle limitation du rôle du ta- le rejet chrétien de la nature y mêlait sa voix. Ce n'est qu'au sor-
bleau, il y avait une part d'abstraction; on posait une condition tir du paganisme esthétisant de la Renaissance, de cet archaïsme
de travail trop restreinte. On compensa la perte d'une attitude mythique et allégorisant, que le paysage fut de nouveau accepté,
synthétique par une souple gradation picturale. Au lieu de la que fut mise une certaine limite à l'hybris de l'homme. Peu à
présentation dramatique des figures, on proposa un mouvement peu le paysage trouva sa place aux côtés du personnage autrefois
atomistique, glissant, de lumière et de couleurs; l'unité figurative tellem ent en évidence . .L'affirmation de la nature, la limitation
du tableau classique entra en déliquescence. Le spectateur devait du personnage prirent de telles proportions que plus tard on put
remplacer le manque de formes complexes et statiques par le se satisfaire entièrement du paysage, à la manière panthéiste; ce
mélange synthétique des particules de couleurs, réalisé dans son fut un romantisme urbain. Au lieu de la composition préétablie,
propre œil, c'est-à-dire en les reliant lui-même et en collaborant on se résigna à chercher le motif stimulant et, à la place de la libre
de façon plus intensive. Ici commence l'introduction consciente invention, apparut l'observation humble et soumise. Justement,
du contemplateur continuant l'élaboration du tableau et qui ramener la couleur à la lumière correspondait au règne dominant
aura de longues répercussions par la suite. Les exigences posées des sciences de la nature. Le soleil copernicien était aussi devenu
au spectateur actif seront encore augmentées, jusqu'à ce que, l'astre central de la peinture.
plus tard, ce dernier soit de nouveau contraint à la passivité par Les qualités fixes des images et des choses fondent à présent
des formulations picturales plus abouties. dans la lumière. Le durable est dissous. La couleur locale et les

18 19
.... dt u1' ''rv.11111111 "~ 111 d,111, l.1lu111tl l l ' d11 l ' l l l' t oln1fr : Il' 111111 n111 ncmoyéc de tout discours théorique et de truc académique. On
c~t di -1~0 11 11 p.tr k mouv<::rncnt de ln lumière. L.t pl.i11tit ité dt·~ rendait quelque chose de simple sur le plan formel, compliqué
corps clos fond dans les fines vibrations des pani<.: ulcs colorées. sur celui des couleurs et l'on pouvait de nouveau recommencer
Taine, par son analyse, avait transformé l'homme en « symp- du début.
tôme du milieu », tout comme les événements particuliers qui Une technique était trouvée, une analyse de la lumière
ne passaient plus que pour des signes de courants plus généraux. - pourtant quelque chose manquait : la formulation radicale
De la même façon, Monet a réduit l'objet au rang de signe coloré de l'espace dans le tableau. On avait simplifié et différencié
de la lumière, l'a transformé en événement lumineux, c'est-à-dire les problèmes, mais la solution passait avec raffinement par le
en symptôme d'une force plus générale. dégradé; c'était le commencement de la lutte entre structure
Des analystes déterminés abandonnèrent la couleur locale primitive et nuances de la sensibilité. La technique dévoilait
primitive, réaliste, d'Ingres et s'éloignèrent du mouvement co- malgré une peinture instinctive de grande qualité une délicate
,loré, dramatique et figuratif, de Delacroix. Pareils aux physiciens proximité avec la science. La couleur était purifiée et intensi-
qui, au lieu d'en rester aux corps prétendus solides, examinèrent fiée, mais, dans un tel rétrécissement des visées du tableau, le
les processus riches de relations, l'impressionniste fixa la relation mobile essentiel de l'art plastique, l'équation de l'espace, se
lumineuse et les choses elles-mêmes passèrent pour rien d'autre perdait. Ici apparaissait le différend entre la technique pictu-
que des rapports de couleurs. On était loin de Rembrandt, de sa rale et la forme complexe, entre le moment limité et la figu-
forme de lumière du baroque tardif, qui, contrastée en elle-même ration totale, un antagonisme qui préoccupa Cézanne et ses
et limitée à l'atelier, était composée selon des recettes de clair- successeurs.
obscur. À présent, on montrait le travail de la lumière que l'on Grâce à la révolte impressionniste, furent ébranlées les
décomposait quasiment de manière scientifique. Les poètes agi- formes-types rigides, traditionnelles, et les objets qui les tenaient
rent de semblable façon; ils se libérèrent des règles rythmiques prisonnières. On veut observer sans a priori et saisir par l'écriture
et accordèrent la cadence à l'événement. Les formes convention- le flux de la lumière colorée. On réalisa quelque chose d'autre
nelles s'écroulèrent devant ce quelque chose que l'on sentait, à la que le tableau habituel qui n'offrait guère de possibilité d'acti-
différence de la tradition, comme une nature dynamique, active vité au spectateur. Ce dernier devait maintenant concentrer de
ou passive. façon optique l'excitation colorée qu'il avait notée. L'observa-
Face à ce tempérament qui captait le mouvement de la lumière teur devait se contenter de stimulants décoratifs, à l'effet rapide,
et se saisissait des facteurs décisifs grâce au raccourci de la tech- et ce qu'il manquait d'unité au tableau impressionniste, il devait
nique, se désagrégèrent tout d'abord plasticité et construction l'ajouter par la synthèse.
solide. Une stricte unité faisant défaut, elle devait être remplacée Donner forme à ce qui demeurait statique ne pouvait guère
par l'analyse ordonnée selon les couleurs de l'impression dont constituer la mission d'une génération qui privilégiait la fonc-
les éléments fondaient dans l'œil du spectateur presque physio- tion mobile et doutait de toute stabilité platonique. Face à ce
logiquement. qui était académiquement figé, on soulignait le côté animé du
La palette était simplifiée et la surface débarrassée de l'habi- biologique, son dynamisme et ainsi ce qui, pour cette époque,
tuelle fausse plastique. Surface, écriture et couleur étaient là, avait plus de véracité : la fonction lumineuse. L'état d'esprit
plus nues et plus transparentes. On se contentait de l'épiderme scientifique du moment conduisait, la première excitation pas-
charmant qui manquait de structure. La toile était maintenant sée, à une optique quasi scientifique. Dans l'impressionnisme on

20 21
.~pp10 11 v,1 111 ~t .dtt t' .1v t u pM11m111t•, Ill lh1 d,1m J.1 11 1t'1 11t• tl-H ~lll't tt .1mlrn nw t'l1 un jeu logique. L 'au ~dcl:\ p0rnrnncnt et inébran-
- qud p.11•.ttfox~ - on la i1étrécit ~c 011 l'él,1'.t11ln p.tr l.t 11ôdu cuo11 1lblt• f'uu tcu,plncé par le:: facteur temps plus fortement accentué.
de la formulation du tableau. Tome révolte est faite dans un pr<::- n .ms Je même esprit, on ébranla de plus en plus violemment
mier temps de destruction, de critique, de ruine. les vieilles formules du tableau, les modèles traditionnels de
On se révolta de nouveau contre le fait que l'art serait une formes. L'homme ne se ressentait plus lui-même comme unité
répétition de règles éternelles. Au classicisme qui voulait confir- rationnelle, mais comme agrégat en transformation, recevant des
mer l'éternité des types, on opposa l'émotion actuelle, cette ex- stimulants, les travaillant et les transmettant. Cœur et entende-
périence multiple. Au canon de la composition, on opposa la ment étaient réduits à l'état de fonctions. Le conscient ne passait
relation dynamique entre les parties colorées. plus que pour la pointe fragile des processus psychiques et les lois
On préféra la sensation en devenir à ce qui était achevé et pa- pour de simples hypothèses de travail. Le côté systématique des
rachevé, ombre de l'éternité. On parlait au moyen d'une pein- sciences n'avait plus qu'une valeur d'esthétique ou de dévelop-
ture de qualité et l'on employait une technique souple, sensible. pement.
La totalité préconçue, ce truc d'éternité du tableau ancien, la Ceci ruina aussi la structure classique du tableau. Les plans
caractérisation dramatique étaient de peu de poids comparés au furent fondus et ne servirent plus qu'à des rapports de couleurs.
mouvement éphémère et aux nuances de la couleur. Les masses Les calculs pour la perspective furent supprimés ; les mesures
statiques furent relayées par les forces dynamiques, la ferme struc- éternelles se dissipèrent dans le momenç impressionniste et dans
ture par le mécanisme de l'écoulement, les sensations ; on tenta la nouvelle techn ique atomistique. On apprécia la fugacité et
de fixer le glissement de la lumière. Ce flot rapide devient le por- l'intensité de l'instant.
teur de cette sensibilité, il n'a plus le rôle secondaire d'ornement On donna au motif dissocié une nouvelle unité, une unité
qui se balance à la lisière des choses, ce n'est plus un ingrédient fluide qui dominait la toile de ses flots : la lumière.
de virtuosité ou une charge décorative, bien au contraire, c'est la Le médium lumière bouscule démocratiquement la surface
lumière elle-même qui fait apparaître les choses et celles-ci sont de la toile qui prend une nouvelle importance. Sur elle, à pré-
vraiment sa propre création, qui la forme, et, dans un souffle, de sent, pas de jeu de rythmes fixes, géométriques, et il ne s'en dé-
nouveau la dissout. Le tableau n'est plus que la pause colorée du tache plus des ensembles clos de figures plastiques. Partout flâne
flot des événements. La nature n'est plus représentée sous une la lumière. C'est la couleur avant tout qui devient signifiante;
forme durable. Elle est maintenant un phénomène fluctuant, la conception plastique classique du tableau se dissout. Les pre-
tissé par de minuscules particules de lumière. A présent, on a éle- miers spectateurs de tableaux impressionnistes avaient bien senti
vé le paysage, jadis simple accessoire, au rang de motif principal, qu'ici c'était l'ancienne ordonnance du dessin, du modelé et de la
au-dessus de la figure canonisée, vu que la lumière émane de lui. couleur del'objet, c'est-à-dire tout ce qui au sens habituel consti-
Le paysage est la scène où se produit la lumière et celle-ci doréna- tue l'objet, qui était ébranlé. Le bourgeois, offensé dans son sens
vant passe pour la force picturale la plus importante. de la propriété, voyant tout ce qui était stable se fondre dans les
On avait exclu de plu~ en plus fortement de la science et de violents flux de lumière, protestait contre ce nihilisme pictural.
la philosophie la substance mêm.e du durable. Le devenir rem- Ces tableaux impressionnistes ne puisaient plus leur force dans
plaça l'être; on mettait à présent un processus psychique à la l'ordre habituel des choses fixes, sûres. On renonçait au modelé
place des idées reçues, cette mécanique transcendantale qui do- et à la profondeur et l'on créait un tableau décoratif à partir des
mine prétendument toute existence à la manière de fétiches et la rapports de lumière et de couleurs; ce faisant, on donnait plus

22 23
dt• v.1lt u1 .u1 t .11.tt l l t t• d1 .11n.1utp1t• de l.1n 11".11\t t' du t.1lifr,111 ~11 1 'J vt <'Il 1d 11 lntl'i, \Ut tout d.1m k dnmninc de ln pi.ychnlogie. Ce-
l.1 n:pl'éscm.ttion de ln profondeur déterminée p1lr l' imit.1tio11 pçnd uu, lt•, pi.ychoJogucs agil'cnt d 'abord de façon rationaliste
et l'érotisme. Les impressionnistes n'étaient pas des réalistes : ·t p •u c:o1u.:rètc, ils construisirent des généralisations psychiques
c'étaient bien des naturalistes, dans la mesure ot1 ils suivaient abstraites jusqu'à ce que, grâce à Freud et à Nietzsche, on se mette
leurs impressions physiologiques optiques. Dans leur traitement à décrire les processus psychiques particuliers. L'âme compacte et
de l'objet les impressionnistes français étaient des artistes tout ses fonctions abstraites générales tombèrent alors dans le royaume
aussi conséquents que Mallarmé. Si ce dernier rendait la ten- des antiquités et à leur place apparurent des complexes particu-
sion des métaphores chargées de signes, les impressionnistes liers dont on chercha à découvrir la formation historique. En ac-
rendaient celle des particules de couleur presque neutres sur le cord avec la fusion des événements physiologiques et psychiques
plan figuratif. Peut-être est-il aussi permis de penser à Flaubert, qui avait alors lieu, les impressionnistes conçurent le spectateur
ce poète épique, qui utilisait ses personnages comme des moyens comme un récepteur d'excitations dans lequel s'accomplissait le
de composition pour bâtir le développement d'un discours dé- processus d'achèvement du tableau. Le tableau impressionniste
clamatoire (qui est toutefois de nature encore essentiellement n'atteignant justement aucun niveau définitif de figuration, il a
romantique). Flaubert groupait ses personnages de façon indif- besoin de la participation active du spectateur. Les tableaux de-
férente, nihiliste. Une semblable indifférence vis-à-vis de l'objet viennent alors des croisements de fonctions psychiques et ce qui
caractérise les impressionnistes. Ils traitaient les êtres humains est définitif, immobile, est congédié. De même que le peintre,
comme des natures mortes, dans une visée décorative; la seule avec sensibilité êt flexibilité, tisse sa toile à partir de touches de
chose mobile, ce n'est pas l'homme, mais le processus des cou- couleur séparées, de même le spectateur travaille les agents colorés
leurs dans la lumière. Cette indifférence de l'artiste face aux ob- atomistiques du tableau impressionniste, tandis que le spectateur
jets a ouvert la voie aux expériences formelles autonomes. des tableaux classiques, à cause de leurs formes plus complexes
Ce renoncement aux accents dans le dessin correspond en et plus finies, est plutôt ramené de façon passive à un ordre. Le
poésie au poeme en prose, ce produit tardif du romantisme fi- spectateur du tableau impressionniste assume, productif, une par-
nissant. La structure faite de vers, de césure et de strophe ras- tie de la peinture dont le dynamisme optique se poursuit active-
semblant le tout se désagrégea dans l'écriture immédiate des ment. Certes, les parties du tableau impressionniste fusionnent
événements psychiques. On rendit la souffrance et le travail poé- de façon décorative, mais il est laissé au spectateur le soin de relier
tiques mêmes et on en montra le processus. À la technique géné- entre elles les touches de couleur, d'autant que le motif, seule-
tique des peintres impressionnistes correspondait dans le poème ment indiqué comme forme lumineuse, demeure fragmentaire.
la suite des analogies d'images. Dans cette transposition optique des flux de lumière, cette sensa-
On croyait alors s'être de nouveau rapproché de la nature. Le tion de fonction conservée, résident force et limite des tableaux
sens de tout ceci est donné par le fait qu'on avait trouvé un nou- impressionnistes. C'est de là que provient leur élan, mais aussi
veau langage pictural correspondant au tempérament propre à leur manque de structure et de caractère définitif irrévocable. La
chacun et à un état d'esprit général. peinture n'avait pas moins été soumise à la spécialisation que la
De même que les peintres analysaient la nature en tant que science; il lui en reste à présent quelque chose de fragmentaire.
phénomène fugace, de même on avait autrefois transformé la Si, dans la peinture classique, la sensation avait passé pour une es-
morphologie en biologie. L'ensemble de la science détachait ses quisse provisoire et totalement insuffisante, elle avait maintenant
objets d'étude des cadres rigides pour les transformer en fonctions pris une signification différente et plus élevée, étant donné que

24 25
l 01.'\l dh: p1nl'flllll' l1I qui p111,ll'i\,lll llllllllh' llÎI l.1 ft1llllll111 , .IVl' I fomH' lln l' t ollll'il ~Ill 'i1't~ 1 .tli,,11 1 011 d.Hh l'unité du L.tblcau. On
force et immédiateté. Avec la mét.tphy11iqm: fut di'lc1édlLéc tout rn'ltl r~"111 l11111l'l1l .1 b1·égcr.
La fore<.: lumineuse des corps était va-
d'abord la« forme éternelle » jusqu'à ce que l'on essaye dt: nou- l.1hlc:, lfülis on n ' inventait aucune nouvelle structure spatiale.
velles constructions figuratives ou « mensonges ». L'nbrégé artistique coloré, plat et partiel, était opposé avec dé-
Le spectateur d'œuvres classiques se voit proposer des formes termination à des représentations plus complexes. Ce ne seront
complexes, achevées, qu'il accepte ou refuse. D'une certaine fa- <[li e.! les successeurs qui tenteront une synthèse plus vaste.
çon, la forme avait trouvé une réalisation plus complète dans l'es- On ne rendait, c'est vrai, « que » l'épiderme. Toutefois on pré-
pace, et, au travail du regard, s'ajoute encore une sorte d'analyse pnrait ainsi une technique des plans du tableau et le classicisme
conceptuelle. académique descriptif était terminé. Un tel procédé renferme, à
Le tableau impressionniste fixe la stimulation chromatique. n'en pas douter, une sorte de nihilisme artistique face au figuratif
Ses limites se trouvent dans la réduction décorative du motif, conventionnel. Une acrobatie technique qui aujourd'hui à bien
dans la technique et dans l'intensité de la touche. Le tableau des égards signifie tout simplement l'isolement pour l'art.
impressionniste contient déjà une tendance hostile à l'objet, car Mallarmé, que l'on rattache trop timidement à l'impression-
cela a quelque chose de réducteur quand seule la fonction co- nisme, rendit les stimulations opposées de chaînes métapho-
lorée est suscitée et que les qualités fondamentales d'existence riques. Il exclut la complétude de l'objet au profit de l'harmonie
dans l'espace sont écartées. Ce nouvel art était comme tout art tendue des images qui se tissent habilement en une suite poétique
un nouvel arbitraire. indépendante. If relie des faits étrangers entre eux sur le plan ra-
Nous attirons fortement l'attention sur le côté fonctionnel et tionnel, et des fonctions étrangères entre elles sur le plan biolo-
en même temps destructeur de la vision impressionniste puisque gique se fondent dans le poème, dans une union hallucinatoire.
s'y trouvent les facteurs déterminants de l'actuelle création. C'est l'enchaînement d'ordre psychique et non d'ordre rationnel,
Plus tard, on donna une autre interprétation au fonctionnel en explicatif, qui compte. Le contenu sentimental, l'unité du motif
élargissant le ch oix du temps fait par les impressionnistes :- le disparaissent dans le flot des analogies. On évite de décrire bana-
moment - à une suite constructive plus vaste de mouvements lement des faits immédiats et l'on crée une succession hallucina-
optiques, et en agrandissant et en affermissant sur le plan for- toire de signes corresp ondant au déroulement visionnaire.
mel les signes successifs liés à l'objet, en ce que je nommerais la Bientôt, toutefois, apparurent les insuffisances et les limites
dimension de la mémoire. On pouvait alors peindre les signes de ces pratiques artistiques car l'on n'avait pas osé modifier les
décisifs représentant les objets dans l'espace de façon plus large conditions de l'existence même. Les impressionnistes, malgré
et, pourtant, sur une surface plane. leurs expérimentations, ne parvinrent pas à la grande compo-
Corot et Delacroix, précisément, avaient énormément dé- sition qui exige davantage qu'une technique d'actualité événe-
lié et dilaté la couleur, si bien qu'elle était en mesure de servir mentielle.
des sensations différenciées et qu'elle rendait par là possible une L' impressionnisme est un exemple de nouvel arbitraire et
peinture spontanée puisqu'on osait maintenant noter une sen- de spécialisation actuelle. L'important, c'était le raccourci qui
sation soudaine. L'analyse impressionniste de la lumière signi- prenait la place d'une conception plus complète du tableau, de
fie seulement une avancée plus résolue dans cette direction, une même que l'accentuation de la planéité du tableau par laquelle
dislocation encore plus forte des parties du tableau en stimuli on excluait la fausse plastique. On disait autrefois : on peint
fonctionnels. Il en résulta toutefois un rétrécissement des visées pour peindre et la technique se suffit à elle-même. Par cette

26 27
tnllldoJ'i ~ll C I C
1
'iJlÔll.t11 ...i11011 .utl'ltl tJll l',1l 11 0 L.l1l p111t'illih- d'.11 11vr1. le· lh lllll .ill'lll H', tjlll' l t Il l' h ' \ llll HJll l', ·'" lOllll .IÎJt:, COJ1lÎL'l1t
teindre une forme plus totale. On avait trouvé une todmiquc tl~J~ k , 11111yc 11'1 d 'un · figur.ttion particulière au tableau.
pour la surface plane (et c'était vraiment important), mais pas
de conception décisive de l'espace.
L'impressionnisme ouvrit par ses trouvailles techniques, en *
dépit de tout un prétendu réalisme, la possibilité d'une pein-
ture subjective et imaginative. On note rapidement les indica- Degas, Renoir et Cézanne, des impressionnistes donc, commen-
tions décoratives pour retenir l'état d'âme qui s'exprime dans t èrcnt à réagir et, en partant d'une analyse des couleurs, abouti-
l'écriture et son rythme. Le spectacle de la composition com- rm1t à des formes plus accomplies. Cette évolution allait de pair
plexe des figures avait été sublimé en drame de l'écriture et des avec une reprise plus consciente de l'héritage classique français.
particules colorées, mais, en raison de cette limitation tech- Chez Renoir, on peut parler d'un retour de l'hellénisme médi-
. nique, l'effet produit par les tableaux impressionnistes n 'était terranéen. Derrière la peinture de Degas se profilent les ombres
que décoratif, peu importait que soit signifié un être humain, d' Ingres et de David; les éléments romains et, plus généralement,
un paysage ou une nature morte. La lutte avec le volume, cette italiens tardifs, présents dans la tradition française, renaissent ici,
projection vivante qu'il s'agit de transformer chaque jour, tandis que Cézanne montre à la peinture française le chemin
grâce à laquelle sont rendus visibles les dualismes existant entre d'un primitivisme tectonique, tout en recourant à une technique
le tableau et la convention qu'est l'objet, cette tension fonda- plus compliquée~ De tous ses contemporains, il apparaît comme
mentale, faisait défaut à ces tableaux. Mais une chose demeure le peintre le plus révolutionnaire et le plus conservateur.
importante : la détermination de transmuer le caractère dra- Désormais, on essaie de redonner aux tableaux une construc-
matique du sujet en un drame technique de la surface plane. tion plus solide et on recherche, grâce à la nouvelle technique,
C'est ainsi que commença une époque de liberté technique et une formulation plus précise de l'espace, en modifiant les expé-
formelle. riences impressionnistes de la lumière et de la couleur. La pre-
Cet état d'esprit artistique se manifeste dans le fait que le mo- mière phase de l'impressionnisme révèle, surcout chez Monet
tif n'est qu'un prétexte dénué de pathos; on est loin de toute et Manet, le combat entre technique et forme ou, plus généra-
appréciation sentimentale ou idéologique, comme de toute figu- lement, entre technique et espace. On donnait des abréviations
ration très complète. L'objet est représenté d'un point de vue na- de surfaces planes colorées, mais sans donner de transcription du
turaliste, dans la mesure où il est adaptable techniquement. On volume dans la planéité. L'espace était sacrifié à l'impression sen-
l'apprécie en fonction de la lumière et du contenu coloré. Il en ré- sible, la configuration à la priorité technique.
sulte l'abréviation impressionniste qui se situe entre naturalisme Renoir et Cézanne, par ailleurs Degas, très intellectuel, mais
et figuration, d'où dérive, à tort, le reproche fait aux tableaux moins décidé, tentèrent de subordonner la nouvelle technique
impressionnistes d'être des esquisses. C'est grâce à Cézanne et contemporaine à une structure plus stable du tableau. L' impres-
à Renoir quel' impressionnisme a acquis des formes plus fermes, sionnisme se fit classicisme. Le dessin de Degas laisse aisément
plus déterminées. Ces maîtres ont affermi le nouvel outil, l'ont deviner l' influence d'Ingres. Malgré tout son esprit, malgré tous
rendu classique et ont éliminé l'abréviation par l'enrichissement ses motifs capricieux exprimant le mouvement, Degas est le plus
formel et la densification. Justement les derniers tableaux des im- académique; Renoir évolue dans les domaines de l'hellénisme
pressionnistes prouvent que cette école a très peu en commun et du rococo ; depuis la Crète et l' Étrurie, l'actualité du rococo

28 29
nl' tt•.,.,,1 de ~t· 1111111 dntl'r d.1m l'n p.ut· 1md1ttw1.1mu1. lh-11011· llll t111tH li 1 1 111 11 vn lm1mm.111t• p .tlH' t] u'il ~Mh COllM!llV,'ltCllr.
.1dnpcc de façon eoujotws plus souple l<; mouvenwnt de l.l l'um ièrc 1>.111., 't'' .1t1Lwt llt•.,, il tlh1oom l ·i. motifs avec fanatisme et davan-
à une conception formelle classique et le subordonne aux facteurs t.tgt• d~· dét<:l'l11in.ltion que n'importe quel autre impressionniste;
directionnels de la composition. Toutefois, il place les figures sur t 1' (., i,~ .tnc, il découvrit des forces qui résistaient à la nouvelle tech-

un fond impressionniste, simplifié sur le plan technique, dont la ll ique d'analyse, à savoir la structure du motif Par là il avait acquis
vibration scintillante et vaporeuse anime la surface. Parfois, on t]udquc chose, un étrange primitivisme allant de pair avec une
pense à Rubens, très souvent à Fragonard. Renoir continua cette t ·dmique picturale compliquée. C'était un nouvel essai de clas-
tradition de manière extrêmement consciente. Ses tableaux ré- 'icisme dans des conditions historiques changées. Aucun artiste
veillent, une fois encore, la grande tradition méditerranéenne; n'a forcé la peinture française autant que Cézanne à prendre le
son état d'esprit antique réveille, avec une technique nouvelle, ~hemin du primitivisme; c'est pourquoi nous constatons chez lui
des fragments d'anciens domaines formels. le dualisme entre structure simple et sensibilité picturale la .plus
La volonté de Degas et de Renoir de représenter de façon plus t:omplexe, un dualisme que nous retrouvons chez Poussin et Co-
déterminée le volume ressort du fait que les deux ont créé des rot - un phénomène que je nomme le double style.
sculptures. Toutefois, la surface des sculptures de Degas est im- Chez Cézanne s'exprime un besoin impérieux de volume
pressionniste tandis que Renoir a donné naissance à des corps qui ressort des premiers tableaux à caractère sculptural, une ten-
répondant à la forme close classique, anticipant par là l'œuvre de dance quis'oppose à la technique plane del' impressionnisme.
Maillol. Ces premiers tableaux traduisent déjà une émotion tendant
Peut-être les successeurs ont-ils séparé Cézanne trop nette- vers un ordre synthétique. Ces tableaux semblent être de fac-
ment du groupe impressionniste. On valorisait surtout son in- ture grossière, mais progressivement Cézanne trouve des types
fluence actuelle, projetant sur lui, de façon unilatérale, le regard de volume : cube, cylindre, cône; et l'on peut dire que Cézanne
postérieur, mettant ainsi sur un même plan les présupposés et commence à généraliser le motif selon ces éléments. Cézanne
les conséquences. Peut-être, par besoin d'opposition, la géné- avait toujours à l'esprit la grande forme, la composition durable,
ration postérieure proposait-elle une définition trop étroite de élaborée grâce aux nouveaux moyens impressionnistes. Cézanne
l'impressionnisme. On brandissait le nom de Cézanne comme était un architecte utilisant la technique impressionniste; par
un étendard. Cézanne chercha à réunir en un tableau complexe là sa méthode de travail prenait une direction opposée à celle
les moyens des impressionnistes, c'est-à-dire à subordonner la des Anciens. Comme nul autre de ses camarades, Cézanne sa-
nouvelle technique à une manière de voir plus essentielle. Re- vait enchanter l'impression à la naissance du souffie originel, et
noir, cet heureux optimiste, qui approuvait tout ce qui relève de une telle sensibilité presque douloureuse devait à tout prix re-
l'histoire, avait introduit ces nouveaux moyens dans la tradition chercher une forme stable, si elle ne voulait pas courir le risque
.figurative du rococo et de l'hellénisme. Ses travaux portent la de s'évaporer. Peut-être était-ce justement cette fragilité qui
marque de l'héritage ancien. exigeait une logique rigoureuse; il fallait unifier les impressions
Le premier Cézanne surprend tout d'abord par son baroque multiples de façon fanatique pour ne pas risquer d'exploser. Il
passionné, presque romantique. Instinctivement, il essaie de sai- y a un degré de sensibilité spécialisée poussée au paroxysme où
sir, au sein des courbes évoluant dans l'espace, le volume que par la l'on ne ressent plus que la touche de couleur. Dans les aquarelles
suite il construira de façon presque doctrinaire. Ainsi était accom- de Cézanne, qui attestent cette manière de voir dépouillée, que
plie la séparation d'avec les impressionnistes. Cézanne chercha de liberté à l'égard du motif! Dans ces études, Cézanne est

30 31
pt·11t l\ ttt· d 1v.111Mi;t· 1111pa·,1ittm1111itc..· 4111· Lnm k~ .l\Htt '• 111.m t ·~1.111 m· 1ù·'ft J1l~1 " ~1ml d 'ufü: wti11ité 111 l'k c1rnps figttMclfs
r 'est ju,~temcnu pour od n qu' il est moins d6p c nd.111~ du n1ottf dm, tn,11, cl 'élômcnt'I ~olorés, de l1:mrs 1apports et de leur mo-
1

et s'en éloigne; toute attitude sentimentale face nu figuratif est tlul ulon. li commence par des points centraux auxquels tous les
t c1rps tiolorés du tableau sont subordonnés et reliés. Avec ces
écartée. Autre chose jaillit alors, ce que la culture des autres a
caché : le noyau primitif de l'impressionnisme. Dans les aqua- ll~omes impressionnistes Cézanne réalise des portraits au sens

relles de Cézanne ne subsistent que le souffle du visible, les der- néoclassique. Par sa technique, Cézanne s'oppose diamétrale-
niers éléments colorés ; mais dès à présent le motif est séparé ment aux maîtres anciens; il ne dispose d'aucune vision globale
et brisé en contrastes simples de couleurs pour créer le volume. ~u ·il faudrait individualiser et isoler, d'aucune vision que le
La lumière sert alors de moyen de construction, et la sensation· oontexte intellectuel et la tradition mettraient à sa disposition.
colorée est forcée de prendre le chemin de la construction ar- Üe bourgeois catholique et conservateur en matière de politique
chitectonique, en soulignant ce qui ne se laisse plus dissoudre tlOmprenait l'impressionnisme sub specie aeternitatis. Une forte
et en extrayant le noyau tectonique indestructible. Dans ses tendance archaïque se dégage de cette œuvre, et l'impression-
aquarelles, Cézanne a dissous le motifjusqu'à ce qu'il rencontre niste Cézanne dépasse la frontière de ce qu'on appelle commu-
les éléments; toutefois, il reste dans la formulation spatiale du nément le classique et se rapproche des anciens Grecs primitifs.
classicisme tardif, et ce n'est que plus tard que l'on osera trans- Cézanne est allé de la touche de couleur à la totalité, de la sen-
former les éléments eux-mêmes. Le mérite de Cézanne consiste sation à la structure tandis que les Anciens avaient ajouté en tout
avant tout dans la restauration classique de l'impressionnisme. dernier lieu la s<msation colorée à la composition du tableau.
Il a forcé l'impressionnisme à évoluer vers un primitivisme tec- Cézanne était grand par sa capacité à noter la sensation, mais
tonique, qui reviendra, sous un mode bourgeois et plus étroite- le résultat est primitif sur le plan tectonique. Cézanne forçait
ment académique, chez.le premier Derain. les touches de couleur souples à devenir des formes. Pour leur
De la même manière, Seurat avait abouti à la composition, conférer de la stabilité, il utilisait la séparation classique des sur-
mais sa sensibilité était moins audacieuse, plus froide et réduite. faces planes et plaçait sa sensation dans des composantes direc-
La composition de Seurat prit une dimension actuelle par le tionnelles simples. Les Anciens étaient partis de la forme achevée
choix du motif. Homme de la province, Cézanne, en revanche, qu'ils individualisèrent toujours davantage, procédé qui découle
évita toute actualité. On a pu le comparer à Hans von Ma- de la foi en une créàtion achevée, accomplie, encore en vigueur à
rées dont la noblesse ne cache pas le caractère philologique de la Renaissance. Cézanne, .en revanche, est parti de sensations très
l'œuvre. Contrairement aux impressionnistes, Marées est resté nuancées qui, pour trouver un appui solide, étaient mises en rap-
dans l'enceinte d'une attitude classique traditionnelle. La sim- port avec des corps simples, donc peu caractérisées. La démarche
plicité de Marées est ressentie comme un appauvrissement induit classique était morte pour se réveiller aussitôt, tel Lazare, mais le
1 par une culture desséchée; bien trop proches et reconnaissables, chemin vers la forme était inversé. Chez Cézanne, au début, la
les modèles vénérés font ironiquement signe. Marées n'apporta couleur est réévaluée; à la fin, se dégagent des composantes de
guère de neuf au classicisme; il échoua devant la grandeur des couleur de ce qui jadis était primaire, la forme tectonique. C'est
Anciens, poussé dans ses retranchements face à l'historisme et dans ces touches de couleur si difficiles à saisir, précisément dans
au rêve de l'accomplissement, toutes choses que, bien avant lui, la trace laissée par la sensation et sa composition, que réside l' im-
d'autres avaient accomplies avec une force plus convaincante et pressionnisme de Cézanne. Dans la problématique du volume se
marquante. trouvent les clefs de son classicisme, de même que de sa réception

32 33
.111p1 ~ clt•, HÔ11Ô1.111nm pn t ~ lll lll l"i. ( 111111111 111llh l '.u1111111111111 llll • tl1 .11thllltjUl \ t l ~ Ulll' l Il ht•\<jt' du lllUUVt'lllt'llL, ré'iidc l 'cf-
lr111 ~ m11v1t•'l. lis 11ochrrr ho11c quelque chose d'extrêmc-
1
de la couleur, dès qu 'on sn111it l U'uvre p.11 \UI\ ttmlllHlllt' lllt l1t, t dr
la sensation colorée; chez Cézanne reco1n111c 11ct: le tH11h.1t u11 111 nt 'omplcx<..:. Le ch(lmin de Cézanne, au contraire, allait vers
faveur d'une structure spatiale, dès qu'on saisit l'œuvre pnr son un primitivisme, se servant d'une technique actuelle très sen-
résultat. A ses débuts, Matisse, par exemple, essayait de générali- 1thlt'. On reconnaît chez lui déjà très clairement les tendances
ser la structure colorée de Cézanne en totalisant le motif gr:kc à 11d1.ü'santes de ceux qu'on nomme les Modernes. Les Anciens
la couleur tandis que le groupe de peintres plus jeunes part d'une t.1lcnt partis d'une conception posant la loi de l'homme fait à
conception de l'espace qui l'individualise en objets, tout en pré- l'image de Dieu et dans leurs compositions ils imitent l'harmo-
servant la planéité du tableau. La conception tectonique s'est 1m· d'un monde créé par Dieu. En dernière analyse, leur réalisme
imposée à cause de la trop grande richesse de la sensation; les étnit religieux.
impressions protéiformes nécessitaient une composition rigou- Cézanne commença par expérimenter les touches de couleur
reuse, si l'on voulait éviter l'effondrement. L'évolution du travail lumineuses groupées, en fonction du contraste et de la modula-
et de la conception picturale de Cézanne, allant de l'impression vion, autour de centres de couleur dont la totalité devait donner
passive à la tectonique active et volontaire, élargit considérable- une composition aux contours stables. Il nomma ce commen-
ment l'espace psychique. On parcourt les couches antagonistes icment, partant de l'atome de couleur, la petite sensation. Pro-
d'un vécu passif et actif, pour aboutir ainsi à une totalité plus <lédant d'une technique impressionniste, il voulut aboutir à la
signifiante et plus riche en tensions psychiques. composition classique. Pour y parvenir, il soumit la sensation
Cézanne voulut élargir la sensation pour lui conférer une dynamique à des types de figures stables. Cézanne, ce catholique
plénitude solide. Il dépassa l'analyse technique del' impression- conservateur, ressentit un besoin quasi religieux de permanence;
nisme; en partant d'une manière de voir qui contient la pro- il voulut confirmer l'éternité de l'œuvre divine en essayant de
priété fondamentale de la représentation des corps, à savoir le l'égaler.
volume, il parvint à un réalisme formel. Chez lui, tout dessin Des réactionnaires indisciplinés mettent l'accent sur la tech-
procède de la peinture. Les contrastes de couleur se détachent nique impressionniste de son œuvte. Les obsédés du présent, par
si fortement que, par le jeu des reflets, ils créent le contour, l'ul- contre, insistent sur la construction. Ces deux définitions exclu-
time résultat de très fines touches de couleur. L'impression se sives réduisent la portée de l'œuvre de Cézanne, en lui ôtant sa
précise par ses différentes touches de couleur; les contrastes sont totalité et son caractère personnel, et elles passent sous silence
à ce point gradués que la délimitation et la forme naissent grâce l'expression singulière de la crise propre à sa peinture qui, en
à la modulation des couleurs. La couleur se spatialise par la force dépit de son accomplissement, reste souvent problématique et
de ses contrastes, et les oppositions de direction résultent non inaccomplie. Cézanne a fourni à l'impressionnisme une mé-
seulement de la couleur et du flux de la lumière, mais aussi des thode logique lui permettant de dépasser l'impression pour
contrastes entre types de formes. aboutir à une composition plus durable. On peut le qualifier de
Cézanne était parti d'un minimum de propriétés des objets; classique à l'envers.
un artiste pratiquant la distance, comme ses camarades. Les An- Cependant, son attitude face au monde et ses moyens pic-
ciens, en revanche, avaient visé le maximum optimiste d'une turaux ont une certaine spécificité. L'homme est comme une
plénitude des objets. Dans ce maximum, fût-il réalisé grâce à nature morte - un motif, rien d'autre, l'occasion d'une sensa-
la conquête de l'espac;:e par la perspective ou en recourant à des tion colorée. C'est ici que l'indifférence artistique trouve ses

34 35
li111itn. l.'l11m1111t• dt: JIUtrt ltlll\J" 'ci11hll Ill Ir lllll)rll 1111111 Vllll l 111 \',111 C;ngh < un11.11".11t l.1 lcHt c du 11101111:11t culmi-
réaliser une fin concrète: il s'•lgit de se llH.'tll'C ,\11 MllVÎH' d'u1w IMlll q111 dwrd1t' à s'ancrer dans la durée. Fragment temporel le
finalité collective soit d'ordre politique soit d'ordre artillliquc. plu' r~tlui r et ardeur la plus téméraire avaient pour lui une égale
Chez les impressionnistes on relève un égoïsme qui ne voit dans v.dcur; c'est pourquoi le moment lui apparut comme tension ex-
l'objet qu'un symptôme. On en finit avec le réalisme classique et t.1tiquc. Il essaya de fixer une celle incandescence, son expression
on rompt avec l'obéissance envers la « nature divine » et ceci en ln plus extrême; une sensibilité ouverte sur l'extase, qui dépassait
vertu d'une force à part dans la nature: la lumière. La réalité de- kt dimension optique, œuvrait ici. La technique fut transformée
vient un symptôme des dominantes picturales, tout comme par en expression subjective immédiate, en une forme expressive ha-
la suite les choses ne toucheront plus que la périphérie des repré- letante, explosive, une ornementation presque maniaque; il fal-
sentations formelles. Cézanne avait forcé les moyens impression- lait se hâter si l'on voulait fixer le moment afin de garder intacte
nistes jusqu'à atteindre le sculptural. Il faut avouer qu'en fin de l'immédiateté de la transe extatique. Dans la création extatique,
compte il se heurta aux limites de la sensibilité impressionniste. recourant à l'exaltation de la subjectivité lyrique ou à l' identifi-
Les Baigrieuses sont restées inachevées. Peut-être les moyens cation visant l'objectivation, la résistance du motif connaît jus-
étaient-ils trop affinés, la structure de l'atome trop complexe. tement un traitement sommaire. C'est pourquoi on commença
Grâce au pointillisme quelque peu pédant, Seurat disposait de par utiliser le moyen le plus rapide, l'ornement passablement
moyens plus faciles à organiser. Cette technique, c'est-à-dire la fatigué. On est encore trop fortement attaché au motif pour
faiblesse de Seurat pour la mode, fut reprise par ses petits élèves aboutir au psycliogramme : donc on recourt à la stylisation et
qui l'ont mal comprise. Déterminante fut sa décision d'opter l'on reste dans un entre-deux. Vincent Van Gogh voulait expri-
pour la construction rigoureuse qui le situe dans la lignée des mer davantage qu'un simple rapport optique et essayait d'offrir
créateurs majeurs. Partant des Baigneuses de Cézanne et des por- autre chose qu'une surface séduisante. Animé par un esprit de
traits de Seurat, commença alors la recherche du tableau à per- sacrifice, il tente la dissolution symbolique et la transformation
sonnage. spirituelle du motif. On voit alors des couleurs qui dépassent la
Un jour, un esprit ardent dut s'emporter : pourquoi uni- constatation visible, en correspondance avec une passion illumi-
quement une recherche artistique pure qui isole, pourquoi des née, un pathos intime. Des couleurs, vecteurs de lumière, sont
hommes traités en nature morte? Pourquoi l'émotion profonde, réunies et opposées en fonction du sentiment et de la significa-
la tension psychique et la différenciation du sujet se sont-elles tion symbolique.
perdues? La technique impressionniste est-elle incapable de sai- L' impressionnisme, attaché au goût, fait place à l'identifica-
sir tout cela? Ne peut-on pas retrouver la force dramatique de tion maniaque avec le soleil. L'effet de lumière devient soumis-
Delacroix, la leçon de Millet, l'éthique de Daumier grâce à un sion solaire. Relevons que Van Gogh échange avec Gauguin une
nouveau p athos et rendre ainsi l'art plus humain ? Les tableaux nature morte, Les Tournesols, contre l'un de ses autoportraits. Le
ne sont-ils pas faits pour tout le monde, créés par un anonyme soleil masculin fécondateur rayonne derrière le pont-levis fémi-
dont la visée est un effet collectif? Il faudrait intensifier l' im- nin qui s'ouvre. Le semeur est identifié au soleil sous lequel il
pressionnism~ pour en faire un moyen d'expression religieux et s'avance. L'écriture de Van Gogh peut, pour ainsi dire, être qua-
collectif, dépasser l'isolement artistique, quitter le domaine du lifiée de solaire. La situation de Van Gogh devient tragique, non
goût pour s'avancer jusqu'aux champs de l'émotionnel, familier pas à cause d'un problème artisanal, mais parce que l'identifica-
à tous. tion avec le soleil a échoué. Le mythe d'Icare se renouvelle. Le

36 37
11nlctl «:'it le 'igue du p (l'C gl'J11l 'l lJI, dnlll d 'u11 id «tl 111.t'1l ltl111 . Si l'lduuu ~ n11 t1.uh11t fr 111n11f: t u~ll!tu.: d w st: tio 111m<.: une sym·
l'on s' identifie à lui, c'est qu'on d wrche à représenter et rem,. bollqut• dt'' wu! ur11 s' i1111uanl'c qui doit non seulement obéir à
placer le père, le h éros; ainsi on devient facilement victime de ~m 1t.1 ~,H11J ~whni<.]UC, mais aussi à une vision spirituelle et éthique.
l'idéal que l'on ne peut pas réaliser. Ceci d'autant plus qu'une Lt.•'\ figun:s sont h âtivement esquissées dans un geste de total
tâche collective relevant du culte est demandée à l'individu isolé. 1&h1md.on extatique. La fulgurance del'ornement relie les surfaces
Parfois Van Gogh qualifiait les hommes d'astres, et souvent il dt l'oulcurs, une transposition structurée par opposition et par
disait : « La vie est ronde. » 1~io1:rposition; les couleurs fonctionnent comme une caractéri-
Van Gogh pousse donc la manière impressionniste jusqu'au 111tion signifiante, mais l'artisanat menace pareille accumulation
symbolisme religieux. On est tout à fait éloigné des figures iné- r ~nvique. On demeure dans l'entre-deux d'une stylisation sen-
branlables traitées à la manière de natures mortes de Cézanne ou 11U k. On traduit la couleur par nécessité intérieure, la couleur est
encore des formulations pleines d'esprit proches du dessin de De- élevée au rang de symbole. La figure est traitée par le dessin hâtif
gas. Désormais la couleur va au-delà de l'attrayante constatation t.]UÎ ourle les surfaces colorées organisées par contraste, séparant
visible, elle correspond à une passion, un pathos intime; des cou- lc:s surfaces parsemées de touches posées en larges aplats; pareil
leurs lumineuses s'organisent de façon symbolique. Les touches 011tour passionné, mais rapide, rend possible le flux puissant de
de couleur se transforment en moyen expressif. Par l'amour de la vision synthétique. Le sentiment était le point de départ de ces
Vincent, l'impressionnisme est élevé au niveau de la métaphore, t,\l)lcaux et telle était leur visée. Mais l'ornementation extatique
et il touche parfois à l'allégorie des Anciens. Van Gogh veut créer dérive parfois ve~rs l'artisanat. Les précurseurs avaient fourni
des symboles, cherche donc moins la description directe; la pein- les conventions artisanales; tel un obsédé, l'héritier parcourt
ture doit redevenir davantage que le seul métier. Non plus la pein- les toiles à une vitesse hallucinante. La technique n'est qu'un
ture pour la peinture, mais pour la passion humaine, pour un état moyen pour exprimer le pathos et le sentiment; c'est le moyen
d'esprit; anonymat et soumission du métier à l'homme, huma- d'expression le plus rapide pour dire l'ardeur d'une brève extase
nisme sensible d'un extatique. L'humanisme ramène à Delacroix, .illant vers la dissolution. La sensibilité rendue par une gradua-
à Daumier et à Millet, le maître pédagogue, ces peintres prati- uion des moyens techniques se fait pathos éthique et allégorie
quant encore la représentation et la caractérisation dramatique ; moralisante, cachant tant bien que mal des directions pulsion-
des survivances de la complexité de l'ancien. La peinture se fait nelles qui menacent la vie. Toutefois, quelque chose manque à
presque indifférente devant l'humain et, ne servant que ce der- C!lc tte rage déchaînée qui est tendue entre intensification eupho-
nier, trouve son sens. On est impressionniste presque par un acte rique et profonde proximité de la mort. On s'était précipité vers
de foi; la lumière et le Christ qui la répandait - on peint l'amour l'extrême, tout en oubliant l'unité spatiale originelle, ce besoin
de manière quasi sentimentale. Les Japonais agiles avaient indi- iJ?rimordial des yeux avides. Dans l'extase hâtive, on avait créé
qué les moyens pour parvenir à une stratification rapide, mais l'ornement et le décor quelque peu perméable. Van Gogh sentit
banale, de la surface, proposant des phraséologies ornementales. que le réalisme descriptif avait pour ainsi dire perdu sa véracité,
Chez Van Gogh, on est bien éloigné de la distanciation tech- du fait de la rupture entre la sensation et le monde objectif de-
nique. Ici, c'est le sermon de l'extase: la terre doit être ramenée de venu confus. On transpose en recourant au symbole, on propose
force à l'identité avec l'homme, au nom de la charité et pas seu- une sorte de graphisme coloré, mais l'extase ne parvient pas à
lement pour ordonner les impressions optiques. La peinture sert la transfiguration complète. Malgré tout l'amour, la figure s'ap-
de moyen pour exprimer une passion de croyant, pour réaliser pauvrit; souvent les extatiques sont des monomaniaques passifs,

38 39
ll r,1111 pr11,1, 1111111 ' Atml \',rn (,n~h ' 11n1od11 p .11l11l1t .1 11 Y1 li l 1li 111 pl l l.t "' 11 1111 t li l 1'1111'Il' gt '" I' ,\ l.1 Il l' 1 " Il t 111 Il H1
1

J>d.u mix. ,\ Millt.·l ou J),t111111t•1 w11111-w ;\ d1.·' p.11 .lpt '' ,111l tt " ' t Il d1 .111w. P.11lnh, on H~twoy.tll . llnt' dynumit)lll' lnlltt' w·1
pour trouver un contenu cc, en pren.111t appui i.ur l 'i 11vt·mi~>1 1 h m1uuq11I', nui-; l kl.lcmix ou Victor I lu go ét.1knt dl'' L.1tlm. Lt•,
gurative des Anciens, ne pas s'effondrer. On transpose tel qud le hnpit"iunnhrcs :w:\!cnt chassé le fait littéraire.: du tnblcn11 . M,d,
modèle des Anciens dans une nouvelle technique et un pnthos 1t11 c;,)gh 6prouva cette littérature à la fois comme un élément
différent. L'humble reprise des modèles prouve justement com- h11111 li11 et une.: incitation à créer de grands tableaux. Toutcfoi11, il
bien Van Gogh a recherché l'œuvre d'art collective et anonyme, hrm.tit, déchiré qu'il était entre le drame larmoyant et une !.ym
y voyant quelque chose de plus élevé que le domaine personnel, bull 1uc dont l'importance étonne. Faisant de telles expéricnt·r,,
quelque chose qui rend l'individualité indifférente. Mais l'imita- V.111 C1ogh resta tout d'abord un cas unique; pourtant, nous rc
tion montre aussi l'importance assignée à l'interprétation tech- li nuvons fréquemment sa technique dans les débuts juvéniles ck
nique. On copiait pour exprimer son émotion face à un motif 111 ~6nération suivante, génération qui, par la suite, se tournera le
déjà représenté en peinture, mais important pour l'homme; pa- 1'111'1 souvent vers l'œuvre plus complexe de Cézanne.
raphrase sentimentale, variante, donc une réduction de la pro- Parmi les dessins de Van Gogh nous trouvons des feuilles q11 i
duction, pratiquement au sens des Anciens. La transposition, la 1tl' composent de petits traits, contrastant avec la solution orm:
concentration dans son propre superlatif gardait sa valeur. Ce 111<.:ncale; s'y exprimait l'influence néo-impressionniste. L'école
déchaînement élargit le langage pictural et la couleur. Les touches pointilliste incita Van Gogh à modifier sa palette pour accueilli r
s'étendirent sur des surfaces rapidement remplies, des contours une lumière plus pure et à recourir aux couleurs complémen·
s'insérèrent, on coloria d'une manière presque populaire; on 1.lll"es. Les néo-impressionnistes expliquèrent le luminarisme par
jeta les bases d'un primitivisme des moyens colorés. L'expres- une mécanique scientifique; ils renforcèrent l'autonomie abs-
sionnisme pouvait commencer. Matisse entra en possession d'un traite des touches de couleur et mécanisèrent l'impressionnis1m:,
tel héritage. le transformant en décoration apaisée. Ici, le processus et le mo·
Vincent Van Gogh avait clairement compris que privilégier ment furent remplacés par l'harmonie décorative des éléments
une conception uniquement soucieuse de la technique et du goût de couleur; la déconstruction méthodique des couleurs renforça
avait fait perdre la dimension dramatique. Les impressionnistes !'exigence de participation du spectateur. Le mélange optique
avaient limité l'émotion picturale à un savoir-faire artistique ré- des couleurs fait à présent consciemment partie intégrante du
duisant le caractère figuratif. Du drame on n'avait gardé que le calcul. L'impression est rendue de manière académique, et, à la
jeu des rapports de couleurs, évitant consciemment la descrip- place de l'émotion biologique, on recherche équilibre et harmo~
tion propre au tableau de genre : les Anciens avaient essayé de nie qui ont pu influencer le jeune Matisse, tout comme le côté
donner une représentation picturale de la durée, qu'elle fût objet décoratif des Gobelins a marqué les débuts de ses successeurs.
de désir ou certitude pieuse émanant de la foi. L'affirmation de Le plan reste préservé. L'effet optique est raffiné, mais procède
la création les avait incités à saisir dans leur globalité les détails d'une conception technique étroite et pédante. Cette école n'a
plastiques proches, d'autant plus que le détail leur apparaissait guère su trouver des équations satisfaisantes de l'espace. Seul
comme le symbole même du plus grand. Une représentation tou- Seurat dépasse ces peintres, Seurat dont les amis et les élèves
jours plus élaborée enrichissait le réservoir des formes; c'est ainsi reprirent la technique éphémère, sans comprendre les gr.a ndcs
qu'ils ~raient capables d'accueillir une masse étonnante d'ex- figurations.
périences au sein de leur monde plein d'éloquence. Van Gogh

40

Vous aimerez peut-être aussi