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Revue des Études Grecques

Remarques sur la composition du « Gorgias ».


Jacqueline Duchemin

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Duchemin Jacqueline. Remarques sur la composition du « Gorgias ».. In: Revue des Études Grecques, tome 56, fascicule
266-268, Juillet-décembre 1943. pp. 265-286;

http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1943_num_56_266_2990

Document généré le 26/05/2016


REMARQUES SUR LA COMPOSITION III « GOIIGIAS (1)

Entre tous les dialogues de Platon, le Gorgias est peut-


être, à première vue, le plus facile à diviser, mais le plus
difficile par contre si Ton examine son contenu philosophique
et la suite des idées.

§ 1. Examen des premières apparences.

Sa structure, dans les grandes lignes, est fort nette. Le


dialogue se compose de trois parties au cours desquelles Socrate
s'oppose successivement à Gorgias, Polos et Calliclès, et les
deux coupures principales sont marquées par l'entrée on lice
de Polos (4616) et celle de Galliclès (4816). Le caractère
tranché de celte division est accentué par l'emploi du dialogue
direct. Des indications de mise en scène (2), moins
pittoresques, il est vrai, que dans le Protagoras, moins
longuement développées qu'au début de la République, contribuent
encore à la ressemblance du Gorgias avec une œuvre
dramatique. Cette analogie n'a pas élé sans frapper vivement
certains critiques, et notre dialogue a été plus d'une fois comparé
à une tragédie (3). De fait, sa composition est apparentée à

(1) Communication faite à l'Association des Études grecques (séance du


4 février 1943).
(2) Voir le préambule, avec l'arrivée de Socrate et de Chéréphon dans la
maison où Gorgias vient de donner une séance d'apparat.
(3) Voir notamment un article de Luigia Achillea Stella, dans la revue Hisio-
REO, LVI, 1943, no 266-268 18
266 JACQUELINE ÙUCHEMIN

celle de certains drames comme le Prométhée enchaîné où les


personnages, un par un, viennent donner la réplique au Titan,
comme les Troyennes même, où Hécube reste constamment"
en scène, pleurant les malheurs de Cassandre, puis ceux
d'Andromaque, prenant part enfin, devant Ménélas, à un άγων
contre Hélène.
Il faut noter dans le Gorgias, outre le crescendo remarqué
par L. A. Stella (1), l'extraordinaire relief prêté par Platon aux
trois interlocuteurs successifs de Socrate, surtout aux deux
derniers. Du célèbre rhéteur nous gardons l'image d'un
honnête homme, ignorant lui-même les dangers de son art (2),
un peu vaniteux comme bien des sophistes (3), moins ridicule
toutefois qu'un Hippias et plein de courtoisie dans la
discussion sur la rhétorique (4). Polos par contre est bouillant et
impétueux (5) ; il sait pourtant insulter (6) et railler (7) ; son
caractère est forcé comme celui d'un personnage comique et
Platon a poussé la charge jusqu'à mettre dans sa bouche, dès
le déljut du dialogue, un pastiche certain du rhéteur d'Agri-

ria de 1933 : Platon et la tragédie, partie d'une étude sur l'Influence de la poésie
et de Vart sur Platon. L'auteur insiste sur les points suivants : Socrate est sans
cesse en scène et les interlocuteurs se meuvent autour de lui ; l'attention est
tenue en suspens au cours de scènes successives disposées en crescendo. Voir
aussi l'article de Rndberg, L'élément dramatique chez Platon, dans les Symbolae
Osloenses de 1939. Nous n'avons pu avoir connaissance de cet article que par
le bref résumé de V Année philologique, qui y relève l'exaœen de la
composition dramatique des dialogues, et en particulier de la question du nombre
des interlocuteurs, envisagé dans ses rapports avec le nombre des acteurs
tragiques.
(1) Voir la précédente note.
(2) Voir notamment le développement qui commence à 456 c.
(3) 448 a, 449 a, 449 c, etc.
(4) II invite même Socrate à parler sans craindre de le choquer (463 a) et lui
demandera plus loin de continuer son exposé, malgré le refus de Galliclès de
poursuivre la discussion (506 a-b).
(5) Voir sa brusque intervention (461 6), ses répliques à l'emporte-pièce (461 d,
462 e etc.), ses sautes d'humeur qui le rendent incapable de suivre un
raisonnement (v. 466 6-e). Sa fougue s'exprime dans un style heurté comme celui de
sa grande phrase d'entrée, remplie d'anacoluthes (461 6-c).
. (6) 461 b, 410 c, 471 e etc.
(7) 468 e, 470 e etc.
REMARQUES SUR LÀ COMPOSITION DU « GORGIAS » 267

génie, disciple de Gorgias (1). Avec Calliclès s'étalent à la fois


la violence et le cynisme (2). Sa mauvaise humeur, nourrie
surtout d'orgueil et de mépris de l'adversaire (3), est
constante et joue même le rôle de ressort dramatique (4). Son
emportement s'exhale en violentes insultes (5), en une lourde
moquerie (6), en menaces à peine déguisées (7). A certains
moments sa mauvaise foi ne se dissimule même pas (8).
Un drame en trois épisodes, tel est le Gorgias. Mais la
recherche dramatique est loin de s'arrêter là. Mettons à part
l'épilogue, d'un genre tout particulier, constitué par le mythe
du jugement des morts, et le prologue, sorte de répétition,
entre Chéréphon et Gorgias, du débat qui va s'ouvrir entre
Socrate et ses trois interlocuteurs successifs. Des divisions
d'assez grande importance, semble-t-il, sont marquées tant par
des interventions, au cours de chaque partie principale, des
autres personnages, que par des exposés de méthode de
Socrate. A un moment où la discussion va tourner court entre
Socrate et Gorgias, Ghéréphon et Galliclès, au nom du cercle
attentif et déjà passionné, les prient de continuer (458 b-e). Au
cours du dialogue avec Polos, Gorgias intervient deux fois,
pour engager Socrate à poursuivre (463 a), puis pour
demander une précision (463 J-464 d). Un aparté de Galliclès avec
Ghéréphon marque la fin de la discussion entre Sociale et
Polos et prépare la tumultueuse entrée en scene de
Galliclès (481 b). Enfin, au cours de la troisième partie, Gorgias
exhorte Galliclès à répondre (497 b), puis, quand il se retire

(1) 448 c.
(2) \7oir notamment son entrée (48i 6) et tout le fameux discours qui suit.
(3) 484 tf-e, 485 a-c, 490 c-d etc.
(4) Voir en particulier l'intermède introduit à 505 c par le refus boudeur de
Calliclès de continuera répondre à Socrate.
(5) 489 6, 491 <?, 497 b-c, etc.
(6) 492 e, 505 d etc.
(1) 486 α-ό, 511 a etc.
(8) V. 495 a, où il maintient une affirmation insoutenable pour ne pas se
contredire, 499 6, où il prétend avoir fait exprès des concessions pour se jouer de
Socrate, etc.
268 JACQUELINE DUCHEM1N

définitivement, demande à Socrate de continuer sans lui son


exposé (506 b). Assez nombreuses sont d'autre part les
digressions où Socrate, sur un ton sérieux, justifie devant Gorgias ses
méthodes de discussion (457 e-458 b), blâme les procédés de
Polos (471e-472 c) ou affirme son dessein de rechercher avant
tout la vérité (473 c-474 b), puis, face à Calliclès, oppose sur
un ton ironique l'amour de Démos et celui de la philosophie
(481e-482 c) ou compare à la pierre de touche l'accord de ses
conclusions avec celles de son adversaire (486 d-iSS b).
Platon a donc voulu, par des procédés divers, marquer avec
une grande netteté les articulations du dialogue : telle est la
première impression d'un lecteur non prévenu. Convient-il de
s'en tenir là ? Gertes non : cette vue risquerait fort de rester
superficielle. Il nous faut essayer d'examiner les choses plus à
fond et de déceler non plus les divisions dramatiques
ponctuant l'exposé des idées, mais les articulations môme du
raisonnement.

§ 2. Le contenu philosophique.

La difficulté d'établir le plan réel du dialogue est extrême et


tel ne sera pas, en définitive, notre dessein. Malgré l'apparente
simplicité de ses lignes, le Gorgias est une œuvre très complexe
et, si Ton se laisse aisément entraîner au gré de l'auteur à
travers la suite des développements, il est beaucoup plus
malaisé de retrouver en réfléchissant un fil conducteur unique.
La discussion s'engage entre Socrate et Gorgias sur la nature
de la rhétorique. Puis insensiblement le débat s'élargit; dès la
première partie le thème du juste et de l'injuste fait son
apparition; dans la seconde il domine tout, avec l'examen détaillé
de la question : vaut-il mieux commettre l'injustice ou la subir?
Enfin, à partir de l'entrée de Calliclès, c'est toute la
conception de la vie humaine qui est en jeu. Mais toutes ces
considérations se pénètrent les unes les autres depuis le début de
l'ouvrage. Les thèmes sont annoncés longtemps avant d'être
REMARQUES SUR LA COMPOSITION DU « GORGIAS » 269

traités (1) et, bien souvent, abandonnés avant d'être épuisés,


ils sont repris au moment le plus inattendu (2). D'où
l'impossibilité d'établir pour notre dialogue un plan qui rallie tous les
suffrages. Les divergences sont absolues, non pas seulement
pour les subdivisions de médiocre importance, mais en ce qui
touche les grandes parties. Autant de critiques, autant de
structures proposées (3).
Deux points surtout sont à considérer. Les auteurs tout
d'abord se séparent sur la question de savoir si la fausse sortie
de Calliclès refusant désormais de répondre à Socrate (506 c)
marque une division réelle. La réponse est affirmative dans
les études d'A. Groiset (4), de Deuschle (5), de Steinhart (6).
Par contre, ni Horn ni Gron ni Bonilz n'admettent de coupure
à cette place : si le premier ne donne aucune raison de son
attitude, les deux autres s'appuient expressément sur l'analyse
delà discussion (7).

(1) Par exemple, dès 434 b, Platon met dans la bouche de Gorgias l'annonce
d'un thème essentiel, celui du juste et.de l'injuste.
(2) Ainsi à 310 a Socrate, au plus fort d'une discussion sur l'injustice,
réintroduit, sans presque avoir l'air d'y songer, l'idée du pouvoir politique et de la
tyrannie.
(3) On a souvent essayé d'établir la division du Gorgias. Nous citerons notam-
îiient l'ouvrage de Cron, Beitrdf/e ;« Erkldrung des Platonischen Gorgias, Leipzig,
1870; les chapitres consacrés au Gorgias par Bonitz, Platonische Studien, Berlin,
1886; Deuschle : Dispositionen Platonischer Dialoge (cité abondamment par
Cron, op. cit.); Han, Platonstudien, Vienne, 1893; Steinhart, G esc hic hi lie he
Entwickelung der Platonischen Philosophie (largement cité par Bonitz, op. cit.),
et l'introduction au Gorgias dans l'édition d'A. Groiset et L. Bodin (Paris,
Belles-Lettres, 1924, au tome III des Œuvres de Platon, 2me partie).
(4) Op. cit., p. 93 et 107.
(5) Op. cit., réfuté par Gron, op. cit., p. 64.
(6) Op. eît., mentionné par Bonitz, op. cit., p. 35 sqq. Steinhart divise le
dialogue en cinq parties et place ici la coupure entre la quatrième et la cinquième.
La quatrième partie « conduit, écrit-il, à l'idée la plus élevée du dialogue, celle
de l'harmonie qui domine le monde et de l'ordre », tandis que dans la cinquième
« la loi morale est rattachée... à l'ordre moral et éternel du monde, établi par
Dieu ».
(7) Cron, op. cit., p. 64, remarque qu'il n'y a là aucune conclusion, aucun
point tournant de la discussion, et que celle-ci continue après l'intermède comme
si rien ne s'était produit. Les explications de Bonitz, op. cit., p. 31, sont à peu
près identiques. De fait, en se plaçant au point de vue de la suite des idées, on
admet aisément le bien-fondé de ces remarques.
270 JACQUELINE DDCHEMIN

D'autre part, les trois parties extérieures constituées par le


changement d'interlocuteur en face de Socrate marquent-elles
des divisions réelles ? La réponse de Bonitz est affirmative (1),
et il l'établit surtout sur des raisons d'ordre extérieur. Négative
par contre est celle de Gron et de Steinhart, qui d'ailleurs
s'accordent ici pour se séparer ensuite. Cron, d'accord avec
Deuschle, propose une division du dialogue en deux grandes
parlies, avec coupure à 481 ô, c'est-à-dire à l'intervention de
Galliclès (2). Mais son opinion n'est pas en réalité si différente
qu'on pourrait le croire de celle de Bonitz, puisque la
principale subdivision de la première partie se place pour lui, comme
par hasard, à l'irruption de Polos dans le débat (461 b).
Beaucoup plus radicale est l'opinion de Steinhart qui distingue aussi
deux grandes parties séparées à 481 6, mais place les
subdivisions de la première ailleurs qu'à l'entrée de Polos (3).
On voit combien l'accord est loin d'être réalisé sur la
composition du Gorgias. Chaque critique propose une structure
différente. Un seul point est acquis pour tous, la coupure très
nette à 481 b. Faut-il en conclure qu'il y a en tout cas deux
grandes parties bien délimitées ? Nous ne le croyons pas. De
fait on est tenté de penser que la deuxième, celle de Galliclès,
possède son unité, due à l'examen approfondi du problème
éthique; par opposition la première, celle tie Gorgias et de

(1) Voir surtout 1 1 deuxième partie de son étude, intitulée» Justification de la


composition indiquée ». Certaines des raisons données lont empruntées au ton,
au caractère des personnages, à la méthode de discussion. Les autres, que
Bonitz rattache à l'examen du fond, semblent, quoi qu'il en dise, se ramener en
fait aux premières (voir en particulier les p. Π et 18). A chaque entrée d'un
personnage nouveau, dit ce critique, la discussion repart sur de nouvelles bases
(p. 17). En fait les personnages le 'disent, mais il vaudrait mieux se garder de
les en croire.
(2) 11 s'appuie pour cela sur les rapports extérieurs entre Gorgias et Polos et en
conclut, peut-être un peu vite, à une étroite solidarité morale entre les deux
personnages, qu'il oppose en bloc à Calliclès (op. cit., p. 52 sqq., surtout p. 36).
(3) 0/). cit., d'après Bonitz, op. cit., p. 35 sqq. Les deux grandes parties
indiquées comportent cinq subdivisions : la première, en mettant à part
l'introduction (jusqu'à 448 d), serait coupée seulement à 466 a, moment où, d'après
Steinhart, la discussion se place sur le terrain purement philosophique et prépare
ainsi le débat avec Galliclès sur la conception morale de la vie.
REMARQUES SUR LA COMPOSITION DU « GORGIAS » 271

Polos, apparaîtrait comme consacrée à la rhétorique. Mais


dans le dialogue entre Socrate et Gorgias le problème moral a
déjà été posé (l'orateur-doit-il être juste ou injuste ?) et il a été
longuement débattu ensuite entre Socrate et Polos (vaut-il
mieux commettre l'injustice ou la subir ?). De plus la
rhétorique, au cours du dialogue entre Socrate et Galliclès, est loin
d'être oubliée, puisque d'un bout à l'autre de cette grande
division le philosophe est envisagé par opposition avec l'homme
d'état : il suffit de songer aux considérations de Socrate sur
Démos et à sa critique des hommes d'état athéniens. Il est
donc impossible de diviser de façon assurée le Gorgias en
deux ou trois grandes parties, ou davantage.
C'est assez dire tout ce qu'il y a d'artificiel dans ce genre de
tentatives. Nous ne pouvons cependant renoncer à tout essai
pour saisir la structure de ce dialogue et il serait essentiel de
déterminer une méthode pour y aboutir. Il nous faut pour cela
mesurer la difficulté du problème, établir tout au moins en
quoi elle consiste et comment il se fait que le Gorgias soit si
rebelle à l'analyse. Le problème ordinaire en matière de
composition littéraire consiste, connaissant le sens d'une œuvre
donnée, à établir sa structure. Mais nous ne connaissons pas
encore le sens du Gorgias et il semble qu'en ce qui le concerne
le problème soit exactement l'opposé : connaissant sa
structure apparente, essayer d'en déterminer le sens; c'est ensuite
seulement que nous pourrions redescendre à l'établissement
d'une division justifiée par le contenu philosophique. Nous
sommes ainsi amenés à nous demander si l'on peut diviser un
tel ouvrage de façon statique. On l'a cru, et tous, comme nous
l'avons vu, se sont plus ou moins laissé entraîner par
l'existence des parties dramatiques qui frappent dès l'abord les
regards. Mais on a peut-être eu tort. Il serait beaucoup plus
intéressant, croyons-nous, de chercher un principe de
progression permettant d'établir une composition d'allure
dynamique, de déceler le mouvement et l'orientation du dialogue.
Une œuvre comme le Gorgias est une œuvre vivante et ne
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saurait en vérité se découper en mille morceaux de tailles et


de formes diverses, s'emboîtant de façon compliquée les uns
dans les autres.
L'examen des subdivisions de moindre importance nous
permet de saisir sur le vif le divorce constant dans le Gorgias
entre la composition dramatique et la marche réelle des idées.
Nous nous bornerons à quelques exemples particulièrement
frappants.
Certaines ruptures dans le mouvement du dialogue sont
fortement marquées, mais aucune articulation du raisonnement
ne leur correspond. Ainsi, au cours de la discussion entre
Socrate et Gorgias, Platon introduit, de 457 c à 458 b, un
exposé de méthode socratique, immédiatement suivi d'un court
intermède entre Ghéréphon et Galliclès (458 b-e) ; il est difficile
de marquer plus nettement un arrêt; pourtant la suite des
idées ne comporte pas la moindre coupure : Gorgias, après
avoir déclaré, à 454 6, que la rhétorique concerne le juste et
l'injuste, vient de noter qu'elle n'est nullement responsable du
mauvais usage qu'on en peut faire; Socrate, après l'intermède,
va l'acculer à la contradiction sur ce point précis ; le sujet de
la discussion est bien resté le même. Au cours de la
discussion avec Polos, Gorgias intervient à 463 a puis, plus
longuement, de 463 β à 464 b; or Socrate a commencé à 462 b sa
définition de la rhétorique considérée comme un empirisme; il va
continuer après l'interruption en développant la théorie des
arts et des flatteries leurs fantômes; il n'y a pas la moindre
solution de continuité.
D'autres fois des divisions incontestables de la pensée
passeraient inaperçues si l'on s'en tenait aux épisodes
dramatiques : la fin du long développement de Socrate sur les
flatteries correspondant aux différents arts (466 a), le début de
l'important débat avec Polos sur l'injustice commise ou subie
(468 e), le demi-aveu de Galliclès reconnaissant, dans toute la
mesure où le caractère du personnage le permet, le bien-fondé
de la doctrine socratique (513. c), ne sont marqués par aucun
REMARQUES SUR LA COMPOSITION DU « GORGIAS » 273

incident scénique, par aucune intervention, par aucune


digression.
Il nous faut donc conclure à un décalage total entre la
forme de l'exposé platonicien et son contenu philosophique. Il
est fatal dès lors que le critique soit en proie, de %çon plus ou
moins consciente, à un cruel embarras : s'il choisit de diviser
le dialogue selon sa mise en œuvre dramatique, il ignorera la
marche des idées; s'il s'attache à celle-ci, et c'est le choix le
plus tentant, il laissera de côté toute une partie de l'œuvre à
laquelle Platon a sûrement attaché une grande importance ;
s'il essaie enfin, pour justifier une structure donnée,
d'emprunter des arguments tantôt à l'un tantôt à l'autre de ces deux
points de vue, c'est le risque d'une totale confusion. D'où vient
cette aporie? Elle tient, de façon essentielle, à la difficulté
d'établir le vrai sujet du dialogue. Il est trop évident que, sans
connaître l'intention de Platon écrivant le Gorgias, nous ne
pouvons rien comprendre à la structure de cette œuvre.

§ 3. Le sujet du dialogue.

Deux problèmes, semble-t-il à première vue, sont examinés


dans le Gorgias et l'on doit se demander lequel est le
principal. « Qu'est-ce que la rhétorique? », demande Socrate à
Gorgias, et de là part toute la discussion. Mais le problème
moral passe au premier plan dès l'entretien avec Polos,
puisque la plus grande partie de celui-ci est employée à
chercher s'il vaut mieux commettre l'injustice ou la subir; dans la
discussion avec Calliclès il domine tout, et la rhétorique est
par moments presque oubliée. Toutefois celle-ci, quoique
souvent reléguée au second plan, ne disparaît jamais tout-à-fait.
Elle est loin d'autre part d'avoir seule occupé les esprits des
interlocuteurs dans la première partie, puisque l'idée du juste
et de l'injuste est intervenue de bonne heure dans le dialogue
avec Gorgias (454 b, et surtout à partir de 459 c). En réalité, les
274 JACQUELINE DUCHEM1N

deux problèmes coexistent dans le Gorgias : leurs thèmes


respectifs s'entrelacent d une façon en apparence capricieuse,
mais il serait vain de nier l'importance des passages consacrés
à l'un et à l'autre ; il ne faut ni songer à faire disparaître le
problème éthique derrière les recherches sur la rhétorique ni
négliger les pages longues et substantielles consacrées par
Platon à l'art oratoire.
Un critique italien, V. délia Setta (i), a tenu compte, pour
établir de façon intéressante l'architecture du Gorgias, de cette
indéniable dualité. D'après lui, le problème moral et. le
problème de la rhétorique, celui-ci étant d'ailleurs secondaire,
alternent trois fois de suite, très régulièrement : dans la
première moitié du dialogue l'examen du problème moral forme
le morceau central (466 £-479 e) encadré par une double étude
de la rhétorique (449a-466 b et 479e-481 6); dans la deuxième
moitié les termes sont disposés de façon inverse : l'étude du
problème moral (481 0-500 a) précède celle de la rhétorique
(500«-506 c), puis la remplace à nouveau et donne matière au
mythe eschatologique et à la conclusion d'ensemble (506 c-
527 e). On peut certes critiquer l'établissement de chacune de
ces divisions. Mais le plan proposé par V. délia Setta possède
un mérite indéniable : il met parfaitement en lumière la
coexistence des deux problèmes traités dans le Gorgias.
Il n'est pas nécessaire d'avoir une connaissance très
approfondie de l'œuvre de Platon pour se rendre compte du lien
très étroit unissant, dans la pensée du philosophe, la
rhétorique et la morale. La rhétorique tient dans la société
athénienne du ve et du iv' siècle une place de choix ; elle la
retrouve dans l'éducation des jeunes gens de grande famille.
C'est qu'elle est par excellence l'instrument de domination aux
mains d'une classe dirigeante; elle est le moyen d'acquérir et
de conserver la puissance dans l'Etat. Rhétorique et politique

(l) L'architeltura del dialogo Platonico nel « Gorgia, Republica, Menone »,


dans les Rendiconti délia reale Accademia dei Lincei, Classe di scienze morali,
storiche e filologiche, 5« série, Rome, 1919.
REMARQUES SUR LA COMPOSITION DU « GORGIAS » 275

ne font qu'un aux yeux du citoyen. Rien d'étonnant par


conséquent à voir Platon, par-delà une rhétorique destinée à
satisfaire des ambitions personnelles, viser avant tout les
conceptions courantes touchant le gouvernement de la cité. La crise
qu'il dénonce est une crise de la moralité. Le moyen a été
pris pour une fin; les hommes d'État ne sont plus les
serviteurs du bien public : ils asservissent leurs concitoyens à leur
désir effréné de jouissance, ttn face de tels hommes Socrale est
le seul à pratiquer comme il se devrait la politique. Il n'y a là
de la part de Platon nulle ironie. Le servant de la vraie
science, de la crocpla, est seul capable de diriger ses semblables
vers leur tin véritable, l'accomplissement du bien en soi, connu
et aimé dans la contemplation du philosophe. Le problème
sera traité à fond dans la République, où Platon exposera
longuement, pourquoi la cité idéale doit être régie par les
philosophes et comment ceux-ci sont seuls capables d'accéder à la
vraie politique. Le Gorgias fait déjà plus qu'esquisser une telle
doctrine et la cristallisation des divers éléments autour de la
personne de Socrate ne doit pas, sous prétexte qu'ils revêtent
ainsi une allure plus concrète, nous faire négliger le lien
organique des deux questions, rhétorique et philosophie, dans
l'enseignement platonicien.
Les rapports sont par ailleurs évidents entre le Gorgias et
le procès de Socrate. 11 serait certes fort malaisé de dire si le
dialogue a été écrit juste après le procès de 399, ou s'il s'est
écoulé entre les deux un inter.valle de plusieurs années. Un
fait a toutefois été bien établi, grâce surtout aux travaux de
M. Humbert (1) : le lien unissant le Gorgias à la Κατηγορία
Σωκράτους du sophiste Polycratès. M. Humbert considère,

(1) Polycratès, l'accusation de Socrale et le Gorgias, Paris, 1930. Les rapports


du Gorgias avec la Κατηγορία de Polycratès avaient été signalés par Gercke
dans son édition de Platon (Berlin, 1897), puis étudiés à nouveau par Wila-
tuowitz dans son Platon (2· éd., Berlin, 1919), où un chapitre leur est consacré
(t. II, ρ 95 sqq). Geffcken, dans son article Studien zu Platons Gorgias, paru
dans Hermes (1930), arrive de son côté à des conclusions voisines de celle· de
M. Humbert.
276 JACQUELINE D.UCHEMIN

avec de sérieuses apparences de raison, que la Κατηγορία fut


écrite en 393 ou 392 (l), alors que les Anciens voyaient dans ce
factum l'authentique discours prononcé au procès (2). Quoi
qu'il en soit, le lien est certain entre le Gorgias et la
Κατηγορία. L'étude de la composition amène à le constater de
façon précise, lun effet, certaines divisions apparentes, qui ne
correspondent à aucune articulation dans la marche des idées,
ont pour effet de mettre en lumière des points se rapportant
aux griefs de Polycratès. Deux intermèdes importants, l'un où
Socrate oppose devant Polos l'attitude de l'orateur appuyé
devant les tribunaux par une multitude de témoins à celle du
philosophe qui se contente du seul témoignage de son
adversaire (471 <?-472 b)1 l'autre où Socrate, à l'appui de la môme
thèse, rappelle sa propre attitude devant le Conseil quand il se
montra si maladroit pour procéder au vote (473 e-474 b) nous
rappellent le grave reproche fait à Socrate de se désintéresser
de la vie politique, trahissant ainsi ses devoirs envers la cité.
Les railleries de Socrate opposant, après le discours de Calli-

(1) M. Humbert se base pour étayer son opinion sur l'allusion contenue dans
le pamphlet, d'après le témoignage du rhéteur gaulois Favorinus transmis par
Diogène Laërce (II, 5, 18), à la reconstruction des Longs Murs par Gonon, qui
eut lieu six ans après la mort de Socrate. Toutefois l'argument n'est peut-être
pas absolument décisif, car l'allusion a pu être interpolée, ou encore ajoutée
par Polycratès lui-même au cours d'un remaniement postérieur.
(2) M. Humbert, p. 9-10 de son ouvrage, cite Théniistius, le scholiaste d'Iso-
crate et Quintilien. Par ailleurs les Anciens nous ont laissé deux réponses à
l'accusation unique, celle de Xénophon {Mémorables., I, 1), qui désigne
seulement l'accusateur par le mot κατήγορος, celle de Libatiius qui s'adresse
nommément à Anytos. Si nous distinguons Anytos et Polycratès, c'est sur la foi de
Diogène Laërce (loc. cit.) : Άπηνέγκατο μέν ουν την γραφήν δ Μελητος, εΐ~ε δέ την
δίκην Πολύευκτος, ως φησ·. Φαβωρϊνος... συνέγραψε δε τον λόγον Πολυκράτης ό
σοφιστής, ώς φτ,σιν "Ερμιπχος, ή "Ανυτος, ως τίνες. 11 semble pourtant que Diogène
Laërce, qui distingue deux auteurs possibles, connaisse bien une œuvre
unique. La distinction entre l'accusation de 399 et le pamphlet de Polycratès
n'est d'ailleurs pas essentielle à la discussion des rapports entre le Gorgias et
la Κατηγορία. S'il est très probable en effet que le Gorgias a été écrit après
le voyage en Grande Grèce et en Sicile (voir les traces d'orphisme qu'il
contient) et si ce dialogue paraît bien avoir été écrit sous le coup direct d'une
violente indignation, il n'est pas nécessaire de recourir à l'hypothèse d'un pamphlet
différent de la Κατηγορία de 399 : il a pu s'agir de l'édition largement
diffusée d'un discours non encore publié jusque-là,
REMARQUES SUR LA COMPOSITION DU « GORGIAS » 277

clés, l'amoureux du Démos et l'amoureux de la philosophie


(486 d-iSS b) placent aussi le débat sur son véritable terrain et
montrent sans ambiguïté la nature du problème agité, le
problème des rapports de l'homme avec la cité. Dans le détail, de
1res nombreux passages nous ramènent au même ordre de
préoccupations : le motif de l'orateur tout-puissant dans la
ville pour tuer, exiler, dépouiller qui il veut (466 a-467 6,
468 e, 469 a, 469 c, 511 a-c), celui des bommes d'État athéniens
(503 ôc, 515 <7, 519 d), celui de l'antagonisme du philosophe
et du politique (500 b-c, 503 c, 508 c, 509 c, 512 d, 513 c)
montrent combien Platon a tenu à opposer de la façon la plus
explicite les conceptions de vie de Socrate, le philosophe, le
seul homme pratiquant dans Athènes la politique véritable, et
des orateurs, les meneurs habituels du jeu populaire.
Des rapports bien plus précis ont été mis en lumière par des
rapprochements entre des passages du Gorgias et certains
endroits où Xénophon et Libanius répondent à
l'Accusateur (1). Le rapport n'est pas douteux entre le rappel par
Polycratès de Conon et de la reconstruction des Longs Murs (2)
et la p. 519 a (3) du Gorgias, non plus que celui des pages
503 c (4) et 515 c avec l'éloge fait par Polycratès de certains
hommes d'Etat. Incontestable est le lien entre l'Apologie de
Libanius, 87, où le rhéteur reproche à Polycratès la façon dont
il cile Pindare, et l'usage que fait Galliclès (484 b) d'une
citation déformée de Pindare (5). Enfin le reproche d'apyia fait à
Socrate par l'Accusateur est à plusieurs reprises réfuté dans
le Gorgias (6).

(*) Voir l'ouvrage de M. Humbert, p. Π sqq., reprenant les points déjà


signalés par Gercke et rappelant certains ' faits de détail ajoutés par Markowski.
(2) Voir plus haut, p. 276, n. 1.
(3) "Ανευ γαρ σωφροσύντ,; vtal δ:χαιοσύνης λιμένων και νεωρίων και τειχών καΐ φόρων
και το'.ούτων φλυαριών ε μ-πεπλτ,κα3 ι ττ,ν -πάλιν.
(4) θεμιστοκλε'α οοκ ακούει; άνδρα αγαθόν γεγονότα και Κίμωνα καΐ Μιλτιάδτ,ν και
Περικλεα ;
(5) Voir toute la minutieuse discussion de M. Humbert et les importantes
conclusions auxquelles elle aboutit.
(6) 484 ci, 485 e, 515 e, 522 b. hs passage 515 c retourne de curieuse façon le
278 JACQUELINE DUGHEMIN

On a cru longtemps, presque sans examen, que la


Κατηγορία de Polycratès était une réponse au Gorgias, qui aurait été
écrit très vite après le procès de 399. Gercke, dans son
introduction à l'édition déjà citée, donne une série d'arguments
établissant une forte présomption en faveur de l'antériorité
du pamphlet (i). Mais la démonstration convaincante a été
fournie par M. Humbert, grâce à l'examen minutieux du
problème posé par la présence dans le Gorgias d'une citation de
Pindare au texte déformé (2).
La preuve étant faite des rapports qui unissent le Gorgias qm
pamphlet de Polycratès et de l'antériorité de la Κατηγορία, notre
dialogue s'éclaire d'un jour nouveau. Son but immédiat n'est
pas une discussion abstraite et froide. Il s'agit de laver Socrate
des reproches infamants lancés contre sa mémoire. Le Gorgias
est une apologie, au vrai sens du terme. Il est davantage : c'est
une contre-attaque passionnée de Platon contre les détracteurs

reproche contre Périclès, responsable selon Socrate — et Platon — de Γάργία des


Athéniens. Gomme le remarque M. Humbert, 522 b et Libatiius, 102 peuvent être
un rappel direct de la γραφή de 399.
(1) Nous ajouterons un argument tiré de l'attitude de Polos et de Calliclès,
tous deux amis de la tyrannie, rapprochée de l'apostrophe de Libanius à
Polycratès (Apologie, 162) : σΰ τολμάς χαλεϊν Σωκράττ,ν τυοαννικόν; Comment
Polycratès aurait-il pu accuser Socrate d'aimer la tyrannie dans une réponse à un écrit
où c'étaient justement les adversaires de Socrate qui la défendaient et Socrate
qui la flétrissait ?
(2) 484 6 [νόμος] άγει ^ιαιών το οικϊΐότατον. donnent les manuscrits du Gorgias,
alors que le texte authentique de Pindare, fourni par le scholiaste de la ixe Né-
méenne et une citation du rhéteur Aelius Aristide (II, 68) est άγει δίκαιων το
βιαιότατον. Wilamowitz, dans son Platon (t. II, p. 95 sqq.), avait prétendu en
inférer l'antériorité du Gorgias. M. Humbert, au contraire, dans son ouvrage
Polycratès, l'accusation de Socrate et le Gorgias (p. 23 sqq.), établit que c'est le
Calliclès de Platon qui, par un procédé familier aux sophistes, déforme le vers
de Pindare à l'appui de sa thèse. Platon rejette ainsi sur les accusateurs de son
maître le reproche injustement fait à celui-ci, au cours du procès, de corrompre
la jeunesse par des citations inexactes et immorales. Un passage de Γ Apologie de
Libanius (87) ne peut laisser là-dessus le moindre doute : Οϋτω καΐ τ:ερί
Πινδάρου διαλέγεται δΐδοίκως αυτόν ττ,ν διδα/ήν και φοβούμενο; μή τις των νέων άκουσας
ως ύπερτάττ, χειρί βιάζεται το δίκοιιον, άμελήσας των νόμων άσκτϊ τώ χεΐρε, και τοΰτο
οΟτως εΐκότως ύφοραται Σωκράτης, ως ό σοφώτατος "Ανυτος έτόλμησε μεταγράψαι το
του ποιητοΰ καθάπερ εν Σκύθοις διαλεγοαένου κα'ι ουκ ΐΐσομένοις άνθρώ-ποις τί μεν
Άνΰτου, τί δέ Πινδάρου. Άλλα τοΰτο μεν καλώς έποίτ,σε σε κακούργων. Έν γαρ τφ
μεταθεΐναι το του ποιητοΰ χατηγόρηκε τοϋ Πινδάρου, και τον Σωκράτην έχ/,νεσεν.
ftEMARQUÈS SUÎl LA COMPOSITION DU « GORGIAS )) 279

de son maître, les rhéteurs de métier et les jeunes hommes


aspirant au pouvoir politique. Ce n'est pas par hasard que le
philosophe a multiplié les allusions aux tribunaux devant
lesquels le sage peut être traduit par le premier vaurien venu
possédant l'art de la parole, et qui le condamneront s'il
n'applique point les recettes du plus populaire art de bien dire, et
surtout s'il ne suit ou ne veut déguiser la vérité : les allusions,
à mesure que le dialogue avance vers sa fin, se font de plus en
plus nombreuses et de plus en plus précises au procès de
Socrate (1). Ce n'est pas non plus l'effet du hasard si en la
personne de Polos et surtout en celle de Calliclès, Platon nous a
montré le dépit et la haine de certains interlocuteurs de
Socrate, tiers de leur savoir-faire et pleins de vanité, mais
blessés à vif par la clairvoyance du sage qui perce à jour leurs
misérables artifices et bien décidés à se venger par n'importe
quel moyen, en particulier par cet art oratoire objet de son
dédain. Platon, tout au long du dialogue, a multiplié les
notations dans ce sens.
Toutefois, il ne faudrait pas négliger l'aspect proprement
philosophique du dialogue. Le sujet précis est bien un sujet
de réflexion pure, dont on ne saurait prétendre qu'il se limite
à la valeur de la rhétorique ni même au problème moral, mais
qui, à cause du lien organique étroit établi par Platon entre
les deux questions, procède à la fois de l'une et de l'autre. Ce
serait une grave erreur que de ne pas voir le but d'apologie
du Gorgias\ c'en serait une aussi que. d'ignorer tout son côté
philosophique, opposant la rhétorique telle qu'elle est,
représentée par trois variétés de rhéteurs, à la philosophie telle
qu'elle doit être et telle qu'elle se montre en la personne de
Soc rate.

(1) Que l'on relise eu particulier la page 521 d-e, où l'on voit le philosophe
comparé à un médecin qui serait jugé par un tribunal d'enfants.
280 JACQUELINE DUCHEM1N

§ 4. La mise en œuvre de la structure artistique.

A la lumière des circonstances de la composition du Gorgias,


le problème de sa composition nous apparaît donc sous un
jour tout nouveau. Ce que nous soupçonnions est pleinement
confirmé : ce serait ôter tout intérêt à notre étude que de nous
acharner à un problème de division statique. Un tel ouvrage
est tout mouvement, il est orienté d'un bout à l'autre et se
propose une fin précise. Les coupures apparentes ne sont
nullement destinées à marquer des étapes de la démonstration.
Tous les incidents de la discussion, tous les intermèdes
importants, les arrêts dûs à la mise en scène comme les exposés de
méthode, ont une valeur d'exposé, un but unique : appeler
constamment notre attention sur le procès de Socrate, sur le
scandale de cette accusation et de cette mort qui soulèvent
Platon de douleur et de colère ; il ne peut assez crier sa haine
et son dégoût à ceux qui ont fait condamner, par rancune et
vengeance mesquines, l'être le plus noble et le plus épris d'un
pur idéal.
Nous comprenons mieux ainsi les rapports des trois
interlocuteurs de Socrate entre eux. A lire le dialogue sans
prévention, comme une œuvre littéraire, on est frappé des
enrichissements successifs que chacun des deux derniers apporte à
son prédécesseur immédiat. Gorgias, pourtant si vivant, si
plein d'importance, entouré de respect, s'efface devant Polos,
qui à son tour pâlit, violent et fougueux trouvant plus violent
et plus fougueux que lui, plus lucide aussi, dans le personnage
inouï de Calliclès. Les trois personnages sont entre eux dans
un rapport pour ainsi dire mathématique, car chacun des
deux premiers est contenu dans le suivant, qui le dépasse.
Avec le caractère des personnages le ton du débat évolue.
Courtoise et mesurée entre Socrate et Gorgias, la discussion,
du fait de Polos, devient dans la deuxième partie âpre et
mordante, et l'on a peine à croire qu'elle puisse devenir plus
violente ; pourtant le ton s'élève encore au-delà de toute prévi-
REMARQUES SUR LA COMPOSITION DU « GORGIAS » 281

sion, jusqu'à briser les cadres d'une œuvre philosophique,


tant le rôle de Galliclès l'émaille de sarcasmes violents, de
moqueries haineuses et môme de menaces très directes.
Il serait paradoxal d'appliquer aux interlocuteurs de Socrate
le terme de méthode. Si pourtant nous examinons la façon
qu'a chacun de réagir devant les problèmes et de se
comporter vis-à-vis de Socrate, nous serons frappés de l'évolution de
leurs procédés. L'attitude de Gorgias a du moins le mérite
d'une entière probité ; ses vues par contre sont fort limitées et
il ne soupçonne pas l'importance du problème rhétorique ; sa
méthode est inexistante et les quelques receltes mises en
œuvre ne sauraient en rien lutter contre la maîtrise et la
conviction de Socrate. Polos, lui, entrevoit la profondeur du débat
et, par un rétablissement vigoureux, reprend toutes les
concessions faites par Gorgias. Plus ferme et plus intelligent que
Gorgias, il saurait peut-être, s'il était de bonne foi, attaquer de
front la question. Mais il n'a d'autre arme que la violence et
le sarcasme ; il nie ce qui lui déplaît, sans le réfuter, et raille
quand il se voit battu. Galliclès, de son côté, mesure
parfaitement tout ce qui est en jeu et, comme il pousse sa position
avec un grand cynisme, jusqu'à ses plus inavouables
conséquences, sa perversité sans fissure le rend très difficile à
vaincre. Il est au demeurant tout aussi dépourvu d'une vraie
méthode que ses deux alliés : tout au plus possède-t-il une
tactique, faite de recettes éprouvées dans les joutes éristiques
et dans les assemblées politiques, dont l'efficacité procède le
plus souvent des inadvertances de l'adversaire. Tel qu'il est,
c'est le plus solide des interlocuteurs de Socrate.
Par une évolution parallèle, l'objet du débat se précise et
s'approfondit en passant d'un personnage à l'autre. Il est
certes intéressant de constater, avec V. délia Setta (1), le
mouvement tournant grâce auquel viennent successivement se
présenter à la lumière les deux faces complémentaires du pro-

(1) Voiy plus haut p. 274.


REG, LVI, 1943, n· 266-Î68. 19
282 ' JACQUELINE DUCHEM1N

blême traité· Mais, si rhétorique et morale alternent, ce n'est


pas en vertu d'un simple mouvement pendulaire ramenant
périodiquement le débat à des pôles demeurés identiques à
eux-mêmes. Chacune des faces du problème est à chaque retour
profondément modifiée par l'examen de l'autre face. Après
chaque progrès notre vue porte plus loin et les assises
métaphysiques apparaissent dans une plus grande clarté.
En face de ses trois contradicteurs Socrate évolue, lui aussi,
de façon très étroitement dépendante de la leur : en effet, bien
que les apparences nous le montrent comme le meneur du jeu,
il est clair que sa méthode et le ton môme de ses répliques se
modifient suivant le caractère, le ton, les procédés de son
adversaire du moment. Son attitude apparaît comme purement
négative, la partie forte et positive étant représentée tour à
tour par Gorgias, Polos et Galliclès, sur qui est concentrée
toute la vie du dialogue.
Les traits de Socrate sont tout juste esquissés et demeurent
dans un demi-jour en face des trois physionomies beaucoup
plus fortement dessinées. Même son ironie attend toujours
d'être provoquée (1). Avec la violence croissante de l'attaque le
ton de ses discours se précise. Calme en présence de Gorgias,.
se bornant à quelques railleries devant la vanité du rhéteur,
Socrate, en face du jeune et bouillant Polos, nuance de dédain
son ironie, souriant aux maladresses d'un interlocuteur qui
donne tête baissée dans tous les pièges. Avec Calliclès l'ironie
subsiste, de plus en plus mordante, mais le dédain a disparu.
Enfin, dans la troisième partie, de façon de plus en plus
marquée en approchant de la conclusion, le ton de Socrate devient
plus grave et plus élevé, faisant pressentir le mythe sur le
jugement des morts.

(1) Dans la première partie, elle suit très exactement les manifestations de la
vanité de Gorgias; elle vient ensuite comme une réponse aux boutades et aux
mouvements d'humeur de Polos, puis aux provocations de Calliclès; les deux
grands exposés ironiques où il montre l'opposition du rhéteur et du politique
(48td-482c et 486 d-488 />) sont appelés l'un par la tumultueuse entrée en
scène de Calliclès, l'autre par sa longue et véhémente profession de foi.
REMARQUES SUR LA COMPOSITION DU « GOBGIAS » 283

D'une partie à l'autre et pour les mêmes raisons la méthode


varie. Il suffisait de quelques passes d'armes pour obliger,
après un dialogue rapide par questions et réponses, un
Gorgias à se contredire. Polos se méfie et parfois se refuse à
articuler une concession dont il entrevoit les conséquences ; un
examen plus serré de la question est nécessaire avec lui et la
discussion sur l'injustice causée ou subie est à la fois plus
longue et plus sérieuse. Vis à-vis de Galiiclès Socrate devra
progressivement engager toutes les ressources de la
dialectique et exposer ses vues dans des discours plus étendus,
surtout quand son interlocuteur, piqué d'être toujours réfuté,
refusera de lui donner la réplique. Par l'intransigeance même
de son adversaire il est conduit à des professions de foi
répétées, formulées avec une énergie croissante.
De façon parallèle encore se multiplient et se répartissent les
allusions à la vie politique contemporaine et au procès de
Socrate. L'entretien avec Gorgias reste tout entier sur le plan
théorique et ne peut s'éclairer qu'à la lumière du reste (4). Mais
avec Polos le débat passe de la rhétorique à la politique,
qu'elle symbolise : de là l'insistance avec laquelle Socrate
développe le thème que la rhétorique est le fantôme d'une
partie de la politique (2) ; de là l'importance donnée à la
tyrannie et à l'exemple du tyran Archélaos (3); de là aussi les
allusions aux vrais mobiles des orateurs qui, sous couleur du
bien public, cherchent surtout à satisfaire leurs ambitions
personnelles et à nuire à leurs ennemis (i) : parmi ceuxr-ci le
Gorgias range ceux qui, comme Socrate, ont osé leur opposer
un idéal élevé. Dans la troisième partie du dialogue nous rele-

(1) A peine relevons-nous une allusion isolée aux constructions (435 e),
destinée surtout à indiquer ce qui sera plus loin un thème essentiel.
(2) Πολιτικής μορίου εϊδωλον (463 d). Voir tout le développement 464 6-466 a.
(3) 471 tf-472 c. Polycratès accusait Socrate de servir la tyrannie (cf. p. 278,
n. 1). Platon justifie son maître en lui opposant deux servants de la
tyrannie, Polos, qui veut pour lui le pouvoir tyrannique, Calliclès, qui, lui, veut
savoir flatter le tyran. Un grand nombre d'allusions de détail insistent sur
l'affinité des démagogues avec les tyrans (462 c, 470 d-471 α etc.).
(4) 466 a-467 6, 466 c, 468 e, 469 «, 469 c.
284 JACQUELINE ÛUCHEMIN

vons d'importantes allusions à l'amour de Galliclès pour le


Démos (1), à côté de nombre d'autres se rapportant au pouvoir
et à la tyrannie (2), aux tribunaux et au salaire des juges (3),
aux constructions (4) et surlout aux hommes d'État (5)·;
enfin les allusions au procès de Socrate se multiplient à
mesure que Ton approche de la fin du dialogue (6) et
deviennent de la part de Galliclès de plus en plus âpres. Celles-
ci forment une masse de plus en plus compacte en
approchant du mythe final et celui-ci, à la lumière du jugement de
399, dont l'ombre plane sur toute la fin du dialogue, nous
apparaît comme la révision d'un injuste procès (7), la
revanche, devant les juges de l'au-delà, du sage condamné ici-
bas par la mesquinerie des hommes et la basse rancune de ses
adversaires (8). ,
Cette revue rapide nous montre l'importance capitale dans le
Qorgias de tout ce qui se rattache au procès de Socrate. Elle
met en lumière l'aspect politique de ce procès, et aussi le rôle
qu'ont pu y jouer les rancunes personnelles. Surtout elle nous
fait voir clairement que Socrate, malgré les apparences, n'est
pas le personnage important du dialogue. Bien plus que lui,
aux yeux de Platon, comptent ses adversaires. L'Adversaire,
unique et multiple, est représenté ici par trois incarnations-
types, unies entre elles dans une remarquable continuité. On

(1) Voir surtout la digression de Socrate, 481 i-482 c.


(2) 510 a.
(S) 511 a-c et 515 t.
(4) 517 c.
(5) 5Θ3 b-c, 515 a, 519 c.
(6j Elles commencent dès 486 a 6, mais sont surtout groupées entre 521 b et
522 e.
(7) Voir 526 e-527 a.
(8) Le thème de la haine aux motifs mesquins est indiqué dans le Gorgias par
de fréquentes notations. La mauvaise humeur de Calliclès est soulignée dès 497 b
par une intervention de Gorgias; elle ne cesse plus de se manifester. Platon
veut insister sur les nombreux ennemis que Socrate s'était faits par sa méthode
dialectique : chacun se croyait personnellement visé par les arguments qui
attaquaient sa thèse et se retirait mortellement blessé dans son amour-propre
quand il avait été battu. Tel dut être le cas de Polycratès, qui fréquenta un·
moment le cercle eocratique.
REMARQUES SCR LA COMPOSITION DU « GORGIAS » 285

a pu dire que Gorgias contenait en germe les deux autres : il


n'en est ea fait que l'ébaucbe et représente au plus le rhéteur
moyen que ses aperçus très limités n'empêchent pas de se
croire en règle avec la morale. Polos, avec ses très réels
appétits et son cynisme insuffisant, marque la transition : sa
présence nous permet de comprendre comment de l'honnête Gor-
gias peut procéder Galliclès, être amoral mais richement doué,
que son cynisme sans mélange et son intelligence peuvent
pousser au premier rang de la cité. Cet Adversaire, le
multiple anti-Socrate, est le personnage essentiel du Gorgias, et
c'est lui d'un bout à l'autre qui possède l'initiative. En face de
hii Socrate est seul et son rôle, qu'il s'agisse du ton ou de la
méthode, est purement défensif. Si, du point de vue
philosophique, il reste le vrai meneur du jeu, c'est parce qu'il écrase
complètement cet Adversaire en trois personnes, réalisé au
maximum en Galliclès.
Gela reste une énigme de savoir qui est Galliclès. Pour nous
il est vraiment multiple : il est Anytos et Mélétos, il est entre
tous Polycratès, il est tous les démagogues épris de pouvoir
personnel; il est aussi Gorgias et ses pareils; il est tous ceux
que Socrate, en les réfutant, a blessés. Peut-être Platon n'a-t-il
pas osé mettre un nom connu sur un pareil visage. Nous
penserions plutôt qu'il ne le pouvait pas, aucun Athénien de son
temps ne réunissant en lui tous les traits qui composent cette
étonnante création dramatique. Le cas est unique dans l'œuvre
du philosophe : mais Platon vit-il deux fois son maître
odieusement condamné par les juges d'Athènes ?
Ainsi nous apparaît la valeur certaine dans le Gorgias de la
structure dramatique apparente. Tout subsiste certes de nos
précédentes conclusions sur le sujet du dialogue : le Gorgias
traite en fait une double question "philosophique, la valeur de
la rhétorique et le problème moral, les deux questions étant
étroitement unies. Mais cela ne suffit pas : au-delà du
problème philosophique le Gorgias a un autre sujet, le procès de
Socrate. Platon a répondu ici avec toute la douleur et l'indi-
286 JACQUELINE DUCHEMIN

gnation dont il était capable, avec toute la vénération qu'il


gardait à la mémoire de Socrate, aux accusateurs et aux
détracteurs de son maître. Là est à nos yeux le sujet réel du Gorgias.
Le lien est d'ailleurs étroit entre le rappel du procès de 399 et
l'exposé du plus pur enseignement socratique : d'un-côté c'est
la doctrine, de l'autre la mise en pratique. Notre dialogue est
donc à double fin, et cela seul peut nous rendre compte des
énigmatiques et importantes divergences relevées entre la
composition dramatique et la suite des idées. Le problème
philosophique aurait pu ôtre traité seul, mais il est
l'indispensable complément du sujet immédiat, la réponse à Poly-
cratès, et cela nous montre, s'il est nécessaire d'établir une
hiérarchie, la primauté'de ce dernier sujet. Mais le lien est si
étroit entre les deux aspects que nous fausserions le sens du
dialogue en sacrifiant l'un à l'autre, et ce n'est pas le moindre
intérêt du Gorgias que de nous présenter ainsi, tel un objet à
secret, deux structures superposées : la structure
philosophique, peu accessible au premier coup d'œil et que nous
pourrions ôtre tentés de croire la plus réelle des deux, la structure
dramatique, qui dissimule de façon paradoxale^ en l'exposant à
nos regards, le véritable mot de l'énigme.

Jacqueline Duchemin.

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