PSYCHANALYSTES, ENCORE UN EFFORT POUR NE PAS VOUS CROIRE ECRIVAINS
Il y a des psychanalystes qui écrivent des romans, peu. Des
romanciers qui prennent comme personnages des psychanalystes, de plus en plus, depuis Svevo et La conscience de Zeno jusqu’à Kureishi, Quelque chose à te dire. Je crois être le seul qui, croyant être psychanalyste, croit avoir écrit ce que je crois être un roman dont l’un des personnages principaux est un psychanalyste. Réel, celui-là, et non des moindres, Ralph Greenson. C’est dire mon malaise, car on pourrait croire que c’est moi, psychanalyste, qui écrit la vie d’un psychanalyste qui serait moi, car on sait que, comme le rêveur, le romancier se projette dans tous ses personnages. Je dois donc préciser d’abord que celui qui écrit n’est pas le psychanalyste. Celui qui écrit, dit Proust, de toutes façons, c’est toujours « l’autre moi », celui qui n’apparaît pas dans la vie sociale, avec ses nom, âge et profession. Ensuite, celui qui écrit ne parle pas en vérité. Seule la fiction donne accès au réel, et ce qu’on atteint à la fin d’un récit comme à celle d’une vie n’est pas la vérité révélée des personnages, mais une suite d’images brisées parcourue de reflets à contre sens. En quoi écrire un roman diffère-t-il de conduire une cure ? Est-ce la vérité qui est atteinte ? Et par qui ? Il y a des ressemblances entre la démarche de l’analyste et celle du romancier. Cure et roman sont des constructions, des fictions, du verbe fingere, feindre. « Moi, la vérité, je parle », écrivait Lacan en 1955. Cela ne voulait pas dire que le « moi » et le « je » désignaient Lacan lui-même comme bouche de vérité. Mais cela suggérait l’idée fausse que la cure psychanalytique était l’élucidation possible de la vérité d’un sujet. La psychanalyse ne dit pas la vérité des êtres qui s’y engagent. Elle leur donne un récit vivable de ce qu’ils sont et de la manière dont les choses pourraient s’être passées. Tout psychanalyste sait que les « comptes rendus de cas » qu’ils relatent ou écrivent sont des fictions, des légendes, des histoires faites d’histoires. Une spirale d’interprétations, un parcours cent fois revisité en tous sens. Pas plus que le récit d’un rêve n’est un rêve, le récit d’une cure n’est une cure. Un récit n’est vrai que lorsque quelqu’un y croit, et il change de contenu à chaque narrateur. Un roman n’atteint le réel que quand quelqu’un y croit, et il change de sens à chaque lecteur. La fiction et la réalité dorment dans le même lit, mais ils ne font pas le même rêve. Deuxième trait commun : l’analyste, comme le romancier dit ce qu’ils ne sait pas. Non qu’ils ne savent pas ce qu’ils disent, comme chacun de nous, non qu’ils ne veuillent pas savoir, mais ils ne savent pas tout de suite, ils acceptent, le temps d’une cure ou le temps d’un livre le risque de ne pas savoir. Je parle du psychanalyste en séance, pas de celui qui écrit des articles théoriques et qui est repris par la logique du savoir, du discours, par la monstration et la démonstration de ce qu’il sait et fait savoir. Ni de celui qui s’essaye à la littérature. Les différences ? Ne croyons pas que tout psychanalyste est ou pourrait être écrivain : trop de ridicules tentatives pour passer d’un registre de langage à l’autre sont là pour le montrer cruellement. Encore moins, contrairement à ce qu’a écrit le psychanalyste, François Roustang, l’analysant ne saurait être un romancier. Le roman et la cure sont des récits. Littéraires ? C’est une autre question. Un cas clinique n’est pas un roman mais une sorte de fiction que l’analyste donne de lui-même. La vie de l’analyste n’est pas détachable du cas du patient. Elles s’entrecroisent et ce qui en est dit publiquement est tout autre que ce qui s’est passé en privé. Même lorsque ce qui restait privé devient public, on ne s’approche pas de la vérité. Ce qui était connu publiquement s’altère simplement de ces nouveaux éléments en une nouvelle version de la légende. A la fin, ce qui se sera vraiment passé, personne n’en saura rien. Le personnage de Trauma , le dernier roman de Patrick McGrath, est un psychiatre. Il dit : « Quand j’étais très jeune, je pensais qu’écrire serait mon métier. Mais je suis un animal trop sociable. J’ai besoin de parler. Tout psychiatre est un écrivain manqué, exilé de ce royaume parce qu’il doit parler. » J’inverserai volontiers la proposition : « Tout écrivain est un psychiatre ou un psychanalyste réussi ». Je précise que la mère du personnage de McGrath était écrivain, alors que dans sa vie, c’était le père de ce romancier qui était psychiatre. Je laisserai ouverte une dernière question : quelle est la place de la mère dans le destin de celui qui devient écrivain ou psychanalyste ? J’esquisserai une réponse : si on soigne ou on écrit seulement pour se réparer ou réparer sa mère, on ne soigne pas, on n’écrit pas. La guérison, comme la littérature, viennent de surcroît, dans le dessaisissement de soi.