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Joëlle Zask
Enquêter, est ce décrire les choses telles qu’elles sont, ou les interpréter ?
Est-ce adopter une position neutre, ou décrire les choses de son point de vue? Ces
alternatives sont classiques, souvent récurrentes. Positivisme/herméneutique,
réalisme/subjectivisme, universalisme/relativisme, voila certains des aspects qu’elles
prennent.
La notion d’inter-objectivation que cet article propose repose sur la théorie
pragmatiste de l’enquête (notamment celle de John Dewey) et sur certains acquis du
travail de terrain. Elle est destinée à présenter une autre piste: une enquête ni
n’enregistre d’une manière neutre et détachée le réel, ni ne se déploie dans la
nostalgie de ne pouvoir le faire ; elle crée du réel, du réel social, des situations
nouvelles, les relations sociales s’y rejouant, du moins en partie. Parce qu’elle
concerne la possibilité de provoquer des points de rencontre et de coopération entre
des personnes appartenant à des groupes humains, sociaux ou culturels, différents,
l’inter-objectivation pourra apparaître comme un concept conjointement
épistémologique et politique.
1. Données et objets
1
-2-
1
JD, Logic: The Theory of Inquiry (1938), LW, volume 12 ; The Quest for Certainty (1929), LW, vol. 4
L'édition de référence est John Dewey, The Early Works (1882-1898), The Middle Works (1899-1924),
The Later Works (1925-1953), édités par Jo Ann Boydston, Carbondale, Southern Illinois University
Press (1e éd, 1977), paperbound, 1983.
2
JD, The Quest for Certainty, p. 134 et 135.
3
Voir The Quest for Certainty, p. 79.
2
-3-
(Peirce)4. C’est alors que s’engage une série d’efforts pour surmonter le trouble. Pour
Peirce, cet effort correspond à l’ensemble des activités qu’on déploie afin de parvenir
à la satisfaction que procure l’état de croyance (belief). Pour Dewey, cet effort est
plutôt défini dans les termes des opérations destinées à réorganiser en un tout unifié
les bribes d’expériences que la rencontre d’une difficulté (un trouble, un doute un
obstacle ou un conflit) a séparées les unes des autres. La croissance de la vie
individuelle et le progrès de la science sont sous-tendus par une logique identique.
Afin d’être surmontée, la situation problématique devient terrain d’enquête :
elle est examinée afin d’y trouver des éléments qui puissent mener à la définir, puis à
la résoudre. Parmi ces éléments, certains font obstacle et d’autres pourraient être
convertis en des ressources pour la transformer. Ces éléments sont les traits de la
situation qui sont perçus en fonction de leur utilité possible pour l’enquête. Ils sont
isolés à la fois du tout que forme l’environnement et du flux que constituent nos
conduites habituelles. Il s’agit là des données. Celles-ci sont des faits d’observation
bruts. Elles jouent le rôle de questions au cours d’une enquête. Leur signification
n’est ni précise, ni stable. Elles sont de simples suggestions qui signalent les
éléments qu’une situation problématique nous suggère d’entrée de jeu, et orientent
ainsi les premières étapes de nos investigations. Elles sont collectées en fonction de
l’idée, encore invérifiée, de la solution au problème rencontré, et s’assimilent à des
signaux d’investigations supplémentaires : « elles sont rassemblées et ordonnées en
référence spéciale à l’institution d’une proposition relative à la probabilité d’un
événement spécifique5. » Si leur sélection dépend d’un jeu d’hypothèse concernant
la situation étudiée, elles ne permettent pas en elles-mêmes de faire accéder au
sens de cette situation, étant éparses, peu coordonnées, relatives en même temps à
la mémoire de données de situations similaires et à l’anticipation du déroulement de
l’enquête en cours. Les données « pointent vers » les faits significatifs, mais sans
leur procurer une signification. Elles constituent « un ‘matériau à utiliser’ ; elles sont
des indications, des preuves, des signes, des indices pour et de quelque chose qui
reste à atteindre ; elles sont des intermédiaires, non des points ultimes ; des moyens,
non des finalités6. ” 7
Ainsi, ce qui est d’abord “ donné ” au cours d’une expérience défectueuse n’a
de fonction qu’en tant qu’outil ou ressource pour des investigations supplémentaires.
Le matériau qui en provient, qu’il consiste en qualités ou en faits, est perçu en
référence aux exigences particulières du milieu perçu en fonction duquel il existe.
Les données sont le produit d’activités cognitives primaires, liées à un comportement
d’adaptation et de réponse à l’environnement, lorsque celui-ci devient problématique.
Elles sont à la conscience ce que l’impulsion est à la conduite. Les premières
données et les premières hypothèses (ou “ idées ”) naissent en même temps, se
précisent ou se corrigent réciproquement, au contact les unes des autres. Par
conséquent, si une donnée (ou le contenu d’une perception) signale le besoin d’une
investigation (ou enquête), elle ne constitue pas pour autant une connaissance.
Dewey précise qu’il serait plus précis de s’exprimer à leur propos dans les termes de
quelque chose qui serait « pris », signalant que même des observations directes ne
constituant qu’un matériau possible d’enquête impliquent d’emblée, non une
réceptivité passive de l’enquêteur, mais une activité de corrélation entre idées et
4
Peirce, What Pragmatism Is", The Monist, vol. 15, avril 1905
5
Logic: The Theory of Inquiry, p. 467.
6
The Quest for Certainty, p. 79-80.
7
Logic: The Theory of Inquiry, p. 153-153.
3
-4-
8
Logic: The Theory of Inquiry, p. 127.
9
Logic: The Theory of Inquiry, p. 513.
10
J. Dewey, “ Objects, Data, and Existences : A Reply to Professor McGilvary ” (1909), The Middle
Works, vol. 4, p. 147.
11
Logic: The Theory of Inquiry, p. 122.
12
Voir Logic: The Theory of Inquiry, p. 132.
13
The quest for Certainty , p. 185.
4
-5-
5
-6-
14
Sur ce point, voir Peirce, What Pragmatism Is", The Monist, vol. 15, avril 1905.
15 15
. John Dewey, Logic: The Theory of Inquiry (1938), Later Works, vol. 12, chapitre 24 (“Social
Inquiry”), p. 484, note 4.
16
Sur le naturalisme continuiste de Dewey, qui présente l’enquête comme continue aux transactions
entre organisme et environnement, je me permets de renvoyer mon livre, L'opinion publique et son
double; Livre II : John Dewey, philosophe du public, L'Harmattan, coll. “ La philosophie en commun ”,
1999.
6
-7-
Ces remarques peuvent servir de socle à l’étude des raisons pour lesquelles
l’inter-objectivation parait un concept complémentaire important pour décrire la
fonction sociale des enquêtes, notamment celle des enquêtes sociales à propos
desquelles, nous l’avons dit, la contribution de Dewey est importante. La question de
l’enquête sociale permet d’apporter des précisions supplémentaires concernant la
constitution des objets en fonction des possibilités envisageables d’accord entre
expériences plurielles. La relation entre enquêteur et enquêté peut servir de modèle
simplifié à la recherche d’un tel accord, à condition toutefois que cette relation
s’établisse dans le cadre d’une investigation de nature expérimentale.
Dans la mesure où les enquêtes sociales constituent en objet les relations
sociales qui leur servent de matériau, la convergence entre activités différentes doit
l’emporter sur leur identité, pour des raisons qui vont maintenant être abordées.
Si l’objectivation s’applique à la production d’un fait expérimental, l’inter-
objectivation s’applique au mécanisme de leur production collective — de leur co-
production. Elle implique que l’objet soit constitué de sorte que l’accord le concernant
soit situé entre des perspectives ou des opinions plurielles, que celles-ci soient
similaires ou convergentes. L’unanimité n’implique pas l’uniformité. Par inter-
objectivation, on peut entendre en première analyse un processus dynamique
d’échange conclusif, ou encore une transaction entre au moins deux personnes.
Tout d’abord, la convergence entre diverses activités et leur unification au sein
d’une “ expérience ” ou d’une série d’expériences, s’applique de facto à la relation
entre enquêteur et enquêté : dans le domaine des sciences sociales, une enquête
apparaît comme une relation sociale particulière, qui peut entraîner des
changements dans les situations antérieures à son déroulement, au minimum en
contribuant à modifier d’une part la manière dont les enquêtés perçoivent leur
identité et la communiquent, et d’autre part, les idées directrices et les hypothèses
des enquêteurs. Cette remarque ne s’applique qu’incidemment à toute enquête
sociale. En revanche, les enquêtes dites « de terrain », qui sont fondées sur des
contacts, des entretiens de longue durée et des conversations entre enquêteurs et
enquêtés, assument (ou devraient assumer) l’impact de leur déroulement et de leur
diffusion sur la situation initiale. On se bornera à ces dernières, en particulier à ce
type d’enquête empirique dont les fondateurs de l’anthropologie culturelle tels Boas
et Malinowski ou les sociologues fondateurs ou héritiers de l’école de Chicago, tels
Park, Anderson, Thomas ou Burgess, ont commencé à élaborer la méthode, ne
serait-ce qu’en raison de leur inscription dans les mouvements pragmatistes et de
leur contemporanéité à leur égard17. Dans la tradition de Boas et des chercheurs liés
à l’École de Chicago, enquêter est un acte de co-production, qui repose, du moins en
partie, sur une coopération entre enquêteur et enquêté. Cette coopération ne permet
17
Sur ce mouvement, voir I. Joseph et Y. Grafmeyer, L’école de Chicago ; naissance de l’écologie
urbaine, Paris, Aubier, 1984.
7
-8-
certes pas de cerner tous les enjeux des enquêtes de terrain, mais elle permet d’en
dégager un trait constitutif et tout à fait spécifique, qui sera présenté ici au titre d’un
idéal (idéal que les enquêtes particulières réalisent plus ou moins). En effet, comme
on le verra plus loin, une enquête sociale est destinée par Dewey à procurer au
« public » des outils qui lui permette de « s’identifier lui-même », ou de définir ses
intérêts. Si l’auteur lui a accordé tant d’importance, c’est en raison du fait qu’il l’a
considérée comme le seul moyen de produire du commun qui puisse se distinguer
tout autant d’un consensus de type rationaliste que d’une allégeance collective de
forme intersubjective.
Dans le cas d’une enquête de terrain de type ethnographique, la situation
créée par une enquête satisfaisante est le résultat d’un ajustement entre les
motivations et formes de vie respectifs des enquêteurs et enquêtés. Alors que la
situation initiale est marquée par une disparité des expériences des participants à
l’enquête, celle qui est consécutive à cette dernière équivaut à l’“ expérience unifiée ”
dont il a été question : au terme d’une série de tâtonnements et de tests, enquêteurs
et enquêtés conviennent d’un point auquel l’expérience cognitive des premiers et
l’expérience de vie des seconds entrent en relation, s’éprouvent et se redéfinissent
l’une par rapport à l’autre.
Dans le travail de terrain, les hypothèses ou idées qui conditionnent la collecte
des données d’abord et les généralisations empiriques ensuite sont confrontées au
point de vue des observés, tandis que ceux-ci ajustent leur participation à l’enquête
en cours en fonction de la manière dont ils perçoivent leur intérêt à participer. Le
point auquel convergent les points de vue des enquêteurs et des enquêtés peut être
dit public : l’enquête sociale équivaut à une phase de combinaison entre les traits
que l’observé soumet à l’œil de l’observant et les questionnements que le second
adresse au premier. Comme en témoignent de nombreuses enquêtes
ethnographiques ou les enquêtes reposant sur la méthode de l’observation
participante, une enquête sociale peut s’avérer concluante à la condition minimum
qu’une interaction entre les mondes des deux parties parvienne à s’instaurer, c’est-à-
dire que les visions de la limite séparant le public du privé propres aux deux parties
en viennent à coïncider au moins partiellement. L’inter-objectivation est cette
dimension où la naissance d’un objet descriptible est due à la jonction entre l’auto-
description que l’observé exprime et la finalité sociale des descriptions inscrites dans
un procès de découverte scientifique18.
Enquêteurs et enquêtés sont les co-participants d’une enquête sociale. Celle-
ci est une co-production : l’objet qu’elle élabore est en priorité un objet d’expérience
commune, même si les expériences ultérieures des intéressés varient. Le point
important est que les variations de leurs expériences respectives ultérieures
prennent en considération et intègrent le point de contact à partir duquel s’est
constitué le commun. Dans l’idéal, une enquête parvient à produire une situation
dont la description participe à l’approfondissement du vivre ensemble, soit qu’elle le
dote d’une meilleure qualité, soit qu’elle le rende tout simplement possible.
C’est ainsi que Malinowski, par exemple, estimait que la connaissance
anthropologique pourrait rejaillir sur les pratiques coloniales de sorte à accroître leur
compatibilité avec l’existence culturelle spécifique des peuples colonisés.
L’anthropologue doit étudier les situations issues d’interactions culturelles pour elles-
mêmes, non les aborder dans les termes d’une combinaison mécanique de divers
éléments. L’enquête permet de rapporter les changements à des « forces de
18
Sur l’enquête de terrain, voir Daniel Cefaï (dir), L’Enquête de terrain, Paris, La découverte- MAUSS,
2003.
8
-9-
9
- 10 -
L’enquête ethnographique peut ainsi être perçue par les indigènes comme un
document à usage interne. De nombreux ethnologues remarquent que la
participation des enquêtés est indexée sur leur intérêt à leur faire, à commencer
(sauf lorsque les informateurs sont payés) par leur intérêt à entrer dans l’histoire via
la publication de leur opinion, parfois de leur nom, dans un livre qui voyagera à
travers le monde. Par ailleurs, les enquêtes peuvent entrer dans un jeu d’influence
locale, suivant la nature des informateurs sélectionnés. Lorsque les informateurs
jouissent d’un pouvoir spécial, il arrive ainsi qu’elles contribuent au maintien de l’élite
et des valeurs officielles du groupe. Enfin, les enquêtes peuvent être perçues comme
un auxiliaire politique, comme un document doté d’autorité, comme un véhicule de la
critique du système en place, et ainsi de suite. Par exemple, Nicholas Thomas
remarque que les recherches ethnographiques ont aidé à l’élaboration d’un
manifeste du FNLKS (front de libération nationale kanak socialiste) sur “ la coutume
mélanésienne ” (note n°4). De même, Malinowski avait envisagé l’influence des
travaux anthropologiques sur la conscience de soi des colonisés et la rébellion
contre le système colonial qui pourrait en découler : "L'Africain est en train de devenir
un anthropologue qui retourne nos propres armes contre nous […] Il vaudrait mieux
que l'homme de la pratique ne traite pas (cette anthropologie) comme une
plaisanterie ou un phénomène insignifiant et mineur. Car dans l'ensemble, il contient
une grande part de vérité et il laisse prévoir la naissance d'une opinion publique, d'un
sentiment national et racial qui, tôt ou tard, devra être pris en considération par les
agents du contact sur le plan pratique21."
Dans une certaine mesure, la perception des enquêtes par les enquêtés
s’inscrit dans la logique de l’emprunt culturel que Boas et Malinowski ont élaborée.
D’une part, comme Boas l’a montré à travers un grand nombre d’observations,
l’élément emprunté, qu’il s’agisse d’une croyance ou d’un savoir-faire, se trouve
requalifié22. La signification qu’il acquiert dans la culture d’emprunt n’est pas celle
qu’il avait dans la culture d’origine. D’autre part, pour Malinowski, un emprunt est
effectué en fonction de critères de fonctionnalité et d’avantage culturel. Les éléments
d’une culture étrangère qu’une société donnée accueille sont sélectionnés sur la
base de leur propension à s’intégrer à son “ système culturel ” et à l’améliorer. En
cas de contacts interculturels, une institution ne peut être remplacée par une autre
que si le changement produit va vers "quelque chose de meilleur au sens culturel,
c'est-à-dire de mieux adapté, donnant une plus grande liberté d'action et de plus
grandes possibilités à ceux qui vivent selon cette institution23." Un emprunt se traduit
par une évolution historique dont la source est interne à la société d’emprunt. Le
problème lié aux contacts ne consiste donc pas en un risque de dénaturation, mais
aux faits que les sociétés dont la “ force de contact ” est supérieure imposent aux
peuples qu’ils dominent “ un don sélectif ”. Par exemple, en Afrique, les Européens
ont été prodigues en biens spirituels (école, culte) mais ils n’ont partagé ni la
richesse et la puissance, ni l’égalité et la citoyenneté.
Des remarques en faveur de l’enquête comme mode cognitif de convergence
d’expériences appartenant à des champs différents, qu’ils s’agisse de cultures ou de
groupes sociaux, s’appliquent également aux enquêteurs : le contact avec le groupe
ou l’individu étudié est une condition incontournable de leur travail d’objectivation. De
21
Malinowski: Les dynamiques de l'évolution culturelle (1961) Payot, Paris, 1970, chapitre 5, p. 97.
22
Voir Franz Boas, « Methods of Cultural Anthropology », dans Race, Langage, and Culture (1940),
Chicago and London, Chicago University press, Midway reprint, 1988.
23
Bronislaw Malinowski, Les dynamiques de l'évolution culturelle (1961) Payot, Paris, 1970, chap.5, p.
87.
10
- 11 -
24
W. Thomas, cité par D. Cefaï, opp. Cit., postface, p. 530.
25
H. Blumer, « Sociological Implications of the Thought of Mead » (1966).
26
Voir par exemple les textes réunis dans Writing Culture ; The Poetics and Politics of Ethnography,
James Clifford and George E. Marcus (ed), University of California Press, Berkeley, 1986.
11
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s’opère cette coïncidence est d’ordre public. Dans l’idéal, la publicité des travaux qui
sont articulés à partir de ce point favorise un processus plus général de
reconnaissance publique par des personnes qui ne participent pas directement à
l’enquête. Le devenir public d’enquêtes menées à partir de la combinaison des points
de vue enquêtant/enquêté mène à la reconnaissance publique de la pluralité et de
l’historicité humaine.
A l’interaction qui s’établit entre théorisation et contact, on peut ajouter le fait
que le développement des enquêtes sociales dans une société donnée contribue (ou
peut contribuer) à modifier la façon dont les membres de cette société se présentent
à leurs propres yeux et agissent, de la même manière que les enquêtés modifient la
perception d’eux-mêmes et leurs pratiques quand ils sont en contact avec des
étrangers qui les observent. Eu égard aux conséquences que produisent les
situations d’interaction, ils peuvent parvenir à cet « accord dans les activités » dont il
a été question plus haut. Comme l’a noté Wittgenstein, ce phénomène contribue à
qualifier l’espoir social dont l’anthropologie est porteuse : étudier des hommes
plongés dans des systèmes de vie différents développe l’esprit humaniste, accroît la
tolérance et la conscience d’altérité, permet à rebours d’aborder nos propres
croyances comme relatives à nos contextes de vie, au lieu de les considérer comme
universelles ou absolues27. L’anthropologie est la discipline qui, plus que toute autre,
conduit à aménager dans la conscience de soi cet écart grâce auquel l’individuation,
qui est toujours relative à la part que prend un sujet à l’expérience de la réalité
extérieure, peut se développer de sorte à accroître ou, du moins, à respecter, les
chances du développement de l’individualité d’autrui. A cet égard, la justice serait
tout autant un critère de la pertinence d’une enquête que ne l’est l’objectivité.
Cet espoir social rejaillit sur les principes méthodologiques des enquêtes. Par
exemple, une enquête a d’autant plus de chance d’être valable que la quantité
d’acteurs concernés par elle, soit qu’ils coopèrent son déroulement, soit surtout qu’ils
y voient un compte-rendu plausible de situations qui les touchent (directement ou
pas), est grande. Il en va aussi bien des questions de représentativité des personnes
consultées et des résultats atteints que des questions d’accords entre les activités.
Plus le nombre de gens prenant part d’une manière ou d’une autre à une enquête est
important, plus les enquêtes peuvent être concluantes, en ce sens que plus leurs
conséquences pratiques sont susceptibles d’être intégrées dans le cours de leur
expérience de sorte à le conforter et à en assurer la continuité. Une enquête gagne à
s’ouvrir à tous. C’est pourquoi par exemple la consultation d’une sélection drastique
d’informateurs sur la base de critères non questionnés produit une distorsion.
Nicholas Thomas insiste ainsi sur la pluralisation des sources d’enquêtes (intégrer
ceux qui ont été exclus de la science ethnologique, tels les missionnaires, les
observateurs non professionnels, les voyageurs, etc) et sur celle des informateurs,
afin de ne pas rester prisonnier du point de vue d’une certaine catégorie de
personnes, en l’occurrence de l’élite déjà en place, la plupart du temps masculine et
aisée. A la liquidation du concept de “ culture homogène ” correspond chez Thomas
la liquidation de l’idéal positiviste de l’unité thématique et méthodologique de la
science.
La pluralisation des intervenants dans l’enquête peut surtout être élargie aux
lecteurs des enquêtes, à leurs récipiendaires. Le caractère public et partageable du
contenu des enquêtes et du discours sur ce contenu concerne également ceux
27
Parmi les pionniers, voir par exemple Lowie, Robert H., Primitive Society (1921), London,
Routledge & Kegan Paul LTD, 1960, introduction, p. 12.
12
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auprès de qui sont diffusées les enquêtes sociales28. Aujourd’hui, il est relativement
courant d’insister sur les méthodes de diffusion et de présentation relativement aux
exigences issues de l’expérience de rapatriement des connaissances sociales
auprès de cercles éloignés de l’interaction initiale. Tel est le cas par exemple des
exigences actuelles de présentation des analyses. Alors que les monographies des
années 20 et 30 ne restituaient que partiellement les entretiens et les notes de
terrain, au profit d’un discours synthétique de type narratif et continu, il est
aujourd’hui fréquent de publier le matériel recueilli. Chapoulie remarque que le
rapport à la conviction du lecteur a changé. On cherche souvent à emporter sa
conviction sur la méthode, qui peut ensuite aboutir à une conviction sur le résultat :
“ On ne demande plus au lecteur de s’en remettre au seul témoignage de celui qui a
recueilli le matériel, parce que c’est l’adéquation globale de la perspective à la saisie
d’un ensemble de phénomènes, et non un simple constat concernant des “ faits ”, qui
est l’enjeu de la lecture. 29” Dans l’idéal, le lecteur serait en mesure de participer à la
validation des résultats d’enquête.
Au total, sauf dans une certaine mesure lorsque l’enquêteur reste caché
(comme dans le cas des informateurs mobilisés par Cressey pour son enquête sur le
Taxi-Dance Hall, 1932), l’enquête de terrain est fondée sur l’expérience d’une
rencontre : l’enquêteur va sur le terrain de l’enquêté qui quant à lui se plie au jeu de
l’enquête. La manière dont il s’y plie concerne toute une gamme d’attitudes possibles
dont le premier terme est qu’il admette la présence de l’enquêteur. Au minimum,
comme l’écrit Hugues, le terrain permet “ l’observation des gens in situ, en les
rencontrant là où ils se trouvent, en restant en leur compagnie, en jouant un rôle qui,
acceptable pour eux, permet d’observer de près certains de leurs comportements et
de les décrire ”. Quant à la situation optimum, elle est celle où l’enquêté participe
activement à son entreprise, devenant en quelque sorte enquêteur lui-même, comme
dans le cas de Anderson qui a lui-même été un sans-abri.
La “ rencontre ” apparaît ici comme un concept complémentaire de celui
d’inter-objectivation. Elle en est le préalable indispensable. Comme l’a montré Gold à
propos des conditions de l’observation participante, elle assure une co-présence qui
se différencie tout aussi bien de l’idéal positiviste d’une position neutre du chercheur
que de celui d’une intersubjectivité par laquelle l’enquêteur en viendrait à intégrer les
règles et procédures des acteurs qu’il étudie, courant ainsi le risque de “ virer
indigène ”30. Afin qu’il y ait “ rencontre ”, il faut tout à la fois une reconnaissance de
l’altérité et la création d’un point auquel se combinent les points de vue des deux
parties. La rencontre est un moment d’enquête qui échappe à l’alternative entre un
universel de surplomb fondé sur le postulat d’une nature humaine similaire malgré
les variables spatio-temporelles qui l’affectent, et l’idée de l’incommensurabilité des
croyances et des “ formes de vie ”. Elle ouvre ainsi la voie à une théorie sociale qui
s ‘émancipe de l’universalisme comme du relativisme.
Comme le suggère tout ce qui précède, une rencontre peut être expliquée
dans les termes d’une “ interaction ”, c’est-à-dire d’une relation par laquelle les
28
Dewey a beaucoup insisté sur la nécessaire publicité des enquêtes sociales, via un journalisme
adapté (dont Thought News et The New Republic ont été en partie un modèle), sans toutefois indiquer
des solutions précises. Voir le dernier chapitre du livre Le public et ses problèmes, (trad et intro par J.
Zask), PUP/Farrago-Leo Scheer, 2003.
29
Jean-Michel Chapoulie, La Tradition sociologique de Chicago : 1862-1961, Paris, Seuil, 2001, p.
248.
30
Raymond Gold, « Jeux de rôles sur le terrain » (1958), repris dans Cefaï (dir), opp. Cit., p. 340-346.
13
- 14 -
Ce qui précède montre qu’en tant qu’enjeu de coopération parmi une pluralité
de participants, une enquête sociale est susceptible de transformer des situation
d’interdépendance en situation de communauté ou de partage. Si tel est le cas, les
enquêtes sociales peuvent apparaître comme l’auxiliaire privilégié de la démocratie.
Car cette dernière signifie en priorité la participation de tous à la fixation des
conditions de leur vie. La relation enquêteur/enquêté qui a été évoquée dans les
conditions du travail de terrain peut être dite analogue aux relations s’instaurant entre
les citoyens d’une société démocratique et à leur action publique.
Afin d’apporter quelques indications sur ce point, on se réfèrera à nouveau
aux textes de Dewey. En effet un grand nombre de ceux-ci assignent aux enquêtes
sociales la fonction de procurer aux citoyens d’une démocratie libérale moderne les
connaissances dont ils ont besoin afin de se constituer en un “ public ”32. Or un public
est une communauté dans laquelle “ chacun compte pour un ”. Dans une société
complexe, où le savoir traditionnel ne propose plus aucun outil de contrôle et de
compréhension des relations sociales, la liberté et l’épanouissement personnels
31
G. Simmel, « Digressions sur l’étranger » (1908), repris dans L’école de Chicago ; naissance de
l’écologie urbaine, opp. cit, p. 56.
32
Voir en particulier JD, Le public et ses problèmes, (trad et intro par J. Zask), PUP/Farrago-Leo
Scheer, 2003, ainsi que Liberalism and Social Action, (1935), Later Works, Vol. 11.
Sur la fonction des enquêtes sociales en démocratie, je me permets de renvoyer à mon ouvrage John
Dewey, Philosophe du public
14
- 15 -
33
Dewey n’a toutefois porté l’individualité au niveau d’un principe que tardivement, face à la montée
des totalitarismes. Voir par exemple JD, « I Believe » (1939), LW, vol. 14.
34
Ce point est surtout développé dans Liberalism and Social Action.
35
Dewey a lui-même cité et coopéré à nombre d’enquêtes, par exemple en tant que président du
People’s Lobby (assurance du travail et de la maladie, analyse du chômage, travail des enfants,
imposition, situation des agriculteurs, etc.).
15
- 16 -
cadre de sa pédagogie. Qu’en revanche, une enquête soit conçue comme un moyen
pour former des idées (lois, mesures, théories) dont la valeur soit strictement
subordonnée aux conséquences sociales de leur mise en œuvre permet de
solidariser action publique, investigations empiriques et création de commun36.
D’une manière générale, il suffit qu’une enquête soit constituée de sorte à
admettre que le degré d’organisation du public atteint est le test final de la validité
des hypothèses directrices initiales pour que celle-ci devienne un auxiliaire de la
démocratie. Car l’expérience, au sens d’expérimentation, est une logique de contrôle
des idées par les faits qui dispose à la liberté et qui utilise la liberté pour parvenir à la
liberté, au lieu que les logiques que Dewey a appelées « absolutistes », qui par
exemple supposent que les faits obéissent aux « lois », que la logique des faits est
indépendante des représentations qu’on s’en fait, ou que connaître consiste à re-
présenter les choses telles qu’elles sont, prédisposent à des formes de domination et
de manipulation. Adopter la « logique expérimentale », ou connecter les observations
à des idées directrices formulées en rapport avec un plan de contrôle social tout en
soumettant ces idées aux faits produits lorsqu’on agit conformément à ces idées,
quel que soit par ailleurs la pratique considérée, constitue une véritable garantie. Un
mode de vie démocratique ne requiert rien d’autre, ce qui implique que le seul
engagement requis du chercheur soit un engagement envers le primat de
l’expérience, et non un engagement politique ou militant qui serait étranger à sa
démarche37.
L’enquête sociale ainsi conçue explique que le public (ou un public) puisse
parvenir à la connaissance de lui-même par lui-même. Dans l’idéal, en matière
d’enquêtes sociales, les personnes concernées sont en même temps les sujets et les
objets de leurs investigations : participer aux enquêtes est en soi une reprise
d’activité. Cette participation n’est pas requise à toute les étapes. Même si Dewey est
peu précis en ces matières, se bornant à préconiser l’adoption de la logique
expérimentale dans les sciences sociales, il distingue le travail des spécialistes, qui
constituent des corpus de données, celui des journalistes ou rédacteurs qui diffusent
le contenu des enquêtes, et celui des citoyens qui concluent l’enquête dont le
matériau est hypothétique en évaluant les conséquences, soit probables, soit
existentiellement éprouvées, de sa mise en œuvre. Alors que les « experts »
rassemblent des données, la théorisation concernant la portée sociale du fait qu’on
peut constituer à partir des données passe nécessairement par l’évaluation des
conséquences concrètes qu’il produit, par la « connections des faits avec les
volontés humaines et par leur effet sur les valeurs humaines38 ». Lorsqu’au final une
enquête donne lieu à une réglementation quelconque qui en valide les conclusions,
elle permet la reprise d’activités qui ne sont pas nécessairement cognitives. La
participation de chacun à l’enquête sur les conditions de l’interdépendance qui lui
sont préjudiciables est un moyen indispensable et une garantie de succès.
Une relation d’enquête est donc une forme de relation sociale, placée sous les
espèces d’un processus de politisation. Les connaissances dont a besoin un public
36
Sur ce point voir par exemple JD, « Social Science and Social Control » (1931), LW, vol. 6, p. 64 et
ss.
37
Sur l’expérience comme méthode d’une portée à la fois scientifique, morale et politique, voir par
exemple « Creative Democracy ; The Task Before Us » (1939), LW, vol. 14, p. 229 : « La démocratie
est la foi en l’aptitude de l’expérience humaine à engendrer des buts et des méthodes par lesquels
l’expérience ultérieure sera mieux ordonnée et plus riche. Toute autre foi morale ou sociale repose sur
l’idée que l’expérience doit être assujettie à un niveau ou à un autre à quelque forme de contrôle
extérieur ; à quelque prétendue ‘autorité’ existant en dehors des processus de l’expérience. »
38
JD, « Social Science and Social Control » (1931), LW, vol. 6, p. 65.
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39
Sur les liens entre enquête sociale et société démocratique, voir notamment Kaufman-Osborn,
Timothy V., "John Dewey and the Liberal Science of Community", The Journal of Politics, vol. 46, n° 4,
Novembre 1984 ; et "Pragmatism, Policy Science, and the State", American Journal of Political
Science, vol. 29, n° 4, Novembre 1985. Voir aussi mon article « Politiques de l’interaction », dans I.
Joseph et D. Cefai (dir), Héritages du pragmatisme, Éditions de l’Aube, 2002.
17
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suppose de penser le commun dans les termes d’une expérience commune menée
par des personnes singulières. Le point de convergence que représente ce commun
n’équivaut nullement à un point d’identité. Au contraire, il est constitué de sorte que
chacun puisse persévérer dans sa voie sans qu’il en éprouve une perte ou un
handicap. En outre, comme le développement d’une trajectoire personnelle implique
que l’intéressé puisse évaluer les conséquences de ses activités passées, afin d’y
ajuster sa conduite à venir, le commun doit fonctionner de sorte à ce que puisse s’y
inscrire, sous la forme de n’importe quelle trace (écrits, récits, mémoire,
reconnaissance publique) la contribution individuelle de chacun. La démocratie
suppose donc un commun politique assurant la convergence de conduites
personnelles, que celles ci soient privées ou publiques.
Bien sûr, seule les enquêtes sociales qui se fondent sur la prise en
considération du point de vue de l’enquêté (citoyen ou simplement homme) et se
développent sous la forme d’une coopération et d’une co-production d’objets qui
puissent servir de pivot à des prises de position politiques diversifiées sont
compatibles avec les exigences d’une vie démocratique. Le primat de la
convergence des activités sur une forme ou une autre d’assentiment intellectuel
milite donc fortement tout à la fois contre les logiques positivistes (telle le
béhaviorisme ou le déterminisme historique) et contre les recommandations d’un
recours exclusif à l’expertise. L’enquête comprise comme inter-objectivation favorise
méthodologiquement et en pratique la pluralité, non seulement en prenant en
considération la pluralité des affections passives productrices de public et la pluralité
des intérêts de réglementation politique conformément aux projets, désirs ou espoirs
des personnes concernées, mais aussi en prémunissant contre le risque de réduire
la conduite humaine à un facteur unique, et contre les tendances au monisme qui
justifient des politiques « identitaires » ainsi qu’une égalité mécanique qui est
contraire aux intérêts des membres d’une société libérale et démocratique.
Dans cet article, nous n’avons fait que mentionner quelques aspects du
principe d’inter-obectivation. Ce principe s’exerce à tous les niveaux du vivre
ensemble : participation individuelle à la production des conditions de la vie
commune, production des moyens de connaître et participation individuelle à la
validation des enquêtes, action publique et mode de vie personnel.
Face à la complexification croissante des formes d’interdépendance, la
fonction inter-objectivante de l’enquête sociale apparaît comme le complément du
principe démocratique de la participation du peuple au gouvernement. Outre qu’une
telle enquête conduit les chercheurs à assumer la responsabilité des effets qu’ils
produisent en faisant irruption dans la vie d’étrangers et en se percevant eux-mêmes
comme étrangers, elle associe les enquêtés à un processus de découverte et les
dote, dans une certaine mesure, d’outils qui leur permettent de connaître leurs
conditions de vie d’une manière qui leur apporte plus de liberté et d’opportunités
d’action.
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