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universitaires
de Rennes
La folie | Cécile Brochard, Esther Pinon
Chapitre I : La nef
des fous ou la
« traversée » d’un
topos des origines
au romantisme
Dominique Peyrache-Leborgne
p. 15-35
http://books.openedition.org/pur/40718 1/28
25/7/2017 La folie - Chapitre I : La nef des fous ou la « traversée » d’un topos des origines au romantisme - Presses universitaires de Rennes
Texto completo
1 L’ancienne culture carnavalesque médiévale fut un
phénomène culturel d’une grande ampleur dont Bakhtine a
mis en valeur l’influence sur la littérature savante, en
particulier à travers Rabelais, Fischart1 et Shakespeare.
Grâce à ces relais, et par le jeu de l’intertextualité (en
passant par Cervantès et Sterne), les Romantiques ont
assimilé une bonne part de Cette tradition carnavalesque. Ils
ont ainsi perpétué des modèles devenus archétypaux. Du
Moyen Âge, ils conserveront, entre bien d’autres motifs,
celui de la liberté iconoclaste incarnée par le poète bouffon
(voir Der Hexensabbat – Le Sabbat des sorcières – de
Ludwig Tieck, publié en 1832). Les Romantiques ont ainsi
« réinventé » leur carnaval, en puisant avec une évidente
jubilation dans ce monde médiéval qu’ils ont jugé infiniment
plus inventif et fécond que les critères néo-classiques du
Beau idéal2. Jean Paul, Nodier, Hoffmann, Hugo, élaborent
des théories du comique et du grotesque, dont le fou
médiéval et ses avatars sont encore, pour une bonne part,
l’emblème. Un exemple parmi beaucoup d’autres : en 1814,
date de la publication des Fantasiestücke in Callot’s Manier,
l’éditeur de Hoffmann choisit pour frontispice les deux
emblèmes croisés de la poésie et de la folie : une lyre à côté
d’une marotte surmontée d’une tête de fou et entourée d’une
couronne de laurier3.
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Das Narrenschiff
6 C’est dans ce contexte que l’écrivain strasbourgeois
Sébastien Brant publie, en 1494, son long poème
pamphlétaire, Das Narrenschiff, dont le succès fut
retentissant : ce fut un des livres les plus lus en Europe au
e
siècle, en partie grâce à sa publication en langue
vernaculaire13 et en partie grâce à la richesse de son
iconographie. Accompagné de gravures sur bois, à
l’exécution desquelles le jeune Dürer a très certainement
participé, il conjugue l’allégorie religieuse et la facétie ou la
caricature plaisante, en évitant ainsi de donner un aspect
trop austère à un projet qui tient en réalité plus du sermon
que du divertissement.
7 Le texte illustre en effet une version exclusivement négative
de la folie assimilée à l’impiété et aux divertissements de la
vie profane. Comme une longue illustration de l’Ecclésiaste,
il passe en revue tous les vices moraux et sociaux de
l’homme en cette fin du Moyen Âge. La vie terrestre est un
monde de ténèbres, et le fou, aveuglé par ses sens ou des
plaisirs éphémères, sera la proie du diable et finira dans les
tourments de l’enfer. Si le Carnaval médiéval peut se
concevoir globalement comme un ensemble de rituels et de
jeux préservant une liberté de paroles à travers la parodie et
la satire, la verve satirique et le langage de la culture
populaire sont ici retournés contre les festivités mêmes du
Carnaval, et contre la vie laïque en général. Comme le prêtre,
le satiriste sera un directeur de conscience et travaillera à la
restauration des valeurs qui constituent l’Ordo mundi. Pour
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L’Éloge de la folie
16 Dans ce cadre, une autre œuvre marquera un tournant
décisif pour l’évolution et la complexification croissante du
thème : il s’agit de L’Éloge de la folie d’Érasme (Morias
encomion, Laus stultitiae19) qui, par ses rapides traductions,
connaîtra à son tour une grande audience, du moins dans le
milieu humaniste.
17 Plus que Jérôme Bosch, que le classicisme avait relégué aux
oubliettes et qui, de ce fait, ne figurera pas dans le musée des
romantiques, sauf à travers ce que conservera de lui son
héritier Bruegel l’Ancien, ce fut certainement Érasme qui
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Notas
1. F , notamment, a publié en 1576 une Nef fortunée de Zurich
(Das Glückhafft Schiff von Zurich, Stuttgart, R P., 1977) qui est
une célébration poétique et enthousiaste du thème de la randonnée
fluviale au milieu d’une nature bienfaisante.
e
2. Il est assez significatif par exemple que, dès la seconde moitié du
siècle, chez un critique tel que Justus Möser, défenseur de la Commedia
dell’arte et du grotesque au théâtre, les « curiosités médiévales de la fête
des fous et des soties » soient invoquées comme symboles intemporels
de l’humour, et elles participent, à ce titre, à une défense et illustration
de la liberté artistique : « Die weisesten Männer erwarten bei einer
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kleinen komischen Erzählung mit Ungeduld den Schluß zum lachen. Die
Geistlichkeit verlangt ihre fête des fous […]. » (« Les hommes les plus
sages attendent avec impatience la fin des petites histoires comiques afin
de rire. La spiritualité exige sa fête des fous […]. ») Harlekin oder die
Verteidigung des Grotesk-Komischen in Sämtliche Werke,
HistorischKritische Ausgabe in 14 Bänden, Band 2, Hamburg, Gerhard
Stalling Verlag, 1981, p. 338-339.
3. Les premières de couverture sont reproduites dans l’édition des
Fantasiestücke in Callot’s Manier, Sämtiliche Werke in 6 Bänden,
Deutscher Klassiker Verlag, 1985.
4. Cf. V , Les Géorgiques. Voir C E. R., La Littérature
européenne et le Moyen Âge latin, trad. de l’allemand par Jean Bréjoux,
Paris, Presses Universitaires de France, 1956, p. 219-224 : « La “barque
de l’esprit” est dès la fin de l’Antiquité un lieu commun, soigneusement
conservé par le Moyen Âge. »
5. Matthieu, 8, 23-27, Marc, 4, 35-41, Luc, 22-25. Il s’agit de l’épisode de
la tempête apaisée par le Christ.
6. Les Proverbes, 10, 4-22.
7. L’Ecclésiastique, 21, 1-17 : « le sage et l’insensé ».
8. Ibid., 5, 1-19.
9. « Sagesse du monde et sagesse chrétienne » : « Le langage de la croix,
en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se
sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu. […] Puisqu’en effet le
monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas reconnu Dieu dans la sagesse
de Dieu, c’est par la folie du message qu’il a plu a Dieu de sauver les
croyants. […] Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et
ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. »
10. Voir à ce sujet l’ouvrage d’A.-L. M -R : « Le Texte
emprunté ». Étude comparée du Narrenschiff de Sébastien Brant et de
ses adaptations (1494-1509), Paris, Éditions Champion, 2008. L’auteure
cite notamment De Baptismo, XII, 38, de Tertullien, p. 350-51 : « […]
cette petite nef représentait la figure de l’Église, montrant qu’elle était
chahutée par la mer, c’est-à-dire dans le monde, par les flots, c’est-à-dire
par les persécutions et les tentations, comme si le Maître s’était endormi
de fatigue ; […] ».
11. On se réfère ici à l’article de F J.-M. : « L’eau et la folie au Moyen
Age : La Nef des fous avant Brant », in Sébastien Brant, 500e
anniversaire de La Nef des folz/Das narren Schyff, zum 500 jährigen
Jubiläum des Buches von Sebastien Brant : 1494-1994,
Ausstellungkatalog/Catalogue de l’exposition, éd. par les Bibliothèques
universitaires de Bâle et de Fribourg en Brisgau, la Badische
Landesbibliotek de Karlsruhe et la Bibliothèque nationale et
universitaire de Strasbourg, Bâle, Christoph Merian Verlag, 1994, p. 112-
116.
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25. Voir L J., op. cit., p. 163-164. Il s’agit de Jean Bouchet, qui
publie en 1500, et sous le nom de Brant, une imitation intitulée Les
Regnard traversant les périlleuses voyes des folles fiances du monde.
26. Par exemple, l’épisode de Ruach associe le langage à diverses espèces
de vents ; celui des paroles gelées montre un langage incompréhensible
et belliqueux.
27. Dans sa préface à la première traduction en français moderne due à
H M. (éd. La Nuée Bleue, Strasbourg, 1977), Philippe Dollinger
e
signale que « la vogue de la Nef des fous se maintint durant tout le
siècle, puis elle déclina. La dernière édition allemande date de 1625 : dix
ans plus tard paraissait encore à Amsterdam une traduction en
Néerlandais. Ensuite ce fut le silence et l’oubli, pour plus de deux cents
ans. » (La Nef des fous, op. cit., préface p. XIII). Néanmoins Joël
Lefebvre précise que les auteurs du Sturm und Drang le connaissaient
encore et que Wieland l’appréciait. Op. cit., p. 168.
28. Édition commentée de Friedrich Zarncke, Leizig, 1854.
29. « Etwas drittes Ähnliches sind die humoristichen Narrenfeste des
Mittelalters, welche mit einem freien Hysteronproteron, mit einer
innern geistigen Maskerade ohne alle unreine Absicht Weltliches und
Geistliches, Stände und Sitten umkerhren, in der groben Gleichheit und
Freiheit der Freude. » Vorschule der Ästhetik, § 33, hg. von Wolfhart
Henckmann, Hamburg, Felix Meiner Verlag, Philosophische Bibliothek
Band 425, 1990, p. 132 ; Cours Préparatoire d’esthétique, trad. L A-
M. et N J.-L., Lausanne, L’Âge d’Homme, 1979, p. 134.
30. Titan, Nachtwort von R. R. Wuthenow, Frankfurt am Main, Insel
Verlag, 1983, p. 63 : « […] das biographische Bauholz […] steht schon so
hoch vor mir auf dem Zimmerplatze, das ichs nicht verbauen könnte,
gesetz daß ich ästhetische Bauten meiner biographischen Narrenschiffe,
Redoutensäle une Zauberschlösser forttriebe Tag und Nacht, jahraus,
jahrein […]. » Trad. sous la direction de G. E , Lausanne, L’Âge
d’homme, 1990, t. I, p. 50 : « Le bois de construction biographique […]
forme déjà un si haut monticule dans ma chambre que je ne pourrai
jamais tout utiliser même si je ne cessais jour et nuit, année après année,
d’ajouter des pierres aux constructions esthétiques, nefs des fous, salles
de redoute et châteaux enchantés qui peuplent mes biographies […]. »
31. En revanche, Jean Paul cite Érasme qu’il pastiche dans un Éloge de
la Bêtise, 1783 ; trad. B N., Paris, José Corti, 1993.
32. Le banquet aristocratique dans la principauté de Vierreuter,
agrémenté d’un combat des grenouilles et de chauves-souris, en II ; la
satire du rationalisme des Lumières et de la philosophie fichtéenne en V ;
l’arrivée chez le vieil oncle, banquier avare, à califourchon sur le dos de la
servante, en X.
33. P E. A., Poetry and Tales, Q P. F. (ed.), New York, The
Library of America, 1984, p. 949-1001. Trad. fr. Aventure sans pareille
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25/7/2017 La folie - Chapitre I : La nef des fous ou la « traversée » d’un topos des origines au romantisme - Presses universitaires de Rennes
Autor
Dominique Peyrache-Leborgne
© Presses universitaires de Rennes, 2011
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