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La causalité revisitée à la lumière de la


mécanique quantique

Louis Vervoort

Dialogue / Volume 51 / Issue 04 / December 2012, pp 539 - 561


DOI: 10.1017/S001221731300019X, Published online: 30 May 2013

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Louis Vervoort (2012). La causalité revisitée à la lumière de la mécanique
quantique. Dialogue, 51, pp 539-561 doi:10.1017/S001221731300019X

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La causalité revisitée à la lumière de la
mécanique quantique

LOUIS VERVOORT Université de Montréal

RÉSUMÉ: Le principe de causalité (ou de déterminisme) et la notion de cause sont


étudiés ici à la lumière de la mécanique quantique. Une définition du concept de cause est
d’abord proposée. La question : «tout événement a-t-il une cause?» est ensuite abordée.
Selon l’interprétation orthodoxe de la mécanique quantique, la réponse à cette question
est négative. Mais il est soutenu ici que bien des arguments scientifiquement valables
s’opposent à ce point de vue, et que la question du déterminisme reste donc d’ordre
philosophique en non pas scientifique, comme le prétendent certains physiciens. Puisque
le thème abordé est interdisciplinaire, nous avons voulu utiliser un langage compréhen-
sible pour des généralistes des deux communautés, philosophes et physiciens.

ABSTRACT: The principle of causality (or, determinism) and the notion of cause are
studied in light of recent results in the field of quantum mechanics. A definition of the
concept of cause is proposed. Then the question “does every event have a cause?” is
investigated. According to the orthodox interpretation of quantum mechanics, the answer
is ‘no’ but I show that several scientifically valid counter-arguments against this point
of view exist and that the question of determinism remains a philosophical issue and not
a scientific one, as many scientists believe. Since the theme of this article is interdisci-
plinary, I use language that is comprehensible by generalists of both communities,
philosophy and physics.

1. Introduction
Cet article traite du principe de déterminisme ou de la causalité, que nous con-
sidérerons ici comme synonymes. La question de la causalité ou du déterminisme

Dialogue 51 (2012), 539–561.


© Canadian Philosophical Association /Association canadienne de philosophie 2012
doi:10.1017/S001221731300019X
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(«tout événement a-t-il une cause?») est une question philosophique essentielle;
elle est intimement liée à des aspects de l’ontologie, mais elle a aussi des
implications profondes pour la vision éthique du monde, pour l’interprétation
de concepts comme le libre arbitre, la responsabilité, le mérite, etc.
Autrefois, cette question était vivement débattue dans le monde intellectuel en
général : depuis l’Antiquité, bon nombre de philosophes et de scientifiques se sont
prononcés sur le thème, sans converger vers une position commune. Depuis
quelques décennies toutefois, un consensus plutôt remarquable s’est tissé autour de
cette problématique dans le monde intellectuel dans son ensemble — mis à part la
petite communauté des philosophes et physiciens spécialisés. Cette rupture trouve
vraisemblablement son origine dans les années 1930, lorsque la communauté
scientifique s’est approprié le débat. En effet, après l’avènement de la mécanique
quantique, les scientifiques, et notamment les physiciens, se sont intéressés de
près à la causalité, et ont prétendu fournir des explications définitives, que les
philosophes ont souvent reprises sans une remise en question détaillée.
Cette situation est assez étonnante. La problématique du déterminisme est
éminemment philosophique, et relève de la «connaissabilité» du monde plutôt
que des mathématiques ou de l’expérimentation scientifique, qui sont les outils de
la physique — même si ces résultats scientifiques sont un ingrédient fondamental
dans l’interprétation du problème.
Il ne semble donc pas surprenant qu’un examen critique des interprétations
avancées par les physiciens montre, ou confirme, que la science ne peut pas
utiliser des outils scientifiques pour démontrer une idée métaphysique. Voilà le
thème de cet article. Nous avancerons d’abord une définition du concept de
cause — ce qui n’est pas superflu, puisque la possibilité de le définir a été mise
en doute. Nous donnerons ensuite un bref aperçu des conclusions pertinentes
provenant de la physique quantique. Nous montrerons que la communauté
scientifique a rejeté des extrapolations simples de l’état actuel des connaissances
sous prétexte qu’elles seraient métaphysiques — toujours pour démontrer une
idée métaphysique. Nous en viendrons à la conclusion que la vision déterministe
du monde, au moins aussi vieille que l’Éthique de Spinoza, ne peut être rejetée
sur la base des résultats scientifiques existants, et qu’en raison de sa simplicité
conceptuelle, elle mérite une attention renouvelée. Soulignons finalement que
nous adoptons explicitement dans cet article une position réaliste; cette position
repose certes sur une hypothèse métaphysique, mais elle rallie sans doute la
majorité dans la communauté des physiciens. À la fin de l’article, nous ouvrirons
toutefois le débat et ferons, occasionnellement, le lien avec la position antiréaliste.

2. Définition de la notion de cause


Nous nous proposons de construire ici une définition du concept de cause,
décrié par certains auteurs, notamment Bertrand Russell1.
Nous présupposons tel qu’annoncé une vision réaliste du monde : nous consi-
dérons que le monde existe indépendamment de la conscience humaine et que
les lois naturelles donnent une vision plus ou moins fidèle de la réalité, en ce
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sens qu’elles «tendent» vers des lois absolues «inscrites» dans la nature.
Nos sciences permettent de comprendre le monde de façon approximative; ces
sciences progressent.
Il est sans doute miraculeux que l’on puisse comprendre, au moins partielle-
ment, les phénomènes qui nous entourent. Cependant il semble évident que la
raison pour laquelle cette compréhension est possible réside dans une certaine
constance dans les phénomènes. La constance invoquée ici correspond à l’une
des évidences les plus immédiates de l’esprit : l’évidence que les choses réagis-
sent, en général, de manière plus ou moins prévisible — l’évidence que le soleil
se lèvera demain. Plus précisément, nous savons que chaque événement qui se
produira demain dans un contexte similaire à celui d’aujourd’hui évoluera de
façon similaire. Cette constance paraît être à la base de la notion de déterminisme
ou de causalité; elle est souvent résumée par l’idée que «les mêmes causes ont les
mêmes effets», laquelle exprime manifestement un rapport d’invariance ou de
constance. La pensée scientifique analyse cette constance en formulant des lois
de la nature (physiques, biologiques, géologiques); dans le langage courant, on
dit souvent que les lois naturelles expriment le rapport constant entre des
événements antérieurs (les causes) et des événements postérieurs (les effets).
Nous pensons que la constance susmentionnée constitue le fondement de notre
connaissance et de notre interaction avec le monde; sans elle, la vie comme
nous la connaissons serait vraisemblablement impossible. Nous l’appellerons
la «constance ab-initio» pour indiquer qu’elle se situe «au début» de notre
compréhension et de notre interaction avec le monde — qu’elle en est la
condition. L’introduction de ce concept permet de mettre en évidence que,
dans le modèle que nous privilégions, cette constance est une propriété objective
de la nature : le principe de causalité est parfois considéré, notamment par Kant
ou les philosophes antiréalistes, comme correspondant à rien de plus qu’à une
interprétation humaine du monde. Cette distinction ne peut pas être tranchée,
mais nous détaillerons brièvement notre préférence réaliste dans la section 5.
On peut introduire de façon plus générale le principe de causalité en disant
qu’il exprime que «tout a une cause», ce qui semble signifier que pour tout
événement E, il existe d’autres événements (les causes) qui, lorsqu’ils se
produisent, sont toujours (ou souvent?) suivis dans le temps par E. Mais ceci
fait appel à plusieurs concepts vagues; essayons de formuler une définition
plus précise. Nous suivrons à cette fin une ligne de pensée bien connue,
immanente au discours scientifique et élaborée par exemple par les empiristes
logiques et par Karl Popper, en partant du concept de «loi» ou de «théorie»
(un ensemble logique de lois connexes). Nous arguerons que la question
«Quelle est la cause de cet événement?» est proche de «Par quelle loi cet
événement est-il décrit?» — du moins pour les événements et systèmes étudiés
en physique. De manière générale, notre analyse de la notion de cause s’appliquera
le plus aisément aux systèmes physiques; nous pensons qu’elle vaut aussi pour
des systèmes plus complexes, mais certains lecteurs préféreront restreindre la
portée du modèle présenté ici à la physique.
542 Dialogue

Introduisons à cette étape une classification du monde simple provenant de


Popper2 et reflétant la vision réaliste mentionnée plus haut. Popper divise la
réalité en trois catégories : le monde I (les objets et les forces, les éléments du
monde extérieur), le monde II (les impressions de l’esprit humain, les états de
la conscience) et le monde III (les supports théoriques humains, les théories
humaines). Notons avec une majuscule les Événements (E), les Causes (C) et
les Effets (EF) qui font partie du monde extérieur (monde I), qui peuvent être
connus et décrits seulement d’une façon partielle, et avec une minuscule (e, c,
ef) nos descriptions approximatives de ces événements réels, descriptions ou
représentations qui appartiennent au monde III (la distinction est claire : la
formule d’une réaction chimique n’est pas une réaction chimique, tout comme
la description d’un arbre n’est pas un arbre). Remarquez que «nos» événe-
ments (e) sont toujours des approximations grossières, puisqu’un Événement
réel est descriptible uniquement par un ensemble de propositions virtuellement
infini. Les sciences sont basées sur des théories, des ensembles logiques qui
expliquent la réalité grâce à des lois, qui relient causes et effets (selon une
définition à donner), et dont le contenu n’est pas absolu mais une fonction de
l’état d’avancement de la science, donc de l’époque, donc du temps (t). On
désignera ces théories par la notation «théorie_(t)». Lorsque l’on parle de «la»
théorie_(t), on invoque toute la connaissance que l’homme a acquise au mo-
ment t de son histoire (l’ensemble des théories_(t)). Introduisons maintenant
un concept plus controversé, qui ne fait pas partie du modèle de Popper, mais
dont l’utilité apparaîtra clairement, nous l’espérons, par la suite : il s’agit de la
notion de «théorie optimale» ou «finale», désignant la meilleure théorie possible,
notée «théorie_(∞)». Ce concept peut sembler problématique : nous ignorons
évidemment si l’homme aura un jour accès à cette théorie optimale. Toutefois,
si l’on se réfère à la fréquence avec laquelle ce concept apparaît dans
l’histoire de la philosophie, il n’apparaît pas si étrange : il semble en effet
naturel de penser que nos théories s’améliorent et pourraient se rapprocher
asymptotiquement d’un savoir complet. Remarquons, pour l’anecdote, qu’une
partie des physiciens utilisent déjà un concept très proche, qu’ils appellent
«GUT» (Grand Unified Theory) ou «la théorie de tout», unifiant les quatre
forces de la physique (!).
En résumé, dans notre modèle, les théories existantes sont des approximations
de la théorie optimale ou finale, qui reflète les lois objectives de la nature3. Par
extension de la notation poppérienne, nous dirons que la théorie_(∞) constitue
le monde IV. Dans cette théorie, des Événements sont décrits par des lois
objectives ou «absolues» (loi_(∞)), reliant des causes_(∞) et des effets_(∞)
absolus, que nous définirons. Les lois scientifiques (loi_(t)) sont quant à elles
des approximations, et relient des causes_(t) (ou c_(t)) et des effets_(t) (ou ef_(t)),
à nouveau selon une définition à formuler.
Il est évident que nous aurions pu adopter un discours plus simple, et au lieu
d’introduire les mondes I à IV, considérer simplement les causes objectives
dans le monde (C) et nos descriptions ou nos énoncés de ces causes (c), sans
La causalité revisitée 543

faire allusion au modèle de Popper. De même, on aurait pu simplement dis-


tinguer les Événements dans le monde (E), et nos descriptions de ces événe-
ments (e), et ainsi de suite pour les effets et les lois intervenant dans les
sciences. On aurait pu, en fin de compte, simplement spécifier qu’il est possible
d’ajouter à notre taxonomie les notions de «cause telle que décrite par la théo-
rie optimale» (c_(∞)), d’«événement tel que décrit par la théorie optimale»
(e_(∞)), etc. Mais l’introduction du modèle poppérien permet, après un petit
effort de représentation, de distinguer et d’identifier ces notions de façon par-
ticulièrement efficace. Ceci n’est pas un luxe : il nous semble en effet que
moult problèmes philosophiques (voire scientifiques) proviennent de la confu-
sion très répandue de ces notions pourtant très différentes.
En résumant, nous avons introduit les notations suivantes :

Monde I Événement, Cause, Effet, ... ... font partie de la réalité


«extérieure».
Monde III cause_(t), effet_(t), ... font partie de la théorie_(t) :
événement_(t)4, loi_(t) la meilleure théorie disponible
au moment t de l’histoire.
Monde IV cause_(∞), effet_(∞), ... font partie de la théorie_(∞).
événement_(∞), loi_(∞)

À l’aide de ces notations, il est possible de construire une définition du


concept de cause. On remarquera certaines similarités avec le modèle contre-
factuel de David Lewis5. Nous n’utilisons cependant aucun des concepts méta-
phoriques de Lewis et nous étendons son modèle de façon considérable.
Commençons par la version condensée de la définition :

«Les causes c_(t) d’un événement ef_(t) sont les événements qui sont nécessaires,
conformément à la théorie_(t) existante, pour l’apparition de ef_(t)».

Cette définition contient des raccourcis de langage et nécessite des explications


supplémentaires :

(i) Afin d’identifier les causes c_(t) de ef_(t), on utilise la théorie_(t) pour
imaginer ce qui se passerait si on «enlevait» certains événements. Les
causes c_(t) de ef_(t) sont alors les événements pour lesquels vaut
l’affirmation suivante : «si c_(t) ne se produit pas, ef_(t) ne se produit
pas non plus, selon la théorie_(t)». C’est donc précisément dans ce sens
qu’il faut comprendre que «c_(t) est “nécessaire” pour ef_(t)»6. On
peut formuler la définition de façon plus précise : «Les causes c_(t) d’un
événement ef_(t) sont les événements pour lesquels vaut : si C, dont c_(t)
est la description dans la théorie_(t), ne se produit pas, EF, dont ef_(t)
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est la description, ne se produit pas non plus, conformément à la


théorie_(t)». Par exemple, cette définition permet d’identifier la gravi-
tation comme étant la cause du mouvement de la Terre. En effet, selon
notre connaissance actuelle de la mécanique céleste, condensée dans la
théorie de la relativité, c’est bien la force de gravité, exercée par le
Soleil sur la Terre et vice versa, qui fait décrire par cette dernière des
ellipses. Sans gravité, la Terre ne suivrait pas une trajectoire elliptique.
En d’autres termes, si l’on posait la constante de gravitation égale à 0
dans les formules pertinentes, le mouvement de la Terre ne serait pas
décrit par des ellipses. Bref : la gravitation est «nécessaire» pour que le
mouvement de la Terre se produise tel qu’il se produit7.
(ii) La définition de base concerne des «objets» ou notions relatifs au
monde III. Certains préféreront une définition pour les causes du monde I.
Mais celle-ci découle immédiatement de la définition donnée si l’on
remplace c_(t) et ef_(t) respectivement par C et EF. Notre définition
(ou, si l’on veut, son analogue pour le monde I) permet donc bien
d’identifier l’Événement qui est la Cause dans le monde I (dans
l’exemple donné, c’est la présence ou l’existence du Soleil et le
champ de gravité qui l’accompagne). Soulignons toutefois que c’est
seulement grâce aux théories du monde III qu’il est possible
d’identifier, au moment t, des Causes dans le monde I. Voilà, dans ce
modèle, le rôle essentiel des théories dans l’attribution de causes.
Notons aussi que l’identification d’une cause (C) ne peut être faite
avec une certitude parfaite, puisque nous ne détenons vraisemblable-
ment pas la théorie_(∞).
(iii) On remarquera que la description c_(t) de C, et notamment son degré
de détail, dépend de la description ef_(t) et de son caractère plus ou
moins détaillé (voir la note précédente).
(iv) Certains Événements ne peuvent pas être décrits, au moment t de l’histoire
de la connaissance, par une théorie_(t), notamment si le «système» étudié
«comporte» des êtres humains. Considérons, par exemple, que Jean
mange des raisins et choisit un raisin dans une grappe de raisins quasi-
identiques. Quelle est la cause du fait que Jean a pris ce raisin en
particulier? Son «choix» peut être totalement inconscient. La cause de ce
«choix» est, en général et selon notre connaissance actuelle, non-
déterminable — puisque nous ne possédons pas de théorie expliquant
le comportement détaillé d’un être vivant. (Remarquons que dans ce
cas, on a l’habitude d’invoquer, comme principe d’explication, le libre ar-
bitre ou le hasard.) Pour nous conformer au sens commun, il faut
donc compléter la définition ci-dessus par l’énoncé suivant : «s’il
n’existe pas de théorie_(t) pour l’Événement considéré, il n’y a pas de
cause_(t)». Soulignons immédiatement que ceci n’implique pas qu’il
n’existe pas de Cause C pour l’Événement en question : seulement, on
ignore cette cause, et en tout cas on ne peut pas la nommer, l’identifier par
La causalité revisitée 545

c_(t), car la meilleure théorie à notre disposition ne permet pas d’identifier


de cause. (Si la théorie_(t) n’émet pas de loi pour l’événement considéré,
la définition susmentionnée permet un scénario de principe (voir la re-
marque (i)), qui est cependant non-concluant pour identifier la Cause grâce
à des expériences répétées dans le monde I.) Nous retrouvons ici, à nou-
veau, le rôle essentiel des théories pour l’établissement des causes (et pour
définir la notion de cause), et le lien bien connu entre cause et explication,
déjà théorisé par Aristote, Spinoza et plusieurs autres philosophes. On dit
souvent : il n’y a pas d’explication sans cause; notre modèle aurait ten-
dance à inverser l’idée : il n’y pas de cause sans explication — ou plutôt,
sans théorie8.

La définition que nous proposons présuppose ainsi, et de manière patente,


l’existence de théories. Au sein de la conception réaliste de l’univers que
nous avons brièvement esquissée plus haut, elle présuppose par là même la
constance ab-initio d’au moins une partie de la nature. Il est intéressant de
remarquer que la définition donnée ci-dessus suppose aussi qu’on peut ma-
nipuler des théories en en retranchant des sous-systèmes, c’est-à-dire que ces
théories permettent des interprétations valables en considérant des ensembles
de sous-systèmes variables. Mais ceci, tout compte fait, est trivial : c’est
seulement parce qu’un grand nombre de systèmes sont indépendants9 que
nous pouvons déceler le caractère «constant ab-initio» du monde. Si tous les
systèmes exerçaient des influences causales (des forces) non-négligeables
l’un sur l’autre, le contexte d’aujourd’hui serait complètement différent de
celui d’hier (puisque tous les changements d’hier auraient une influence non-
négligeable sur les phénomènes d’aujourd’hui). On ne pourrait pas appren-
dre du passé, il serait donc impossible de construire des théories. En résumé,
l’indépendance partielle entre sous-systèmes est une condition nécessaire
pour que nous soyons capables de déceler la constance ab-initio et de construire
des théories10.
Notre modèle permet non seulement de définir de façon unifiée les causes
des mondes I et III, mais également celles du monde IV. Justement, les causes
dont on parle en philosophie et dans le langage courant correspondent souvent,
nous semble-t-il, aux causes_(∞) de notre modèle :

«Les causes c_(∞) d’un événement ef_(∞) sont les événements qui sont nécessaires,
conformément à la théorie_(∞), pour l’apparition de ef_(∞)».

Comme plus haut, cette formulation est un raccourci de langage pour :

«Les causes_(∞) d’un événement ef_(∞) sont les événements_(∞) pour lesquels vaut :
si les Causes du monde I associées aux causes_(∞) ne se produisent pas (dans le
monde I), l’Événement EF associé à ef_(∞) ne se produit pas non plus, conformément
à la théorie_(∞).»
546 Dialogue

Cette définition inclurait également les Causes du monde I. Il est important


de souligner que les «causes» étudiées en philosophie correspondent souvent
à ce que nous avons identifié comme causes_(∞) du monde IV dans notre
modèle (ou aux Causes du monde I qui sont identifiées grâce à la théorie
complète du monde IV). En effet, une expression comme «tout a une cause» — le
principe de causalité — n’a vraisemblablement de sens que dans le monde IV
ou dans le monde I. Selon nos définitions, formulées en accord avec le sens
commun, tout événement n’a pas — dans l’état actuel des connaissances — de
cause (c_(t)). Le principe de causalité étudié en détail dans les sections suivantes
est donc, dans notre modèle réaliste, une propriété des mondes I et IV.
Ces définitions étant formulées, résumons notre modèle : malgré la croisade
de Russell et un certain scepticisme provoqué par la physique moderne, sur
lequel nous reviendrons plus bas, nous croyons que les concepts de Cause et de
cause sont de «bons» concepts, utiles et adéquats pour décrire la réalité. Nous
pensons aussi qu’il existe bien des causes (C)11 faisant partie du monde I, qui
peuvent être nommées de façon approximative au sein de la théorie approximative
qui nous est accessible au moment t de l’histoire. Nous pensons également qu’il
existe des lois objectives de la nature, et que les causes peuvent seulement être
identifiées définitivement en connaissant ces lois objectives; ces dernières sont
approximativement décrites par nos théories12. En inspectant notre définition,
on aboutit ainsi à l’idée suivante : exprimer qu’un événement a une cause équivaut
à exprimer qu’il existe une loi (une théorie) qui l’explique. Cette conclusion est
corroborée par l’observation qui suit : le propre d’une loi est qu’elle permet de
relier un phénomène à un phénomène antérieur, qui semble «l’engendrer». On
retrouve ainsi la signification intuitive de «cause». Il est donc essentiel de se
rappeler dans la suite que le principe de causalité est au minimum un principe
relatif à la connaissabilité du monde, ou à son «explicabilité» : dans sa portée
minimale, notre définition peut se satisfaire de concepts définis pour le monde III,
correspondant à notre connaissance au temps t (la définition condensée de départ
n’utilise que ces concepts). En d’autres termes, on peut aussi définir le concept
de cause sans invoquer les lois objectives de la nature, éléments du monde I
ou IV, ou même la constance ab-initio, propriété du monde I : on pourrait
demeurer au niveau du monde III, comme Kant aimerait sans doute le faire.
Comme nous continuerons à le voir plus en détail, grâce aux définitions
susmentionnées, il est possible d’élaborer une théorie cohérente pour une
causalité considérée comme propriété du monde I, III ou IV. Il va de soi que le
réalisme scientifique suppose un parallélisme parfait entre, au moins, les
mondes I et IV, et un parallélisme satisfaisant (au niveau pragmatique) entre les
mondes I et III. Ce parallélisme quelque peu élaboré est, à notre avis, rien
d’autre que celui de Spinoza.
La notion de cause ayant été définie, la question légitime qui se pose
maintenant est la suivante : est-ce que tous les phénomènes (événements)
ont une cause? En d’autres termes : le monde est-il causal, c’est-à-dire
déterministe?
La causalité revisitée 547
3. Résultats de la physique
Nous interrogerons dans cette section les leçons qui peuvent être tirées de la
mécanique quantique. Nous analyserons d’abord ce que sont les «systèmes
déterministes» de la physique; nous formulerons ensuite de façon précise la
position orthodoxe, dite «de Copenhague», relative au principe de causalité;
nous étudierons enfin l’histoire13 de cette position afin de mieux l’interpréter.
Nous présenterons dans la section 4 quelques arguments en faveur d’une position
différente de l’interprétation standard.
Les scientifiques distinguent deux types de phénomènes ou de systèmes : les
systèmes «déterministes» d’un côté, et de l’autre les systèmes «aléatoires»,
«stochastiques» ou «statistiques» (ou encore «indéterministes» ou «probabi-
listes»). Les machines mécaniques offrent un exemple typique de la première
classe, car leur mouvement est parfaitement prédictible, unique, et assujetti
aux lois connues de la mécanique classique. De la même manière, le compor-
tement ou le mouvement des planètes, d’une balle, d’un ordinateur sont tous
considérés comme déterministes, décrits par des propriétés déterministes. Au
niveau formel, mathématique, on considère que les propriétés déterministes
peuvent être exprimées comme fonctions d’autres variables, qui «détermi-
nent» ainsi la propriété en «fixant» sa valeur numérique. Il est crucial d’observer
que l’usage fait par la communauté des physiciens du terme «déterministe» (ou
«causal») s’accorde parfaitement avec la définition de «cause» que nous avons
donnée dans la section 2 : on considère un système ou plutôt une des ses propriétés
comme étant déterministe si elle est expliquée par des lois, et donc par une
théorie. En effet, ces lois permettent d’identifier ce qui est «nécessaire» pour
l’occurrence détaillée (la valeur numérique précise) de la propriété déterministe,
grâce à la relation mathématique fonctionnelle qu’elles garantissent entre la
propriété et d’autres paramètres, qui en sont, par conséquent, les causes.
D’autres phénomènes sont aléatoires, comme le jet d’un dé ou d’une pièce
de monnaie, dont le résultat n’est pas prédictible, pas explicable. Au niveau
atomique et subatomique, les physiciens considèrent que la plupart des systèmes
et propriétés sont aléatoires (voir ci-après) : on ne peut prévoir leur comportement
avec certitude, aucune théorie ne permet de prédire exactement leurs propriétés
avant qu’elles ne soient mesurées. Pour ce genre de systèmes, on peut uniquement
connaître la probabilité pour qu’une certaine propriété acquière une valeur
donnée lors de l’acte de mesure.
Il est intéressant de noter qu’il existe des systèmes imprévisibles qui sont
néanmoins déterministes. Il s’agit des systèmes «chaotiques», que les physiciens
étudient de manière systématique depuis quelques décennies seulement.
Les tourbillons d’une rivière, les gaz ou encore une boule de billard après
quelques chocs sont des exemples de tels systèmes. La «science du chaos» a
connu un engouement spectaculaire depuis les années 1980, sans doute à cause
des caractéristiques complexes et étranges du chaos, et notamment à cause du
caractère fractal, ou «auto-répliquant», qu’il peut exhiber. Ce sont notamment
548 Dialogue

les structures à géométrie fractale, que l’on connaît pour leur aspect esthétique,
qui ont contribué à la naissance de l’idée, devenue populaire, voulant que
«l’ordre peut émerger du chaos». Remarquons ici que ces systèmes complexes,
chaotiques, sont imprédictibles, mais néanmoins déterministes : les lois qui gèrent
ces systèmes sont connues. Par exemple, dans le cas des tourbillons, ces lois
sont les lois classiques de la mécanique des fluides; mais à cause de la sensibilité
du mouvement des molécules d’eau à des perturbations microscopiques et
imperceptibles, le comportement global du système devient imprévisible,
«incalculable». Ici encore, la position de la physique corrobore notre définition :
ce n’est pas la prédictibilité de facto qui implique la causalité, mais la prédictibilité
ou la «connaissabilité» de principe, qui est garantie par l’existence de lois.
Jetons maintenant un coup d’œil sur l’histoire des sciences et ses revirements
plutôt remarquables. Jusqu’au début du vingtième siècle, l’opinion scientifique
penchait en faveur du principe de causalité universelle : on considérait notre
environnement comme un ensemble ayant les caractéristiques d’un système
mécanique, à tel point que Laplace pouvait comparer le monde à une horloge,
certes extrêmement compliquée, mais néanmoins prévisible en théorie.
On ne peut qu’être frappé par le changement abrupt d’attitude qu’a connu la
communauté scientifique durant les années 1920, au moment de la découverte
de la mécanique quantique, la théorie des systèmes atomiques et subatomiques.
Comme on le sait, les résultats de la mécanique quantique peuvent être interprétés
comme rejetant le déterminisme (le principe de causalité) en faveur d’une
vision probabiliste du monde. En effet, selon la mécanique quantique, les
propriétés physiques telles l’énergie ou la position d’objets microscopiques ne
sont plus prédictibles avec certitude avant l’acte de mesure : au lieu d’attribuer
une valeur unique à ces propriétés, la mécanique quantique attribue en général
une série de valeurs aux propriétés, et à chacune de ces valeurs une certaine
probabilité de réalisation. Des énoncés de la physique classique du type : «l’énergie
de cet objet a la valeur x» sont donc remplacés en mécanique quantique par
d’autres, tel : «l’énergie de cet objet peut assumer les valeurs x1, x2, x3, ...
avec une probabilité p1, p2, p3, ...»14. C’est sur cette base que les physiciens
ont commencé à répandre la notion voulant que la nature ait un caractère aléatoire
ou stochastique. Il faut noter qu’il existe des théorèmes physiques élégants,
comme celui d’Ehrenfest, pour expliquer comment un monde microscopique
stochastique engendre un monde macroscopique déterministe; lorsque les
petits systèmes s’assemblent pour devenir des systèmes macroscopiques,
ils perdent leur caractère quantique. La position orthodoxe consiste donc à
assumer que, avant mesure, la propriété quantique n’a pas de valeur, n’est pas
déterminée, et qu’il n’y a aucune façon de connaître cette valeur, ni maintenant,
ni par des théories futures. On ne manquera pas de constater que cet énoncé
procure un statut particulier à l’observateur et à la mesure, qui deviennent
un système et une interaction physiques particulières. Cette interprétation
stochastique est due à une grande partie des pères fondateurs de la théorie
quantique, tels que Niels Bohr, Werner Heisenberg, Max Born, John von Neumann
La causalité revisitée 549

et d’autres. Remarquons que c’est surtout Niels Bohr, physicien danois, qui
l’a promulguée, en formulant des idées qui dépassent le cadre strict de la
physique. C’est en son honneur que cette interprétation standard a été appelée
«l’interprétation de Copenhague». Il est important de savoir que plusieurs
physiciens se sont battus pendant toute leur carrière pour modérer l’interprétation
de Copenhague, comme Albert Einstein, Louis de Broglie, Erwin Schroedinger
et David Bohm, qui ont défendu l’idée que le caractère probabiliste de la méca-
nique quantique est simplement l’expression de notre connaissance limitée du
monde : nous ne connaissons que les probabilités, et pas les causes, parce que
nous ne connaissons pas (encore) les lois (théories) déterministes sous-jacentes.
Cette idée est cohérente avec notre définition de «cause», comme l’indiquait
notre remarque (iv). Ces physiciens ont également souligné qu’il serait prématuré
de considérer la mécanique quantique comme la «théorie finale».
Ces dernières décennies, cet intense débat a pris une tournure quasi définitive
en faveur de la stochasticité quantique — et non seulement au sein de la
communauté des physiciens. En effet, en 1964, le physicien John Bell aurait
réussi à concevoir une expérience qui permettrait de tester directement l’hypothèse
du déterminisme, soit le principe de causalité, Graal de la métaphysique! Cette
expérience est souvent appelée «l’expérience de Bell»; elle est une version
perfectionnée de la fameuse expérience de Einstein-Podolsky-Rosen (EPR),
cette dernière n’étant pas décidable par l’expérience. Elle concerne deux
particules (deux électrons par exemple) qui ont interagi dans le passé, qui
s’éloignent dans deux directions opposées, et sur lesquelles on effectue des
mesures. On mesure le «spin» des deux électrons, une propriété quantique que
seuls les objets microscopiques possèdent. On peut analyser le résultat de cette
mesure en appliquant la mécanique quantique standard, mais il semblerait
qu’on peut également calculer quel en serait le résultat si le monde était
déterministe, c’est-à-dire si toute valeur d’une propriété quantique Q avait une
cause15. En effet, Bell a proposé des conditions mathématiques simples, appelées
les «conditions de Bell», que toute théorie doit satisfaire si la nature est déter-
ministe. Or, il a démontré par un calcul étonnamment simple que le résultat
prévu pour l’expérience de Bell par toutes les théories déterministes diffère
nettement du résultat prévu par la mécanique quantique : c’est le fameux
théorème de Bell. Durant la période allant de 1970 à 2000, plusieurs équipes de
physiciens ont réussi à réaliser l’expérience; le résultat est en accord avec
la mécanique quantique, donc nécessairement en désaccord avec les théories
déterministes. Ici, il faudrait spécifier, comme nous le ferons dans la section 4,
que les théories déterministes éliminées obéissent à quelques conditions
supplémentaires — elles doivent notamment êtres «locales», c’est-à-dire qu’elles
ne peuvent invoquer des influences (forces) supraluminales (i.e. ayant une vitesse
supérieure à celle de la lumière). Mais la localité est une conséquence directe
de la théorie de relativité, la majorité des physiciens trouve donc qu’elle va de
soi. En résumé, seulement les théories causales envisagées par Bell, qui sont
notamment locales, sont éliminées par les expériences.
550 Dialogue

Il va sans dire que le résultat de l’expérience de Bell a fortement diminué la


crédibilité des théories causales au sein de la communauté scientifique : c’est
l’interprétation de Copenhague16 qui est sortie grand vainqueur de cette époque
de «métaphysique expérimentale» passionnante. Pourtant, si l’on pense cette
interprétation de Copenhague jusqu’au bout, elle est spectaculaire (rappelons
dans ce contexte la fameuse réponse de Bohr à Einstein dans son article de
193517, où il avait déjà défendu cette interprétation — avec succès, selon la
majorité des physiciens). Elle se résume ainsi : lorsque, au moment de la mesure
d’une propriété quantique comme le spin, on obtient une certaine valeur, cette
valeur est le fruit d’un hasard absolu18, dans le sens où elle ne pourra jamais
être expliquée, ni par une théorie actuelle, ni par une théorie future19; aucun
modèle allant au-delà des prédictions statistiques de la mécanique quantique ne
peut être construit. En d’autres termes, nous sommes en présence d’événements
sans cause (au sens où nous l’avons défini); le monde microscopique est truffé
de ce genre d’événements; le principe de causalité est donc faux; et la mécanique
quantique est la théorie «finale» pour les événements microscopiques (quantiques).
Notons que la littérature récente a vu naître une panoplie d’autres interprétations
du théorème de Bell et des résultats expérimentaux, qui visent toutes à «expliquer»
le caractère quantique du monde20. Mais l’interprétation de Copenhague que
nous venons de donner est celle qui semble généralement acceptée, sur la base
de résultats expérimentaux paradigmatiques (liés au théorème de Bell et autres)
et des stipulations initiales des «pères de la mécanique quantique», Bohr, Born,
Heisenberg, etc.
Il mérite d’être souligné que cette interprétation de la mécanique quantique
lui conférerait le rôle unique de théorie absolue, du moins dans son domaine
d’application — au-delà de laquelle aucune connaissance physique ne serait
envisageable (!).
La position orthodoxe implique ainsi que le monde est irréductiblement
stochastique — le déterminisme des systèmes macroscopiques ne serait qu’un
comportement de «moyenne» résultant des effets microscopiques et aléatoires
qui y sont sous-jacents. Une idée devenue très populaire veut que cette stochas-
ticité du monde et notamment des microsystèmes soit compatible avec l’existence
du libre arbitre. Ce serait alors notre esprit qui fixerait, qui déterminerait l’état
indéterminé des constituants microscopiques de notre cerveau pour engendrer
les états mentaux et les actions librement voulues. Si ce modèle est vrai, le
monde serait constitué d’au moins deux types de systèmes : les systèmes
aléatoires et l’esprit libre, ce dernier occupant une place à part. L’esprit ne
pourrait pas être aléatoire parce qu’une entité aléatoire est différente d’une
substance qui s’autodétermine, qui est libre; l’esprit serait un système immaté-
riel qui influencerait sans être influencé. En physique, ce genre de système
n’existe pas : selon les lois de Newton, toute action implique une réaction.
Il va de soi que cette position ne s’accorde pas avec, par exemple, le «réalisme
matérialiste».
Réétudions maintenant les résultats de la physique.
La causalité revisitée 551
4. Critique essentiellement physique de ces résultats
À la lumière du théorème de Bell, faut-il vraiment rejeter un principe, celui de
causalité, qui façonne la pensée humaine depuis l’antiquité et qui a une place
de choix dans la pensée de géants de la philosophie comme Spinoza, Leibniz,
ou Kant?
Tout d’abord, il n’est pas difficile de démontrer que, sur le plan technique,
c’est-à-dire mathématique, toutes les voies possibles pour sauvegarder la
vision déterministe du monde n’ont pas été explorées.
En effet, les «conditions de Bell», proposées pour décrire, en principe, tous
les modèles déterministes, semblent bien trop restrictives. Elles peuvent l’être
à plusieurs niveaux. Mentionnons ici seulement deux solutions à ce problème,
qui nous semblent certes spéculatives, mais néanmoins logiquement fondées;
soulignons que d’autres solutions existent. Notre objectif n’est pas ici d’entrer
dans le détail en spécialiste, comme nous l’avons fait ailleurs21.
La première solution, brièvement mentionnée ci-dessus, commence par mettre
en évidence qu’une des conditions de Bell est l’hypothèse de la «localité»,
c’est-à-dire l’hypothèse que des forces et des signaux ne se propagent pas
avec une vitesse supérieure à celle de la lumière. Cet axiome est inscrit dans la
théorie de la relativité, et jouit donc d’une légitimité presque absolue. Mais si
on rejette cet axiome, reproduire les résultats de l’expérience de Bell avec un
modèle déterministe ne pose plus aucune difficulté. La théorie de Bohm22 offre
un exemple de théorie déterministe explicitement non-locale reproduisant les
résultats de la mécanique quantique. Cette solution déterministe et non-locale
au théorème de Bell est donc bien connue; mais elle est minoritaire au sein
de la communauté de la physique à cause de la tension qu’elle établit avec la
théorie de la relativité. (Dans un autre article [voir la note 21], nous avons
rendu l’hypothèse non-locale plus plausible en démontrant que les forces
supraluminales permettant de restaurer un caractère causal peuvent être arbi-
trairement faibles, mais non-nulles. Pour démontrer ce résultat, nous avons
utilisé le fait que la dynamique des causes supplémentaires — les «variables
cachées» — peut être non-linéaire, chaotique, et que des causes arbitrairement
faibles peuvent donc être renforcées exponentiellement. Ce genre de forces
ultra-faibles peut avoir échappé à nos expériences; il va de soi que ces résultats
sont spéculatifs.)
La deuxième solution repose sur l’observation que le théorème de Bell est
également basé sur une hypothèse H implicite, qui semble évidente, mais qui
ne l’est pas après une étude plus approfondie. C’est l’hypothèse qu’il n’existe
pas, dans l’expérience de Bell, de causes communes entre l’évolution des par-
ticules et la position des détecteurs. Précisons que dans l’expérience de Bell,
les deux particules sont chacune de son côté analysées par un détecteur, lequel
peut se trouver dans différents états ou positions; dans le présent contexte, il
n’est pas nécessaire de connaître l’expérience plus en détail. La communauté
scientifique a toujours considéré cette hypothèse H comme triviale, pour la
552 Dialogue

raison suivante : la position des détecteurs peut être choisie librement par un
expérimentateur, et ne pourrait donc pas dépendre des mêmes causes que
l’évolution des particules — cela découle de la définition du concept de libre
arbitre.
Nous voici dans la situation kantienne où une seule idée peut être jugée
de deux façons tout aussi raisonnables que contradictoires — situation qui
indique que la question est philosophique, et non pas physique. Si l’on est
adepte du libre arbitre, le théorème de Bell est tout à fait acceptable (en faisant
abstraction de la première solution). Mais à y regarder de plus près, l’hypothèse
susmentionnée n’a rien de trivial. En effet, le théorème de Bell vise à étudier la
question du déterminisme des systèmes physiques. Or, si le déterminisme est
pris au sérieux, s’il existe des causes, des explications pour tous phénomènes,
il n’y a rien d’étonnant dans l’idée que les actions humaines aient des causes
communes avec l’évolution des systèmes physiques. Cette idée prend toute sa
signification si l’on se rappelle que toutes les manifestations de l’univers ont
une origine commune : le big-bang. Si l’on considère l’homme comme un
système physique, et si le monde physique est déterministe, chaque change-
ment que l’homme subit, donc chaque action qu’il effectue, doit être causé par
un événement préalable; mais le même raisonnement vaut pour chacun de ces
événements préalables, et ainsi ad infinitum. Puisqu’il s’agit, pour chaque
chaînon de la chaîne causale, d’une remontée dans le temps, et puisque cet
arbre causal devrait se rétrécir au fur et à mesure qu’il se rapproche du big-
bang, on aboutit à la conclusion que les actions humaines et les événements
physiques ont été corrélés dans des temps lointains. Dans le modèle du monde
envisagé par la deuxième solution, les chaînes ou ramifications causales expli-
quant les actions humaines ont donc des branches communes avec (tous) les
autres phénomènes, et se rejoignent à la base de l’arbre causal au moment du
big-bang. Sur le plan mathématique, si on relâche l’hypothèse H mentionnée
ci-dessus, on démontre23 aisément qu’il n’y a plus de contradiction entre d’une
part le modèle déterministe et d’autre part la mécanique quantique et les résultats
expérimentaux. Ce résultat semble être connu par quelques spécialistes24, mais
il n’a, étrangement, jamais reçu une large attention. Ceci est sans doute dû non
seulement à l’attachement viscéral de l’homme au concept de libre arbitre,
mais aussi à la vogue actuelle de «l’indéterminisme quantique».
Il nous semble donc que le théorème de Bell, développé par la communauté
scientifique pour étudier puis rejeter le déterminisme, n’ait pas envisagé la
question même du déterminisme jusqu’au bout. Loin de nous de critiquer John
Bell, qui a brillamment initié la problématique. En effet, le déterminisme
«total», dont la solidité philosophique a été démontrée par le grand Spinoza il
y a plus de 300 ans, échappe totalement au théorème de Bell. Il ne peut donc
être testé par des expériences scientifiques.
En résumé, au moins deux solutions mathématiques de principe permettent
d’invalider l’idée prédominante selon laquelle le déterminisme n’a plus de raison
d’être. Notons que ces deux solutions vont dans le même sens (elles permettent
La causalité revisitée 553

de penser que le monde est déterministe), mais qu’elles correspondent toutefois


à un déterminisme différent. L’une de ces solutions correspond à rien d’autre
que le «déterminisme total» de Spinoza. Puisque cette question ne se rattache
pas au thème central de cet article, nous la traitons en appendice.

5. Interprétation philosophique
Une des voies classiques de la philosophie des sciences est de se baser sur des
lois scientifiques connues pour fournir une interprétation «du monde»; elle
propose parfois une interprétation de phénomènes qui ne peuvent pas (encore)
être traités par les sciences exactes. A priori, la philosophie des sciences accepte
donc les lois de la physique, induites ou déduites. Mais dans le cas de la causalité,
la communauté scientifique ne s’est pas exprimée sur une loi classique de la
physique, mais sur un principe métaphysique — cela est évident et nous le
détaillerons par la suite. Ici, la physique se meut vraisemblablement sur le
terrain de la philosophie; voilà ce qui justifie une opinion de philosophe.
La mécanique quantique s’est avérée la branche de la physique la plus perfor-
mante, menant à des prédictions qui ont été validées expérimentalement avec
une précision inégalée. Elle procure ainsi des arguments forts en faveur de la
conception probabiliste ou indéterministe du monde, rejetant l’idée que tout
événement ait une cause ou une «explication», et affirmant que la mécanique
quantique ne peut être complétée. Cependant la conception déterministe est
pour plusieurs philosophes et physiciens une position plus simple et moins
radicale (l’histoire des sciences tend à montrer que toute science est provisoire).
Il vaut donc la peine d’étudier l’existence de contre-arguments valables contre
l’indéterminisme.
Or, nous avons constaté dans la section précédente que du point de vue
scientifique et mathématique, la vision déterministe du monde est aussi
légitime que la vision probabiliste; cette impasse scientifique ne devrait pas
nous étonner — si la question est philosophique. Dans ce cas, qu’est-ce qu’un
philosophe pourrait-en dire?
Le problème est évidemment complexe. Nous avons déjà mentionné que le
déterminisme peut, a priori, être considéré ou bien comme une façon de struc-
turer nos impressions, une «métathéorie» ou une «méta-loi» qui décrirait le
monde comme un ensemble où tout événement a une cause (ce qui semble
proche de la vision de Kant), ou bien comme une propriété directe du monde.
Nous voici donc devant une alternative : «causalité comme propriété du
monde III» (disons à la Kant) versus «causalité comme propriété du monde I».
Nous privilégions l’idée que le principe de causalité (tout a une cause) vaut
aussi pour le monde I. En d’autres termes, nous faisons l’hypothèse qu’il existe
une théorie (à la Bohm ou autre) donnant une explication plus détaillée que la
mécanique quantique, et que cette théorie est valable dans le sens réaliste,
c’est-à-dire qu’elle décrit adéquatement le monde I. C’est évidemment une
conjecture, mais comme nous l’avons vu, elle est logiquement admissible.
Toutefois, en vue de l’intensité du débat sur le déterminisme, qui a impliqué
554 Dialogue

une bonne partie des intellectuels du vingtième siècle et au-delà, philosophes


comme scientifiques, il semble qu’une position de compromis pourrait présenter
un certain attrait. Voici une telle solution. Les visions déterministe et probabi-
liste seraient deux modèles de pensée, deux interprétations valables et complé-
mentaires du monde, appartenant plutôt à l’esprit qu’à la réalité extérieure,
donc décrivant plutôt le monde III que le monde I. Selon cette solution de
complémentarité, ces deux modèles auraient leur utilité; selon le cas, l’un des
modèles serait le mieux adapté. Pour les microsystèmes, c’est la vision — ou
plutôt le modèle mathématique — probabiliste qui décrit vraisemblablement le
mieux la réalité. Toutefois, la question «est-ce que tout événement a une
cause?» n’a plus de sens selon cette interprétation. C’est l’avantage de cette
position, qui est toutefois (modérément) antiréaliste, au sens que nous avons
explicité25.
Il est intéressant de remarquer qu’une attitude similaire est déjà adoptée en
physique : les physiciens ont généralement accepté la «dualité onde-particule»,
c’est-à-dire le fait que les mêmes entités microscopiques doivent être décrites
(mathématiquement) parfois comme des particules, parfois comme des ondes,
dépendant du contexte expérimental.
Nous pensons que l’argument le plus significatif en faveur de cette solution
est le suivant. La causalité est une loi exprimant le fait que des lois existent
pour tout événement. Elle est donc la «loi des lois». En ce sens, on pourrait
parler d’une méta-loi ayant un autre statut que les lois naturelles. Si la causalité
était une loi comme les lois naturelles, on serait très tenté, comme réaliste, de
conclure qu’elle concerne bien le monde I; mais d’une super-loi, certains
accepteraient plus facilement qu’elle ne concerne que le monde III des structures
théoriques. Si elle ne concerne que le monde III, elle peut être complémentaire
au modèle probabiliste.
Évidemment, pour les réalistes de pure souche, cet attrait devient une
faiblesse : même une super-loi doit concerner le monde extérieur.
Peut-être ce principe de complémentarité fournit-il une solution à la question
de la causalité; en tout cas, sa réponse est très simple. Mais avant de tirer cette
conclusion, nous pensons qu’il reste des efforts à fournir, en physique et en
philosophie, pour étudier les solutions mentionnées dans le paragraphe précédent,
et d’autres solutions qui sont en accord avec le réalisme simple — le réalisme
qui voit une contrepartie dans le monde des causes que nos théories identifient.
Aussi nous privilégions l’idée que les lois scientifiques du monde III corres-
pondent à une réalité objective du monde I, et que le déterminisme ou
l’indéterminisme sont des propriétés du monde I. C’est probablement la vision
la plus répandue, en tout cas dans la communauté des physiciens; elle est basée
sur les innombrables expériences humaines indiquant que les lois de la nature sont
indépendantes de notre présence26. Dans ce qui suit, nous exposons nos arguments
philosophiques (non-concluants) pour appuyer quelque peu ce modèle.
Selon les définitions de la section 2, la causalité des mondes I et IV doit être
comprise ainsi : tout événement peut être expliqué par une loi scientifique
La causalité revisitée 555

associée (ou une théorie associée), que nous connaissons déjà ou qui fait partie
des théories futures. Ces théories futures convergent vers la théorie complète,
qui permettrait d’identifier les causes de chaque événement avec certitude. Le
principe de causalité est ainsi lié à l’existence de lois de la nature, ou en
d’autres termes à ce que nous avons appelé dans la section 2 la «constance
ab-initio». Rejeter le principe de causalité équivaut à rejeter cette constance
ab-initio pour une partie de la nature, notamment pour les phénomènes quan-
tiques. Mais nous avons argumenté dans la section 2 que la constance ab-initio
fournit une explication pour notre compréhension du monde, et pour la possi-
bilité que nous avons d’interagir efficacement avec celui-ci. D’où notre résis-
tance à rejeter ce principe, si nous ne sommes pas obligés de le faire sur la base
d’arguments scientifiques concluants.
L’argument que nous préférons, finalement, est que la vision déterministe-
réaliste semble la plus simple et la plus homogène, utilisant le nombre minimal
de catégories (concepts) : tous les phénomènes et systèmes sont gérés par des
lois déterministes, absolues et objectives, que nous connaissons ou pas à un
instant t de l’histoire. Si des lois déterministes existent pour une partie de la
nature (par exemple pour les systèmes newtoniens), le rasoir d’Occam exige de
supposer que ceci vaut pour toute la nature, sauf preuve incontestable du con-
traire. Cette preuve n’a pas été fournie par les sciences. À l’intérieur de ce
modèle causal, les phénomènes stochastiques nous apparaissent aléatoires sim-
plement parce que nous n’en avons pas encore perçu les lois sous-jacentes.
Il est important de se rappeler ici que l’histoire des sciences n’est rien d’autre que
l’histoire de la découverte de la causalité derrière la stochasticité. De même,
la causalité permet d’expliquer le libre arbitre comme la perception subjective
d’autodétermination que nous avons, perception qui trouve son origine dans le
fait que notre esprit fini ne peut pas, selon toute logique, retracer et comprendre
la chaîne causale infiniment complexe qui est à la base de nos impressions
mentales, de nos actions, et de nos choix.
Selon les avocats de la vision stochastique (et réaliste), la causalité
macroscopique pourrait être expliquée à partir de la stochasticité microscopique,
notamment à l’aide de théorèmes scientifiques. La position déterministe ne
serait donc pas moins simple ou unifiante. Mais cette correspondance entre
microscopique et macroscopique a été peu étudiée, sur le plan scientifique
comme sur le plan philosophique; il nous semble que beaucoup de travail doit
être réalisé avant de tirer des conclusions aussi importantes que d’affirmer que
«le déterminisme a été expliqué». Intuitivement, on peut avoir de sérieux
doutes concernant la cohérence du modèle aléatoire pour expliquer les chaînes
causales que nous observons partout et à tout moment.
Les arguments ci-dessus peuvent être reformulés d’une manière quelque peu
différente (sans quitter la position réaliste). Le rejet du principe de causalité
mène à la conclusion que certaines propriétés physiques (la valeur qu’elles
prennent, notamment lors de mesures) sont le fruit d’un hasard total; que la
nature fait des choix ex nihilo, basés sur rien (sur aucune loi), et qu’aucune
556 Dialogue

théorie ne pourra jamais, par principe, expliquer cette indétermination. C’est


un ingrédient essentiel de l’interprétation de Copenhague, comme nous l’avons
vu. Mais cette idée est contre-intuitive, car notre vie et notre compréhension du
monde sont profondément liées et basées sur la conviction que «rien ne se
passe sans rien». En outre, et peut-être surtout, elle va à l’encontre de l’histoire
des sciences, qui enseigne que la connaissance évolue, et qu’aucune théorie
scientifique ne s’est avérée définitive. Rappelons ici que s’il existe une
constance — une loi — dans l’histoire des sciences, c’est bien que les théories
et lois scientifiques se sont toujours avérées provisoires, que les théories et lois
que l’on estimait inébranlables à une époque, sont apparues approximatives
par la suite.
6. Conclusion
Nous avons étudié la question du déterminisme ou de la causalité à la lumière
de résultats récents de la mécanique quantique, et notamment du théorème de
Bell. Adoptant un modèle réaliste, nous avons d’abord proposé une définition
de «cause» rendant légitime la question de la causalité. Nous avons conclu que
pour un réaliste, choisir entre la vision déterministe et la vision stochastique du
monde, revient in fine à choisir entre deux hypothèses : l’hypothèse que des
lois déterministes existent pour tout événement versus l’hypothèse que la théorie
physique actuelle — la mécanique quantique — ne pourra jamais être complétée
et que la nature peut faire des choix «sans raison», ou plutôt sans cause27. En
se basant sur l’interprétation de Copenhague corroborée par l’expérience de
Bell, beaucoup de philosophes et de physiciens considèrent que cette deuxième
hypothèse n’est plus une hypothèse mais un fait expérimental — et que
l’indéterminisme est donc un fait. Nous avons montré qu’au moins deux
arguments logiquement valables existent pour infirmer cette conclusion : le
«déterminisme non-local» et le «déterminisme total» restent deux options
possibles. La première solution n’est pas en accord avec la théorie physique
actuelle; la deuxième solution ne viole aucune des lois actuelles de la physique.
Ceci démontre que la question du déterminisme est philosophique et non physique,
comme on aurait pu s’en douter dès le début28.

Appendice. Deux types de déterminisme différents


Nous avons soulevé dans une section précédente qu’au moins deux argu-
ments peuvent être opposés à l’interprétation orthodoxe de la mécanique quan-
tique découlant du théorème de Bell et des résultats expérimentaux. Ces deux
contre-arguments ou solutions correspondent à deux types de déterminisme
différents.
Comme nous l’avons vu, si la deuxième solution est vraie, elle implique que
(tous) les systèmes de l’univers soient corrélés : tout serait lié à tout par un
passé commun — l’activité humaine incluse. Si toutefois la première solution
basée sur l’existence hypothétique de forces supraluminales (et ultra-faibles)
s’avère vraie, c’est-à-dire si elle peut être corroborée par des expériences, elle
La causalité revisitée 557

permettrait de continuer à considérer que les actions de l’homme sont indépen-


dantes des systèmes physiques qui l’entourent — et n’ont pas les mêmes causes
que cet environnement. (Pour aboutir à cette dernière conclusion, il est néces-
saire de retracer les détails de la démonstration mathématique, ce que nous ne
faisons pas ici.) La première solution est donc compatible avec un déterminisme
«systémique», où des systèmes séparés évoluent de façon indépendante —
même si certains d’entre eux exercent une force supraluminale l’un sur l’autre.
La première solution est celle qui devrait intéresser les physiciens en
premier lieu, pour au moins deux raisons. D’abord, elle semble pouvoir être
étudiée avec les moyens usuels de la physique, la modélisation mathématique
et l’expérimentation. Ensuite, elle est compatible avec la description usuelle de
la réalité en termes de systèmes séparés (interagissant ou non), une description
dans laquelle des systèmes séparés ont, en général, des causes différentes.
La deuxième solution est celle du déterminisme «total», où des systèmes
séparés ont des causes communes, et où on ne peut pas construire des théories
physiques déterministes plus détaillées que la mécanique quantique sans invo-
quer les causes qui déterminent même les actions individuelles des hommes.
Une remarque s’impose ici. Il semblerait, dans le cas de la deuxième
solution, que la mécanique quantique occupe une place unique parmi toutes les
théories possibles. Il n’y aurait plus de théorie possible «entre» elle-même et la
théorie incluant une description des conditions initiales du big-bang (une théorie
qui se rapproche de la théorie_(∞) de la section 2). En effet, si l’on exclut la
première solution, nous venons de voir qu’il ne peut exister de théorie déterministe
qui soit à la fois plus détaillée que la mécanique quantique et moins détaillée
qu’une théorie ab-initio. Soulignons qu’il ne peut exister non plus d’autres théories
statistiques plus détaillées; Bell a démontré qu’une chaîne de théories statistiques
n’est pas non plus, comme les théories déterministes simples qu’il a envisagées,
compatible avec la mécanique quantique. Selon notre étude de la section 2, ce
résultat n’est pas étonnant : selon la définition de cause que nous avons proposée,
une chaîne causale de systèmes aléatoires est en réalité déterministe.

Notes
1 Betrand Russell a rejeté le concept de cause dans Mysticism and Logic,
Harmondsworth, Penguin Books, 1954, p. 171. Il s’est toutefois contenté d’analyser
les définitions trouvées dans d’autres œuvres, en particulier des encyclopédies.
2 Karl Popper et John C. Eccles, The Self and its Brain, Berlin, Springer, 1977.
3 La théorie_(∞) ne fait a priori pas partie du monde III des théories humaines, mais elle
pourrait s’y trouver; elle ne fait pas partie du monde I, mais elle le décrit parfaitement.
Notons que nous avons défini la théorie_(∞) d’une façon pragmatique — c’est-à-dire
par extrapolation à partir des théories existantes.
4 Même les descriptions (e) d’Événements peuvent, bien évidemment, être considérés
comme dépendant de l’état d’avancement de la science, et donc indiquées par la
notation e_(t).
5 David Lewis, «Causation», Journal of Philosophy, vol. 70, 1973, p. 556-567.
558 Dialogue
6 «Nécessaire» est un attribut lourd en philosophie, acceptant plusieurs significa-
tions. Nous n’entrons pas ici dans ce débat, mais soulignons une fois de plus que les
causes sont nécessaires au sein de la théorie_(t). Peut-être pourrait-on dire qu’elles
sont des «conditions nécessaires au sein de la théorie_(t)».
7 Si l’on préfère, on peut inclure au nombre des causes, à côté de la gravité, les con-
ditions initiales qui ont donné à la terre une impulsion en forme de rotation. C’est
une question de goût, ou de degré de détail de la description ef_(t).
8 Cette idée semble tout à fait acceptable lorsqu’il s’agit d’identifier des causes en
science (en physique, par exemple), où il va (presque) de soi que toute cause
s’inscrit dans une théorie; elle semble moins évidente pour les causes de la vie
commune. Si mon chien m’a mordu, je connais très bien la cause de ma douleur au
talon, même sans théorie. Mais la différence n’est qu’une différence de degré : ma
conclusion que la morsure du chien me cause une douleur au talon est aussi inscrite
dans un ensemble d’hypothèses (extrêmement convaincantes, mais hypothèses
quand-même) concernant les éléments suivants : 1) ce que j’ai vu et senti était bien
mon chien qui me mordait; 2) le type de morsure en question fait mal; 3) si je n’ai
pas été mordu, je n’ai pas mal; etc. Sur la base de ces hypothèses, ou de cette «théo-
rie» rudimentaire, je peux conclure que j’ai mal à cause de la morsure du chien.
Cette conclusion est en parfait accord avec notre définition de «cause» : on peut
invoquer ladite théorie rudimentaire pour conclure que, si mon chien ne m’avait
pas mordu, je n’aurais pas mal, et donc pour identifier la cause. Quoi qu’il en soit,
pour la suite de l’article, nous demeurons dans l’univers nettement plus simple de
la science, où la notion de théorie ne soulève pas de controverse.
9 Les physiciens disent que certains systèmes sont «isolés» des autres.
10 Ceci a été remarqué par B. Russell, voir Mysticism and Logic, p. 185.
11 Il apparaîtra clairement par la suite si l’on parle de Cause ou de cause. Nous ne
ferons donc plus la distinction.
12 Des théories scientifiques sont, en simplifiant, des ensembles cohérents de lois
scientifiques correspondant, idéalement, aux lois objectives de la nature. Dans la
suite de l’article, nous faisons à peine la distinction entre «théories» et «lois».
13 Max Jammer, The Philosophy of Quantum Mechanics: The Interpretations of
Quantum Mechanics in Historical Perspective, New York, Wiley-Interscience,
1974; K. Popper, La théorie quantique et le schisme en physique, traduit de
l’Anglais par Emmanuel Malolo Dissakè, Paris, Hermann, 1996.
14 En général, la valeur d’une propriété est fixée ou «déterminée» seulement au
moment d’une mesure, sauf si le système est dans un état dit «propre», auquel cas
la valeur est fixe, même sans mesure.
15 Mathématiquement, cette idée se traduit dans la preuve de Bell par le fait que Q
peut être considéré comme une fonction d’autres variables (appelées «variables
cachées»). Ces dernières variables «expliquent», «déterminent» la valeur que Q
possède : elles en sont la cause. La définition de «cause» que Bell utilise est donc,
une fois de plus, cohérente avec notre définition : si les variables cachées n’avaient
pas la valeur numérique qu’elles ont, Q n’aurait pas la valeur qu’il a, par définition de
fonction.
La causalité revisitée 559
16 Pour une description détaillée de l’interprétation de Copenhague, voir M. Jammer,
The Philosophy of Quantum Mechanics: The Interpretations of Quantum
Mechanics in Historical Perspective.
17 Niels Bohr, «Quantum Mechanics and Physical Reality», Nature, vol. 136, 1935,
p. 1025-1026.
18 Sauf dans des cas bien précis, à savoir quand le système se trouve dans un «état
propre» de la propriété mesurée.
19 Strictement parlant, on peut seulement déduire ce résultat (à partir des expériences
et du théorème de Bell) pour des particules faisant partie d’une paire de type Bell;
mais ces résultats confirment l’interprétation de Copenhague pour tout objet quantique
(mentionnée ci-dessus).
20 Une interprétation devenue populaire ces dernières années auprès de physiciens
comme Alain Aspect peut être résumée ainsi. «Une paire de particules de type Bell
forme une entité inséparable, un objet; tout se passe comme si les deux particules se
sentaient instantanément; mais il n’y a pas d’échange de signaux (superluminaux)
entre les deux particules». Puisque cette déduction nécessite une étude plus poussée
du théorème de Bell, et puisque cet énoncé semble, en pratique, difficilement
compréhensible, nous ne nous y attardons pas. D’autres physiciens, comme David
Mermin, insistent sur le fait que l’expérience de Bell a démontré que «des propriétés
physiques n’ont pas de valeur objective indépendamment de l’acte de mesure»
(D. Mermin, «Is the Moon There When Nobody Looks? Reality and the Quantum
Theory», Physics Today, vol. 38, n° 4, avril 1985, p. 38-47). C’est une variante très
proche de l’interprétation de Copenhague présentée dans le texte.
21 Louis Vervoort, «Bell’s Theorem and Non-Linear Systems», Europhysics Letters,
vol. 50, n° 2, 2000, p. 142-147.
22 David Bohm et Basil J. Hiley, The Undivided Universe, Londres, Routledge, 1993;
Peter R. Holland, The Quantum Theory of Motion, Cambridge, Cambridge University
Press, 1993.
23 Pour cette démonstration, voir L. Vervoort, «Bell’s Theorem: Two Neglected Solu-
tions», disponible en ligne : <http://arxiv.org/abs/1203.6587>.
24 Voir Asher Peres, «Existence of Free Will as a Problem of Physics», Foundations
of Physics, vol. 16, n° 6, 1986, p. 573-584. Ces idées sont vraisemblablement aussi
connues par David Mermin, auteur d’articles populaires parmi les physiciens et les
philosophes s’intéressant au théorème de Bell (voir D. Mermin, «Is the Moon There
When Nobody Looks? Reality and the Quantum Theory»). D. Mermin n’explicite
pas ces idées; il écarte une corrélation entre le choix de l’expérimentateur et la
dynamique des particules comme étant complètement improbable.
25 Il convient de rappeler ici qu’une position à la Bohr, qui nie l’existence objective de
valeurs de mesure avant la mesure, offre une solution simple et élégante aussi bien
au théorème de Bell qu’au paradoxe d’Einstein-Podolsky-Rosen (voir A. Peres,
Quantum Theory: Concepts and Methods, New York (NY), Kluwer Academic
Publishers, 2002). Cette position, donnant un rôle primordial (au niveau ontologique) à
la mesure, et donc à l’observateur, est un argument pour une philosophie antiréaliste.
Notons toutefois qu’indéterminisme n’équivaut pas à antiréalisme : on peut
560 Dialogue
parfaitement soutenir que le résultat d’un jet de dé n’existe pas avant la «mesure»,
sans pourtant être antiréaliste.
26 Nous sommes imprégnés de l’idée que la nature «agit» de la même façon avec ou
sans nous. Les exemples de cas où cette conviction intime se manifeste sont légion.
Nous vivons à tout instant des situations où nous constatons que les lois physiques
et les événements qui leur sont associés se sont manifestés de la manière attendue
dans un endroit (une chambre avec des appareils, un jardin,...) que nous avons
quitté auparavant. C’est ce genre de vécu qui montrerait le bien-fondé de l’hypothèse
de l’existence des mondes I et III, mais également de la correspondance parfaite
entre le monde IV et le monde I. Mais cet argument aurait peu de chance de con-
vaincre un anti-réaliste.
27 Remarquons que notre définition de «cause» propose une explication très simple du
lien entre le fameux principe de raison suffisante et le principe de causalité. Une
cause est toujours liée à une raison : les causes sont identifiées par un raisonnement
au sein d’une théorie, comme il s’ensuit directement de notre modèle.
28 Je souhaite remercier Emmanuel M. Dissakè et Mioara Mugur-Schächter pour leur
analyse détaillée de ce texte et leur soutien infaillible. Plusieurs thèmes ont été discutés
avec Mario Bunge, Yvon Gauthier, et Jean-Pierre Marquis (ce qui n’implique évidem-
ment pas que nos interprétations métaphysiques préférées coïncident en tous points),
que je remercie également pour leur intérêt et pour leur soutien engageants.

Références bibliographiques
Bohm, David et Basil J. Hiley
1993 The Undivided Universe, Londres, Routledge.
Bohr, Niels
1935 «Quantum Mechanics and Physical Reality», Nature, vol. 136,
p. 1025–1026.
Holland, Peter R.
1993 The Quantum Theory of Motion, Cambridge, Cambridge University
Press.
Jammer, Max
1974 The Philosophy of Quantum Mechanics: The Interpretations of
Quantum Mechanics in Historical Perspective, New York (NY),
Wiley-Interscience.
Lewis, David
1973 «Causation», Journal of Philosophy, vol. 70, p. 556–567.
Mermin, David
1985 «Is the Moon There When Nobody Looks? Reality and the Quantum
Theory», Physics Today, vol. 38, no 4, p. 38–47.
Peres, Asher
1986 «Existence of Free Will as a Problem of Physics», Foundations of
Physics, vol. 16, no 6, p. 573–584.
2002 Quantum Theory: Concepts and Methods, New York (NY), Kluwer
Academic Publishers.
La causalité revisitée 561
Popper, Karl
1996 La théorie quantique et le schisme en physique, trad. Emmanuel
Malolo Dissakè, Paris, Hermann.
Popper, Karl et Eccles, John C.
1977 The Self and its Brain, Berlin, Springer.
Russell, Betrand
1954 Mysticism and Logic, Harmondsworth, Penguin Books.
Vervoort, Louis
2000 «Bell’s Theorem and Non-linear Systems», Europhysics Letters,
vol. 50, no 2, p. 142–147.

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