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Louis Vervoort
ABSTRACT: The principle of causality (or, determinism) and the notion of cause are
studied in light of recent results in the field of quantum mechanics. A definition of the
concept of cause is proposed. Then the question “does every event have a cause?” is
investigated. According to the orthodox interpretation of quantum mechanics, the answer
is ‘no’ but I show that several scientifically valid counter-arguments against this point
of view exist and that the question of determinism remains a philosophical issue and not
a scientific one, as many scientists believe. Since the theme of this article is interdisci-
plinary, I use language that is comprehensible by generalists of both communities,
philosophy and physics.
1. Introduction
Cet article traite du principe de déterminisme ou de la causalité, que nous con-
sidérerons ici comme synonymes. La question de la causalité ou du déterminisme
(«tout événement a-t-il une cause?») est une question philosophique essentielle;
elle est intimement liée à des aspects de l’ontologie, mais elle a aussi des
implications profondes pour la vision éthique du monde, pour l’interprétation
de concepts comme le libre arbitre, la responsabilité, le mérite, etc.
Autrefois, cette question était vivement débattue dans le monde intellectuel en
général : depuis l’Antiquité, bon nombre de philosophes et de scientifiques se sont
prononcés sur le thème, sans converger vers une position commune. Depuis
quelques décennies toutefois, un consensus plutôt remarquable s’est tissé autour de
cette problématique dans le monde intellectuel dans son ensemble — mis à part la
petite communauté des philosophes et physiciens spécialisés. Cette rupture trouve
vraisemblablement son origine dans les années 1930, lorsque la communauté
scientifique s’est approprié le débat. En effet, après l’avènement de la mécanique
quantique, les scientifiques, et notamment les physiciens, se sont intéressés de
près à la causalité, et ont prétendu fournir des explications définitives, que les
philosophes ont souvent reprises sans une remise en question détaillée.
Cette situation est assez étonnante. La problématique du déterminisme est
éminemment philosophique, et relève de la «connaissabilité» du monde plutôt
que des mathématiques ou de l’expérimentation scientifique, qui sont les outils de
la physique — même si ces résultats scientifiques sont un ingrédient fondamental
dans l’interprétation du problème.
Il ne semble donc pas surprenant qu’un examen critique des interprétations
avancées par les physiciens montre, ou confirme, que la science ne peut pas
utiliser des outils scientifiques pour démontrer une idée métaphysique. Voilà le
thème de cet article. Nous avancerons d’abord une définition du concept de
cause — ce qui n’est pas superflu, puisque la possibilité de le définir a été mise
en doute. Nous donnerons ensuite un bref aperçu des conclusions pertinentes
provenant de la physique quantique. Nous montrerons que la communauté
scientifique a rejeté des extrapolations simples de l’état actuel des connaissances
sous prétexte qu’elles seraient métaphysiques — toujours pour démontrer une
idée métaphysique. Nous en viendrons à la conclusion que la vision déterministe
du monde, au moins aussi vieille que l’Éthique de Spinoza, ne peut être rejetée
sur la base des résultats scientifiques existants, et qu’en raison de sa simplicité
conceptuelle, elle mérite une attention renouvelée. Soulignons finalement que
nous adoptons explicitement dans cet article une position réaliste; cette position
repose certes sur une hypothèse métaphysique, mais elle rallie sans doute la
majorité dans la communauté des physiciens. À la fin de l’article, nous ouvrirons
toutefois le débat et ferons, occasionnellement, le lien avec la position antiréaliste.
sens qu’elles «tendent» vers des lois absolues «inscrites» dans la nature.
Nos sciences permettent de comprendre le monde de façon approximative; ces
sciences progressent.
Il est sans doute miraculeux que l’on puisse comprendre, au moins partielle-
ment, les phénomènes qui nous entourent. Cependant il semble évident que la
raison pour laquelle cette compréhension est possible réside dans une certaine
constance dans les phénomènes. La constance invoquée ici correspond à l’une
des évidences les plus immédiates de l’esprit : l’évidence que les choses réagis-
sent, en général, de manière plus ou moins prévisible — l’évidence que le soleil
se lèvera demain. Plus précisément, nous savons que chaque événement qui se
produira demain dans un contexte similaire à celui d’aujourd’hui évoluera de
façon similaire. Cette constance paraît être à la base de la notion de déterminisme
ou de causalité; elle est souvent résumée par l’idée que «les mêmes causes ont les
mêmes effets», laquelle exprime manifestement un rapport d’invariance ou de
constance. La pensée scientifique analyse cette constance en formulant des lois
de la nature (physiques, biologiques, géologiques); dans le langage courant, on
dit souvent que les lois naturelles expriment le rapport constant entre des
événements antérieurs (les causes) et des événements postérieurs (les effets).
Nous pensons que la constance susmentionnée constitue le fondement de notre
connaissance et de notre interaction avec le monde; sans elle, la vie comme
nous la connaissons serait vraisemblablement impossible. Nous l’appellerons
la «constance ab-initio» pour indiquer qu’elle se situe «au début» de notre
compréhension et de notre interaction avec le monde — qu’elle en est la
condition. L’introduction de ce concept permet de mettre en évidence que,
dans le modèle que nous privilégions, cette constance est une propriété objective
de la nature : le principe de causalité est parfois considéré, notamment par Kant
ou les philosophes antiréalistes, comme correspondant à rien de plus qu’à une
interprétation humaine du monde. Cette distinction ne peut pas être tranchée,
mais nous détaillerons brièvement notre préférence réaliste dans la section 5.
On peut introduire de façon plus générale le principe de causalité en disant
qu’il exprime que «tout a une cause», ce qui semble signifier que pour tout
événement E, il existe d’autres événements (les causes) qui, lorsqu’ils se
produisent, sont toujours (ou souvent?) suivis dans le temps par E. Mais ceci
fait appel à plusieurs concepts vagues; essayons de formuler une définition
plus précise. Nous suivrons à cette fin une ligne de pensée bien connue,
immanente au discours scientifique et élaborée par exemple par les empiristes
logiques et par Karl Popper, en partant du concept de «loi» ou de «théorie»
(un ensemble logique de lois connexes). Nous arguerons que la question
«Quelle est la cause de cet événement?» est proche de «Par quelle loi cet
événement est-il décrit?» — du moins pour les événements et systèmes étudiés
en physique. De manière générale, notre analyse de la notion de cause s’appliquera
le plus aisément aux systèmes physiques; nous pensons qu’elle vaut aussi pour
des systèmes plus complexes, mais certains lecteurs préféreront restreindre la
portée du modèle présenté ici à la physique.
542 Dialogue
«Les causes c_(t) d’un événement ef_(t) sont les événements qui sont nécessaires,
conformément à la théorie_(t) existante, pour l’apparition de ef_(t)».
(i) Afin d’identifier les causes c_(t) de ef_(t), on utilise la théorie_(t) pour
imaginer ce qui se passerait si on «enlevait» certains événements. Les
causes c_(t) de ef_(t) sont alors les événements pour lesquels vaut
l’affirmation suivante : «si c_(t) ne se produit pas, ef_(t) ne se produit
pas non plus, selon la théorie_(t)». C’est donc précisément dans ce sens
qu’il faut comprendre que «c_(t) est “nécessaire” pour ef_(t)»6. On
peut formuler la définition de façon plus précise : «Les causes c_(t) d’un
événement ef_(t) sont les événements pour lesquels vaut : si C, dont c_(t)
est la description dans la théorie_(t), ne se produit pas, EF, dont ef_(t)
544 Dialogue
«Les causes c_(∞) d’un événement ef_(∞) sont les événements qui sont nécessaires,
conformément à la théorie_(∞), pour l’apparition de ef_(∞)».
«Les causes_(∞) d’un événement ef_(∞) sont les événements_(∞) pour lesquels vaut :
si les Causes du monde I associées aux causes_(∞) ne se produisent pas (dans le
monde I), l’Événement EF associé à ef_(∞) ne se produit pas non plus, conformément
à la théorie_(∞).»
546 Dialogue
les structures à géométrie fractale, que l’on connaît pour leur aspect esthétique,
qui ont contribué à la naissance de l’idée, devenue populaire, voulant que
«l’ordre peut émerger du chaos». Remarquons ici que ces systèmes complexes,
chaotiques, sont imprédictibles, mais néanmoins déterministes : les lois qui gèrent
ces systèmes sont connues. Par exemple, dans le cas des tourbillons, ces lois
sont les lois classiques de la mécanique des fluides; mais à cause de la sensibilité
du mouvement des molécules d’eau à des perturbations microscopiques et
imperceptibles, le comportement global du système devient imprévisible,
«incalculable». Ici encore, la position de la physique corrobore notre définition :
ce n’est pas la prédictibilité de facto qui implique la causalité, mais la prédictibilité
ou la «connaissabilité» de principe, qui est garantie par l’existence de lois.
Jetons maintenant un coup d’œil sur l’histoire des sciences et ses revirements
plutôt remarquables. Jusqu’au début du vingtième siècle, l’opinion scientifique
penchait en faveur du principe de causalité universelle : on considérait notre
environnement comme un ensemble ayant les caractéristiques d’un système
mécanique, à tel point que Laplace pouvait comparer le monde à une horloge,
certes extrêmement compliquée, mais néanmoins prévisible en théorie.
On ne peut qu’être frappé par le changement abrupt d’attitude qu’a connu la
communauté scientifique durant les années 1920, au moment de la découverte
de la mécanique quantique, la théorie des systèmes atomiques et subatomiques.
Comme on le sait, les résultats de la mécanique quantique peuvent être interprétés
comme rejetant le déterminisme (le principe de causalité) en faveur d’une
vision probabiliste du monde. En effet, selon la mécanique quantique, les
propriétés physiques telles l’énergie ou la position d’objets microscopiques ne
sont plus prédictibles avec certitude avant l’acte de mesure : au lieu d’attribuer
une valeur unique à ces propriétés, la mécanique quantique attribue en général
une série de valeurs aux propriétés, et à chacune de ces valeurs une certaine
probabilité de réalisation. Des énoncés de la physique classique du type : «l’énergie
de cet objet a la valeur x» sont donc remplacés en mécanique quantique par
d’autres, tel : «l’énergie de cet objet peut assumer les valeurs x1, x2, x3, ...
avec une probabilité p1, p2, p3, ...»14. C’est sur cette base que les physiciens
ont commencé à répandre la notion voulant que la nature ait un caractère aléatoire
ou stochastique. Il faut noter qu’il existe des théorèmes physiques élégants,
comme celui d’Ehrenfest, pour expliquer comment un monde microscopique
stochastique engendre un monde macroscopique déterministe; lorsque les
petits systèmes s’assemblent pour devenir des systèmes macroscopiques,
ils perdent leur caractère quantique. La position orthodoxe consiste donc à
assumer que, avant mesure, la propriété quantique n’a pas de valeur, n’est pas
déterminée, et qu’il n’y a aucune façon de connaître cette valeur, ni maintenant,
ni par des théories futures. On ne manquera pas de constater que cet énoncé
procure un statut particulier à l’observateur et à la mesure, qui deviennent
un système et une interaction physiques particulières. Cette interprétation
stochastique est due à une grande partie des pères fondateurs de la théorie
quantique, tels que Niels Bohr, Werner Heisenberg, Max Born, John von Neumann
La causalité revisitée 549
et d’autres. Remarquons que c’est surtout Niels Bohr, physicien danois, qui
l’a promulguée, en formulant des idées qui dépassent le cadre strict de la
physique. C’est en son honneur que cette interprétation standard a été appelée
«l’interprétation de Copenhague». Il est important de savoir que plusieurs
physiciens se sont battus pendant toute leur carrière pour modérer l’interprétation
de Copenhague, comme Albert Einstein, Louis de Broglie, Erwin Schroedinger
et David Bohm, qui ont défendu l’idée que le caractère probabiliste de la méca-
nique quantique est simplement l’expression de notre connaissance limitée du
monde : nous ne connaissons que les probabilités, et pas les causes, parce que
nous ne connaissons pas (encore) les lois (théories) déterministes sous-jacentes.
Cette idée est cohérente avec notre définition de «cause», comme l’indiquait
notre remarque (iv). Ces physiciens ont également souligné qu’il serait prématuré
de considérer la mécanique quantique comme la «théorie finale».
Ces dernières décennies, cet intense débat a pris une tournure quasi définitive
en faveur de la stochasticité quantique — et non seulement au sein de la
communauté des physiciens. En effet, en 1964, le physicien John Bell aurait
réussi à concevoir une expérience qui permettrait de tester directement l’hypothèse
du déterminisme, soit le principe de causalité, Graal de la métaphysique! Cette
expérience est souvent appelée «l’expérience de Bell»; elle est une version
perfectionnée de la fameuse expérience de Einstein-Podolsky-Rosen (EPR),
cette dernière n’étant pas décidable par l’expérience. Elle concerne deux
particules (deux électrons par exemple) qui ont interagi dans le passé, qui
s’éloignent dans deux directions opposées, et sur lesquelles on effectue des
mesures. On mesure le «spin» des deux électrons, une propriété quantique que
seuls les objets microscopiques possèdent. On peut analyser le résultat de cette
mesure en appliquant la mécanique quantique standard, mais il semblerait
qu’on peut également calculer quel en serait le résultat si le monde était
déterministe, c’est-à-dire si toute valeur d’une propriété quantique Q avait une
cause15. En effet, Bell a proposé des conditions mathématiques simples, appelées
les «conditions de Bell», que toute théorie doit satisfaire si la nature est déter-
ministe. Or, il a démontré par un calcul étonnamment simple que le résultat
prévu pour l’expérience de Bell par toutes les théories déterministes diffère
nettement du résultat prévu par la mécanique quantique : c’est le fameux
théorème de Bell. Durant la période allant de 1970 à 2000, plusieurs équipes de
physiciens ont réussi à réaliser l’expérience; le résultat est en accord avec
la mécanique quantique, donc nécessairement en désaccord avec les théories
déterministes. Ici, il faudrait spécifier, comme nous le ferons dans la section 4,
que les théories déterministes éliminées obéissent à quelques conditions
supplémentaires — elles doivent notamment êtres «locales», c’est-à-dire qu’elles
ne peuvent invoquer des influences (forces) supraluminales (i.e. ayant une vitesse
supérieure à celle de la lumière). Mais la localité est une conséquence directe
de la théorie de relativité, la majorité des physiciens trouve donc qu’elle va de
soi. En résumé, seulement les théories causales envisagées par Bell, qui sont
notamment locales, sont éliminées par les expériences.
550 Dialogue
raison suivante : la position des détecteurs peut être choisie librement par un
expérimentateur, et ne pourrait donc pas dépendre des mêmes causes que
l’évolution des particules — cela découle de la définition du concept de libre
arbitre.
Nous voici dans la situation kantienne où une seule idée peut être jugée
de deux façons tout aussi raisonnables que contradictoires — situation qui
indique que la question est philosophique, et non pas physique. Si l’on est
adepte du libre arbitre, le théorème de Bell est tout à fait acceptable (en faisant
abstraction de la première solution). Mais à y regarder de plus près, l’hypothèse
susmentionnée n’a rien de trivial. En effet, le théorème de Bell vise à étudier la
question du déterminisme des systèmes physiques. Or, si le déterminisme est
pris au sérieux, s’il existe des causes, des explications pour tous phénomènes,
il n’y a rien d’étonnant dans l’idée que les actions humaines aient des causes
communes avec l’évolution des systèmes physiques. Cette idée prend toute sa
signification si l’on se rappelle que toutes les manifestations de l’univers ont
une origine commune : le big-bang. Si l’on considère l’homme comme un
système physique, et si le monde physique est déterministe, chaque change-
ment que l’homme subit, donc chaque action qu’il effectue, doit être causé par
un événement préalable; mais le même raisonnement vaut pour chacun de ces
événements préalables, et ainsi ad infinitum. Puisqu’il s’agit, pour chaque
chaînon de la chaîne causale, d’une remontée dans le temps, et puisque cet
arbre causal devrait se rétrécir au fur et à mesure qu’il se rapproche du big-
bang, on aboutit à la conclusion que les actions humaines et les événements
physiques ont été corrélés dans des temps lointains. Dans le modèle du monde
envisagé par la deuxième solution, les chaînes ou ramifications causales expli-
quant les actions humaines ont donc des branches communes avec (tous) les
autres phénomènes, et se rejoignent à la base de l’arbre causal au moment du
big-bang. Sur le plan mathématique, si on relâche l’hypothèse H mentionnée
ci-dessus, on démontre23 aisément qu’il n’y a plus de contradiction entre d’une
part le modèle déterministe et d’autre part la mécanique quantique et les résultats
expérimentaux. Ce résultat semble être connu par quelques spécialistes24, mais
il n’a, étrangement, jamais reçu une large attention. Ceci est sans doute dû non
seulement à l’attachement viscéral de l’homme au concept de libre arbitre,
mais aussi à la vogue actuelle de «l’indéterminisme quantique».
Il nous semble donc que le théorème de Bell, développé par la communauté
scientifique pour étudier puis rejeter le déterminisme, n’ait pas envisagé la
question même du déterminisme jusqu’au bout. Loin de nous de critiquer John
Bell, qui a brillamment initié la problématique. En effet, le déterminisme
«total», dont la solidité philosophique a été démontrée par le grand Spinoza il
y a plus de 300 ans, échappe totalement au théorème de Bell. Il ne peut donc
être testé par des expériences scientifiques.
En résumé, au moins deux solutions mathématiques de principe permettent
d’invalider l’idée prédominante selon laquelle le déterminisme n’a plus de raison
d’être. Notons que ces deux solutions vont dans le même sens (elles permettent
La causalité revisitée 553
5. Interprétation philosophique
Une des voies classiques de la philosophie des sciences est de se baser sur des
lois scientifiques connues pour fournir une interprétation «du monde»; elle
propose parfois une interprétation de phénomènes qui ne peuvent pas (encore)
être traités par les sciences exactes. A priori, la philosophie des sciences accepte
donc les lois de la physique, induites ou déduites. Mais dans le cas de la causalité,
la communauté scientifique ne s’est pas exprimée sur une loi classique de la
physique, mais sur un principe métaphysique — cela est évident et nous le
détaillerons par la suite. Ici, la physique se meut vraisemblablement sur le
terrain de la philosophie; voilà ce qui justifie une opinion de philosophe.
La mécanique quantique s’est avérée la branche de la physique la plus perfor-
mante, menant à des prédictions qui ont été validées expérimentalement avec
une précision inégalée. Elle procure ainsi des arguments forts en faveur de la
conception probabiliste ou indéterministe du monde, rejetant l’idée que tout
événement ait une cause ou une «explication», et affirmant que la mécanique
quantique ne peut être complétée. Cependant la conception déterministe est
pour plusieurs philosophes et physiciens une position plus simple et moins
radicale (l’histoire des sciences tend à montrer que toute science est provisoire).
Il vaut donc la peine d’étudier l’existence de contre-arguments valables contre
l’indéterminisme.
Or, nous avons constaté dans la section précédente que du point de vue
scientifique et mathématique, la vision déterministe du monde est aussi
légitime que la vision probabiliste; cette impasse scientifique ne devrait pas
nous étonner — si la question est philosophique. Dans ce cas, qu’est-ce qu’un
philosophe pourrait-en dire?
Le problème est évidemment complexe. Nous avons déjà mentionné que le
déterminisme peut, a priori, être considéré ou bien comme une façon de struc-
turer nos impressions, une «métathéorie» ou une «méta-loi» qui décrirait le
monde comme un ensemble où tout événement a une cause (ce qui semble
proche de la vision de Kant), ou bien comme une propriété directe du monde.
Nous voici donc devant une alternative : «causalité comme propriété du
monde III» (disons à la Kant) versus «causalité comme propriété du monde I».
Nous privilégions l’idée que le principe de causalité (tout a une cause) vaut
aussi pour le monde I. En d’autres termes, nous faisons l’hypothèse qu’il existe
une théorie (à la Bohm ou autre) donnant une explication plus détaillée que la
mécanique quantique, et que cette théorie est valable dans le sens réaliste,
c’est-à-dire qu’elle décrit adéquatement le monde I. C’est évidemment une
conjecture, mais comme nous l’avons vu, elle est logiquement admissible.
Toutefois, en vue de l’intensité du débat sur le déterminisme, qui a impliqué
554 Dialogue
associée (ou une théorie associée), que nous connaissons déjà ou qui fait partie
des théories futures. Ces théories futures convergent vers la théorie complète,
qui permettrait d’identifier les causes de chaque événement avec certitude. Le
principe de causalité est ainsi lié à l’existence de lois de la nature, ou en
d’autres termes à ce que nous avons appelé dans la section 2 la «constance
ab-initio». Rejeter le principe de causalité équivaut à rejeter cette constance
ab-initio pour une partie de la nature, notamment pour les phénomènes quan-
tiques. Mais nous avons argumenté dans la section 2 que la constance ab-initio
fournit une explication pour notre compréhension du monde, et pour la possi-
bilité que nous avons d’interagir efficacement avec celui-ci. D’où notre résis-
tance à rejeter ce principe, si nous ne sommes pas obligés de le faire sur la base
d’arguments scientifiques concluants.
L’argument que nous préférons, finalement, est que la vision déterministe-
réaliste semble la plus simple et la plus homogène, utilisant le nombre minimal
de catégories (concepts) : tous les phénomènes et systèmes sont gérés par des
lois déterministes, absolues et objectives, que nous connaissons ou pas à un
instant t de l’histoire. Si des lois déterministes existent pour une partie de la
nature (par exemple pour les systèmes newtoniens), le rasoir d’Occam exige de
supposer que ceci vaut pour toute la nature, sauf preuve incontestable du con-
traire. Cette preuve n’a pas été fournie par les sciences. À l’intérieur de ce
modèle causal, les phénomènes stochastiques nous apparaissent aléatoires sim-
plement parce que nous n’en avons pas encore perçu les lois sous-jacentes.
Il est important de se rappeler ici que l’histoire des sciences n’est rien d’autre que
l’histoire de la découverte de la causalité derrière la stochasticité. De même,
la causalité permet d’expliquer le libre arbitre comme la perception subjective
d’autodétermination que nous avons, perception qui trouve son origine dans le
fait que notre esprit fini ne peut pas, selon toute logique, retracer et comprendre
la chaîne causale infiniment complexe qui est à la base de nos impressions
mentales, de nos actions, et de nos choix.
Selon les avocats de la vision stochastique (et réaliste), la causalité
macroscopique pourrait être expliquée à partir de la stochasticité microscopique,
notamment à l’aide de théorèmes scientifiques. La position déterministe ne
serait donc pas moins simple ou unifiante. Mais cette correspondance entre
microscopique et macroscopique a été peu étudiée, sur le plan scientifique
comme sur le plan philosophique; il nous semble que beaucoup de travail doit
être réalisé avant de tirer des conclusions aussi importantes que d’affirmer que
«le déterminisme a été expliqué». Intuitivement, on peut avoir de sérieux
doutes concernant la cohérence du modèle aléatoire pour expliquer les chaînes
causales que nous observons partout et à tout moment.
Les arguments ci-dessus peuvent être reformulés d’une manière quelque peu
différente (sans quitter la position réaliste). Le rejet du principe de causalité
mène à la conclusion que certaines propriétés physiques (la valeur qu’elles
prennent, notamment lors de mesures) sont le fruit d’un hasard total; que la
nature fait des choix ex nihilo, basés sur rien (sur aucune loi), et qu’aucune
556 Dialogue
Notes
1 Betrand Russell a rejeté le concept de cause dans Mysticism and Logic,
Harmondsworth, Penguin Books, 1954, p. 171. Il s’est toutefois contenté d’analyser
les définitions trouvées dans d’autres œuvres, en particulier des encyclopédies.
2 Karl Popper et John C. Eccles, The Self and its Brain, Berlin, Springer, 1977.
3 La théorie_(∞) ne fait a priori pas partie du monde III des théories humaines, mais elle
pourrait s’y trouver; elle ne fait pas partie du monde I, mais elle le décrit parfaitement.
Notons que nous avons défini la théorie_(∞) d’une façon pragmatique — c’est-à-dire
par extrapolation à partir des théories existantes.
4 Même les descriptions (e) d’Événements peuvent, bien évidemment, être considérés
comme dépendant de l’état d’avancement de la science, et donc indiquées par la
notation e_(t).
5 David Lewis, «Causation», Journal of Philosophy, vol. 70, 1973, p. 556-567.
558 Dialogue
6 «Nécessaire» est un attribut lourd en philosophie, acceptant plusieurs significa-
tions. Nous n’entrons pas ici dans ce débat, mais soulignons une fois de plus que les
causes sont nécessaires au sein de la théorie_(t). Peut-être pourrait-on dire qu’elles
sont des «conditions nécessaires au sein de la théorie_(t)».
7 Si l’on préfère, on peut inclure au nombre des causes, à côté de la gravité, les con-
ditions initiales qui ont donné à la terre une impulsion en forme de rotation. C’est
une question de goût, ou de degré de détail de la description ef_(t).
8 Cette idée semble tout à fait acceptable lorsqu’il s’agit d’identifier des causes en
science (en physique, par exemple), où il va (presque) de soi que toute cause
s’inscrit dans une théorie; elle semble moins évidente pour les causes de la vie
commune. Si mon chien m’a mordu, je connais très bien la cause de ma douleur au
talon, même sans théorie. Mais la différence n’est qu’une différence de degré : ma
conclusion que la morsure du chien me cause une douleur au talon est aussi inscrite
dans un ensemble d’hypothèses (extrêmement convaincantes, mais hypothèses
quand-même) concernant les éléments suivants : 1) ce que j’ai vu et senti était bien
mon chien qui me mordait; 2) le type de morsure en question fait mal; 3) si je n’ai
pas été mordu, je n’ai pas mal; etc. Sur la base de ces hypothèses, ou de cette «théo-
rie» rudimentaire, je peux conclure que j’ai mal à cause de la morsure du chien.
Cette conclusion est en parfait accord avec notre définition de «cause» : on peut
invoquer ladite théorie rudimentaire pour conclure que, si mon chien ne m’avait
pas mordu, je n’aurais pas mal, et donc pour identifier la cause. Quoi qu’il en soit,
pour la suite de l’article, nous demeurons dans l’univers nettement plus simple de
la science, où la notion de théorie ne soulève pas de controverse.
9 Les physiciens disent que certains systèmes sont «isolés» des autres.
10 Ceci a été remarqué par B. Russell, voir Mysticism and Logic, p. 185.
11 Il apparaîtra clairement par la suite si l’on parle de Cause ou de cause. Nous ne
ferons donc plus la distinction.
12 Des théories scientifiques sont, en simplifiant, des ensembles cohérents de lois
scientifiques correspondant, idéalement, aux lois objectives de la nature. Dans la
suite de l’article, nous faisons à peine la distinction entre «théories» et «lois».
13 Max Jammer, The Philosophy of Quantum Mechanics: The Interpretations of
Quantum Mechanics in Historical Perspective, New York, Wiley-Interscience,
1974; K. Popper, La théorie quantique et le schisme en physique, traduit de
l’Anglais par Emmanuel Malolo Dissakè, Paris, Hermann, 1996.
14 En général, la valeur d’une propriété est fixée ou «déterminée» seulement au
moment d’une mesure, sauf si le système est dans un état dit «propre», auquel cas
la valeur est fixe, même sans mesure.
15 Mathématiquement, cette idée se traduit dans la preuve de Bell par le fait que Q
peut être considéré comme une fonction d’autres variables (appelées «variables
cachées»). Ces dernières variables «expliquent», «déterminent» la valeur que Q
possède : elles en sont la cause. La définition de «cause» que Bell utilise est donc,
une fois de plus, cohérente avec notre définition : si les variables cachées n’avaient
pas la valeur numérique qu’elles ont, Q n’aurait pas la valeur qu’il a, par définition de
fonction.
La causalité revisitée 559
16 Pour une description détaillée de l’interprétation de Copenhague, voir M. Jammer,
The Philosophy of Quantum Mechanics: The Interpretations of Quantum
Mechanics in Historical Perspective.
17 Niels Bohr, «Quantum Mechanics and Physical Reality», Nature, vol. 136, 1935,
p. 1025-1026.
18 Sauf dans des cas bien précis, à savoir quand le système se trouve dans un «état
propre» de la propriété mesurée.
19 Strictement parlant, on peut seulement déduire ce résultat (à partir des expériences
et du théorème de Bell) pour des particules faisant partie d’une paire de type Bell;
mais ces résultats confirment l’interprétation de Copenhague pour tout objet quantique
(mentionnée ci-dessus).
20 Une interprétation devenue populaire ces dernières années auprès de physiciens
comme Alain Aspect peut être résumée ainsi. «Une paire de particules de type Bell
forme une entité inséparable, un objet; tout se passe comme si les deux particules se
sentaient instantanément; mais il n’y a pas d’échange de signaux (superluminaux)
entre les deux particules». Puisque cette déduction nécessite une étude plus poussée
du théorème de Bell, et puisque cet énoncé semble, en pratique, difficilement
compréhensible, nous ne nous y attardons pas. D’autres physiciens, comme David
Mermin, insistent sur le fait que l’expérience de Bell a démontré que «des propriétés
physiques n’ont pas de valeur objective indépendamment de l’acte de mesure»
(D. Mermin, «Is the Moon There When Nobody Looks? Reality and the Quantum
Theory», Physics Today, vol. 38, n° 4, avril 1985, p. 38-47). C’est une variante très
proche de l’interprétation de Copenhague présentée dans le texte.
21 Louis Vervoort, «Bell’s Theorem and Non-Linear Systems», Europhysics Letters,
vol. 50, n° 2, 2000, p. 142-147.
22 David Bohm et Basil J. Hiley, The Undivided Universe, Londres, Routledge, 1993;
Peter R. Holland, The Quantum Theory of Motion, Cambridge, Cambridge University
Press, 1993.
23 Pour cette démonstration, voir L. Vervoort, «Bell’s Theorem: Two Neglected Solu-
tions», disponible en ligne : <http://arxiv.org/abs/1203.6587>.
24 Voir Asher Peres, «Existence of Free Will as a Problem of Physics», Foundations
of Physics, vol. 16, n° 6, 1986, p. 573-584. Ces idées sont vraisemblablement aussi
connues par David Mermin, auteur d’articles populaires parmi les physiciens et les
philosophes s’intéressant au théorème de Bell (voir D. Mermin, «Is the Moon There
When Nobody Looks? Reality and the Quantum Theory»). D. Mermin n’explicite
pas ces idées; il écarte une corrélation entre le choix de l’expérimentateur et la
dynamique des particules comme étant complètement improbable.
25 Il convient de rappeler ici qu’une position à la Bohr, qui nie l’existence objective de
valeurs de mesure avant la mesure, offre une solution simple et élégante aussi bien
au théorème de Bell qu’au paradoxe d’Einstein-Podolsky-Rosen (voir A. Peres,
Quantum Theory: Concepts and Methods, New York (NY), Kluwer Academic
Publishers, 2002). Cette position, donnant un rôle primordial (au niveau ontologique) à
la mesure, et donc à l’observateur, est un argument pour une philosophie antiréaliste.
Notons toutefois qu’indéterminisme n’équivaut pas à antiréalisme : on peut
560 Dialogue
parfaitement soutenir que le résultat d’un jet de dé n’existe pas avant la «mesure»,
sans pourtant être antiréaliste.
26 Nous sommes imprégnés de l’idée que la nature «agit» de la même façon avec ou
sans nous. Les exemples de cas où cette conviction intime se manifeste sont légion.
Nous vivons à tout instant des situations où nous constatons que les lois physiques
et les événements qui leur sont associés se sont manifestés de la manière attendue
dans un endroit (une chambre avec des appareils, un jardin,...) que nous avons
quitté auparavant. C’est ce genre de vécu qui montrerait le bien-fondé de l’hypothèse
de l’existence des mondes I et III, mais également de la correspondance parfaite
entre le monde IV et le monde I. Mais cet argument aurait peu de chance de con-
vaincre un anti-réaliste.
27 Remarquons que notre définition de «cause» propose une explication très simple du
lien entre le fameux principe de raison suffisante et le principe de causalité. Une
cause est toujours liée à une raison : les causes sont identifiées par un raisonnement
au sein d’une théorie, comme il s’ensuit directement de notre modèle.
28 Je souhaite remercier Emmanuel M. Dissakè et Mioara Mugur-Schächter pour leur
analyse détaillée de ce texte et leur soutien infaillible. Plusieurs thèmes ont été discutés
avec Mario Bunge, Yvon Gauthier, et Jean-Pierre Marquis (ce qui n’implique évidem-
ment pas que nos interprétations métaphysiques préférées coïncident en tous points),
que je remercie également pour leur intérêt et pour leur soutien engageants.
Références bibliographiques
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1993 The Undivided Universe, Londres, Routledge.
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1935 «Quantum Mechanics and Physical Reality», Nature, vol. 136,
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Quantum Mechanics in Historical Perspective, New York (NY),
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1973 «Causation», Journal of Philosophy, vol. 70, p. 556–567.
Mermin, David
1985 «Is the Moon There When Nobody Looks? Reality and the Quantum
Theory», Physics Today, vol. 38, no 4, p. 38–47.
Peres, Asher
1986 «Existence of Free Will as a Problem of Physics», Foundations of
Physics, vol. 16, no 6, p. 573–584.
2002 Quantum Theory: Concepts and Methods, New York (NY), Kluwer
Academic Publishers.
La causalité revisitée 561
Popper, Karl
1996 La théorie quantique et le schisme en physique, trad. Emmanuel
Malolo Dissakè, Paris, Hermann.
Popper, Karl et Eccles, John C.
1977 The Self and its Brain, Berlin, Springer.
Russell, Betrand
1954 Mysticism and Logic, Harmondsworth, Penguin Books.
Vervoort, Louis
2000 «Bell’s Theorem and Non-linear Systems», Europhysics Letters,
vol. 50, no 2, p. 142–147.