Vous êtes sur la page 1sur 29

A U TO U R D E B Y ZA N CE  3

BYZANCE ET L’EUROPE
L’HÉRITAGE HISTORIORAPHIQUE D’ÉVELYNE PATLAGEAN

ACTES
du colloque international, Paris, 21-22 novembre 2011
édités par
CLAUDINE DELACROIX-BESNIER

Centre d’études byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes,


École des Hautes Études en Sciences Sociales

Paris 2016
AUTOUR DE BYZANCE
Série publiée par le
Centre d'études byzantines, néo-helléniques
et sud-est européennes
Sous la direction de Paolo Odorico

Ce numéro a été réalisé avec le concours de :

Suivi éditorial et réalisation :


Smaragda Tsochantaridou Odorico

© 2016Centre d'études byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes,


EHESS-CéSor, 10 rue Monsieur le Prince, 75006 Paris
tél: 01 53 10 54 31, e-mail: sodorico@ehess.fr

Diffusion: De Boccard, 11 rue de Medicis, 75006 Paris


tél: 01 43 26 00 37, fax: 01 43 54 85 83

ISSN 2108-9361
ISBN 2-9530655-9-6
MISGAV HAR-PELED

CONFIGURATIONS PORCINES :
ÉTIOLOGIES ET JEUX IDENTITAIRES ENTRE JUIFS, CHRÉTIENS
ET MUSULMANS AUTOUR DU COCHON AU MOYEN ÂGE

Vladimir – Tu ne veux pas jouer ? Vlad. – Engueule-moi !


Estragon – Jouer à quoi ? Estr. – Salaud !
Vlad. – On pourrait jouer à Pozzo et Lucky. …
Estr. – Connais pas. Vlad. – Dis-moi de penser.
Vlad. – Moi je ferai Lucky, toi tu feras Pozzo Estr. – Comment ?
… Vas-y. Vlad. – Dis, Pense, cochon !
Estr. – Qu’est-ce que je dois faire ? Estr. – Pense, cochon !
Samuel Beckett, En attendant Godot1

En attendant «Godot-God» et leur victoire finale sur les autres religions abrahamiques
à la fin des temps messianiques, les trois religions monothéistes n’ont pas cessé de
s’insulter l’une l’autre, de nommer l’autre : cochon. Que signifie cette insulte ? On
ne prendra pas l’insulte à la légère (comme une chose anecdotique), mais on ne la
prendra pas non plus avec un excessif sérieux (en la dénonçant) ; nous la considérons
comme un insula, comme un lieu, qui peut se comprendre par sa position au sein d’un
archipel de sens. Autrement dit, on traitera l’insulte comme une éruption violente qui
relève de tensions profondes, tectoniques, et on l’étudiera comme un géologue con-
sidèrerait les tremblements de terre en étudiant la tectonique des plaques. Si, de ce
point de vue, l’insulte est révélatrice d’une logique culturelle profonde, au sein d’un
conflit entre «Pork haters» et «Pork eaters», on doit également se demander com-
ment la raison d’être de l’un est construite en opposition à celle de l’autre. Si, dans
le triangle monothéiste, dans une certaine mesure, être l’un signifie être et n’être pas
les deux autres, l’interdit est entre-dits, dans un dialogue avec la pratique et le raison-
nement des deux autres religions. Autrement dit, l’interdit de la consommation du porc
et sa consommation ont, dans le contexte judéo-christo-musulman, un rapport dialo-
gique2. Dans le présent article, je me concentre sur un aspect de ce jeu dialogique, à

1. S. BECKETT, En attendant Godot, Paris 1952, p. 102-104.


2. Si la logique de l’un est confrontée à la logique de l’autre, réelle ou imaginaire, et lui fait écho,
pour comprendre l’interdit du porc, on doit comprendre la logique de la pratique contraire : la mise à
mort et la consommation du porc, et vice versa : M. HAR-PELED, «Entre le bœuf laboureur et le cochon

[ 143 ]
144 MISGAV HAR-PELED

partir de trois légendes étiologiques chrétiennes, de Just so Stories (Histoires comme


ça), pour reprendre les mots de R. Kipling, qui expliquaient au Moyen Âge l’interdit
musulman et juif du porc.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, donnons un bref panorama général (et partiel)
des insultes porcines entres juifs, chrétiens et musulmans avant l’époque moderne.
On connait bien l’association, opérée par les chrétiens, des juifs à l’animal impur ;
ses multiples manifestations dans le folklore européen ont été étudiées dans le livre
remarquable de C. Fabre-Vasass3. Mentionnons entre autres l’image médiévale de
la Judensau (la truie des juifs) qui représente des juifs réunis autour d’une truie : ils
sucent ses tétines, boivent ses urines, mangent ses excréments ou embrassent l’animal
sur la bouche ou l’anus4. Nous connaissons également, bien que moins nombreuses,
les insultes porcines tournées contre les musulmans5. Du côté musulman, l’association
«totémique» des chrétiens avec la bête qu’ils mangent est attestée6. Cette association
était si forte que, parfois, dans les sources arabes de l’époque des croisades, il n’est
pas simple de décider si les cochons mentionnés désignent les animaux ou leurs maî-
tres7. Dans ce contexte, on peut mentionner p. ex., le mélange des corps de chrétiens
avec des charognes des cochons à Jaffa pendant la troisième croisade ou encore l’inci-
nération mêlant des jambons et des corps de chrétiens à Damiette pendant la septième
croisade8. Plus significatif encore est le hadith sur la fin des temps, qui relate que Issa

paresseux : justification du sacrifice animal dans le monde gréco-romaine et l’interdit juif du porc», in
Religions & interdits alimentaires - Archéozoologie et sources littéraires. Actes du colloque, Collège de
France, Paris, 3-5 avril 2014, à paraître.
3. C. FABRE-VASSAS, La bête singulière. Les Juifs, les chrétiens et le cochon, Paris 1994 ; I.M.
RESNICK, «Dietary Laws in Medieval Christian-Jewish Polemics : a Survey», Studies in Christian-Jewish
Relations 6 (2011) 1-15 ; ID., Marks of Distinction Christian Perceptions of Jews in the High Middle
Ages, Washington 2012, p. 144-175.
4. I. SHAHAR, The “Judensau” : a Medieval Anti-Jewish Motif and Its History, Londres1974.
5. D.H. STRICKLAND, Saracens, Demons & Jews : Making Monsters in Medieval Art, Princeton 2003,
p. 191.
6. F. GABRIELI, Arab Historians of the Crusades, Berkeley CA 1969, p. XI-XII.
7. M. HAR-PELED, «Animalité, pureté et croisade. Étude sur la transformation des églises en étables
par les Musulmans durant les croisades, XIIe-XIIIe siècles», CCM 52 (2009) 113-136, p. 131-134.
8. Ambroise, L’estoire de la guerre sainte. Histoire en vers de la troisième croisade (1190-1192), ed.
G. PARIS, Paris 1897, p. 453, v. 1126. Selon le texte, les chrétiens à leur tour mélangèrent les corps des
musulmans avec ceux de porcs. Joinville décrit comment les musulmans à Damiette «firent une couche
du porc salé, une autre des morts [chrétiens], et y mirent le feu ; et il y eut un si grand feu qu’il dura le ven-
dredi, le samedi et le dimanche» : Joinville, Vie de saint Louis, ed. et trad., J. MONFRIN, Paris 1998, p. 183.
CONFIGURATIONS PORCINES 145

(Jésus) reviendra et détruira toutes les croix et tuera tous les cochons9. Notons égale-
ment la tradition sur la transformation des pécheurs en animaux, les juifs en singes et
les chrétiens en cochons10, qui inspira entre autres la décision des autorités musulmanes
d’Afrique du Nord et de Sicile au IXe s. de marquer les juifs avec un insigne en forme
de singe et les chrétiens avec un insigne en forme de cochon11. Du côté juif, mention-
nons l’association d’Ésaü avec Édom, c’est-à-dire Rome, le quatrième et dernier
Empire, identifié au cochon (chazir) qui, avec la christianisation de l’Empire romain,
devient l’animal emblématique non seulement de l’Empire, mais de la Chrétienté elle-
même12. Cette association fut renforcée dans certains textes kabbalistes13. À quoi sert
ce panorama partiel ? Il peut nous aider à surmonter le piège d’une approche polémi-
que ou apologétique qui prendrait un camp comme cible ou protégerait un autre, mais
elle nous montre également dans quelle mesure on a besoin d’une analyse dialogique
traitant les trois religions à la même enseigne et les analysant dans leurs relations mul-
tiples. Comme on le verra, l’étude de cas de légendes étiologiques chrétiennes, bien
qu’il traite apparemment seulement un côté du triangle, nous renvoie à sa totalité.

Pourquoi les musulmans ne mangent pas du porc ?


Depuis le Moyen Âge central et jusqu’au XVIIIe s., la version «officielle» de la mort
de Mahomet en Occident rapportait qu’il avait été dévoré par des cochons (et dans
certaines versions par des chiens)14. Si on trouve déjà une allusion à cette légende dans

9. N. ROBINSON, Christ in Islam and Christianity, Albany 1991, p. 105 ; H. LAZARUS-YAFEH, «Is There
a Concept of Redemption in Islam ?», in Some Religious Aspects of Islam, Leyde 1981, 48-57, p. 51-53.
10. I. LICHTENSTADTER, «“And Become Ye Accursed Apes”», Jerusalem Studies in Arabic and
Islam 14 (1991) 153-175 ; U. RUBIN, «Apes, Pigs, and the Islamic Identity», Israel Oriental Studies 17
(1997) 89-105.
11. S. SIMONSOHN, The Jews in Sicily, I, 383-1300, Leyde-New York-Cologne 1997, p. 16 ; Al-
Mâlikî, Riyâḍ al-nufûs, ed. AL-BAKKUSH, I, Beyrouth 1983, p. 476-477 ; V. PREVOST, «Les dernières
communautés chrétiennes autochtones d’Afrique du Nord», RHR 224/4 (2007) 461-483, p. 465, n. 11.
12. M. HAR-PELED, The Dialogical Beast : The Identification of Rome with the Pig in Early Rab-
binic Literature, PhD thèse, Université Johns Hopkins, Baltimore 2013.
13. M.B. ROSS, «Kabbalistic Tocinofobia : Américo Castro, Limpieza de Sangre, and the Inner
Meaning of Jewish Dietary Laws», in A. SCOTT – C. KOSSO (ed. by), Fear and Its Representations in
the Middle Ages and Renaissance, Turnhout 2002, p. 152-86.
14. Jacques de Vérone (après 1335) donne une autre légende étiologique selon laquelle l’interdit du
porc est expliqué comme la conséquence d’une mauvaise expérience du prophète : un jour, il aurait vu
une truie allaitant ses porcelets, il glorifia Dieu pour lui avoir donné ce pouvoir, mais la truie l’attaqua.
Mahomet maudit alors la truie et interdit aux musulmans de manger la viande du porc. Jacques de Vérone,
146 MISGAV HAR-PELED

la Chanson de Roland, où la statue de Mahomet est dévorée par des chiens et des
porcs, ces versions plus détaillées apparaissent au XIIe s.15 Selon Hildebert de Tours
(c. 1040), Embricon de Mayence (c. 1100), Guibert de Nogent (1109) et Gauthier de
Compiègne (1137-55), Mahomet, en raison d’une ivresse, d’un empoisonnement ou
d’une attaque d’épilepsie, tomba sur un monceau d’excréments et fut dévoré, suivant
les versions, par des cochons ou par une truie et ses petits16. Guibert de Nogent, p. ex.,
raconte dans son histoire de la première croisade, Geste de Dieu par les Francs :
«Il [Mahomet] était souvent frappé à l’improviste d’attaques d’épilepsie (…) un jour, alors qu’il
se promenait seul, un accès de son mal le jeta à terre ; des porcs le découvrirent, en proie aux con-
vulsions de sa crise, et le mirent en pièces, à tel point qu’on ne retrouva de lui que ses talons»17.
Guibert commente cette fin horrible ainsi :
«Voici donc cet excellent législateur, qui s’employait à ressusciter le “porc d’Épicure” [cf. Horace,
Épitres, I, 4.16] (celui que les véritables stoïciens, les adorateurs du Christ, avaient fait périr) ;
l’ayant complètement remis en vie, il s’est exposé, devenu porc lui-même, à être dévoré par les
porcs ; son magistère ès obscénités s’est terminé, comme il convenait, par la fin la plus obscè-
ne»18.
L’association de Mahomet avec le «porc d’Épicure» est significative. Si Épicure
dans son éthique d’eudémonisme, a fait de la tranquillité, ataraxia, l’objectif, telos,
de la vie, ses adversaires l’accusaient de prêcher l’hédonisme et donc l’associaient
par dérision avec le cochon19, une association que les Pères de l’Église adoptèrent et

Liber peregrinationis, f. 1335 ; M. DI CESARE, The Pseudo-Historical Image of the Prophet Muhammad
in Medieval Latin Literature. A Repertory, Berlin 2012, p. 459-466. Selon Adelphe (Vita Machometi, XIIe
s.) Mahomet était en effet un porcher avant de devenir un faux prophète : B. BISCHOFF, «Ein Leben
Mohameds (Adelphus ?) (Zwölftes Jahrhundert)», in ID. (hrsg. von), Anecdota novissima : Texte des
vierten bis sechzehnten Jahrhunderts, Stuttgart 1984, 106-122, p. 115-116 (f. 6r-7r, v. 80-95).
15. «E Mahumet enz en un fosset butent, / E porc et chien le mordent e defulent / Unkes mais Deu
ne furent à tel hunte !» Chanson de Roland v. 2590-2593 ; Y. et CH. PELLET, «L’idée de Dieu chez les
“Sarrasins” des Chansons de Geste», Studia Islamica 22 (1965) 5-42, p. 22.
16. A. D’Ancona, La leggenda di Maometto in Occidente, ed. A. BORRUSO, Rome 1994, p. 137,
n. 163. Publication originale in Giornale Storico della Letteratura Italiana 13 (1889) 199-281. On line :
http://www.classicitaliani.it/d_ancona/D%27Ancona_leggenda_maometto.htm ; E. KOHLBERG, «Western
Accounts of the Death of the Prophet Muhammad», in L’orient dans l’histoire religieuse de l’Europe,
Turnhout 2000, 165-195 ; J.V. TOLAN, «Un cadavre mutilé : le déchirement polémique de Mahomet»,
Le Moyen Âge 104 (1998) 53-72.
17. Guibert de Nogent, Geste de Dieu par les Francs. Histoire de la première croisade, ed., trad.,
introd. M.-C. GARAND, Turnhout 1998, p. 64-65 (livre I).
18. Ibid., p. 65.
19. Timon, Fr. 51 DIELS ; Cicéron, In Pisonem 37 ; De finibus II.33-109 ; Horace, Epistulae 1.4.15-16,
2.2.72-75 ; Plutarque, Non posse suaviter vivi secundum Epicurum 1091C. Sur Plutarque : J. BOULOGNE,
CONFIGURATIONS PORCINES 147

tournèrent contre des hérétiques qu’ils présentaient comme épicuriens20. Bien que
quelques auteurs médiévaux établissaient une nuance entre Épicure, l’épicurisme et
l’image vulgaire du philosophe ou de sa philosophie, celle-ci prédomina dans la lit-
térature médiévale21. Ainsi Isidore de Séville écrivait-il, p. ex., dans son Etymolo-
gies : «Les épicuriens ont leur nom d’un certain Épicure, un philosophe qui aimait
la vanité et pas la sagesse, que les philosophes eux-mêmes nommaient “le cochon” :
se plongeant dans la souillure charnelle, affirmant que le plaisir corporel est le bien
suprême et niant que le monde était créé ou qu’il est gouverné par aucune providence
divine»22. Un autre exemple qui insiste sur l’association d’Épicure avec le ventre, lui-
même associé avec le cochon vorace, se trouve dans Carmina burana (211), Alte cla-
mat Epicurus (Épicure proclame bien haut) :
«On peut se fier à un ventre plein.
Oui, j’aurai pour dieu le ventre.
Ma gourmandise exige un tel dieu,
qui a son temple dans les cuisines,

Plutarque dans le miroir d’Épicure. Analyse d’une critique systématique de l’épicurisme, Villeneuve
d’Ascq 2003, p. 141-143.
20. R. JUNGKURTZ, «Fathers, Heretics, and Epicureans», JEH 17 (1966) 3-10 ; P. COURCELLE, «Le
thème littéraire du bourbier dans la littérature latine», Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres (avril-juin 1973), p. 281 ; M. DI MARCO, «Riflessi della polemica antiepicurea nei Silli
di Timone II : Epicuro, Il porco e l’insaziable ventre», Elenchos 4 (1983) 59-91, p. 60, n. 3 ; Clément
d’Alexandrie écrit p. ex. : «Épicure, plaçait le bonheur dans le fiat de n’avoir ni faim, ni soif, ni froid,
et à ce propos il prononça le mot d’égal aux dieux, prétendant d’une façon impie que sur ce point il
rivaliserait même avec Zeus père, comme s’il avait à établir la bienheureuse victoire de porcs mangeurs
d’excréments, et non pas celle des hommes raisonnables et philosophes» (Stromate XXI, 127.1), Clément
d’Alexandrie, Les stromates, Stromate II, trad. CL. MONDESERT, Paris 1954, p. 129. Voir aussi : Augustin,
Enarationes in Psalmos, LXXIII.25 (PL 36, col. 72).
21. A. ROBERT, «Épicure et les Épicuriens au Moyen Âge», Micrologus 21 (2013) 3-46 ; M.R.
PAGNONI, «Prime note sulla tradizione medievale ed umanistica di Epicuro», ASNP, LF, s. III, 4 (1974)
1443-1477 ; W. SCHMIDT – I. RONCA, Epicuro e l’epicureismo cristiano, Brescia 1984, p. 163-178
(trad. ital. de l’article «Epikur», in RAC, V, 681-819) ; R. LEBÈGUE, «L’épicurisme au XVIe siècle», in
Association Guillaume Budé. Actes du VIIIe congrès (Paris, 5-10 avril 1968), Paris 1969, 639-727.
Pétrarque écrit, p. ex. : «et Épicure calmant avec le peuple : “pourvu que le plaisir des sens regorge, un
homme rationnel, un pourceau heureux”» («ed Epicuro che col popol dice, / pur che “l diletto sensual
trabocchi, / un uom razïonal porco felice”»). Je remercie A. Mirabella pour l’aide apportée à la traduc-
tion de ce texte du chap. III de Trionfo della fama (v. 34-36) publié par N.R. WEISS, Un inedito pe-
trarchesco. La redazione sconosciuta di un capitolo del “Trionfo della fama”, Rome 1950, p. 57.
22. Epicurei dicti ab Epicuro quodam philosopho amatore vanitatis, non sapientiae, quem etiam
ipsi philosophi porcum nominaverunt, quasi volutans in caeno carneli, voluptatem corporis summum
bonum adsernes ; qui etiam dixit nulla divina providentia instructum esse aut regi mundum : (Isidore
de Séville, Etymologie 8.6.15, trad. de B.C. Perriello).
148 MISGAV HAR-PELED

d’où s’exhalent des odeurs délicieuses»23.


Si l’un des sens de l’interdit alimentaire musulman est de limiter la volupté du
fidèle, son association avec un personnage identifié à la volupté du ventre demande
de détruire cette motivation. L’interdit renversé sur sa tête devient le signe d’une om-
nivorité sans limite. Dans son récit de la vie de Mahomet, comme l’a remarqué R.
Levine, Guibert utilise des formules rhétoriques de blâme issues de la rhétorique clas-
sique, formules également utilisées par les Pères de l’Église. Ainsi, Saint Jérôme, dans
son Contre Jovinien, compare-t-il les disciples de Juvénien aux porcs24: «et tu le consi-
dères comme de grande sagesse si nombreux cochons derrière toi courent, des porcs
que tu nourris pour le saloir de l’enfer»25. La distinction qu’opère Guibert de Nogent
entre, d’un côté, les «porcs» épicuriens, c’est-à-dire les musulmans, et de l’autre côté,
les «vrais stoïciens», c’est-à-dire les chrétiens, est significative. En effet, on trouve
cette distinction entre les stoïciens et les épicuriens porcins sur un gobelet du premier
siècle qui a été retrouvé en Boscoreale, en Italie (Louvre Bj 1923). Sur une des faces
du gobelet, on peut voir les squelettes de deux philosophes qui discutent : Zénon et
Épicure, les fondateurs de deux doctrines philosophiques opposées : «Zénon, le corps
droit, la tête haute, désigne Épicure d’un mouvement énergique, avec un geste de mé-
pris. Épicure, sans se préoccuper de l’attitude de Zénon, se penche en avant et allonge
tranquillement la main vers un énorme gâteau, posé sur une table ronde à trois pieds
qui sépare les deux philosophes. Un porcelet, placé dans les jambes d’Épicure, lève la
patte et le nez vers le gâteau dont il est tout disposé à prendre sa part. Au-dessus du
gâteau on lit : “la jouissance est le but suprême”»26 (fig. 1).
Pour les stoïciens, le cochon est devenu un animal emblématique de leur anthro-
pocentrisme. Un dit stoïcien concernant le cochon stipule en effet que «Dieu ayant mêlé
l’âme à sa chair comme du sel, en vue de nous apprêter un mets friand»27. Cette position

23. Carmina Burana, trad. É. WOLFF, Paris 1995, p. 418.


24. R. LEVINE, «Satiric Vulgarity in Guibert de Nogent’s Gesta Dei per Francos», Rhetorica 7 (1989)
261-273, p. 267.
25. «Et pro magna sapientia deputas, si plures porci post te currant, quos gehennae succidiae nu-
trias ?», PL 23, p. 334, trad. de B.C. Perriello. La traduction de la fin de phrase est de P. HAMBLENNE,
«Des porcs engraissés en batterie, dans la Cisalpine ?», Revue belge de philologie et d’histoire 78/1
(2000) 89-104, p. 93, n. 13.
26. Cité avec des changements mineurs : H. DE VILLEFOSSE, «Le trésor de Boscoreale», Monuments
et mémoires de la Fondation Eugène Piot 5, 1/2 (1899) 7-132, p. 61-62.
27. Porphyre, De abst. III, 20, 1-2 = Plutarque, fr. 145 Vernardaki / fr. 193 Sandbach, trad. franç.
J. BOUFFARTIGUE – M. PATILLON, Porphyre, De l’abstinence, II, Paris 1979. Le dit est attribué à Cléanthe
(fr. 1154 Arnim, II) ou à Chrysippe de Soles (fr. 516 Arnim, I) : Cicéron, De nat. deor. II 64,160 ;
CONFIGURATIONS PORCINES 149

philosophique qui voit le cochon comme un animal qui «n’est né que pour être immo-
lé»28, contribua à l’hostilité de certains auteurs gréco-romains vis-à-vis de l’interdit
juif du porc et a contribué à l’accusation de misanthropie à l’endroit des juifs29. Si
le Christianisme adopta le point de vue anthropocentrique stoïcien, en excluant quasi
complètement l’animal vivant de la sphère religieuse et morale, il hérita aussi entre
autres choses de son hostilité philosophique envers l’interdit du porc, une hostilité qui
se manifeste dans le texte de Guibert. Si, comme l’a proposé J. Warren, la représenta-
tion d’Épicure en compagnie d’un cochon sur le gobelet romain peut être lue comme un
renversement épicurien de l’insulte porcine qui frappe communément cette école30, il
est clair que l’association médiévale de Mahomet avec le cochon ne peut pas être inter-
prétée de la sorte, tout simplement parce que les musulmans considèrent cet animal
comme impur et interdisent sa consommation. Le cochon, conçu comme un animal
bon uniquement après sa mort, incarne la mort et était donc particulièrement apte à
symboliser un hédonisme qui nie la vie après la mort. Dans cette ligne de pensée,
Guibert note que seuls sont restés du corps de Mahomet ses talons «afin que cet
homme remarquable, déjà plus heureux que n’importe quel porc, puisse dire, avec
le même poète : “Je ne mourrai pas tout entier, et une bonne part de mon être / Sera
soustraite à Libitine”»31. Après avoir cité ainsi Horace (Odes III, 30.1-2, 6-7), Guibert
ajoute un quatrain de sa main portant sur la mort de Mahomet :
«Celui qui vécut comme un porc est purifié par les dents des pourceaux.
Ses membres bienheureux flamboient, répandus par l’anus des pourceaux.
Que celui-là porte à sa bouche ses talons, et à son nez ce que le pourceau a rendu,
Le zélateur qui veut lui rendre des honneurs dignes de lui»32.
Guibert développe cette imagerie anale dans la suite du texte, en présentant l’Islam
comme une hérésie dualiste :
«S’il est vrai, en effet, comme le prétendent les Manichéens, que dans tout aliment consommé
demeure une part souillée de Dieu, que cette part de Dieu est purifiée par la trituration des dents

Cicéron, De fin. V, 38 ; Clément d’Alexandrie, Stromate VII ; Pline, Hist. Nat. VIII 77, 208 ; Plutarque,
Moralia V 685c6-11 ; Lactance, Inst. Div. V, 17 ; Varron, Res Rust. II 4, s 9.
28. Porphyre, De abst. III, 20.1-2.
29. M. HAR-PELED, «“Avoiding the Most Legitimate Meat”: Stoicism, Platonism and the Jewish
Avoidance of Pork», à paraître.
30. J. WARREN, Epicure and Democritean Ethics : An Archaeology of Ataraxia, Cambridge 2002,
p. 131.
31. Libitine, la déesse des funérailles, symbolise la Mort pour le poète.
32. Guibert de Nogent, Geste de Dieu par les Francs…, ed. GARAND cit., p. 64-65 (livre I).
150 MISGAV HAR-PELED

et par la digestion de l’estomac, et qu’une fois purifiée elle se transforme en anges que l’on éva-
cue, dit-on, au moyen des rots et des vents, combien pouvons-nous croire que les pourceaux
nourris de la chair du prophète aient produit d’anges, au prix de quelles énormes flatuosités ?
Mais trêve de plaisanteries, qui visent à ridiculiser les sectateurs de Mahomet»33.
Malgré le passage de la dérision au sérieux qu’annonce la dernière phrase, il est
clair que le message de la légende de la mort de Mahomet et son explication de l’inter-
dit musulman du porc étaient pris au sérieux.
La symétrie entre la nature «porcine» de l’hérésie épicurienne de Mahomet et
sa mort est bien articulée dans la Chronica Majora de M. Paris. L’auteur anglais du
XIIIe s., après avoir relevé que Mahomet, comme Épicure, a prêché que les plaisirs
de la chair sont plus importants que l’espoir de la vie après la mort et qu’avoir une
bonne vie est le but suprême, rapporte le récit de la mort de Mahomet : ivre, empoi-
sonné et saisi par une attaque d’épilepsie, il est tombé sur un monceau d’excréments
et dévoré par une truie sauvage :
«Pour que l’âme impure soit symbolisée par une truie, l’animal le plus impropre, le mot porca
est prononcé comme le mot spurca [souillure]34; et c’est la raison pour laquelle les Sarrasins,
comme les juifs, détestent le cochon. Ainsi, Mahomet est mort comme il le mérita, livré à une
truie lorsqu’il fut empoisonné, en attaque d’épilepsie et souffrant à cause des effets de la boisson,
puni, c’est-à-dire, par une triple punition»35.
Il dérive de cette explication que Mahomet fut dévoré à cause de l’impureté de
son âme ; que les musulmans (et les juifs) qui ne mangent pas de porc ont donc des
âmes impures36. Le message du texte est renforcé par la caricature qui se trouve en
milieu de page et qui était désignée par Paris lui-même (fig. 2)37: Mahomet est repré-
senté debout sur une truie (avec l’inscription svs) et tient deux bannières sur lesquelles

33. Ibid., p. 65 (livre I).


34. Isidore de Séville, Étymologies XII, 25.
35. Trad. de B.C. Perriello, Matthaei Parisiensis Monachi Sancti Albani Chronica Majora, ed. H.R.
LUARD, I-II, Londres 1872, I, p. 271 : Ut per suem spurcissimum animal immundus spiritus signifcetur,
porca enim quasi spurca dicitur; hinc est quia Sarraceni sicut et Judaei porcum execrantur. Merito
igitur periit traditus sui Machometus intoxicatus et epilenticus et crapulatus, trina scilicet poena
punitus. M. Paris explique dans le texte et en marge de la page en diagramme que les trois causes de la
mort de Mahomet étaient des punitions pour le blasphème de Mahomet contre la trinité.
36. Le récit propose aussi que la raison pour laquelle les musulmans ne mangent pas le porc vienne
du mal que cet animal a fait à leur prophète. En effet, cette explication est développée à la fin d’une
deuxième version du récit de l’année 1236 : pour cette raison, les Sarrasins jusqu’à aujourd’hui détestent
et abominent les porcs plus que tous les autres animaux : Ibid., p. 25-28.
37. Sur l’illustration du ms de la Chronica majora : S. LEWIS, The Art of Matthew Paris in the
Chronica Majora, Berkeley 1987.
CONFIGURATIONS PORCINES 151

nous lisons : «Je proclame la polygamie car il est écrit : “Soyez féconds, multipliez
vous”» (Gn 1.28) et «ne rejetez pas les plaisirs du présent pour le bénéfice du futur»38.
Dans la légende étiologique de la mort de Mahomet chez Guibert, comme chez
Paris, on trouve les éléments principaux de la critique médiévale de l’épicurisme :
l’hédonisme, la négation de la providence et la vie après la mort. Une critique qui
ressemble à celle du poète du XIIIe s., Hélinand de Froidmont, Vers sur la mort
(XXXV) :
Pieç’ a que ceste erreurs comence Il y a longtemps que cette erreur est
De ceste seculer science répandue ! De cette science profane
3 Dont fu la viez filosofie Dont faisait partie la vieille philosophie
Nasqui ceste pesme sentence Naquit cette détestable pensée
Qui tout a Dieu sa providence Qui nie la providence de Dieu
6 Et dit qu’autres siecels n’est mie. Et prétend qu’il n’est pas d’autre monde.
Selonc ce a meilleur partie Selon cette doctrine, il vaudrait mieux
Cil qui s’abandonne a folie S’adonner aux folles débauches
9 Que cil qui garde continence. Que vivre dans la continence.
Mais certes, s’il n’est autre vie, Oui certes, s’il n’y a pas d’autre vie,
Entre ame a homme et ame a truie Etre l’âme d’un homme et celle d’une truie,
12 N’a donques point de diference. Il n’y a dès lors point de différence !39

Si l’interdit alimentaire est notamment motivé par l’idée qu’il y a une différence
entre le destin de l’âme du croyant et celui de l’âme de l’incroyant, de même qu’entre
«l’âme d’un homme et celle d’une truie», il y a une grande différence, la légende
étiologique chrétienne tourne cette logique sens dessus dessous. Il semble en effet que
ce renversement de sens démontre le potentiel menaçant de l’interdit du porc dans
un sens profond : une pratique contraire à la pratique chrétienne, qui peut en consé-
quence impliquer des alternatives aux distinctions fondamentales telles que homme-
animal, pur-impur ou encore âme-corps. Si l’interdit musulman demande de distin-
guer entre le croyant et l’animal abominable, l’étiologie chrétienne détourne cette
logique : l’origine de l’interdit est la non-distinction entre le prophète et le cochon ;
Mahomet, qui prêcha une vie de «cochon», fut pour finir dévoré et digéré par un

38. Poligamus esto. Scriptum est enim, Crescite et multiplicamini et Presentes delicias pro futuris
non spernite : LEWIS, The Art..., op. cit., p. 100. Sur le sens du Gn 1.28 selon l’exégèse chrétienne : J.
COHEN, “Be Fruitful and Multiply, Fill the Earth and Master It”: The Ancient and Medieval Career of
a Biblical Text, Itacha NY 1989.
39. Hélinand de Froidmont, Les Vers de la Mort, trad. M. BOER – M. SANTUCCI, Paris 1983, p. 94-95.
152 MISGAV HAR-PELED

cochon40. On trouve ici l’idée que l’interdit est motivé par le mal que l’animal causa à
la divinité, étiologie par laquelle certains auteurs ou mythes gréco-romains expliquaient
l’interdit du porc dans le culte d’Aphrodite (parce qu’un sanglier tua son prêtre ou
amant Adonis) ou dans le culte de Cybèle (puisque des cochons furent responsables
de l’effacement des traces de Perséphone ravie par Hadès, empêchant la mère de
celle-ci de la retrouver). Cette logique ressemble fort à l’explication par l’historien ro-
main Tacite de l’interdit juif du porc ; selon celui-ci, l’interdit se fonde sur la mémoire
de l’expulsion d’Égypte, après qu’ils ont reçu la «lèpre des porcs»41. Cette explication
relationnelle, lorsque elle est tournée vers l’interdit juif/musulman, nie la logique
fondamentale de la distinction catégoriale entre pur et impur. La légende chrétienne
associe l’idée que l’interdit a son origine dans le mal causé à la divinité par le cochon
au topos de la mort du tyran vue comme mort d’un cochon, d’un animal criminel bon
seulement après sa mort42. Ainsi, un renversement est achevé avec le christianisme : si
le chrétien peut et doit manger du porc parce que, en quelque sorte, la mort et la
résurrection du Christ le libèrent du joug de la loi, le musulman, pour sa part, ne
mange pas de porc, parce que son «dieu» ou prophète a été dévoré par cet animal.
Après avoir discuté de la légende chrétienne de la mort de Mahomet comme une
légende étiologique, passons à la deuxième légende qui relate comment les musul-
mans expliquent eux-mêmes leur interdit – une légende qui, au contraire de la pre-
mière, n’a reçu jusqu’à aujourd’hui que très peu d’attention des chercheurs.

Comment les musulmans expliquent-ils l’interdit du porc ?


Selon cette légende, Mahomet raconta que Jésus, interrogé par ses disciples sur
l’époque du Déluge, ressuscita Japhet, le fils de Noé. Japhet expliqua qu’en raison
de l’accumulation des excréments des animaux, l’arche s’inclinait dangereusement.
Noé demanda alors conseil à Dieu, qui lui ordonna de frapper l’éléphant ; Noé fit
ainsi qu’il lui était ordonné, et une truie sortit alors de l’anus de l’éléphant. La truie
mangea les excréments, mais de son nez sortit la souris (ou le rat). Noé pria Dieu et
celui-ci lui ordonna de donner un coup sur le front de lion, et de son nez sortit le

40. Parmi les auteurs qui notent explicitement que la cause de l’interdit alimentaire est la dévoration
de Mahomet par des porcs : Guibert de Nogent, Embricon de Mayence, Graindor de Douai, Giraud de
Barri, Brunetto Latini, et Ranulf Higdon.
41. M. HAR-PELED, The Pig as a Problem : Greeks, Romans and Jewish Pork Avoidance, thèse de
doctorat, EHESS Paris 2011, p. 100-143.
42. LEVINE, «Satiric Vulgarity…» cit., p. 265 ; HAR-PELED, The Pig as a Problem… op. cit., p. 130.
CONFIGURATIONS PORCINES 153

chat. Cette histoire est une version d’une légende musulmane, qui apparait dans le
Livre des animaux (Kitab al-hayawān) d’Al-Jāhiz (776-868)43:
Certains commentateurs prétendent que c’est de l’éternuement d’un lion que na-
quit le chat, et que le sanglier sortit de la fiente de l’éléphant. Ils avancent que les
passagers de l’Arche se plaignirent à Noé de la présence d’une multitude de souris.
Noé pria Dieu de les en débarrasser. Dieu lui demanda alors d’ordonner au lion d’éter-
nuer. Celui-ci s’exécuta et l’on vit jaillir des narines du lion deux chats : un mâle de la
narine droite, une femelle de la narine gauche. Les chats mirent rapidement un terme à
cette situation.
Lorsque les hôtes de l’Arche se plaignirent de l’odeur pestilentielle des excré-
ments des chats, Noé s’adressa à Dieu qui lui demanda d’ordonner à l’éléphant de
fienter. De cette fiente sortirent deux sangliers qui mirent un terme à cette situation.
Cette histoire est assez répandue dans les milieux populaires (Livre des animaux
V, 347)44.
Dans l’histoire d’Al-Tabari (c. 839-c. 923), la légende qui suscite les réticences
d’Al-Jāhiz est présentée comme un hadîth, accompagné par une isnâd, une chaîne de
transmission45. Selon cette version, lorsque les apôtres demandèrent à Jésus qu’il les
enseigne sur l’Arche durant le Déluge, il ressuscita Cham, le fils de Noé, qui raconta
l’histoire de la création du cochon et du chat dans l’Arche. Diverses variantes de
cette version se trouvent dans nombre de sources musulmanes plus tardives46.

43. Al-Jāhiz, Hayawān, I-V, Caire 1938-1945, V, p. 146 et 347-348.


44. M. MESTIRI (trad.) – S. MESTIRI (comm.), Al-Jahiz, Le Livre des animaux. De l’étonnante
sagesse divine dans sa création et autres anecdotes, Paris 2003, p. 51 (une autre version se trouve au
livre I, p. 146) : «Certains commentateurs et autres historiens prétendent que les passagers de l’Arche
s’étaient plaints des souris. Le lion éternua alors et de ses narines sortit un couple de chats. C’est pour
cela que le chat ressemble beaucoup au lion. Puis l’éléphant fienta. Apparurent alors deux sangliers.
C’est pour cette raison que le sanglier a une ressemblance certaine avec l’éléphant. Qisān dit alors :
“Ce chat serait donc l’Adam de l’espèce, et sa compagne l’Ève des chattes” et Abū ‘Ubayda lui répondit :
“Ne sais-tu pas que chaque espèce animale a son Adam et son Ève ?”».
45. «Selon al-Qāsim (b, al-Hasan) – al-Husayn (b. Dāwūd)- Hajjāj - Mufaddal b. Fadākah - ‛Alī b.
Zayb b. Jud‛ān – Yūsuf b. Mihrān – Ibn ‛Abbās», Al-Tabari, Tārīkh al-Rusul wa-al-Mulūk, 188. Trad.
angl. F. ROSENTHAL, The History of al-Tabarī (Ta’arikh al-rusul wa’l-mulūk), I, General Introduction
and from the Creation to the Flood, Albany 1989, p. 357 ; Trad. franç. M.H. ZONTENBERG, Chronique
de Abou-Djafar-Mohammed-ben-Djarir-ben-Yezid Tabari traduit sur la version persane d’Abou’Ali
Mohammed Belami, I, Paris 1867, p. 112.
46. Le hadîth se trouve dans Tafsir Ibn Hatem, Tafsir al-Thalabi, Tafsir El-Samani, Tafsir El-
Qortobi, Tafsir d’El-Khazin et Tafsir Ibn Kathir. Pour une version tardive d’Ibn Iyas (1448-1524) : G.
CANOVA, «The Prophet Noah in Islamic Tradition», in K. DÉVÉNYI et ALII (ed. by), Essays in Honour
154 MISGAV HAR-PELED

Le premier texte occidental qui rapporte cette légende est la Doctrina Mahumet :
une traduction en latin, réalisée par Herman de Carinthia en 1143, d’un ouvrage polé-
mique musulman, Les mille questions (Masa’il abi-al Harit ‘Abdallah bin Salam),
un dialogue entre un juif (Abidas) et Mahomet, qui s’achève avec la conversion du
premier47:
[Mahomet :] «Ensuite, Japhet, en racontant toute l’histoire du commencement, arriva au mo-
ment où le poids des excréments dans les toilettes faisait s’incliner l’Arche, on était affolé. Père
Noé consulta Dieu, qui lui dit : “Prends l’éléphant et mets son derrière au-dessus du monceau
d’excréments”. Noé fit ainsi. Lorsque l’éléphant déposa sa masse sur le dépôt humain, un énorme
cochon jaillit. “Dites-moi, Abidas, est-ce que cette raison d’éviter cet animal vous satisfait ?”
Abidas répondit : “Oui, certes, aussi longtemps que tu ajouteras quelles étaient les bonnes consé-
quences de cette évacuation nécessaire”. [Mahomet] répondit : “Lorsque le cochon sépara tout
le monceau d’excréments en creusant avec son groin, il enfanta une souris en soufflant son
haleine infecte de ses étranges narines. La souris commença sans relâche à ronger les planches.
Notre père [Noé], en suivant le conseil du Seigneur, frappa le lion sur le visage. Le lion, res-
pirant par halètements, tira le chat de ses narines”. Ainsi le juif [a dit] : “Bien raconté ! Mais
arrêtons ici, car sinon nous nous éloignerons trop du sujet”»48.
Ici la légende explique clairement la raison de l’interdit du porc. Les nombreux
auteurs chrétiens qui mentionnent cette légende après le XIIe s. la présentent de fa-
çon moqueuse comme l’explication que Mahomet avait donnée aux musulmans49.

of Alexander Fodor on his Sixtieth Birthday, Budapest 2001, 1-20, p. 7, n. 45 ; C. CASTILLO, «El Arca
de Noe en las fuentes arabes», Miscelánea de Estudios Árabes y Hebraicos 40-41 (1991-1992) 67-78.
Pour des versions orales : R. BASSET, Contes populaires berbères, Paris 1887, p. 25 ; J. KNAPPERT,
Islamic Legends : Histories of the Heroes, Saints, and Prophets of Islam, Leyde 1985, p. 41-42.
47. Le manuscrit arabe est Paris BN Ms. Ar. 1973 and 1974 ; C.S.F. BURNETT, «Arabic into Latin
in Twelfth Century Spain : The Works of Hermann of Carinthia», Mittellateinisches Jahrbuch 13 (1978)
100-134, p. 129 ; R. RICCI, Islam Translated : Literature, Conversion, and the Arabic Cosmopolis of
South and Southeast Asia, Chicago 2011, p. 35-39 ; G.F. PIJPER, Het Boek Der Duizend Vragen, Leyde
1924, p. 30-60. Le Doctrina Mahumet fut traduit en anglais par John Greaves (1602-1652) [= MS Locke
c. 27, f. 3-9] ; G.J. TOOMER, Eastern Wisdom and Learning : The Study of Arabic in Seventeenth Century
England, Oxford 1996, p. 174.
48. Trad. B.C. Perriello. Doctrina Mahumet, in Machumetis Saracenorum principis, eiusque succes-
sorum vitae, ac doctrina, ipseque Alcoran [… ], ed. THEODOR BIBLIANDER, Bâle 1543, p. 197.
49. Au XIVe s. : J.M. MÉRIGOUX, «L’ouvrage d’un frère prêcheur florentin à la fin du XIIIe siècle.
Le “Contra legem Sarracenorum” de Riccoldo da Monte di Croce», Memorie Domenicane 17 (1986) 1-
144, p. 107-108 ; Marinus Sanctus Dictus Torsellus, Fidelium crucis super Terrae Sanctae, Hanoviae
1611, p. 126 (III 3,4) ; Polychronicon Ranulphi Higden Monachi Cestrensis, ed. J. LUMBY, I-VI, Londres
1876, p. 24-25 (V, 14) ; Guido da Pisa, Expositiones et glose super comediam Dantis, ed. V. CIOFFARI,
Albany 1974, p. 579 ; Fazio degli Uberti, Il Dittamondo, Milan 1826, p. 400 ; John Wyclif's De Veritate
Sacrae Scripturae. Now First Edited from the Manuscripts with Critical and Historical Notes, ed. R.
BUDDENSIEG, Londres 1907, p. 265 ; Pseudo Pedro Pascual, Sobre la se[c]ta mahometana, ed. F.
CONFIGURATIONS PORCINES 155

Selon une autre version, que nous trouvons au XIIIe s. chez Matthieu Paris, Chronica
majora, chez Jacques de Voragine, La Légende dorée50 et chez Jacques de Vitry,
Historia orientalis51, le cochon a été créé à partir d’excréments de chameau ou d’un
mélange d’excréments de chameaux et d’humains52. La diffusion de la première ver-
sion a été favorisée par les traductions en langue vernaculaire du Doctrina Mahumet53;
la deuxième version de la légende doit sa popularité à Jacques de Vitry Historia
orientalis (plus de 100 mss), ainsi qu’à Jacques de Voragine, La légende dorée, qui
connut de multiples éditions et traductions. Selon ce dernier, alors que la «véritable»
origine de l’interdit musulman du porc résidait dans l’imitation des juifs, Mahomet
l’expliqua par l’histoire de la création du porc dans l’Arche :
«Car, comme il faisait le commerce dans sa jeunesse, en allant avec ses chameaux en Égypte
et en Palestine, il avait souvent des rapports avec les chrétiens et les Juifs, qui lui firent
connaître l’un et l’autre Testament. De là, le rite qu’observent les Sarrasins comme les juifs,
de se circoncire et de ne point manger de la chair de porc. Mahomet, voulant assigner une
cause de cette défense, dit qu’après le Déluge, le porc fut procréé de la fiente du chameau, et
que c’était pour cela qu’un peuple pur devait s’en abstenir comme d’un animal immonde»54.

GONZÁLEZ MUÑOZ, Valence 2011, p. 131-132. Au XVe s. : Petrus de Pennis, Tractatus contra Alcoranum
et Mahometum, Paris BN, ms lat. 3646, f. 8 et 11 ; N. DANIEL, Islam and the West : The Making of an
Image, Édinbourg 1960, p. 84 ; Alfonso de Espina, Fortelitium Fidei 4.4.3.3 ; Joannis Faii manipulus
exemplorum qui magni speculi est tomus secundus, ed. M. THIEULAINE (R.P.), Douai 1614, p. 233. Au
XVIe s. : Juan Luis Vives, De veritate fidei christianae in Opera omnia, ed. G. MAYANS Y SISCAR,
Valence 1790, p. 395-399 (IV, 11) ; Hugo Fridaevallis, De tuenda sanitate, Anvers 1568, p. 140 ; Voyage
en Égypte de Jean Palerne Forestien 1581, ed. S. SAUNERON, Le Caire 1971, p. 57-58. Au XVIIe s. :
Thomas Heywood, The Hierarchie of the Blessed Angels, Londres 1635, p. 287-288 ; Adam Olearius,
Voyages tres curieux et tres renommez, faits en Moscovie, Tartarie et Perse, ed. S. DE WICQUEFORT,
Leyde 1719, p. 788-789. Au XVIIIe s. : Montesquieu, Lettres persanes, ed. P. VERNIÈRE, Paris 1960,
p. 72 ; C.J. BETTS, Early Deism in France : From the so-Called “Déistes” of Lyon (1564) to Voltaire’s
“Lettres Philosophiques” (1734), La Haye 1984, p. 221-222.
50. Jacopo da Varazze, Legenda Aurea, ed. G.P. MAGGIONI, Florence 1998, p. 1008, l. 89-91.
51. Ó. DE LA CRUZ PALMA, «La Vita Magumethi de Voragine - Iacobus a Voragine (Iacopo da
Varazze) c.1226-1298», Mirandum 19 (2008) en ligne : <http://www.hottopos.com>.
52. Cette version est mentionnée entre autres par : Marinus Sanutus, Fidelium crucis super Terrae
Sanctae, Hanovre 1611, p. 126 (III, 3.4) ; Guido da Pisa, Expositiones…, ed. CIOFFARI cit., p. 579 ;
Polychronicon Ranulphi Higden..., ed. LUMBY cit., p. 24-25 (V, 14) ; John Wyclif’s De Veritate Sacrae
Scripturae…, ed. BUDDENSIEG cit., p. 265 (XI) ; RICCI, Islam Translated…, op. cit., p. 37.
53. Traduction en allemand (1540), portugais, néerlandais (1658), italien, français (1625).
54. Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. J.B.M. ROZE, I-II, Paris 1967, II, p. 428 («Saint
Pelage, Pape»). L’idée que l’interdit musulman est une imitation du judaïsme a son origine déjà dans
l’explication de Sozomène (†447/8), dans son Histoire ecclésiastique (VI, 38.10-11), selon laquelle
l’interdit du porc en Arabie (écrit environ deux siècles avant la montée de l’islam) s’explique par les
156 MISGAV HAR-PELED

Mattieu Paris et John Wycliffe (XIVe s.) rapportèrent la légende de la création


du cochon dans l’Arche de Noé, avant de raconter comment Mahomet fut dévoré par
des cochons55. Bien que ce lien direct entre les deux légendes semble être une excep-
tion, il apparaît clairement que les deux légendes étiologiques, qui avaient une grande
diffusion en Occident, étaient complémentaires. Si la version chrétienne de la créa-
tion du cochon dans l’Arche est présentée comme une étiologie erronée de l’interdit
musulman du porc, la légende de la mort de Mahomet, quant à elle, a pour fonction
de donner la «vraie» raison d’être de l’interdit.
La création secondaire du cochon dans le hadîth musulman rejette implicitement
l’argument chrétien d’origine stoïcienne selon lequel, tous les animaux ayant été créés
bons, pureté et impureté ne concernent pas la nourriture d’origine animale56. Si le
hadîth musulman est détourné par les chrétiens pour se moquer de l’Islam, c’est très
exactement parce que sa logique sous-jacente constitue une menace pour les chrétiens.
La saleté et les excréments, auxquels le hadîth associe le cochon, étaient également
associés à celui-là par les chrétiens57. Tous deux, Musulmans et Chrétiens, étaient
d’accord dans une certaine mesure pour déclarer le cochon impur en raison de sa
saleté, mais ils divergeaient dans leurs manières de surmonter cette impureté. Les mu-
sulmans (comme les juifs) demandaient à être complètement dissociés du cochon –
les chrétiens quant à eux insistaient sur la distinction entre le cochon et le porc, entre
l’animal et sa viande, une distinction qui est rendue possible par l’insistance sur la
transformation de l’animal en viande, qui est parallèle en un certain sens à la trans-
formation du pain et du vin en corps et sang du Christ, de Dieu lui-même en homme,
et ainsi de suite. Le cochon est l’animal qui transforme les excréments en viande. C’est
ce statut de transformateur, d’hybride grotesque, qui fait de lui un instrument si vif

origines hébraïques des arabes, étant selon la Bible, les descendants d’Ismaël, le fils d’Abraham et sa
servante Agar : «Tirent de là leur origine, ils se font tous circoncire come les Hébreux, s’abstiennent de
viande de porc et observent bien d’autres usages des Hébreux» (Sozomène, Histoire ecclésiastique, livres
V-VI, ed. J. BIDEZ – G.C. HANSEN, trad. A.-J. FESTUGIÈRE, annoté par G. SABBAH, Paris 2005, p. 463).
Sur d’autres explications de l’interdit du porc en Arabie avant l’Islam : HAR-PELED, The Pig as a Pro-
blem…, op. cit., p. 100, n. 295.
55. Matthaei Parisiensis…, ed. LUARD cit., p. 271 ; John Wyclif’s De Veritate Sacrae Scripturae…,
ed. BUDDENSIEG cit., p. 265.
56. M. BLIDSTEIN, «How Many Pigs Were There on Noah’s Ark ? An Exegetical Encounter on the
Nature of Impurity», HTR 108/3 (2015) 448-470. Je remercie l’auteur de m’avoir concédé la lecture de
son article avant la publication.
57. Une image négative dont l’Occident chrétien hérita en grande partie du monde gréco-romain,
HAR-PELED, The Pig as a Problem… op. cit., p. 244-266.
CONFIGURATIONS PORCINES 157

dans la polémique antimusulmane, une religion qui est considérée comme une héré-
sie, comme une transformation négative de la vraie religion, car elle nie la logique
de transformation chrétienne.

Pourquoi le porc est-il interdit pour les juifs ?


Selon une légende qui trouve son origine dans l’apocryphe arabe de l’Évangile de
l’enfance (VIIe s.), Jésus transforma des enfants juifs en porcs. Selon la version arabe,
des enfants juifs se cachèrent à l’approche de l’enfant Jésus qui voulait jouer avec
eux. Lorsqu’il demanda à des femmes qui se cachaient dans le four, les femmes
répondirent qu’il s’agissait de boucs ; les enfants se transformèrent alors en che-
vreaux. Les femmes reconnurent que Jésus était le Seigneur, le bon berger d’Israël,
et Jésus rendit alors aux enfants leur forme humaine58. Dans la version occidentale
qui apparait au XIIIe s. dans l’Évangile de l’enfance (en français et en occitan), des
parents juifs cachèrent leurs enfants dans un four. Lorsque Jésus demanda ce qui se
trouvait dans le four, les juifs répondirent : des cochons. «Ainsi sera», déclara alors
Jésus, et ainsi fut59 (fig. 3)60. De nombreuses versions de cette légende existaient dans le

58. The Arabic Infancy Gospel, in J.K. ELIOTT , The Apocryphal New Testament : A Collection of
Apocryphal Christian Literature in an English Translation, Oxford 1993, p. 100-107, p. 106, trad. franç. :
C. GENEUAND, «Vie de Jésus en arabe», in P. GEOLTRAIN – J.D. KAESTLI (éd.), Écrits apocryphes chrétiens,
I-II, Paris 1997, I, 205-238, p. 228, trad. angl. de la version Syriaque : F.A. WALLIS BUDGE, The History
of the Blessed Virgin Mary and the History of the Likeness of Christ, Londres 1899, p. 70-72. Dans une
autre version de l’évangile arabe, les enfants sont transformés en cochons, singes et loups : S. NOJA
NOSEDA, «À propos du texte arabe d’un évangile apocryphe de Thomas de la Ambrosiana de Milan», in
Yâd-Nâma : in memoria di Alessandro Bausani, Rome 1991, 335-342, p. 338, trad. franç. S. NOJA, «L’É-
vangile arabe apocryphe de Thomas, de la “Biblioteca Ambrosiana” de Milan (G 11 sup)», in A. VIVIAN
(hrsg. von), Biblische und Judistische Studien : Festschrift für Paolo Sacchi, Paris 1990 [Judentum und
Umwelt 29], 681-690, p. 687.
59. Les Enfaunces de Jesu Crist, ed. M. BOULTON, Londres 1985, p. 64-65 ; The Old French Évan-
gile de l’enfance. An Edition with Introduction and Notes, ed. M. BARRY MCCANN BOULTON, Toronto
1984, p. 68 ; K. BARTSCH, «Les Evangiles de l’enfance, versifies en ancien occitan», Denkmäler der pro-
vezalischen Literatur, Stuttgart 1856, p. 301-303.
60. www.bodley30.bodley.ox.ac.uk:8180/luna/servlet/detail. Pour le texte qui illustrent les images :
BOULTON, Les Enfaunces de Jesu Crist… op. cit., p. 64-65. Sur les rapports entre les illustrations de ce
ms. et son texte : M. BOULTON, «The Evangile de l’Enfance : Text and Illustration in Oxford, Bodleian
Library, MS. Selden supra 38», Scriptorium 37/1 (1983) 54-63. À part l’image manuscrite tirée de Les
Enfaunces de Jesu Christ il y a encore au moins 4 représentations de la légende (toutes issues d’Angle-
terre) : 1) Une image du troisième quart du XIIIe s. sur un folio séparé (Cambridge, Fitzwilliam Mus.
1148-1993r) : K.A. SMITH, Art, Identity and Devotion in Fourteenth-Century England, Toronto 2003,
p. 277, fig. 140. 2) Dans le Neville of Hornby Hours (London, Brit. Libr. Egerton 2781, f. 88v) du XIVe s. :
158 MISGAV HAR-PELED

folklore européen61. La morale de l’histoire, selon la version anglo-normande (fin


du XIIIe s.), est claire :
Tut dis pus ça en arere Depuis ce jour
Lé Gius tindrent come frere Les juifs ont considéré comme leur frère
Checun porc en sa manere, Chaque cochon à sa manière
Si esteit miracle fere. C’est ce qu’a fait ce miracle.
Pus cel’ hure ne manga A partir de ce moment
Unc nul Giu, ne les assa, Aucun juif ne mangea ni ne le grilla,
Ne jamés pur veir ne fra, Et jamais en vérité ne le fera,
Kar la lei defendu l’a. (1149-56)62 Car la loi l’a défendu.
Les juifs s’abstiennent du porc parce qu’entre eux et cet animal existe une proxi-
mité physique, parce que, dans chaque cochon, il y a un juif. L’interdit est donc motivé
par une peur de cannibalisme. Par extension, la truie est devenue la mère nourricière
de juifs dans l’image grotesque de la truie des juifs, la Judensau, qui était répandue
dans l’aire culturelle allemande à partir du XIIIe s. I. Shachar, dans son livre sur la
Judensau, évoque, avant de la rejeter, la possibilité que l’image trouve son origine
dans la légende de la transformation des juifs en porcs :
«Similar as the motif of the legend seems to be, it is difficult to accept the story as a source for
the carvings. The reliefs do not represent a legend in the manner of other animal fables carved at
the time. The figure of Christ and the transformation do not appear in these or latter reliefs of
the Judensau. The ubiquity of the legend may nevertheless illuminate the popular association

ibid., p. 275-278, pl. 7. 3) Holkham Bible Picture Book, c. 1327-1335 (London, Brit. Libr. Add. 47682,
f. 16r) : The Anglo-Norman Text of the Holkham Bible Picture Book, ed. F.P. PICKERING, Oxford 1971,
p. 26 ; The Holkham Bible Picture Book : A Facsimile, comm. par M.P. BROWN, Londres 2007, p. 52,
www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=add_ms_47682_fs001r. 4) Sur une des tuiles de Tring Tiles
(Tring Church, Hertfordshire, aujourd’hui au British Mus.), une série de céramiques de la première partie
du XIVe s. : M.R. JAMES, «Rare Medieval Tiles and Their Story», Burlington Magazine 42 (1923) 32-37,
p. 34 ; M. CASEY, «Conversion as Depicted on the Fourteenth-Century Tring Tiles», in G. ARMSTRONG –
I.N. WOOD (ed. by), Christianizing Peoples and Converting Individuals, Turnhout 2000, 339-352, p. 334.
61. Des versions diverses de cette légende existent dans le folklore en Allemagne, Belgique, Dane-
mark, Estonie, Hollande, Hongrie, Irlande, Islande, Pologne, Russie, Suisse, Roumanie, France. La plupart
sont réunies in O. DÄHRNHARDT, Natursagen, Eine Sammlung naturdeutender Sagen, Märchen, Fabeln
und Legenden, I-IV, Leipzig-Berlin 1907-1912, II, p. 102-107, 279-281. Pour une version en Maya Tzeltal
(Chipas, Mexico) : A. COLAZO-SIMON – S. GESLIN – É. REYES – O. LE GUEN, «Les reconstructions de la
vie de Jésus-Christ en aire maya : deux parcours miraculeux chez les Tzeltal et les Yucatèques», Ateliers
d’anthropologie 29 (2005) 69-182 < http://ateliers.revues.org/208>.
62. Je remercie M. Perez-Simon pour l’aide à la traduction de ce texte, BOULTON, Les Enfaunces de
Jesu Crist…, op. cit., p. 65. La version franç. (fin du XIIIe s.) : «Et tous jours puiz que porc devindrent
/ Les Juifs pour frerez si lez tindrent, / Car puiz celle heure on n’en menja / N’onques puiz nul ne les
hassa / Ne jamaiz nul jour ne feront ; Les grans mestres defendu l’ont» (l. 1485-1490) ; The Old French
Évangile..., ed. BARRY MCCANN BOULTON cit., p. 68.
CONFIGURATIONS PORCINES 159

of Jews with swine, an association that could be “verified” daily in the Jewish abhorrence of
pork. Such widely spread association may well explain why Jews were added to sows serving
as Gula animals in allegorical cycles of vices».63
À mon avis, bien que je sois réticent à l’égard de ce que M. Bloch nomma «l’idole
des origines»64, le jugement de Shachar est trop catégorique. En effet, contrairement à
son assertion selon laquelle aucune image ne présente côte à côte la légende qui nous
occupe et la Judensau, il existe au moins deux représentations de ce type. Déjà en
1976, E.M. Zafran, dans son compte-rendu du livre de Shachar, signale que les deux
scènes sont représentées côte à côte dans la cathédrale de Cologne, une possibilité que
Shachar lui-même mentionne dans une note de bas de page65. Il s’agit d’une gravure
sur bois du XIVe s. sur les stalles du chœur (fig. 4). L’image de gauche représente
trois juifs avec une truie (un la tient, un autre la tète et le troisième la nourrit). Dans
l’image de droite, on voit deux juifs qui renversent une cuvette d’où tombent une truie
et trois porcelets. Le juif de droite tient dans sa main un enfant qui porte une auréole
autour de sa tête. Shachar, à la suite de B. von Tieschowitz, suggère qu’il s’agit là
d’une représentation d’un crime rituel dans lequel les juifs kidnappent un enfant chré-
tien66. L’un des problèmes de cette interprétation est qu’elle n’explique pas la présence
des cochons. En revanche, cette présence est évidente s’il s’agit d’une représentation
de la transformation des juifs en cochons : l’homme de droite tient la main droite du
christ et la tourne vers la cuvette, pour souligner la question que les juifs posent au
Christ, à savoir qu’y a-t-il en dessous de la cuvette. La main gauche de l’enfant Jésus
désigne les cochons qui tombent, ce qui nous fait comprendre la teneur de sa réponse :
il s’agit de porcs.
La deuxième représentation de la Judensau et de la transformation des juifs en
animaux se trouve dans la marge d’une page de Balduin-Bréviaire (In assumptione
beata Maria virgo), Trier (?)-Viertel (1336 ?) : dans le côté droit, on voit un juif
(reconnaissable à son chapeau de juif) qui tète une truie. Derrière lui, se trouve un
juif (avec son chapeau de juif) qui renverse une cuvette, de laquelle tombent une truie

63. SHACHAR, The “Judensau”…, op. cit., p. 13-14.


64. M. BLOCH, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris 1993 [19491], p. 54.
65. E.M. ZAFRAN, «Review of The Judensau : A Medieval Anti-Jewish Motif and Its History», The Art
Bulletin 58/1 (1976) 123-124, p. 124. SHACHAR (The “Judensau”…, op. cit., p. 24, n. 101) écrit : «The
scene might be related to a popular legend about Jesus transforming a Jewess and her children into swine».
66. B. VON TIESCHOWITZ, Das Chorgestühl des Kölner Domes, Marburg-Berlin 1930, p. 45 ; SHACHAR,
The “Judensau”…, op. cit., p. 24-25.
160 MISGAV HAR-PELED

et deux porcelets. À gauche de l’homme avec la cuvette, un chien, qui porte également
le chapeau de juif, saute en tournant sa tête vers l’arrière, vers le centre de la scène
et la truie qui est de l’autre côté de la scène (fig. 5ab)67.
Mon interprétation de ces images s’appuie sur une version allemande de la lé-
gende datant de la fin du Moyen Âge et qui se trouve dans le Kolmarer Liederhand-
schrift (c. 1460) selon laquelle68 lorsque Jésus se rendit de Bethléem à Jérusalem, il
fut reconnu par tout le monde. Seul Pilate déclarait qu’il s’agissait d’un homme quel-
conque, parce qu’il n’était pas richement vêtu. Les juifs conduisirent Jésus à un baquet
sous lequel un juif et sept enfants juifs s’étaient cachés, et ils lui demandèrent ce qui se
cachait-là dessous. Il dit :
«Une truie et sept porcelets. Lorsqu’on souleva le baquet, en sortit en effet une truie qui allaitait
ses sept porcelets. Lorsque les juifs apprirent cela, ils firent consigner que la viande de porc est
malsaine, et c’est pourquoi ils n’en mangent pas depuis lors»69.
La ressemblance entre cette description et les présentations en images de la scène
parle d’elle-même. Les éléments présentés ici, qui furent ignorés par Shachar, montrent
que le lien entre la légende qui nous occupe et l’image de la Judensau était plus im-
portant qu’il ne l’avait supposé. Cette légende et la Judensau n’étaient pas seulement
deux éléments séparés du processus qui associe les juifs au cochon70, ils étaient bien
plutôt complémentaires et le lien qui les réunit était explicite. Tout du moins était-
ce le cas au XVe s., lorsque le récit de la transformation des juifs en cochons et ses
représentations étaient l’explication étiologique de la Judensau – une légende qui
explique comment la truie est devenue la mère nourricière de juifs porcins. Le lien
direct entre la légende et la Judensau renforce le processus d’animalisation négative
par lequel «les juifs appartiennent à la truie, la truie aux juifs, les juifs sont alors vus
comme appartenant à une autre catégorie abominable d’être, les descendants de la

67. https://internet.archivschule.uni-marburg.de/projekte/projekte/archivportal/RHEINLAND-
PFALZ/Internetseite/Bild4a.htm : C. MECKELBORG, Mittelalterliche Handschriften im Landeshaupt-
archiv Koblenz, 1. Die nichtarchivischen Handschriften der Signaturengruppe Best. 701 Nr. 1-190,
ergänzt durch die im Görres-Gymmnasium Koblenz aufbewahrtten Handschriften A, B, und C, Wiesba-
den 1998, p. 453.
68. Der Bayerischen Staatsbibliothek München, Cgm 4997, 250rv (Kolmarrer Liederhandschrift). K.
BARTSCH, Meisterlieder der Kolmarer Handschrift, Stuttgart 1862 (K. 259) ; U. MÜLLER – H. BRUNNER –
F.V. SPECHTLER, Die Kolmarer Liederhandschrift der bayerischen Staasbibliothek M nchen-cgm 4997-In
Abbildung, II, G ppingen 1976.
69. Trad. de l’allemand par H. Salem ; H. BRUNNER – B. WACHINGER – E. KLESATSCHKE, epertorium
der Sangspr che und Meisterlieder des 12. bis 18. Jahrhunderts, Tübingen 1986, p. 10-11 (Regb/1/505).
70. SHACHAR, The “Judensau”…, op. cit., p. 13-14.
CONFIGURATIONS PORCINES 161

truie, qui se tournent vers leur mère pour leur propre nourriture»71. La truie des juifs
était perçue plutôt comme le Schweinsmutter, «la mère truie» des juifs72, comme le
dit explicitement le drame allemand (Fastnachtspiel) du XVe s., dans lequel des cheva-
liers proposent de punir ainsi des juifs qui annoncent l’arrivée de leur Messie ainsi :
Ich sprich, das man vor allen ding Je déclare qu’avant toute chose
Die allergrost schweinsmutter pring, On doit amener la plus grosse des mères truies,
Darunter sie sich schmigen all, Sous elle ils doivent tous ramper,
Saug ieder ein tutten mit schall ; Chacun doit bruyamment téter une tétine ;
Der Messias lig unter dem schwanz ! Le Messie est couché sous la queue !
Was ir enpfall, das sol er ganz Ce qui tombe d’elle, il doit
Zusammen in ein secklein pinden Le coudre dans un sachet
Und dann dasselb zu einem mal Et l’avaler en n’en faisant qu’une bouchée73.
verschlinden.
Le lien entre le juif et la truie était également établi par certaines versions du
Judeneid, le serment more judaïco allemand74, qui ordonnait au juif, non seulement
de tenir son prêche debout sur la peau d’une truie, mais également que ses pieds nus
touchent les tétines de la bête impure75. Si Luther pouvait plaisanter, dans son Que

71. Notre traduction ; SHACHAR, The “Judensau”…, op. cit., p. 3 : «The Jews belong to the sow,
the sow to the Jews. These people, in other words, belong to another and abominable category of being ;
they are the sow’s offspring and turn to their mother for their proper nourishment».
72. H. SCHRECKENBERG, The Jews in Christian Art : An Illustrated History, New York 1996, p. 22.
Les représentations de juifs allaités par une truie suggèrent que les juifs ont un caractère porcin. Sur le
thème de l’enfant qui est allaité par une truie et qui développe des comportements porcin : P.-Y. BADEL,
«Deux exempla dans Renart le nouvel : le nourrisson de la truie (v. 5131-72) et le singe corrigé (v. 5437-
5531)», in H. ROUSSEL – F. SUARD (éd.), Alain de Lille, autier de Ch tillon, Jakemart iélée et leur
temps, Lille 1980, p. 259-276 ; P.-O. DITTMAR – C. MAILLET – A. QUESTIOUX, «La chèvre ou la femme.
Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen Âge», Images Revues 9 (2011), publié en ligne, le 20
janvier 2012 <http://imagesrevues.revues.org/1621> ; M. HAR-PELED, «“The Cruel Pig of Extremadura”:
Francisco Pizarro’s Porcine Legend in the Spanish Golden Age», ASDIWAL 11 (2016).
73. Trad. de l’allemand par H. Salem. Ein Spiel von dem Herzogen von Burgund, attribué à Hans
Holz in astnachtspiele aus dem f nfzehnten Jahrhundert, I., ed. A.V. KELLER, Stuttgart 1853, p. 169-
190, 184 (l. 21). Trad. selon SHACHAR, The “Judensau”…, op. cit., p. 41, 85, n. 220.
74. A. SCHMIDT, «Die Judeneide», in U. SCHULZE (hrsg. von), Juden in der deutschen Literatur
des Mittelalters : religi se Konzepte, Feindbilder, Rechtfertigungen, Tübingen 2002, p. 87-105 ; G. KISCH,
«The Jewry-Law of the Medieval German Law-Books : Part I», Proceedings of the American Academy
for Jewish Research 7 (1935) 61-145, p. 145. L’association des juifs au porc se trouve aussi dans le Ser-
ment Juif en Byzance : É. PATLAGEAN, «Contribution juridique à l’histoire des juifs dans la méditerranée
médiévale : les formules grecques de Sermon», REJ 124 (1965) 137-156 ; A. LINDER, The Jews in the
Legal Sources of the Early Middle Ages, Detroit 1997, p. 170.
75. SHACHAR, The “Judensau”…, op. cit., p. 14
162 MISGAV HAR-PELED

Jésus-Christ est né juif (Daß Jesus Christus ein geborener Jude sei, 1523), en déclarant
que «si j’avais été un Juif et que j’aie vu de tels lourdauds et butors régir et enseigner la
foi chrétienne, j’aurais préféré devenir une truie plutôt qu’un chrétien»76, c’est parce
qu’en Europe à la fin du Moyen Âge l’association entre le juif et la truie était parti-
culièrement forte. Or, en effet, un des grands changements de la légende entre la
version de l’Évangile arabe de l’enfance et les versions européennes est que, dans
ces dernières, il s’agit, dans la plupart des cas, de la transformation non seulement
des enfants, mais aussi d’une juive, c’est-à-dire d’une mère77.
C. Vassas a montré comment les versions multiples de la légende de la transfor-
mation des enfants en cochons par Jésus-Christ dans le folklore européen étaient ins-
crites dans l’association analogique des trois processus : la fabrication du pain dans
le four familial, l’élevage de cochons domestiques, ainsi que le soin porté aux enfants
et leur croissance78, trois processus analogiques de transformations qui cependant exi-
gent une distinction entre eux. Or les juifs, en interdisant la consommation du porc,
le rendent semblable à leurs enfants. Ainsi les juifs se transforment-ils en cochons,
parce «qu’ils n’ont pas su respecter la limite, qu’ils commettent la transgression clas-
sificatoire»79. Selon cette logique, si les juifs s’abstiennent de manger du porc, c’est
qu’il est leur semblable et cette identité vient renforcer l’écart entre le cochon et la
maison, et ainsi «la bête sans nom, le croquemitaine devient, en outre, le juif, celui
de l’autre race et de l’autre croyance»80. Autrement dit, pour que les chrétiens puis-
sent manger le cochon, ils doivent opérer une distinction entre lui et eux, entre les
animaux domestiques et leurs propres enfants. Cette distinction est réalisée, entre autre,
par l’identification «cochon = juifs» qui se distingue de l’identification qu’opèrent les
juifs selon la légende chrétienne : «enfants = cochons». La légende de la transformation
des enfants juifs en cochons explique cette identification juive et ses conséquences, à
savoir l’interdit alimentaire, motivé par une peur du cannibalisme. Une autre consé-

76. «Car nos bouffons, les papes, évêques, sophistes et moines, ces ânes bâtés, ont agi jusqu’ici de
telle manière avec les Juifs qu’un bon chrétien aurait pu souhaiter devenir juif. Et si j’avais été un Juif
et que j’aie vu de tels lourdauds et butors régir et enseigner la foi chrétienne, j’aurais préféré devenir une
truie plutôt qu’un chrétien», Martin Luther, «Que Jésus-Christ est juif de naissance», in Œuvres choisies,
IV, Genève 1958, p. 54.
77. R. BASSET, Mille et un contes, récits & légendes arabes, III. Légendes religieuses, Paris 1926,
p. 160.
78. C. FABRE-VASSAS, «L’enfant, le four et le cochon», Le Monde alpin et rhodanien 1-4 (1982)
155-178.
79. Ibid., p. 175.
80. Ibid., p. 172.
CONFIGURATIONS PORCINES 163

quence de cet échec classificatoire des juifs, entre les cochons et les enfants, est leur
goût, selon le mythe du crime rituel, pour le sang et la chair des enfants chrétiens81.
Le paradoxe chrétien est que, pour n’est pas être juif (donc charnel), il faut man-
ger du porc, l’animal qui symbolise la Gula et la Luxuria. Or si le chrétien suit la
loi de «tu es ce que tu manges», il deviendra semblable au cochon. Pour surmonter
cette logique en mangeant du porc, le chrétien doit opérer une distinction herméneu-
tique et anthropologique : entre le cochon comme matière (viande) et comme sym-
bole, entre le mangeur et la viande qu’il mange, entre lui et l’animal et, enfin, entre
lui et le juif qui ne mange pas de porc. L’identification paradoxale du juif avec la
viande qu’il ne mange pas est donc un reversement de la non-identification para-
doxale du chrétien avec la viande qu’il mange : un renversement de «tu es ce que tu
manges» en «tu es ce que tu ne manges pas».
La légende de la transformation des juifs en cochons, d’origine arabe chrétienne,
avait probablement des liens avec la tradition musulmane de la transformation en singes
et cochons82. Les deux, en écho à l’ancienne tradition de la métamorphose des com-
pagnons d’Ulysse par Circé, nous montre des hommes qui, ne contrôlant pas leurs
pulsions porcines, deviennent des porcs83. Dans les légendes chrétiennes et musul-
manes cependant, la cause de la transformation porcine est avant tout un péché contre
Dieu et les transformés sont les fidèles d’une religion adverse. Il est intéressant de
noter la différence entre la tradition chrétienne et la tradition musulmane. Dans le
Coran, la transformation en animaux (maskh) concerne, du moins selon l’interpréta-
tion traditionnelle, des juifs qu’Allah transforma en singes et porcs («Ceux qu’Allah a
maudits, contre qui Il s’est courroucé, dont Il a fait les singes et les porcs» Coran
v. 65-60). Cependant la mention des porcs était souvent interprétée comme désignant
les chrétiens84, comme par exemple dans le poème d’as-Sīrāzī, Urǧūza (poème) sur
les êtres métamorphosés (Urǧūza fī l-mamsūkhīn) :

81. EAD., La bête singulière…, op. cit., p. 149-156 ; M. HAR-PELED, «The Pig Libel : A Ritual Crime
Legend from the Era of the Spanish Expulsion of the Jews (15th-16th Centuries)», REJ 175/1-2 (2016).
82. C.H. PELLAT, «MASKH», EI2, VI, p. 725-727 ; R. TRAINI, «La métamorphose des êtres humains
en brutes d’après quelques textes arabes», in F. DE JONG (éd.), Miscellanea Arabica et Islamica :
Dissertationes in Academia Ultrajectina prolatae anno MCMXC, Leuven 1993, 90-134.
83. Sur l’interprétation de cette transformation dans l’antiquité et par les pères de l’église : L.
GOSSEREZ, «Une métamorphose allégorique, les bêtes féroces de Circé vues par les Pères de l’Église»,
Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque 7 (2003) 447-459 ; HAR-PELED, The Pig as a
Problem…op. cit., p. 443-451.
84. TRAINI, «La métamorphose…» cit., p. 119-120.
164 MISGAV HAR-PELED

«Voilà maintenant les porcs…, mais attention !


parce qu’ils étaient des hommes, mais à leur Messie,
tant qu’il vécut, ils ont désobéi…
Tire donc de leur exemple une sage leçon !»85
L’identification des chrétiens, les mangeurs du porc, avec l’animal abominable
est renforcée par la tradition sur leur transformation punitive en cochons. Une trans-
formation qui explique dans une certaine mesure pourquoi le porc est interdit aux
musulmans. En revanche, dans la légende chrétienne, la transformation négative en
cochons a une conséquence seulement pour les transformés (les juifs) mais pas pour
les chrétiens.

Conclusion
Si «tout homme a dans son cœur un cochon qui sommeille», comme l’écrivait Ch.
Monselet (1825-1888), nous avons tous tendance à identifier ce cochon avec l’autre.
Dans le christianisme, comme le nota J. Boyarin, suivant en cela C. Fabre-Vassas, le
cochon est un poros – un passage : c’est par la consommation du porc qu’un chrétien
passe de l’ancienne religion à la nouvelle, du judaïsme au christianisme, des choses
négatives (telles le joug de la loi, la matérialité ou la bestialité) associées au premier
au salut que promet le second86. C’est par le porcus que les chrétiens, comme dans
le corpus christi, surmontent le danger du corps, du corpus, en devenant partie du
Corpus christiani. Les juifs et les musulmans refusent ce passage, en refusant le porc -
porcus. Les légendes chrétiennes les décrivent donc comme ceux qui sont restés dans
le corpus, dans le corps, dans l’animalité, dans la condition de porcus, de cochon.
Autrement dit, les juifs et les musulmans dans leur refus de consommer du porc re-
jettent l’idée chrétienne que la transformation de l’animalité en humanité, du corps
en esprit, du cochon en humain, est réalisée par la foi en Christ, comme le formule
Origène :
Aussi je vous le demande : transformez-vous (metamorphothite) ! Décidez-vous
à apprendre qu’il est en votre pouvoir de vous transformer, de dépouiller la forme
du pourceau, qui a trait à l’âme impure… Si tu es impur, que le Logos pénètre dans
ton âme et que tu te laisses modeler par lui, tu changes de porc en homme87.
Les juifs et les musulmans, en refusant le Logos, le Christ, refusent donc la lo-
gique anthropologique chrétienne ; en refusant de tuer le cochon, les juifs et les

85. Ibid., p. 110, 112.


86. J. BOYARIN, «Le porc en dieu Pôros», Penser/Rêver 7 (2005) 151-176.
87. Origène, Entretien avec Héraclide, ed. J. SCHERER, SC 67 (1960) 52-110, p. 84-85 (§13-14).
CONFIGURATIONS PORCINES 165

musulmans, du point de vue chrétien, refusent la véritable distinction entre l’homme


et l’animal et donc deviennent eux-mêmes des cochons88. La légende de la transfor-
mation en cochons explique la proximité physique entre le cochon et l’humain. Mais
«la partie cochon», par un processus de transfert, est éloignée de soi et identifiée
avec l’autre, avec le juif. La légende de la mort de Mahomet opère une identification
semblable, mais met plutôt l’accent sur le dogme musulman et le caractère du pro-
phète, et moins sur la nature des musulmans. Ces deux légendes, comme l’usage chré-
tien du hadîth pour détourner la logique de la pureté qui est la raison d’être de l’in-
terdit du porc, démontrent dans quelle mesure l’insulte «cochon» relève d’un jeu
dialogique profond entre solutions diverses et contraires aux mêmes problèmes que
représente cet animal emblématique.

88. K. STEEL, How to Make a Human : Animals and Violence in the Middle Ages, Ohio 2011, p. 189.
166 MISGAV HAR-PELED

Fig. 1. Zénon et Epicure. Détail du gobelet du trésor de Boscoreale. Italie, Ier s.


F. BARATTE, Le trésor d’orfèvrerie romaine de Boscoreale, Paris 1986, p. 65

a. b.

Fig. 2ab. Matthieu Paris, (†1259). Cronica Majora, année 622.


Cambridge, Corpus Christie College, ms. 26, f. 87.
CONFIGURATIONS PORCINES 167

a.

b.
Fig. 3. La transformation d’enfants juifs en cochon. Les Enfaunces de Jesu Crist, c. 1315-1325.
Bodleian Library, Selden ms. supra 38, f. 22v and f. 23r.

Fig. 4. Judensau et la transformation des enfants en cochons par le Christ.


Le cathédral de Cologne (c. 1322).
168 MISGAV HAR-PELED

a.

b.

Fig. 5ab. Marge de lettre A (assomption de Marie).


Bréviaire de Baudoin de Luxembourg, Hs. A, 438r
TABLE DES MATIÈRES

Préface, CLAUDINE DELACROIX-BESNIER 7


Bibliographie d’Évelyne Patlagean 17
SECTION - I : Une réflexion historiographique et épistémologique
SOFIA BOESCH GAJANO, L’agiografia come terreno di sperimentazione
storiografica 27
YOUVAL ROTMAN, L’historien et la société. L’œuvre d’Évelyne
Patlagean entre science sociale et science naturelle 41
DAN IOAN MUREŞAN, Marc Bloch revisité. Pour un large Moyen Âge 55
HÉLÈNE BERNIER-FARELLA, Braudel à Byzance. L’incidence du para-
digme de longue durée dans l’étude du rituel funéraire 73
SECTION - II : Byzance en Europe
STÉPHANIE VLAVIANOS, Épître sur la miarophagie : De Photios et
du chien 87
CHARIS MESSIS, Byzance et l’Occident : Le cas du Moyen Âge grec
d’Évelyne Patlagean 103
GÁBOR CLANICZAY, La troisième Europe : L’Europe de centre-est
dans l’œuvre d’Évelyne Patlagean 119
SECTION - III : Les Juifs dans l’Europe
GIACOMO TODESCHINI, Les pauvres et les Juifs. Deux groupes com-
plémentaires dans le discours théologico-juridique chrétien
médiéval 133
MISGAV HAR-PELED, Configurations porcines : Étiologies et jeux
identitaires entre juifs, chrétiens et musulmans autour du
cochon au Moyen Âge 143
ROLAND GOETSCHEL, Une voix dans le désert : Les rêves prémoni-
toires de rabbi Hyle Wechsler (1843-1894) 169
NICOLE ABRAVANEL, Temps courts et temps long : Quelle historicité
pour le monde sépharade ? 183
ÉVELYNE PATLAGEAN [éd. par Claudine Delacroix-Besnier], La chré-
tienté byzantine face à la loi orale. Quelques textes 207
Postface, ANDRÉ VAUCHEZ 213
Abréviations 215
Table des matières 217

[ 217 ]

Vous aimerez peut-être aussi