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08/08/2018 Un pestiféré - Confitures de culture

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Con tures de culture


Pierre Jourde, écrivain, professeur d'université et critique littéraire, se pose quelques questions

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Le 31 juillet 2018 à 18h32
Un pestiféré
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Dans le dernier numéro d’Art press (juillet août 2018) Jacques Henric a eu la bonne idée de publier un entretien
avec ce pelé, ce galeux d’où vient tout le mal, celui autour duquel on établit un cordon sanitaire tant il est infect,
celui dont les gens qui sont du côté du Bien ont demandé et obtenu la tête, Richard Millet. Rappelons que   le
texte d’Annie Ernaux, où elle s’interrogeait sur le « pamphlet fasciste » de Millet et « sur les responsabilités de
son auteur au sein d'une maison d'édition », a largement contribué à ce que Millet soit progressivement écarté
de ses responsabilités chez Gallimard (où il a publié, entre autres, Jonathan Littell : les fascistes, comme on voit,
publient des fascistes). Ce texte a été signé par de nombreux écrivains, et non des moindres. Je l’avais évoqué à
l’époque dans ces lieux.
Dans l’histoire de la répression exercée à l’égard de la littérature en Occident, les critiques du futur distingue-
ront deux moments assez nets : celui où cette répression a été exercée par l’état au nom du Bien et de la morale
(la famille, la religion, la patrie), puis, à partir de la fin du XXe siècle, celui où cette répression a été exercée par
les intellectuels eux-mêmes (demandes de censures, de renvoi, pétitions, campagnes de presse), toujours au
nom du Bien et de la morale, même si la figure du Bien a changé (gauche, progrès, humanisme, antiracisme, fé-
minisme, diversité, etc.). Le tout aboutissant pour Millet, comme l’écrit Jacques Henric, à une « mort symbo-
lique » et une « mort sociale ».
Il faut donc saluer l’audace d’Henric, d’autant plus qu’Art press ne passe pas précisément pour un brûlot natio-
naliste, la revue est plutôt ancrée à gauche. Le rapprochement qu’il fait est intéressant, entre Millet et Enzens-
berger, avec son analyse du terroriste comme « perdant radical », et plus encore entre Millet et Pasolini analy-
sant les attentats d’extrême-droite en Italie comme « la moyenne des aspirations névrotiques d’une société ».
L’analyse de Millet et celle Pasolini se ressemblent en effet étrangement. Car Pasolini incrimine aussi « le mas-
sacre systématique des valeurs anciennes », la complicité des progressistes et du capitalisme dans la perte des
valeurs. 

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Je ne crois pas trahir la pensée de Millet en la résumant de cette manière un peu lapidaire : « Breivik est ·un con,
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mais c’est le con que l’Occident, tel qu’il est devenu, le produit et le mérite ». Remarquez que les mêmes mots,
exactement, pourraient être prononcés (et l’ont été parfois) par un homme de gauche à propos des terroristes
islamiques. Identique constat pour des causes inverses : Millet estime que l’Occident, ayant cessé d’être chré-
tien, s’est perdu, la gauche, qu’il ne s’ouvre pas assez à la diversité et se replie sur lui-même. Les opinions poli-
tiques de Millet ne sont pas les miennes (celle d’Ernaux non plus, d’ailleurs) mais les discuter nous entraînerait
beaucoup trop loin. Ce qui apparaît en revanche assez vite dans son entretien avec Henric, ce n’est pas qu’il est
un « fasciste » (il y a une grande différence entre un fasciste et un conservateur chrétien, les allemands sous le
nazisme en savaient quelque chose ! Treskow et Stauffenberg étaient des conservateurs chrétiens qui ont sacri-
fié leur vie en tentant de tuer Hitler), ce sont les limites de son système appliqué à la littérature.
Dans son dernier livre, Déchristianisation de la littérature, il dénonce, comme il le dit dans l’entretien, « une littéra-
ture asservie à un modèle romanesque international », « un roman à dominante anglo-saxonne, dépourvu de
style, même de langue, formaté pour sa version filmique, un lectorat ‘cool’, forcément politiquement correct ».
Ce qu’il appelle la « post-littérature ». Jusque-là, tout va bien. Ce genre de littérature existe, il est même envahis-
sant, et s’étend sur un spectre très large, qui va de Musso, Joël Dicker ou Foenkinos à Le Clézio, dont la phrase,
dit aimablement Millet, est du « spaghetti tiédasse » (je ne lui donnerai pas tort là-dessus…), il va des volumes
entassés chez Leclerc jusqu’à la « grande œuvre » primée par le Nobel. Le problème est qu’il n’y a pas que ça, et
que Millet l’ignore, ou feint de l’ignorer. Mais on ne peut construire une théorie sur son ignorance.
La déchristianisation de la littérature serait la principale cause de sa (supposée) décadence ? Henric a raison de
lui opposer une liste de grands noms, qu’on pourrait allonger à l’envi, en se cantonnant au seul genre narratif :
Proust, Diderot, Sade, Kafka, Schwob, Gide, Queneau, Beckett, Perec, Bataille, Blanchot, Sartre, Simenon,
Claude Simon, Jean Genet, Flaubert, Zola, Sarraute, Yourcenar, Aragon, Gracq rien qu’en France, ailleurs Kaf-
ka, Sebald, Musil, Mann, Tabucchi, Vila-Matas, Conrad, Henry James, Faulkner, Brautigan, Pessoa, Cortazar,
Durrell, Perutz, Gombrowicz, ad libitum. L’idée de Millet est, littéralement, insoutenable, elle ne résiste pas une
seconde à l’épreuve des faits, il se défend d’ailleurs mollement et contourne l’objection d’Henric.
Pour lui, et ce n’est pas nouveau, la littérature contemporaine n’existe pas (à part lui-même). Quel écrivain d’au-
jourd’hui « a vécu quelque chose d’autre que sa propre névrose ? », dit-il, comme si ce n’avait pas toujours été le
cas. Celui de Proust, qui n’avait guère que son asthme et la mort de sa grand-mère à aligner comme vécu pour
La Recherche. Ça lui a suffi. Et des écrivains qui ont vécu autre chose, on en trouve, pour peu que la volonté de
défendre à toute force une thèse n’aveugle pas. Des écrivains qui ont connu la mort d’un enfant, la prison, des
agressions violentes, la proximité de la mort, des voyages aventureux. Il y en a. Il se trouve que j’en fais partie.
Mais ce n’est ni une condition suffisante, ni même une condition nécessaire. Il faut avoir vécu pour écrire,
certes. Mais qu’est-ce que « avoir vécu » ? Une forte expérience vécue peut n’être pas créatrice. Une expérience
intérieure qui ne correspond à aucun fait biographique marquant peut être d’une intensité déterminante, désolé
de refaire ce B-A BA proustien.
Si massivement, en effet, la littérature d’aujourd’hui est écrite avec les pieds, moralisante, bien-pensante et sans
ambition, il faut une volonté désespérée de ne pas voir pour rater les grands d’aujourd’hui. Comme si le XIXe
siècle n’abondait pas en cochonneries ! Comment ignorer l’originalité, l’ambition, la justesse d’écriture et la
puissance des œuvres de Michon, Chevillard, Philippe Videlier, Pierre Senges, Volodine, Jean Rolin, Jacques A.
Bertrand, Marie Ndiaye et bien d’autres ?  C’est du récit américanisé formaté ? Quant à l’absence de la question
du Mal dans la littérature contemporaine, dont je vous ai naguère entretenu ici même, chers lecteurs, je me per-
mettrai d’évoquer mon cas personnel, et Festins secrets, Paradis noirs, L’Heure et l’ombre, Le Maréchal absolu, où il
n’est question que de ça, justement… Qui ne veut pas voir ne voit pas. Millet a récemment tenu les mêmes pro-
pos sur le rock, qui ne l’intéresse en rien, avec son binaire lourdaud. C’est volontairement ignorer un continent,
et toute l’expérimentation musicale incroyablement riche d’Hendrix, Led Zeppelin, Can, King Crimson, ELP,
Yes, Gentle Giant, Soft Machine, Nick Cave, Tom Waits, Pink Floyd, Bashung, Talking Heads, Amon Duul II,
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Caravan, Genesis, Dream Theater, Muse, Magma, Zappa, etc.  Le problème, avec les gens cultivés, est qu’ils ne
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le sont la plupart du temps que dans une certaine forme de culture, une conception finalement étroite et exclu-
sive. Pour moi, la culture, c’est Proust, Goscinny, Bach, Dario Moreno, Bergman, Star Wars, Atomic Rooster,
Desproges, Heidegger, pas forcément à égalité, mais ensemble, comme au XVIIe siècle il y avait Racine et Ta-
barin. Les grandes œuvres ne condamnent pas le second rayon. Se draper dans la toge de la culture classique en
péril, du christianisme qui fondait la culture, c’est se replier dans une attitude mortifère. Et la nécessité de la di-
versité dans les formes culturelles, leur caractère élitiste ou populaire, n’implique aucunement qu’on renonce à
l’échelle des valeurs. Tout n’est pas égal, et je partage, comme Millet, la crainte qu’on se mette à étudier Foenki-
nos dans les universités (on y étudie bien Darrieussecq, c’est-à-dire du vide). Mais de ce que Foenkinos soit
mauvais dans son genre, le noble roman traditionnel, il ne s’ensuit pas que Gotlib le soit dans le sien, la mépri-
sable BD.
Résumons-nous : Millet se trompe de combat. Ce n’est pas une raison pour le lyncher.                 

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