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La philosophie
face au handicap
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DU MÊME AUTEUR

Hegel et le scepticisme, Paris, L’Harmattan, 2008.


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Bertrand Quentin

La philosophie
face au handicap

CONNAISSANCES DE LA DIVERSITÉ
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Conception de la couverture :
Anne Hébert

Illustration de couverture :
Marie-Sarah Adenis,
Des existences angoissantes et belles
(photographie montage)

Version PDF © Éditions érès 2013


CF - ISBN PDF : 978-2-7492-3822-7
Première édition © Éditions érès 2013
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse, France
www.editions-eres.com

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Table des matières

InTROduCTIOn . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

LA PeRsOnne en sITuATIOn de HAndICAP


esT-eLLe un HOMMe ?

PeuR POuR L’esPèCe devAnT L’ÉTRAnGeTÉ PHYsIQue ............ 17


Platon face à la disharmonie de la personne handicapée . . . . . 17
Platon, Aristote et sénèque :
l’eugénisme comme solution au handicap physique ? . . . . . . . . . 24
Gobineau et Morel : l’angoisse moderne
d’une dégénérescence de l’espèce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Éviter la constitution d’une variété sourde
de la race humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Analyse avec Canguilhem de cette crainte archaïque
du monstre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

Que PenseR de CeLuI QuI ne Pense PAs ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37


Pour Pascal, la dignité consiste-t-elle dans la pensée ? . . . . . . . 37
de Locke à singer : des philosophes anglo-saxons
définissant les êtres selon leur performance empirique . . . . . . . 41
Que répondre, avec Leibniz, à cet utilitarisme
et empirisme strict ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
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LA PHILOsOPHIe FACe Au HAndICAP

PeuR devAnT L’ÉTRAnGeTÉ PsYCHIQue Ou MenTALe :


Le FOu esT-IL un HOMMe ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Cicéron nous parle de folie et de « dépression » . . . . . . . . . . . . . . . 51
Hegel, Pinel, esquirol : l’asile prend-il les fous
pour des hommes ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
Incursion du jeune Foucault : la maladie mentale
est-elle une maladie comme les autres ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Incursion de Goffman : la maladie mentale est-elle produite
par la société ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
Contre toute unilatéralité : la psychopharmacologie
peut aussi aider . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80

InTeRMède. PenseR Le HAndICAP À LA MAnIèRe sTOïCIenne . . 85

PeTIT TRAvAIL de PHILOsOPHIe PRATIQue :


de L’« eMPATHIe ÉGOCenTRÉe »
Aux « COMPensATIOns InOPPORTunes »

L’eMPATHIe ÉGOCenTRÉe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Il ne faudrait pas se mettre à la place des handicapés . . . . . . . . 96
des temporalités différentes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Le glissement du « je ne le supporterais pas »
au « c’est insupportable » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
être un handicapé heureux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102

L’AnALOGIe ABusIve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107


L’analogie abusive devant le besoin d’assistance :
infantilisation de la personne handicapée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
L’analogie abusive devant un corps contrefait :
l’attribution d’une pensée contrefaite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
une contamination galopante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112
des regards produisant le handicap aux regards
qui l’allègent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
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TABLe des MATIèRes

Les COMPensATIOns InOPPORTunes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119


sur un court-métrage de Christophe Monnier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
Le droit d’affronter également le problème universel
du deuil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121

PeuT-On PenseR une POLITIQue


PHILOsOPHIQueMenT COHÉRenTe FACe Au HAndICAP ?

LA POLITIQue MÉdICALe A-T-eLLe À RÉsOudRe Les PROBLèMes


POsÉs PAR Le HAndICAP ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
une médecine faite pour maîtriser la naissance ? . . . . . . . . . . . . . . 127
Résoudre médicalement le problème de la surdité ? . . . . . . . . . . . 134

enTReR en POLITIQue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141


Les Athéniens comme découvreurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
Le monde du handicap manifeste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142
ne pas faire la politique à la place des personnes
handicapées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

RendRe POssIBLe une PARTICIPATIOn eFFeCTIve. . . . . . . . . . . . . . . . . . 145


La longue marche pour une participation sociale sereine . . . . . 145
Promouvoir une égalité des « capabilités » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
Le handicap ne viendrait pas du déficient, mais d’un rapport
aux lieux et aux hommes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153

COnCLusIOn . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157

APPendICe. desCARTes exCLuT-IL Les FOus ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165

BIBLIOGRAPHIe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

Index des GRAnds PHILOsOPHes de L’HIsTOIRe CITÉs . . . . . . . . . . 175


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Pour Christine, Pascal


et pour Éric, évidemment…
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Introduction

Certains hommes ne correspondent pas tout à fait à l’image


qu’un naturaliste pourrait se faire de l’être humain : il leur manque
un sens, ou plusieurs ; ils ne sont pas doués de mobilité ; ils ne
développent pas la faculté de penser comme les autres. Mais le
naturaliste observe les minéraux, les végétaux et les autres
vivants dits animaux. Pour envisager l’homme, il faut avoir le
regard plus large, regarder en esprit. Le philosophe peut alors
intervenir pour appréhender d’une autre manière les phéno-
mènes qui s’offrent à l’expérience.
La philosophie en tant que discipline peut poser des questions
métaphysiques (pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt
rien ?) mais elle peut aussi se mouvoir au cœur de la vie humaine
en se spécifiant dès lors comme anthropologie philosophique.
Penser le handicap en fait partie.
Pourtant, la philosophie a peu parlé du handicap. À part
Michel Foucault au xxe siècle – qui a ouvert une brèche en s’in-
téressant spécifiquement aux handicaps mental et psychique 1

1. Pendant longtemps, « handicap psychique » et « handicap mental » ont été des


expressions synonymes. Les usages font qu’aujourd’hui il n’en est plus de même.
On associera maintenant plutôt le handicap mental à une déficience intellectuelle,
souvent détectée très tôt (par exemple, la trisomie), alors que le handicap
psychique n’implique pas de déficit intellectuel majeur, n’affecte pas directement
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10 LA PHILOsOPHIe FACe Au HAndICAP

avec son ouvrage de référence, Folie et déraison. Histoire de la


folie à l’âge classique (1961) –, il y a peu de chose à se mettre sous
la dent en lien avec le handicap, dans les œuvres des grands
auteurs de l’histoire de la philosophie. La question du handicap
physique, par exemple, ne donne pas lieu à des œuvres philoso-
phiques marquantes. Le fait du handicap n’a jamais été une
question centrale des penseurs que l’on dit philosophes. Toutefois,
la philosophie a ici un travail de pensée à réaliser et nous allons
ainsi nous rendre compte de l’importance du handicap pour elle
en ce qu’il lui impose de revoir un certain nombre de ses concepts.
Commençons par nous entendre un peu avec le terme de
« handicap ». Ce mot nous semble tellement courant en français
qu’on en oublie son apparition relativement récente. Étymo-
logiquement le mot est certes issu d’un jeu anglais du xvIe siècle
(« hand in cap » : « la main dans le chapeau »), mais il ne s’agis-
sait alors que d’un jeu de hasard où les joueurs se disputaient
des objets personnels dont le prix était fixé par un arbitre. Aux
xvIIIe et xIxe siècles, le terme est passé dans le domaine des
courses de chevaux, où l’on assure l’égalité des chances de
gagner en ajoutant des charges aux meilleurs chevaux. C’est
seulement en 1917 que l’Académie française avalise son emploi
dans notre langue 2, pour des humains, remplaçant les termes

les capacités intellectuelles, mais plutôt leur mise en œuvre (par exemple,
angoisse qui empêche de réaliser des actions simples). Le handicap psychique peut
être associé à des pathologies psychiatriques (bipolarité, schizophrénie, voire
dépression chronique) ou à des accidents tels qu’un traumatisme crânien.
2. Le terme correspondant dans l’univers anglo-saxon est celui de « disability »
(déficience, invalidité, incapacité, désavantage). Mais lorsque erving Goffman
publie en 1963 stigma (stigmate en français, avec pour sous-titre : Les usages
sociaux des handicaps), il ne s’agit pas de ce que nous entendrons par
« handicap ». en effet, dans son ouvrage, Goffman considère comme pâtissant
d’un handicap quant à une évolution sociale normale les prostituées, les homo-
sexuels, les délinquants, les drogués, les noirs et les Juifs, au même titre que les
aveugles, les sourds ou les hémiplégiques. Goffman s’attaque en réalité à un objet
sociologique qui recouvrirait ce qu’aujourd’hui en France on évoque sous le
terme de « discriminations ». Le sous-titre anglais de l’ouvrage est d’ailleurs
« notes on the management of spoiled identity », c’est-à-dire « Remarques sur
les usages sociaux des identités abîmées ». Les « identités abîmées » évoquaient
ceux qui se sentent mal à l’aise socialement, ceux qui doivent cacher quelque
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InTROduCTIOn 11

d’« infirmité 3 » et d’« invalidité », dont les connotations


commençaient à paraître trop négatives. La remédiation pourrait
alors aller plus loin encore. On pourrait parler de « handicap
social » pour celui qui n’est pas né dans le bon milieu. Mais c’est
aux handicaps physique, mental et psychique que nous nous
intéresserons dans cet ouvrage et nous n’étendrons pas le
propos aux écarts par rapport à la norme sociale qui n’auraient
rien à voir avec une atteinte des moyens physiques ou
psychiques de l’individu.
Certains appartiennent à une catégorie de handicap qui est
encore médicalement évolutif, handicap que l’on pourra peut-être
résorber un jour, et d’autres sont plus certainement enfermés
dans le leur. Pensons aux personnes bipolaires (anciennement
« maniaco-dépressifs), qui dans les asiles du xIxe siècle côtoyaient
les débiles profonds. Aujourd’hui, avec un traitement approprié,
elles peuvent beaucoup mieux travailler et vivre au milieu des
autres, tandis que la personne au fort handicap mental ne le
pourra toujours pas. C’est ici la différence que l’on peut pointer
entre la maladie et le handicap. L’expression « malade mental »
a pu donner l’impression qu’une guérison était possible. Mais
lorsque quelqu’un est caractérisé par une trisomie, il n’est pas
« malade », ce n’est pas un état transitoire, mais bien une iden-
tité définitive. en même temps, le progrès médical fait miroiter des
guérisons qui n’étaient pas envisageables jusque-là : la cécité, la
surdité, dans un certain nombre de cas, ne sont plus des identités
définitives mais peuvent être « guéries » par des nanopuces, des
implants cochléaires, etc. et l’on imagine déjà que des paraplé-
giques se remettront à marcher à l’aide d’exosquelettes appro-

chose pour évoluer de façon satisfaisante dans la société, ou s’ils ne le peuvent


pas (handicap visible, manifeste), ceux qui doivent apprendre à composer avec
leur handicap (humour), à se limiter socialement à ce qu’on leur permet. nous
voyons qu’avec Goffmann la problématique du handicap social prédomine.
3. « Infirme » est issu étymologiquement du latin « infirmis », pluriel de
« infirmus », forme privative de « fermus » (solide, ferme). « Infirmis » signifie
donc « qui n’est pas ferme, solide, résistant ».
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12 LA PHILOsOPHIe FACe Au HAndICAP

priés. Au milieu de ce flot enthousiasmant du progrès scientifique


et technique restent en rade un certain nombre de ceux pour qui
il ne peut rien.
Il reste qu’évoquer ensemble, dans un même ouvrage, les
termes de handicap physique, handicap mental et handicap
psychique ne va pas de soi. Henri-Jacques stiker remarquait à ce
propos que « nous rassemblons aujourd’hui, sous le mot
handicap, des atteintes au corps ou à l’esprit qu’il ne serait venu
à l’idée de personne de mettre sous le même vocable, il y a seule-
ment soixante ans. Le handicap est une nouvelle figure historique
de l’infirmité 4 ». une « figure historique de l’infirmité » ? Michel
Foucault nous apprend en effet, dans L’archéologie du savoir,
que : « Les discours sont des pratiques qui forment systémati-
quement les objets dont ils parlent 5. » Il peut d’abord sembler
étrange de parler des « discours » comme de « pratiques ». On
peut ensuite se demander comment des discours qui semblent
abstraits pourraient former des objets « concrets » ? Les réponses
à cela résident dans le fait que nous sommes des hommes et que
les hommes ne vivent pas dans la matière, mais dans les repré-
sentations, dans la vie de l’esprit. Les discours sont des produc-
tions de la vie commune, et la vie commune façonne ainsi la
manière humaine de valoriser tel ou tel domaine et se met à lui
donner sens. nous ne devons pas, naïvement, faire une histoire
des représentations sur le handicap. Cela sous-entendrait que le
handicap est une réalité stable, invariante, que le discours aurait
à approcher le plus exactement possible. nous ne pouvons faire
des personnes handicapées un invariant, c’est-à-dire les mettre
hors champ historique. Ce serait les assimiler à des
« Highlanders » qui traverseraient les âges et que nous devrions
décrire. Le fait doit être souligné : la signification que l’on donne

4. H.-J. stiker, « de la métaphore au modèle : l’anthropologie du handicap »,


Cahiers ethnologiques, 1991, n° 13.
5. M. Foucault (1969). L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 2008, p. 71.
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InTROduCTIOn 13

à la situation d’une personne handicapée en cette première partie


du xxIe siècle n’est pas comparable à celle d’un grabataire ou d’un
aliéné au xvIIIe siècle. Qu’y a-t-il de commun entre un Grec du
ve siècle qui a perdu ses deux jambes au combat, et qui végète
dans un réduit en attendant qu’on lui donne, par gratitude
citoyenne, une maigre pitance, et le Français du xxIe siècle qui a
perdu ses deux jambes dans un accident mais qui, appareillé, use
d’un fauteuil électrique mobile et dirige une petite entreprise en
multipliant les liens au monde extérieur via Internet ? nous
voyons bien à travers cet exemple que le fait organique du
handicap peut être bien peu de chose par rapport à l’impact d’un
contexte culturel et social qui lui donne des effets invalidants ou
qui permet sa compensation effective.
Après ces quelques précisions liminaires, venons-en aux faits
et à la tâche que nous nous proposons dans cet ouvrage.
Le handicap force la philosophie à repenser ce qu’est un
homme. L’histoire de la philosophie va nous donner ainsi des
exemples de cette question lancinante de la forme qui révèlerait
l’homme véritable. C’est pourquoi notre première partie va poser
cette question brutale : la personne en situation de handicap est-
elle un homme ?
nous n’irions pas bien loin, avons-nous déjà fait remarquer,
à vouloir faire un repérage historique des « philosophies du
handicap ». Mais ce serait oublier que la philosophie n’est pas un
savoir mort, au sens où elle consisterait en un ensemble d’affir-
mations émises dans le passé et closes sur elles-mêmes. La
philosophie est une pratique sans cesse à réactiver et qui, en se
nourrissant des grands auteurs du passé, peut réinvestir des ques-
tions qui n’ont pas été posées comme telles à leur époque. C’est
ce que nous entreprendrons avec un intermède non pas de
« politique-fiction » mais de « « philosophie-fiction » : comment
aujourd’hui penserait-on le handicap à la manière stoïcienne ?
si la philosophie a peu évoqué le handicap, elle a encore un
travail de pensée à réaliser. C’est ce que nous proposons dans une
seconde partie qui évoquera plusieurs des concepts que nous
avons mis au jour ces dernières années, allant de l’« empathie
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14 LA PHILOsOPHIe FACe Au HAndICAP

égocentrée 6 » aux « compensations inopportunes 7 », et dont la


pleine conscience nous prémunira peut-être de décisions sociales
et politiques hasardeuses.
nous terminerons justement par une incursion dans le
domaine politique. Comment faut-il penser le fait du handicap
pour qu’une vie en commun soit possible ?

6. Cf. notre article de 2010 paru dans la revue Alter : « Analogies abusives et
autres paralogismes en territoire de handicap » (Alter, european Journal of
disability Research, n° 4, 2010, p. 48-58).
7. Cf. notre chapitre « Parcourir le chemin du vieillissement », dans l’ouvrage dirigé
par Yves Jeanne, vieillir handicapé, Toulouse, érès, 2011, p. 125-138.
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LA PeRsOnne en sITuATIOn de HAndICAP


esT-eLLe un HOMMe ?
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une des formules philosophiques les plus célèbres de l’Antiquité


est le fameux : « Connais-toi toi-même » (« gnõthi seautón ») qui
était inscrit sur le fronton du temple de delphes consacré à
Apollon. Il ne faudrait pas, anachroniquement, y voir un appel à
l’introspection psychologique moderne, un appel adressé à l’in-
dividu qui devrait chercher ses qualités et ses défauts, ses désirs
spécifiques. La formule a en réalité une portée universelle : l’in-
dividu doit apprendre à connaître sa place dans le Cosmos, à
savoir qu’il n’est pas une bête (il participe du logos, de la raison)
mais qu’il n’est pas non plus un dieu (il n’est pas immortel).
derrière cette formule antique se trouve donc une conscience
forte du sens de la mesure et par conséquent une conscience
forte de la définition même de l’homme. Certes, cet homme est
défini par une manière d’être, par des actions manifestant un sens
des formes et non un laisser-aller chaotique. Mais dans la vie
concrète, on passera vite du repérage de la forme humaine dans
des actes à un repérage de la forme humaine comme pure appa-
rence physique.
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Peur pour l’espèce


devant l’étrangeté physique

PLATOn FACe À LA dIsHARMOnIe de LA PeRsOnne HAndICAPÉe

Les Grecs avaient un amour particulier pour le beau, pour les


formes. Ils ne vivaient pas dans une société prête à recevoir la
personne en situation de handicap physique parce que c’était une
société qui faisait avant tout la promotion de l’harmonie physique.
La statuaire grecque témoigne de cette focalisation sur la perfec-
tion corporelle. À l’exception de quelques silènes difformes, les
statues représentent massivement les canons de la beauté d’une
époque. des Apollon, des Héraclès, des Zeus au sommet de leur
puissance.
Les philosophes grecs ne sont pas extérieurs à leur société.
Aucun philosophe n’est fils de lui-même. Comme le disait Hegel
de socrate : « Il n’a pas poussé comme un champignon, il est en
stricte continuité avec son temps 1. » Ainsi les philosophes, comme
les autres, appartiennent à une époque, à une manière de sentir,

1. G.W.F. Hegel (1833), Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. 2 : La philoso-


phie grecque des sophistes aux socratiques, trad. et notes par Pierre Garniron,
Paris, vrin, 1971, p. 273.
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18 LA PHILOsOPHIe FACe Au HAndICAP

de valoriser certains comportements et d’en dévaloriser d’autres.


Ils ont le plus souvent la conception du handicap qui est celle de
leur époque. Or, la figure valorisée dans l’Antiquité est celle de
l’homme accompli intellectuellement comme corporellement. La
pratique des gymnases comme spectateur est commune à socrate
et à Platon. Aucun de leurs textes qui y fait référence ne dévalo-
rise ces lieux et ces pratiques.
C’est dans ce cadre que Platon met dans la bouche de socrate
une question qui pour nous est d’une bien grande violence : « La
vie vaut-elle d’être vécue avec un corps en loques et en
ruines 2 ? » La violence de la formule du Criton doit cependant être
tempérée par la compréhension de ce qui est en jeu pour Platon.
son personnage, socrate, a envisagé le cas de celui qui n’écoute
pas les conseils de son médecin ou de son « coach sportif ». s’il
endommage son corps, il a ainsi une responsabilité. nous ne
sommes donc pas dans le cas d’un corps contrefait de naissance
ou par un accident lié au hasard. La responsabilité implique aussi
et surtout pour Platon une âme endommagée. La vie ne vaut pas
la peine d’être vécue pour celui qui se comporte injustement dans
la vie et qui endommage son âme. C’est une exigence morale que
revendique le philosophe grec : « L’important n’est pas de vivre,
mais de vivre dans le bien 3 », fait-il encore dire à socrate. La vie
ne vaut pas la peine d’être vécue si l’on vit lâchement, si l’on triche
sans cesse avec soi-même. Qu’en est-il maintenant de celui qui
n’a pas choisi d’avoir « un corps en loques et en ruines » ? Le
propos platonicien resterait viril : c’est l’aptitude à mener une vie
digne qui permettra de juger si « le corps en loques et en
ruines » est un accident acceptable ou s’il en vient à ruiner l’es-
sence de notre être – auquel cas il vaudrait mieux quitter ce
« tombeau de l’âme » qu’est le corps. La vie la plus digne est pour
Platon la vie dans la pensée. Les sociétés occidentales ont rendu
progressivement possible (l’informatique, Internet ont eu leur

2. Platon, Criton, dans Luc Brisson (sous la direction de), Œuvres complètes, Paris,
Flammarion, 2008, 47e, p. 277.
3. Ibid., 48b, p. 214.
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PeuR POuR L’esPèCe devAnT L’ÉTRAnGeTÉ PHYsIQue 19

apport en ce domaine dans la période récente) l’accès à la vie


intellectuelle pour des hommes et des femmes à qui Platon n’au-
rait pas imaginé d’avenir (paraplégiques, sourds-muets, etc. 4).
Platon reste ici malgré tout dans le cadre du jugement d’un sujet
philosophant sur lui-même et non encore sur le choix que l’on
devrait imposer politiquement aux autres. Cela viendra avec la
République, on le verra plus loin.
dans une autre œuvre, le Timée, Platon va s’intéresser à ce
qui fait l’accomplissement de l’homme, à ce qui lui fait atteindre
son essence, sa forme parfaite : « L’être vivant s’il doit être bon
et beau doit être bien équilibré […] pour ce qui concerne la santé
et la maladie, la vertu et le vice, aucun équilibre et aucun dés-
équilibre ne présentent plus d’importance que ceux de l’âme
elle-même avec le corps lui-même 5. » L’âme et le corps doivent
se situer dans un rapport d’équilibre. Or la personne en situation
de handicap physique est caractérisée par ce déséquilibre entre
un corps diminué (il lui manque les bras, les jambes ; ils ne répon-
dent pas à sa volonté, etc.) et une intériorité intellectuelle qu’elle
peut ressentir dans son intégrité. Pour Platon, ce déséquilibre ne
peut qu’être discriminant : « Lorsqu’une constitution corporelle
trop faible ou trop petite est dotée d’une âme vigoureuse et puis-
sante à tout point de vue, ces deux réalités sont unies dans le
rapport inverse, le vivant en son entier n’est pas beau, dépourvu
qu’il est des équilibres les plus importants 6. » Qu’est-ce à dire,
être doté d’une « âme vigoureuse et puissante » ? Le schéma
platonicien pourrait ici correspondre à des personnes non dites en
situation de handicap, mais mal proportionnées : un homme
petit qui voudrait faire de grandes choses. napoléon pourrait-il
ainsi être dit doté d’une constitution corporelle trop petite pour

4. une question reste cependant ouverte dans un dialogue avec Platon : faut-il
être un Yves Lacroix, un Marcel nuss, un Alexandre Jollien ou une Juliette
schmitt, faut-il être une personne handicapée « exceptionnelle » (parce que
capable d’une participation riche à la vie intellectuelle) pour « mériter » de vivre ?
Le polyhandicap aurait assurément laissé Platon dubitatif.
5. Platon, Timée, dans Œuvres complètes, op. cit., 87c, p. 2045.
6. Ibid., 87c-88a, p. 2045-2046.
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20 LA PHILOsOPHIe FACe Au HAndICAP

une âme trop grande ? Cette analyse paraîtrait bien vaine à nos
contemporains. La vie humaine semble en effet pouvoir être
accomplie dans des décisions et des actes d’esprit même avec un
corps qui ne correspond pas à l’idéal esthétique de l’époque. La
plupart des dirigeants politiques majeurs de l’histoire n’ont
d’ailleurs visiblement pas été sélectionnés sur les critères de
Hollywood. Les psychologues pourraient même produire des
analyses selon lesquelles la petite taille chez un homme l’amène
à devoir compenser par des actes d’énergie et d’éclat qui feront
oublier son déficit physique.
Mais la trop grande taille pose aussi problème selon Platon :
« un corps qui a des jambes trop longues ou qui est dispropor-
tionné du fait d’une autre dissymétrie est laid ; de plus, pour ces
mêmes raisons, quand ces membres travaillent ensemble, il se
fatigue beaucoup, il se fait nombre d’entorses et, en raison de sa
démarche incertaine, il tombe souvent, étant à lui-même la cause
d’une foule de maux 7. » dans un physique disproportionné,
Platon voit surtout les inconvénients pour un fonctionnement
physique adéquat. La « démarche » sera « incertaine », donnera
des « entorses », des chutes et « une foule de maux » s’ensui-
vant : l’individu ne pourra pas travailler aussi efficacement que les
autres. Il ne pourra pas se mouvoir avec aisance devant un
public scolaire ou amateur de théâtre. Il ne pourra pas être vain-
queur dans un combat militaire. On voit qu’il n’atteindra pas cette
forme humaine parfaite qui permettrait, selon Platon, une vie
réussie. Il ne l’atteindra pas non plus si son âme est déficiente.
elle peut l’être par défaut comme par excès. L’excès, c’est la mania
(l’insania des latins), la folie qui peut mettre le corps « à
genoux » : « Lorsque, dans ce couple [que nous appelons un
vivant], d’un côté, l’âme a, parce qu’elle domine sur le corps, une
ardeur excessive, elle remplit ce vivant de maladies en l’agitant
complètement de l’intérieur 8. » Platon a certes énoncé dans le
Phèdre les formes du délire mental (la mania), qui en tant que

7. Ibid., 87e, p. 2046.


8. Ibid., 87e-88a, p. 2046.

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