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Le crime impossible

Bernard Bouillon
Oeuvre publiée sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0
En lecture libre sur Atramenta.net

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LE CRIME IMPOSSIBLE

Bernard Bouillon

pièce en un acte et 4 scènes

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Présentation

Pièce en un acte et quatre scènes,

à quatre personnages et demi, par ordre d'apparition :

- La bonne (Jeannette),

- Blanche Lavergne (la jeune femme),

- M. Chlème (Thomas, le tueur à gages),

- Astaroth, suppôt du Diable

- Non présent sur la scène, le Diable

Nécessite comme acteurs une jeune et jolie femme, si possible aux


yeux verts, ou clairs ; un homme assez jeune (le tueur à gage), une
femme (la bonne), un homme grand et massif à voix forte
(Astaroth) ; quelques bruitages du style coups de tonnerre.

Durée évaluée à 45 minutes.

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Scène 1

LA BONNE

Madame ! Madame ! Y a un monsieur qui veut vous voir !

BLANCHE

Comment ? Quel monsieur ?

LA BONNE

Je sais pas, Madame, il a pas voulu dire son nom. Et je l'ai


jamais vu. C'est pas un ancien amant de Madame, en tout cas, car je
l'aurais reconnu tout de suite : j'ai l'oeil...

BLANCHE

Comment est-il ?

LA BONNE

Oh ! très bien, très gentil, bien nippé ; il cause bien : sûrement


un du grand monde. Peut-être que c'est encore un qui vient pour...

BLANCHE

Suffit : faites-le entrer, Jeannette ; je vais passer un vêtement.

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(elle part dans sa chambre. La bonne introduit l'inconnu)

LA BONNE

Entrez, Monsieur. Madame vient tout de suite, qu'elle a dit. Elle


se prépare, elle a l'habitude. Voulez-vous que je vous débarrasse de
votre mallette ?

M. CHLEME

Non, surtout pas, merci. J'en aurai besoin.

LA BONNE

Je comprends.

M. CHLEME

Comment ?

LA BONNE

Je dis que je comprends : j'ai l'habitude.

M. CHLEME

Ça m'étonnerait.

LA BONNE

Ah ?... (méfiante) Vous n'êtes pas un représentant, au moins ?

M. CHLEME

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Oh ! non, mademoiselle !

LA BONNE

Vous êtes assureur, peut-être ? C'est pour une assurance-vie ?

M. CHLEME

Pas exactement, non...

LA BONNE

Ah ?... Bon... Vous connaissez Madame ?

M. CHLEME

Je n'ai pas encore ce plaisir.

LA BONNE

(grand sourire niais) Il n'est jamais trop tard pour bien faire,
n'est-ce pas ?

(l'homme ne répond pas ; silence ; la bonne brûle de poser


d'autres questions)

LA BONNE

Beau temps, hein ?

M. CHLEME

Comment ?

LA BONNE

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Je dis : beau temps, hein ? Y a du soleil, il fait beau, que je dis !

M. CHLEME

(impatienté) Oui, oui... (silence)

LA BONNE

L'année dernière, à la même heure, il faisait pas beau comme


ça, c'est vrai ! On a beau dire « Y a plus de saisons », y en a quand
même encore, hein ?

M. CHLEME

Ça va de soi !

LA BONNE

Comment ?... Ah ! voilà Madame. Madame, voilà le monsieur...


Bon, je vous laisse, hein...

BLANCHE

C'est ça, Jeannette, laissez-nous... (la bonne tarde à se retirer)


Laissez-nous !

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Scène 2

(la jeune femme est vêtue d'un déshabillé assez suggestif)

BLANCHE

Excusez-moi de vous avoir fait attendre, Monsieur, mais je


n'étais pas présentable.

M. CHLEME

Ça ne fait rien, j'ai l'habitude.

BLANCHE

Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, Monsieur... ?

M. CHLEME

Mon nom ne vous dirait rien. Et d'ailleurs, il vaut mieux que je


vous le taise : ce que j'ai à faire est en effet assez particulier, et
réclame beaucoup de discrétion.

BLANCHE

Ce que vous avez à faire ? Je ne comprends pas.

M. CHLEME

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Vous n'allez pas tarder à comprendre. Mais permettez-moi
d'abord de vérifier : vous êtes bien Mademoiselle Blanche Lavergne,
sans profession, née à Lyon le 18 Avril 1987 ?

[note : date de naissance à actualiser si nécessaire : année de la


représentation moins 22 ans]

BLANCHE

Oui, c'est moi. Vous êtes de la police ?

M. CHLEME

Pas précisément, non. Je suis chargé d'une mission très


personnelle, et c'est pourquoi il fallait d'abord que je vérifie votre
identité.

BLANCHE

Eh bien, c'est fait. Me direz-vous enfin ce qui vous amène, cher


Monsieur Mystère ?

M. CHLEME

J'y viens. Encore une question auparavant : connaissez-vous


Sébastien Chamfort ?

BLANCHE

Oui, ce fut l'un de mes amants. Il est mort.

M. CHLEME

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Depuis quinze jours, en effet. C'est lui qui m'envoie.

BLANCHE

(sans frayeur, comme par la suite) Vous êtes le Diable, alors ?

M. CHLEME

Hélas, non. Mais permettez que je vous explique. Je suis chargé


par Monsieur Sébastien Chamfort de remplir pour lui une mission
posthume...

BLANCHE

Un héritage ? Je ne revendique rien.

M. CHLEME

Ce n'est pas un héritage, du moins au sens où vous l'entendez.


Sébastien est venu me voir deux jours avant de se suicider...

BLANCHE

Se suicider pour moi.

M. CHLEME

Oui, pour vous. Et il m'a confié un travail que je devais


effectuer après son trépas. Il m'a largement payé pour cette tâche, il
savait que je n'y faillirais pas. C'est donc la raison de ma visite.

BLANCHE

Et quelle est donc cette tâche, si ce n'est pas indiscret ?

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M. CHLEME

Vous savez, chacun en ce bas monde a sa spécialité ; certains


sont plombiers, cuisiniers, d'autres chirurgiens-dentistes ou artistes-
peintres. Moi, je suis tueur à gages. Et je regrette de vous le dire si
brutalement, mais... je suis ici pour vous assassiner.

BLANCHE

Tiens ! Le petit Sébastien me fait assassiner ! Il avait plus de


caractère que je le croyais, ce garçon, c'est étonnant... Mais je vois
que vous avez conservé votre imperméable : débarrassez-vous donc,
et racontez-moi tout, je vous en prie.

M. CHLEME

Euh, oui... Ah ! euh... je... Enfin, si vous y tenez. Qu'est-ce que


je disais ?... Oui, vous savez, Sébastien Chamfort n'était pas qu'un
petit tas de chair molle. Ou plutôt, il ne l'avait pas toujours été : il
l'est simplement devenu...

BLANCHE

Par ma faute, je sais. C'est moi qui l'ai rendu miteux, minable et
désespéré.

M. CHLEME

En effet, vous l'avez acculé à la mort par amour pour vous.


Mais il a su réagir avant de se jeter du haut de la falaise d'Étretat. Il
est venu me voir par une nuit d'orage. Dans ses vêtements trempés et
avec ses cheveux blonds collés par la pluie sur son visage, il avait la
beauté triste d'un ange déchu. Il m'a pris par les épaules, et il m'a dit :
« Mon vieux Chlème... » – c'est un pseudonyme, je garde mon nom
secret, par prudence, je vous l'ai dit – « Mon vieux Chlème, nous

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avons été ensemble à l'école communale ; je connais ta vocation, ton
sérieux, ta fidélité à la parole donnée.

Cette Blanche Lavergne, il faut qu'elle meure, m'entends-tu ? Elle a


déjà conduit au trépas trop de ses amants, tant de jeunes gens
brillants dont elle a fait des loques. Il faut arrêter l'hécatombe. Je
veux être l'ultime victime. C'est pourquoi il faut que tu débarrasses
l'univers de ce monstre sanguinaire, de ce dragon anthropophage :
sois son Siegfried, son Saint-Michel, le Ciel te bénira. »

BLANCHE

Il était poète, ce petit, qui l'eût cru ?

M. CHLEME

Oui, Madame, poète tragique. Il était de la race de ceux qui ont


une âme si haute qu'ils s'asphyxient dans les miasmes du bas-monde.
C'était un romantique, au fond.

BLANCHE

Ce sont toujours les meilleurs qui nous quittent. Mais je choisis


toujours les meilleurs.

M. CHLEME

Précisément, pour votre perte, celui-ci eut assez de force pour


vouloir vous entraîner dans sa chute.

BLANCHE

Je ne peux lui donner tort. Voyez-vous, je m'étonne même


qu'aucun de ses prédécesseurs n'ait eu cette idée. Ou plutôt, aucun
n'avait pu garder assez de volonté et de détermination pour mettre
son projet à exécution. Je leur avais à tous ruiné la personnalité de

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fond en comble. Savez-vous bien, Monsieur Chlème, que le premier
que je fis ainsi périr fut un adolescent de treize ans qui se jeta dans le
Rhône ? Moi-même, je n'avais que onze ans, mais j'avais déjà de
grands yeux dont les émeraudes profondes jetaient le trouble dans les
esprits. Ce jeune garçon fut pour moi, comment dire ? une
expérience.

Je voulais essayer ma puissance. J'avais su le séduire en lui faisant


croire que je l'avais choisi. Je l'avais effectivement choisi, mais pour
le mener au sacrifice. Je lui donnais des rendez-vous auxquels je ne
venais pas, puis je me moquais de son chagrin : c'est puéril, n'est-ce
pas ? Je lui demandais toujours plus, je lui imposais des épreuves de
plus en plus difficiles. Un jour, plus excédé que jamais, il me dit :
« Retiens-moi, rappelle-moi, je vais me jeter dans le fleuve. » Le
Rhône était en crue. Je l'ai laissé faire.

M. CHLEME

Vous en avez fait périr beaucoup de la sorte ?

BLANCHE

Une cinquantaine. Vous ne le croirez pas, mais certains m'ont


demandé plusieurs mois d'efforts. D'autres, quelques jours seulement.
C'est très variable. Les plus résistants ne sont pas toujours ceux que
l'on pense : un Président Directeur Général de quarante-cinq ans,
riche, orgueilleux et sûr de lui, est beaucoup plus vulnérable que le
jeune peintre que son art condamne au dénuement. L'habitude de la
misère endurcit, voyez-vous, et je dois alors déployer des trésors
d'ingéniosité pour abaisser encore une âme déjà dégradée. Je dois
payer de ma personne. Mais c'est peu fréquent : les hommes sont si
vaniteux qu'ils ne demandent qu'à croire lorsqu'une belle jeune fille
se prétend amoureuse de leurs biceps ou de leur bedaine. Après, c'est
un travail de routine.

M. CHLEME

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Certes, certes. Mais l'heure passe, et je suis au regret de devoir
revenir à mon propos, car ma liste est longue : ministres, banquiers,
généraux, je dois encore exécuter tant de hauts personnages dans
différents pays que je n'ai guère de temps à vous consacrer...

BLANCHE

Je vous prie de me pardonner : je vous ai mis en retard, cher


Monsieur. Je parle, je parle, et j'oublie pourquoi vous êtes venu :
vous devez m'assassiner, n'est-ce pas ? Eh bien, faites donc, le plus
tôt sera le mieux. Comment allez-vous procéder ?

M. CHLEME

Euh... Vous allez vous laisser faire ? Vous ne posez, euh...


aucune objection ?

BLANCHE

Aucune : je vous ai dit que je comprenais fort bien les raisons


qui avaient motivé la décision du jeune Sébastien. Quant à vous,
vous faites votre métier.

M. CHLEME

Et... vous n'allez pas tenter de vous défendre ?

BLANCHE

Pourquoi ?

M. CHLEME

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Vous... ne tenez donc pas à la vie ? !

BLANCHE

Si je tiens à la vie ? (elle se lève) Si je tiens à la vie ? !... Mon


brave Monsieur Chlème, je le voudrais bien ! Mais tout mon drame
est là, Monsieur : je suis une femme fatale, mais je ne suis qu'une
machine, une véritable entreprise d'incitation au suicide ! Vous aurez
peut-être du mal à me croire, mais je suis d'une insensibilité totale :
je n'éprouve à faire mourir ni joie ni remords. J'agis, c'est tout. Et je
n'ai même pas le regret d'être insensible. Je suis mon chemin en
aveugle, déterminée comme un insecte. Même physiquement, je suis
incapable de ressentir le plaisir ou la douleur ; je ne me chatouille
jamais, je ne me gratte jamais ; quand je fais l'amour, car c'est parfois
nécessaire, je reste aussi impassible qu'une poupée gonflable.

C'est d'ailleurs ce qui mortifie mes amants, qui sont alors crucifiés
dans le sentiment qu'ils ont de leur virilité.

M. CHLEME

C'est réellement singulier. Je n'ai jamais rencontré un cas


identique.

BLANCHE

Je suis unique, cher Monsieur.

M. CHLEME

En effet. Vous n'allez donc m'offrir aucune résistance ?

BLANCHE

Aucune, je vous l'ai dit. Si j'accepte aussi facilement de mourir,


c'est par pure curiosité, encore que celle-ci soit tout intellectuelle.

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J'aimerais au moins éprouver au dernier moment le regret de perdre
l'existence, mais je suis sceptique. Néanmoins, je veux tenter
l'expérience.

M. CHLEME

Eh bien, vous me facilitez la tâche. Puisqu'il en est ainsi, puis-je


vous donner le choix du moyen ? Je puis utiliser le pistolet – avec
silencieux, pour ne pas heurter les voisins ; la dague, le noeud
coulant, le poison, la dynamite même ; ou la piqûre intra-cardiaque
de phénol concentré, etc., etc. Vous choisissez vous-même.

BLANCHE

Voilà un bel assortiment.

M. CHLEME

Je suis un spécialiste.

BLANCHE

J'hésite... Je ne crains point le pistolet ni le poignard, car je vous


l'ai dit, je ne ressens pas la douleur... Qu'est ceci ?

M. CHLEME

C'est un kriss malais.

BLANCHE

Très joli.

M. CHLEME

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La poignée est en or, sertie de rubis. C'est un cadeau d'un ancien
client.

BLANCHE

Vous n'avez pas été volé. Que disais-je ?... Oui : les armes
contondantes provoquent trop de dommages. J'ai une poitrine
d'albâtre, et j'aimerais l'emporter dans la tombe. De même pour le
noeud coulant, qui abîmerait mon cou de satin. Je veux mourir
intacte, et conserver toute ma beauté cadavérique. Non, j'ai plutôt un
faible pour le poison, qui est d'ailleurs une arme féminine. Pouvez-
vous m'assurer que celui-ci n'entraîne aucun effet visible ? Car il en
est certains qui congestionnent le visage et noircissent la peau.

M. CHLEME

Je puis vous le garantir absolument : ce produit ne laisse aucune


trace. Vous comprenez, j'ai souvent besoin de faire croire à une mort
naturelle. Même l'autopsie ne saurait le déceler.

BLANCHE

C'est parfait. Comment l'ingurgite-t-on ?

M. CHLEME

Quelques gouttes dans un verre d'eau, comme un médicament ;


et vous avalez sans respirer.

BLANCHE

Un médicament ? Je n'en ai jamais pris. Enfin, je vous fais


confiance. (elle prend une

carafe qui était sur la table, verse un verre d'eau) Voilà.

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(il y verse quelques gouttes de poison)

M. CHLEME

Allez-y maintenant, avalez.

(il l'encourage d'un signe de tête ; elle avale, pousse un soupir, et


s'affale à l'instant sur le canapé ; il lui prend le pouls pour vérifier,
soulève une paupière)

M. CHLEME

Pulsation nulle, prunelle terne... Ouf ! c'en est fini ! Eh bé, cette
cliente est assurément la plus originale que j'aie jamais eue à
entreprendre. Dommage : c'était une bien jolie femme. Où ai-je mis
la dynamite ?... Ah ! voilà.

(il range ses affaires en sifflotant ou chantonnant, remet son


imperméable, et s'apprête à partir ; soudain, il se rend compte que la
femme remue : elle soupire longuement, porte la main à sa tempe,
cligne des paupières, regarde étonnée autour d'elle, et se redresse)

M. CHLEME

Mais... mais... Que... que... Comment ? Qu'est-ce qui se passe ?


Que faites-vous ?... Mais vous êtes morte, madame !... Je rêve, ou je
suis idiot ? Ce poison a toujours été radical, même à dose
infinitésimale... (il ressort le flacon, pour vérifier) Ce n'est pas
possible, elle était bien morte, à l'instant, quoi !...

BLANCHE

Qu'est-ce qui se passe, ici ? Qu'avez-vous à gigoter, vous ?

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M. CHLEME

Ce qu'il se passe ? ! Ce qu'il se passe ? !... Je viens de vous tuer,


vous vous relevez comme si de rien n'était, et vous me demandez ce
qu'il se passe ? !...

BLANCHE

(bâillant) Ah ! oui, c'est vrai. (elle sursaute) Mon dieu ! qu'est-


ce que vous dites ? !

M. CHLEME

Je dis très simplement, et sans aucunement m'énerver, que je


viens de vous exécuter, de vous occire, de vous trucider, bref de vous
zigouiller, et avec votre consentement (mieux vaut avant qu'après) ;
et que ce nonobstant vous récalcitrez, vous ressuscitez, lève-toi et
marche et tout le tralala, et que c'est bien la première fois qu'un de
mes cadavres se remet impromptu à remuer, à parler et à me
dévisager avec des yeux de merlan frit, ça me fait quelque chose je
ne le nierai point. Mon premier échec en dix-sept ans de carrière,
grâces vous en soient rendues, et j'ai pourtant commencé au même
âge que vous, à onze ans, à la sarbacane et au curare, mon papa étant
explorateur. Vous rendez-vous compte du désastre ? Dix-sept ans de
dur labeur pour asseoir la réputation de mon entreprise, une
réputation qui s'étend en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud où
l'on ne manque pourtant pas de spécialistes, tout cela balayé d'une
chiquenaude, en quelques secondes ! La honte sur moi, à jamais...

BLANCHE

Mais qu'est-ce que c'est que ces horreurs ? ! Mais qu'est-ce que
c'est que ce cauchemar ? !... (elle se lève, affolée, se recule,
bousculant une chaise ou un petit meuble)

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Vous êtes un assassin ? !... Et vous êtes venu me tuer ? !... Mais au
secours ! qu'est-ce que je vous ai fait ? !...

M. CHLEME

(il s'assied, de lassitude) Enfin, petite Madame, je vous ai déjà


tout expliqué, il y a à peine quelques minutes. Je suis envoyé par
Sébastien Chamfort...

BLANCHE

Sébastien Chamfort ? Ce nom me dit quelque chose...

M. CHLEME

C'était votre dernier amant.

BLANCHE

Ah ! oui, je me souviens : un jeune homme grand, très beau,


avec des cheveux blonds bouclés ; il était amoureux fou de moi.

M. CHLEME

Il était votre amant.

BLANCHE

Vous l'avez déjà dit, et vous n'êtes pas très respectueux.

M. CHLEME

Il est mort.

BLANCHE

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Pauvre garçon ! Sait-on ce qu'il lui est arrivé ?

M. CHLEME

Il s'est suicidé, en se jetant du haut de la falaise d'Étretat.


Suicidé... pour vous.

BLANCHE

Oh ! mon dieu ! Mais c'est affreux ! N'a-t-on rien fait pour l'en
empêcher ? A quoi sert la police, alors ?

M. CHLEME

La police ? Merci bien ! Dans votre situation, je ne vous


conseille pas d'y avoir recours !

BLANCHE

Pourquoi dans ma situation ?

M. CHLEME

Parce que c'est à peine si vous pouvez dénombrer vos victimes,


belle inconsciente : la première fut, m'avez-vous confié, un jeune
garçon de treize ans qui...

BLANCHE

C'est... c'est vrai : je me souviens de tout, c'est horrible... Ils


sont tous morts pour moi, par ma faute, je suis une criminelle, une
égorgeuse, une bouchère, une... une dévergondée ! Il y a du sang sur
mes mains, sur mon corps, dans ma bouche, partout ! Je ne peux plus
supporter cela... Je veux mourir ! (elle se cogne contre la table dans

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son affolement) Aïe !

M. CHLEME

Mais non, pas deux fois... (il réfléchit, il a une révélation


soudaine d'une évidence) Sapristi ! Qu'est-ce que vous avez dit, là ?
Quel a été votre dernier mot ?

BLANCHE

J'ai dit : je veux mourir.

M. CHLEME

Non, après.

BLANCHE

J'ai dit « Aïe ! », je me suis cognée, imbécile !

M. CHLEME

Vous avez eu mal... Vous avez eu mal, vous qui ne connaissiez


pas la douleur ! Et, à présent, vous ressentez du remords, de la peur,
des émotions : Madame, vous n'êtes plus insensible, vous êtes
devenue capable d'éprouver, de ressentir, vous êtes guérie !...

Venez ici. Plus près. Qu'est-ce que vous sentez, quand je vous fais
ceci ? (il la chatouille dans le cou)

BLANCHE

Ça me chatouille... Arrêtez !

M. CHLEME

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Vous voyez, vous éprouvez même le plaisir, à présent.

BLANCHE

Mais c'est ma foi vrai... (elle s'assied, calmée ; puis se relève


brusquement) J'ai compris !... J'ai tout compris : j'étais morte, et... et
vous m'avez ressuscitée : parfaitement, ressuscitée !

M. CHLEME

Avec ce poison ? (il tient le flacon à la main) C'est bien la


première fois...

BLANCHE

Il n'y a pas d'autre explication possible. Oh ! merci ! (elle lui


prend la main) merci, Monsieur Chlème ! Je vous dois la vie !

M. CHLEME

On ne m'a encore jamais dit ça...

BLANCHE

Vous êtes mon bienfaiteur, je vous dois une reconnaissance


éternelle !

M. CHLEME

D'ordinaire, je suis plutôt spécialisé dans les regrets éternels...


Ça va me changer.

BLANCHE

Enfin, je vais pouvoir vivre... Pouvoir goûter aux plaisirs de ce


monde, m'extasier devant un coucher de soleil, me laisser bercer par

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une douce mélodie, savourer un bon gâteau aux amandes avec des
fruits confits et de la cannelle... Quel enchantement ! Quel paradis !

M. CHLEME

Vous connaîtrez aussi les peines, les chagrins, les déceptions,


pensez-y : la vie n'est pas toujours rose, vous savez ? Il y a les
impôts, les accidents de la route, les cors aux pieds...

BLANCHE

Qu'importe que l'on boive le bon vin dans un gobelet de fer


blanc, pourvu qu'on ait l'ivresse !

M. CHLEME

Vous ne savez pas ce que vous perdez. Enfin... (il considère son
flacon) Quand même, c'est étonnant que ce poison ait acquis de telles
vertus. Peut-être est-ce le vieillissement qui le bonifie ? Si j'osais, je
l'essaierais bien sur moi-même, pour vérifier...

(il hésite à le faire ; à ce moment, la bonne frappe et entre)

LA BONNE

Madame ! Madame !...

BLANCHE

Eh bien, qu'y a-t-il, Jeannette ?

LA BONNE

Madame, il y a là un monsieur qui veut causer à Madame, et... à

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Monsieur ! (elle désigne M. Chlème)

M. CHLEME

Comment diable sait-on que je suis ici ?

BLANCHE

Nous allons le lui demander. Faites entrer ce visiteur,


Jeannette... Mais qu'est-ce que vous avez ?

LA BONNE

C'est que... D'abord, je sais pas par où il est entré, il a pas


sonné. Et puis...

BLANCHE

Et puis quoi ?

LA BONNE

Il est drôle.

BLANCHE

Drôle ? Expliquez-vous, ma fille !

LA BONNE

J'peux pas vous dire mieux, Madame. Il a pas l'air content, et il


est drôle. Moi, il me plaît pas.

BLANCHE

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Eh bien, introduisez-le, nous jugerons par nous-mêmes.

LA BONNE

Comme vous voudrez, Madame. Mais pensez à ce que je vous


ai dit. Vous savez que j'ai l'oeil, pour les messieurs. Moi, j'me
méfierais.

BLANCHE

Mais oui, mais oui. Allez !

(quelques secondes après, la bonne revient)

LA BONNE

Voilà, vous pouvez entrer, Monsieur, Madame et Monsieur sont


là.

(elle introduit le visiteur, et se retire en le regardant d'un air


méfiant)

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Scène 3

(le visiteur est d'allure impressionnante : grand, massif, habillé de


noir, les cheveux hérissés, les mains rouges)

ASTAROTH

(à M. Chlème) Ah ! vous voilà, vous ! Eh bien, vous avez fait


du propre ! Ah ! toutes mes félicitations : pour un beau coup, c'est un
beau coup ! Où avez-vous appris votre métier ? !

M. CHLEME

Mais, Monsieur,... je ne vous permets pas ! D'abord, je ne vous


connais pas, et j'aimerais savoir ce qui me vaut cette grande fureur à
mon égard : je n'ai pas l'habitude de me faire agresser de la sorte !

ASTAROTH

Vous me demandez pourquoi je suis furieux ? Inconscient !


Savez-vous au moins quelle ignominie vous venez d'accomplir ?

M. CHLEME

Non, mais vous allez me l'expliquer.

ASTAROTH

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Vingt-deux ans de patience, de minutie, de labeur obstiné ; le
fruit de plusieurs siècles de recherches, ma plus belle réussite, mon
chef-d'oeuvre, une perle, un mécanisme d'une rare finesse, tout cela
détruit en quelques secondes par la maladresse d'un assassin
d'opérette ! Vous mériteriez d'être réduit instantanément en
poussière ! Si je ne me retenais pas...

M. CHLEME

Pardon ! pardon ! Pourrais-je savoir au moins ce que vous me


reprochez ? De quoi parlez-vous ?

ASTAROTH

Mais d'elle, bien sûr ! Elle, Blanche au coeur de pierre, la plus


belle machine à tuer jamais conçue dans le très-bas-monde ! Depuis
sa naissance je la guide : vingt-deux ans, l'aube d'une glorieuse
carrière ! Et vous, vous me la faites vivre, idiot que vous êtes ! Ah !
vous avez de la chance que j'aie encore de l'indulgence ; votre passé
parle en votre faveur, malgré les moyens rudimentaires que vous
employez : une misère !

M. CHLEME

Euh... Pourrais-je savoir au moins qui vous êtes ?

ASTAROTH

Qui je suis ?... Si vous saviez seulement d'où je viens !

BLANCHE

Et... d'où venez-vous ?

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ASTAROTH

(énorme, et d'une voix qui fait tout trembler, assortie de coups de


tonnerre lointains)

Mais de l'Enfer, pauvres mortels, de l'Enfer ! En ligne directe


par le plus court chemin ! Dès que j'ai compris ce qui se passait ici, je
suis monté sans tarder, j'ai traversé le magma et la croûte terrestre, et
je suis ressorti dans le vestibule, sous les yeux ahuris de cette petite
niaise. Et vous avez de la chance que j'aie été informé le premier, moi
Astaroth, Vampire en chef, commandant de la Brigade de la Mort au
Département du Suicide Organisé, car si Satan lui-même en avait été
averti, je ne donnais pas cher de vos âmes, misérables petits tas de
chair tiède !

(Blanche se serre contre M. Chlème en poussant des


gémissements terrorisés ; Astaroth grommelle indistinctement)

M. CHLEME

...Ainsi donc, cette jeune personne était... ?

ASTAROTH

Un vampire, oui. Un cadavre animé, un zombie, si vous


préférez. En mission spéciale ici, en France, à titre expérimental.
C'était un modèle original issu de nos laboratoires secrets, où nous
travaillons à la revanche du Monde des Ténèbres avec des armes
nouvelles. Avec toute l'apparence d'une jeune fille envoûtante, elle
était chargée de conduire les hommes au trépas ; non en les tuant
comme vous faites, c'est petit, c'est sale, c'est à la portée du premier
venu ; mais en les manoeuvrant pour qu'ils se damnent à petit feu –
avant de rôtir à grand feu chez nous, ah ! ah ! Tout cela dans le plus
complet respect de la légalité humaine, car nous redoutions qu'un

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incident regrettable ne vînt interrompre sa mission, les hommes sont
si bêtes ; et surtout, en dégradant les âmes avant que les corps ne se
ruinent, afin que nous puissions récupérer des restes bien corrompus.
C'est quand même incommensurablement plus fort que vos petits
meurtres à la va-vite, non ?

M. CHLEME

C'est que moi, je tue pour de l'argent.

ASTAROTH

Précisément, elle, elle faisait mourir pour rien : la mort pour la


mort, la mort pure, l'art pour l'art, Monsieur ! Et maintenant, la voilà
aussi vivante que les six milliards d'autres couillons qui peuplent ce
rocher ridicule ! Pour un peu, j'irais m'engager chez le Bon Dieu,
tiens ! Et Satan, quel savon il va me passer, quand il saura ! Vous ne
connaissez pas les colères du Diable, vous ! D'où croyez-vous qu'ils
viennent, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques et les
raz de marée ?

M. CHLEME

Je suis très sincèrement désolé de vous causer tant d'ennuis,


mais comprenez bien que je ne pouvais pas prévoir : moi, on me
charge d'un contrat, je l'exécute dans les meilleurs délais et à moindre
frais, pour la satisfaction de mes clients ; je ne cherche pas à
comprendre.

ASTAROTH

Mais au nom du Diable, ne serait-ce que par solidarité


syndicale, vous ne deviez pas, vous un tueur, accepter de supprimer
une tueuse, une collègue ! Et tout ça parce qu'un mort vous l'a

31
demandé ! Vous rendez-vous compte de l'extravagance de votre
situation ? Ce serait à mourir de rire, si l'on était vivant !... Tiens, soit
dit en passant, je n'ai pas encore réussi à le récupérer, celui-là ! Il
serait parti égarer ses fesses du côté du Purgatoire que ça ne
m'étonnerait pas !

BLANCHE

Sébastien ?

ASTAROTH

Sébastien, oui.

BLANCHE

Ça, c'est déjà une bonne chose !

ASTAROTH

Et elle, elle se met contre moi, maintenant, on aura tout vu !


Mais qu'est-ce que j'ai fait au Bon D... ? Je sais bien, va, ce que je lui
ai fait, mais...

M. CHLEME

Allons, allons, ne vous mettez pas martel en tête ! Je le


reconnais : c'est de ma faute ; je n'ai pas réfléchi aux conséquences
de mes actes. Mais quoi ! ce qui est raté est raté, non ? Ne trouvez-
vous pas en fin de compte que cette jeune femme constitue... une
bien jolie vivante ? Si c'était le Bon Dieu qui l'avait faite...

BLANCHE

32
Merci, Monsieur Chlème.

ASTAROTH

(il s'assied, désabusé) Bien sûr, bien sûr. Mais c'est mon
premier échec.

M. CHLEME

A moi aussi. Mais... je n'en suis pas si mécontent ! Après tout,


la surprise passée...

BLANCHE

Et puis, au fond, ce n'est pas si désagréable, de vivre. Vous


savez, depuis que Monsieur Chlème m'a fait naître, je me sens plutôt
heureuse ; cela présente de nombreux avantages, au fond.
Évidemment, il faut se dire que cela finira un jour ; mais je suis bien
certaine qu'au bout du voyage, on ne regrette pas d'avoir vécu avant
de mourir. Ça doit laisser de bons souvenirs dans l'autre monde.
Après une longue existence parmi les gens, on doit se sentir moins
seul : et ça compte, ça. Tiens, vous devriez essayer !

M. CHLEME

Mais oui ! Pourquoi pas ? Le remède qui... pardon : le poison


qui a animé cette jeune dame pourrait peut-être vous faire vivre
également, il n'y a pas de raison !

ASTAROTH

Vous croyez ? Je ne sais si je puis...

BLANCHE

Allons, qu'est-ce que vous risquez ?

33
ASTAROTH

Eh ! mon poste de Vampire en chef ! C'est qu'il n'est pas


toujours commode, le Diable, et je tiens à mon emploi, moi !

M. CHLEME

Mais si vous vivez, vous n'en aurez plus besoin, de votre poste
en Enfer.

ASTAROTH

Tiens, c'est vrai, ça.

BLANCHE

Et si vous vous comportez bien, vous pourrez même aller au


Paradis, au début de votre mort. Ce serait quand même plus agréable,
non ?

ASTAROTH

Moi ? Au Paradis, moi ? ! Vous m'avez bien regardé ? Vous


avez une idée de ce que je lui ai fait, au Bon Dieu ? Il va m'éjecter à
coups de pied, oui ! A coups de sabre de feu et de coups de tonnerre !

BLANCHE

Mais non : les chemins tortueux sont ceux qui mènent le plus
droit au Paradis, je l'ai lu quelque part.

M. CHLEME

34
Avec des panneaux « Priorité aux pécheurs repentis », je l'ai lu
aussi chez mon curé, du temps où j'étais enfant de choeur.

ASTAROTH

Ah ! vous me tentez ! J'aurais certainement bien moins


d'embêtements. Si vous saviez le mal qu'on se donne quelquefois, là
en bas : il faut tout surveiller ; les damnés d'un côté, qui ne pensent
qu'à s'évader, et les vivants de l'autre, qui croient au Ciel, et qui ont
peur de rater le train en commettant des fautes. Il faut avoir des yeux
partout. Et la lutte est rude, de nos jours, car les anges et tous les
suppôts de Dieu sont bien organisés. Avant, nous avions encore les
dragons, les loups-garous, et les sorcières ; Satan en personne
montait participer aux sabbats et aux messes noires, surtout dès que
le programme prévoyait un sacrifice d'enfant ; les chats, les boucs,
les chouettes et les crapauds étaient à nous.

Maintenant, comment voulez-vous encore faire le mal ? Ils ont la


Science et l'Immaculée Conception ! Nous en sommes réduits à la
clandestinité.

BLANCHE

Vous avez donc un bon motif pour essayer de vivre.

M. CHLEME

Et si vous réussissez à passer sur l'autre bord, qui pourra vous


reprocher votre opportunisme ? Vous aurez choisi le parti gagnant,
comme tant d'autres. Voyez Talleyrand...

ASTAROTH

Le prétendu « diable boiteux » ? Il n'est même pas chez nous.

M. CHLEME

35
Qu'est-ce que je disais !

ASTAROTH

Vous avez raison ! Donnez-moi vite de ce poison !

M. CHLEME

Voilà : quelques gouttes suffiront, ce produit est très efficace. (il


verse) Buvez.

ASTAROTH

(il avale, attend, mais rien ne se passe) Eh bien, c'est tout ?

M. CHLEME

Comment ?... Vous ne tombez pas ?

ASTAROTH

Pourquoi ? Il faut tomber ?

M. CHLEME

Mais... normalement, oui !

ASTAROTH

Je ne ressens strictement aucun effet. Versez m'en une autre


rasade.

M. CHLEME

36
Voilà... Une forte dose ; cela devrait réussir, cette fois.

(même jeu)

ASTAROTH

Rien encore ! Ce n'est pas du poison, votre bibine ! Donnez-moi


la bouteille !

(il avale le contenu du flacon entier ; sans effet)

BLANCHE

Toujours rien. Peut-être qu'il est immunisé, qu'il est trop mort ?
Il faudrait essayer quelque chose de plus fort.

ASTAROTH

Trouvez vite une meilleure solution, car je commence à bouillir,


moi !

M. CHLEME

Euh... Le pistolet ? C'est du gros calibre, une arme de


professionnel ; rien ne peut résister à cela. Attendez... (il essaie de
tirer, le pistolet ne fonctionne pas) Sacrebleu ! c'est toujours quand
on en a besoin... Pourtant, il y deux jours à peine, pour un colonel
portugais... Essayons la dague, alors. (il frappe, la lame se tord et
casse) Ce n'est papa.. pas possible !... Le... le noeud coulant !
Retournez-vous, je vais vous bloquer la respiration.

ASTAROTH

Je ne respire jamais. Je brasse de l'air pour parler, c'est tout.

37
M. CHLEME

Euh... Bon. La piqûre intra-cardiaque, peut-être ?

ASTAROTH

Je n'ai pas de coeur.

M. CHLEME

Ah ?... (il est décontenancé) Je ne vois plus qu'une seule


solution, dans ces conditions.

BLANCHE

La dynamite ?

M. CHLEME

La dynamite.

ASTAROTH

La dynamite ? Excellent : donnez-moi un bâton, je vais


l'allumer et l'avaler. Vite ! J'ai hâte de vivre ! Vivre, vous entendez,
vivre !

M. CHLEME

Voilà un bâton de dynamite. Mais je me demande si...

(à ce moment, la bonne frappe et entre)

LA BONNE

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Madame !... Il y a encore un monsieur à la porte, qui veut voir
Madame et ces messieurs. Qu'est-ce que je fais ?

BLANCHE

Vous le faites entrer, Jeannette, bien sûr.

LA BONNE

C'est que, Madame... il est, euh... bizarre.

BLANCHE

Quoi, bizarre ? Comment est-il ?

LA BONNE

Ben, pas beau du tout, tout tordu, avec une culotte à poils
comme les zouaves, des grandes oreilles, des yeux tout rouges
comme s'il avait bu, et il arrête pas de fumer ; pour moi, c'est un
drogué, car ça sent une drôle d'odeur ; comme quand on avait mis du
soufre dans l'escalier pour les fourmis.

ASTAROTH

Du soufre ! Nom de Dieu, c'est le patron ! Je vais encore me


faire engueuler ! Quelle histoire !

(il s'enfuit précipitamment, bousculant la bonne au passage)

LA BONNE

Eh bé ! En v'là, des manières !... (elle passe sa tête à la porte

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du vestibule) Ben tiens ! où est l'autre ? I-z-ont disparu tous les deux,
comme par où qu'ils étaient venus ! C'est-y pas des drôles de
zoiseaux, ça ? I s'en vont, et I disent même par au revoir ou merci ! Y
a plus d'époque ! C'est comme celui-là : on a beau leur dire de pas
salir, ça vous laisse toujours des taches par terre. On n'a pas idée non
plus d'écrire à l'encre rouge ! Il en avait plein les mains. J'savais bien
que c'était un assureur, c't'homme-là. J'l'avais repéré tout de suite.
Parce que les hommes, moi, ça me connaît : j'ai l'oeil, que je vous
dis. J'ai l'habitude.

BLANCHE

Mais oui, Jeannette. Essuyez donc ça tout de suite à l'eau


fraîche avant que ça ne coagule.

LA BONNE

Bien, Madame ; je vais chercher un seau. (elle sort)

40
Scène 4

M. CHLEME

Quant à moi, Madame Blanche...

BLANCHE

Mademoiselle.

M. CHLEME

...Mademoiselle Blanche, je suis heureux que cette histoire se


soit si bien achevée, et confus de vous avoir causé tant de tracas.

BLANCHE

Quelle importance ? Je vous dois tant, cher Monsieur Chlème !

M. CHLEME

Euh... Thomas : je m'appelle Thomas Vilebrequin.

BLANCHE

Vous me livrez votre véritable nom ? Vous avez confiance en


moi ?

41
M. CHLEME

Non seulement j'ai confiance, mais je n'ai plus besoin de


pseudonymes à présent : je veux vivre honnêtement. Je dirai même
plus : je veux réparer, et consacrer ma vie à ce noble but.

(elle s'assoit, et l'invite à s'asseoir près d'elle sur le canapé)

BLANCHE

Moi aussi, je veux réparer ; j'ai causé trop de dommages. Nous


sommes solidaires dans la même entreprise de reconstruction, mon
cher Thomas. Nous agirons donc de concert.

M. CHLEME

Bien volontiers, Blanche. Mais comment réparer la mort ?... Je


ne vois guère qu'un moyen...

BLANCHE

En donnant la vie, n'est-ce pas, Thomas ?

M. CHLEME

Oui, Blanche, en donnant la vie...

(il lui prend la main ; silence ému)

BLANCHE

Thomas...

M. CHLEME

42
Oui, Blanche ?

BLANCHE

Sans trahir le secret professionnel, combien en avez-vous


exécutés ?

M. CHLEME

Une cinquantaine, comme vous.

BLANCHE

Cinquante et cinquante font cent... (elle soupire) Eh bien ! ça va


être long !...

FIN

43
FIN

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