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LIEUX DE JURIDICTION

Schafik Allam *

S. Sauneron avança, dans une de ses études, un point de vue notable qui
depuis lors retenait l’attention des chercheurs*1. Au fond, il s’agit du terme
spécihque rwt-dl-mj't, qui est fréquemment attesté dans bon nombre de
textes empruntés surtout aux temples de l’époque tardive (à Akhmim, Coptos,
Dendara, Edfou, Esna, Médamoud, Kamak, Tanis)2. Suivant l’interprétation
proposée, ce terme - à traduire de préférence comme « Porte-Çde temple)-où-
l’on-rend-la-Justice » - donnerait à comprendre qu’à la Basse Epoque tous les
sanctuaires comportaient à leur porte une sorte de tribunal où les suppliants
venaient demanderjustice.
Cet auteur tentait, de plus, de retrouver trace d’une semblable coutume
dans la documentation datant d’époques plus reculées. En tablant sur quelques
éléments éparpillés dans les textes, Sauneron aboutit à la conclusion que, du
moins au Nouvel Empire, une tendance nette se manifestait en faveur de cette
coutume ; cela pourrait s’entrevoir dans l’application d’une procédure spécihque
(dite divine/de dieu/oraculaire)3 par laquelle le tribunal saisi (par exemple, d’un
conhit privé entre des habitants) fait savoir son verdict par le biais d’une divinité
censée intervenir pour juger4. C’est ainsi que Sauneron attribua à la rwt-dl-mft
*Professeur émérite d’égyptologie à l’Université de Tübingen.
1. S. Sauneron , « La justice à la porte des temples (apropos du nom égyptien des propylées) »,
BIFAO 54 (1954), p. 117-127.
2. Une liste provisoire des attestations fut élaborée par Cl. Traunecker , Coptos - Hommes et
dieux sur le parvis de Geb (OLA 43), Louvain, 1992, p. 374.
3. Dans la littérature on parle couramment, par commodité, des oracles. Mais les oracles
proprement dits portent sur des événements dans l’avenir et non pas dans le passé. Il faudrait, en
conséquence, parler dejugements de dieu (ou divins) pour éviter toute confusion.
4. Le tribunal du dieu ne statuait pas à l’improviste, mais certainement après avoir examiné
les causes et les preuves des personnes engagées, d’autant plus que bien des règles à respecter
durant la procédure n’étaient pas différentes de celles de la procédure sans participation divine.
Bref, comme les audiences étaient bien préparées à l’avance, un jugement divin n’apparaît en
aucun cas arbitraire; il devait quand même être fondé sur les normes du droit commun (le
droit de succession, par exemple) ou sur une loi précise (une ordonnance royale). Sc h. A llam ,
Das Verfahrensrecht in der altägyptischen ArbeiterSiedlung von Deir-el-Medineh, Tübingen,
1973, p. 81-82; I d ., LdÄ II (1977), col. 547-548, s.v. « Gerichtsbarkeit »; I d ., « Observations sur

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des fonctions judiciaires qui s’exerçaient réellement dans la vie journalière


du peuple. Son opinion fut sans critique adoptée, entre autres chercheurs, par
J. Quaegebeur qui y ajouta quelques réflexions5.
Plus tard cependant, c’est Cl. Traunecker qui s’y opposa systématiquement,
sur la base de nouveaux éléments qu’il avait recueillis au cours de travaux
archéologiques, et élaborés dans un champ d’investigation plus vaste6. La
démarche de ce savant mérite que nous nous y attardions pour l’esquisser ici,
ne fût-ce que brièvement. Selon lui il serait vain de vouloir attribuer au terme
rwt-dl-m3rt une définition architecturale quelconque, car ce terme s’applique
à des édifices très variés ; il peut désigner indifféremment un kiosque, portail
ou porte de pylône ou même le parvis d’un temple, etc. Par conséquent le
terme ne semble que recouvrir une fonction déterminée. À cet égard quelques
textes seraient éloquents : la rwt-dl-m3rt y apparaîtrait comme un lieu où l’on
rend la justice. Mais nulle part il n’est question de l’intervention d’une divinité
spécialisée ; et aucune allusion, non plus, n’est faite à un personnel jouant un
rôle typiquement judiciaire - la seule et unique autorité étant la divinité, sans
plus. Les plaignants, quant à eux, appartiennent au monde mythologique,
étant des divinités comme Isis et Nephtys. Décidément le soi-disant tribunal
de la rwt-di-mid se révélerait comme un lieu du tribunal divin7.
Dans cet ordre d’idées, Traunecker n’exclut pas que la présence divine,
dans la procédure liée à la rwt-dl-m3rt, pouvait être réelle dans la mesure où
s’y trouvait une chapelle dite oraculaire, où la divinité elle-même rendait la
justice8. À signaler cependant qu’aucun document ne nous est parvenu qui
puisse nous éclairer définitivement sur le détail du déroulement d’une telle
séance divine.
Dans ce débat savant il ne faut pas perdre de vue la foule de documen­
tation - devenue entre temps abondante - portant sur des affaires juridiques
ou sur de réelles séances judiciaires. De tels textes peuvent effectivement
nous apporter des éclaircissements significatifs. Pour ne pas alourdir notre

les oracles », dans C. Berger et al. (éd.), Hommages à Jean Leclant 4 (BdE 106/4), Le Caire,
1994, p. 1-8; I d ., «Religiöse Bindungen im Recht und Rechtswirksamkeit in Altägypten»,
dans H. Barta et al. (éd.), Recht und Religion — menschliche und göttliche Gerechtigkeits­
Vorstellungen in den antiken Welten (Philippika 24), Wiesbaden, 2008, p. 122-124.
5. J. Q uaegebeur , « La justice à la porte des temples et le toponyme Premit », dans
Chr. Cannuyer—J.-M. Kruchten (éd.), Individu, société et spiritualité dans l ’Egypte pharaonique
et copte —Mélanges égyptologiques offerts au Prof. A. Théodoridès, Ath —Bruxelles —Mons,
1993, p. 201-220. En outre Chr. Cannuyer , « La justice à la porte des temples d’Egypte -
Quelques témoignages non pharaoniques » dans W. Clarysse et al. (éd.), Egyptian Religion
—The Last Thousand Years —Studies Dedicated to the Memory o f J. Quaegebeur II (OLA 85),
Louvain, 1998, p. 781-788; cet auteur a repéré deux passages du martyrologue copte faisant
allusion à la proximité du tribunal et du temple - passages de caractère religieux. J. Lamm eyer ,
« Die audientia episcopalis in Zivilsachen der Laien im römischen KaiserRecht und in den
Papyri », Aegyptus 13 (1933), p. 193-202.
6. CI. Traunecker , Coptos, p. 373-387.
7. Voir le « paysage judiciaire » de quelques scènes de nature religieuse sur une porte devant
le temple de Khonsou à Karnak, Ph. D erchain , « La justice à la porte d’Evergète », dans
D. Kurth et al. (éd.), 3. Ägyptologische Tempel-Tagung (Hamburg, 1.-5. Juni 1994) —Systeme
und Programme der ägyptischen Tempel-Dekoration (Ä A T 33/1), Wiesbaden, 1995, p. 1-12.
8. CI. Traunecker , Coptos, p. 379-387, évoque une diversité des techniques possibles.

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Lieux de juridiction

exposé, nous ne passerons en revue que quelques échantillons nécessaires à


notre propos.
De nos jours il existe une gigantesque masse de textes digne d’être abordée
en premier lieu : celle provenant de la colonie ouvrière de Deir-el-Médineh
(fin du x ivc- début du x icsiècle av. n. è.). Cette documentation pléthorique nous
permet de pénétrer peu à peu dans la vie quotidienne de la population. Elle
contient aussi un grand nombre de textes jetant un éclairage substantiel sur la
vie juridique. S’y trouvent, entre autres pièces, de nombreux procès-verbaux
relatifs à la juridiction locale (y compris l’arbitrage par une divinité). De tels
textes nous fournissent des éléments essentiels sur la procédure judiciaire, de
sorte que nous pouvons reconstruire le développement général d’un procès
donné. Les textes dévoilent également des arrangements et des conflits de
particuliers, dont les rapports étaient soumis au collège représentant le
conseil local (qnbt)9pour être réglés ; et le cas échéant, celui-ci annonçait une
sentence clôturant le procès en question. En outre, les textes donnent aussi
des détails sur la date de la séance, les membres du collège, et bien d’autres
aspects.
Toutefois, comme c’est le cas généralement dans les procès-verbaux
provenant d’autres localités, les textes de Deir-el-Médineh n’indiquent que
sporadiquement le lieu où se tenait la séance du collège en question. Quoi
qu’il en soit, il serait malaisé de s’imaginer le lieu de juridiction à l’inté­
rieur du village, où les maisons sont alignées de manière dense, de part et
d’autre d’une ruelle étroite, et ce d’autant plus que le nombre des membres
du collège pouvait atteindre le chiffre de quatorze dans certains cas, sans
parler des séances plénières quand « l’équipe ouvrière au complet » était,
elle aussi, présente. Pour des raisons d’ordre pratique nous ne pouvons pas,
non plus, nous figurer qu’une procédure devant une divinité ait pu avoir lieu
dans l’enceinte du village. Donc, le collège du conseil avait à se réunir extra
muros. Par ailleurs, nous savons bien qu’existaient aux confins du village
quelques sanctuaires10. Mais jamais, à ma connaissance, nos textes n’en font
état comme lieu de réunion pour le conseil communal.
Quelquefois, cependant, les documents trahissent des indices que nous
pouvons sans risque prendre en considération. D’après un rapport relatif à
une audience divine au sujet d’une maison en litige entre deux particuliers, il
est dit que le dieu appelé (le roi Aménophis Ier divinisé) rendait sa sentence
justement à l’entrée du tombeau d’un homme (dénommé Qjhj) qui de son

9. À rappeler qu’un tel conseil représentait une agglomération locale. À ce titre il assurait la
bonne marche des affaires communales; il avait, avant toute chose, des ressorts administratifs
renfermant, en plus, des attributions judiciaires, une séparation des pouvoirs n’existant pas
à cette époque si reculée. Sc h. A llam , « Quenebete et administration autonome en Egypte
pharaonique », RIDA 42 (1995), p. 11-69. Pour un aperçu succinct concernant la commune de
Deir-el-Médineh en particulier, Id ., « Aspects de la vie sociale, juridique et municipale à Deir-
el-Médineh », Méditerranées 6/7 (1996), p. 209-224.
10. D. Valbelle , Les Ouvriers de la Tombe —Deir-el-Médineh à l ’époque ramesside (BdE
96), Le Caire, 1985, p. 17-20. A. Bomann , The Private Chapel in Ancient Egypt - A Study o f the
Chapels in the Workmen’s Village at El-Amarna with Special Reference to Deir-el-Medina and
Other Sites, Londres, 1991, p. 39-55.

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vivant était un des chefs de l’équipe ouvrière11. Un tel incident s’expliquerait


facilement par le fait que la statue de la divinité était vraisemblablement
placée dans une barque qui devait circuler dans le cimetière tout proche des
habitations, la barque étant soutenue, comme le spécihe le texte, par des
« porteurs ».
Quant aux audiences profanes (sans participation divine), un détail dans
un procès-verbal doit être mis ici en exergue. Par bonheur, il précise que
pour trancher une affaire (peut-être commerciale) entre deux hommes au
sujet d’une bête, le conseil (qnbt) s’est réuni dans un lieu dit htm, que nous
traduisons - faute de mieux - par « enclos »12. Ce lieu clos était effecti­
vement le local administratif de l’organisation ouvrière13. Là, les ouvriers se
rassemblaient de temps à autre pour recevoir, par exemple, les représentants
du pouvoir central ou le chef suprême de l’administration même (le vizir) ;
parfois ils y venaient pour toucher leurs salaires. Ce lieu renfermait, outre
outils et matériaux nécessaires au chantier, des réserves en vivres ; s’y trouvait
également une sorte de grenier où les rations en blé et orge étaient conservées
dans les périodes d’abondance. Là également, les scribes de la localité arran­
geaient leurs pièces dans les archives concernant la communauté14. Dans ce
bâtiment on détenait, en outre, des délinquants (pour une durée limitée - en
l’occurrence, quarante jours)15. De toute façon, on ne peut s’empêcher de
songer ici à un lieu de caractère administratif. Appartenant à la communauté
ouvrière, ce bâtiment devait, à ce que l’on peut supposer, se situer à proximité
de l’habitat même16.
À part cela, nous prenons en compte un texte provenant encore de
Deir-el-Médineh. Il nous informe notamment qu’un homme, de même que
11. O. BM 5625 : Sch. A llam , Hieratische Ostraka und Papyri aus der Ramessiden-Zeit,
Tübingen, 1973, p. 46 - 47. Fr. K ammerzell - H. Sternberg , dans O. Kaiser (éd.), Texte aus der
Umwelt des Alten Testaments II, Gütersloh, 1991, p. 129-131. Le tombeau signalé dans le texte
est bien connu à Thèbes-Ouest (TT 360).
12. O. Michaelides 1 : Sch. A llam , Hieratische Ostraka und Papyri, p. 204-205.
13. Etude récente, G. Burkard , « Das htm n p j hr von Deir-el-Medine - Seine Funktion
und die Frage seiner Lokalisierung », dans A. Dorn - T. Hofmann (éd.), Living and Writing in
Deir-el-Medine —Socio-historical Embodiment o f Deir-el-Medine Texts (AegHelv 19), Bâle,
2006, p. 31-42; y ajouter Μ. F isher , « A New Kingdom Ostracon found in the K ing’s Valley »,
dans Z. Hawass et al. (éd.), Perspectives on Ancient Egypt —Studies in Honor o f Ed. Brovarski
(CASAE 40), Le Caire, 2010, p. 93-96. Cf. R. D em arée , « The Organization of Labour among
the Royal Necropolis Workmen of Deir-el-Medina - A Preliminary Update », dans B. Menu
(éd.), L ’Organisation du travail en Égypte ancienne et en Mésopotamie —Colloque AIDEA, Nice
4-5 octobre 2004 (BdE 151), Le Caire, 2010, p. 189.
14. K. D onker van H eel - B. J. J. Haring , Writing in a Workmen’s Village - Scribal Practice in
Ramesside Deir-el-Medina, Leyde, 2003, p. 17. Sch. A llam , « Using Administrative Archives in
Pharaonic Times », dans P. Piacentini-C hr. Orsenigo (éd.), Egyptian Archives - Proceedings o f
the First Session o f the International Congress « Egyptian Archives / Egyptological Archives »,
Milano, September 9-10, Milan, 2009, p. 66-67. G. Burkard , « Das htm von Deir-el-Medine »,
p. 37 (O. Petrie 62).
15. O. Turin 57455 : G. Burkard , « Das htm von Deir-el-Medine », p. 33 (avec littérature).
16. Pour la localisation de ce bâtiment à proximité du village, R. Ventura , «O n the Location of
the Administrative Outpost of the Community of Workmen in Western Thebes », JEA 73 (1987),
p. 149-160. G. Burkard , « Das htm von Deir-el-Medine », p. 40-41. A. Koh , « Locating the htm n
p j hr of the Workmen’s Village at Deir-el-Medina », JARCE 42 (2005-2006), p. 95-101.

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Lieux de juridiction

l’épouse d’un autre personnage furent détenus dans un « endroit d’enquête »


(st p j smtr)17. Malheureusement le texte est lapidaire et ne nous procure pas
suffisamment de renseignements sur le local en question. Mais on peut à juste
titre penser que cette incarcération a été décidée à l’issue d’une procédure
quelconque. Et comme il est improbable que celle-ci se soit passée dans le
domaine d’un édifice sacré, on est plus enclin à la voir se dérouler dans le
bâtiment htm, dont nous venons de relever quelques caractéristiques. En
faveur de cette opinion plaide aussi le document relatif à la détention de
quelques personnes dans ce même bâtiment pour la période de quarante jours
{vide supra).
Restons encore à Thèbes de l’époque ramesside et prêtons maintenant
attention à un dossier exceptionnel et extrêmement riche d’informations. Il
consiste en un lot de papyri nous informant que le pouvoir central avait entamé
plusieurs procédures pénales à la suite des pillages commis sur la rive gauche
et surtout dans la nécropole royale. Ce dossier d’aspect judiciaire comporte,
entre autres matériaux, quelques procès-verbaux relatifs aux enquêtes des
prévenus en question. Cependant cette mine d’informations ne donne qu’oc-
casionnellement des précisions sur les lieux de juridiction. Contentons-nous
donc de quelques indications.
D’après un compte rendu (extrait du pAbbott)18le conseil suprême {qnbt rjt),
à la tête duquel siégeait le vizir en personne, dénommé Khâ-em-ouaset, se tint
une fois à proximité des deux stèles situées au nord du district (wbj) du temple
d’Amon (Karnak) à la porte appelée « Adoration-des-hommes ». À regarder
de près le contexte, on constatera sans peine que cette séance des plus hauts
fonctionnaires du pouvoir central ne traitait pas d’une enquête en rapport
direct avec les criminels et leurs compagnons. A l’évidence, il s’agissait d’une
séance extraordinaire - disons disciplinaire en termes modernes. En efiet,
le bourgmestre de Thèbes-Est y fut accusé d’avoir dépassé ses attributions,
en soupçonnant, à tort ou hâtivement, certains individus et par-là les impli­
quant dans des crimes aussi graves. Dès lors, ce cas précis ne nous autorise
guère à généraliser et parler d’une justice se rendant en principe à la porte du
temple. La mention de la porte « Adoration-des-hommes » ne sert, à ce qu’il
nous semble, que d’une indication de nature topographique pour cerner en
général, dans la vaste étendue de Karnak, l’emplacement où eut lieu la séance
en question (cas similaire, infra, pBerlin 3047).
La séance, dont nous venons de parler, n’est d’ailleurs qu’un maillon d’une
chaîne de sessions durant cinq jours au moins ; toutes furent tenues par le
conseil suprême (qnbt Lt) sous la présidence du vizir Khâ-em-ouaset171819. Or,
une de ces sessions se tint dans le domaine de Montou (possiblement celui
au nord de Karnak), précisément dans la trésorerie (pr-hd) du temple, aux

17. O. Turin 57556 : J. L opez , Ostraca ieratici 57450-57568 —Catalogo del Museo Egizio di
Torino 3, fase. 4, Milan, 1984, pi. 179. Voir de plus, pour cet endroit, O. DeM 148 (recto 14-15) :
Sch. A llam , « Using Administrative Archives », p. 62, n. 5.
18. pAbbott, recto 7, 1-2 : E. P eet, The Great Tomb-robberies o f the Twentieth Egyptian
Dynasty, Oxford, 1930, p. 42 et pi. 4; K RI VI, p. 469.
19. Concernant les dates des séances en question voir l’argumentation par A. H. Gardiner et
al., « New light on the Ramesside tomb-robberies », JEA 22 (1936), p. 184-185.

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Schafik Allam

dires de l’un des procès-verbaux (pLeopold)20; un des auteurs du crime avoua


effectivement sa culpabilité et raconta en détail le déroulement de son forfait.
De toute évidence il ne s’agissait pas du même lieu dont parle le procès-verbal
signalé plus haut (pAbbott) ; à noter, du reste, que la dite trésorerie n’est pas
un lieu sacré, mais une annexe.
Encore une pièce du dossier relatif aux investigations sur les pillages
dans la nécropole royale. Nous prenons connaissance d’une enquête (smtr)
effectuée plus d’un an plus tard et toujours en présence du vizir Khâ-em-
ouaset21. Cette enquête s’est déroulée dans l’enceinte du domaine de Maât.
Mais il manque dans le texte des éléments nous permettant de conclure à une
séance judiciaire proprement dite (avec interrogatoire des criminels, etc.) ;
par ailleurs, allusion à ce même domaine est faite dans notre dossier à de
multiples reprises, apparemment dans des circonstances semblables22.
Quelques années ayant passé entre temps, une nouvelle séance s’est
occupée d’une enquête similaire23. Sur le banc des enquêteurs siégeaient,
cette fois, le vizir Neb-Maât-Rê-nakht avec d’autres dignitaires ; ils interro­
geaient notamment plusieurs criminels sur les forfaits qu’ils avaient commis.
Cet interrogatoire avait lieu dans un local indiqué dans le texte par le mot
hjtl (avec le signe de la maison comme déterminatif)24. Malgré cette graphie
irrégulière, ce vocable ne peut signifier dans notre contexte qu’un bureau
administratif. Et il ne serait pas insensé d’apprendre que l’enquête en question
a été tenue justement dans le bureau du vizir même (hj n tjtl)25.
Encore à l’époque ramesside, mais en remontant dans le temps jusqu’à
l’an 46 du règne de Ramsès II (autour de 1245 av. n. è.) se déroula un procès
qui mérite particulièrement réflexion26. Sur le banc des juges est présent un
groupe de sept prêtres (dont quatre qualihés de hm-ntr et trois de w(b), en
compagnie d’un administrateur du domaine du temple d’Amon et à la hn de
la liste nominale vient le scribe attaché au conseil de la cité (qnbt nlwt) - le
tout avec, en tête, le grand-prêtre d’Amon lui-même. Devant ces personnages
agissant en tant que juges s’opposèrent deux hommes, dont le litige portait
sur les revenus de quelques champs mis en rente, s’il faut en croire les lignes
intactes de ce texte détérioré27. Le point intéressant pour notre sujet est le
fait que cette procédure se tint à proximité d’un grand portail de Ramsès II,
20. pLeopold, 1, 7 : A. H. Gardiner et al., « New light on the Ramesside tomb-robberies »,
p. 171 etpl. 12; K R IV I,p. 482.
21. pBM 10053, recto 1,5 : E. P eet, Tomb-robberies, p. 104 et pl. 17; KRI VI, p. 506.
22. pBM 10068, recto 1, 9 et 4, 1 : E. P eet, Tomb-robberies, p. 87 et pl. 9, p. 90 et pl. 11 ;
K RIVI, p. 498 et 501.
23. pBM 10052,1, 3 : E. P eet, Tomb-robberies, p. 142 et pl. 25 ; KRI VI, p. 767.
24. Wb. III, p. 222. Cf. E. P eet, Tomb-robberies, p. 158 (1); Urk. IV, p. 129, 13 et K. S ethe ,
Urkunden der 18. Dynastie (Übersetzung), Leipzig, 1914, p. 63 (E).
25. G. van den Boorn , The Duties o f the Vizier — Civil Administration in the Early New
Kingdom, Londres, 1988, p. 22 et 327.
26. W. H elck , « Der Papyrus Berlin P 3047 », JARCE 2 (1963), p. 65-73 et pl. 9-12.
A. Théodorid ès, « Le jugement en cause Neferâbet contre Tyia (Pap. Berlin 3047) », RIDA 27
(1980), p. 11-46; Id ., « Les communautés rurales dans l’Egypte pharaonique », Recueils de la
Société Jean Bodin pour l ’histoire comparative des institutions 41 —Les communautés rurales
II, Paris, 1983, p. 28-40. KRI II, p. 803-806 ; KR ITA N C II, Oxford, 1999, II, p. 522-525 (§ 285).
27. Cf. S. K atary, Land Tenure in the Ramesside Period, Londres, 1989, p. 223-225.

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Lieux de juridiction

dénommé « Se satisfaire-de-Maât/la-Vérité ». En réalité, cependant, il est


question d’une « salle (<r<yt)2S du Pharaonvps· dans la Ville-du-Sud (i. e.
Thèbes) » apparemment voisine de ce portail. Serait-il alors légitime d’en
déduire qu’ici la justice se rendait obligatoirement à la porte du temple?
Avant de répondre à cette question il faudrait d’abord apprécier les circons­
tances dans lesquelles se déroulait le procès.
En regardant le banc des juges, il serait hasardeux de parler a priori d’une
cléricalisation de la justice à cette époque. En effet, l’analyse de la documen­
tation pertinente a fait ressortir clairement qu’à côté des organes profanes (en
l’occurrence, la qnbt d’un village) statuant, entre autres ressorts, sur affaires
et conflits des habitants, il y avait en même temps une juridiction exercée
par le clergé/personnel d’un temple donné. Par ailleurs, il est hors de doute
qu’un grand temple représentait moins que jamais une corporation exclu­
sivement ecclésiastique. Ayant de vastes domaines agricoles, un tel temple
développait, en outre, de grandes activités dans la vie économique ; n’oublions
pas le commerce et les divers métiers qui s’y exerçaient. Aussi, un grand
temple devenait par la nature des choses un centre économique considérable.
En conséquence, la population qui y était attachée s’accroissait et avait besoin
d’une juridiction sur place. Et comme les fonctionnaires et les personnages
de haut rang administraient, entre autres ressorts, lajustice dans leur commu­
nauté - rappelons pour exemple la colonie ouvrière de Deir-el-Médineh - il
n’y a rien d’exceptionnel à ce que le clergé et les administrateurs d’un temple
soient aussi autorisés à faire de même dans leur commune. On peut donc
considérer comme acquis que du moins les temples importants avaient à
l’époque du Nouvel Empire, chacun, son conseil (qnbt) qui assumait, entre
autres tâches, la juridiction locale2829.
Ceci étant dit, revenons à notre procès-verbal pour remarquer finalement
que la composition du banc des juges n’était pas un incident exceptionnel,
d’autant que la procédure se caractérisait par les mêmes aspects qui s’observent
dans n’importe quelle procédure devant un organe de caractère profane. De
même, cette séance eut lieu dans le domaine du temple duquel dépendait la
communauté en question. Quant au passage textuel mentionnant le portail du
temple, cette mention ne paraît, à mon sens, que marquer en général, dans la
vaste étendue de Kamak, un point topographique largement connu, dans le

28. Depuis Veditio princeps de notre papyrus s’est implanté dans la littérature, à tort, le sens
« salle de justice » pour ce vocable (avec des variantes orthographiques). Mais rien ne nous y
oblige et il faut le rendre tout simplement comme « salle » - sans plus ; pour quelques attestations
sur l’utilisation d’une telle salle dans des situations non-judiciaires, voir G. van den Boorn ,
« wdr-ryt and Justice at the Gate », JNES 44 (1985), p. 9. Dans notre papyrus il est question
d’une salle du Pharaon, ce qui signifie assurément « bâtiment public ». Cf. A. Théodoridès,
« Le jugement en cause Neferâbet », p. 12-14; S c h. A llam , « Ein Erbstreit um Sklaven (P. BM
10568) », ZÄS 128 (2001), p. 91-92 (h) et pl. 19.
29. Sc h. A llam , « Zur Tempel-Gerichtsbarkeit zur Zeit des Neuen Reiches », ZÄS 101 ( 1974),
p. 1- 4 ; Id ., LdÄ II ( 1977), col. 548-549, s.v. « Gerichtsbarkeit ». Ajouter à la documentation
actuelle S c h. A llam , « Hieratischer Papyrus Ermitage 5597 (ein Gerichts-Protokoll) », dans
I. Gamer-Wallert-W . Helck(éd.), Gegengabe - Festschrift fü r Emma Brunner-Traut, Tübingen,
1992, p. 33-41.

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Schafik Allam

voisinage duquel se trouvait la salle où fut rendu le jugement (cas similaire,


supra, pAbbott).
Au demeurant, la tournure signalant « la salle i'ryt) du Pharaon » employée
par le scribe du procès-verbal, dont nous venons d’apprécier le contenu, est
attestée ailleurs par un autre papyrus. Le texte se rapporte, en passant, à un
conflit lequel fut tranché par un collège (qnbt) rassemblé dans la ville de
Kom-Madinat-Gurab/Gourob au Fayoum, à en croire le toponyme qui y est
mentionné30. Il semble dès lors que cette tournure circulait dans le langage
judiciaire à travers le pays ; selon toute apparence, elle ne servait simplement
qu’à indiquer que la séance en question se déroulait dans un établissement
royal, visiblement non sacré.
Dans ce contexte, un autre papyrus - provenant de Thèbes, sous le roi
Thoutmosis IV - ne doit pas échapper à notre analyse. Il nous procure un
procès-verbal nous instruisant sur un conflit autour de quelques redevances
dues à la déesse Hathor de Gebelein31. Aux prises comparaissaient devant le
collège (qnbt) de la Ville-du-Sud (i. e. Thèbes) deux personnages, dont l’un
fut condamné et même bâtonné. L’élément qui nous intéresse en particulier,
c’est le lieu de juridiction, le texte révélant en effet la tournure « dans la salle
du Pharaonvp s· » (avec une expression synonyme : wsht n pr-rj). Puisqu’aucune
allusion à un quelconque temple n’y apparaît, nous avons affaire, ici encore, à
un édifice royal, donc non sacré.
Avant de scruter la documentation datant de l’époque tardive, signalons
d’emblée que nos sources émanant de l’époque immédiatement post-ramesside
sont, pour notre préoccupation, très arides32. Aussi faut-il attendre jusqu’à la
xxv i c dynastie pour qu’elles s’accroissent et deviennent susceptibles d’être
prises en compte dans notre analyse.
En dépouillant les sources (dorénavant en écriture démotique), on
constatera de prime abord une innovation importante dans le langage
judiciaire. Désormais, une nouvelle terminologie prend consistance, telle que
« juge/juges » (wpy / nj wpy.w / nj wpty.w) et « maison-de-jugement » ('wl
n wpy.t). Ce sont des termes techniques; indubitablement on les considérait
comme un label annonçant un tribunal au sens strictement juridique. Cela est
mis en lumière par deux procès-verbaux assez instructifs, dont la provenance
(Siout/Lykopolis et Kom-el-Ahmar/Sawaris-Sharounah) ainsi que les dates
(170 et 1I7/I I 6 av. n. è. respectivement) sont suffisamment différentes pour que
la convergence de quelques uns de leurs détails techniques éclaire avec une
extrême netteté notre thèse33. À chaque fois nous y voyons en clair notamment
trois « juges » siéger dans la « maison de jugement » et y proclamer leur

30. pBM 10568 : Sch. A llam , « Erbstreit », p. 92 (j).


31. pMünchen 809 (= pMook) : W. Spiegelberg , « E in Gerichts-Protokoll aus der Zeit
Thutmosis’ IV », ZÄS 63 (1928), p. 105-115 et pl. 1 ; Sch. A llam , Hieratische Ostraka und
Papyri —Transkriptionen aus dem Nachlass J. Cernÿ, Tübingen, 1973, pl. 102-103.
32. Pour une vue d’ensemble, Sch. A llam , « Egyptian Law Courts in Pharaonic and Hellenistic
Times », JEA 77 (1991), p. 115-119 (Thejudicial apparatus in the late dynastic period).
33. pBM 10591 recto col. 1, 1-7 (Siout, 170 av. n. è.) : H. Thompson , A Family Archive from
Siut (from Papyri in the British Museum), Text, Oxford, 1934, p. 12. pMallawi Museum 602/10
(Kom-el-Ahmar/Sawaris-Sharounah, 117/116 av. n. è.) : O. E l-Aguizy , « A Ptolemaic Judicial
Document from hwt-nsw », BIFAO 88 (1988), p. 54-55.

8
Lieux de juridiction

sentence ; au demeurant, ils sont accompagnés d’un fonctionnaire portant le


titre d’eisagogeus (εισαγογεύς) - représentant le pouvoir central et dont la
responsabilité n’est pas celle du scribe de tribunal qui se contente de rédiger
le procès-verbal34. Et c’est dans la « maison-de-jugement » que les personnes
en conflit, munies de leurs causes et moyens de preuve, comparaissent devant
les « juges » afin d’exposer les éléments de leur affaire.
Cette composition des membres du tribunal nous fait immanquablement
songer à celle des chrématistes - tribunaux créés spécialement pour les Grecs
résidant en Égypte à l’époque hellénistique35. De toute évidence, nous avons
affaire à deux institutions parallèles dont la tâche primordiale était la juridiction -
et cela de façon permanente tout au moins pour les tribunaux des indigènes, et
non occasionnelle comme c’était le cas à l’époque antérieure. Notre opinion est
corroborée, entre autres arguments, par le fait que les trois juges - tant au procès
de Kom-el-Ahmar/Sawaris-Sharounah (pMallawi) qu’au procès de Siout - ne
peuvent pas avoir formé tout le cercle des prêtres du temple en question36; au
contraire, ils semblent bien avoir été recrutés parmi un clergé plus nombreux37.
Et ils apparaissent appelés à la juridiction bien avant le procès envisagé, et non à
l’occasion de celui-ci38. En bonne logique, ces prêtres-juges devaient être voués,
plus ou moins pleinement, à leur nouvelle fonction. Cela se conçoit d’autant plus
que nous ne les voyons pas, à travers les documents, jouer un autre rôle dans
l’administration en général39. Avec le temps ces prêtres-juges, ainsi que leurs
successeurs, seraient sans doute devenus professionnels40; vraisemblablement
touchaient-ils des appointements accordés par le roi/l’État41.

34. Le titre de ce fonctionnaire est attesté également dans lapolis classique, mais ses fonctions
en Egypte étaient différentes. Parfois son nom propre nous indique un personnage d’origine
grecque; avec un nom égyptien nous le postulons indigène. A remarquer que son titre grec
ne doit pas nous tromper sur l’origine égyptienne de son rôle dans l’organisation judiciaire.
En effet, la constitution des tribunaux indigènes de l’époque pré-ptolémaïque révèle les juges
toujours secondés par un « scribe » jouant un rôle spécifique. S c h. A llam , « Regarding the
eisagogeus (είσαγογευς) at Ptolemaic Law Courts», Journal o f Egyptian History 1 (2008),
p. 3-19.
35. Voir H. J. Wolff, Das Justizwesen der Ptolemäer2, Munich, 1970, p. 64-89 (Chrematisten).
36. Quelques indications disséminées dans les archives tenues par un scribe du temple de
Ptah à Memphis (autour de 172 av. n. è.) font apparaître 25 prêtres-ouâèou réunis pour prendre
des décisions. J. D. R ay, The Archive o f Hor, Londres, 1976, p. 78 (verso, 3), 82 (recto, 11) et
141-142.
37. Quelques passages, aujourd’hui par malchance détériorés, dans le recueil juridique connu
sous la dénomination impropre de ZivilprozessOrdnung, indiqueraient certaines conditions à
respecter lors de la sélection des juges. S. L. L ippert, « Die sog. Zivilprozessordnung - weitere
Fragmente der ägyptischen Gesetzessammlung », The Journal o f Juristic Papyrology 33, 2003,
p. 124-128.
38. Sc h. A llam , « Egyptian Law Courts », JEA 77 (1991), p. 121.
39. pRylands IV 572 (en langue grecque, début du ne siècle av. n. è.) parle des laocritae qui, en
collaboration avec d’autres autorités, auraient à choisir les scribes ayant la faculté de rédiger des
contrats. H. J. Wolff, Justizwesen, p. 49-50. Les « juges » y apparaissent en tant qu’un groupe
à part.
40. Sc h. A llam , « Egyptian Law Courts », p. 119.
41. En décrivant l’organisation judiciaire égyptienne, Diodore (I, 75, 4) raconte que le
roi accordait aux juges (dikastai) une σύνταξις. Cf. F. O ertel , Die Liturgie - Studien zur
ptolemäischen und kaiserlichen Verwaltung Ägyptens, Leipzig, 1917, p. 56, n. 2.

9
Schafik Allam

Notre avis ne peut recevoir de confirmation plus éclatante que par un


papyrus en provenance de Siout, le procès-verbal le plus élaboré qui nous
soit parvenu de tout le monde antique. Il laisse transparaître nettement une
technique de haute qualité. Outre sa composition et sa longueur (285 cm de
long et 32 cm de haut), ce texte (écrit par un seul et même scribe-greffier)
révèle un raisonnement juridique exceptionnel pour une époque fort éloignée.
Y transparaît d’autre part une juridiction qui ne pouvait être exercée que
par des professionnels. Si réellement le professionnalisme commençait à se
manifester à cette époque - et il paraît l’être définitivement - on comprendrait
sans difficulté le phénomène de l’apparition de juristes spécialisés dans la
matière à cette époque - l’existence de spécialistes du droit ne faisant plus de
doute, étant donné plusieurs œuvres de la doctrinejuridique datables de diffé­
rentes époques et provenant de divers endroits, dont nous n’avons aujourd’hui
sous les yeux que de minimes fragments42.
Par ailleurs, la nouvelle terminologie, dont nous avons relevé les traits
essentiels plus haut, était en usage de la même manière dans bien des actes de
n’importe quelle couleur juridique. A cet égard un coup d’œil sur les contrats de
mariage, à titre d’exemple, ne serait pas inopportun. Bien que ces conventions
ne règlent le régime matrimonial qu’en vue d’un éventuel divorce ainsi que de
quelques questions d’ordre successoral, elles utilisent fréquemment cette même
terminologie. En l’occurrence, l’époux se déclare envers sa femme, comme suit :
Je ne peux pas te demander de prêter serment - dans la maison-de-jugement -
au sujet de tes biens personnels, qui sont signalés plus haut, disant que tu ne
les avais pas apportés, avec toi, dans ma maison43.
De même, dans les documents relatifs à la vente immobilière se rencontre,
entre autres, une clause par laquelle maint vendeur rassure l’acheteur, en lui
promettant son soutien en cas d’un problème surgissant après coup, en disant :
Le serment [en tant que] preuve que l’on te demande de prêter dans la maison-
de-jugement au sujet des droits signalés plus haut dans le document que j ’ai
rédigé pour toi,je le prêterai irrévocablement [ ...] 44.

42. Sch. A llam , « Juristes inconnus dans l’Égypte pharaonique », Boletin de la Asociaciôn
Espanola de Egiptologia 16 (2006), p. 7-18.
43. E. L üddeckens, Ägyptische Eheverträge (ÄgAbh 1), Wiesbaden, I960, p. 62-83 et
passim. U. Kaplony -H eckel , Die demotischen Gebelen-Urkunden der Heidelberger Papyrus­
Sammlung, Heidelberg, 1964, p. 15. Dans d’autres conventions le mari s’adresse à sa femme,
disant : « Si l’on te demande de prêter serment au sujet de la dotation... que tu m’as faite, tu
l’auras à prêter dans la maison-de-jugement » ; E. L üddeckens, Eheverträge, p. 179-183.
44. C. A ndrews, Catalogue o f Demotic Papyri in the British Museum IV —Ptolemaic
Legal Texts from the Theban Area, Londres, 1990, p. 19 et passim. En outre, M. D epauw,
The Archive o f Teos and Thabis from Early Ptolemaic Thebes (P. Brux. dem. inv. E 8252­
8256) (MRE 8), Turnhout, 2000, p. 80, 113 et 130. Documents portant sur des droits divers,
St. R. K. Glanville , Catalogue o f Demotic Papyri in the British Museum I —A Theban Archive
o f the Reign o f Ptolemy I Soter, Londres, 1939, p. xxx et xxxix ; cf. A. F. Shore , « The Sale of the
House of Senkhonsis », JEA 54 (1968), p. 193-198. U. K aplony -H eckel , Gebelen-Urkunden,
p. 25. Κ.-Th. Z auzich , Die ägyptische Schreiber-Tradition in Aufbau, Sprache und Schrift der
demotischen Kaufverträge aus ptolemäischer Zeit (ÄgAbh 19), Wiesbaden, 1968, p. 146-147.
S. L. Lippert - M. Schentuleit , Demotische Urkunden aus Dime III, Wiesbaden, 2010, p. 230.

10
Lieux de juridiction

On pourrait d’ailleurs multiplier considérablement les exemples45.


De tels exemples se dégage avec clarté le fait que l’expression « la maison-
de-jugement » était répandue dans bien des situations de la vie de tous les
jours, surtout lorsque l’on concluait une conventionjuridique ; éventuellement
on y mettait en sanction le recours à cette instance, dont l’existence n’était
déjà plus qu’un fait courant. Cet aspect ne peut d’autre part qu’étayer l’opinion
précédemment émise, suivant laquelle fut introduite dans l’organisation
judiciaire, précisément au temps du roi Psammétique Ier (664-610 av. n. è),
une réforme considérable46. Grâce à cette réforme l’institution paraphrasée
par l’expression « la maison-de-jugement » semble bien avoir été créée, et
cela en tant qu’institution en permanence - malgré l’absence d’évidences
directes et explicites dans notre documentation. Cependant, l’institution de
la maison-de-jugement ne fut pas implantée dans toute communauté, comme
c’était le cas d’un conseil local dit qnbt à l’époque antérieure. À ce qu’il nous
semble, elle fut installée seulement près d’assez grandes agglomérations (dans
l’aire/domaine d’un temple important, ou dans une métropole de province
comme Siout, par exemple). En effet, le recueiljuridique qui nous est parvenu
d’Hermopolis nous explique plausiblement cet état de choses. Traitant, dans
un cas d’espèce, d’un conflit entre voisins au sujet d’un mur, ce recueil nous
apprend ceci :
S’il arrive que la maison (en litige) se trouve dans l ’endroit où sont lesjuges, les
juges doivent aller la voir. [...] Mais s’il arrive que la maison ne se trouve pas
dans l’endroit où sont lesjuges, fournir la preuve à propos du mur, c’est [.. .]47.
Par conséquent, l’institution dite « maison-de-jugement » n’était pas
accessible dans n’importe quelle commune ; parfois les justiciables devaient
venir de loin dans le but de la saisir de leur affaire.
Par ailleurs, référence à l’appareiljuridictionnel, dont nous nous occupons
ici, est faite également dans la documentation contemporaine en langue
grecque; celle-ci emploie (pas avant 221 av. n. è.) le terme laokritai (dérivant
du mot λαός). Encore que nous n’ayons dans notre matériel aucun texte
bilingue qui mette hors de doute l’équivalence en grec du terme égyptien (nj
wpty.w), il est indubitable que les deux termes ne visaient que la même chose.
Or, un papyrus (pTebtunis III, 1, 795) parle explicitement d’un établissement
appelé λαοκρίσιον - qui n’est pas un temple - à Crocodilopolis au Fayoum ; les
laokritae y tenaient leurs séances48. Comme λαοκρίται et nj wpty.w sont des
termes identiques, λαοκρίσιον et (wi n wpy.t « maison-de-jugement » doivent
45. Pour quelques exemples datant de l’époque pré-ptolémaïque, Sch. A llam , « Egyptian
Law Courts », p. 116- 118. Cf. G. Vittm ann , Der demotische Papyrus Rylands 9 (Ä A T 38),
Wiesbaden, 1998, p. 166- 167 et 512-513 ; D. A gut-L abordère , « Le titre du décret de Cambyse
(P. Bibl. nat. 215, verso col. D) », RdE 56 (2005), p. 45-53.
46. M. M alinine , « Une affaire concernant un partage (Pap. Vienne D 12003 et D 12004) »,
RdE 25 (1973), p. 193; cf. I d ., « Un jugement rendu à Thèbes sous la xxve dynastie », RdE 6
(1951), p. 175-176.
47. G. M attha , The Demotic Legal Code o f Hermopolis West —Preface, additional notes
and glossary by G. Hughes (BdE 45), Le Caire, 1975, p. 27 (col. VIII, 10-15). Cf. K. D onker
van H eel , The Legal Manual o f Hermopolis (Text and Translation), Leyde, 1990, p. 87-89.
48. A. S. Hunt - J. G. Smyly, The Tebtunis Papyri III/1, Londres, 1933, p. 247, n° 795 (début
du IIe siècle av. n. è.). H. J. Wolff, Justizwesen, p. 52; I d ., «Organisation der Rechtspflege

11
Schafik Allam

l’être également. Cela revient à dire qu’un local spécial, avec la juridiction
comme sa fonction déterminée, se trouvait - visiblement en permanence - à
la disposition des juges {nj wpty.w).
Les deux procès-verbaux, dont il vient d’être question, méritent d’être
repris de nouveau dans notre optique. Le premier (pMallawi, provenant
de Kom-el-Ahmar/Sawaris-Sharounah) nous apprend notamment que les
trois juges - accompagnés d’un eisagogeus - siégeaient dans la maison-de-
jugement située dans le domaine d’Hathor près de la ville de Hout-nesou. Le
lieu de cette séance s’expliquerait aisément du fait que dans l’aire d’un grand
temple existait un lieu de juridiction pour les habitants de l’agglomération
dépendant du même temple49. Il n’y a donc rien qui doive étonner à ce que
le banc de juges soit aussi occupé par des personnages recrutés parmi le
clergé en question, comme nous l’avons noté précédemment en parlant de
l’organisation judiciaire à l’époque du Nouvel Empire. Quoi qu’il en soit, il ne
s’ensuit pas que la séance en question ne se soit pas tenue dans une maison-
de-jugement située plutôt dans la zone profane du temple.
Quant au deuxième procès-verbal (provenant de la ville de Siout), il révèle
à son tour un tribunal semblable : celui-ci fut pareillement composé de trois
personnages qualifiés de prêtres-ouâbou du dieu Oupouaout et accompagnés
d’un eisagogeus. Mais ce texte méticuleusement détaillé précise justement
que les sessions du tribunal se tenaient dans « la maison-de-jugement de
Siout » - sans plus, bien que le temple de Oupouaout y soit mentionné plus
d’une fois (cependant dans d’autres situations)50. Manifestement il s’agissait
du lieu de juridiction compétent pour l’agglomération de la ville même - hors
l’aire du temple.
Notre étude vient finalement à son terme. Du tableau que l’on vient
de tracer plus haut, il appert que la documentation à notre disposition est
disparate et pas aussi riche qu’on l’aurait souhaité. Elle laisse quand même
discerner deux étapes distinctes d’évolution. À l’époque du Nouvel Empire
les textes montrent bel et bien qu’en général le lieu de juridiction était variable
selon les circonstances dominantes sur place. En d’autres termes, la juridiction
s’exerçait occasionnellement par voie d’un conseil/collège dit qnbt siégeant
ordinairement dans la localité en question - à part le conseil suprême {qnbt
r3t) sous la présidence du vizir même. L’on retiendra de même que le tribunal
se réunissait assez souvent dans un établissement du Pharaon (c’est-à-dire
royal, non sacré). Décidément, le lieu de juridiction était accessible même
pour des personnes non-engagées directement dans la procédure en cours.
A l’époque tardive, en revanche, c’était une institution permanente - définis­
sable par les termes « juge(s) » et « maison-de-jugement ». Elle supplantait,
und Rechtskontrolle der Verwaltung im ptolemäisch-römischen Ägypten bis Diokletian »,
Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis / Revue d'Histoire du Droit 39 (1966), p. 8.
49. Ο. E l-Aguizy , « Judicial Document », p. 54 (d) s’est penchée sur l’orthographe de la pré­
position composée (iw-ir-hr « devant »), en prenant le dernier élément pour rj « porte ». Aussi
songeait-elle à une séance judiciaire tenue justement à la porte de temple. Mais le contexte ne
justifie en rien sa lecture.
50. H. Thompson , A Family Archive, p. 18 (col. III, 19) et p. 23 (VI, 1-4). Je pense que les juges
en question n’étaient pas de vrais prêtres du temple du dieu Oupouaout, étant donné le tout
simple titre de ouâb qu’ils portent.

12
Lieux de juridiction

avec un local spécial, l’ancien appareil juridictionnel. Cette institution rendait


la justice pour une région déterminée, plus grande qu’une communauté,
semble-t-il. Somme toute, on n’acquiert pas la conviction que la justice en
Égypte ancienne ne se rendait qu’à la porte des temples51.

51. Par de très nombreux documents est attestée une pratique spécifique dont le trait caracté­
ristique est le serment. Dans certains conflits entre particuliers l’un d’entre eux avait notamment
à déclarer sous serment - fréquemment sur le parvis d’un temple - qu’il n’avait pas, par exemple,
commis l’acte répréhensible qui lui était reproché. U. Kaplony-H eckel , Die demotischen Tempel­
Eide (ÄgAbh 6), Wiesbaden, 1963. Ces documents sont tout à fait privés d’indices révélant un
rapport typiquement judiciaire, comme nous les connaissons par les procès-verbaux dont nous
venons d’exposer quelques prémisses. Inversement, les procès-verbaux, dont nous disposons, ne
dévoilent pas cette même pratique, bien qu’ils rapportent souvent des serments prêtés, par des
gens en conflit, devant le banc de juges personnellement. C’est la raison pour laquelle ces docu­
ments « TempelEide », ayant rapport à une procédure particulière, ne sont pas pris en compte
dans notre étude.

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