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Résumé: Bien qu'il ait été un membre de la première heure de l'OPOJAZ, Polivanov
n'occupe pas une position claire au sein de la constellation formaliste. En tant que
linguiste (appartenant de plus à l'“Ecole de Pétersbourg“ dont le rôle est souvent
marginalisé dans les exégèses du Formalisme russe), on ne lui attribue d'ordinaire
qu'un rôle secondaire, à la périphérie du mouvement. Ses théories sur le phonème et
la poéticité du langage le font apparaître, cependant, comme un maillon intéressant
dans le processus de maturation épistémologique des idées formalistes sur les
rapports de la forme littéraire à la perception – le situant entre les conceptions encore
naïves de Šklovskij ou Eichenbaum sur cette question et les modèles structuralistes
(ou proto-structuralistes) originaux proposés par Tynjanov ou, surtout, par la
linguistique jakobsonienne.
Abstract: Although Polivanov became a member of the OPOJAZ in its early days,
his place in the formalist constellation remains unclear. As a linguist (and a proponent
of the „Petersburg School“, whose role is often marginalised in the interpretations of
Russian Formalism), he is usually considered only as a secondary, peripheral figure.
His theories on the phoneme and the poeticity of language, however, make him
appear as an interesting link in the epistemological maturation process of the
Formalists’ ideas on the relations between literary form and perception. In effect, he
takes up a place between the yet naïve conceptions of Šklovskij or Eichenbaum on
that matter, and the original structuralist (or proto-structuralist) models put forward by
Tynjanov or, especially, Jakobson’s linguistics.
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Les interprètes du Formalisme russe (Erlich, Hansen-Löve, Todorov, etc.) ont tous
résolu le paradoxe que représente son originalité et son influence d’une part, son
manque de constance épistémologique et ses évidentes lacunes d’autre part en
suggérant que les contributions formalistes n'ont constitué de fait qu'une phase
transitoire ou « inter-paradigmatique » (Steiner 1984, p.10) dans l’évolution de la
théorie littéraire. Par ailleurs, ils s’accordent sur le fait non seulement que l’évolution
de la théorie littéraire formaliste, sous l’égide en particulier de Roman Jakobson,
s’est faite clairement dans la direction et avec l’appui du paradigme structuraliste,
mais aussi que cette évolution a assuré sa pérennité et son influence. Ces deux
conclusions, en elles-mêmes, sont parfaitement justifiées: il est incontestable que les
intuitions fondatrices des formalistes russes quant aux propriétés du phénomène
littéraire et des méthodes de son analyse ont été pour l’essentiel récupérées et
recyclées avec succès d’abord dans le contexte du Cercle Linguistique de Prague,
du structuralisme tchèque (Mukařovský, Vodička), puis, bien entendu, du
structuralisme français (Todorov, Barthes, etc.). De même, l'œuvre de Tynjanov
démontre aussi sans l’ombre d’un doute que la transition vers le structuralisme a été
délibérément voulue et a débuté à l’intérieur même de la mouvance formaliste (cf.
Ehlers 1992).
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Il n’en reste pas moins que l’histoire du Formalisme russe et de sa transition vers le
structuralisme est marquée par une rupture majeure au début des années 1930.
Sous la pression du régime stalinien, l’énergie créatrice des formalistes restés en
URSS s’est estompée quasi définitivement à ce moment là. Plus important encore,
les échanges entre le nouveau centre névralgique du développement de la
linguistique structurale (Prague) et les penseurs soviétiques ont été interrompus,
alors pourtant que les parties concernées (Jakobson, Tynjanov, Šklovskij) étaient à la
recherche d’un renouvellement de leur collaboration et de la dynamique du
Formalisme de la première heure (cf. Depretto 2005). En raison à la fois de cette
rupture et, plus généralement, des problèmes qui ont accompagnés la réception en
Occident de la pensée soviétique des années 1920-30 (cf. Sériot 2008), certains des
aspects les plus radicaux et les plus typiques des idées formalistes n’ont dès lors pas
reçu l’écho qu’ils auraient mérités, que ce soit dans le structuralisme praguois, ou
bien moins encore, dans le structuralisme français.
Quoi qu'il en soit, l’objectif de ce court article sera d’apporter une piste, sur le terrain
de la linguistique, à l'hypothèse que le potentiel philosophique du Formalisme russe
et sa pertinence vis-à-vis du structuralisme restent sous-estimés. Pour ce faire, je
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compte indiquer très brièvement que certaines des idées constitutives les plus
radicales du tout premier Formalisme – la notion de langage poétique, la
perceptibilité de la forme poétique, le mot comme chose (vešč) concrète et
expressive – ont contribué à forger chez Jakobson une conception de la linguistique
structurale qui est fort différente de celle proposée par Saussure. Démontrer de la
sorte l'originalité « formaliste » de la linguistique structurale jakobsonienne est un
élément essentiel dans la défense du potentiel philosophique du Formalisme russe.
La linguistique structurale (et en particulier la phonologie), en effet, constitue un
modèle théorique scientifiquement (et donc philosophiquement) rigoureux, qui peut
fournir une base cohérente aux idées littéraires souvent vagues et immatures des
formalistes. De surcroît, elle fut la matrice du développement du structuralisme
comme paradigme des sciences humaines.
En toute logique, mon objectif devrait m’imposer de commenter d’abord les idées
d'un Šklovskij ou d'un Eichenbaum, puis de comparer leurs convergences avec
l'œuvre de Jakobson, via celle de Tynjanov. Le problème d'une telle méthode est
qu'elle me forcerait à présenter les théories du premier formalisme dans une
perspective beaucoup trop ample, et donc à prendre en considération leurs
implications philosophiques, ce que je souhaite éviter. De plus, en détaillant la
progressive maturation des concepts proposés par Šklovskij (la défamiliarisation, le
procédé ou la langue poétique) vers des notions tynjanoviennes (la dominante, le
facteur constructif et la série) puis jakobsoniennes (l'expression, la fonction
poétique), je n'arriverais à rien de plus que repriser des arguments déjà connus. En
soi, l'idée d'une progression des théories littéraires formalistes selon un arc Šklovskij-
(Eichenbaum)-Tynjanov-Jakobson n'est nullement nouvelle et, mise à part peut-être
par rapport à son excessive linéarité, elle est également indiscutable.
Sans remettre en cause ni l’existence des fertiles échanges entre les deux centres, ni
le fait que l’on retrouve de nombreux concepts de l’OPOJAZ dans la linguistique de
Jakobson, l’impression qui se dégage est que la composante linguistique du
Formalisme russe s’est développée indépendamment. Il semble ainsi que les
éléments littéraires de l’OPOJAZ sont en fait intégrés et systématisés de façon
originale par Jakobson dans un modèle structuraliste préexistant (celui de la
linguistique saussurienne), plus qu’ils ne contribuent à produire un modèle
linguistique inédit, d’origine incontestablement « formaliste ».
Tout en évitant de m’aventurer trop avant sur le sujet contesté de l’influence relative
de Saussure sur les Formalistes (et ex-Formalistes) russes, je me propose
maintenant de critiquer les positions négatives mentionnées ci-dessus quant au rôle
des formalistes dans l’histoire de la linguistique et, inversement, quant à celui de la
linguistique structurale comme expression plus mature de leurs concepts littéraires.
Pour ce faire, je veux d’abord mettre en avant trois éléments du modèle linguistique
de Jakobson qui le démarque clairement de Saussure, ou plutôt, qui témoigne d’une
influence directe entre l’OPOJAZ et le Cercle Linguistique de Moscou sur le terrain
spécifique de la linguistique.
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Il est intéressant de remarquer que ceux qui reprochent à Jakobson un manqué d’unité systématique (Harris) ,
ou relativisent l’influence des formalistes sur celui-ci (Koerner) ont tendance à accorder moins (ou aucune)
importance à la dimension poétique de son oeuvre.
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Le dernier élément qui différencie Jakobson de Saussure est justement cette notion
poétique de « signe concret », dont l'origine semble bien être formaliste. Pour
Jakobson, en effet, le signe ne correspond pas à la conception saussurienne, qui en
fait une pure valeur dans un système d’oppositions négatives et différentielles.
Comme le démontre sa définition du phonème comme une hiérarchie de traits
acoustiques, le signe implique l’idée d’une structuration expressive d’un matériau
concret tout autant que celle de la différenciation et de l’organisation idéale
d’éléments abstraits. En d'autres termes, le phonème est un "objet" concret, dont les
propriétés sont liées inséparablement à sa structure expressive et à sa valeur
linguistique. A ce titre, la définition jakobsonienne du phonème recèle, je pense, la
clé du potentiel philosophique du Formalisme russe vis-à-vis du structuralisme et
représente la culmination scientifique de idées littéraires formalistes sur la dimension
à la fois concrète et formellement expressive du langage et de la perception. En tous
les cas, les problématiques du statut du phonème comme objet (psychologique, fictif,
ou phénoménologique) et de la relation qu'il institue entre ses couches phonétique
(sensible, perceptive) et phonologique (intelligible, idéale) impliquent en condensé
des enjeux fondamentaux sur la relation entre forme et perception, et plus
généralement, sur les origines du sens et de la signification –linguistique ou non –
dans la perception sensible (cf. Holenstein 1975).
Pour compléter mon (très superficiel) argument quant aux inflexions spécifiquement
formalistes de la linguistique jakobsonienne et sa capacité à donner des fondements
méthodologiquement plus solides aux idées d’un Šklovskij sur le pouvoir poétique
« perceptif » de la forme littéraire, je souhaite conclure en indiquant l'existence d'une
étape intermédiaire dans le processus de maturation des idées du premier
Formalisme en direction de la linguistique. Cette étape intermédiaire est constituée
par les œuvres de Evgenij Polivanov et de Lev Jakubinskij. Le rôle de ces linguistes,
tout deux très tôt membres de l'OPOJAZ, est de plus particulièrement intéressante
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Pour éviter tout malentendu, je tiens à préciser que je ne cherche pas à suggérer ici
qu'il y ait eu une véritable continuité entre Polivanov, Jakubinskij et Jakobson en ce
qui concerne leurs principes généraux quant au langage ou à la linguistique. Les
linguistes pétersbourgeois, tous deux élèves de Baudouin de Courtenay, sont restés
fortement marqué par le "psychologisme" de leur maître, ce qui les distancie
fortement de l'orientation structuraliste de Jakobson. 2 Leur orientation vers les
problèmes de la sociolinguistique, leurs définitions essentiellement "communicatives"
du langage et leurs affinités avec le Marxisme ne se retrouvent pas non plus chez
Jakobson.
Cela dit, en ce qui concerne Polivanov plus particulièrement, deux aspects de son
œuvre le profilent malgré tout comme un "chainon manquant" entre les intuitions
littéraires d'un Šklovskij et la pensée linguistique de Jakobson. Il s'agit, au premier
chef, de l'importance accordée par Polivanov aux propriétés poétiques du langage.
Pour être plus précis, Polivanov est connu pour avoir été un des premiers linguistes à
avoir suggéré que les effets poétiques du langage peuvent être expliqués en termes
de propriétés purement linguistiques. Il aurait, par exemple, voulu écrire un “Corpus
poeticarum”, i.e. une étude comparée des langues et de leurs systèmes poétiques. 3
Cette idée d'une "linguistique poétique" se retrouve évidemment chez Jakobson, de
façon même encore plus puissante, puisque non seulement il explique les effets
poétiques du langage en termes linguistiques, mais il associe la fonction poétique de
façon constitutive et essentielle (au moyen d’un modèle fonctionnel inspiré par
Jakubinskij) à la définition même du langage (cf. Jakobson 1971).
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Cette opposition au psychologisme est un des arguments majeurs employés par les critiques d'une continuité
intra-formaliste, au profit d'une source plus saussurienne de la linguistique de Jakobson.
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On retrouve des aspects de ce projet dans Polivanov (1963)
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Bibliographie