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Histoire Épistémologie Langage

L'hébreu chez les hébraïsants chrétiens des XVIe et XVIIe siècles


Sophie Kessler-Mesguich

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Kessler-Mesguich Sophie. L'hébreu chez les hébraïsants chrétiens des XVIe et XVIIe siècles. In: Histoire Épistémologie
Langage, tome 18, fascicule 1, 1996. La linguistique de l'hébreu et des langues juives. pp. 87-108;

doi : https://doi.org/10.3406/hel.1996.2450

https://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1996_num_18_1_2450

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Résumé
RÉSUMÉ : Cet article retrace l'histoire de la grammaire hébraïque à partir du moment où elle passe du
monde juif au monde chrétien. Les modèles théoriques de description ne sont plus alors empruntés à
la tradition grammaticale arabe, mais à la tradition gréco- latine. Ce changement de perspective
entraîne d'importantes transformations dans le contenu et la méthodologie des grammaires. L'hébreu
se trouve par ailleurs dans une situation particulière, langue de la Révélation mais aussi langue d'un
groupe religieux ^que l'on se doit de combattre. Cet état de choses, particulièrement sensible au
Moyen-Âge, affectera les études hébraïques chrétiennes pendant presque trois siècles. Dans ce
processus de transfert de connaissances, la notion de filiation est importante : nous montrons
comment l'une des grammaires importantes du XVIIe siècle, celle de Buxtorf, est basée sur des
catégories et des définitions empruntées indirectement à Ramus.

Abstract
ABSTRACT : This paper gives an account of the history of Hebrew grammar from the time when it
begins to be studied by Christian Hebraists (early XVIth century). The theoretical models of description
are then no longer taken from the Arabic grammatical tradition but from the Latin tradition. The switch
leads to important changes in the content and methodology of grammars. Hebrew, besides, is in a
unique position, since it is the language of the Revelation as well as the language of a religious group
that must be combated. This situation, which is quite prevalent in the Middle Ages, keeps on affecting
Hebrew scholarship for almost three centuries. In this process of knowledge transfer the concept of
filiation plays an important part. We shall attempt to show how Buxtorf s grammar, one of the most
prominent of the XVIIth century, is based on categories and definitions indirectly taken from Ramus' s
work.
Histoire Epistémologie Langage 18/1 : 87-108 (1996) © SHESL, PUV

L'HEBREU CHEZ LES HEBRAÏSANTS CHRÉTIENS


DES XVIe ET XVIIe SIÈCLES

Sophie KESSLER-MESGUICH
Université Paris VIII, URA CNRS 381

RÉSUMÉ : Cet article retrace l'histoire de la grammaire hébraïque à partir du moment où


elle passe du monde juif au monde chrétien. Les modèles théoriques de description ne
sont plus alors empruntés à la tradition grammaticale arabe, mais à la tradition gréco-
latine. Ce changement de perspective entraîne d'importantes transformations dans le
contenu et la méthodologie des grammaires. L'hébreu se trouve par ailleurs dans une
situation particulière, langue de la Révélation mais aussi langue d'un groupe religieux ^que
l'on se doit de combattre. Cet état de choses, particulièrement sensible au Moyen-Âge,
affectera les études hébraïques chrétiennes pendant presque trois siècles. Dans ce
processus de transfert de connaissances, la notion de filiation est importante : nous
montrons comment l'une des grammaires importantes du XVIIe siècle, celle de Buxtorf,
est basée sur des catégories et des définitions empruntées indirectement à Ramus.
Mots-clés : Histoire de la linguistique ; Grammaire ; Hébreu ; Tradition grammaticale
latine ; Antijudaïsme ; Langue universelle ; Terminologie grammaticale ;
Phonétique ; Morphologie ; Syntaxe ; XVIe-XVIIe siècle ; Ramus P. ;
Martinius P. ; Munster S. ; Pagninus S. ; Mercier J. ; Reuchlin J. ;
Buxtorf J.
ABSTRACT : This paper gives an account of the history of Hebrew grammar from the
time when it begins to be studied by Christian Hebraists (early XVIth century). The
theoretical models of description are then no longer taken from the Arabic grammatical
tradition but from the Latin tradition. The switch leads to important changes in the content
and methodology of grammars. Hebrew, besides, is in a unique position, since it is the
language of the Revelation as well as the language of a religious group that must be
combated. This situation, which is quite prevalent in the Middle Ages, keeps on affecting
Hebrew scholarship for almost three centuries. In this process of knowledge transfer the
concept of filiation plays an important part. We shall attempt to show how Buxtorf s
grammar, one of the most prominent of the XVIIth century, is based on categories and
definitions indirectly taken from Ramus' s work.

Key Words : History of linguistics ; Grammar ; Hebrew ; Latin grammatical tradition


Antijudaism ; Universal language ; Grammatical terminology ; Phonetics
Morphology ; Syntaxe ; XVIth-XVÏÏth century ; Ramus P. ; Martinius P.
Miinster S. ; Pagninus S. ; Mercier J. ; Reuchlin J. ; Buxtorf J.

L'histoire de la grammaire hébraïque peut être divisée en trois périodes.


Dans un premier temps (Xe-XF siècles), la langue décrite est exclusivement
l'hébreu biblique, et le métalangage est soit l'arabe, soit, exceptionnellement,
88 S. Kessler-Mesguich

l'hébreu*. Parallèlement aux grandes controverses de la fin du Xe siècle,


l'application par Hayyûg des modèles théoriques de la tradition linguistique arabe
à la morphologie hébraïque apporte un important progrès, puisqu'elle permet de
mettre en lumière la structure trilitère de la racine. Puis, avec la fin de l'âge d'or
espagnol et le début des persécutions almohades, la grammaire hébraïque se
déplace vers les pays de langue romane (ainsi Joseph Qimhi quitte vers le milieu
du XIIe siècle l'Andalousie pour s'installer à Narbonne) et s'élabore, ou se
traduit, en hébreu. Elle reste donc réservée à un public juif. C'est avec les débuts
de l'humanisme et la volonté de retour aux textes originaux de la Bible que
s'ouvre la troisième période, au cours de laquelle on voit paraître de nombreuses
grammaires en latin, œuvres d'hébraïsants chrétiens. L'hébreu est alors apprécié
différemment : la langue décrite n'est plus exclusivement l'hébreu biblique, et,
dès le milieu du XVIe siècle, des comparaisons avec d'autres langues sémitiques
sont esquissées {cf. Caninius 1554).
Nous nous proposons de montrer ici comment se forgent alors des
modèles théoriques de description de l'hébreu dont certains resteront valables
jusqu'au début du XIXe siècle, et de souligner certaines filiations méconnues. En
effet, la tradition occidentale de la grammaire hébraïque se met en place en
même temps que sont décrites pour la première fois un grand nombre de langues
vernaculaires. Cependant, l'hébreu possède, et conservera longtemps, un statut
particulier : ce n'est ni une langue classique, ni une langue vernaculaire ; ce
n'est plus une langue parlée, et cependant l'on peut se tourner pour l'apprendre
vers des contemporains juifs qui l'écrivent et la prononcent ; enfin, l'hébreu
possède sa propre tradition grammaticale, solidement constituée. Le postulat de
son origine divine et les implications théologiques de son étude pèseront
longtemps, au-delà du XVIe siècle, sur la manière dont la langue sera abordée.
C'est pourquoi nous commencerons par analyser les ambivalences des
hébraïsants chrétiens par rapport à leur objet d'étude, avant de nous pencher sur
les grammaires elles-mêmes.

1. Pourquoi étudie-t-on l'hébreu au XVIe siècle ?

On retrouve dans le goût pour le grec et l'hébreu plusieurs éléments de la


sensibilité humaniste, en particulier la volonté de revenir à un texte biblique
dépouillé des commentaires (« le texte nu », selon l'expression de Bedouelle et
Roussel, 1989) ; le souci pédagogique ; enfin, le désir nostalgique d'un retour
aux sources. Ce goût pour l'hébreu n'a pas surgi du néant. Dès l'époque
médiévale, et en particulier entre le XIIe et le XIVe siècle, des lettrés chrétiens

1. Cf. Bâcher 1892 et 1895 ; Hirschfeld 1926 ; Del Valle Rodriguez 1983 ; Kouloughli 1989.
Hébraïsants chrétiens des XVIe et XVIIe siècles 89

se sont intéressés à l'hébreu et l'ont appris {cf. les témoignages cités par Dahan
1993). Mais les transformations profondes de l'univers intellectuel qui sont
intervenues entre la fin du XVe siècle et 1530 ont également retenti sur l'étude
de l'hébreu. Les raisons de l'apprendre ne sont plus tout à fait les mêmes ; les
méthodes aussi évoluent, d'abord parce que l'imprimerie permet un tout autre
rapport au texte biblique, mais également parce que les cours, essentiellement
privés au Moyen-Âge, sont désormais organisés dans un cadre institutionnel non
religieux. Le nombre des hébraïsants augmente et, s'ils appartiennent toujours
aux milieux lettrés, ils viennent d'horizons plus divers : catholiques ou
sympathisants de la Réforme, exégètes ou grammairiens, biblistes ou qabbalistes,
hellénistes ou arabisants. Enfin, au fil du siècle, l'objet même de l'étude évolue :
parallèlement à l'hébreu biblique, la langue des écrits rabbiniques devient à son
tour une discipline à part entière.
Pour les hébraïsants chrétiens du XVIe siècle, l'étude de l'hébreu repose
sur une double motivation : d'une part, un intérêt intellectuel ; d'autre part, un
intérêt théologique, qu'il s'agisse de réfuter le judaïsme ou d'approfondir ce qui
est perçu comme la langue du Christ. Chez tous les auteurs, les deux motivations
semblent intimement liées. Certes, l'époque, le pays d'origine et la sensibilité
religieuse de chacun d'eux jouent un rôle dans leurs choix. Ainsi, si les études
hébraïques médiévales restent, chez la majorité des auteurs, liées à leur
destination originelle de lutte pour la propagation de la foi chrétienne, on a
l'impression que chez certains savants, tel André de Saint-Victor, le désir de
connaissance intellectuelle est primordial2. Inversement, on assiste entre 1500 et
1550 à une véritable explosion de l'érudition hébraïque, qui s'insère parfaitement
dans les nouveaux contextes, tant théologiques qu'intellectuels, de la Renaissance
et de la Réforme. Friedman 1983, 260 propose une explication originale de ce
phénomène : le retour à l'hébreu et le goût pour la Qabbale représenteraient
l'expression d'une nostalgie du passé, un désir de retour, face à une situation
politique et religieuse troublée, à une antiquité idéalisée ; en d'autres termes, les
études classiques seraient considérées, dans la première moitié du XVIe siècle,
comme un accès à la vérité et une voie vers la Rédemption. Un Reuchlin, un
Servet, et même un penseur orthodoxe comme Paul Fagius exprimeraient, dans
leur quête de Yhebraica veritas, leurs doutes par rapport à la foi et à la pratique
chrétiennes traditionnelles. Ainsi s'explique, selon Friedman, le fulgurant succès
de l'hébreu et des sources juives, ce qu'il désigne (1983, 13) comme « la
révolution intellectuelle » produite par les études hébraïques des chrétiens.

2. Il semble avéré qu'André de Saint-Victor ignorait l'hébreu ; cependant, il fit un usage


important de l'exégèse midrashique.
90 S. Kessler-Mesguich

Quoi qu'il en soit, il y a dans cet élan vers les sources juives un mélange
indissociable de fascination pour l'autre (le juif) et de méfiance devant le danger
qu'il représente. Cette ambivalence dans les rapports entre chrétiens et juifs, déjà
repérable au XVe siècle-^, est encore largement perceptible chez les auteurs qui
nous occupent.

L'hébreu langue sainte

C'est un lieu commun que de souligner, dans les titres et les préfaces des
grammaires, la sainteté de la langue hébraïque. Celle-ci est la langue de la
Révélation, de l'Ecriture, du Christ lui-même. Contrairement au grec, langue du
Nouveau Testament mais également vecteur d'une littérature profane, l'hébreu est
une langue où n'ont place ni la futilité ni l'immoralité. Langue sainte, c'est aussi
la langue de la Loi. L'étude de la parole divine dans sa langue originale est une
nécessité : c'est ce qu'exprime, dans une curieuse phraséologie truffée de
références bibliques et rabbiniques, la courte préface en hébreu placée par S.
Munster en tête de l'édition parisienne de sa grammaire :

Je yeux être utile aux nombreux étudiants qui ont la volonté et le désir de connaître l'écrit
divin dont nous a gratifiés notre Créateur par l'intermédiaire de Moïse notre maître et
d'autres prophètes, pour que nous nons y consacrions jour et nuit, et que nous ne nous en
écartions ni à droite ni à gauche, et que nous ne cessions pas d'accomplir ses
commandements, si nous voulons entrer dans le monde futur^.

À une époque où l'origine divine de la langue hébraïque n'est pas remise


en doute, on l'invoque parfois pour rendre compte de certaines difficultés
grammaticales. Selon Pagninus, l'hébreu est comparable à la nature : de même
que celle-ci ne comporte rien qui soit sans cause, de même Dieu, auteur de la
langue hébraïque, n'y a rien mis d'inutile, quelles que soient les apparences et
l'incapacité des grammairiens à les comprendre (cf. Pagninus 1549, 213).

Persistance du motif apologétique

Cependant, si l'hébreu est perçu comme la langue de la Bible et, parfois,


comme la langue originelle de l'humanité, il n'en est pas moins parlé par des
contemporains que certains de nos hébraïsants méprisent et combattent, lorsqu'ils

3. Dahan 1990, 229-230 montre bien qu'au Moyen-Âge, la fascination est réciproque ; voir
aussi Graboïs 1975, 614-634.
4. S. Munster 1537 : fol 2 r°. Les italiques dans le texte français indiquent une expression
empruntée à la Bible ou au Talmud. Ce type de texte est loin d'être inhabituel chez les
hébraïsants chrétiens. L'édition de 1529 du Thesaurus de Pagninus se termine par une
prière du même style, en hébreu, où il est dit « Béni soit l'Eternel mon Dieu père de
Jésus-Christ notre Seigneur ».
Hébraïsants chrétiens des XVIe et XVIIe siècles 91

troquent leur habit de grammairien contre celui de polémiste. Des connaissances


approfondies en hébreu ne constituent pas, tant s'en faut, le point de départ vers
une plus grande tolérance envers les contemporains juifs — et cette observation
est aussi valable pour les humanistes les plus célèbres.
Ainsi, Gianozzo Manetti (1396-1459), qui fut le premier humaniste italien
à posséder une véritable culture hébraïque, étudia avec un juif, auprès duquel il
lut deux fois la Bible avec les commentaires rabbiniques. Cette étude aboutit à la
rédaction d'un traité « Adversus Judaeos » en dix livres, resté inachevé et inédit
(Garofalo 1946, 358).
La réputation de tolérance d'Erasme et son action en faveur du
développement des collèges trilingues ont longtemps masqué le fait qu'il n'apprit
l'hébreu (de son propre aveu) que partiellement, avec difficulté et sans le
moindre enthousiasme {cf. Chomarat 1981, 669). Réexaminant les positions
respectives de Reuchlin, Erasme et Luther par rapport aux juifs et à
l'antisémitisme, H. A. Oberman (1983) a montré que la conception érasmienne de
la tolérance était trop érudite pour tempérer la violence de son anti-judaïsme
théologique : pour Erasme, la renaissance des études hébraïques comporte un
danger important de judaïsation5.
On aurait donc tort d'opposer, à l'époque humaniste, l'antisémitisme
populaire et la tolérance des élites : même chez les meilleurs hébraïsants, la
valorisation de la langue sainte et l'exploitation des sources talmudiques
n'effacent jamais, tant s'en faut, la méfiance séculaire qui s'exprime jusque dans
les grammaires. L'hébraïsant J. Mercier, auteur de la première grammaire
araméenne parue en France, estime que la connaissance des langues maternelles
des « adversaires de la foi » permettra de les battre avec leurs propres armes,
sans leur laisser la moindre échappatoire. Quant à Munster, il clame qu'il a
« toujours désiré connaître l'hébreu [pour lutter] contre les juifs scélérats »6, et
rejoint ainsi Clénard, pour lequel :

Nous devons apprendre l'hébreu, non seulement pour mieux comprendre l'Ancien
Testament, mais aussi pour que, parmi les chrétiens, il s'en trouve qui possèdent cette
langue, au point de pouvoir engager le combat par la parole et par l'écrit7.

L'étude de l'hébreu comme langue originelle de la Bible et le recours aux


sources juives dans l'exégèse placent donc les savants chrétiens (et en particulier

5. Erasmi Epistolae, éd. Allen, t. 2, p. 491 : « ne renascentibus Hebraeorum literis, Iudaismus


meditetur per occasionem reviviscere » (lettre à W.F. Capiton du 26 février 1517).
6. « Et ego semper desideravi linguam scire hebraicam contra Judaeos desperatos », lettre
d'août 1542 (Die Amerbachkorr., vol. 5, n°2488, 376-378).
7. On trouve très souvent chez Clénard, et en particulier à propos de l'arabe, la métaphore
de l'étude de la langue comme un glaive que l'on pourra ensuite retourner contre ses
locuteurs hérétiques.
92 S. Kessler-Mesguich

protestants) dans une position paradoxale : il leur faut (selon la formule de


Bedouelle et Roussel 1989, 221) « hébraïser sans judaïser », lire et utiliser les
textes juifs tout en marquant avec force leur méfiance par rapport aux auteurs de
ces textes — au besoin en écrivant des traités polémiques.

Paradoxe du recours au sources juives

Sébastien Munster, qui traduisit inlassablement les ouvrages grammaticaux


d'Elie Levita, est également l'auteur d'un traité polémique intitulé Messias
Christianorum et Iudaeorum hebraice et latine (1539), discussion fictive entre un
chrétien et un juif. Le texte commence de manière traditionnelle : le chrétien
aperçoit le juif, et l'aborde en hébreu ; comme le juif s'étonne d'avoir été ainsi
identifié, son interlocuteur lui dit l'avoir reconnu à son allure car il est, comme
ses coreligionnaires, « noir et laid ». Ce sont là les clichés habituels de ce type
de texte8. Les préfaces et épîtres dédicatoires des traités grammaticaux,
lorsqu'elles abordent la question, visent plutôt à rassurer le lecteur : même si
l'auteur de la grammaire a dû fréquenter, pour les besoins de la cause, les juifs
et leurs écrits hérétiques, il a su se tenir sur ses gardes ; bien plus, une longue
pratique de ces textes lui a permis de distinguer ceux qui viennent confirmer les
dogmes chrétiens. « Tout en ayant définitivement consacré aux activités
hébraïques mon nom et toutes mes forces, je me suis toujours tenu à l'écart des
juifs et de leur aveuglement », écrit Munster9. Paul Fagius, autre disciple d'Elie
Levita, avec lequel il entretint (contrairement à Munster, que Lévita ne rencontra
probablement jamais) des relations cordiales, n'est pas seulement l'auteur de
YExegesis sive expositio dictionum hebraicarum literalis in quatuor capitula
Geneseos (Isny 1542), il est aussi l'éditeur du Sefer 'emunah (« le Livre de la
Foi »), une apologie du christianisme écrite en hébreu et clairement destinée au
public chrétien. Comme Munster, il utilise cette forme de double langage qui
consiste à puiser dans le vieux fonds des textes antijuifs pour faire mieux passer
une recherche érudite toujours suspecte de judaïsation. Un hébraïsant chrétien
possédant des connaissances solides était d'ailleurs presque toujours soupçonné
de dissimuler des origines juives.

8. Friedman 1983, 236 analyse ce passage comme une sorte de « signal » adressé au public
chrétien, qui est, malgré les apparences, le véritable destinataire de l'ouvrage. Celui-ci est
en effet muni de points-voyelles, ce que Munster, en bon disciple de Lévita, aurait
certainement jugé inutile s'il avait écrit son texte pour des juifs. Ce cliché antisémite
semble d'autant moins refléter la pensée de S. Munster que ce dernier exprime
généralement un grand respect pour les sources juives, même si toute son oeuvre est sous-
tendue par le désir d'amener les juifs à se convertir : rappelons qu'il est aussi l'auteur de
la première traduction en hébreu de l'Evangile selon Saint-Mathieu.
9. Messias Christianorum, préface, p. 4.
Hébraïsants chrétiens des XVIe et XVIIe siècles 93

Dans le même ordre d'idées, Luther reprochait à Pagninus et Munster


d'accorder, dans leurs traductions de la Bible, « trop de place aux rabbins » :
cette dépendance littéraire risquait de déboucher sur une dépendance religieuse.
On remarque d'ailleurs que la référence aux sources juives, si elle est d'abord le
fait des exégètes proches de la Réforme10, qui les utilisent pour parvenir à une
interprétation plus proche du sens littéral, est surtout perçue comme un moyen
(imposer une méthode qui soit à l'opposé de l'exégèse catholique traditionnelle),
et non comme une fin ; du coup, les protestants devront accentuer la distinction
entre leur propre littéralisme et celui des juifs11.

Une méfiance réciproque

Si les savants chrétiens se méfient de l'hébreu, certains juifs expriment


une réticence similaire à le leur enseigner. Des passages du Talmud affirment en
effet que les non-juifs ne peuvent étudier la Torah12. Amené à se prononcer sur
cette question par le biais d'un responsum, le rabbin vénitien Elie Menahem
Halfan adopte en 1545 une position modérée, expliquant que le texte talmudique
a toujours considéré l'enseignement de l'hébreu aux non-juifs comme un moyen
de leur faire connaître les sept lois noahides, qui s'adressent à toute l'humanité ;
il en conclut que l'enseignement de la langue est autorisé, et même recommandé,
s'il permet aux chrétiens d'avoir une vision plus juste du judaïsme, que des
convertis désireux de trop bien faire présentaient parfois sous les couleurs les
plus noires. Il distingue ainsi clairement entre l'enseignement de la langue et
celui de la Loi orale ou de la qabbale, dont certains raisonnements pouvaient être
détournés pour venir conforter des dogmes chrétiens comme celui de la trinité.

10. Les rares exégètes catholiques qui y ont recours à la même époque essuient des critiques
similaires de dépendance par rapport aux juifs : Pagninus, par exemple, qui est l'auteur du
premier lexique de termes rabbiniques, s'est vu adresser les mêmes reproches ; et le point
de départ de l'« affaire Reuchlin » n'est rien d'autre que la polémique sur l'utilisation des
sources juives.
11. On lira dans Friedman 1983, 134 une analyse plus fine des tendances des différents cercles
protestants (Servet, école « rhénane », luthériens) dans l'appréciation et l'utilisation des
sources juives.
12. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de cette question. Sur ce sujet comme sur bien
d'autres, le Talmud reflète des opinions extrêmement variées, parfois même contradictoires,
qu'il faut de plus interpréter en tenant compte de la signification des termes employés
(celui de goy, en particulier, qui a évolué au fil des siècles). On se réfère en général aux
traités Sanhédrin (59a) et Hagigah (13a « Selon R. 'Ammi, il est interdit d'enseigner la
torah aux idolâtres [litt. : « adorateurs des étoiles »], mais il faudrait également citer Baba
Qammas 38a : « R. Me'ir dit : « D'où savons-nous que même un non-juif [litt. :
« étranger », nokhri], qui se consacre à la torah est égal au grand prêtre ? Parce qu'il est
dit « l'homme (ha'adam) qui met en pratique [les commandements] obtient par eux la
vie ». [Dans ce verset], on ne parle pas de Kohen, de Lévi, ou d'Israël, mais de l'homme
en général. Conclusion : un non-juif qui se consacre à la torah est égal au grand prêtre. »
En fait, la question de l'enseignement aux non-juifs est liée aux circonstances historiques :
dans les périodes de persécution chrétienne, l'interprétation des textes tend à se faire plus
restrictive.
94 S. Kessler-Mesguich

Cependant, certains juifs (en particulier Elie Levita) voyaient dans le


développement de l'hébraïsme chrétien et l'érudition biblique partagée la
possibilité d'un rapprochement avec le monde chrétien, et ont œuvré en ce sens.
Cette attitude d'ouverture n'a malheureusement pas prévalu : les sources juives
ont certes été utilisées par les hébraïsants chrétiens, mais nous avons vu plus
haut dans quelles conditions et avec quelles réserves ; les savants juifs, de leur
côté, sont restés pour la plupart méfiants face à des interlocuteurs toujours
ambivalents et dans un contexte politique qui leur était dans l'ensemble hostile.
Dans la seconde préface du traité Masoret hammasoret, Elie Levita fait d'ailleurs
allusion à la réprobation dont l'accablaient certains de ses coreligionnaires, qui
lui reprochaient d'enseigner la littérature rabbinique à un cardinal.

L'étude de l'hébreu comme nécessité scientifique et intellectuelle

L'étude de l'hébreu est indispensable à la théologie, car elle garantit une


bonne exégèse : cette idée déjà présente chez Jérôme est développée chez
plusieurs auteurs, surtout au début du XVIe siècle. Les grands traducteurs que
furent Munster et Pagninus, et dont nous avons souligné ci-dessus les réticences
par rapport à leurs sources juives, expriment parallèlement l'importance du texte
original de la Bible. Voici ce qu'affirme le second dans la préface de ses Hebr.
Instit. :

II faut d'abord répondre [à ceux qui pensent que la connaissance de l'hébreu n'est pas
utile] que cette langue possède, comme toutes les autres, des tournures, des tropes, et des
modes d'expression qui lui sont propres, et qu'il est, sinon impossible, du moins
extrêmement difficile de rendre dans une autre langue en leur gardant toutes leurs
significations.

Pour Pagninus, la lecture de la Bible en latin, ou en toute langue autre que


l'hébreu entraîne obligatoirement une déperdition de sens. Mais il y a plus grave
encore : l'ignorance de la langue sacrée est la cause de nombreuses erreurs dans
les textes latins eux-mêmes — d'où la nécessité de refaire une traduction
nouvelle, tâche à laquelle le dominicain consacrera vingt années de sa vie.

L'hébreu, langue parfaite

La perfection de l'hébreu est un cliché que l'on retrouve dans de


nombreux textes. Pagninus y insiste, en s' appuyant sur des arguments d'ordre
linguistique : la langue hébraïque est, de par la forme de ses racines, étroitement
liée à la Trinité, rien n'y est arbitraire : l'absence de cas, par exemple, est
interprétée comme une marque de supériorité puisque le nom exprime la
substance et non la variation.
Hébraïsants chrétiens des XVIe et XVIIe siècles 95

F. Tissard, auteur de la première grammaire hébraïque publiée à Paris


(1509), est à peu près le seul à contester cette idée. Pour lui, elle ne repose que
sur l'orgueil des juifs. Certes, l'hébreu peut noter plus de phonèmes que le latin
et le grec, qui ignorent les gutturales, mais on ne saurait en déduire une
quelconque supériorité :

La secte juive se targue de ce que la langue hébraïque est supérieure aux autres [...]. Ils
prétendent que leur langue est plus parfaite que les autres, sous prétexte que tous les sons
sortis du gosier humain peuvent être notés par leurs signes et leurs caractères, ce qui est
impossible aux autres langues. ([Grammatica hebraica], fol. 24b-25a )

Précisons par ailleurs que la langue reconnue comme parfaite est celle de
la Bible : Pagninus lui-même estime qu'il y a eu ensuite décadence (à cause de
l'exil). La distinction entre les Hébreux de la Bible et les juifs se retrouve dans
la langue elle-même, l'hébreu rabbinique étant souvent qualifié de « barbare ».
Ainsi, Pellikan écrit en 1552 qu'« étant totalement absorbé par sa traduction des
rabbins à la langue barbare, [il] en a presque désappris le latin ».

L'hébreu, langue primitive et universelle

La valorisation de l'hébreu comme langue universelle (Postel), comme


langue pré-babélienne (Bibliander), telle qu'elle est mise en relief par Dubois
1970, 69-76 n'est pas absente des grammaires, mais elle y est en général abordée
de manière indirecte. C'est la cas, par exemple, de la Grammatica Quadrilinguis
de Drosay. Ce dernier part d'un point de vue pédagogique : les enfants doivent
apprendre à parler et à écrire le latin et le français. Or, si le latin se rattache au
grec par un lien de filiation directe, il existe entre le français et l'hébreu une
« très grande similitude ». Le parallèle entre la langue hébraïque —
prestigieuse — et le vernaculaire est repris dans la partie concernant la
grammaire française :

La langue Françoise comme l'Hébraïque a deux principales dictions : le Nom, pour


nommer les choses & personnes ; & le Verbe, pour signifier les actions ou opérations. Les
autres sont consignificatives, pour ce qu'elles signifient avec le Nom et le Verbe. {Gram,
quadr., 1554, 33)
Cette langue comme l'Hebraique n'a guère que les deux genres de Nature, La Masculin &
le Femenin. (ibid., 134).
Cette langue au mode infinitif & participial convient du tout avec l'hébraïque, qui prépose
à l'infinitif aucunes lettres serviles qui valent autant que nos prépositions. Il y a par
semblable bien grande convenante entre ces deux langues aux conjugations & manières de
signifier. Car ainsi qu'en Hébreu il y a quatre conjugations par toutes lesquelles un même
verbe est décliné, comme il est pleinement déclaré en leur grammaire, tout ainsi font les
français comme il apparaît en mes annotations des Institutions de Caligny. (ibid., 148).
96 S. Kessler-Mesguich

L'hébreu et les autres langues orientales

Les grammairiens juifs dont les œuvres servent de modèle aux savants de
la Renaissance sont conscients des liens qui unissent l'hébreu, l'arabe et
l'araméen13. Cette parenté est donc évoquée dès le début du XVIe siècle : en
1520, Giustiniani (Justinianus), éditeur d'un Psautier polyglotte (Gênes 1516) et
de la première grammaire entièrement en hébreu publiée à Paris souligne que
quiconque entreprendrait d'étudier l'arabe ou l'araméen sans connaître l'hébreu
ressemblerait à Sysiphe ; inversement, ces langues peuvent être apprises sans
difficultés par les hébraïsants. Plus tard, Caninius illustrera les relations entre les
langues sémitiques en les comparant à celles qui unissent les dialectes grecs ou
les langues romanes, et déterminera ainsi, à partir des trois langues
« premières », trois groupes de langues apparentées (« inter se cognatae »), dont
le premier comporte l'hébreu, l'araméen14, l'arabe et l'éthiopien ; le second, le
grec attique et les dialectes ionique, dorien et éolien ; le troisième, le latin,
l'italien, le français et l'espagnol.
Langue biblique, l'araméen fait rapidement l'objet de manuels
indépendants (Munster, Chaldaica Grammatica, Bâle 1527 ; Mercier, Tabulae in
Chaldaeam grammaticen, Paris 1550). Dans leurs préfaces, les auteurs de
grammaires araméennes mettent en avant l'importance du Targum dans
l'interprétation chrétienne de l'Ancien Testament :

J'ai été le premier, je crois, à enseigner à Paris la grammaire du chaldéen, car je la


jugeais nécessaire à ceux qui étudient la langue sacrée, d'abord pour comprendre les
commentaires rabbiniques (dans lesquels on trouve souvent des mots chaldéens), mais
aussi et surtout pour lire les interprètes chaldéens, en particulier Onqelos et Jonathan, qui
ont traduit la Loi et les Prophètes avec une fidélité que chacun pourra aisément apprécier ;
et j'avais alors promis de présenter, sous la forme de tables brèves et faciles, les éléments
spécifiques de cette grammaire, en laissant de côté tout ce qu'elle a de commun avec
l'hébreu15.

L'araméen est, de plus, souvent présenté comme la langue vernaculaire du


Christ : langue populaire, comprise de tous, elle s'oppose à l'hébreu comme les
langues romanes au latin. Le syriaque fait également son apparition vers le
milieu du siècle, en particulier chez les hébraïsants hollandais : A. Masius se

13. Le premier à avoir constaté les similitudes de structure grammaticale et de lexique entre
ces trois langues est Yehudah Ibn Qoraysh (seconde moitié du IXe siècle). Dans l'épître
(Risâla) qu'il adresse aux juifs de Fez pour les inciter à ne pas abandonner la lecture
synagogale du Targum, Ibn Qoraysh compare des termes bibliques à leurs équivalents
araméens, mishniques et arabes. Cf. Bâcher 1892, 142-145 ; Hirschfeld 1926 ; Katz 1952 ;
Fellmann 1973.
14. Pour lequel il utilise le terme « syriaque ». Il ne faut pas en effet se méprendre sur le titre
de son ouvrage : comme il l'explique dans sa préface, le terme « assyriaca » désigne un
état plus ancien de l'araméen (celui de Daniel).
15. Mercier, 1550, préf. fol. 2 r°.
Hébraïsants chrétiens des XVIe et XVIIe siècles 97

rend à Rome pour l'apprendre en 1552, et sera responsable des textes syriaques
de la Polyglotte d'Anvers.
Quant à l'arabe16, on l'apprend surtout pour convertir les infidèles : de ce
point de vue, le discours médiéval sur la nécessité d'étudier les langues
orientales en vue de combattre avec leurs propres armes les religions non
chrétiennes semble toujours d'actualité. Les décrets du concile de Vienne sont
d'ailleurs souvent rappelés : les premiers arabisants mettent tous en avant l'idée
d'une croisade pacifique17 ; et en 1542, Munster s'indigne de la mise à l'index
du Coran, qu'il serait selon lui bien plus utile de connaître pour pouvoir le
réfuter.
La comparaison entre le discours des grammairiens et celui que l'on
trouve dans d'autres textes contemporains (éloges de l'hébreu, correspondances
entre humanistes) fait ainsi apparaître des thèmes identiques : avant tout, le désir
de mieux comprendre le texte de la Bible, mais aussi un intérêt intellectuel pour
une langue généralement considérée comme parfaite. En revanche, on constate
que l'hébreu langue-mère est un thème qui intéresse peu les grammairiens : s'ils
le mentionnent parfois, en y associant généralement le nom de Jérôme, ils
considèrent plutôt l'hébreu comme la langue divine, la langue de la Révélation.
Leurs préfaces ne comportent guère de généralités sur la langue primitive de
l'humanité ; on a l'impression que pour eux la question ne se pose pas. Il est
significatif d'ailleurs de constater que les auteurs cités par Dubois 1970 et
Demonet 1992 dans leurs études sur le mythe de la langue originelle ne sont
presque jamais des grammairiens.

2. La grammaire hébraïque au XVIe siècle

De la lettre à l'énoncé

Fondées sur la division arabe des parties du discours en nom, verbe et


particule, les grammaires médiévales de l'hébreu suivent en général un plan
tripartite, au sein duquel la morphologie verbale tient une place prépondérante.
Les grammairiens du XVIe siècle bouleversent ce plan et lui préfèrent ceux qui
vont du plus élémentaire (la lettre) au plus complexe (l'énoncé). Ainsi, chez
Pagninus, le premier livre des Hebraicarum Institutionum Libri IIII (1549, 1-68)
est consacré aux lettres, et mêle de ce fait des éléments de phonétique
(description des différents sons de l'hébreu, étude des voyelles et des accents) et

16. Sur les études arabes au XVIe siècle, voir Fùck 1955.
17. Clénard a d'abord voulu étudier l'arabe par intérêt pour l'hébreu (« au début, quand je me
mis à étudier l'arabe, je n'avais d'autre intention, étant donné l'affinité des deux langues,
que de pénétrer plus avant dans l'intelligence de l'hébreu, et je ne songeais pas à l'hérésie
musulmane »), c'est plus tard qu'apparaît sa motivation théologique et prosélytique.
98 S. Kessler-Mesguich

des éléments syntaxiques (les chap. 16 à 26 sont consacrés aux « lettres


servîtes »). Le deuxième livre (68-206) traite du nom et du pronom. Le troisième
livre (206-421) présente la morphologie verbale. Enfin, le quatrième livre est
divisé en deux parties : l'une traite des parties indéclinables (421-434), l'autre
(435-463) concerne surtout la stylistique biblique (les figures, etc.). Ce plan, qui
part des éléments (lettres et sons) pour aller vers le discours, est tout à fait
classique. On remarquera l'absence d'une partie proprement syntaxique (qui ne
se trouve pas non plus chez Qimhi) : comme chez Reuchlin, les remarques de
syntaxe sont disséminées à travers la grammaire.

Phonétique

La nécessité pour les grammairiens de la Renaissance de décrire avec


précision des sons nouveaux les conduit, plus encore que pour le grec, à élaborer
une phonétique. Ils se trouvent dès lors soumis à un double impératif : imitant
leurs devanciers juifs, ils proposent une classification des différents phonèmes
selon le point d'articulation ; mais de plus, il leur faut décrire précisément des
sons qui ne correspondent pas toujours à ceux des langues, anciennes ou
veraaculaires, connues de leurs lecteurs. De ce fait, les chapitres consacrés à la
phonétique sont souvent ceux où les grammairiens innovent le plus : si certains
renoncent à décrire les phonèmes particuliers à l'hébreu (il faut les entendre
énoncés par une vox viva, dit l'un d'eux), la plupart des auteurs que nous avons
étudiés se sont efforcés de les caractériser aussi précisément que possible, soit en
affinant la terminologie existante, soit en faisant appel à la comparaison avec les
vernaculaires. Le recours occasionnel au témoignage oral de contemporains juifs
donne l'occasion aux grammairiens de constater des variations dialectales
(Espagne, Italie, Allemagne). Les transcriptions adoptées permettent de constater
l'influence de ces prononciations lorsque les hébraïsants chrétiens tirent leurs
informations de maîtres juifs : par exemple, la description du sadeh chez
Guidacerius est celle d'une emphatique (ce qui indique une prononciation
séfarade : rappelons que le professeur de Guidacerius était d'origine portugaise).
Inversement, les transcriptions de Munster et de Pellikan sont nettement
influencées par la prononciation ashkénaze : bets, taff, cometz, dogesh. La
prononciation séfarade semble cependant avoir été la plus largement répandue.
La nécessité d'une description précise et la référence à la grammaire juive
traditionnelle ont donc amené les auteurs à se montrer particulièrement attentifs
aux mécanismes articulatoires. Le fait que la classification des consonnes en cinq
groupes définies par le point d'articulation apparaisse dans la quasi-totalité des
ouvrages, y compris les plus élémentaires et les plus médiocres, témoigne de la
Hébraïsants chrétiens des XVIe et XVIIe siècles 99

diffusion progressive de notions phonologiques essentielles absentes de la


tradition gréco-latine18 : tout hébraïsant débutant apprenait dès les premières
pages de son manuel qu'il existait des labiales, des gutturales, etc. On peut donc
sans doute attribuer à la tradition humaniste de la grammaire hébraïque
l'introduction de ces notions fondamentales dans la pensée linguistique
occidentale en devenir. Ce mouvement de va-et-vient entre la grammaire
hébraïque et la grammaire générale est encore perceptible en ce qui concerne le
sewa'. Dans son Alphabetum hebraicum de 1566, Estienne explique que « le
sewa' se prononce tout à fait comme le e que les poètes français appellent
féminin, par exemple dans bonne femme ». Or, un siècle plus tard, la Grammaire
générale et raisonnée décrira l'e muet ou féminin en se référant à « ce que les
Hébreux appellent scheva, surtout lorsqu'il commence la syllabe »19.

Morphologie

Nous avons exposé ailleurs (Kessler-Mesguich 1992) les principales


caractéristiques de la morphologie nominale et verbale dans les grammaires
hébraïques du XVIe siècle. Dans ce domaine, celles-ci innovent moins que dans
celui de la description phonétique, et sont dans l'ensemble fidèles aux sources
juives. On note des variations d'un auteur à l'autre sur le nombre et la définition
des différentes conjugaisons : chacun combine à sa manière l'héritage classique
et la tradition qimhienne.

Syntaxe

La division, établie dès Sa'adya Gaon (Xe siècle), entre lettres radicales,
qui font partie de la substance du mot et lettres « accidentelles » ou « serviles »,
qui constituent les différents schemes et peuvent être utilisées comme
prépositions, est reprise par l'ensemble des grammairiens du XVIe siècle. De ce
fait, comme dans les sources juives, la syntaxe est quasiment absente des
grammaires occidentales de l'hébreu, et ne forment pas (sauf chez P. Martin,
influencé par Ramus, comme nous allons le voir ci-dessous) une partie
indépendante de la grammaire. Ainsi, le plan adopté par Pagninus (la lettre, puis
les trois parties du discours) le conduit à traiter les questions de syntaxe au fur et

18. Quelques grammairiens latins anciens (en particulier Martianus Capella, qui sera cité par
Geoffroy Tory et Juste Lipse) mentionnent le rôle des différents organes (lèvres, dents,
langue, palais) dans l'articulation des consonnes, mais sans les regrouper ni nommer les
phonèmes. La répartition en cinq groupes (litterae labiorum, dentium, linguae, palati,
gutturis) provient du Sefer Yesira, « Livre de la Création », ouvrage mystique et
cosmologique des environs du IIIe siècle. Elle est reprise chez tous les grammairiens juifs.
19. GGR, chap. 1.
100 S. Kessler-Mesguich

à mesure qu'elles se présentent dans chacun de ses quatre livres. Par exemple,
l'état construit est abordé dans le chapitre sur le nom. De même, les chapitres
consacrés aux lettres serviles (chap. 15 à 25 du premier livre) offrent un
traitement multiple (à la fois sémantique, morphologique et syntaxique) fortement
influencé par le modèle hébreu : les prépositions sont traitées au livre I si elles
sont monoconsonantiques2^, au livre IV si elles sont composées de plusieurs
lettres.

Terminologie

Elle est composite, mêlée de termes hébraïques traduits littéralement et de


notions traditionnelles de la grammaire latine. Certaines trouvailles, dans un sens
ou dans l'autre, ont connu une belle fortune : on emploie encore, en grammaire
hébraïque, l'expression « matres lectionis » tandis que « quiescens » ou (si l'on
sort du domaine phonétique) « radix » sont restés en latin, indépendamment de
la description de l'hébreu. Il faut toutefois noter que le niveau de technicité de la
terminologie est extrêmement variable selon les grammaires. J. Mercier, par
exemple, utilise de nombreux termes de la tradition juive : mais il écrit une
grammaire araméenne, dont on peut penser qu'elle était destinée à des
hébraïsants d'un niveau correct. D'autres manuels, qui sont surtout des ouvrages
de vulgarisation, présentent une terminologie où l'on trouve moins de mots
hébreux et plus de termes latins : elle est aussi plus approximative.

- Deux cas particuliers : « affixum » et « radix »


Le terme d'affixe, employé d'abord par Reuchlin, est repris par la quasi-
totalité des grammairiens ; on le retrouve encore chez Gesenius (1817), même si
ce dernier lui préfère « suffixe ». Reuchlin, qui essaie d'adapter la grammaire
hébraïque aux classifications latines, aborde l'affixe en tant qu'élément
syntaxique, à la suite du relatif. En effet, dans une phrase comme « yhwh 'amar
'elay : beni 'attah » (Ps. 2 : « l'Eternel m'a dit : « tu es mon fils »), le
problème du réfèrent (« mon fils » = « le fils de celui qui a parlé ») conduit
Reuchlin à considérer le -/ de beni comme faisant fonction de relatif. Mais il
joint immédiatement à cette explication une considération sémantique (la valeur
possessive du pronom ainsi « affixé ») et conclut :

Donc, pour ne pas multiplier des subdivisions inutiles, j'ai classé ce que les Latins
appellent possessifs avec les relatifs et je les ai nommés affixes. (1506, 578).

20. En hébreu, les prépositions monoconsonantiques sont obligatoirement préfixées au nom.


Hébraïsants chrétiens des XVIe et XVIIe siècles 101

Reuchlin aborde ensuite les formes verbales suffixées. Tant qu'il se situe
sur le plan morphologique, il parle des « variations » du verbe : en conclusion,
lorsqu'est évoquée la « construction » du verbe, le terme d'affîxe réapparaît :

On constate que la construction des affixes est valable pour les verbes aussi bien que pour
les noms. Il te faudra donc faire de fréquentes et nombreuses lectures de la Bible
hébraïque, de façon à apprendre les autres constructions, (ibid, 613)

Ainsi, la notion d'affixe est chez Reuchlin essentiellement syntaxique.


Reprise par tous les grammairiens postérieurs, elle évolue vers un traitement de
plus en plus morphologique. Les grammairiens occidentaux possèdent donc deux
termes latins différents pour traduire la notion hébraïque de kinnûy. L'un est
traditionnel : il s'agit de « pronomen », employé pour les pronoms-sujets,
toujours séparés. Le second (« affixum »), qui désigne les pronoms
« inséparables », suffixes au verbe et au nom) relève de l'utilisation
métalinguistique de mots de la langue courante. Enfin, il faut souligner que
contrairement à d'autres éléments de cette terminologie « hébréo-latine »,
« affixe » sort du cadre de la grammaire hébraïque puisqu'on le retrouvera dans
l'Encyclopédie méthodique (1782)21 et jusque dans la grammaire generative.
Une autre différence essentielle entre tradition latine et tradition hébraïque
réside dans la manière d'analyser les mots : l'hébreu distingue la racine et les
différents préfixes, suffixes, et infixes qui l'actualisent en mots, tandis que les
grammairiens latins décomposent les mots de la langue en considérant la manière
dont ils sont dérivés les uns des autres. Le seul aspect de la seconde partie du
Mikhlol (le dictionnaire), dans laquelle les mots sont classés dans l'ordre des
racines, devait donc éveiller l'attention des hébraïsants.
On trouve dans la tradition hébraïque deux termes pour désigner la
racine : sores et 'iqar, qui signifient tous deux « racine (d'un arbre) »22. David
Qimhi choisit le premier de ces mots et, s' inspirant du Kitâb al Usûl d'Ibn
Ganah, intitule son dictionnaire Sefer hasorasim (= Livre des racines) : c'est
pourquoi sores est le seul terme que connaissent nos hébraïsants. C'est en 1509
que l'on voit apparaître pour la première fois, chez F. Tissard, le terme de
« radix » pour calquer sores. Il apparaît ensuite chez de nombreux
grammairiens : certains, conscients peut-être de la nouveauté du mot et du
concept, le glosent systématiquement par son équivalent grec : « radix seu

21. Il s'agit d'un article de Beauzée : « affixe, adj. (Gramm.). Attaché à la fin. ce terme est
pris comme un nom masculin dans la Grammaire hébraïque ; dans les Grammaires de ses
dialectes, comme le chaldéen le syriaque, le samaritain, etc. ; et dans les Grammaires de
quelques autres langues, qu'on n'aurait jamais soupçonnées d'affinité ni avec l'hébreu, ni
entre elles, comme le lapon au nord de l'Europe, et le péruvien sous la ligne en
Amérique ». Cf. Auroux 1994, 86.
22. L'origine et l'emploi de ces deux termes sont analysés par Abramson 1988, 169-174.
102 S. Kessler-Mesguich

thema ». Ainsi, l'emploi métalinguistique de « radix » et de « radicalis »


(l'expression « literae radicales » venant calquer le syntagme hébreu 'oîiyyot
sorsiyofà) en latin et en français, où ce sens du mot « racine » est attesté en
1578, semble bien avoir pour origine la grammaire hébraïque humaniste.

3. Le XVIIe siècle

Dans l'ensemble, les cadres théoriques que nous venons de décrire se


maintiennent, mais des éléments nouveaux apparaissent. Tout d'abord, la
comparaison avec les autres langues sémitiques se fait de manière plus
systématique. Les progrès réalisés dans la connaissance de l'arabe se traduisent
par la publications de grammaires comparées et de lexiques polyglottes des
« langues orientales », un terme qui apparaît dans les vingt premières années du
siècle et recouvre en général l'hébreu, l'arabe, l'araméen (encore appelé
chaldéen), le syriaque, et l'éthiopien. Le pasteur français S. Bochart identifie et
traduit les quelques lignes de phénicien du Poenulus de Plaute. Les hébraïsants
du XVIe siècle étaient souvent hellénistes ; au XVIIe siècle, ils occupent les
chaires d'arabe {cf. par exemple Th. Erpenius à Leyde, E. Pococke à Oxford).
D'autre part, l'intérêt des savants chrétiens se porte sur les sources talmudiques,
étudiées dans une perspective juridique ou exégétique. Enfin, la syntaxe devient
une partie indépendante de la grammaire. Cette évolution des connaissances a
pour effet d'accentuer le mouvement., amorcé au siècle précédent, de
« désacralisation » {cf. Demonet 1992a) de l'hébreu, rendant ainsi possible
l'émergence de la critique biblique.
Les historiens de la grammaire hébraïque font en général débuter cette
évolution théorique et méthodologique avec les travaux des Buxtorf. Ces
derniers, qui adopteront une position conservatrice dans la grande querelle
critique sur la question de l'origine des points- voyelles, se sont montrés
novateurs dans leur prise en compte de l'hébreu rabbinique et leur traitement de
la syntaxe. Or, on constate que le Thesaurus grammaticus linguae sanctae, la
grammaire biblique de J. Buxtorf le père24 (1564-1629) parue en 1609 et
plusieurs fois réimprimée, a exactement le même plan et les mêmes définitions

23. Ce dernier, qui s'oppose à 'otiyyot mesaretot (« literae deservientes »), provient d'Ibn
ôanah.
24. Klijnsmit 1986 évalue l'influence de la grammaire de Buxtorf sur Spinoza ; ce dernier
connaissait également les oeuvres grammaticales écrites (en portugais) par ses
contemporains juifs. Dans la mesure où nous avons concentré notre étude sur les
hébraïsants chrétiens, nous n'y avons pas inclus le Compendium Grammatices linguae
hebraicae. Son analyse morpho-syntaxique de l'hébreu conduit Spinoza à ramener toutes
les parties du discours au nom : la seule distinction grammaticalement fondée est celle
entre nom commun et nom propre.
Hébraïsants chrétiens des XVIe et XVIIe siècles 103

que la Grammatica hebraea du Français Pierre Martin, qui les emprunte lui-
même à Ramus.

P. Ramus, P. Martin, et J. Buxtorj25

La grammaire de P. Martin est divisée en deux livres, et s'étoffe


considérablement entre 1580, où elle est encore imprimée par Le Jeune à Paris,
et 1590, date de la première édition Haultin (la Rochelle). En effet, les éditions
de la Rochelle (1590, 1591 et 1597) offrent un ouvrage en trois volumes : la
grammaire proprement dite ; un commentaire de cette grammaire, intitulé
« technologia » ; enfin, une grammaire araméenne dont le titre (Chaldaea
Grammatica, quatenus ab hebraea differt) rappelle celui que Ramus avait donné
à sa grammaire grecque (Grammatica graeca, quatenus a Latina differt, parue en
1562 chez A. Wechel).
La biographie de P. Martin26 n'est guère connue. On sait, grâce à la
préface de sa grammaire, qu'il fut l'élève de Mercier et de Génébrard : il est
donc un « produit » de l'enseignement du Collège royal27. Réformé, il enseigna
à l'académie protestante de La Rochelle et mourut dans cette ville en 1594. Il ne
paraît pas exagéré de dire que la grammaire de P. Martinius, parue en 1590,
inaugure un moment nouveau de l'étude de l'hébreu, puisqu'elle intègre la
syntaxe et renonce partiellement au système des cas, que les grammairiens
précédents appliquaient pour des raisons pédagogiques à l'hébreu.

25. Nous paraphrasons le titre de l'article d'A. Lorian (1988), qui a attiré notre attention sur la
proximité entre les travaux des deux Pierre ; mais Lorian (1988, 288) dit que « la
grammaire hébraïque de P. Martin a été incessamment revue et augmentée par les
commentaires d'autres savants (en particulier Jean Buxtorf l'Ancien) ». Buxtorf ne
« revoit » pas la grammaire de Martin, il lui emprunte presque mot pour mot son plan et
ses définitions.
26. Que l'on trouve parfois sous le nom de P. Morentinus Martinius.
27. P. Martin est un bon exemple de la synthèse entre les deux sources de la grammaire
hébraïque : cf. la préface de sa Grammatica hebraica : « en ce qui concerne les règles et
les préceptes, la matière vient pour une part de Qimhi et d'Elie, grammairiens hébreux fort
savants dans leur langue, et pour une part de Jean Mercier, lecteur royal, dont les leçons si
erudites et les conversations privées que j'ai eues avec lui m'ont permis d'acquérir le peu
que je sais en matière de connaissances hébraïques ; en ce qui concerne la forme de la
grammaire, je l'emprunte à mon maître P. Ramus ».
104 S. Kessler-Mesguich

- Comparaison Buxtorf/Martinius : plan de la grammaire28

P. Martin (1590) P. Buxtorf (1609)

Livre I : des lettres Livre I : des lettres


la syllabe la syllabe
le nom (ch. 5) le nom (ch. 8)
la première déclinaison (ch. 6) la première déclinaison (ch. 9)
la seconde déclinaison (ch. 7) la seconde déclinaison (ch.. 10)
anomalia29 du pronom
Du verbe (ch. 9 à 20) du verbe (ch. 12 à 37) - au ch. 17 : de
verbis anomalis sive imperfectis
des noms verbaux (ch. 21) des noms verbaux (ch. 37, appendice)
de l'adverbe, de la conjonction (ch. 37- des mots indéclinables : préposition,
38) conjonction, interjection (ch. 38-41)

livre II : de la syntaxe livre II : de la syntaxe


syntaxe du nom (ch. 1) synt. du nom (ch. 1), au chap. 4 : anomalia
syntaxe du pronom (ch. 2) syntaxe du pronom (ch. 5)
syntaxe du verbe avec le nom (ch. 3) accord (« convenientia » du verbe avec le
nom (ch. 9) et anomalies (ch. 10)
syntaxe du verbe avec le pronom (ch. 4) syntaxe du verbe régissant le datif (ch. 11),
l'accusatif (ch. 12), l'ablatif (ch. 13)
syntaxe de l'adverbe avec le nom, avec le syntaxe des verbes passifs (ch. 15)
pronom, le verbe (ch. 5-7)
« Anomalia » syntaxe des verbes avec pronoms
inséparables (ch. 17)
syntaxe des participes (ch. 18)
Syntaxe de la conjonction (ch. 9) Syntaxe de l'adverbe, de la conjonction et
de l'interjection (ch. 20-22)
Des Pauses et de leurs anomalies (ch. 10- des différents types de phrases (ch. 23)
11)

Malgré quelques différences de détail (Buxtorf s'arrête davantage sur ce


qu'il appelle la syntaxe du verbe), on constate que le plan de l'hébraïsant bâlois
suit tout à fait celui de Martin : on remarque la structure en deux livres ; les
mots invariables, placés par l'un et l'autre à la fin de la première partie ; les

28. Nous ne mentionnons que les principaux chapitres ; les mêmes ressemblances apparaissent
dans les titres des chapitres intermédiaires (différentes conjugaisons, etc).
29. Ce terme est caractéristique de Ramus.
Hébraïsants chrétiens des XVIe et XVIIe siècles 105

termes « syntaxis », « convenentia » et « anomalia », termes typiques de


Ramus30 et repris à cet auteur par P. Martin.

- Comparaison Buxtorf/Martinius : définitions

P. Martin (Introduction) J. Buxtorf (introduction)

Grammatica est ars bene loquendi ; ut Grammatica est ars bene loquendi ; ut
Hebraeis Hebraice. Ejus partes duae sunt, Hebraeis Hebraice. Ejus partes duae sunt,
Etymologia et Syntaxis. Etymologia est pars Etymologia et Syntaxis. Etymologia est
grammaticae, quae praecipit de voce. Vox est prima pars Grammaticae, quae
nota, qua unumquodque vocatur. Vocis partes proprietates explicat.
sunt litera, et syllaba (etc). Vox est nota, qua unumquodque distincte
vocatur ; fitque e Syllaba, una vel
pluribus (etc)

Là encore, on voit que les définitions sont reprises au mot près. Le même
phénomène se reproduit avec les définitions de la syntaxe, au début du livre II :

P. Martin (début livre II) J. Buxtorf Givre II p. 1)

Syntaxis est pars Grammaticae, quae vocum Syntaxis est secunda pars Grammaticae,
structuram interpretatur. Cujus anomalia quae vocum structurant interpretatur.
communis est Ellipsis aut Pleonasmus. structura est, qua voces diversae inter se
vel conjuguntur, vel conjunctae
distinguuntur, ut illinc sermonis puritas,
hinc sententiae claritas evidentius
elucescat. Conjunctionis vocum triplex
anomalia communiter immixta est :
Ellipsis [...] Pleonasmus [...] Enallage.

La comparaison attentive des deux ouvrages montre que, si la grammaire


de Buxtorf est beaucoup plus complète et détaillée, et ses analyses souvent plus
approfondies, son appareil théorique et méthodologique est exactement le même
que celui de l'hébraïsant rochellois. Le renouveau des études hébraïques au début
du XVIIe siècle s'inscrit donc dans une évidente continuité avec la grammaire
humaniste de l'hébreu. Un érudit hollandais, Sixtinus Amama, professeur de
langues orientales à l'Université de Franeker, réunit d'ailleurs les deux
grammaires dans une version « mixte » intitulée Grammatica hebraea Martinio-

30. On trouve aussi (mais pas dans les titres des chapitres) « conjunctio » et « rectio »,
également caractéristiques de la terminologie grammaticale de Ramus.
106 S. Kessler-Mesguich

Buxtorfiana, qui parut à Amsterdam en 1625 et connut de nombreuses rééditions


jusque vers la fin du siècle.

4. Conclusion

II est frappant de constater la stabilité du modèle ainsi construit. Le


XVIIIe siècle n'a pas apporté de grands bouleversements à l'étude de la
grammaire hébraïque, de plus en plus soumise à l'étude de l'arabe (cf. les
théories de Schultens). On fait traditionnellement débuter l'étude « scientifique »
de l'hébreu biblique avec la grammaire de Gesenius (1817). Ce dernier traite
longuement des questions de syntaxe, fait un usage extrêmement abondant de la
comparaison avec l'arabe, et, surtout, est le premier à être conscient que l'hébreu
biblique a une histoire, et que les textes postexiliques présentent une évolution
marquée, notamment en ce qui concerne la syntaxe. Il faut cependant souligner
que Gesenius reste prisonnier d'une terminologie traditionnelle (latine, alors que
la grammaire est en allemand) qui n'est pas toujours adéquate : par exemple, il
nomme encore « praeteritum » et « futurum », comme au XVIe siècle, des
formes qui sont avant tout aspectuelles. La grammaire de Gesenius, qui a été
abondamment revue, corrigée et rééditée, est encore de nos jours un manuel de
référence. Lorsque l'on ouvre ses premières éditions, force est de constater que
les modèles de description mis en place au XVIe et au XVIIe siècle ont constitué
une tradition extrêmement solide et durable.

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reçu décembre 1995 adresse de l'auteur :


3bis, rue de l'Essai
75005 - Paris

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