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CAHIERS Pour L'analyse Cpa10.8.badiou
CAHIERS Pour L'analyse Cpa10.8.badiou
Marque et Manque :
à propos du Zéro
2. Par logique du Signifiant, nous entendons ici le système des concepts par lesquels penser l'articu-
lation du lujet : Manque, Place, Tenant-Lieu, Suture, Forclusion, Refente. Ces concepts ont été produits
par J. Lacan, et c'est reconnattre à son égard une dette définitive que d'engager le procès de limitation
de leur usage: le procès critique.
La thèse que noUi .OUte1l0DJ va seulement l esquiaaer l'impossibilité d'une logique du Signifiant
enveloppante au Iegud de l'ordre scientifique, et où ,'articulerait l'effacement de la coupure épisté-
mologique.
,. L'opUateI:II privilégié de cette dWimulation est le concepc do sem. à quoi l'on Iappom et; l'origi-
nation du Vrai (dérivabilité) et le rejet du non-sens (formation-tyntau).
152 Alain Badiou
lui est fournie par une sphère particulière de la production technique, l'écri-
ture. li s'agit en effet d'un stock de marques graphiques, séparables et indé-
composables, formant un ensemble fini ou au plus dénombrable que nous
appellerons l'alphabet.
Le ~!emier mécanisme « reçoit» ces marques dont il compose des suites
finies Uuxtaposition linéaire avec répétitions éventuelles). li est monté pour
produire toutes les suites finies de cette espèce, et ce sont donc elles que nous
trouvons à la sortie du mécanisme. Soit S cette production.
b) Formation : Le deuxième mécanisme opère sur S, et en réalise de proche
en proche une dichotomie parfaite, qui sépare sans reste les suites « acceptées»
par la machine des suites rejetées. On appelle expressions bien formées les
expressions acceptées, mal formées les autres 4.
Les opérateurs (les « pièces ») de ce mécanisme sont les règles de formation,
qui prescrivent aux concaténations acceptables certaines configurations :
par exemple, la machine dite « calcul des prédicats avec égalité » pourra
accepter les suites 1 (x, x) et non-I (x, x,) mais rejettera la suite x(I, x).
Par une dangereuse tolérance sémantique, on appelle souvent les énoncés
rejetés des non-sens.
L'ensemble des règles de formation constitue la syntaxe.
Remarquons tout de suite que si, comme l'indique en apparence le célè-
bre théorème de Godel, la dichotomie dernière (celle du troisième méca-
nisme) ne peut, pour une machine « forte », se faire sans reste 5 - car il y a
toujours des énoncés indéddables -, la possibilité même de ce résultat
présuppose l'existence d'un mécanisme dichotomique sans reste : celui qui fournit
au mécanisme démonstratif sa matière première, les expressions bien for-
mées. Les apories de la dérivation sont assignables sous la condition d'une
syntaxe parfaite.
L'ordre signifiant refendu, marqué par ce dont il manque, n'est exhibé
4- Que la division soit sans reste veut dire : étant donnée une écriture quelconque (une suite finie
de signes de l'alphabet), il existe un procédé effectif qui permet de déterminer sans ambigurté la confor-
mité ou la non-conformité de l'expression aux règles de la syntaxe.
Pour les logiques classiques, cette propriété syntaxique fait l'objet d'une démonstration par récurrence
portant sur le nombre de parenthèses de l'expression.
Cf. S. Kleene, Introduction to Metamathematics, Amsterdam, 19<>4, p. 72 s.
S. Une machine forte est capable de répartir les écritures de l'arithmétique récursive.
Notons qu'il existe un mécanisme logique faible, mais parfait: le Calcul des Propositions. Ce système
est en effet :
- Consistant à tous les sens du terme,
- Décidable (de toute expression bien formée, on peut savoir mécaniquement si elle est ou non
dérivable),
- Complet (toute expression bien formée est, ou dérivable, ou telle qu'ajoutée aux axiomes elle
rend le eaIcul inconsistant),
- Catégorique (tous les modèles sont isomorphes).
La seule existence de ce Calcul pose quelques problèmes à la Logique du Signifiant, car rien, IDt-cc
une place vide, n'y atteste un manque. Très rigoureusement, ce système ne mmque de rien, ni ne marque
le rien dont c'est même déjà trop dire qu'il en manque.
On peut soutenir que la perfection du Calcul des Propositions est le référent différentiel intra-logique
de c l'imperfection * relative des autres systèmes.
Marque et Manque : à propos du zéro IS3
que dans sa différence à un ordre autonome effectivement fermé, c'est-
à-dire intégralement décidable (celui de la formation des syntagmes). En
ce sens, on ne peut soutenir que la déchirure ou l'itération compulsive soient
le prix inévitable de la fermeture. Il faut dire: l'existence d'un mécanisme
fermé infaillible conditionne celle d'un mécanisme dont on puisse dire
qu'il est infermable, et donc intérieurement limité.
La monstration d'une suture présuppose l'existence d'une forclusion.
Quoi qu'il en soit de cette anticipation théorique, retenons qu'à la sortie
du mécanisme syntaxique, nous trouvons l'ensemble des expressions bien
formées, soit E.
c) Dérivation: Le troisième mécanisme opère sur E, et il est généralement
monté pour en produire :
1 : Une dichotomie parfaite, entre Thèses (ou énoncés dérivables) et
non-Thèses (énoncés indérivables),
2 : Un certain type de liaison fonctionnelle entre les moitiés.
Cette deuxième condition est capitale. Si l'exigence de dichotomie était
la seule, les mécanismes logiques classiques (par exemple une formalisation
de l'arithmétique) n'auraient aucun défaut: il est bien vrai que tous ces
mécanismes séparent sans reste les expressions bien formées en dérivables
et non dérivables, en thèses (T) et non-thèses (NT) •.
Un énoncé indécidable, comme celui que construit Godel, n'est évidem-
ment pas un énoncé qui ne serait ni démontrable ni indémontrable (ce
qui n'aurait aucun sens). Le centre de la preuve de GOdel est au contraire
atteint quand on montre que cet énoncé n'est pas démontrable. Il est donc
bien assigné à l'une des deux moitiés.
Un énoncé indécidable n'est pas le reste d'une coupure, mais un énoncé
tel. sue ni lui ni sa négation ne sont dérivables. Un tel énoncé est certes
i"éJutable (réfutation = démonstration de la négation). Mais il est explicite-
ment indémontrable. Il y a bien partage sans reste entre le dérivable et le
non-dérivable : mais l'énoncé de Godel et sa négation sont dans la m~me
moitié.
Tout repose ici sur un opérateur syntaxique spécial, et la structure qu'il
commande, l'opérateur de négation.
6. C'est une question différente de déterminer si, pour toute expression bien formée, il existe un procédé
mécanique (effectif) permettant de savoir « d'avance. (sans avoir à la dériver) si elle est, ou non, déri-
vable.
L'existence d'un tel procédé définit la décidabilité du système. On sait (Church, Klecne) que les méca-
nismes logiques assez forts sont généralement indécidables.
On ne confondra pas la décidabilité d'un système avec l'existence ou la non-existence d'un monté tel
que ni lni ni sa négation ne sont dérivables. Le problème de l'existence d'un moncé indécidable n'est
pas un problème de décidabilité, mais un problème de complétude.
Un système peut être décidable et incomplet : il y existe alors des moncés (indécidables) dont on peut
« décider» à l'avance, par un procédé effectif, qu'ils ne sont ni dérivables ni réfutables.
La réciproque cependant n'est pas vraie : un théorème méta-mathématique important lie les résultats
d'indécidabilité (Church) aux résultats d'incomplétude (GOdel). Si un système formel (assez Con) est
indécidable, alors il est ou inconsistant, ou incomplet.
I54 Alain &tl/ou
Mécanisme de
cl6rivation
.. _ Mécanisme de formatio n.
NT T
....... Ensemble S
~ t········ ............. ( Exrressions tmécanismc de
ma formées concaténation}
~noncé
indécidab.~ ( ..... ~t'
E (exressions
bien ormées)
7. Conformément à l'usase, nous noterons ..... dans tout le reste de cet ~.le foncteur de Mgttion.
MarlJUe et ManlJUe : à propos du zlro ISS
fort impose une division complète dans le rejet qu'elle fait, en chacune de
ses parts, de certaines marques du vieux Tout.
L indécidable n'est pas la suturation du manque, mais la forclusion de ce
qui manlJUe par l'échec à produire, dans le dérivable, tout le non-dérivable
en tant que nié.
La limitation signifie : il existe en un point, entre les parties T et NT,
une distance sans concept: celle qui fait figurer, dans l'espace des non-thèses,
un énoncé dont la négation ne s'inscrit pas dans l'espace des thèses, et qui
est donc non-rapporté à cet espace. Le théorème de Gôdel est le lieu de plus
grande efficace de la séparation, non le lieu de son échec 8,
Si donc les théorèmes de c limitation,. résultent des conditions d'imper-
fection assignées au mécanisme dichotomique, il nous faut remanier le
concept de ce dernier pour y intégrer ces conditions. Nous dirons:
La logique est un mécanisme triplement articulé (concaténation, syntaxe,
dérivation) qui produit une division terminale dans l'écriture linéaire, et
qui est tel qu'étant donné un syntagme convenable on doit pouvoir :
i) Le distribuer dans une des deux moitiés (T ou NT)
ii) Construire un syntagme mécaniquement obtenu à partir du premier
par adjonction d'un foncteur (généralement nommé négation), et tel que
si le premier est dans une moitié, le second est dans l'autre.
La condition i est idéalement 8 satisfaite par les mécanismes classiques
(théorie des ensembles ou formalisation de l'arithmétique). La seconde ne
l'est que par des mécanismes faibles: un mécanisme fort coupe trop bien.
signifiante de "" I(x, x), loin de marquer l'impensé, suppose son fonction-
nement sans marque ; il faut qu'on ne puisse pas penser que x, en tant que
marque, est « autre ,. que x, même marque autrement placée, pour que
soit logiquement produit cet énoncé. La simple convocation~révocation
d'une non-identité à soi de x.le miroitement de son autodifférence, suffira
à anéantir l'existence scripturale du calcul entier, et tout spécialement des
expressions, comme - I(x.x), où x est en double occurrence.
La production du concept iogique d'égalité et de non-égalité à soi présup-
pose la forclusion du non-identique à soi scriptural. Le manque de l'égal
s'édifie sur l'absence absolue du non-identique~
Sans doute la structure d'un calcul de l'identité implique-t-elle générale-
ment la dérivation de la thèse: ,.., I(x, x) : il est faux: que x ne soit pas égal
à x. Mais cette « négation », en fait de manque, ne marque rien d'autre
~ue le rejet (la présence) dans l'autre moitié (celle des non-thèses) de
1 énoncé ..., I(x, x). produit identiquement par le mécanisme syntaxique.
Aucune absence n'est ici convoquée qui ne soit la distribution dans une
classe plutôt que dans sa complémentaire, et selon les règles positives
d'un mécanisme, de ce que ce mécanisme reçoit des productions d'un
autre.
Ce qui nous permet de rapporter sans infiltration idéologique le concept
d'identité au concept de vérité.
Rien n'y transpire de la chose. ni de son concept.
Mais « la vérité est », pure désignation commode d'un complexe opéra-
toire, signifie, s'il faut y pointer l'identité et l'égalité:
Identité: La logique soutient ce rapport à l'écriture qu'elle n'en peut
recevoir que les marques attestées dans la chaîne comme partout substituables
à elle-mêmes. Au vrai, n'importe quelle marque, dont il appartient à
la technique (extérieure) des graphies de fonder l'invariable reconnais-
sance.
Égalité: Il existe un ordre signifiant (un mécanisme de dérivation) dont
les contraintes sélectives sont telles que sont distribués dans des moitiés
différentes les énoncés I(x, x) et ~ I(x, x).
Si l'on veut considérer. dans une perspective plus proprement logistique,
que la production du mécanisme-3 est l'ensemble des thèses dérivables.
on dira : le mécanisme est monté de telle sorte qu'y soit produit I(x, x)
et rejeté ,... I(x, x).
Ces deux écritures cependant sont antérieurement produites dans la
même moitié (celle des expressions correctes) par un mécanisme-2 (une
syntaxe). A partir de quoi seulement on peut dormer sens au rejet de l'une
d'entre elles par le mécanisme de dérivation.
Le non-égal-à-soi n'est ici exclu que sous la condition d'a,voir à se placer
dans un ordre signifiant autonome, sédimentairement organisé c en dessous »
de celui qui ne lui fait plus place.
Préserver à tout prix, en ce ~oint, la corrélation de l'égal à soi et du vrai
reviendrait à dire: la vérité, c est le système des contraintes qui différen-
Marque et Manque : à propos du zéro IS9
14· NOIII J1OCCl"ons d61onu.aÏ$ MI' Ms Cf Ma les m6:anillllCl de çonçaténation. de syntaXe (du
calcul des prédicats) et de dérintion (idem).
160 Alain Badiou
IS. On s'étonnera peut-être de ce que nous construisions ici le zéro, non comme un terme, mais
comme un prédicat.
Mais c'est àJ. A. Miller qu'il faut poser la question relative à la reprise qu'il fait de l'indistinction où
Frege maintient variables d'individu et variables prédicatives. Pour Frege, certes, un prédicat est un
terme. Mais cette position est intenable, car elle donne lieu au paradoxe de Russell, qui devait précisé-
ment ruiner l'arithmétique formelle de Frege.
Or, le texte de Miller n'intègre pas à son usage métathéorique de la construction du nombre l'inconsis-
lima théorique de cette construction. De là une incertitude épistémologique, dissipée seulement si on
distingue, à chaque mention du texte (mêlé) de Frege, son niveau de fonctionnement. Soit :
a) Un effort théorique de construction des cardinaux finis.
b) Les erreurs théoriques dans cet effort (non-stratification des variables).
c) La re-présentation idéologique du théorique (dénotation, concept, nombre du concept, etc.)
d) La re-présentation idéologique des erreurs théoriques (théorie du zéro).
Marque et Manque: à propos du zéro 161
4. Le supplice de la philosophie
Faut-il donc annuler le concept de suture? n s'agit au contraire de lui
prescrire sa fonction en lui assignant son domaine.
De ce qu'un ordre signifiant, la science, existe, stratifié, tel qu'aucun man-
que n'y est marqué qu'on ne puisse découvrir marque lui-même dans l'ordre
sous-jacent dont se différencie le premier, résulte l'exception. La science ne
tombe pas sous le concept de la logique du signifiant. Au vrai, c'est de n'y
pas tomber qui la constitue : la coupure épistémologique doit être pensée
sous les espèces irreprésentables de la dé-suturation.
En sorte qu'il n'y a pas de sujet de la science. Stratifiée à l'infini, réglant ses
passaEes, la science est l'espace pur, sans envers ni marque ou place de ce
qu'el..e exclut.
Forclusion, mais de rien, on la peut dire psychose d'aucun sujet. Donc de
tous; universelle de plein droit, délire partagé, il suffit de s'y tenir pour
16. Les calculs ramifiés (les divfl'Ses instances de la théorie des types) tentent le rabattement de la
stratification sur une seule strate, la construction d'une logique de la stratification qui c exprimerait t la
stratification de la logique.
L'inévitable axiome de réductibilité désigne un certain échec de cette tentative (cf. par exemple W. V.O.
Quine, c On the axiom of reducibility • in Mina 45, p. 498-500).
Le système c expansif. ~ de Hao Wang est plutôt un parcours constructif de la stratification. n n'en
est pas moins exposé à de considérables difficultés relatives à la construction des ordinaux (Cf. par
exemple Hao Wang, A survey of Mathematical Logic. p. 559 s, surtout p. 643, Pekin, 1964).
Nous sommes pour notre part convaincu que la multiplicité stratifiée du signifiant scientifique,
inhérente au procès de production de la science, est irréductible à un seul de ses ordres. L'espace des
marques ne s'y laisse pas projeter sur un plan. Et ce n'est là une résistance (une limitation) qu'au
regard d'un vouloir mltaphysique. Le vouloir scientifique est la transformation-parcours de l'espace
stratifié, non son rabattement.
17. J. A. Miller, c L'action de la structure t, Cahiers pour l'Analyse, 9.
II
Alain &diou
n'être plus personne, anonymement dispersé dans la hiérarchie des ordres.
La science est le Dehors sans point de cécité 18.
Réciproquement, la structure signifiante définie par la suturation sera
désignée dans sa particularité (elle place le manque), et d'abord comme non-
science. La suture ainsi n'est pas un concept du signifiant en général, mais la
propriété caractéristique de l'ordre signifiant où vient se barrer un sujet.
Nommément, l'idéologie.
Il y a toujours un sujet de l'idéologie, car telle est la marque même?l quoi
elle se reconnait. Place du manque, refente du fermé: concepts à partir de
quoi construire la loi de fonctionnement du discours idéologique.
Qu'on mesure ce qui est ici en question : l'articulation possible du Maté-
rialisme historique et de la Psych:iitalyse, le premier produisant la Topique
d'ordres signifiants particuliers (les idéologies), la seconde les structures de
leur efficace, les lois d'entrée et de connexion par quoi les places que l'idéo-
logie distribue sont finalement occupées.
Si le Matérialisme historique prétend à lui seul élucider l'asservissement
subjectif aux idéologies; ou si la psychanalyse efface dans la généralité
d'une logique du signifiant la spécificité du lieu où elle doit repérer la marque
du manque; alors ces disciplines sont pliées l'une à l'autre, rabattues l'une
sur l'autre. Non stratifiées: non scientifiques.
Il importe donc d'affirmer que de la science la psychanalyse n'a rien à
dire, si même des scientifiques, qui y sont asservis, elle peut beaucoup nous
apprendre. Par ce silence, elle détermine négativement le signifiant dont elle
parle et où elle articule le Désir. Le matérialisme historique redouble posi-
tivement cette détermination en produisant la configuration structurale
où prend place l'instance idéologique.
Dès lors, poser que la différence science/idéologie puisse être effac:ée
dans une logique de l'itération oscillante, et nommer un sujet de la science,
c'est interdire que puissent se conjoindre, dans leur disjonction même,
Marx et Freud.
.Exhiber le concept de suture en l'endroit même de son inadéquation (la
mathématique); et, mettant à profit le rabattement, par les savants, de la
re-présentation (idéologique) de ce qu'ils font sur ce qu'ils font (une science),
conclure à la légitimité de ce concept pour l'universel des discours, c'est
réfléchir la science dans l'idéologie : la dé-stratifier pour lui prescrire son
manque.
IS. Si l'on se propose d'exhiber l'écriture comme telle, et d'en absenter l'auteur; si l'on veut obër
à Mallarm6 enjoignant à l'œuvre écrite d'avoir lieu sans sujet ni Sujet, il existe un moyen raclical, sécu-
laire, et exclusif de tout autre: l'entrée dans les écritures de la science, dont telle est justement la loi.
Lorsqu'en revanche une écriture littmire délectable sans doute, mais surchargée à l'évidence des
marques de tout ce qu'elle nie, nous arrive à l'enseigne de ce qui se tient tout seul dans le Dehors scrip.-
tural, nous savons d'avance (c'est là un probl~e décidable...) qu'elle exhibe l'idéologie de la différence,
et non son procès de r&lit6.
Les ~vains, s'ils répugnent à se convertir aux mathématiques, doivent s'en tenir dans leurs program-
mes à l'honorable principe de leurs productions: d'être l'idéologie montrée, et par l~, quoique autonome,
iII6dllctiblement suturée.
Mar~ et Manque: à propos du zéro
19. Ce qui ne veut évidemment pas dire que des c synthèses t régionales, des transferts, des intrications,
soient impossibles. L'histoire des sciences pense la connexité locale des strates, et la stratification de cette
connexité.
La grandeur d'A. Comte n'en demeure pas moins d'avoir aperçu qu'en dépit des déplacements et
intersections qui pouvaient s'y produire, la multiplicité et la hiérarchie dans l'ordre signifiant étaient
des propriétés inhérentes au concept de la scientificité.
20. Texte célèbre, Livre l, appendice. L'homme n'aurait jamais transgressé l'illusion s'il n'y avait
eu ce fait surprenant : les mathématiques.
Alain Badiou
Janvier 1967
Appendice
Le théorème de Godel et
la chaîne d'alternance science-idéologie
De la première exigence, nous avons dit ce qu'il fallait penser. Elle illustre
admirablement l'échec de la,Philosophie à prescrire aux écritures de la mathématique
fût-ce l'unité d'un espace d existence. Elle éprouve la résistance de la stratification
aux schèmes de fermeture que, pour son propre salut, la philosophie tente de lui
imposer.
Marque et Manque : à propos du zéro
Encore faut-il, pour le savoir, s'y exercer. Nous allons donner à cette fin une
démonstration largement intuitive, mais complète et rigoureuse, du noyau signi-
ficatif d'un théorème de limitation.
Cette démonstration est empruntée à R. M. Smullyan, Theory of formai
Systems, Princeton, 1961.
La préoccupation pédagogique domine notre exposé : en principe, la preuve
ne requiert aucune connaissance mathématique particulière, ce qui ne veut pas
dire qu'on puisse la lire distraitement.
L'exposé proprement dit est accompagné de commentaires entre parenthèses,
qui sont, de cet exposé, le redoublement sémantique, et le plus souvent dangereu-
sement idéologique. Leur fonction est didactique.
Alai" B"d;tJu
Les rares notations accompagnées d'un li ne sont pas nécessaires à l'intelligence
de la déduction, mais la suturent au discours des lecteurs qui, sachant un mini-
mum de mathématiques, seraient tentés légitimement d'anticiper sur ma lenteur.
Il
1) Description du système.
2
mécanisme-2;
numérotation des écritures produites par le M-2 (fonction g);
3 fonction de représentation (fonction cp);
4 mécanisme-3;
5 consistance.
II) Lemme de diagonalisation.
1) diagonalisation et classes W *;
2j énoncés de GOdd;
3 représentation d'une classe de nombres par un p..-édicat;
4 lemme de diagonalisation,
III) Condition d'existence d'un énoncé indécidable.
(Dans la suite, le rappd d'un résultat se fera sdon ce tableau: si par exemple
on évoque la condition de consistance, on notera: (1,5).)
1) Mécanisme-2.
Désignons par E la production d'un mécanisme-2 (d'une syntaxe), soit l'en-
semble des expressions bien formées d'un système logique.
Nous supposerons que figurent dans cette production, parmi d'autres écritures:
- Des prédicats p, dont l'ensemble sera appelé P.
- Des énoncés fermés, dont l'ensemble sera appclé S.
(Remarquons dès à présent que ces appellations concernent la lisibilité sémantique
de la démonstration. On pourrait se contenter des données purement ensemblistes;
E, PeE, S c: E.)
(Cette étape est essentielle; elle inscrit les écritures Je M-2 comme infini dénom..
brable. Si en outre notre système c formalise, l'llrithmétique, il pourra « parler' de ses
propres écritures, en« parlant' des nombres qui correspondent« ces écritures par lafonc#cm
âe numérotation.)
Marque et Manque : à propos du zéro
3) Fondion de représentation.
(Nous fJ~lons maintenant donner sens à l'idé, que notre système est fort: qu' il op~re
sur les écritures de l'arithmétique.
Intuitivement - et vaguemtnt ~, cela peut signifier que l'écriture formée par une
expression et un nombre est une expression nouvelle, intérieure au système. Si l'Olt
veut : qu'en. appliquant» une expression à un nombre, on obtient une écriture du 51s-
t~me, qui ainsi se trouve. parler,. des nombres.)
Nous allons considérer qu'il existe une fonction ~, dite fonction de représen-
tation, qui associe au couple formé par une expression et un nombfe entier, Wle
autre expression. Soit :
cp(e, n) = e'
(avec e E E, n E N, e' E E).
! ! cp est donc une application de E X N dans E. On a
(EXN).-+E-+N
cp g
(Le cas le plus intéressant est celui où l'expression e est un prédicat: intuitivement,
cp(p, n) peut « exprimer» l'application au nombre n de la «propriété» p. Et on doit alors
pouvoir se demander, sans ambiguïté, si l'expression cp(p, n) est vraie ou non; si le nom-
bre n a, ou non, cette propriété. n faut donc pouvoir considérer l'expression <p(p,n)
comme complète, prodUisant un sens justifiable univoquement d'une évaluation.)
Nous poserons que toute expression cp(p, n) est un énoncé fermé (appartient l S.
Voir 1,1) : cp(p, n) ES.
4) Mécanisme-3.
(Nous faisons bien apparattre les deux conditions qui caractérisent un mécanisme-3;
la dichotomie (dérivable et non-dérivable, D et S ~ D): la cormpondance par négati~n,
qui regroupe les expressions dont ont peut dériver la négation (R).
Le problème de GOdet est alors de savoir si tout énoncé (fermé) non-démontrable est
réfutable. Peut-on toujours poser : (S - D) = R ?
Notre prOpOI est d'établir des conditions de strudUtt qui rendent impossible cttte
égalité.)
168 Alain Badiou
s) Consistance.
II
1) Diagonalisation et classes W *.
Parmi les expressions du type ql(e, n), il en est de très intéressantes: celles où
17 nombre n est précisément le nombre g(e) qui « numérote,. (voir 1,2) l'expres-
sion e.
L'expression ql(e, g(e» est appelée la diagonalisation de e.
r
(Nerf de la preuve : on « applique. expression au nombre qui la c représente ».)
Considérons maintenant un ensemble d'expressions de E, absolument quel-
conque, soit W (on a simplement Wc: E).
Supposons que figurent, dans W, des expressions diagonales, du type ql(e, g(e».
Nous allons associer, à l'ensemble d'expressions W, la classe de nombres
W*; cette classe W* comprendra tous les nombres qui numérotent des expres-
sions dont la diagonalisation est dans W.
Appartenir à W*, pour un nombre n, signifie qu'il existe une expression e telle
que :
a) g(e) = n (n c représente ,. e);
h) <p(e, g(e» E W (la diagonalisation de e est dans W).
Ou encore, en employant le classique symbole +-+ pour l'équivalence :
n E W* +-+ [n = g(e)] et [ql(e, g(e» E W]
E N
f. numérotation
diagonalisation
représentation
GED~GEW
(Un énoncé de GlJdel pour l'ensemble d'expressions W, s'il existe, est donc un énoncé
dont la démontrabilité est « exprimable -.en termes d'appartenance à W. Nous avons
ici une sorte d'équivalent de ce que GlJdel démontre - laborieusement - dans son sys-
tème; qu'on y peut construire le prédicat : c démontrable dans le système ».)
III
L'idée directrice, qui va compléter l'argument, est fort simple: Nous allons
appliquer le lemme de diagonaliSation à la classe R des énoncés réfutables. Et nous
obtiendrons ainsi très facilement le théorème de COdel: si R* est représentable (au
sens de II, 3), il existe un énoncé qui n'est ni démontrable, ni réfutable. (Qui n'appartient
ni à D, ni a R.)
Si R* est représentable, il existe un énoncé de GOdel pour R (lemme de diago-
nalisation). Soit G cet énoncé. Par définition (II, 2) :
GeD+-+GeR
(Que signifie l'hypothèse initiale: R * est représentable? Elle signifie qu'il existe dans
le système un prédicat dont le « sens. serait : « ltre un nombre qui représente une expres-
sion diagonale réfutable •.
Quant à l'énoncé de Godel four R - l'énoncé indécidable - nous savons, par la
démonstration du lemme, qu'il n est autre que la diagonalisation du prédicat qui représente
R *. C'est donc un énoncé dont le « sens» serait quelque chose comme:
« Le nombre qui représente le prédicat « ltre-une~xpression-diagonale-réfutable ))
représente lui-mime une expression diagonale réfutable. ,.
On reconnattra la parenté avec l'argument « intuitif" du Menteur.)
«forte» (la classe de nombres R * est « désignée» par une expression de E), on peut
construire un « reste t dans l'ensemble des énoncés : montrer que les ensembles
disjoints D et R ne forment pas un recouvrement de S.
Prenons garde que les concepts de représentabilité, de consistance, de disjonc-
tion, de numérotation etc., sont ici mathématiquement assignés, et ne conservent
rien de leurs connotations empiri~ues ou philosophiques. Le concept de « repré-
sentant» en particulier, nous ne 1 avons utilisé que pour faire image, en lieu et
place de ce qu'il recouvre: desfonctions (g etql), définies de la façon la plus clas-
sique.
Le résultat de Godel n'est donc particulier, dramatique, qu'au regard d'une
saturation sémantique qui rabat sur le discours de la science une attente idéolo-
gique.
Qui pose à la logique des questions qui ne sont pas des problèmes, s'expose
à ressentir Comme résistance ce qui n'est que le déploiement des contraintes régio-
nales où advient l'objet factice CIe cette science.
Ainsi retrouvons-nous la dialectique articulée de la science et de l'idéologie.
Pour le problème qui nous intéresse, les étapes en sont les suivantes :
1} Existence d'une mathématique historigue (soit: l'arithmétique « intuitive t),
principiellement ouverte (signifiant indéfiniment stratifié).
II a) Re-présentation idéologique de cette existence comme norme trans-
mathématique de la rationalité intégralement maîtrisable (déstratification idéolo-
gique du signifiant mathématique).
II b) Question posée aux mathématiques de leur conformité à la norme idéolo-
gique: intention axiomatique et formaliste, visant à exhiber une transparence
fondée. (Motivations idéologiques de Frege et Russell.)
III} Coupure: traitement mathématique de la re-présentation idéologique
des mathématiques : Construction effective de systèmes formels « représentant »
l'arithmétique historiqùe (Principia Mathematica).
IV a) Re-présentation idéologique de la coupure: les systèmes formels, conçus
comme normes trans-mathématiques de la fermeture rationnelle. Idée d'un sys-
tème nomologique (Husserl).
IV b) Question posée aux mathématiques de leur conformité absolue à la
norme idéologique de fermeture. Intention méta-mathématique, relative à la
démonstration intérieure de la consistance d'un système (Hilbert).
V) Coupure: traitement mathématique de la re-présentation idéologique.
Construction effective d'une méta-mathématique mathématique (arithmétisation
de la syntaxe).
Théorème de GOdel : la stratification structurale du signifiant mathématique
ne répond pas à la « question» de la fermeture. .
VI) Re-présentation idéologique de la coupure : au regard de l'attente norma-
tive, le théorème de GOdel est vécu comme limitation.
Exégèse idéologique de cette « limitation ., comme :
- parole ouverte et recel de l'être (Ladrière);
- finitude;
- refente, suture;
Janvier 1967.