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30/11/2018 André Gorz, s'émanciper du travail

Mensuel N° 291 - avril 2017


Les troubles de l'enfant

André Gorz, s'émanciper du travail


Clément Quintard

Père de l’écologie politique et de la décroissance, André Gorz a eu une influence importante sur la
gauche grâce à son « utopie concrète » : un monde où le travail, aboli, céderait la place à des activités
autonomes, conviviales et créatives. Dix ans après son suicide, que reste-t-il de ses idées ?

Gerhart Hirsch, Gérard Horst, Michel Bosquet… Tout au long de sa vie, André Gorz a utilisé de multiples
signatures, comme autant de symptômes d’une identité fuyante. Il a toujours fallu qu’il tente d’« exister le
moins possible », lui qui se voyait comme un « homme séquestré dans un monde étranger et hostile (1) ».
Évitant les plateaux de télévision et étranger au monde universitaire, il n’est découvert par le grand public que
tardivement, en 2006. « Nous devenons célèbres ! », déclare-t-il, narquois, à un ami (2) devant le succès en
librairie de Lettre à D., récit introspectif de l’amour fusionnel qui le lie à Dorine, sa compagne. La fin est
connue : c’est avec elle et à ses côtés qu’un soir de septembre 2007, il décide de mettre fin à ses jours.

Survenu il y a maintenant dix ans, ce suicide vient mettre un terme à une vie intellectuelle exigeante, celle
d’un autodidacte relativement discret. La réflexion menée par Gorz a néanmoins eu un impact considérable
sur la gauche des années 1960-1970. Elle a nourri des débats sur des sujets qui n’ont rien perdu de leur
actualité, comme la réduction du temps de travail, le revenu universel ou encore la fracture de la société
entre chômeurs et salariés. Son influence s’est exercée sur les syndicalistes de la Confédération française
démocratique du travail (CFDT), le Parti socialiste unifié (PSU), mais aussi à l’étranger, chez les « opéraïstes
» italiens d’Antonio Negri, la social-démocratie suédoise et l’université brésilienne.

Un « métis inauthentique »
Soucieux du vivre mieux, Gorz tente d’esquisser les contours d’une nouvelle civilisation. Celle où le temps
libre aurait supplanté le temps de travail, où l’individu se serait défait des fonctions de consommation et de
production que la machine capitaliste lui assigne. Comment donner l’opportunité et l’envie de s’adonner à des
activités librement choisies, autoproductives et coopératives ? Comment passer d’une société du « plus vaut
plus » à une société du « moins, mieux, autrement » ? Bref, comment conquérir l’autonomie individuellement
et collectivement ? Tels sont les questionnements qui se retrouvent au cœur de la pensée gorzienne, radicale
à bien des titres, mais aussi pionnière en son genre. Gorz s’inquiète par exemple du réchauffement
climatique dès 1954. C’est également à lui que revient la paternité du néologisme « décroissance », en 1972.
À l’avant-garde du mouvement écologiste, il vient puiser dans le marxisme, l’existentialisme, mais aussi chez
Ivan Illich et Herbert Marcuse, dont il fut très proche, les références pour formuler son « utopie concrète ».

Gerhart Hirsch, nom de Gorz à l’état civil, naît à Vienne en 1923 d’une mère catholique d’origine tchèque et
d’un père juif directeur d’usine. Face à la montée de l’antisémitisme en Europe au début des années 1930, ce

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dernier se convertit au catholicisme et change de patronyme, ce qui n’empêchera pas sa famille d’être
spoliée en 1939. Enfant, Gerhart, qui s’appelle désormais Horst, supporte difficilement cette origine juive
qu’on lui intime de refouler. De cet imbroglio existentiel, il tirera une féroce autobiographie, Le Traître (1958),
dans laquelle il n’épargne pas ses parents. Mais le traître, c’est lui : l’intellectuel condamné à s’isoler du
monde. Se définissant comme un « métis inauthentique », Gorz n’aura de cesse d’affirmer, sans triomphe,
qu’il « n’appartien(t) à aucune culture (3) » – plutôt qu’à plusieurs.

Il n’a que 16 ans quand il est envoyé en Suisse pour échapper à la mobilisation dans l’armée allemande. Il y
décroche un diplôme d’ingénieur en chimie, fréquente les cercles littéraires étudiants, et se lance dans un
apprentissage frénétique du français. Son refus, pendant plusieurs décennies, de s’exprimer et d’écrire en
allemand témoigne de sa volonté de substituer une identité honnie à une autre, bricolée par ses soins. Et
c’est le point de départ de ses thèses sur l’émancipation, que chacun doit conquérir. « Les individus ont à se
construire eux-mêmes leur identité, à chercher eux-mêmes ce qui est “juste”, à former eux-mêmes,
électivement, les communautés auxquelles ils puissent se sentir appartenir », déclare-t-il dans une interview
(4).

Lecteur de Husserl, de Heidegger et de Hegel, ses recherches le mèneront tout naturellement à


l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, qu’il rencontre à Lausanne en 1946. S’ensuit une longue entrevue (trois
heures) qui se révèlera décisive. Par la suite, « (Gorz) ne semble plus se complaire dans son isolement
malheureux », écrit son biographe, Willy Gianinazzi.

L’aliénation capitaliste
Après avoir emménagé à Paris en 1949, Gorz, qui a épousé Dorine quelques mois plus tôt, travaille comme
journaliste sous le nom de Michel Bosquet (« Horst » signifie « bosquet » en allemand). De Paris-Presse
(1951), où il côtoie Jean-Jacques Servan-Schreiber, il rejoint ce dernier à L’Express (1955), puis cofonde Le
Nouvel Observateur en 1964. Le journalisme est pour lui une activité alimentaire, à laquelle il reconnaît
néanmoins un gros avantage, celui de lui permettre de rester alerte sur les sujets du monde et d’amasser des
connaissances, en économie notamment. La publication du Traître en 1958 le fait connaître pour la première
fois sous le nom de Gorz, et lui ouvre les portes des cercles existentialistes parisiens – Sartre le fera entrer
dans sa revue Les Temps modernes en 1960.

Les premiers essais de Gorz (Fondements pour une morale, écrit entre 1946 et 1955 et publié en 1977 ; La
Morale de l’histoire, 1959) sont marqués par une philosophie plutôt théorique. Il va par la suite s’efforcer de
moins « mépriser le concret », comme le lui a conseillé Sartre. Influencée par la lecture de Marx, notamment
ses écrits de jeunesse, sa réflexion philosophique prend un tournant socioéconomique déterminant.

Comme chez beaucoup d’auteurs marxistes de l’époque, l’aliénation deviendra un thème central de l’œuvre
de Gorz. Elle se déploie selon lui aussi bien dans le travail tayloriste que dans les comportements des
consommateurs, façonnés par une publicité devenue « force d’éducation ». La « société capitaliste
d’abondance », explique-t-il dès 1959 (5), crée des besoins artificiels marqués par une obsolescence
accélérée. Ceux-ci poussent les individus à désirer ce dont ils n’ont pas l’utilité et à jeter ce qui peut encore
leur servir. Gorz s’alarme alors de ce que « l’existence de millions de travailleurs ne peut être assurée que
par le gaspillage systématique des richesses qu’ils produisent ». Consommer serait devenu une obligation «
pour faire tourner l’économie ». De cette réflexion, il fondera sa rupture avec l’idée qu’accroissement de la
consommation et accroissement du bonheur vont de pair. Une intuition écologiste qui ne le quittera plus.

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L’écologiste
Si Gorz peut être considéré comme un des premiers penseurs de l’écologie politique, sa vision n’est pas pour
autant une ébauche archaïque et idéalisée de la protection de la planète. On ne le verra jamais se perdre
dans une sacralisation fantasmagorique de la nature, qui a animé nombre de ses contemporains après 1968.
Pas plus dans le piège réactionnaire d’un retour à une société précapitaliste. Son écologisme se fonde
d’abord sur un constat, celui de la finitude de la planète. Le globe a des bornes physiques, et c’est cette
réalité que feint d’ignorer la rationalité économique et que feint d’intégrer le « capitalisme vert ». Le mythe
aveugle de la croissance infinie et exponentielle a donc pour première conséquence de détruire les
ressources vitales à l’humanité, et pour seconde de créer des besoins superflus. « Recréant sans cesse la
rareté pour recréer l’inégalité et la hiérarchie, la société engendre plus de besoins insatisfaits qu’elle en
comble », remarquera-t-il dès 1975 (6). L’écologisme gorzien est ensuite complété par une profonde
méfiance vis-à-vis de la technique. Elle impose une domination duale, incontrôlée, qui cible à la fois les
hommes et la nature.

L’homme postmarxiste
À la fin de sa vie, Gorz se saisira du concept de « capitalisme cognitif », qu’il définit comme « s’appropri(ant)
non seulement le savoir qu’il a constitué, mais privatis(ant) aussi ce qui relève incontestablement des biens
communs, comme le génome des plantes, des animaux et de l’humain (7) ». Cette captation n’a rien d’un
fantasme : elle recouvre une réalité aujourd’hui désignée sous le nom « biopiraterie ». Breveter les
connaissances et les ressources vivantes permettrait ainsi d’en monopoliser les usages et les fins, nous
explique Gorz, avec en ligne de mire la volonté de les soumettre à une rationalité économique forcément
destructrice. Une dérive qui selon lui laisse aussi planer la menace de l’eugénisme, et de l’arrivée imminente
de posthumains robotisés et coupés du monde sensible.

Comme modèle alternatif, Gorz imagine une société de la sobriété des besoins et de la convivialité. Celle où
la libre circulation numérique des savoirs serait mise au service de « l’autodéveloppement » et de nouvelles
solidarités. Un idéal qui le fera s’intéresser, non sans suspicion, aux mouvements informatiques du logiciel
libre, du copyleft et de l’open source.

Gorz a adhéré comme bon nombre de ses contemporains au marxisme. Jusqu’à la fin de sa vie, il estimera

Marx comme un « auteur fascinant du 19e siècle (…) dont beaucoup de descriptions restent d’une pertinence
stupéfiante (8) ». S’il ne cessera de se référer à ses écrits, il n’en tentera pas moins d’en démontrer
méticuleusement les limites.

Les deux auteurs sont d’accord sur un point : l’industrialisation capitaliste a privé les travailleurs de leur
humanité. Elle en a fait des êtres interchangeables en rendant leurs actions prévisibles et mesurables, bref,
elle les a déshumanisés et réduits à un simple facteur de production. En revanche pour Gorz, l’utopie
prolétarienne défendue par Marx est faussement émancipatrice, car elle entend libérer les travailleurs, mais
évacue pourtant leur désir individuel d’autonomie. Le prolétaire modèle apparaît sous les traits de Marx
comme un homme atomisé, qui a refoulé sa subjectivité et ses aspirations au nom de l’intérêt supérieur du
prolétariat. Gorz, qui tirera de son exégèse de Marx un livre polémique, Adieux au prolétariat (1980),
réprouve cette idéologie sans sujet qui « exige (…) l’amour de la dépersonnalisation, c’est-à-dire le sacrifice
de soi », si bien que « le pouvoir du prolétariat est l’inverse symétrique du pouvoir du capital (9) ».

Autre point de rupture : l’utopie prolétarienne se réclame d’une éthique du travail que Gorz estime dépassée.
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Dans le marxisme, l’ouvrier est incité à s’identifier à sa fonction productive pour reprendre en main son
existence. Grâce au travail, un « homme universel » est forcé d’advenir, et ce dernier se réalisera pleinement
en s’emparant de l’appareil productif. L’enjeu est que cet homme (qui n’était rien, mais qui est en passe de
devenir tout), redéfinisse par et pour lui-même les tâches que le capital a rendu mutilantes. Ce projet
d’émancipation collective, qui continue de consacrer la centralité du travail, ne peut se réaliser pour Gorz : le
capitalisme a atteint aujourd’hui un tel degré de complexité et d’intégration que le travail à but économique et
la vie réelle sont devenus irréconciliables. Au lieu de se libérer par le travail, il conviendrait donc, selon Gorz,
de s’en libérer tout court.

Invention du travail
Dès la fin des années 1940, Gorz a vu le taylorisme comme une terrible perte de sens pour les ouvriers.
Entre processus productifs inintelligibles et interchangeabilités des postes, il a toujours refusé de voir dans la
division du travail un quelconque progrès, ou même une évolution insurmontable. Dans Métamorphoses du
travail (1988), ouvrage qu’il considérera comme l’un de ses plus aboutis, Gorz décortique « l’invention » du
travail moderne, qu’il fait remonter à l’avènement du capitalisme industriel il y a deux siècles. Avant cette
époque, les ouvriers-artisans pouvaient encore s’enorgueillir d’un savoir-faire qui les rendait maîtres de leur
outil et du produit de leur effort, sortes d’extensions d’eux-mêmes. Le fait de produire consistait alors à «
s’autoproduire ». Cantonné à la sphère privée, le travail restait indexé sur la vie réelle et était entièrement
tourné vers la satisfaction de besoins courants et stables.

La raison économique, en subdivisant les tâches, a permis une « intégration fonctionnelle » du travail,
transformant l’ouvrier en simple rouage d’une « mégamachine ». Sa conduite est devenue « rationnellement
adaptée à un but, indépendante de toute intention (de sa part) à poursuivre ce but, dont en pratique, il n’a
même par connaissance (10) ».

On aurait beau jeu d’opposer à Gorz que la division du travail est la condition sine qua non de
l’accroissement de la productivité, de la richesse et du progrès, comme l’a théorisé Adam Smith au
18e siècle. Pour Gorz, elle est surtout synonyme d’une perte de créativité : « Il fallait séparer (les ouvriers) de
leur produit et des moyens de produire pour pouvoir leur imposer la nature, les heures, le rendement de leur
travail et les empêcher de rien produire ou d’entreprendre par eux-mêmes (11). » Gorz reprend ici l’opposition
entre hétéronomie et autonomie, déjà développée dans Adieux au prolétariat et que lui avait inspiré sa lecture
d’I. Illich. Est hétéronome un travail dont les fins échappent au contrôle de son exécutant. A contrario,
l’activité autonome est affranchie de toute nécessité et n’a d’autre fin qu’elle-même. Gorz cite par exemple les
activités artistiques, éducatives, scientifiques, culturelles, solidaires et collectives qui, lorsqu’elles sont
étrangères à toute rationalité économique marchande, sont facteurs d’émancipation.

Fin du travail
L’utopie concrète de Gorz se dessine : en limitant la sphère de l’hétéronomie à son strict minimum, celle de
l’autonomie viendrait spontanément remplir l’espace vacant. Un tel retournement ne peut se réaliser que par
une réduction drastique du temps de travail. Outre que celle-ci offrirait aux individus l’opportunité de
s’épanouir hors du travail, Gorz y voit aussi une mesure de justice sociale. Son raisonnement est le suivant :
vendre le plein emploi comme un idéal et poursuivre dans un même mouvement l’augmentation continue de
la productivité est aussi vain qu’absurde. « L’économie, écrit-il dans un article du Monde diplomatique en
1993, n’a pas pour tâche de donner du travail, de créer de l’emploi. Sa mission est de mettre en œuvre, aussi

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efficacement que possible, les facteurs de production, c’est-à-dire de créer le maximum de richesses avec le
moins possible de ressources naturelles, de capital et de travail. » La rationalité économique entend dès lors
économiser du travail. Il y aurait de quoi s’en réjouir selon lui : l’automatisation et la robotisation pourraient
donc à terme dégager suffisamment de temps libre pour permettre à tous de s’adonner librement à des
activités autonomes. Cette projection, bien que contestable (12), fonde le rêve gorzien de la fin du travail
salarié.

Cependant, nous dit Gorz, « au lieu d’y voir une tâche exaltante, nos sociétés tournent le dos à ces
perspectives et présentent la libération du temps comme une calamité ». La rareté du travail, à défaut de faire
l’objet d’une répartition équitable, se retrouve au cœur d’une compétition acharnée, si bien que ce n’est que
parce qu’une partie de la population est condamnée au chômage, à la précarité et à l’exclusion, qu’une autre
classe de salariés peut bénéficier d’une stabilité de l’emploi. L’injonction contemporaine de faire de son travail
la source de son identité et le lieu de son épanouissement semble dès lors bien illusoire si son accès n’est
réservé qu’à une population de privilégiés. Elle prend une tournure aliénante quand le dévouement sans faille
à sa « mission » prend le pas sur toutes les autres dimensions (familiale, amicale, citoyenne) de la vie, car,
soumises à des aléas capricieux et imprévisibles, la centralité du travail dans l’existence devient source de
multiples mal-être et angoisses réunis aujourd’hui sous l’étiquette de « risques psychosociaux ».

L’urgence de l’essentiel
Les positions radicales de Gorz sur le travail, qu’il finit par envisager comme discontinu dans l’existence pour
en contrecarrer l’importance, n’ont pas convaincu tout le monde. En souhaitant la fin du travail salarié, ou en
parlant de le pratiquer de manière irrégulière, Gorz ne se fait-il pas l’apôtre d’une forme ultralibérale de
flexibilité ? C’est la question que se pose Anne-Marie Grozelier dans En finir avec la fin du travail (1998). De
même, pourquoi Gorz envisage-t-il toujours une part substantielle de travail dans l’existence de chacun, si
travailler dans un but économique est fondamentalement néfaste pour l’existence ? Enfin, comment ne pas
voir une certaine forme d’intellectualisme hors-sol dans son souhait de voir l’ensemble de la population se
consacrer, en lieu et place du travail salarié, à des activités potentiellement émancipantes comme la peinture
sur tissu, la poterie, la visite de musées, ou encore la microélectronique ? Comme si, en dehors du travail,
toutes les autres occupations que les individus se choisiraient seraient par nature non aliénantes.

Peut-être faut-il prendre la pensée de Gorz pour ce qu’elle est : un appel à se recentrer sur l’essentiel. En
invitant à délaisser le quantitatif pour le qualitatif, la marchandisation de soi pour la convivialité, le travail pour
le temps libre, Gorz est resté obsédé par les moyens concrets d’accès, pour tous, à une vie meilleure.

La sienne se conclut à l’âge de 84 ans dans un ultime sursaut de liberté. Cette mort, il l’avait suggérée dans
Lettre à D. un an plus tôt : « La nuit, je vois parfois la silhouette d’un homme qui, sur une route vide et dans
un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C’est toi que le corbillard emporte. Je
ne veux pas assister à ta crémation, je ne veux pas recevoir un bocal de tes cendres. » Le 22 septembre
2007, aux côtés de sa femme Dorine, victime depuis des années d’insupportables maux de tête, André Gorz
choisira de mettre fin à ses jours.

Une aventure intellectuelle

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La maturation intellectuelle du père de l’écologie politique n’a rien de linéaire. Dans une biographie parue en
août 2016, Willy Gianinazzi retrace l’aventure philosophique d’André Gorz, marquée par de multiples
soubresauts et inflexions. De l’existentialisme des débuts à la critique écologique de la consommation
jusqu’aux réflexions sur l’idéologie du travail, le fétichisme de l’argent, ou encore la privatisation de la
connaissance, l’ouvrage brosse le portrait d’un Gorz en omnivore, qui a su rester attentif jusqu’à la fin de sa
vie aux mutations de la société, de la technique et du capitalisme.

Les riches échanges épistolaires reproduits, commentés et contextualisés par W. Gianinazzi nous plongent
dans le foisonnement intellectuel de la gauche des années 1960-1970. Cette « deuxième gauche » autour de
laquelle Gorz a gravité se convertira au cours des années 1980 à l’économie de marché, mais le philosophe,
lui, ne se résignera pas. En lien étroit avec des syndicalistes et des intellectuels de nombreux pays (Ivan
Illich, Herbert Marcuse, Bruno Trentin, Antonio Negri…), il ne cessera d’explorer, sans dogmatisme, les
moyens concrets pour sortir du capitalisme par le haut, c’est-à-dire en ne substituant pas une aliénation à
une autre. Pour l’auteur de la biographie, la pensée gorzienne a beau être sinueuse et parcourue par de
multiples influences, elle vient néanmoins puiser une cohérence globale dans deux figures majeures : Jean-
Paul Sartre et Karl Marx. Il en résulte « une théorie de l’émancipation campée sur deux jambes, celle de la
volonté du sujet et celle de la possibilité de la situation ».

À lire
• André Gorz. Une vie
Willy Gianinazzi, La Découverte, 2016.

Clément Quintard

Le revenu d'existence : oui, mais...

Porté par les socialistes en 2017, le projet de revenu universel – ou d’existence – passe souvent comme une
proposition neuve. En réalité, il revient périodiquement dans le débat public. Cette idée a existé sous des
formes archaïques dès le 18e siècle en Grande-Bretagne, note André Gorz dans Métamorphoses du travail
(1988). En 1996, après avoir souvent changé d’avis sur les possibilités et les limites d’une telle mesure, le
philosophe se rallie à l’idée d’un revenu garanti. Mais dans sa version, il doit être inconditionnel, suffisant, et
ne pas constituer un palliatif au travail. Bien que Gorz tente de limiter au maximum le poids du travail dans
l’existence, il estime que les partisans d’un revenu de base qui permettrait de « vivre sans travailler » se
trompent : « (Ils) pensent qu’il y aura toujours des gens volontaires pour se former, être actifs
professionnellement et assurer les travaux ingrats (…) parce que ça leur fait envie ou plaisir(13). » Dans la
mesure, nous dit Gorz, où le travail n’est pas une question de volontariat mais de nécessité, que certains
puissent s’impliquer moins que d’autres dans les activités productives, c’est recréer une cassure au sein de la
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société. « Si tu exiges que les autres portent le poids de la nécessité pour toi, tu t’exclus toi-même de la
société, et par là tu perds ce sur quoi se fonde ton droit : tu es quelqu’un dont les autres n’ont pas besoin. »
Un revenu universel qui accentuerait la fracture sociale plutôt que la combler n’a en effet pas de sens pour
Gorz. Il propose d’instaurer un quota d’heures de travail obligatoires et réparties tout au long de la vie, selon
le bon vouloir de celui qui les exécute. Sa vision de l’allocation universelle s’intègre donc dans sa
« civilisation du temps libéré », où le travail est un mal nécessaire qu’il faut partager entre tous, mais aussi
disperser librement dans l’existence.

Clément Quintard

S'il fallait n'en lire que trois

Le Traître, 1958
Dans cette autobiographie existentielle préfacée par Jean-Paul Sartre, premier ouvrage qu’il signe sous le
nom d’André Gorz, le philosophe raconte son adolescence autrichienne contrariée par la Seconde Guerre
mondiale. L’exil qu’il subit est double : il y a la fuite en Suisse pour échapper à la mobilisation dans l’armée
allemande, mais aussi l’exil intérieur, identitaire : ce récit à la troisième personne retrace la nécessité qu’il a
eue de s’inventer, de refuser le conformisme et de « trahir » les rôles qui lui étaient destinés.

Écologie et politique, 1975


Dans cet ouvrage, André Gorz conçoit la lutte écologique comme une « étape » menant à une transformation
sociale radicale, et non comme une « fin en soi ». L’écologie politique, nous dit Gorz, est un moyen de mettre
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en lumière les logiques destructrices du capitalisme, et donc de le renverser. De là pourra émerger un


nouveau rapport de l’homme à la nature. Affranchi des injonctions productiviste et accumulatrice, ce dernier
sera en capacité d’autolimiter ses besoins, condition indispensable pour mener une vie sobre et émancipée.

Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, 1988


Le travail à but économique n’a pas toujours étouffé toutes les autres activités non marchandes : c’est le point
de départ de cet ouvrage, dans lequel André Gorz décortique les mutations qui ont conduit le travail à devenir
le seul et unique moyen d’accomplissement de soi, alors même que celui-ci se coupait de plus en plus de la
vie réelle. La rationalité économique qui s’est imposée avec l’avènement du capitalisme industriel a permis ce
divorce entre ce que l’on produit et ce dont on a besoin. Expansionniste, cette dernière a investi des pans de
l’existence où elle était jusque-là absente, comme les loisirs, la culture, la médecine ou même la maternité, et
en a dévoyé le sens. La raison économique apparaît alors, sous la plume de Gorz, comme un facteur de
désintégration sociale, non de progrès et de richesse pour tous.

Clément Quintard

NOTES
1 André Gorz, Le Traître, 1958, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2005. 2 Cité par Willy Gianinazzi dans
André Gorz. Une vie, La Découverte, 2016 3 Interview d’André Gorz par Marie-France Azar dans « À voix
nue », France Culture, mars 1991 4 Michel Constat et Thomas Ferenczi, « Un entretien avec André Gorz »,
Le Monde, cité par Willy Gianinazzi, op. cit. 5 André Gorz, La Morale de l’histoire, Seuil, 1959. 6 André
Gorz, Écologie et politique, Seuil, 1975. 7 André Gorz, Le Fil rouge de l’écologie. Entretiens inédits en
français, EHESS, 2015. 8 Interview d’André Gorz par Marie-France Azar, op. cit. 9 André Gorz, Adieux au
prolétariat. Au-delà du socialisme, Galilée, 1980. 10 André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens,
1988, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2004. 11 Ibid. 12 Voir Jean-François Dortier, « Les robots vont-ils tuer
les emplois ? », Sciences Humaines, n° 274, octobre 2015. 13 André Gorz, Le Fil rouge de l’écologie.
Entretiens inédits en français, EHESS, 2015.

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