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COURS DE BERGSON

THÉORIES DE LA MATIÈRE CHEZ LES MODERNES

Texte établi et annoté par


TAKI Ichiro

AVERTISSEMENT

Les cours de Bergson sont édités aux P.U.F. par Henri Hude en quatre
volumes!. Ces Cours, quoiqu'ils mettent « l'ensemble des cours actuellement
accessible à la disposition des historiens de Bergson qui les utiliseront dans leurs
travaux» (CI: 10), ne pouvaient pas être exhaustifs. En effet, d'autres éditions
commencent à se publier. Le présent cours sur les «Théories de la matière chez les
modernes )) est aussi celui qui a échappé à l'édition de Hude. Le texte établi est une
partie d'un cahier de notes manuscrites d'un élève, qui se trouve déposé à la
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet sous la cote II-BGN-VI, BGN 314&. Ce cahier
intitulé Hylozoïsme et atomisme comporte trois parties:
I. Théories de la matière chez les anciens (1r-3r)
II. Théories de la matière chez les modernes (3r-16r)
1. Descartes (3r-IOr)

1 Chaque volume renfenne des cours ci-dessous:


Bergson. Cours l, Édition par Henri Hude avec la collaboration de Jean-Louis Dumas, Paris, P.U.F..
collection « Épiméthée », 1990.
Leçons de psychologie à Clermont-Ferrand en 1887-1888.
Leçons de métaphysique à Clermont-Ferrand en 1887-1888.
Cours II. 1992.
Introduction générale du cours de philosophie à Clermont-Ferrand en 1887-1888.
Leçons d'esthétique à Clermont-Ferrand en 1887-1888.
Leçons de morale au lycée Henri-IV en 1891-1893.
Leçons de psychologie au Lycée Henri-IV en 1892-1893.
Leçons de métaphysique (espâce, temps, matière) au Lycée Henri-IV en 1892-1893.
Cours III, 1995.
Quelques leçons complémentaires de philosdphie et d'histoire de la philosophie à Clermont-
Ferrand en 1884-188-5.
Leçons d'histoire de la philosophie moderne et contemporaine au Lycée Henri-IV en 1893-
1894.
Leçons sur la Critique di! la raison pure au Lycée Henri-IV en 1893-1894.
Leçons sur les théories de l'âme au Lycée Henri-IV en 1894.
Cours IV. 2000.
Cours sur Plotin à l'École normale supérieure en 1898-1899.
Cours d'histoire de la philosophie grecque au Lycée Henri-IV en 1894-1895.
Leçons sur l'école d'Alexandrie à Clermont-Ferrand en 1884.
Cours d'histoire de la philosophie grecque à l'Université de Clermont-Ferrand en 1884-1885.
2 Jean Bardy, Bergson professeur. Au lysée di! Clermont-Ferrand. Cours 1885-1886, Paris-Montréal,
L'Harmattan, 1998. Leçons clermontoises 1. Texte établi, présenté et annoté par R. Ragghianti,
L'Harmattan, 2003.
3 Je remercie Mme Annie Neuburger, petite-mèce du philosophe, sa digne héritière; Mmes Prévôt et
Fournier ainsi que M. Yves Peyré, Directeur de la Bibliothèque, de leur soutien.

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2. Spinoza (lOr-lZr)
3. Malebranche (12r-16r)
III. Théories des rapports de l'âme et du corps chez les modernes (16r-24v)
l. Descartes (16r-v)
2. Malebranche (16v-18r)
3. Spinoza (I8r-20r)
4. Leibniz (2Or-24v)
Les Cours édités par Hude ne contenant pas des parties l, II et III-l, nous présentons
ici la plupart de la lIme partie (3r-14vt. Nous ne sommes pas contre lui quand Hude dit
dans son « Introduction» du troisième volume des Cours:
Le cours sur l'histoire des théories de l'âme, en 1894, revêt donc une particulière
importance dans l'archéologie de Matière et mémoire. Ce cours sur «Les
théories de l'âme 5» forme un tout cohérent avec les « Trois leçons sur l'espace,
le temps et la matière », publié à la fin du second volume. Ce sont là deux textes
d'une puissante signification philosophique. Il nous semble impossible de
prétendre étudier à fond Matière et mémoire sans en tenir le plus grand compte.
(CIII :7. Cf. cm :306-307, n.717)
Il nous semble cependant que la leçon sur les théories de l'âme (CIII: 199-251)
compose un tout cohérent avec plutôt le présent cours sur les théories de la matière
(BGN 3146 : lr-16r) que les trois leçons de métaphysique (CIl :395-438), car les deux
premières sont historiques, tandis que la dernière est thématique. De tOute façon,
l'ensemble de ces cours sur les théories de l'âme, du corps et de leurs rapports nous
donnerait la clef pour comprendre le germe nourricier de Matière et mémoire, ce qui
revient à dire pour éclairCir la genèse de la notion bergsonienne d'intuition.

4 Le texte de la première partie (Ir-3r), dont le titre original est « Hylozoïsme et atomisme », est déjà
publié avec ma traduction japonaise dans un bulletin de l'Université KYOIKU à Osaka, Bijyutuka-
kenkyQ, vol. 20, pp.23-34, 2003. La dernière partie de II-3 (I5r-16r) se trouve dans l'édition de Hude,
cm :247-251, ainsi que III-2,3,4 (16v-24v) dansCIII :226-247.
5 Il est remarquable que les se, 6·, 7" leçons sur les théories de l'âme (CIII :226-225) correspondent aux
III-2,3,4 (BGN 3146 : 16v-24v et 15r-16r) du cahier Hylozoïsme et atomisme; mais le manuscrit de
celui-ci porte comme rubrique « La Théorie des rapports de l'Âme et du Corps chez Descartes »(16r),
«La Théorie de Malebranche »(16v), «La Théorie de Spinoza »( I8r) et «La Théorie de
Leibniz »(2Or) et non pas « les théories de l'âme ».

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THÉORIES DE LA MATIÈRE CHEZ LES MODERNES

I. Descartes
Le problème de la matière ne s'est posé dans toute sa rigueur que dans la
philosophie moderne, en particulier dans celle de Descartes. Le problème est double : 10
La matière existe-t-elle? ou en d'autres termes, y a-t-il autre chose que ma pensée, ma
conscience? 2 0 Qu'est-elle, si elle existe? Comment la définir? Ainsi la question est
bien double, elle porte sur l'existence et sur l'essence.
De ces deux questions, la première avait toujours été subordonnée par
les anciens à la seconde. Ils se préoccupaient surtout de définir la matière,
et le degré de réalité de cette matière dépendait surtout pour eux de plus ou
moins grand nombre de qualités sensibles qu'ils laissaient aux choses. Aussi
voyons-nous même les plus idéalistes des philosophes grecs laisser à la
matière au moins un minimum d'existence indépendante. La matière n'est
pour Platon par exemple rien d'intelligible. Nous devons lui retirer un à un
tous les attributs qui participent de l'Idée, mais après cet appauvrissement, cet
épuisement graduel, quelque chose demeure cependant qui n'est pas de l'être, mais qui
n'est pas davantage du néant; c'est ce que Platon appelle le non-être, to mè on6 •
Quant aux sceptiques qui ont douté de l'existence de la matière comme du reste,
ils en doutent pour des raisons d'ordre négatif, telles que l'argument tiré des erreurs des
sens. Ce doute n'explique pas un dogme positif, cela va sans dire, à savoir une certaine
conception de la véritable nature de l'être, c'est cette négation systématique qui n'a de
négatif que la forme et qui repose sur un quelque positif, qui camctérise le scepticisme.
[3v] Au contraire nous voyons que, dans les· temps modernes, les deux
problèmes sont dissociés et le second subordonné au premier. L'esprit réfléchissant sur
lui-même, détermine, cherche au moins tout à la fois les conditions de la pensée et celles
de l'existence. De plus en plus la philosophie devient une critique de la connaissance.
Alors la question de l'existence de quelque chose en dehors de notre pensée, prend un
caractère aigu. Elle demande à être résolu d'abord, et c'est des raisons qu'on aura
d'affirmer l'existence de la matière que l'on conclura à son essence.
C'est dans la Ive partie du Discours de la Méthode, dans la (f Méditation, et
surtout dans les Principes de Philosophie (notamment dans la 2e partie), que nous
trouvons la théorie cartésienne de la matière.
Comment connaissons-nous la matière? Par l'imagination; par les sens et par
l'entendement. Par l'imagination etles sens, je me trouve 1° incliné à croire à l'existence
de la matière; 2° amené à m'en former une idée ou du moins une image; mais d'abord
cette image est trompeuse et ensuite la croyance peut être fausse et porter sur quelque
chose qui n'est pas. Développons tour à tour ces deux points.

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(a) données de l'imagination et des sens
rr point. Nous sommes inclinés pour les sens et l'imagination à croire à
l'existence des choses. Commençons comme le fait Descartes (6" Méd.) par
l'imagination. D'abord qu'est-ce que l'imagination? «Il faut la distinguer de la pure
intellection ou conception? Par exemple, lorsque j'imagine un triangle, non seulement
je conçois que c'est une figure composée de 3 lignes, mais avec cela j'envisage ces 3
lignes comme présentes par la force et l'application intérieure de mon esprit, et c'est
proprement ce que j'appelle imaginer. Que si je veux penser à un kilogone, je conçois
bien à la vérité que c'est une figure composée de 1000 côtes, aussi facilement que je
conçois qu'un triangle est une figure composée de 3 côtes seulement. Mais je ne peux
pas imaginer les 1000 côtes d'un chiliogone comme je fais les 3 d'un triangle, ni pour
ainsi dire les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit.7 »
Ainsi, imaginer ce n'est pas construire une idée, c'est regarder une image avec
l'œil intérieur de l'esprit. D'où résulte que l'imagination d'après Descartes s'exerce sur
les données qui ont pour origine les sens. Or, si je considère cette faculté, je trouve que,
s'il y a réellement des corps, on s'explique aisément que l'imagination s'en représente,
puisqu'elle en garde le souvenir. Je puis donc« conjecturer» qu'il y a des corps, mais
ce n'est que« probablement ». Et de ce que j'imagine des corps, «je ne puis conclure
avec nécessité à l'existence des corps. » [4rJ En d'autres termes, s'il y a des corps, le
jeu de l'imagination, lequel paraît impliquer des choses imaginées, s'explique sans
doute aisément. Mais la réciproque n'est pas vraie, et de ce que j'imagine des choses, il
ne suit pas nécessairement qu'il y en ait. Néanmoins, il y a dans le travail de
l'imagination quelque chose qui nous inclinerait plutôt à une conclusion possible sur
l'existence des corps. « C'est, dit Descartes, cette contention particulière d'esprit dont
j'ai besoin pour imaginer, contention de laquelle je ne me sers point pour concevoir et
pour entendre. 8 » Ainsi, pour Descartes, l'effort que nous avons besoin de faire pour
nous représenter des images paraît indiquer que nous avons ici affaire à quelque chose
qui ne vient pas entièrement de nous, qui est même réfractaire dans une certaine mesure
à notre pensée. La pensée pure, d'après Descartes, c'est l'entendement, la faculté de
concevoir, c'est-à-dire, en somme de construire «more geometrico », d'enchaîner
mathématiquement. En cela consiste le travail de l'intellection, et dans ce travail, l'esprit
se sent chez lui, il ne rencontre aucun obstacle. Une seule chose est facile à l'esprit,
c'est l'algèbre. Mais quand il se heurte à une difficulté réelle, l'obstacle ne peut plus être

6 Cf. cm :215, CIV : 100,260.


7 Descartes, VIe Méditation, Œuvres, éd. Adam et Tannery, Paris, Vrin (=AT), t.IX, p.57. Le texte
français cité par Bergson n'est pas exactèment conforme à celui de l'édition d'AT qui suit la première
traduction française (1647) des Méditations, mais l'éditions du dix-neuvième siècle (éd. Victor Cousin,
1824-1826, t.I, p.323, qui adopte la troisième édition française (1673), éd. Adolphe Garnier, 1835, tf,
pp. 157-158, éd. Jules Simon, 1841, p.102, éd. L. Aimé-Martin, 1842, p.87) L'exemple du chiliogone
de Descartes se trouve dans EC :280=OE :732.
8 AT, IX :58.

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lui, ni sentir de lui. C'est donc qu'il y a autre chose. Or c'est précisément ce qui arrive
quand nous pensons par images et non plus par idées simples ou mathématiques. La
contention d'esprit, nécessaire pour penser ainsi, nous incline à croire qu'il y a dans
l'image quelque chose qui n'appartient pas à notre pensée, et par suite que des corps
existent.
Voilà pour l'imagination. Par elle l'existence de la matière nous est donnée
simplement comme possible. Les sens la rendent probable. C'est que les qualités de la
matière, telles que nous les percevons par les sens, s'impriment en nous, quoi que nous
fassions. Nous sommes passifs dans l'opération des sens. «J'expérimentais qu'elles
se présentaient sans que mon consentement y fOt requis, en sorte que je ne pouvais
sentir aucun objet, quelque volonté que j'en eusse, s'il ne se trouvait présent à l'organe
d'un de mes sens, et il n'était nullement en mon pouvoir de ne le point sentir lorsqu'il
s'y trouvait présent. » (6e Méd 9) Et Descartes ajoute que les qualités de la matière,
lorsqu'elles sont simplement imaginées, pourraient à la rigueur procéder de mon esprit,
mais que lorsqu'elles sont senties, elles paraissent bien avoir étés causés en moi par
quelque autre chose.
Mais l'existence des ~orps, même lorsqu'elle paraît révélée par les sens, n'est
nullement certain. De nombreuses expériences pourraient en effet muer la créance que
j'ai ajoutée à mes sens. Or, on pourrait invoquer les illusions des sens en général,
même celle des sens intérieurs. Car y a-t-il chose plus intime et plus intérieure que la
douleur! Or« j'ai appris de quelques personnes qui avaient les bras et [4v] les jambes
coupées qu'il leur semblait sentir de la douleur dans la partie qu'ils n'avaient plus. »
Surtout c'est l'argument sur lequel Descartes revient souvent (1 re Méd. Discours Ne p. [
D. Il faut remarquer que je puis avoir, étant endormi, toutes les mêmes impressions et
tout aussi vives, alors qu'il est impossible de les rapporter à des objets réels. Donc il se
pourrait que ma perception fût trompeuse, comme l'imagination.
Ainsi, tant que je me fie à mes sens, et à l'imagination qui en dépend, je puis
sans doute, comme le vulgaire me représenter l'existence des corps comme probable:
elle n'est pas certaine. Aux raisons fournies par Descartes, il faut en ajouter une autre,
qui est laquelle que Descartes n'a pas formulée explicitement, mais qui se dégage, non
pas seulement de sa théorie des corps, mais de sa philosophie en général. La raison
profonde doit se tirer de la conception cartésienne de la certitude. La certitude, pour
Descartes, n'est pas chose qui puisse venir du dehors, qui puisse s'imprimer dans
l'esprit comme toute faite. La certitude complète vient du dedans, d'un effort intérieur,
d'un effort de la volonté. La certitude complète, nous ne pouvons l'accepter. C'est nous
qui la faisons et il n'y a de vérité indubitable que celle que nous tirons des profondeurs
de notre esprit. Or, tant que je m'en tiens aux données « adventices» des sens, à

9 AT, IX :59.

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quelque chose qui s'imprime en moi, je puis être porté à croire, incliné à croire. Je ne
puis pas croire complètement, profondément. Si donc je dois être certain de l'existence
des corps, ce n'est ni des sens, ni de l'imagination que me viendra cette certitude.
2e point. Mais les sens et l'imagination ne nous renseignent pas sur l'essence de
la matière.
Mais, accordons même que les sens et l'imagination nous fournissent une
certitude suffisante en ce qui concerne l'existence de la matière. Nous renseigneront-ils
sur son essence? Dans sa 2e Méd. Descartes passe en revue les qualités de la matière
telles qu'elles nous sont présentées par les sens. Il montre qu'aucune des qualités
purement sensibles ne peut appartenir réellement à la matière. « Prenons par exemple ce
morceau de cire. Sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes. Il est dur, il est
froid, il est maniable, et si vous frappez dessus, il rendra quelque son, ... Mais voici
qu'on l'approche du feu; sa saveur s'exhale, son odeur s'évapore, sa couleur change,
sa figure se perd, sa grandeur augmente ; il devient liquide, il s'échauffe. À peine le
peut-on manier, et quoique l'on frappe dessus, il ne rendra plus aucun son. La même
cire demeure-t-elle encore après ce changement? Il faut avouer qu'elle demeure.
Personne n'en doute. Qu'est-ce donc que l'on connaissait dans ce morceau de cire avec
tant de distinction? Certes, ce ne peut être rien de tout ce que j 'y remarque par
l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goftt, sous
l'odorat, [Sr] sous la vue, sous l'attouchement et sous l'ouïe, se trouvent changées et
que cependant la même cire demeure. 10 »
(b) données de l'entendement
En résumé, les sens et l'imagination ne peuvent pas plus nous renseigner sur la
nature de la matière que nous assurer de son existence. Adressons-nous alors à
l'entendement. L'entendement est la faculté que nous avons de concevoir des « natures
simples », c'.est-à-dire des idées très simples et très générales, et d'en déduire des
conséquences avec une rigueur absolue. L'entendement puisse dans son propre fond,
dire de lui-même ces idées que Descartes appellera « innées», et qui sont seuls,
d'après lui, des idées claires et distinctes. Elles sont innées, non pas en ce sens qu'elles
seraient imprim~s en nous toutes faites, et que nous les subirions (rien ne serait plus
contraire à la conception cartésienne de la vérité et de l'évidence) ; elles sont innées en
ce sens que nous les créons par l'effet d'une activité naturelle à notre esprit. Tel le
géomètre construit a priori l'idée d'une courbe, qu'il étudiera après l'avoir créé, après
l'être donné à lui-même, mais tandis que cette création du géomètre est chose
individuelle, résulte d'un effort personnel d'invention, au contraire les natures simples,
les idées innées sont construites naturellement par tous les hommes, empiriquement
pour ainsi dire ce qu'il y a d'essentiel dans l'activité de l'esprit. Ces idées claires et

10 AT. IX :23-24.

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distinctes, oeuvres de l'activité intellectuelle en général, sont entièrement connues de
nous, justement parce qu'elles sont notre oeuvre, parce qu'il n'y a rien en elles qui nous
vienne du dehors, rien qu'il faille subir. Nous en connaissons donc tout le contenu, et
dès lors, entièrement maître de ces idées et de leur contenu, nous pouvons les
développer, en tirer tout ce qu'elles renfennent avec l'assurance de ne jamais nous
tromper, pourvu que nous tenions l'esprit constamment tendu, en ne permettant jamais
à l'imagination, et à la mémoire d'intervenir, et de glisser ainsi du tout fait dans cette
vérité qui n'est vraie que parce que nous la faisons.
Cherchons donc si, panni les idées claires et distinctes, innées à l'esprit, il en est
une qui réponde à la matière, si nous reprenons l'exemple de notre morceau de cire,
nous voyons que lorsque toutes les qualités sensibles ont été détachées, retranchées,
quelque chose reste encore, quelque chose «d'étendu, de flexible et de muable. »
« Or qu'est-ce que cela, flexible et muable? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire
étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré à une figure
triangulaire? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois, capable de recevoir
[une infinité de semblables changements, et je ne saurais] néanmoins parcourir cette
infinité [par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne
s'accomplit pas par la faculté d'imaginer]. Qu'est-ce maintenant que cette extension?
N'est-ce pas aussi inconnue? Car elle devient [5v] plus grande quand la cire se fonde
etc. 1I » Donc l'étendue et la faculté de changer de figure, en tant que perçues par les
sens et conçues par l'imagination seraient encore des qualités sensibles. Néanmoins,
l'étendue et des modes présentent ceci de particulier qu'ils peuvent être reconstruits par
l'esprit. L'ét~ndue est une idée claire et distincte, puisque nous en connaissons tout le
contenu, et que nous le développons dans la géométrie. Si donc il y a quelque chose de
claire et distinct, quelque chose d'intelligible dans la matière, c'est ce que l'entendement
y découvre, ce sur quoi l'entendement a pris, ce qui nous permet, non plus de subir
l'impression de ce morceau de cire, mais d'en créer, d'en reconstruire par nous-même
toutes les propriétés, c'est l'étendue.
Mais suit-il de là que l'étendue existe, et qu'il y ait des corps? Si je puis
connaître entièrement dans leur essence les corps, c'est à la condition que cette essence
soit de l'étendue. Ne pourrait-il pas se faire que l'étendue fût simplement une idée et
qu'il n'y ait pas de corps?
À cette question, Descartes a fait deux réponses:
10 La première est tirée de ce que l'étendue et des modes constituent des
éléments simples de nos perceptions et de ce qu'il est plus difficile de douter de ces
éléments simples que des perceptions elles-mêmes. Nous dirions que les impressions
que nous avons des corps pouvaient n'être que des songes. Mais nos songes sont

11 AT. IX :24.

-49-
cQnstruits avec des éléments qui ont été réellement donnés pendant la veille. De même si
les corps ne sont qu'imagination, n'ont pas d'existence réelle, peut-être n'en est-il pas
de même des éléments simples avec lesquels nous les construisons. Or nous trouvons
que ce qu'il y a de simple dans l'idée que nous avons des corps, c'est l'étendue.
2° Mais il y a une autre raison plus importante, d'après Descartes; elle est tirée
de la véracité divine. Dieu ne peut pas vouloir nous tromper. « et si Dieu nous
présentait immédiatement par lm-même l'idée de la matière étendue ou s'il permettait
qu'elle fût causée en nous par quelque chose qui n'eût point d'extension, de figure, ni
de mouvement, il faudrait croire qu'il prend plaisir à nous tromper.» (Princ. Phil.
p.lI12) Mais dira-t-on, le même argument ne vaudrait-il pas pour toutes les qualités de la
matière! À cette objection, Descartes répond dans la VIC Méd. en montant que les
qualités sensibles de la matière sont faites pour nous avertir de ce qui est avantageux ou
nuisible, de ce qu'il faut poursuivre et de ce qu'il faut fuir, qu'en cela consiste leur
objet, mais que, lorsque nous voulons savoir ce qu'est la matière, nous ne devons pas
nous adresser à des facultés qui n'ont pas été faites pour cela, qui ont en vue autre
chose. C'est à l'entendement que nous devons nous adresser.
Conclusion. L'existence de la matière doit être admise, parce que nous avons
une idée claire et distincte de la matière, et comme cette idée f6rl claire et distincte est
l'idée d'étendue, l'essence de la matière est l'étendue. La doctrine, comme on le voit,
est idéaliste au fond, ou du moins elle a des tendances idéalistes. Elle affirme l'existence
en la faisant coïncider avec l'intelligibilité. Ce qui sauve cependant cette doctrine de
l'idéalisme, c'est la théorie de la véracité divine, l'idée claire et distincte, doit, en vertu
de cette véracité, être réalisée dans les choses.

La Physique de Descartes
Nous avons posé le principe fondamental de la physique cartésienne: l'essence
de la matière est l'étendue. Il suit de là que tout doit s'expliquer mécaniquement: « On
me donne l'étendue et le mouvement, dit Descartes, et je vais faire le monde. 13 »
(Traité du Monde) Cette philosophie, d'après lui, d'ailleurs n'est pas nouvelle; c'est la
plus ancienne et la plus vulgaire. Car ne considérer que la figure, le mouvement et la
grandeur des corps, c'est n'examiner « aucune autre chose que ce que les lois de la
mécanique, dont la véracité peut être prouvée par une infinité d'expériences,
enseignent. »
La première conséquence de ce principe est l'exclusion des causes finales.
« Nous ne nous arrêterons pas à examiner les fins que Dieu s'est proposées en créant le

Principes de la philosophie, ne partie, art.1, AT. IX :63-64.


Il
13Jules Simon cite « cette phrase célèbre» : «De la matière et du mouvement, et je ferai le
monde. » avec une note de référence: « Voy. les Essais de M. de Rémusat, article Descartes, et article
Matière. » (Amédée Jacques, Jules Simon, Émile Saisset, Manuel de philosophie, Paris, Hachette,
31857, p.587.) .

-50-
monde, et nous rejetterons entièrement de notre philosophie la recherche des causes
finales. » (Princ. Phil. t 4 ) La raison alléguée par Descartes est que nous ne devons
point pousser la présomption au point de croire que Dieu ait voulu nous faire part de ses
conseils. « À l'inspection de l'ouvrage, il nous est impossible de deviner pour quelle
fin a été crée la chose. »
Mais la véritable raison de cette exclusion est celle que Descartes ne donne pas
explicitement: c'est que la [malité est incompatible avec le mécanisme rigoureux que
Descartes découvre dans l'univers 15 • Finalité implique contingence. Dire qu'une chose
a été faite en vue de tel ou tel but, qu'elle exprime une idée, c'est supposer qu'elle ne
résulte pas nécessairement et mécaniquement de ce qui précède, et par conséquent,
qu'elle aurait pu être autre qu'elle n'est. Or Descartes se donne l'étendue et le
mouvement, et établit qu'une fois ces principes posés, les choses, dans tous les détails
les plus infinis, ne peuvent pas être autres qu'elles ne sont. Donc il n'y a pas de place
pour la contingence et par suite pour les considérations de finalité. « La matière doit
prendre successivement toutes les formes dont elle est capable, de sorte que si l'on
considère par ordre toutes ces formes, on pourra enfin parvenir à celle qui se trouve à
présent en ce monde. » (Princ. Phi. 1///16 ) Est-ce à dire que la finalité soit entièrement
rejetée, et qu'il n'y ait aucune place dans cette doctrine pour des considérations de ce .
genre? Lafmalité est exclue du détail de l'univers, elle ne l'est pas nécessairement de
l'ensemble. Avec l'étendue, le mouvement et les lois, rien dans l'univers ne pouvait être
autre qu'il n'est. Donc pas de contingence dans le détail, point de place pour des
réflexions r6v} touchant la fin de tel objet particulier. Mais il n'en est pas de même,
pour le tout, pour l'ensemble de l'universI7. Il semble bien que l'étendue et par
conséquent aussi le mouvement avec des lois auraient pu ne pas être. Étendue et
mouvement dérivent du libre décret de Dieu, et par conséquent on peut concevoir que
des raisons de finalité, de bonté, dominent l'ensemble.
Une dernière conséquence du principe est l'exclusion des formes substantielles
et des formes accidentelles. Ces formes avaient joué un grand rôle depuis Aristote et à
travers le Moyen-Age. Par formes substantielles, on entendait ces propriétés qui
constituent la différence essentielle des corps, propriétés qui ne peuvent disparaître sans
que les corps qu'elles caractérisent périssent. Quant aux formes accidentelles c'étaient
les qualités qui se succèdent dans un même corps, et peuvent par conséquent

14 Principe de la philosophie, 1,28, AT, IX :37.


15 Guilton tire une ligne verticale au cmyon en marge.
16 Principe de laphilosophie, II,47, AT, IX : 126.

17 Bergson utilise une pareille logique quand il démontre la nécessité du « tout de l'obligation ». dans
le chapitre premier d~ Deux sources: « Chacune de ces habitudes, qu'on pourm appeler « morales »,
sem contmgente. MaIS leur ensemble, je veux dire l 'habitude de contmcter ces habitudes étant à la base
même des sociétés et conditionnant leur existence, aum une force comparable à celle de l'instinct, et
comme mtenslté et comme régularité. C'est là précisément ce que nous avons appelé « le tout de
l'obligation ».(MR :21=OE :996-997)

-51-
disparaître, sans que le corps s'évanouisse (chaleur, dureté, sonorité, mobilité, etc.)
Ces fonnes substantielles et accidentelles étaient devenues des espèces de vertus
occultes, entrant dans les corps, sortant d'eux. Descartes les proscrit absolument. C'est
que ces formes substantielles ou accidentelles ne sont au fond que les qualités de la
matière, qualités sensibles surtout. Or l'essence de la physique cartésienne et du
mécanisme en général, est de considérer les qualités comme des choses obscures dont
l'idée ne peut pas être formée par l'entendement, et qui, par conséquent, n'est pas
réalisée dans les choses. L'essence du mécanisme est de se passer de ces qualités en y
substituant des mouvements, des phénomènes mécaniques accessibles au calcul, et dont
les variétés prendront justement pour nos sens, l'aspect de ces qualités sensibles. Elles
n'appartiennent donc pas aux choses, et la même raison qui avait amené Démocrite à
dire que le doux, l'amer, toutes les qualités enfin n'existent point en eux, fait aussi que
Descartes rompt absolument avec les formes substantielles ou accidentelles, «ces
pauvres innocentes» comme il les appelle, et ne conserve que des mouvements.
La physique de Descartes va être alors une véritable cosmogonie. Comme les
anciens Ioniens, il va nous faire assister à la genèse et à l'évolution des choses, mais
tandis que le problème de cette cosmogonie antique était un problème obscur, puisqu'il
s'agissait des transformations successives d'un élément en d'autres éléments donnés de
vertus nouvelles, le problème d'où part Descartes est un problème clair et distinct, puisé
dans l'entendement, et que l'entendement peut développer de lui-même avec ses seules
ressources, suivant simplement le fil de la déduction géométrique.
Est-ce ainsi que les choses se sont réellement passées, et la cosmogonie
cartésienne prétend-elle à ce qu'on pourrait appeler la vérité historique?
[7r] Descartes nous dit dans la se partie du Discours de la Méthode, que cela
n'importe guère. Il suffit que tout se passe dans l'univers comme si cet ordre avait été
suivi. L'objet du physicien est de reconstruire l'univers par la seule force de sa pensée,
de le déduire a priori, de montrer que l'étendue et le mouvement étant donnés, les
choses ne peuvent pas être autres qu'elles ne sont. Déduisons donc une à une les
probables conséquences du problème.
1° L'univers est infini, ou pour mieux dire indéfinf8. En effet si la matière a
pour essence l'étendue, matière et étendue sont deux termes synonymes et par suite il
n'y a pas d'étendue qui ne soit pas matière. Or comment l'étendue aurait-elle des
limites? «Je ne puis pas, écrit Descartes à Morus, ne pas concevoir un espace au-delà
des bornes du monde. Or un tel espace est pour moi un vrai corps. Donc il implique
contradiction que le monde soit fini ou terminé. »

18 Principe de la philosophie, l, 27, II, 21.

-52-
2° Il n'y a pas de vide dans l'univers 19 • Car le vide serait de l'étendue sans
matière. Or, par définition l'étendue est matérielle.
3° Tout mouvement dans l'univers se produit sous forme circulaire, ou comme
dit Descartes, sous forme de tourbillons. Ceci résulte de ce qu'il n'y a pas de vide dans
l'univers. « Il faut nécessairement qu'il existe un cercle de matière ou anneau de corps
qui se meuvent ensemble en même temps, en sorte que quand un corps quitte sa place
pour quelque autre qui le chasse, il entre en celle d'un autre et cet autre en celle d'un
autre et ainsi de suite jusqu'au dernier qui occupe au même instant le lieu occupé par le
premier. » (Princ. 20)
Cette conséquence de la négation du vide, à savoir que tout mouvement est lié à
un tourbillon, avait déjà été tirée par les anciens, en particulier par Platon dans le Timée
et par Aristote dans le 4 e livre de la Physique. L'un et l'autre répondant à Leucippe et à
Démocrite qui niaient la possibilité du mouvement dans l'univers, si l'univers était
plein, soutenaient que le mouvement serait encore possible sous forme annulaire.
Ces conséquences étant tirées, nous pouvons expliquer la formation du monde.
La matière, c'est-à-dire l'étendue, est d'abord plongée dans un repos absolu. Dieu
l'arrache à ce repos et lui donne le mouvement. Une fois ce mouvement imprimé, tout
va se passer mécaniquement. En effet, l'univers étant plein, le mouvement se
communique à toutes les parties. L'agitation se produit dans lamasse entière, toutes les
parties faisant effort pour se mouvoir en ligne droite. Mais toutes s'empêchent les unes
les autres. De là la nécessité pour ces parties de se mouvoir circulairement et de former
des tourbillons, non pas autour d'un centre unique, mais autour d'une multitude
indéfinie de centres. Il y aura d'ailleurs dans ces tourbillons plusieurs espèces de
matières selon la forme des particules d'étendue qui le composent, particules qui
résultent elles-mêmes de la division de l'étendue primordiale par le seul fait du
mouvement que Dieu [7v] lui a imprimée. Ces espèces de matières, Descartes les
ramène à trois: la première, d'une mobilité extrême, remplit tous les interstices de la
matière plus dense et plus transparente des corps; elle correspond à l'éther des
physiciens modernes; La seconde, dont les parties sont rondes et petites, enveloppe les
planètes et constitue l'atmosphère. La troisième enfin est opaque, obscure. C'est la
matière dense du tourbillon; elle forme la matière des planètes. Voilà les trois espèces
de matières.
Ces lois de la mécanique auxquelles ces matières et leurs mouvements obéissent,
se ramènent à trois, qu'on peut déduire d'ailleurs de la perfection et de l'immutabilité
divines.
1ère loi: Chaque chose persévère dans son état jusqu'à ce que survienne une
cause nouvelle qui le détruise (Inertie).

19 Principe de 10 philosophie, Il, 16.

-53-
2e loi: Tout corps qui se meut et qui en rencontre un autre perd autant de son
mouvement qu 'il lui en donne.
3e loi: Chaque partie de la matière laissée à elle-même, tend à continuer son
mouvement en ligne droit.
Appliquant maintenant trois principes aux trois genres de la matière. Descartes
explique la production des qualités sensibles, le son, la chaleur, la lumière. Ce ne sont
là, d'après lui, que des mouvements de diverse nature imprimés à l'une ou à l'autre de
ces trois espèces de matières. Descartes a présenté ici les explications dites cinétique de
la chaleur, de la lumière etc. Ainsi, d'un bout à l'autre de la physique, il ne droit être
question de la figure des particules et de leurs différents modes de mouvements.
Passant alors de la matière inorganisée aux corps vivants. Descartes ne voit pas
autre chose dans ces corps eux-mêmes que de l'étendue et du mouvement. Point
d'essence spéciale. La vie n'est pas une force, une propriété spéciale, pas plus que ne
l'est la chaleur ou la lumière. Ce n'est pas une forme supérieure et par suite irréductible
de l'existence. « Toutes les fonctions que j'ai attribuées à cette machine (le corps),
suivent tout naturellement en cette machine, de la seule disposition de ses organes, ni
plus ni moins que font les mouvements d'une horloge ou autre automate, de celle de ses
contrepoids et de ses roues, en sorte qu'il ne faut point à leur occasion, concevoir en
elle aucune autre âme végétale et sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de
vie que son sang et ses esprits agités par la chaleur du feu qui brfile perpétuellement
dans son corps. » (Traité de l'Homme,
Qu'est-ce donc que ceJeu qui brûle perpétuellement et qui est le principe de la
vie? Et que sont ces esprits agités par la chaleur du feu? D'après Descartes, il se
produit dans l'estomac une fermentation analogue à « ce qui a lieu dans du foin
entassé. » Cette fermentation produit un « feu sans lumière. » « C'est ce feu qui fait
la vie tout qu'il brfile, et qui, en s'éteignant fait la mort.» Ce feu explique le
mouvement du cœur.
[8r] Quant aux esprits animaux, Descartes désigne sous ce nom une certaine
matière composée de particules très petites et d'une mobilité extrêJDe. Ils se dégagent du
sang vaporisé, remontent au cerveau, se logent dans les pores de cet organe, mais sans
jamais y rester immobiles. Ils y entrent et en sortent à tout moment. Ils agitent dans le
cerveau la glande pinéale où siège l'âme à son tour, par là ils peuvent émouvoir l'âme
diversement. Mais d'autre part, l'âme à son tour, par l'intermédiaire de la glande pinéale
peut agiter ces mêmes esprits, les lancer dans ces petits tuyaux qu'on appelle les nerfs,
et par là raccourcir ou allonger les muscles, en un mot, produire des mouvements.
Ainsi, partout des mouvements exécutés par une étendue sans qualités sensibles,
point de qualités dans les choses; ce que nous appelons qualités n'est que le sentiment

20 II, 33, AT. IX :81.

-54-
que nous avons de ces mouvements, ou, comme nous dirions aujourd'hui, la sensation
correspondante. Mais comment naît cette sensation à propos de ce mouvement? Cette
sensation, le mécanisme en général, ne demanderait pas mieux que de s'en passer. En
effet, l'objet et aussi le principe du mécanisme est de déduire les états successifs de la
matière les uns les autres, de les rattacher les uns aux autres par des états nécessaires, et
d'éliminer aussi des choses ces transformations et aussi ces qualités que les sens nous
présentent. Mais chassées des choses, ces qualités se réfugient dans la conscience sous
forme de sensations, et il faut expliquer comment ces sensations naissent dans la
conscience à la suite et à propos de ces mouvements qui sont le tout de la matière. Là est
toute la difficulté!
Si la conscience n'était pas là pour témoigner de l'existence des sensations, et
par conséquent ainsi des qualités apparentes de la matière, on pourrait les nier,
purement et simplement. C'est ce que Descartes n'hésite pas à faire pour les animaux.·
Les animaux reçoivent l'impression de ces mouvements extérieurs qui constituent la
matière; les mouvements ainsi recueillis par eux, se transforment chez eux en
mouvements des membres, des organes, du corps tout entier. Jamais la conscience
n'intervient: « Les bêtes ne nous imitent ou surpassent qu'en celles de nos actions qui
ne sont pas conduites par notre pensée ... Ceux qui marchent en dormant passent
quelquefois des rivières à la nage, où ils se noieraient étant éveillés. Et c'est aussi sans
user de notre raison que nous parons les coups qu'on nous porte. » (Correspondance)
Ainsi chez l'animal, tout se passe mécaniquement, et, comme nous dirions aujourd'hui,
par action réflexe, sans conscience.
Les raisons invoquées par Descartes à l'appui de cette thèse sont surtout tirées
de ce que l'animal ne possède aucune espèce de langage ou de signe. « Si elles (les
bêtes) font beaucoup de choses aussi bien et mieux que nous, je ne m'en étonne pas;
car cela même sert à prouver qu'elles agissent naturellement et par ressort, ainsi qu'une
horloge, laquelle montre [8v] bien mieux l'heure qu'il est, que notre jugement en nous
l'enseigne.» Mais s'il y avait quelque pensée (ou conscience) chez l'animal, il
éprouverait le besoin, non plus simplement d'agir, mais de manifester cette pensée. Or
il ne le fait pas. Donc c'est une simple machine.
Telles sont les raisons extérieures à la doctrine. Mais la raison profonde se tire
du principe même de la doctrine cartésienne de la matière. En quoi consiste le
mécanisme cartésien? À se donner l'étendue et le mouvement et à ne supposer aucun
autre principe, sauf dans le cas où il est radicalement impossible de faire le contraire. La
loi du mécanisme est la loi d'économie, celle qui préside à toute explication scientifique.
Se d01lller un minimum d'hypothèses et en tirer le plus possible, n'introduire aucune
nouvelle donnée tant que la déduction peut continuer, sans être réduit à l'impuissance.
Or nous savons que les phénomènes extérieurs sont des mouvements. D'autre part tout
ce que nous savons de l'activité de l'animal est qu'il accomplit des mouvements. Les

-55-
mouvements qu'il reçoit doivent donc suffire à expliquer les mouvements qu'il
accomplit, tant que nous n'avons pas de raison positive pour aftïnner l'existence
d'autre chose, d'un principe conscient par exemple. Donc il faut que l'animal soit une
machine.
Mais lorsqu'il s'agit de l'homme, il n'en est plus de même. Nous avons le
sentiment des qualités de la matière. En d'autre terme, nous nous trouvons en présence
de la conscience, connue d'un fait indubitable. Il faut donc supposer que les corps
c'est-à-dire l'étendu et le mouvement agissent sur la pensée, provoquent en elle des
sensations dont certaines sont projetées par elle au dehors et constituent les qualités de
la matière.
Comment cette action est-elle possible? Nous concevons bien le mouvement
extérieur, puis l'agitation des esprits par ces mouvements recueillis, puis l'ébranlement
de la glande pinéale. Mais le passage de cette modification de la glande, qui soit encore
phénomène étendu, à un sentiment de l'âme, est un incompréhensible mystère.
Descartes veut que nous acceptions cette action d'une substance sur l'autre, comme un
fait, dont il n'y a pas lieu de chercher l'explication, car il ne saurait être ramené à autre
chose. Il y a l'étendue ou le corps; Il Y a la pensée ou l'âme, et Il y a enfin l'union de
l'âme et du corps. La sensation d'une part; l'action volontaire, de l'autre, témoignent
de cette union.
Dans la Ive partie des Principes, l'ordre de cette déduction est bien marqué. 1°
Nous constatons les qualités de la matière; 2° Elles ne peuvent pas être dans les
choses, dans la matière même ; 3° Donc ces qualités sont des sentiments qui naissent
qans l'âme à propos des mouvements et l'étendue. « Nous pouvons bien concevoir
comment le mouvement d'un corps peut être causé par celui d'un autre, et diversifié par
la grandeur, la figure et la situation de ses parties. Mais nous ne saurions concevoir en
[9r] aucune façon comment la grandeur, la figure et le mouvement peuvent produire des
natures entièrement différentes, telles que l~s qualités réelles et fonnes substantielles
que la plupart des philosophes ont supposées dans le corps ... Or, puisque nous voyons
bien par expérience que plusieurs des sentiments de l'âme sont véritablement causés par
les mouvements, nous avons sujet de conclure que nous n'apercevons en aucune façon
que la lumière des corps, leur couleur, leur odeur, leur goût, leur son, leur chaleur etc.
soient en eux (dans le corps) autre chose que les diverses figures, situations, grandeurs
et mouvements de leurs parties ... qui excitent en notre âme tous les divers sentiments
(sensations). »
Conclusion,' rôle de la science, d'après Descartes.
En résumé, il y a deux manières de se représenter la matière: celle des sens et
de l'imagination d'un côté; celle de l'entendement de l'autre. La distinction de ces deux
représentations nous donne la clef de la théorie cartésienne de la matière. Leur
rapprochement, leur comparaison nous donne d'autre part la clef de la conception

-56-
cartésienne de lascience, en général. Les sens et l'imagination, c'est-à-dire la mémoire"
qui les prolonge, nous donnent de la matière une représentation d'abord problématique,
ensuite déconcertante. Elle est problématique, parce qu'il n'y a rien dans la
connaissance sensible qui nous garantisse ce que nous appellerions aujourd'hui sa
" réalité objective. La certitude ne vient pas du dehors, mais du dedans. L'évidence ne
peut pas appartenir à des images qu'on reçoit toutes faites. Elle s'attache seulement aux
idées simples, claires et distinctes que nous tirons de nous-mêmes, et aux conséquences
que nous en déduisons. Donc l'existence du monde extérieure tant que nous en sommes
" réduits aux données des sens n'est que possible ou tout au plus probable; elle n'est pas
certaine. Quant à la nature de la matière, telle que les sens nous la révèlent, elle est
quelque chose sur quoi l'esprit n'a pas de prise. C'est que la représentation sensible est
déconcertante, faite d'images qui se suivent, et dont on peut simplement constater la
succession: elles n'ont pas un lien logique entre elles. Aucun effort logique ne déduira
a priori celle qui suit de celle qui précède. C'est que nous sommes ici, pour employer le
langage d'une philosophie plus rapprochée de nous, dans le domaine de la qualité, et
que les qualités et leurs nuances sont autant de term~s irréductibles les uns aux autres.
Au contraire l'entendement nous fournit de la matière une connaissance 1°
évidente, certaine; 2° bien liée, systématique. L'existence de la matière, d'abord, telle
que nous en puisons l'idée dans notre entendement, est évidente. Dans cette
connaissance en effet, n'entre aucun élément réfractaire à l'esprit. L'évidence, la clarté
qui s'attache à l'idée d'étendue puisée dans l'entendement est telle que nous ne pouvons
pas douter de l'existence de l'étendue quand nous y pensons. Alléguera-t-on que cette
idée pourrait ne correspondre à rien de réel, n'être qu'une idée? Mais Dieu est garant
de la véracité des idées claires et distinctes, ce qui revient à [9v] dire au fond qu'il n'y a
pas de différence entre la clarté absolue, complète, d'une idée, et sa réalité. La non-
réalisation d'une idée, ne peut venir que de ce qui lui manque intrinsèquement, c'est-à-
dire de son obscurité. Donc l'existence de la matière est certaine. D'autre part, cette idée
d'étendue fournie par l'entendement, étant une idée claire et distincte, se prête à la
déduction rigoureuse. Nous poserons donc l'étendue avec ses modes, et alors, au lieu
d'assister passifs aux transformations de la matière, à une succession de qualités et
d'images, que nous ne pouvons qu'enregistrer pendant qu'elles se produisent, nous
déduirons, nous créerons à nouveau, nous reconstruirons par le seul effort de notre
entendement sous les états successifs par lesquels l'étendue doit passer en vertu des
seules lois de la mécanique, qui gouvernent le repos et le mouvement.
Cela revient à dire que l'univers matériel est un tout qui se développe
conformément aux lois de l'entendement, et que l'entendement peut reconstruire avec
ses seules forces. Mais cela revient à dire aussi qu'il y a dans l'âme humaine, au-

-57-
dessous de l'entendement, qui est pour ainsi dire accordé sur les èhoses21', une autre
puissance qui en suit toutes les démarches, et qui les reproduit sous forme imagée, par
là même incohérente. Cette faculté est celle de percevoir et d'imaginer. Tout ce que
l'entendement voit clairement et distinctement, c'est-à-dire tel qu'il est en soi, les sens le
perçoivent sous forme d'images, apparences confuses, toutes relatives à nous et dont
nous ne pouvons tirer aucune connaissance, aucune preuve certaine de la réalité des
corps, aucune donnée quant à leur nature.
Quel est donc le rôle de la science? C'est, en toutes choses, de substituer le
travail de l'entendement à celui des sens et de l'imagination. Les sens, aVec leurs
images, pourront poser les problèmes, jamais les résoudre. Ils nous montrent des
images qui se suivent, des successions, jamais un enchaînement, parce qu'il n'y a
d'enchaînement réel que celui qu'établit la déduction, et que la déduction consiste à
passer d'une chose à une autre de même nature, jamais d'une qualité à une autre qualité.
La science fait donc appel à l'entendement et lui demande de puiser parmi ces idées
claires et distinctes, celle [ ... ] double développement mathématique suivra pas à pas et
parallèlement de développement des qualités et des images. Cela revient à dire que le
centre de la science cartésienne est cette nouvelle géométrie dont Descartes est
l'inventeur, et qui consiste à substituer à la considération des figures, qui sont des
images perçues par les sens, l'étude des relations algébriques, c'est-à-dire des rapports
de grandeur qui ne supposent aucune image et qu'établit l'entendement pur. De même
que la série des déductions algébriques suit pas à pas celle des théorèmes géométriques
correspondants, permet de les déduire a priori sans aucun des tâtonnements de la
géométrie élémentaire, ainsi le physicien qui substitue à considé-[1Or]ration des qualités
sensibles, celle de relations mécaniques accessibles au seul entendement, retrouve tout
le long de sa déduction les propriétés sensibles de la matière, les engendre à nouveau
par le seul effort de sa pensée, et substitue à la succession des phénomènes accidentels,
présentée par les sens, la déduction de termes qui sortent nécessairement des uns des
autres.
II. Spinoza
La doctrine cartésienne de la matière soulevait de très graves difficultés que nous
pouvons résumer de la manière suivante:
1° L'existence de la matière demeure contingente. Il n'est pas absolument
nécessaire que la matière existe. Rappelons-nous en effet que c'est la véracité divine et
la véracité divine seulement, qui nous garantit l'existence du monde extérieur. Sans
doute la résistance que rencontre notre imagination quand elle se représente la matière.
Sans doute aussi l'ordre de nos perceptions nous invite à croire. Mais la certitude que
nous avons de l'existence des choses a pour fondement unique la véracité divine.

21 «[ ... ] si l'intelligence est accordée sur la matière et l'intuition sur la vie [ ... ]»

-58-
2° En ce qui concerne l'essence de la matière, Descartes affinne· que cette
essence est l'étendue. Mais la raison qu'il en donne est que nous avons de l'étendue une
idée claire et distincte, alors qu'il n'en est pas de même des qualités sensibles. Pourquoi
ce qui est claire et distincte pour mon entendement est-il réalisé dans les choses? Ici
encore Descartes fait appel à un Dieu, garant de la véracité. Cela revient à dire qu'il
n'est pas nécessaire, d'une absolue nécessité, ni que la matière existe, ni qu'elle ait
l'étendue pour essence. Existence et essence sont subordonnées à un décret qui eftt pu
ne pas être, décret contingent.
3° En ce qui concerne non plus l'existence, non plus l'essence de la matière,
mais les phénomènes de la matière, ses modifications, Descartes affinne le mécanisme
universel. Il faut que la même quantité de mouvement se conserve dans l'univers, et
qu'un état du monde matériel sorte de l'état précédent en vertu de la seule nécessité des
lois de la mécanique. Mais ces lois, elles mêmes, ne font qu'exprimer, d'après
Descartes, l'immutabilité de la volonté divine, qui pourrait sans doute se dégager, mais
qui choisit de rester d'accord avec elle-même. Si tout ce qui se passe dans le monde
matériel est l'effet nécessaire de causes naturelles, cette nécessité elle-même, dans son
ensemble, dans sa totalité, n'est que, parce que Dieu l'a voulue, effet, elle aussi, d'un
libre décret. On pourrait dire, si les deux mots ne juraient pas d'être réuni, que c'est une
nécessité contingente que celle du mécanisme cartésien. Tout est nécessaire dans le
monde de la matière, mais le monde matériel, avec la nécessité qui le pénètre, eftt pu ne
pas être.
4° Considérons enfin parmi tous les phénomènes de la matière, ces phénomènes
particuliers qui ont lieu dans le corps humain, soit que la volonté en soit la cause, soit
qu'une émotion en soit l'effet. Il y a des [lOv] mouvements produits par nous:
influence de l'âme sur le corps. Il y a des émotions, états passifs de l'âme provoqués
par des mouvements corporels (la sensation est un de ces états) : influence du corps sur
l'âme. D'où vient cette influence et comment s'explique-t-elle? Cette influence, elle
aussi est contingente. Nous entendons par là qu'elle n'est pas déduite, ne résulte pas
nécessairement de tel ou tel principe du système, qu'elle pourrait par conséquent ne pas
être, et qu'elle n'est que par une espèce de grâce de la Providence. Et de fait, Descartes
se borne à constater l'union de l'âme et du corps, sans l'expliquer, sans la ramener à
autre chose. Bien plus, il y a là pour lui une action simple, qui défie toute explication.
Le spinozisme n'est pas autre chose qu'une tentative pour exclure de la doctrine
cartésienne la contingence, l'indétermination partielle que son auteur y avait laissée. Au
point de vue strictement métaphysique, contingence signifie mystère, car cela seul se
comprend, cela seul est parfaitement intelligible, qui peut se déduire des principes, qui
en résulte nécessairement. Ce qui est contingent échappe aux prises de la déduction, et

(EC : 179=OE :646) Cf. EC :267=OE :721, PM :36=OE : 1280.

-59-
par conséquent à celle du pur entendement. Ce n'est pas à dire qu'une doctrine
philosophique soit faible, ~n proportion de la contingence qu'elle laisse aux choses. Les
philosophes qui ont eu le sentiment profond du réel, ceux qui ne sont pas purs
intellectualistes, ceux qui ont compris la complexité intérieure des choses ont restreint la
part de la déduction. C'est ce qui est arrivé à Descartes, et ce qui, bien loin d'affaiblir sa
doctrine, en fait la force et la fécondité. Mais il était naturel qu'on cherche à développer
et à modifier le cartésianisme dans le sens de l'intellectualisme pur, éliminant de cette
doctrine la contingence, déduisant d'un principe unique toutes les explications
particulières. En cela consiste la tentative de Spinoza. Nous allons voir, en particulier
pour la théorie de la matière, toutes les difficultés soulevées par le cartésianisme
s'évanouir dans une doctrine qui met la nécessité partout. Commençons par le dernier
point.
4 0 Dans les rapports de l'âme et du corps, il y a d'un côté des états de l'âme ou
modes de la pensée, de l'autre des états du corps ou modes de l'étendue. Si nous
supposons quelque part la liberté ou la contingence, nous sommes obligés de supposer
à l'âme une force particulière, une action possible sur l'étendue, et cette action est d'une
nature sui generis. Elle est irréductible à tout autre; elle est inexplicable. Mais
supposons au contraire qu'il n'y ait pas de libre arbitre, pas de contingence, et que tout
ce qui est, soit nécessairement. Nous aurons alors d'un côté des états de l'âme ou
modes de la pensée qui se suivent nécessairement les uns les autres, et de l'autre des
mouvements du corps ou modes de l'étendue qui s'entraînent nécessairement selon les
lois de la mécanique. Pourquoi admettre une action quelconque de la pensée sur
l'étendue et de l'étendue sur la pensée! Cette influence serait inintelligible. Bien plus,
il est impossible même qu'elle s'exerce, puisque rien ne peut être changé ni dans la
succession des modes de la pensée, ni dans celle des modes de l'étendue. Alors au lieu
de parler [Ur] d'une âme substance, c'est-à-dire d'une force active, d'une unité
vivante, agissante, nous parlerons seulement d'une série de pensées, d'une série de
modes de la pensée. Les choses sont ainsi disposées que toutes les modes de la pensée
que nous appelons des états de l'âme correspondent rigoureusement à ces modes de
l'étendue que nous appelons mouvements du corps. Entre les modes de la pensée et les
modes de l'étendue, il y aparallélisme. Ni le corps ne peut agir sur l'âme, ni l'âme sur
. le corps. Mais pensée et étendue développent chacune pour soi tous leurs modes, et ces
modes se correspondent deux à deux respectivement, de telle sorte que tout mouvement
du corps a son idée, et toute idée son mode de l'étendue qu'elle représente. Point
d'influence réciproque, mais un rigoureux parallélisme. La difficulté, le problème de
l'union de l'âme et du corps s'évanouit. Mais à quel prix! Une nécessité absolue régit
le développement des modes de l'étendue, et il n'y a pas de place pour la contingence,
pas de place pour le libre arbitre.

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3° Dans la doctrine cartésienne, le mécanisme universel était contingent, c'est-à-
dire simple effet du libre arbitre de Dieu. Ainsi les lois de la mécanique auraient pu être
autres qu'elles ne 'sont, l'univers autre qu'il n'est etc ... Ici encore Spinoza élimine la
contingence. Tous les modes de l'étendue, c'est-à-dire tous les aspects des corps et
leurs mouvements résultent nécessairement de l'essence même de l'étendue. Il faut
distinguer en effet, d'après Spinoza, les modes de l'étendue, et l'étendue en elle-même,
l'étendue attribut de Dieu. Tous les modes de l'étendue, en nombre infinie, qui
composent l'univers développent nécessairement l'étendue-attribut, c'est-à-dire
l'étendue simple, indivisée, qui est attribut de Dieu. Dieu est la substance infinie, qui,
en raison de son infinité, possède une infinité d'attributs. Mais les attributs au sens que
Spinoza donne à ce mot ne sont pas des modifications de la substance. Attribut, chez
Spinoza, ne signifie pas du tout propriété. Attribut signifie expression. Les attributs
divins représentent les diverses manières dont Dieu s'exprime. II est tout entier en
chacun d'eux, comme un poème traduit en plusieurs langues, est complet en chaque
langue. Ainsi Dieu est étendue, Dieu est pensée, Dieu est une infinité d'autres choses
encore dont nous n'avons aucune idée, parce que nous sommes des modes de la pensée
et de l'étendue seulement. La pensée est donc Dieu tout entier, comme aussi l'étendue
est Dieu tout entier. Alors, comme la pensée et l'étendue sont les attributs d'llJle seule et
même substance, c'est-à-dire les expressions d'une seule et même vérité, les traductions
d'une seule et même formule, on comprend que tous les modes qui développent à
l'infini le contenu de la pensée se correspondent absolument, sans pouvoir abondant
s'influencer, telles par exemple deux traductions, l'une française, l'autre [11 v] anglaise,
d'un vers de l'Iliade. Elles correspondent parfaitement, sans qu'aucune des deux ait
déterminé l'autre. Les rapports de l'âme et du corps n'ont pas d'autre origine. Ainsi le
parallélisme dont nous parlions entre les modes de la pensée et ceux de l'étendue
s'explique maintenant. Les modes de la pensée développent l'attribut pensée, les modes
de l'étendue développent l'attribut étendue, et comme la pesée et l'étendue expriment la
même chose, à savoir l'essence de la substance, tout se passe comme si les modes de la
pensée et ceux de l'étendue se traduisaient, et par suite s'influençaient réciproquement.
Mais l'on comprend aussi pourquoi l'univers matériel est soumis au mécanisme. Il n'y
a pas là un accident. Il n'y a pas là un effet contingent de la volonté divine. Il faut de
toute nécessité que l'étendue attribut s'exprime par tous les modes possibles de
l'étendue. Posez l'étendue, attribut de Dieu, vous posez la totalité des modes. Il ne
pourrait y avoir contingence dans les choses, que si les choses avaient une réalité
distincte de celle de Dieu, si les choses étaient des substances, mais il n'en est pas ainsi.
L'étendue est un attribut de Dieu et tous les modes de l'étendue sont contenus dans
l'étendue attribut, de même que toutes ses conséquences d'une définition géométrique
sont contenues dans cette définition et posées avec elle. Ainsi le mécanisme du monde
matériel n'est pas une propriété contingente, quelque chose qui s'y ajoute, et qui eût pu

-61-
ne pas être. Il est l'essence même de l'univers matériel, parce que la nécessité est le
fond deschost{s, et qu'en posant la substance, c'est-à-dire Dieu, on pose en même
temps l'étendue, qui est une de ses expressions possibles, et tous les modes de
l'étendue, dont la pluralité infinie n'est pas autre chose que l'expression multiple de
l'unité divine.
20 et laD' où vient maintenant que dans la doctrine cartésienne, d'une part
l'existence de la matière soit contingente, et de l'autre la réduction de cette matière à
l'étendue, idée claire et distincte, soit subordonnée à la véracité divine? Cela tien au
fond à ce que Descartes adopte pour centre la pensée, en particulier la pensée humaine.
Il part du cogito, il n'est assuré que de l'existence de sa pensée humaine. Alors comme
il ne saisit le monde extérieur que par l'intermédiaire de sa pensée, il n'est pas sûr de
l'existence indépendante de ce monde extérieur, et il ne pourra passer de l'idée à l'être
que par un artifice métaphysique, en faisant intervenir Dieu, garant de la vérité. Et c'est
aussi parce qu'il est enfermé dans sa pensée choisie pour centré, qu'il ne peut pas
déduire a priori la nécessité pour la matière de n'être que de l'étendue. Tout ce qu'il peut
dire, c'est que l'étendue est la seule idée claire et distincte qu'il ait de la matière. C'est
par un effet de la bonté de Dieu, que l'idée claire et distincte représente l'essence des
choses. Or le fond, l'essentiel de la méthode spinoziste consiste à déplacer le centre et ~
s'installer, pour ainsi dire, en Diezp. f12r] Le philosophe ne va pas adopter pour centre
sa pensée individuelle. Ce semit la source de mille erreurs, la source de toutes les
illusions relatives au libre arbitre, à la contingence, à la finalité etc. Le philosophe va se
transporter en Dieu, c'est-à-dire dans le principe d'où découlent tout~s choses. Or, si
nous nous plaçons en Dieu, ce qui se fait en posant dès d'abord la nécessité d'une
substance infinie, nous ne voyons plus l'étendue se subordonner à la pensée, comme il
arrive quand on prend la pensée pour centre, et que l'étendue alors n'existe plus que
comme représentative. Nous verrons au contraire pensée et étendue élevées à la même
dignité, placées sur un même plan, ou plutôt divergeant d'un même centre, exprimant
l'une et l'autre à leur manière, développant l'une et l'autre avec la même nécessité
l'e~sence de Dieu. Nous n'avons plus alors à expliquer pourquoi la matière existe, pas
plus que la pensée. Nous sommes également assurés de ces deux existences, parce
qu'aucune des deux n'est d'une réalité supérieure à nous, parce que, placés en Dieu,
nous voyons pensée et étendue s'ériger en expressions également légitimes, également
nécessaire de la substance divine. Nous dirons donc que Dieu est, par la nécessité de
son essence, parce qu'il serait contmdictoire que la substance infinie ne [ftt pas. Nous
dirons ensuite qu'il faut que cette substance s'exprime en pensée, en étendue, et d'une

22 La méthode de Bergson ne consiste pas à se placer en Dieu mais dans la durée. « Partir de Dieu pour
ailer aux choses. Telle est sans doute la méthode d'un Spinoza. Et, plus généralement, on peut y voir la
méthode vraie. Mais ce n'est pas la mienne, et il ne faudrait pas que le lecteur pOt me l'attribuer, car
jamais je ne pars de Dieu comme s'il était donné. » (9 avril 1926, Jacques Chevalier, Entretie11S avec
Bergson, Paris, Plon, 1959, p.68)

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infinité d'autres manières encore; sinon la substance ne serait pas infinie. Nous dirons
enfin qu'il faut que tous les modes de la pensée en nombre infinie, et tous les modes de
l'étendue, en nombre infinie aussi, se correspondent, puisqu'ils développent la même
essence.
III. Malebranche
En ce qui concerne l'essence de la matière, Spinoza, comme nous l'avons dit, ne
met même pas en question l'opinion de Descartes, suivant laquelle cette essence est
l'étendue. Son objet a été d'éliminer de la doctrine cartésienne toute contingence. C'est
un intellectualisme pur que le spinozisme. Mais justement parce que tous les
phénomènes de l'étendue doivent sortir nécessairement de l'étendue, et que l'étendue
elle-même doit exister nécessairement par cela seul que la substance existe, Spinoza est
amené à voir dans les modes de l'étendue ou phénomènes de la nature, le
développement nécessaire, mathématique deI 'étendue, attribut divin. De là résulte qu'il
ne peut Y avoir pour !).li aucune ressemblance entre l'étendue, telle que nous nous la
représentons, et l'étendue, telle qu'elle est en Dieu. Nous nous représentons des modes
de l'étendue en nombre infini et chaque mode nous paraît déterminé par les modes de
l'étendue qui le précédent. Mais s'il était possible d'embrasser ces modes de l'étendue
en nombre infini, dans leur totalité, on n'apercevrait rien de plus que l'étendue [12v]
simple, indivisée, nue, qui est l'attribut de Dieu. Nous ne pouvons nous former aucune
idée de cette étendue, qui est attribut de Dieu, et qui exprime à sa manière la totalité de
l'essence divine. Tout ce que hous savons, c'est qu'elle équivaut dans son unité à la
multiplicité infinie des modes de l'étendue. Bien pl us, elle ne fait qu'un avec elle. Dieu
est les choses, la « nature naturante » est la« nature naturée », tout cela coïncide dans
l'absolu; mais ce qui, envisagé du point de vue du fini, et par conséquent du point de
vue humain, se développe en une série de modes en nombre infini, est, au contraire, si
l'on se place dans l'absolu, au sein de la substance, une unité indivisée. Tous les
théorèmes en nombre indéfini qui expriment les propriétés de la circonférence et en
développent l'essence sont équivalents dans leur ensemble à l'unité indivisée de la
définition du cercle. Posez cette définition, la série indéfinie des théorèmes est posée
avec elle et en elle. Une intelligence supérieure lirait dans cette définition simple la suite
des théorèmes, et d'autre part, si c'était la série indéfinie des théorèmes qui lui était
présentée, elle pourrait, à condition de saisir cette série indéfinie tout d'un coup, dans
son· ensemble, n'apercevoir que la définition simple de la circonférence, qui en est
l'équivalent. D'autre part, si elle était condamnée par sa nature à ne connaître que des
théorèmes, c'est-à-dire des expressions partielles, elle ne se formerait aucune idée de la
définition, expression à la fois totale et simple.
C'est dans ce dernier état d'esprit que nous sommes vis-à-vis des modes de
l'étendue. Nous ne connaissons de J'étendue que des modes, développement qui ne
sera jamais terminé de l'étendue attribut. De celle-ci nous n'avons aucune idée, et

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néanmoins elle équivaut, elle, étendue simple, à la série infinie des modes de l'étendue
qui y sont inhérents et coïncident même avec elle.
La doctrine de Malebranche présente de grandes analogies avec celle de Spinoza.
Comme Spinoza, Malebranche accepte sans discussions la définition cartésienne de la
matière: c'est de l'étendue. Comme Spinoza, Malebranche est préoccupé d'expliquer le
rapport de cette matière au reste des choses, c'est-à-dire en somme, à Dieu. Comme
Spinoza aussi, il tend à restreindre de plus en plus la part d'action, et par conséquent
d'existence réelle ou individuelle des choses finies. Mais, tandis que Spinoza va
jusqu'au bout de ce principe, refuse absolument aux choses pensantes ou étendues toute
existence indépendante et en fait de simples modes des attributs di vins, Malebranche
n'ose pas aller aussi loin. Il s'arrête à mi-chemin. Il refusera aux choses finies, (à tout
ce qui n'est pas Dieu) toute espèce de causalité, mais il n'ira pas jusqu'à leur refuser
toute existence séparée, toute existence individuelle23 • D'autre part, ne pas agir,
équivaut bien, quoi qu'on fasse, à ne pas être, et c'est pourquoi, en pressant la doctrine
de Malebranche, c'est toujours au spinozisme qu'on aboutit. Mais comme Malebranche
recule devant cette conséquence qui l'effraye, comme il ne l'accepte pas, il y a
constamment dans sa doctrine des inconséquences, et la distinction de l'étendue attribut
et de l'étendue mode24 , qui est la [13r] limite où tend sa doctrine de la matière, n'arrive
jamais cependant à être formulée dans toute sa rigueur. C'est pourquoi un exposé
systématique ne suffit plus ici, comme pour Spinoza. Il faut suivre le développement de
la doctrine, telle qu'on la trouve dans la « Recherche de la Vérité », puis dans les
Eclaircissements de cette Recherche, puis dans la Polémique avec Arnauld et la
Correspondance avec Dortous de Mairan. Cette doctrine a varié. Flle a pris une 1ère
forme dans le 3e Livre de la Recherche de la Vérité, et une seconde dans les Ecrits
suivants.
1~re forme: La Vision des objets particuliers en Dieu
Dans le 3 e Livre de la Recherche de la Vérité, Malebranche développe cette idée
que les objets particuliers sont aperçus par nous en Dieu, qui nous montre en lui leur
image, ou, comme dit Màlebranche, leur idée. Malebranche refuse aux choses finies
toute action, toute causalité efficace. Dieu seul est cause. Que l'étendue puisse agir sur
la pensée et la pensée sur l'étendue, cela est impossible, et pareille supposition est
même sacrilège, puisqu'elle ferait de la créature un être capable de créer. Toute action
est créaJion. Dès lors l'idée d'une action des choses sur l'âme est impossible et
inadmissible. Résumons les différents points de cette théorie, les intermédiaires par
lesquels passe Màlebranche dans la 3 e partie de la Recherche.
Il y a d'après lui plusieurs hypothèses possibles relativement à la perception c;ies
choses. 1ère hypothèse. Peut-on dire que les objets envoient à vos sens des images qui

23 À côté de cette phrase, Guitton tire une ligne verticale en marquant« X » au crayon.

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leur ressemblent? Cette théorie attribuée par Malebranche aux péripatéticiens, mais qui
appartient en réalité aux épicuriens, théorie d'après laquelle les objets dégageraient des
images qui viennent s'iinprimer en nous, Malebranche la réfute trop longuement et sans
peine d'ailleurs.
2e hypothèse. Les idées des objets extérieurs, des choses telles que nous les
apercevons, sont-elles produits par l'âme elle-même? Non, car si nous ne percevons
en réalité que les idées des choses, néanmoins les idées sont des êtres véritables et l'âme
n'a pas le pouvoir créateur. Les idées des choses ne sont pas des non-réalités, des
riens. Ce sont des réalités que nous ne pouvons pas tirer du néant.
3e hypothèse. Dirons-nous que nous voyons les objets par des idées créées avec
nous, que si nous ne forgeons pas nous-même les idées que nous apercevons, Dieu les
a créés en même temps que notre esprit, et dans notre esprit? Cette solution, d'après
Malebranche, est contraire au principe de la simplicité des voies, puisque Dieu aurait été
ainsi obligé de créer une infinité d'idées des choses, et de répéter cette infinité autant de
fois qu'il y a d'esprit.
4" hypothèse. Supposera-t-on maintenant que Dieu produit les idées des objets
en nous à chaque moment que nous en avons besoin? Mais alors nous ne
chercherions jamais l'idée d'une chose. Elle se présenterait à notre esprit tout à coup. Or
c'est un fait que nous pouvons penser à toute chose, quelle [14r] qu'elle soit, ce qui
n'est possible que si nous les apercevons confusément avant qu'elles n'aient clairement
paru.
Toutes les hypothèses possibles ont donc été éliminées, sauf une qui est la
vision en Dieu. En effet Dieu ayant créé toutes choses, en a nécessairement les idées.
Donc en Dieu existent les idées de toutes choses. De plus Dieu est étroitement uni à nos
âmes par sa présence. Il est le lieu des esprits. Donc notre esprit peut voir en Dieu. Par
suite une vision en Dieu est possible. Mais elle n'est pas seulement possible; elle est
réelle. Car Dieu qui agit toujours par les voies les plus simples, et qui, d'autre part, a
voulu nous faire connaître les choses (cela est certain, puisque nous les connaissons) ne
pouvait pas choisir de moyen plus simple pour nous les faire connaître que de nous
montrer en lui les idées qu'il en a. Enfin et surtout, on peut dire que la vision en Dieu
est nécessaire, parce que, dans toute autre hypothèse, on méconnru"t le rapport de
dépendance intime qui existe entre la créature et le Créateur. Dans toute autre hypothèse,
on supposera que les choses agissent et agissent indépendatnment de Dieu, sur des
esprits séparés de Dieu. Ici au contraire, nous supposerons que les esprits sont unis
étroitement à Dieu, ne peuvent voir qu'en Dieu et que Dieu seul agit sur eux.
Telle est la première fOffile de la théorie de la vision en Dieu. Malebranche
accepte-t-il ou rejette-t-il l'existence réelle des corps? La rejeter entièrement pour ne

24 Guitton tire deux lignes verticales au crayon en marge.

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plus conserver des corps que leurs idées, présentes en Dieu et révélées à notre esprit,
serait aller bien loin dans la voie du panthéisme qui identifie les choses avec Dieu.
Malebranche s'est arrêté à temps: les corps que ce qu'il faut pour que leur réalité ne
s'évanouisse pas dans la substance divine, mais ce ne sont pas les corps eux-mêmes
que nous apercevons. Dieu nous révèle à propos de chaque corps l'idée qui est en lui de
ce corps. Comment connaîtrions-nous en effet autre chose que des idées? L'idée seu1e
est accessible à l'esprit. Ce ne sont donc pas les corps, mais leurs idées que nOU$
percevo~s, et alors, au lieu de supposer que ces idées sont répétées autant-de fois qu'il
, complication infinie, il vaut beaucoup mieux dire que ces
y a d'esprit, hypothèse d'une
idées sont données une seule fois, données en Dieu, et que les esprits, étroitement unis
à la substance divine, voient en Dieu les idées qui y résident.
2" forme: ['éteruiue intelligible.
Mais sous cette 1ère forme, la théorie de la vision en Dieu souleva des objections
et même des railleries, qui amenèrent Malebranche à la inodifier. Comment mettre en
Dieu en effet, une mu1tiplicité de corps, ou, ce qui revient au même, d'idées de corps?
Il faudra mettre en Dieu chaque chose particu1ière, bien plus, mettre en Dieu le
mouvement même des objets. [14v] Pressé par les objections d'Arnauld, et redoutant
l'accusation de faire Dieu corporel, en mettant l'étendue en Dieu, MalebrancJ;te se décida
à présenter ce qu'il appelle un simple« développement» de sa doctrine, mais ce qui
est réellement une « modification». Ce qui est en Dieu, ce ne sont pas les choses
particu1ières perçues par nous, c'est l'étendue intelligible:
Qu'est-ce que cette étendue intelligible? Il Y a, d'après les cartésiens, deux
manières pour une chose, d'être contenue dans une autre; elle peut y être
formellement, c'est-à-dire telle quelle. C'est ainsi que l'idée d'un objet est contenue
formellement dans mon esprit qui se la représente. Mais elle peut y être éminemment,
c'est-à-dire en tant qu'enveloppée virtuel1ement dans quelque autre chose de même
nature, mais de qualité supérieure. C'est ainsi que la perfection contiendra éminemment
la bonté. Or, si l'on prend toutes idées des choses créées, c'est-à-dire des chos.es
étendues, et si on essaie de se représenter une idée d'une perfection telle qu'on puisse
en tirer par voie de diminution [de] toutes les idées particulières de toutes les choses
étendues, on obtiendra justement ce que Malebranche appelle l'étendue intelligible.
Cette étendue est une, immuable, alors que les choses étendues sont mu1tiples et
changeantes: l 'homme seulles perçoit et les perçoit sous cette forme. Quel est donc le
rapport entre cette étendue intelligible et les choses particulières dont nous avons
connaissance ?
D'après Malebranche, cette étendue, étant dans son unité l'équivalent de la
totalité des choses étendues, est une étendue sans limites, dont Dieu découpe en quelque
sorte des parties pour nous les montrer. Dieu seul agit et il peut agir sur notre esprit de
manière à provoquer en lui des sentiments à propos de telle portion d'étendue qu'il lui

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plaira de nous montrer. Or la couleur par exemple est un sentiment. Qu'est-ce qui fait
que nous apercevons des objets colorés? C'est que l'étendue continue se découpe
pour nous en parties qui se colorent. Il y a donc dans la perception visuelle d'un objet
coloré deux choses: 10 la figuration, c'est-à-dire la séparation d'une certaine portion
d'étendue découpée dans la continuité de l'étendue. 2° l'imposition d'une certaine
couleur à cette figure. Or cette imposition d'une certaine couleur est un sentiment,
sentiment provoqué en nous par Dieu, et cette figuration, cette séparation d'une certaine
portion d'étendue est en Dieu. Mai~, comme à tout moment Dieu provoque en nous des
sentiments, nous découpons, grâce à la couleur que nous projetons sur les choses, des
portions de cette étendue, et nous introduisons ainsi la division, la multiplicité et le
mouvement dans l'étendue intelligible.
En résumé, toutes les difficultés, tous les problèmes que Spinoza résout ou
écarte par un recours à la nécessité absolue, à la nécessité mathématique, Malebranche
s'efforce de les résoudre en appelant à l'action continuelle, toujours renouvelée, de
Dieu. À une influence réciproque de la pensée sur l'étendue et de l'étendue sur la
pensée, influence simplement affinuée par Descartes, Malebranche substitue l'action
divine, modifiant soit les corps, soit les esprits. Il n'y a dans le monde créé que des
occasions pour Dieu d'agir. Le mécanisme rigoureux, établi par Descartes dans la
nature, mécanisme qui, d'après Descartes, a été voulu par Dieu une fois pour toutes,
Malebranche l'accepte sans doute. Mais il veut qu'à chaque mouvement de chaque
corps, la volonté divine s'affirme et intervienne de nouveau, car il ne peut y avoir
d'action réelle d'un corps sur un autre. Enfin, pour ce qui est de la coexistence des
esprits et des corps et de leur essençe respective, nous avons vu comment la théorie de
la vision en Dieu résout les difficultés. C'est Dieu qui montre sans cesse l'idée des
corps aux esprits intimement unis à sa substance.
La distance paraît donc considérable entre les deux systèmes d'explication, dont
l'un paraît fondé sur l'absolue nécessité d'un développement mathématique, l'autre sur
la contihgence du vouloir divin. Mais à mesure qu'on approfondit les deux systèmes,
on voit la distance se rétrécir. Comme c'est Dieu qui agit toujours, la réalité que
Malebranche voudrait laisser aux choses créées, diminue et tend à s'évanouir à mesure
qu'on en analyse davantage la nature. Dieu tend ainsi à être non seulement seule cause,
mais encore seule substance, et dès lors, tout ce qu'il fait ne pourra plus que résulter de
sa nature même; nous tendrons au spinozisme. Plus particulièrement en ce qui
concerne les corps, nous voyons Malebranche aboutir, non sans avoir hésité, à cette
distinction des choses étendue et de l'étendue intelligible, distinction qui ressemble
beaucoup à celle des « modes de l'étendue» et de « l' étendue=attribut» que nous
trouvons chez Spinoza. Il s'est arrêté au moment précis où il aurait fallu affirmer
l'identité dans l'absolu des choses étendues et de l'étendue intelligible. Mais la
distinction qui subsiste alors entre ces deux tenues est malaisée à comprendre. Les

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corps conservent une ombre de réalité, juste assez pour que nous ayons occasion de
découper des idées multiples dans l'étendue intelligible. Quant à cette étendue
intelligible elle-même, on ne voit pas comment ni pourquoi Dieu la double d'une
multiplicité de corps.
[NwaJ *mfJ: 8 *"Jf:~~Ji~.lILI]U5fJ::~t.f~flJf~.tilîWJ~.l;:J: .QflJf~pt*())-ffB"é'(!i).Q 0

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(*~&$iJcff*~ • ~VIlf~1fMtm • iHfljü~~ ~~WÏ~HîJf~JJ m20~, 2003, pp.23-34)
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