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Sujet proposé et corrigé par Monsieur R. DECRIAUD, aide I.P.R. professeur de Lettres Modernes au lycée Presles à Cusset
(03306) dans le cadre de la préparation à l'agrégation interne
L’autobiographie / R. Décriaud 2
L’autobiographie / R. Décriaud 3
II. Plan du corrigé
Observation et analyse du groupement de textes constitué, et réflexion en vue de son organisation didactique
Organisation générale de la séquence
Contenu détaillé de chacune des quatre séances
Réaliser un groupement de textes sur l'écriture autobiographique relève de la gageure. La littérature autobiographique est si
abondante, en effet, qu'il semble impossible de se limiter à cinq ou six textes : quel que soit le choix réalisé, les lacunes
paraîtront criantes, tant pour le choix des auteurs que pour celui des genres, multiples, qui gravitent autour de ce que l'on est
convenu d'appeler l'"autobiographie".
Il sera donc indispensable de bien définir les objectifs : quels aspects de l'autobiographie avons-nous décidé de faire découvrir
en priorité à nos élèves ? Le libellé du sujet, en parlant "d'écriture autobiographique", nous incite à analyser et à confronter les
textes dans leur énonciation. Mais il pourra sembler pertinent aussi d'envisager l'évolution d'un genre dans une perspective
historique. A la fin de son ouvrage, Le pacte autobiographique, auquel nous serons amenés à nous référer souvent, Philippe
Lejeune met le lecteur en garde contre les anachronismes qu'entraînerait "la première des illusions de perspective" : "l'illusion
de l'éternité" d'un genre (p. 314-315).
Le groupement étant ainsi constitué, il importe donc, dans un premier temps, d'en confronter les textes, afin d'organiser le
déroulement de la séquence.
1 On peut envisager un groupement de textes autour de Montaigne que l'on intitulerait : "A la découverte de Montaigne" ou encore "Montaigne, homme et
philosophe", qui partirait des textes les plus simplement autobiographiques pour aller vers des textes plus philosophiques illustrant le stoïcisme, le scepticisme,
et pour en finir, la sagesse humaniste de Montaigne.
2 Une biographie peut être écrite à la première personne, sans être, pour autant, une auto-biographie.. Ainsi, Marcel Jullian a écrit un ouvrage intitulé Je suis
François Villon dans lequel il retrace la vie du poète. Un écrivain américain contemporain comme Paul Auster se présente comme le biographe de ses
personnages. Dans Léviathan, par exemple, (Ed. Actes Sud, 1993), le narrateur, Peter Aaron, dont les initiales sont celles de l'auteur, rédige la biographie de
son ami Benjamin Sachs. Mais leurs vies ont été si étroitement mêlées qu'il est conduit de la sorte à raconter de larges épisodes de sa propre vie.
L’autobiographie / R. Décriaud 4
2 - Organisation générale de la séquence
a) Une explication du texte de J.-J. Rousseau, le premier dans l'ordre chronologique, pourrait être judicieuse. Elle
permettrait, en effet, de mettre en évidence la notion de "contrat de lecture", établi implicitement ou explicitement,
entre l'auteur et son lecteur et qui, selon P. Lejeune (op. cit. p. 44) "détermine le mode de lecture du texte et
engendre les effets qui, attribués au texte, nous semblent le définir comme autobiographie". Les traits caractéristiques
de ce premier texte permettront une confrontation avec les autres textes du groupement, à partir d'un certain nombre
de critères précis. Ceux-ci pourront donner lieu à un tableau (cf plus bas), que l'on remplira progressivement au cours
de la séquence. (On se reportera au tableau lui-même pour en connaître, dès maintenant, les différentes "entrées").
b) Rien ne nous interdit de suivre l'ordre chronologique des textes... Au contraire, celui-ci nous permet de faire
apparaître devant une classe de Première, un demi-siècle environ après la publication des Confessions, l'une des
caractéristiques fondamentales du Romantisme : l'émergence de la littérature du moi, ou "littérature personnelle"
(l'expression est de Brunetière, mais elle est reprise par P. Lejeune - op. cit. p. 335). La même critique déclare encore
voir dans le Romantisme "l'un des aspects les plus fascinants d'un des grands mythes de la civilisation occidentale
moderne, le mythe du moi". (P. Lejeune, L'autobiographie en France, A. Colin, 1975, p. 105).
c) Si la littérature romantique est caractérisée par l'invasion du moi, la vague autobiographique s'enfle encore au 20è
siècle jusqu'à éclater sous des formes diverses. Les récits autobiographiques, témoignages personnels, essais,
mémoires, journaux intimes s'y multiplient. Il n'est donc pas étonnant que trois textes sur cinq appartiennent au 20è
siècle. L'abondance et la multiplicité des formes prises par la littérature autobiographique nous ramènent encore au
problème de la pertinence des textes choisis. Par opposition au texte précédent, de Chateaubriand, on rangera
aisément l'extrait des Mémoires d'Hadrien dans le genre littéraire des Mémoires fictifs, ou pseudo-Mémoires. On
s'attachera à en préciser la définition, en s'interrogeant sur leur but, leur pertinence, leur intérêt, leurs différences
aussi avec les vrais textes littéraires du même auteur (Souvenirs pieux, 1974, Archives du Nord, 1977, Quoi
l'éternité ?, 1988, ouvrage posthume).
d-e) Classés parfois dans la rubrique des jeux littéraires, avec des pseudo journaux intimes, pseudo biographies et
autres pseudo correspondances (voir, à cet égard, l'ouvrage de Marie-Madeleine Touzin, L'écriture autobiographique,
Ed. Bertrand Lacoste, 1993), les pseudo Mémoires présentent une variante originale d'un genre surexploité. On aurait
donc pu associer l'analyse de ce texte avec celle de l'extrait de l'ouvrage de G. Pérec pour confronter deux formes
originales de jeu littéraire. Toutefois, il nous a paru préférable d'associer ce dernier texte avec celui de Colette, de
manière à rapprocher deux formes de contestation et de rejet d'un genre littéraire. Le titre même de l'ouvrage de
Colette, Journal à rebours, marque une volonté de contestation et de rejet : rejet du contenu des autobiographies,
trop nombreuses, déjà publiées, et que l'auteur, comme son lecteur, garde implicitement en mémoire (G. Genette
parlerait d'hypotexte) ; rejet délibéré, aussi, d'un stéréotype bien installé : celui de l'enfant précoce, doué pour
l'écriture, devenu par la suite, tout naturellement, écrivain.
La présentation du texte de G. Pérec marque, à elle seule, le point d'aboutissement d'une réflexion sur les limites et
les lacunes du genre autobiographique : les défaillances de la mémoire ne sont plus éludées ni dissimulées, mais, au
contraire, acceptées comme inévitables. Il en va de même pour la mauvaise foi, inévitable dans un genre totalement
subjectif. Il soulève en outre le problème de l'ordre dans la reconstitution du souvenir, et du caractère artificiel d'une
re-création rédigée. Il pourra être intéressant, comme nous l'avons proposé pour Marguerite Yourcenar, de mettre ce
texte en relation avec d'autres oeuvres autobiographiques du même écrivain (W. ou le souvenir d'enfance, récit,
1975), déjà porteur d'interrogations sur le processus du souvenir et sur l'écriture autobiographique. Celui-ci semble
être le point d'aboutissement de la réflexion sous-jacente dans le précédent. Il fait figure de constat d'échec, incitant
l'écrivain à proposer à son lecteur un matériau brut, une succession d'images. Il propose un nouveau pacte avec le
lecteur (le lecteur privilégié étant, de toute évidence, celui qui a le même âge que l'auteur, et qui a connu l'époque
évoquée). C'est aussi une tentative d'écriture nouvelle, plus efficace dans son dépouillement, dans son parti pris de
sobriété : tentative intéressante, au même titre que beaucoup d'autres, du même auteur, mais dont les limites
apparaissent néanmoins très vite, le refus de l'écriture entraînant peut-être le refus du plaisir du texte.
Au terme de l'examen critique de ce groupement de textes, on pourra regretter l'absence d'un extrait de roman
autobiographique, permettant d'illustrer ce que les critiques appellent "l'espace autobiographique", et de répercuter
ici, peut-être, l'interrogation de P. Lejeune sur la pertinence des Mémoires autobiographiques chez les écrivains
comme François Mauriac ou André Gide, qui ont mis beaucoup d'eux-mêmes dans leurs romans, et ont déclaré que la
fiction romanesque seule dit la vérité' Mais l'étude de l'interaction entre la fiction et la confession, entre
l'autobiographie déclarée et "l'espace autobiographique" offre, à elle seule, la possibilité d'un autre groupement de
textes.
Pour nous en tenir à celui qui nous est proposé, on pourrait donc envisager ainsi l'organisation de la séquence.
Première séance : J.-J. Rousseau, explication de texte. Cette séance s'achèvera par l'audition d'un concerto, par exemple le
concerto en la mineur de J.-S. Bach, N°1, considéré comme le premier du genre, afin de démontrer, dans un autre art,
l'affirmation parallèle du moi, la revendication de l'individualisme.
Deuxième séance : Chateaubriand, lecture méthodique et préparation au commentaire composé - en attendant les
directives concernant les nouvelles épreuves du baccalauréat.
Troisième séance : Marguerite Yourcenar et les pseudo mémoires.
Quatrième séance : Colette et Georges Pérec : deux formes modernes du refus du genre.
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La séquence aura pour but de faire découvrir à des élèves de Première les caractéristiques de l'"écriture autobiographique",
par l'analyse de deux textes canoniques et de trois avatars - parmi tant d'autres - d'un genre surabondant et protéiforme.
En cela, notre projet ne sera pas différent de celui que présente Philippe Lejeune dans l'avant-propos du Pacte
autobiographique :
- confronter des techniques d'écriture à l'intérieur d'un même genre, très vaste,
- sur le plan de l'histoire littéraire, essayer de faire apparaître l'évolution d'un genre sur trois siècle (son point de départ, son
évolution et ses multiples avatars).
Le groupement de textes pourrait donc être envisagé à la fois d'une manière thématique et sous un angle problématique. Il
est possible, maintenant, de proposer un libellé, par exemple : L'écriture autobiographique : son évolution et ses
formes ou bien encore Quelques aspects de l'écriture autobiographique, du 18è au 20è siècle.
NB : Nous présenterons ici toutes les séances. Mais il est bien évident que cinq heures ne permettent pas, au concours, d'en
présenter plus une.
J.-J. Rousseau rédige Les Confessions entre 1767 et 1771 malgré sa vie errante. Elles furent publiées après sa mort,
entre 1782 et 1789. Notre extrait, préambule de l'ouvrage, est le premier texte de notre groupement, non seulement en raison
de l'ordre chronologique mais aussi parce qu'il est une sorte de manifeste, auquel nous serons amenés à nous référer pour
l'étude de chacun des autres textes. Il est le représentant du "pacte autobiographique" tel que le définit Philippe Lejeune, dans
lequel "l'auteur s'est déclaré explicitement identique au narrateur (et donc au personnage puisque le récit est autodiégétique"
(op. cit. p.29).Nous nous attacherons donc tout particulièrement à mettre en relief les éléments du texte qui ouvrent la voie à
une littérature autobiographique ultérieure.
En guise de préparation, (prérequis), deux questions pourraient amorcer l'exercice réalisé oralement en classe :
1°) Relevez les occurrences du "je" et des autres pronoms personnels de la première personne du singulier.
2°) A qui s'adresse J.-J. Rousseau dans cette page ? Pourquoi, selon vous ?
La séance se déroulera sous la forme d'une explication de texte linéaire, au fil de chacun des deux paragraphes du passage,
qui en forment les deux parties :
1°) Une revendication orgueilleuse, par le narrateur, de sa singularité ;
2°) Une exhortation pathétique à Dieu - et aux hommes.
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- Un goût prononcé pour le rêve, enfin, qui permet de s'évader hors d'une réalité terne et toujours décevante : c'est la sylphide
("mon élégante démone"), représentation imaginaire que l'auteur se fait de la femme idéale, qui guide sa méditation, en le
transportant "sur le bord du Nil" et en le conduisant à "placer les fables de (sa) félicité hors du cercle des réalités humaines).
- Le lyrisme, enfin, met les images, la musicalité, le rythme des phrases au service de l'évocation nostalgique des souvenirs.
Une prose musicale et rythmée exprime la jubilation que procure la reconstitution mentale du monde de l'enfance par un
auteur vieilli, riche de voyages, d'expériences et de connaissances, comme le montre ici l'allusion à la civilisation égyptienne.
On pourra donc s'attacher à l'étude approfondie du rythme de certaines phrases, celle du deuxième paragraphe, par exemple,
ou encore depuis "Rencontrais-je'". Un commentaire détaillé pourrait être envisagé en séances de modules, en guise de
préparation à un commentaire composé de texte, qui pourrait être organisé autour de :
1) La connivence entre la saison et l'état d'esprit du narrateur
2) Les images du temps et de la mort
3) La jouissance de l'introspection et de l'écriture autobiographique
Cet extrait des Mémoires d'outre tombe montre la place importante qu'occupe la narration autobiographique dans les
"Mémoires". Spectateur d'événements historiques auxquels il a quelquefois participé, le narrateur est conduit à évoquer des
souvenirs intimes. Dans le cas présent, il fait revivre ses années qu'il a passées à Combourg, déterminantes pour la formation
de sa personnalité. Par la suite, les anecdotes relatives à sa vie personnelle se méleront tout naturellement aux "pages
d'histoire" dont il a été le témoin ou l'acteur.
QUATRIEME SEANCE : Colette et Georges Pérec, deux formes modernes de refus de l'autobiographie traditionnelle
"Dans L'autobiographie en France, je désirais donner une définition de l'autobiographie, et constituer un corpus cohérent. En
face d'un domaine aussi flou et multiforme, il était tentant de décider qu'un certain type de récit était conforme à l'essence du
genre. J'ai suivi sur ce point la voie indiquée par Roy Pascal, dans son ouvrage fondamental Design and truth in
autobiography, identifiant l'autobiographie avec un type particulier d'autobiographie, celle où l'individu met l'accent sur la
genèse de sa personnalité", écrit Philippe Lejeune, dans Le pacte autobiographique (p.323).
Le texte de Colette appartient à cette catégorie mais il fonctionne sur le mode négatif, Colette rejetant énergiquement
l'idée d'une vocation d'écrivain comparable à celles dont elle a pu lire le récit dans maint ouvrage autobiographique.
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Tous les poncifs vont donc être passés en revue pour être niés, ce qui implique une référence constante à une multitude
"d'hypotextes" (selon les catégories établies par G. Genette Palimpsestes, l'hypotexte est inclus, d'une manière évidente, dans
un autre texte qu'il appelle l'hypertexte : la parodie renvoie à un hypertexte connu ) autobiographiques stéréotypés, qui restent
implicites. Le titre de l'ouvrage lui-même participe à cette démarche : le "journal" s'inscrit dans le genre autobiographique,
comme le confirment l'usage de la première personne et l'évocation de souvenirs personnels. "A rebours" indique très
vraisemblablement une démarche régressive (l'évocation de souvenirs au jour le jour, comme dans un journal intime, mais en
partant du présent pour remonter vers le passé) mais cette expression peut aussi marquer une volonté d'opposition à ce mode
d'expression.
Nous pourrions donc envisager, successivement, dans le texte :
1) Le rejet catégorique des poncifs sur la "vocation littéraire"
2) L'affirmation d'une absence de vocation littéraire
3) L'évocation de souvenirs d'enfance
3) L'enfance de Colette
C'est le volet positif de notre extrait, commencé de façon virulente sur le mode négatif. Elle y fait la peinture d'un monde
dominé par la sensation à l'état brut : "ce qui se contemple, s'écoute, se palpe et se respire", perçu par de subtiles antennes".
L'enfant y est présenté comme un animal sensuel, entièrement accaparé par la sensation, bien éloignée du désir d'expression.
La peinture que Colette nous donne ici du monde de son enfance dépasse l'évocation empreinte d'une nostalgie d'adulte pour
les jours enfuis. C'est un monde de pureté (désert, blancheur), un "rude paradis", pour reprendre la métaphore que filent
ensuite les "anges ébouriffés" et "la manne céleste", la nature y apparaît dans sa splendeur première, loin des pollutions de la
technique (chemins de fer, électricité, collège, grande ville), dans un dénuement roboratif qui permet d'opposer le confort à la
liberté. Un psychanalyste verrait sans doute dans ce texte la nostalgie du monde pré pubertaire. L'allusion à l'adolescence
libre et solitaire nous rapproche de Chateaubriand ; la peinture de ce monde rural mais bon n'est pas éloignée de la
conception rousseauiste de "l'homme naturel".
La conclusion nous ramène toutefois à l'interrogation de l'écrivain, non seulement sur l'origine d'une prétendue vocation, mais
encore sur le bien fondé même du métier d'écrivain. Le lien entre l'intensité de la sensation et la nécessité de son expression
n'apparaît pas. "Ecrire, écrire encore", c'est ce qu'a fait Colette - jusqu'à satiété, comme le montrent la répétition du verbe,
l'adverbe "encore", et l'expression "le souffle froid du vent" - mais cette nécessité lui a été imposée plus tard ; elle aurait aussi
bien accompli une autre profession, peut-être mieux, car celle-ci n'aurait pas "terni" la fraîcheur de la sensation, présentée ici,
"in absentia", comme un lièvre agile ("ma bondissante ou tranquille perception de l'univers vivant").
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Le rejet irrité d'une vocation littéraire stéréotypée s'accompagne ici d'une réflexion de l'écrivain sur la faiblesse des mots pour
traduire et faire partager les sensations éprouvées. Peut-être Colette est-elle venue à l'écriture par un simple concours de
circonstances ? Peut-être n'aurait-elle jamais songé à nous faire partager les sensations de son enfance campagnarde si elle
n'avait entrepris d'abord la série des Claudine ? Peut-être, sans ces dernières, n'aurions-nous jamais eu Les vrilles de la vigne
ni Sido, récits poétiques dont la qualité atteste que le caractère fortuit des débuts de Colette comme écrivain a, en fait, révélé
des dons véritables, sans lesquels le métier - qui effrayait Colette au point de lui faire abandonner la page blanche pour une
feuille bleue - ne suffit pas : la richesse métaphorique du texte, évoquant chez le lecteur le souvenir d'autres textes, encore
plus riches, du même auteur, suffit à le prouver. Alors même qu'elle renie sa vocation littéraire, c'est encore vers l'univers
paradisiaque de son enfance qu'elle se tourne, pour faire partager à son lecteur les sensations puissantes, emmagasinées au
cours d'une enfance de sauvageonne, et qui l'ont, peut-être, comme Du Bellay, Ronsard ou Chateaubriand conduite vers
l'expression artistique. Le fait qu'elle s'en dise insatisfaite n'enlève rien à la qualité de ses écrits.
Cette réflexion sur l'insuffisance des mots à exprimer et à faire partager des sensations, du reste déformées par la
mémoire, trouve son prolongement dans le texte suivant, de Georges Pérec.
Dans W ou le souvenir d'enfance, G. Pérec avait déjà réfléchi sur les limites de la mémoire et sur les déformations que
l'écriture apporte aux souvenirs : "Mes deux premiers souvenirs ne sont pas entièrement invraisemblables, même s'il est
évident que les nombreuses variantes et pseudo-précisions que j'ai introduites dans les relations - parlées ou écrites - que j'en
ai fait les ont profondément altérés, sinon complètement dénaturés" ( G. Pérec, W. ou le souvenir d'enfance, Récit 1975, Ed.
Denoël).
Si écrire revient à trahir, le meilleur moyen d'éviter cette trahison est peut-être alors de restituer le souvenir à l'état brut : c'est
ce qu'il fait trois ans plus tard, en 1978, dans un ouvrage qui doit son titre à la formule initiale, répétée sans aucune recherche
de style, les souvenirs étant, au gré de la mémoire, simplement numérotés. "Le principe est simple, écrit G. Pérec dans le
post-scriptum de l'ouvrage : tenter de retrouver un souvenir presque oublié, essentiel, banal, commun, sinon à tous, du moins
à beaucoup". On notera ces deux différences essentielles, par rapport aux textes autobiographiques précédents :
1) La banalité du souvenir évoqué (et non les événements essentiels, déterminants pour l'expérience et la formation du
narrateur
2) L'appel à une connivence de souvenir avec le lecteur, supposé avoir le même âge que l'auteur,
qui déclare : "Ces souvenirs s'échelonnent pour la plupart entre ma dixième et vingt-cinquième année, c'est-à-dire entre 1946
et 1961"
On pourra dresser un inventaire des souvenirs évoqués, en notant s'ils sont accompagnés ou non de précisions :
60 : Le lecteur qui l'ignorait pourra quand même reconnaître dans les G7 des taxis anciens, avec leurs "vitres de
séparation et leurs strapontins".
61 : Pérec se remémore le nom de deux théâtres, sans autres indications. Existent-ils toujours, ou ont-ils disparu ?
62 :Les "scoubidous" sont mentionnés simplement, sans autre précisions. Leur notoriété justifie sans doute cette
absence de précision.
63 Il est question ici d'un slogan publicitaire chanté, qui accompagnait une émission radiophonique très populaire
64 L'allusion à l'internat permet de situer approximativement les souvenirs de l'auteur, pensionnaire dans un lycée.
65 Les circonstances du lancement d'un hebdomadaire satirique
66 Des opérettes et le nom des chanteurs : l'incertitude fait son apparition
67 Un souvenir personnel de lycée, rapporté avec humour
68 Le monde des adultes : l'attente (longue) d'une nouvelle voiture
Nos jeunes élèves auront-ils du mal à entrer dans cet univers ? La forme brute de l'évocation fait appel à une connivence entre
personnes de la même génération (les scoubidous, dop-dop-dop, etc.), ce que G. Pérec nous confirme, nous l'avons vu, dans
son post-scriptum. Que cet univers soit nouveau, perçu comme un autre monde par une nouvelle génération, ou qu'il éveille
chez le lecteur des souvenirs personnels, il est intéressant de voir comment une époque (la décennie 50-60) émerge peu à
peu de cette évocation brute, et de constater que la négation de l'écriture, le refus d'une relation construite et rédigée, peuvent,
paradoxalement, avoir un impact plus puissant, en laissant le lecteur, à partir d'un mot, d'une expression, construire lui-même
son propre souvenir.
On pourra peut-être terminer la séance en invitant la classe à jouer, à son tour, à "je me souviens". On respectera les principes
énoncés par Pérec dans son post-scriptum, concernant le caractère "inessentiel, banal" du souvenir évoqué. Peut-être sera-t-il
prudent de limiter le nombre des souvenirs, à une dizaine, par exemple...( L'ouvrage de Pérec en propose 480, mais il porte la
mention "à suivre").
CONCLUSION
L'analyse de "l'écriture" des cinq textes proposés peut conduire nos élèves de Première à formuler une définition de
l'autobiographie voisine de celle que donne Philippe Lejeune : "Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa
propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité " ( Le pacte
autobiographique, p. 14)
En abordant le groupement de textes, nous avions parfaitement conscience de laisser dans l'ombre maint aspects d'un genre
protéiforme, qui a éclaté en multiples sous-genres, jusqu'à poser le problème de ses limites et de son intérêt. Conscients de
ne pas avoir épuisé un sujet aussi vaste, nous souhaiterions néanmoins que nos élèves disposent maintenant de quelques
outils leur permettant de s'orienter dans la forêt de la littérature personnelle, et de quelques instruments d'analyse susceptible
de leur faire comprendre que, au-delà de la satisfaction d'une curiosité légitime, qui pousse le lecteur à confronter son
expérience avec celle de l'auteur, seule la qualité de l'écriture a donné et donnera à la littérature du moi la dimension
esthétique qui distingue l’œuvre littéraire véritable du témoignage ou du document historique. Au regard de la postérité, le
plaisir du texte reste encore le critère le plus sûr.
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L’autobiographie / R. Décriaud 13
TABLEAU
Marguerite
J.-J. Rousseau Chateaubriand Colette G. Pérec
Yourcenar
Je (une quinzaine
de fois)
Personne(s) Je Je Je Je
Tu : adresse à
l'éternel
passé (imparfait et
présent
passé simple) pour
imparfait
l'anecdote présent (du
Temps passé passé
souvenir)
descriptif et itératif
présent pour la
futur
réflexion
narrateur =
Voix narrative Jean-Jacques personnage on suppose que le
narrateur=auteur (Hadrien) narrateur = auteur narrateur est aussi
(qui parle ?) narrateur=auteur l'auteur
narrateur / auteur
épigraphe
numérotation de
Paratexte titre non non
souvenirs
"intus et in cute"
Place dans
l'ensemble
3ème partie, 3ème
(en se référant chapitre
début (enfance et
uniquement aux prologue ? souvenirs n° 60-68
adolescence)
indications que Hadrien est
nous fournissent empereur
les extraits
proposés)
Marc Aurèle
les lecteurs, par les lecteurs, après l'auteur lui-même
Narrataire l'intermédiaire de la mort de l'auteur (lettre qui se (journal) et ses les lecteurs
dieu ("outre-tombe") développe en récit lecteurs
de souvenirs)
Mémoires ("de ma
vie" en 1803 lors
du projet initial ;
journal intime
Genre Confessions "d'outre-tombe" en mémoires ?
(mais " à rebours")
1832 à cause des
événement
historiques)
L’autobiographie / R. Décriaud 14
Chateaubriand
1768-1848
Marguerite
Mémoires Yourcenar
J.J. Rousseau Colette
commencées Georges Perec
depuis 1803 à 35 1903-1987
1712-1778 1873-1954
Age de l'auteur ans (!) 1936-1982
publication en
publication publication en
Publication 1951, après une publication : 1978
posthume 1941
posthume entre très longue
1848 et 1850 en gestation
volumes et
épisodes dans la
presse.
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