Vous êtes sur la page 1sur 37

Mélanges de la Casa de

Velázquez

Protocoles et Préambules dans les documents Catalans du Xe au


XIIe siècle: évolution diplomatique et signification spirituelle I Les
protocoles
M. Michel Zimmermann

Citer ce document / Cite this document :

Zimmermann Michel. Protocoles et Préambules dans les documents Catalans du Xe au XIIe siècle: évolution diplomatique et
signification spirituelle I Les protocoles. In: Mélanges de la Casa de Velázquez, tome 10, 1974. pp. 41-76;

doi : https://doi.org/10.3406/casa.1974.895

https://www.persee.fr/doc/casa_0076-230x_1974_num_10_1_895

Fichier pdf généré le 26/10/2018


PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES
DOCUMENTS CATALANS DU Xe AU XIIe SIÈCLE:

ÉVOLUTION DIPLOMATIQUE
ET SIGNIFICATION SPIRITUELLE

Par Michel ZIMMERMANN


Membre de la Section Scientifique

I LES PROTOCOLES

Par leur ampleur et leur continuité à partir de la seconde moitié


du Xe siècle, les fonds d'archives catalans constituent une chance
exceptionnelle que le chercheur n'avait pas jusqu'aujourd'hui su exploiter à
sa juste valeur, d'autant qu'il s'agit là d'un lieu commun, mais nous nous
plairons à le répéter — que la situation géographique et politique vouait
la Catalogne à être un lieu de convergence et d'irradiation, partant
l'espace idéal pour apprécier la genèse des transformations économiques et
des affirmations politiques. L'appel a été perçu; Pierre Bonnassie y a
répondu magistralement dans sa thèse sur la croissance et les mutations
de la société catalane aux X et XIe siècles 1. Ce travail fondamental étant
réalisé, la documentation catalane ne peut elle nous proposer d'autres
pistes? En particulier, indépendamment de sa qualité, la forme même
sous laquelle elle se présente ne mérite-t-elle pas considération, n'est-
elle pas riche d'enseignements? Là où Bonnassie extrayait la moelle,
n'aurions-nous pas profit à évaluer la carapace? Acquiescer à ce projet,
c'est faire l'aveu que nous attachons aux phénomènes de «culture»,
et, plus généralement de spirtualité. C'est aussi admettre à l'avance
—il restera à le prouver — que, compte tenu de la nature de nos sources,
tous les courants qui les animent — qu'ils soient de fidélité et de tradition,

Thèse dactylographiée, soutenus à l'Université de Toulouse en mars 1973.


L'impression se fera encore attendre deux ans !
42 MICHEL ZIMMERMANN

ou de reniement et de changement— sont significatifs et «porteurs» de


culture. Mais ce pari ne semble pas difficile à tenir. Plus périlleux en
revanche est celui qui concerne les conclusions auxquelles nous pourrons
arriver. Qui dit culture dit échanges, modèles, espaces. Nous n'avons pas
la prétention d'affirmer que tout ce qui apparaîtra dans notre
investigation est propre à la Catalogne et garant d'originalité; nous sommes même
certain du contraire. Mais notre propos n'est pas — d'abord — de critique
externe; nous voudrions saisir l'occasion de réaliser une étude
monographique sans préjuger de son exemplarité ou de son originalité. Un travail
historique ne peut toutefois se contenter d'une telle attitude
«structuraliste»; aussi nous efforcerons-nous également de voir quelles liaisons
peuvent être établies, quelles filiations peuvent être reconnues, quelles
diffusions peuvent être repérées. A la dualité du projet répond
l'utilisation d'un matériau double, que nous prétendons justifier. Nous
considérerons successivement le contenu des protocoles (initiaux et terminaux) et
celui des préambules; dans les premiers nous négligerons a priori certains
éléments pour des raisons pratiques (cette étude devant se cantonner
dans les limites imparties à un article) et aussi pour donner plus d'unité
à notre projet; parmi les seconds, nous nous limiterons aux préambules
proprement dits, donc aux considérations générales et impersonnelles qui
précèdent l'intervention des protagonistes de l'acte.
Pour ce travail nous avons eu recours à une documentation double;
celle des fonds d'archives barcelonais, Archivo de la Corona de Aragon \
Archivo Capitular 2, et Biblioteca de Cataluna 3, qui nous fournissent des
séries continues, et celle, inappréciable, que nous procurent d'anciennes
éditions de documents aujourd'hui perdus 4. Ces deux espèces de sources
qui se recouvrent ou interfèrent fréquemment, divergent cependant, par
leur qualité; les documents édités — sauf lorsqu'il s'agit d'un cartulaire —
sont tous des documents choisis pour leur originalité; ils ne peuvent donc
être utilisés tels quels comme représentatifs d'une époque; en revanche,
ils peuvent confirmer, préciser, amplifier des hypothèses élaborées à

Sera citée A. C. A., perg.


Sera citée A Cap. (Série Diversorum A — — Div A — Série Diversorum B

Div B — Série Diversorum C Div C).


Sera citée Bib. Cat. perg.
Nous persons en particulier à
— P. de Marca — Marca Hispanica sive limes hispanicus, Paris, 1688. Sera cité
M. Hisp.
— P. J. Villanueva. Viage literario a las iglesias de Espana, Madrid, 1803-1852,
22 vol. Sera cité Villan.
— F. Monsalvatje y Fossas. Noticias histôricas, Olot, 1889-1919, 26 vol. Sera
cité Monsalv.
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 43

partir de données plus quantitatives. Enfin, dans la mesure où leur


authenticité est assurée, ils ont également une valeur propre, puisque
l'apparition de tel ou tel phénomène possède une signification culturelle
intrinsèque. Aussi n'aurons-nous aucun scrupule à associer dans notre
étude les deux types de documentation.

*
*

Nous voudrions tout d'abord nous attacher à l'étude du protocole


des documents catalans du Xe au XIIe siècle; il ne s'agit point, précisons-
le, d'une étude proprement diplomatique, qui exigerait plus de temps et
sans doute de compétence. Si le contenu et l'évolution des protocoles
catalans nous importe, c'est à partir d'une affirmation, qui, posée dès
l'abord, revêt l'allure d'un postulat, mais que nous espérons pouvoir
étayer par la suite. Il nous semble en effet que toute originalité, toute
modification de l'appareil protocolaire — du moins jusqu'au premier
tiers du XIIe siècle — exprime une réalité de type «culturel», traduit
une «Weltanschauung», que le cadre encore peu rigide des actes n'arrive
pas à étouffer. Par suite, la variété s'inscrit dans un processus volontaire,
du moins semi-conscient; le choix de telle ou telle formule, dans son
obscurité même, n'est pas le fruit du pur hasard, mais répond au contraire
au contenu et à la signification de tel ou tel acte. Même lorsque la
transformation intervient de façon parfaitement gratuite et résulte
apparemment d'une mauvaise «lecture» du scribe, elle n'est pas moins révélatrice.
Un exemple suffit à nous en convaincre. Considérons la formule employée
par les exécuteurs testamentaires lorsqu'ils affirment s'être engagés
auprès du testateur à accomplir ses volontés dans un certain délai: «unde
iudicium obligatum tenemus infra metas temporum»; très vite, la formule
s'altère; alors que certains scribes s'efforcent d'en conserver le sens et
reconstituent des expressions grammaticalement incorrectes: «infra ter-
minum tempus» \ d'autres expriment, à la faveur d'une approximation
phonique, leur inquiétude devant la fuite du temps ou les malheurs du
siècle et écrivent: «infra metus temporum» 2; c'est peut-être en revanche
une exigence de compréhension et de domination du temps qui incite cet

1 A Gap. Divers A 368 (o) — 11 mars 995.


2 L'expression apparaît très tôt et remplace complètement la formule originelle.
(San Cugat del Vallès, Cartulaire, edit. Rius Serra, 1945-1947 t. I, doc. 104,
8 avril 974).
44 MICHEL ZIMMERMANN

autre à écrire: «infra mentes temporum» *. On voit tout le parti qu'il


serait possible de tirer de l'étude de ces formules pour l'histoire des
mentalités et même — ce sera pour demain- pour une histoire
psychanalytique.
Compte tenu de l'objet de notre recherche, certains éléments du
protocole nous paraissent plus intéressants, tiois en particulier:

— l'invocation
— la notification
— - les formules finales,

tout particulièrement les clauses pénales et comminatoires.

Nous négligerons donc volontairement l'étude des autres éléments


de l'appareil protocolaire dont l'évolution est, pour d'autres motifs, aussi
suggestive. Nous ne prétendons donc pas préjuger de l'originalité
diplomatique des documents catalans; celle-ci, de toute façon, ne peut se situer
qu'à l'intérieur d'un espace culturel homogène, celui de la diplomatique
chrétienne occidentale; la forme des actes correspond au schéma fourni
par les traités de diplomatique, en particulier celui de Giry 2, qui, à
travers l'Histoire Générale du Languedoc, a d'ailleurs eu accès à un
certain nombre de documents catalans. A partir de la réunion d'un
matériau abondant et homogène, nous souhaitons voir de quelle manière
les renseignements fournis peuvent éclairer sur les mentalités
contemporaines.
A l'origine de notre documentation (seconde moitié du Xe siècle),
les protocoles initiaux des documents catalans sont très réduits. La plupart
ne comportent, après l'invocation, que la suscription et l'adresse 3; il
arrive même — comme nous l'avons signalé ailleurs 4 — qu'ils soient précédés
du préambule lorsque celui-ci équivaut à une citation de la Loi wisi-
gothique. Contrairement aux documents contemporains et même
antérieurs issus d'autres régions de l'ancien empire carolingien, aucun ne

A. C. A., perg. San Benêt de Bages, 236 (27 avril 1036).


A. Giry. Manuel de diplomatique nouvelle éd. 2 vol. Paris cf. tome II, livre IV,
Parties constitutives des chartes (p. 477-657).
«In Dei nomine. Ego Sunlo, fcmina, donatris sum aliquid de terra ad domum
s. cueufati; dono ad domum s. cucuphati uno linare... (S. G. V. cart. 11, 4
février 924).
M. Zimmermann. L'usage du droit wisigothique en Catalogne du IX au XIIe
siècle. Approches d'une signification culturelle (Mélanges de la Casa de
Velazquez, IX, 1973, p. 242).
protocoles et préambules dans les documents catalans-xe-xiie 45

débute par la formule: «Notum sit omnibus... universis» '. Il faut attendre
le premier quart du XIe siècle pour voir apparaître, très isolées, les
premières formules de notification: «Patulum extat quomodo...» 2; elles tendent
à devenir un peu plus fréquentes et précises dans la seconde moitié du
siècle: «Presentibus namque cundis atque omnibus etiam posteris pates-
cat...» 3, «Noverit universitas hominum» 4, «Cundis vero utriusque ordinis
hominibus. Plenius fiat cognitum...» 5, II faut, en fait, attendre le premier
tiers du XIIe siècle pour que la nouvelle formulation s'impose, tout en
préservant une assez grande diversité:

— «Omnibus hominibus notificare cupio...» 6.


—■ «Cundorum noticie manifestare satagimus» 7.
— «Sciant cundi présentes et futuri...»8.
— «Omnibus scire volentibus pateat...» 9.

A paitir de 1150, toutefois, la formule banale «Notum sit omnibus


hominibus tam presentibus quam et futuris...» 10 ou «Universis notum sit
hominibus» X1 devient peu à peu exclusive. L'évolution semble plus
rapidement achevée dans les chancelleries bien organisées; ainsi, les documents
issus de la chancellerie épiscopale de Barcelone présentent après 1130 une
très grande uniformité, alois que les documents d'origine monastique
conservent une plus grande diversité, du moins jusqu'au deuxième
tiers du XIIe siècle; à partir de cette date, la seule originalité que
présentent par exemple les documents du cartulaire de Sant Cugat del Vallès
est l'emploi de «cunctis» de préférence à «omnibus».

1 En revanche les clauses pénales de l'eschatocole considèrent tout individu commj


contrevenant possible («quod si nos donatores aut ullus que homo qui contra
ista...» «et qui contra ista donacione venerit...» «... quisquis contra ista dona-
cione venerit»), ce qui suppose le document connu de tous.
2 A. Cap. Div B 504 — 14 septembre 1013 — Assez curieusement, les premières de
ces notifications précisent que seuls les chrétiens sont engagés par elles:
«omnibus (h)ominibus Deum credentibus cognitum sit...» (S. C. V. cart edit Rius
Serra, n° 479, 4 novembre 1020), «notum sit omnibus hominibus catholice fidei
cultoribus» (A. C. A., perg. S. Cecilia Monts., 62, 30 avril 1059).
3 A. Cap. Div. A 1.886 (22 avril 1059).
4 A. Cap. Div. 702 (27 janvier 1073).
5 A. Cap. Div. A 1435 (23 juillet 1084).
6 A. Cap. Div. 1.238 (10 juillet 1110).
7 A. Cap. Div. A 2.534 (9 septembre 1113).
8 A. Cap. Div. C (c) 240 (23 mai 1176).
.

9 A. Cap. Div. C (c) 502 (14 septembre 1140).


10 A. Cap. Div. C (c) 434 (8 janvier 1146).
11 A. Cap. Div. C (c) 238 (3 janvier 1175).
46 MICHEL ZIMMERMANN

Des autres éléments composant le protocole initial des chartes


catalanes, seule l'invocation mérite de nous arrêter un instant 1. Sans doute
doit-on prendre garde que la variation des formules d'invocation n'est
pas en soi un phénomène essentiel et qu'elle peut simplement exprimer la
fantaisie du rédacteur ou son désir d'originalité. Nous pouvons cependant
remarquer que la formule la plus courante, au point d'être à peu près
exclusive jusque vers 1050, est aussi la plus simple: «in nomine domini».
D'une expression aussi imprécise, au contenu théologique assez réduit
pour que les Juifs puissent y souscrire, un certain nombre de textes
s'écartent, soit qu'ils s'efforcent — dans les limites de l'invocation —
d'en définir le contenu théologique (c'est le cas des invocations trinitai-
res), soit tout simplement qu'ils y substituent une périphrase affectée,
comme «In dei omnicreatoris ac omnitenentis nomine» 2. Cette
constatation suscite une triple interrogation: y-a-t-il évolution, enrichissement
de la formulation au cours des trois siècles qui nous intéressent? ou
bien la variété répond-elle à des actes dont l'objet est divers? enfin
certains milieux n'ont-ils pas l'exclusivité de certaines formules?
Dans le temps, on peut affirmer que la tendance est à une plus grande
variété, ainsi qu'à une place croissante des formules trinitaires ou christo-
logiques. Mais il faut nuancer; les invocations trinitaires, sans être jamais
totalement absentes, sont cependant particulièrement riches et
nombreuses à deux époques, — avant l'an 1000 et surtout avant 900: «In nomine
Sanctae Trinitatis 3 — «In nomine patris summi et filiu et spiritus sancti...» i
etc. L'abondance de ce type d'invocations à cette époque s'explique
probablement par les séquelles de la crise adoptionniste, qui affecta tout
particulièi ement l'évêché d'Urgel 5. Cette affirmation du dogme trini-
taire revêt d'ailleurs par moments un caractère quelque peu didactique:
«In nomine individuae Trinitatis qui continet celestem tronum et intuetur
abyssus» 6; mieux, les rédacteurs de documents ne paraissent pas tou-

II est tout à fait exceptionnel que les actes catalans comportent une formule de
salutation: «In nomine domini ego Savarichus et uxor mea. Eterno in domino
salutem...» (Bibl. Cat., perg. 2.190, 26 juin 1031).
A. Cap. Div. A. 1.809 (17 avril 1055).
Villan, ouvr. cité, t. X, append. 4 (6 avril 808).
Marca Hispanica, ouvr. cité append. 56 (1er décembre 898).
Voir R. d'Abadal y de Vinyals. La batalla del adopcionismo en la desintegraciôn
de la Iglesia visigoda. (Discurso... de la Real Academia de Buenas Letras de
Barcelona, 1949, 188 p.) Un document du milieu du Xe siècle comporte à cet égard
une invocation nettement antiadoptionniste: «Anno incarnati verbo, qui in prin-
cipio apud Patrem Deus semper existit...» (Villan, ouvr. cité, t. VI, app. 14,
23 août 940).
Villan, ouvr. cité, t. XII, append. 19 (9 juin 969).
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 47

jours eux-mêmes très assurés de l'identité des trois personnes: «Aetherei


régis regnantis cum Pâtre Sanctoque Flamine in perpetuam aeternitatem.
In illius glorioso nomine, qui pro homine diruto vestiri se voluit, amido
corporeo» 1. De façon beaucoup plus générale, ils ont tendance, à mesure
que l'on avance dans le Xe siècle, à juxtaposer dans leur invocation la
personne du Père et celle de la Trinité. «In nomine Dei Patris omnipo-
tentis et individue Trinitatis...» 2.
La densité des invocations trinitaires tombe rapidement après 950,
pour reprendre vigueur dans le dernier quart du XIe siècle, cela, semble-
t-il, sous l'influence des formulaires de la chancellerie aragonaise. Le
fonds de la chancellerie comtale conservé à l'Archivo de la Corona de
Aragon renferme plusieurs diplômes de Sanche d'Aragon, datés entre
1076 et 1093, qui tous débutent par une invocation trinitaire 3; or,
plusieurs actes contemporains émanant de la chancellerie barcelonaise
comportent également une invocation trinitaire. «Sub trinitatis nomine
sacro» 4, «Sub trino Dei omnipotentis nomine» 6; il en va de même pour
certains documents d'origine monastique qui développent la formule et
l'hellénisent en partie: «In nomine trinitatis, patris
scilicet genitique et sacri pneumatis» 6. L'influence des modèles aragonais
ne suffit pas bien entendu à expliquer le phénomène; et d'ailleurs
pourquoi les aragonais auraient-ils adopté les premiers une telle formulation?
Doit-on invoquer la plus grande proximité du front de reconquête et les
contacts possibles avec les sectateurs d'une autre religion monothéiste?
Toujours est-il qu'après le premier tiers du XIIe siècle, l'invocation
trinitaire devient de plus en plus fréquente, parfois même largement
prépondérante, que ce soit sous une forme claire et concise: «in nomine sancte
trinitatis et individue unitatis» 7, sous une forme plus descriptive, un
nomine omnipotentis Patris et incarnati Verbi Filii eius, et ab utroque
procedentis Spiritus Sancti» 8, ou même, à la fin du XIIe siècle sous celle
d'une véritable périphrase qui se confond avec le préambule 9.

Villan, ouvr. cité, t. XII, append. 3 (27 avril 1004).


Villan, ouvr. cité, t. XV, append. 62 (19 septembre 973).
«In nomine Domini nostri Christi Patris et Filii et Spiritus Sancti» (A. C. A. Can-
cill. Ram. Bereng. I, 487, avril 1076). «In nomine sancte et individue trinitatis
regnantis in secula» (A. C. A. Cancill. Bereng. Ram. II, 53, mai 1088; Ram.
Bereng. III, 12, octobre 1093).
A. C. A. Cancill. Ram. Bereng. II, 52 (9 mai 1081).
A. C. A. Cancill. Ram. Bereng. III, 124 (19 janvier 1110).
M. Hisp., ouvr. cité, append. 308 (19 mai 1081).
A. C. A. Cancill. Ram. Bereng. IV, 111 (19 mai 1140).
Villan, t. XII, app. 21 (ler février 1166).
«In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti uniusDei viviet veri, per quern cuncta
48 MICHEL ZIMMERMANN

Si l'on fait abstraction de l'invocation trinilaire, d'autres éléments


d'évolution peuvent être perçus dans le champ de notre documentation.
Sans doute devons-nous nous garder de donner à ces formules un autre
rôle que le leur, à savoir introduire un acte «notarié»; nous persistons
cependant à affirmer que l'apparition et la diffusion de certaines
modifications importe à la connaissance de la spiritualité contemporaine.
Prenons-en quelques exemples. Ainsi, c'est autour de l'an 1000 que
l'invocation «in dei nomine» s'enrichit d'épithètes ou d'appositions, relevant
de deux registres en particulier, la royauté et l'éternité: «in nomine dei
cterni» \ «in nomine summi et incommutabilis Dei» 2, «in dei sempiterni
nomine» 3, «in Dei aeterni nomine eeli et terre imperatoris» 4.
L'affirmation de la royauté divine intervient exactement au moment où les
scribes catalans, troublés par les changements dynastiques et longtemps
sensibles à la légitimité carolingienne, datent leurs documents de manière
énigmatique, «dco régnante, rege expectante»; l'invocation et la datation
sont en parfaite correspondance 5. Même lorsqu'après le règne de Robert
le Pieux, les rédacteurs d'actes curent pris l'habitude de dater leuis
documents d'après les années de règne des Capétiens, ils continuèrent à
rappeler que le seul vrai roi était Dieu. «Celesti omnium rege Domino
nostro Jhesu Chiïsto in perpetmim régnante...» 6. Quant à l'insistance sur
l'éternité du créateur, exactement contemporaine, elle peut s'expliquer
par les mêmes raisons, mais aussi peut-être à partir de circonstances plus
immédiates, par exemple le pillage et l'incendie de Barcelone en 985,
qui, avant de constituer pour l'historiographie ultérieure la grande césure
de l'histoire catalane, est présente, par ses conséquences destructives,
«nihilisantes», dans tous les documents de la dernière décennie du Xe siè-

subsistunt, qui nemincm vult perdirc, sed ad agnitionem veritatis venire, et


?alvat sperantes in se faciens solem suum oriri super bonos et malos, malis dando
spatium poenitendi, bonis potestatem filios Dei fieri, ego...» (Villan, t. XIII,
app. 48, 21 octobre 1197).
A. C. A. Cancill, perg. Bereng. Ramon. II, 8 (5 août 1084).
A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. I, 24 (31 août 1039).
A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. I, 436 (9 septembre 1072).
S. C. V. cart, 442 (2(5 janvier 1012).
On peut aussi trouver des formules de datation mettant en parallèle les deux
règnes, «domino nostro ihesu christo régnante atque imperante... anno régi mor-
tale III Leutario...». Bib. Cat. perg. 8.449 (19 octobre 957).
Villan, t. VITI, append 34 (23 octobre 1041). Ce texte qui est la dédicaça de l'église
San Vicente de Cardona, pose d'ailleurs un problème majeur qu'il conviendra
d'aborder un jour: celui du caractère régional, quasi privé de certaines
formulations. En effet, un texte issu des mômes archives de Cardona, et postérieur de
près d'un siècle (puisqu'il est de mars 1119), reprend exactement la même
invocation, alors que son objet est tout différent.
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 49

cle. La certitude de l'éternité divine n'est-elle pas la seule consolation face


aux bouleversements qui affectent le monde? Mieux encore, l'existence
de l'une n'explique-t-elle pas l'origine des autres? 1.
Une dernière mutation se situe à l'intérieur même de la Trinité divine;
les invocations au nom du Père reculent, — quoique de façon très
relative —- à partir de la seconde moitié du XIe siècle, devant les invocations à
la personne du Fils. Jusque là, la personne du Christ se détache mal de
celle du Père; elle se confond avec elle («In Christi omnipotentis nomine») 2,
ou se voit attribuer un rôle assez vague de miséricorde et de clémence
(«In Christi nomine et inefabilis eius misericordia») 3, «In Christi nomine et
eius miserabilis dementia» 4. En revanche, à partir de 1070 environ, les
formules d'invocation insistent sur le rôle dévolu au Christ dans l'histoire
du salut, soit en collaboration avec le Père, «in dei eterni et salvatoris
nostri Jhesu Christi» 5, soit comme Rédempteur et Sauveur, «in nomine
Domini et Redenptoris» 6, «in nomine domini nostri Jhesu Christi a
quo omnis salus et victoria»7. Il faut attendre 1143 pour rencontrer
l'expression «divina gracia» dans un document catalan 8.
Il est beaucoup plus difficile de savoir si la variété des formules
d'invocation correspond à une sensibilité religieuse multiple dans la
société qui nous occupe. Seule la confrontation d'une série de
monographies permettrait d'esquisser un début de réponse. Il semble
toutefois, d'ores et déjà qu'à partir de la seconde moitié du Xe siècle, les
milieux monastiques se montrent dans ce domaine beaucoup plus
conservateurs et qu'ils restent le plus souvent fidèles à une formulation
simple du type «in dei nomine». Si les documents d'origine capitulaire
manifestent davantage de fluidité, c'est bien dans les documents de la
chancellerie comtale que l'on trouve la variété la plus foisonnante. Alors que
c'est sous l'autorité du «régis eterni» que sont placés, à partir de 1035,
de très nombreux diplômes comtaux, c'est en revanche à la «divina
gracia» du Christ que l'on fait appel pour sceller une «conveniencia» 9.

1 «Gloria in altissimis omnipotenti Deo, qui secundum voluntatem suam transfert


régna et mutât imperia» (Villan, t. XVI, append. 12, 30 octobre 1149).
2 Villan, t. XII, append 5 (17 août 1079).
3 A. C. A. Gancill. Bereng. Ram. I, 24 (24 septembre 1019).
4 A. Cap. Div. B 1.674 (17 février 1016).
5 Bib. Gat. perg. 1.988 (12 avril 1134).
6 A. C. A. Cancill. Ram. Bereng. IV, 5 (9 juillet 1131) et Ram. Bereng. IV, 27 (3
janvier 1134).
7 A. C. A. Cancill. Alfons Fr (octobre 1167).
8 A. C. A. Cancill. Ram. Bereng. IV, 156 (juin 1143).
9 Id., ibid.
4. — Mélanges.
50 MICHEL ZIMMERMANN

Cette constatation — qu'il importerait, rappelons-le, de confirmer et de


chiffrer—, peut-elle nous permettre de répondre à la troisième question
soulevée par l'étude des invocations protocolaires: y.a.t.il une relation
entre Je type d'invocation et la nature de l'acte placé sous son
autorité? Oui et non. Là encore, faute d'un dépouillement systématique, toute
conclusion serait hasardeuse. Nous avons pu cependant remarquer que,
pour trois documents d'origine diverse, mais qui sont trois testaments,
espacés sur près d'un siècle, une formule très voisine, associant l'éternité
de Dieu au Christ rédempteur était employée; comme si l'une pouvait
garantir l'éxecution des clauses, gage pour le mourant du salut apporté
par le second 1. Il ne s'agit là que de suggestions, incitations à une
recherche approfondie, à partir de notre hypothèse initiale, à savoir que
dans la documentation qui nous intéresse, tout élément apparu avec
quelque régularité peut et doit faire l'objet d'une explication.
C'est en fait l'eschatocole qui doit le plus solliciter notre attention.
Il impose la considération par son poids même dans le document, dont il
constitue une partie essentielle, souvent la plus riche et la plus originale,
parfois la plus longue. Son contenu le situe au carrefour de l'histoire
juridico-économique et de l'histoire de la spiritualité. La grande majorité des
actes, en effet — au moins jusqu'aux premières décennies du XIIe
siècle — comprend, envers les infracteurs, une menace de sanction
spirituelle (clauses imprécatives) et un châtiment matériel (clauses pénales),
introduit par les verbes «emendare», «restituere», et surtout, dans la quasi-
totalité des cas, «componere»; cette composition correspond parfois à
une somme fixe évaluée en monnaie, mais le plus souvent à un multiple
(double, triple ou quadruple) de la valeur à laquelle est estimé l'objet du
litige. Négligeant les autres éléments du protocole final, nous voudrions
étudier la signification et la relation de ces deux types de sanctions.
Remarquons tout de suite que les documents établissent eux-mêmes et de
façon très nette la distinction entre sanctions spirituelles et châtiment
temporel; l'énoncé de celui-ci peut être précédé de formules telles que
«pro temporali vinculo» 2, «pro temporale iudicio» 3, «pro temporali
pena» 4; pour en justifier le montant, on fait appel à l'autorité de la Loi
ou des Canons «legalis pena» 5.

1 «... in dei eterni et salvatoris nostri ihesu christi», Bib. Cat. 1988 (12 avril 1134)
et 3.820 (1er juin 1180), «in nomine domini eterni et salvatoris nostri...» (A. Cap.
Div. B. 1.493, 24 septembre 1083).
2 M. Hisp., append. 214 (15 juillet 1035).
3 A. Cap. Div. B, 1.297 (22 février 992).
4 A. Cap. Div. B, 719 (21 février 1028).
5 M. Hisp., append. 231 (15 novembre 1046). Voir à ce sujet M. Zimmermann, op. cit.
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 51

Ce qui importe toutefois à notre propos n'est pas tant la forme ou le


montant du châtiment temporel que sa relation à la sanction spirituelle,
ce qui pose le problème de la durée de celle-ci, et même celui de sa
nécessité. L'infracteur est doublement coupable; il l'est d'abord envers Dieu,
«sit culpabilis deo» *; sa faute est assimilée à un sacrilège («ut sacrilegum
dampnari se noverit») 2, et appelle les sanctions appropriées. Mais il
est aussi coupable envers les hommes et relève de leur justice «alligo(eos)
in vinculo triplatione, sic humanarum continet legum...»3. Il arrive
d'ailleurs que l'affirmation du sacrilège reste au niveau du principe et que la
seule conséquence qui en découle soit la peine temporelle: «sit culpabilis
Deo... et in praesenti seculo quod tenemus legique nostrae in vinculo
(componat) praefatae res...» 4.
L'image que nous donnent les documents catalans à partir du Xe
siècle est cependant celle d'une progressive invasion, d'une prolifération
des peines spirituelles. Le point de départ de notre investigation est celui
que nous imposent nos sources et force est de constater que les
documents les plus anciens dont nous disposons — le plus souvent par des
copies — sont très sobre et n'évoquent que les sanctions pénales: «pro
dampno illato sex libras auri fisco componah 5, «componat in vinculo
ipsum alaudes in quadruplum» 6. Dès que nous disposons d'une
documentation un peu plus continue, le double champ du châtiment est
nettement affirmé et priorité est donnée au châtiment spirituel; après un exposé
plus ou moins long de celui-ci, les sanctions pénales sont introduites de
manière quelque peu négligente par «et insuper» 7. La formulation est
parfois à ce point ambiguë que les peines temporelles peuvent sembler
facultatives et n'être imposées qu'à ceux qui persistent dans leur rébellion;
souvent même le châtiment temporel est inexistant 8. Le cas général
cependant est celui d'une coordination des deux types de sanctions,
priorité étant donnée aux sanctions spirituelles. Peut-on percevoir la
raison — ou les raisons — de cette rapide promotion? Il semble concevable

A. C. A., perg. San Pedro de Camprodôn, 6 (12 juin 965).


Villan, t. VIII, append. 34 (23 octobre 1041).
A. C. A., perg. San Pedro de Besalû, 1 (5 avril 978).
M. Hisp., append. 90 (30 juillet 953).
Villan, t. XII, append. 20 (juin 781).
Villan, t. XIII, append. 16 (13 janvier 958).
«... et insuper pro temporali pena componat predictum alodem»... S. C. V. cart,
223 (23 juillet 988).
«... qui contra hanc ista carta donacionem venire tentaverint ad disrumpendum
peccatis meis anime illius sit obligatum et in primis iram dei incurrat... et in antea
ista donacio firma et stabilis» A. C. A., perg. Santa Cecilia de Montserrat, 36
(3 décembre 1033).
52 MICHEL ZIMMERMANN

d'en voir l'origine dans la rapide disparition de la justice publique


carolingienne en terre catalane, dans la marche à l'autonomie de fait des
comtés subpyrénéens. Désormais, les liaisons à un ordre politique plus
vaste sont peu perceptibles; la justice en particulier est exclusivement aux
mains d'un personnel d'Eglise pour qui — même si cette affirmation dissi-
simule mal l'âpreté mise à défendre son patrimoine — seule compte
l'attitude de l'homme au regard du jugement divin; ce n'est pas un
hasard si, désormais, tout violateur d'une charte, — même si celle-ci exprime
une transaction entre laïques est qualifié de sacrilège, et si se multiplient
les allusions aux «raptores de rebus sancte dei ecclesie» 1 que l'on menace
de tout l'appareil de la législation conciliaire.
Ce rapport de solidarité hiérarchique entre les deux types de
sanctions reste-t-il immuable? est-il appelé à évoluer? Cette fatalité du
châtiment spirituel, cette condamnation qui ignore le Rédempteur,
correspond-elle à la spiritualité d'un peuple actif, engagé dans des aventures de
conquête du sol et de reconquête des âmes? Il est indéniable — encore
que le fait ne soit pas général, mais son existence et sa fréquence même
sont suggestives — que se produit dans le cours de la seconde moitié du
XIe siècle un renversement du rapport entre les deux châtiments, au
moins au niveau de l'expression, et que dans beaucoup de cas, à partir
du milieu du XIe siècle, la sanction temporelle est énoncée la première,
le châtiment spirituel s'y ajoutant (c'est à son tour d'être introduit par
«et insuper»), souvent formulé de façon beaucoup plus brève
qu'auparavant: «primum secundum saeculi leges hoc totum in triplo componat. Dein-
de sicut devastator et depraedator ecclesiae, anathematis vinculo» 2, «in
triplo componat et postea iram dei incurrat...» 3; il peut être accompagné
de clauses restrictives: n'être infligé qu'à celui qui n'a pas voulu composer:
«Si autem rebellis extiterit et satisfacere noluerit, sit anathema maranata
usque ad emendationem veniat. Et si non emendaverit, cum Juda proditore
pereat» 4; on le voit, la peine peut être progressive, liée à l'exécution des
sanctions temporelles 5. Tout se passe comme si le châtiment spirituel

1 Ainsi Villan, t. X, append. 22 (991). A. Gap. Div. B, 97 (30 janvier 1041).


2 Villan, t. IX, append. 16 (4 avril 1068).
3 A. Cap. Div. C (b) 246 (12 avril 1093). De même «sed dupla compositione soluta
iram Dei incurrat», Villan t. XX, append. 34 (13 juillet 1153).
4 M. Hisp., append. 300 (29 août 1087).
5 «Ab introitu Ecclesiae excommunicatus separetur, donee in duplo quod invasit
restituât, et si contumax incorregibilis extiterit cum Domini proditore in infer-
num dampnetur» A. C. A., cancill. Ram. Bereng. III, 195 (20 mai 1117). «Sed
facti temeritatem canonice in quadruplo restituât, quod si non egerit, iram Dei
incurrat.» M. Hisp., append. 399 (16 avril 1141).
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIle 53

était maintenant infligé par surcroît, s'il n'était qu'un moyen d'assurer
l'éxecution des autres clauses; peut-être de fait en a-t-il toujours été
ainsi, mais il n'est pas indifférent qu'un tel aveu transparaisse dans
l'écriture.
Par suite, les clauses pénales de l'eschatocole expriment une nouvelle
conception du temps humain et des rapports entre l'homme, son créateur
et son prochain. Les documents insistent bien davantage sur la durée
des clauses — tant pénales que comminatoires — et lient généralement
la cessation du châtiment spirituel à l'exécution des sanctions matérielles.
Avant l'an 1000, c'était pour l'éternité qu'était condamné l'infracteur:
«et requiem numquam inventât neque hic neque in perpetum neque in fu-
turum seculb) 1. Maintenant, la faute se situe à l'intérieur du temps
humain, dans le cadre de la vie de l'individu («et... hoc maneat firmum
per omnia tempora vite vestre» 2; mieux, la faute est rachetable dans des
limite temporelles précises: «et postea iram dei incurrat... donec resipiscat
et ecclesie illi cui ftaudem fecerat satisfaciat» 3. Seul celui qui a refusé
de s'amender sera soumis à un châtiment dans l'au-delà: «si inemendatus
discesserit ab hac vita, sit particeps in pena cum traditore Domini Juda» 4.
La responsabilité de l'homme dans son salut est affirmée, et l'horizon
spirituel s'éclaire à partir du deuxième tiers du XIe siècle, même si le
répit accordé en cette vie ne préjuge pas des peines réservées dans l'au-
delà: «sed iudicio sancti spiritus... in inferno puniatur eius anima post,
obitum et in hac vita gladio Sancti spiritus feriatur donec predicte canonica...
componah 5.
De ce fait découlent des conséquences remarquables; d'abord le
caractère spirituel des clauses pénales s'atténuant, ou du moins sa portée
se rétrécissant, on assiste dans les documents du XIIe siècle, surtout après
1130, à une réapparition en nombre des^témoignages^d' autorité
souveraine; à «1' ira dei» se substitue «l'iram meam» du comte 6; et l'on voit
à nouveau réapparaître le «bannum» comme garant de la légitimité du
châtiment, «iram dei... incurrat et episcopo suo bannum episcopale et

1 F. Udina Martorell. El Archivo Condal de Barcelona en los siglos IX-X.


Barcelona, 1951. Document n" 153, p. 320 (31 mai 961).
2 A. Cap. Div. B, 668 (3 juin 1146).
3 A. Cap. Div. C (b) 246 (12 avril 1093). De même «incidat in ira dei et excomuni-
cacioni subiaceat donec ad satis-factionem veniat». A. Cap Div. A 746 (16 mai 1131).
* Villan, t. XIV, append. 16 (4 octobre 1069).
5 A. Cap. Div. B, 1426 (24 septembre 1123).
6 «Iram meam incurret» A. Cap. Div. B, 140 (avril 1185). Les exemples se
multiplient à partir de 1150: «noverit se regiam iram et indignationem meam... incur-
surum». M. Hisp., append. 488 (février 1197), «... quam si quis infregerit non ha-
bebjt meum amorem». M, Hisp., append. 466 (1173).
54 MICHEL ZIMMERMANN

suo comiti bannum quod ad comitem pertinet persolvat» 1. On en arrive


ainsi naturellement — ce qui aurait été inimaginable au début du XIe
siècle — à des eschatocoles ne mentionnant plus que des sanctions temporelles;
le fait est de plus en plus fréquent à mesure que l'on s'avance dans le
XIIe siècle, et, à partir de 1130-1135, il est exceptionnel que l'on trouve
encore mention de châtiments spirituels. Lorsque ceux-ci demeurent,
ils sont considérablement appauvris; le sacrilège sait désormais que son
châtiment ne réside pas dans l'accumulation d'une série de supplices
imagés empruntés à l'Ancien Testament; il réside dans un rapport
nouveau entre l'homme et son créateur; comme nous le verrons ci-dessous, les
images qui s'imposent désormais proviennent du Nouveau Testament
et elles peuvent parler davantage à des hommes du XIIIe siècle: celle
de Judas, présenté surtout comme «proditor», celui qui a livré son maître
pour de l'argent — ou dans une proportion beaucoup moindre — , celle
d'Anania et Saphira, menteurs et parjures.
Dans ces conditions, les clauses terminales concernent un nombre
de personnes plus restreint. Alors que les documents antérieurs
considéraient tout individu comme un transgresseur possible («quisquis homo
cuiuslibet sexus vel ordinis homo», «...si qua autem laica secularisve
persona...» si quis autem contra hoc venerit»), il arrive souvent, à partir
du début du XIIe siècle, que le châtiment ne concerne que les deux seuls
partenaires du contrat: «quisquis vero ex utraque parte tarn videlicet dona-
torum quam acceptor um...«2; les autres sont désormais réduits au rôle
de témoins, puisque ces modifications — encore peu nombreuses — dans
la conception même de la publicité de l'acte sont contemporaines des
transformations que connaît le protocole initial, avec l'apparition, puis le
triomphe de la notification de type «notum sit omnibus...»
Mais, — puisque nous voulons nous en tenir à l'histoire de la culture
et de la spiritualité — c'est le contenu même des clauses comminatoires
(ou formules de malédiction) qui doit maintenant nous arrêter. Nous
avons déjà signalé qu'elles peuvent être très importantes; les plus
riches, si elles ne sont pas rigoureusement les plus anciennes, sont
pour le plus grand nombre antérieures au XIe siècle; de toute façon
aucun document postérieur à 1030 ne présente sous ce rapport une
ampleur analogue à ceux qui l'ont précédé; aucun surtout ne manifeste
autant d'originalité réelle; tout au plus certains affichent-ils un carac-

A. C. A., perg. Ram. Bereng. IV, 28 (15 avril 1134). On retrouve presque
exactement une formulation antérieure de deux siècles: «bannum régis componat».
Villan, t. VI, append. 14 (23 août 940).
A. Cap. Div, B, 638 (12 juin 1101).
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 55

tère didactique plus prononcé. Les documents les plus chargés ont beau
être peu fréquents, voire exceptionnels, leur diminution rapide au XIe
siècle est un fait notable; dès 1060-1070, on ne trouve plus que des
formules de malédiction courtes et stéréotypées.
La richesse de ces documents, leur variété mériteraient une étude
systématique; sans doute la plupart de ces formules appartiennent-elles
à un univers culturel plus vaste que la Catalogne; il peut être très
révélateur cependant de voir comment elles sont traitées, utilisées dans un
espace géographique et politique homogène. En effet, l'imagination des
scribes peut se donner libre cours, ainsi que leur talent de rédacteur et
beaucoup de documents en acquièrent une originalité certaine; tel croit
pouvoir faire appel à la mauvaise conscience du fautif («in ista vita in
omni actu suo se omnimode esse senciat impeditus x; tel autre transpose sur
le plan des relations vassaliques le châtiment promis («nullus christia-
n us... societatem osculi exhibeat» 2; tel autre, estimant que la faute envers
Dieu est incommensurable, fixe à un taux aberrant le montant de la
composition («componat ista hec omnia centuplichata») 3; tel encore ne
peut résister à l'envie de faire étalage de culture («non hoc valeat vindi-
care set fiat ei sicut Psalmista cecinit ex ipsis qui ereditatem Sanctuarium
Dei iniuste desiderant possidere vel possident» 4; tel autre enfin n'hésite
pas à faire un jeu de mots: «-Si quis disrumpere temptaverit disrumpat eum
deus a regno suo» 5. Quel que soit l'intérêt de ces cas particuliers, il nous
semble plus important de considérer les thèmes qui reviennent le plus
fréquemment et constituent en quelque sorte l'ossature de ces formules
comminatoires. Il faut en fait distinguer deux niveaux, celui des principes,
plus abstrait (le pécheur est qualifié et son châtiment s'exprime dans le
cadre de certaines institutions juridico-canoniques) et celui des effets,
plus pratique (où l'on trace à l'intention du pécheur un tableau des
peines qui lui sont réservées). Au niveau des principes, le trangresseur est
— nous l'avons déjà signalé — - un sacrilège 6; à ce titre il subit le châtiment
correspondant à sa faute («penam sacrilegii incurrat») 7, mais ce
châtiment est temporaire («sit... sacrilegus donee ad satisfactionem veniat» 8,

S. V. G., cart. 216 (18 février 988).


A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. III, 59 (13 mars 1099).
S. V. C, cart. 130 (4 octobre 978).
A. C. A. Cancill, perg. Ramp Borrell, 85 (13 juin 1007).
A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. IV, 5 (9 juillet 1131).
«Ut sacrilegus judicetur». M. Hisp., append. 206 (31 décembre 1030). «Sacrilegii
crimen incurrat.» Villan, t. XIV, append. 16 (4 octobre 1069). «Reus sacrilegii
ubique habeatur» A. C. A., Cancill, perg. Ram. Bereng. IV, 44 (6 mars 1134).
A. Cap. Div. A 334 (14 septembre 1136).
Villan, t. XII, append. 18 (juin 1090).
56 MICHEL ZIMMERMANN

puisque la faute commise est rachetable («sacrilegii summam componat» %


velut sacrilegus componat») 2 et qu'un barème précis de sanctions est
prévu («in triplo... sicuti statutum constat pro tali sacrilegio») 3. Mais,
même si le remboursement fait cesser l'état de sacrilège, le pécheur n'en
est pas quitte pour autant avec Dieu, et sa situation nouvelle est évoquée
par quatre termes qui s'associent les uns aux autres dans le plus grand
désordre et, apparemment, la plus extrême fantaisie, ce qui n'est pas sans
étonner puisque certain d'entre eux définissent un état canoniquement
précis:
—■ dammatus.
— maledictus.
— excommunicatus.
— anathematizatus.
Il n'est pas question de faire l'étude de ces termes en eux-même, mais
de voir dans quelle perspective ils sont employés, et quelles menaces ils
font peser sur la double destinée du pécheur, à savoir son cheminement
terrestre et sa vie dans l'au-delà.
«Damnatus» (ou «dampnandus») est toujours employé comme
attribut accompagné d'un complément: «damnatus in infernum» 4, «cum iuda
traditore dampnatus» 6, avec la signification assez banale de «condamné»,
alors que l'usage du substantif «damnatio» est plus complexe; tantôt il
semble exprimer la menace globale de sanctions auxquelles s'expose le
pécheur («et canonica dampnationes subiaceat» 6, «damnatum... damna-
tione patrum de rebus Ecclesiae instituta damnationeque summi pastoris
Gregorii» 7; tantôt il se rapproche du sens moderne et abstrait de
damnation («perpétue damnacionis penam incurrat») 8, surtout lorsque
l'expression devient tautologique: «...in perpétua damnacione damnavit» 9.
Les termes «maledictus» et «maledictio» connaissent eux aussi une
certaine évolution sémantique. Pendant longtemps, leur signification
semble essentiellement concrète, en quelque sorte historique; leui emploi
est toujours lié à l'évocation d'un épisode de l'Ecriture où s'est
manifestée la colère de Dieu. Quatre documents espacés entre 875 et 946

1 A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. III, 291 (14 août 1128).


2 VLllan, t. XV, append. 21 (9 septembre 1075).
3 A. C. A., perp. San Pedro de Camprodon, 26 (21 avril 1130).
* A. C. A., perg. S. B. B., 551 (22 février 1197).
5 A. Cap. Div. G (c) 493 (25 juillet 1090).
6 Villan, t. XIII, append. 22 (4 juin 1003).
7 M. Hisp., append. 148 (28 mars 999).
8 A. Cap. Div. A, 333 (29 septembre 1153).
9 Villan, t. X, append. 29 (3 décembre 1036).
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 57

associent la menace de «maledictio» au sort de Datan et Abiron («accidat


ei maledictio et descendat sicut descendit super Datan et Abiron quos
vivos terra absorbuit») 1. Huit documents compris entre 986 et 1046
évoquent la «maledictio davitica» 2, ou les «daviticas maledictiones» 3;
un autre appelle sur le pécheur «universae maledictiones veteris hac
novi Testamenti» 4. Dans un second temps la malédiction devient
l'expression même de la colère divine («iram et maledictionem dei
omnipotentis incurrat») 5, mais aussi de celle de tous les saints («maledictus de
Domino nostro Jesu Christo et de sua Matre Beata Maria et de Xllim
Apostoli et de omnibus sanctis suis») 6 ou même d'un seul d'entre eux
(«iram dei omnipotentis incurrat et de sancti michahelis maledictionem
accipiat») 7; enfin, comme damnatio, maledictio finit par qualifier l'état
du pécheur impénitent («nisi resipuerit et digne... emendaverit eterne
maledictione subiaceat») 8, de celui à qui manque l'amour de Dieu («ca-
reat benedictione Domini») 9 et sera condamné à la souffrance éternelle
(«sit maledictus... et cum his qui a sinistris erunt audiat: Ite maledicti in
ignem aeternum») 10; dans beaucoup de cas, cependant, une menace de
ce genre semble beaucoup trop générale; d'où s'impose un rapprochement
et même un amalgame avec des expressions beaucoup plus canoniques:
«sit maledictus et excommunicatus» u, «maledicionis anathemate fe-
riatur» 12.
Le châtiment de l'excommunication apparaît — ce n'est pas
surprenant— dès l'origine de notre documentation; il semble alors affecté d'une
signification précise, que suggèrent les allusions à la législation canonique:
«sicut in sacros canones continetur, excommunicatione permaneah 13, mais,
à mesure que notre documentation s'amplifie, l'excommunicatio — même

1 M. Hisp., apend. 50 (25 juin 890).


2 A. C. A., perg. Santa Cecilia Mont. 18 (15 avril 996).
3 M. Hisp., append. 173 (7 mai 1015).
4 Villan, t. VI, append. 4 (10 juin 957). Un texte plus tardif (A. C. A., perg. Ram.
Bereng. III, 212 (6 décembre 1118) fait allusion à la malédiction de Lucifer.
5 A. C. A., perg. S. B. B., 409 (8 mai 1130).
6 A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. III, 217 (décembre 1119).
7 A. Cap. Div. B 1495 (mars 1011).
8 A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng III, 203 (11 février 1118).
9 M. Hisp. append. 295 (11 juillet 1084).
10 M. Hisp., append. 211 (28 décembre 1033). Un document quasi contemporain
évoque en des termes parallèles le destin des donateurs («in die judicii audituri sint:
Venite benedicti patris mei, percipite regnum in secula seculorum». M. Hisp.,
append. 180 (15 juillet 1015).
11 Bib. Cat. perg. 3.146 (février 1151).
12 A. C. A., perg. S. B. B., 386 (25 septembre 1113).
13 Villan, t. X, append. 4 (6 avril 806).
58 MICHEL ZIMMERMANN

si lui est généralement coordonnée l'expression «a liminibus sanctae Dei


ecclesiae extraneus fiat» sur laquelle nous reviendrons— prend de plus
en plus une valeur eschatologique; le sacrilège s'est lui-même et à jamais
éloigné de la communauté des chrétiens; d'où la fréquence croissante de
la formule lapidaire «excommunicatus permaneat» 1; les deux termes
«maledictus» et «excommunicatus» se rapprochent; d'abord
complémentaires («ab episcopo... maledictus et excommunicatus fiat») 2, ils
deviennent synonymes; le coupable est maintenant excommunié à jamais
(«hic et in futuro» 3, «hic et in perpetuum») 4; c'est Dieu même qui
prononce la sentence («excommunicatus a pâtre et filio et Spiritu Sanc-
to») 5, secondé par ses saints («de Domino Deo et beato Petro et omnibus
sanctis») 6 si nombreux qu'il n'est plus possible de tous les nommer
(«omni génère excomunicationis percutiatur») 7; il est par conséquent
concevable que la sentence se fasse attendre jusqu'au jugement dernier
(«et ad diem judicii excomunicatus fiat») 8.
Cependant, la valeur proprement juridique de l'excommunication
n'était pas perdue de vue («canonice excomunicatus») 9; la sanction
restait donc le plus souvent attachée à un certain degré de culpabilité
et pouvait ne pas être la conséquence immédiate et nécessaire de la
faute («nisi satisfecerit, excomunicacioni subjaceat») 10; même si elle
l'était — auquel cas elle constituait une garantie du bon accomplissement
des peines temporelles — elle n'intervenait que comme étape dans une
chaîne de sanctions progressives («excomunicatus permaneat et nisi
revocaverit in inferno... portionem accipiat») 11; dès lors, c'était un
châtiment temporaire et conditionnel dont le coupable pouvait à tout mo-

1 Par ex. A. Cap. Div. A, 331 (4 mars 1012).


2 A. Cap. Div. B, 1495 (mars 1011).
3 A. C. A., perg. Santa Cecil. Mont, 32 (3 avril 1027).
4 A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. III, 249 (29 janvier 1123).
5 A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. I, 75 (1er décembre 1045).
6 Villan, t. VIII, append. 24 (29 juin 1069).
7 Villan, t. XV, append. 23 (26 septembre 1085). Cette confusion a d'ailleurs pour
effet de réduire l'excommunication des pères conciliaires - — dont le nombre est
du même coup amputé — à une simple malédiction, «et de CGC tos et VIIIe

Patres malediccionem haccipiat. (A. C. A. Cancill, perg. Ram. Borrell, 112 (10
novembre 1015).
8 A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. I, 181 (13 janvier 1056).
9 A. Cap. Div. A, 702 (27 janvier 1073).
10 Villan, t. XI, append. 12 (1145). La casuistique peut être plus précise: «Quod si
fecerit, nisi reddiderit aut si potuerit reddi non fecerit, aut commonitus, aut se
maie fecisse, recognoscens non emendaverit, débite excommunicationis feriatur
vindicta...» Villan, t. XIV, append. 16 (4 octobre 1069).
11 A. C. A., perg. Santa Cecil. Mont, sin numéro (28 septembre 1139).
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 59

ment être relevé («excomunicationi subiaceat donec componat») 1;


«terribili excommunicationis sententiae subiaceat, donec inde canonice
satisfaciat» 2.
Des constatations analogues peuvent être faites à propos des
menaces d'anathème. Mais il nous faut les exposer avec prudence, car il
est fort possible que des divergences conceptuelles importantes «passent»
mal dans l'expression écrite, étant donné les limites du vocabulaire et la
tendance à la confusion et à l'amalgame dans les formules utilisées par les
notaires. Il est évident cependant que l'anathème est présenté comme un
châtiment différent de l'excommunication; celle-ci, est conçue avant
tout comme une ségrégation, alors que des idées d'asservissement et de
violence sont associées à l'anathème: «anathemate percutiatur» 3, «ana-
thematis gladio feriatur» 4, «anatematis iaculo perculsus» s; l'image du
«vinculum anathematis» est omniprésente: «anathematis vinculo innodan-
dum» 6, «anathematis vinculo terribiliter obligetur» 7, et nous fournit
des représentations acrobatiques 8. Il est également certain que
l'anathème nous est présenté comme un châtiment perpétuel («sub anatemate
omni tempore permaneat») 9, «vinculis perpetui anathematis» 10 que le
terme lui-même est fréquemment rapproché du mot «damnatus», («sen-
tentiam damnationis perpetuae anathematizatus accipiat») ", «anathema
atque in infernum damnatus» 12, et le sort de l'anathème évoque celui de
Judas, dont nous verrons qu'il est considéré comme le premier des
réprouvés («anathematizetur et cum Juda traditore in inferno damnetur») 13.
Cette aception justifie la fréquence dans nos documents de l'expression
«anathema maranatha» 14; le mon «maranatha» est un terme araméen

1 Bib. Cat., perg. 5.489 (7 juin 1071).


2 Villan, t. XVIII, append. 9 (30 décembre 1127).
3 A. Cap. Div. C (c) 484 (1er novembre 1143).
4 A. Cap. Div. C (c) 426 (27 juin 1144).
5 A. Cap. Div. B 1.354 (4 avril 1059).
6 Villan, t. IX, append. 21 (12 avril 1065).
7 M. Hisp., append. 52 (30 octobre 890). Il n'existe en revanche qu'un ou deux cas
où soit évoqué «l'excomunicationis vinculum», preuve que l'amalgame
métaphorique reste limité.
8 «Inennodabili anathematis vinculo terribili mulctavit percussione.» Villan, t. XII,
append. 8 (28 décembre 1079).
9 Bib. Cat., perg. 8.448 (1er mars 889).
10 M. Hisp., append. 318 (octobre 1098).
11 M. Hisp., append. 280 (16 novembre 1071).
12 A. C. A. Cancill, perg. Bereng. Ram. I, 29 (22 février 1020).
13 M. Hisp., append. 361 (10 avril 1118).
14 Nous en avons trouvé une douzaine d'exemples, compris entre 1007 et 1136.
60 MICHEL ZIMMERMANN

que nous livre l'Epître aux Corinthiens *; son sens véritable est «le
Seigneur est venu»; mais au Moyen-Age cette formule d'action de grâces
avait (associée à anathema), une valeur imprécative, et était prise dans
le sens de «le Seigneur viendra»; 1' «anathema maranatha» est celui qui
sera damné au moment de la parousie. Nous avons même rencontré un
texte qui commente et explique la formule: «et sit anatema maranatha
hoc est peiditio (perdictio?) in adventum domini» 2.
Un tel châtiment est si grave qu'il ne peut être infligé sans recours;
aussi n'est.il souvent que le lot des rebelles, de ceux qui ont refusé de
se soumettre aux peines temporelles correspondant à leur faute («nisi
satisfaciens juxta legem poenituerit») 3, «nisi resipuerit» *, surtout si
on les y a invités plusieurs fois («nisi secundo tertiove commonita
resipuerit atque correxerit anathema sit») 5. Et même lorsque l'anathème a
été prononcé, le pécheur garde toute chance d'en être relevé: «donec
emendet, anathema sit» 6, (donee resipiscat anatematis gladio feriatur» 7;
la législation canonique s'en porte gai ante: «donec ad dignam satisfac-
tionem secundum sententiam toletani concili XI»... 8.
Quelle relation notie documentation suggère-t-elle enfin entre
excommunication et anathème? Lorsque les deux châtiments sont évoqués
à propos d'une même cause, trois cas peuvent se présenter:
— les deux sanctions, placées sur le même plan sans que rien ne les
distingue, sont coordonnées au point de constituer une seule expression:
«sit excommunicatus et anathematizatus» 9; plus souvent, les deux termes
ne sont que des éléments dans une longue suite d'expressions quasi-
synonymes: «excomunicatus et anatematizatus et a liminibus sancte dei
ecclesie extraneus» 10. Tout au plus, ces expressions peuvent-elles être

1 I. Cor. XVI, 22. «Si quelqu'un n'aime pas le seigneur qu'il soit anathème.
Maranatha.» Voir à ce sujet: F. Vigouroux. Dictionnaire de la Bible, t. IV, Paris, 1908,
col. 712-714.
2 A. C. A., perg. Santa Maria de Amer, 7 (28 mai 1034). La lecture «perditio» est
difficile, mais elle correspond exactement au sens de la formule au Moyen Age.
3 M. Hisp. append. 427 (13 octobre 1157).
4 A. G. A., perg. S. B. B., 427 (29 mars 1 153). De même S. B. B., 434, 456, 457, 467, 479.
5 S. C. V., cart., 928 (25 avril 1134).
6 M. Hisp., append. 273 (27 octobre 1070).
7 Villan, t. VI, append. 43 (1107).
8 M. Hisp., append. 309 (26 mai 1091).
9 M. Hisp., append. 210 (14 décembre 1034).
10 A. C. A., perg. S. B. B. 408 (8 janvier 1129). Il est même des séries plu? longues:
«... eos excommunicamus et anatematizamus atque abominamus et alienamus
eos atque abiecimus a liminibus sancte Dei ecclesie et segregamus eos a corpus
et sanguine Domini nostri Jesu Christi et a consortio christianorum fidelium,»
Villan, t. X, append. 22-991).
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 61

regroupées en deux séries, dont l'une décrit plus précisément la situation


concrète et actuelle du pécheur, alors que l'autre évoque sa position sur
le chemin du salut: «sit excomunicatus et de consorcio Christianorum
eiectus et anathema tiza tus et cum Judas Scariothis porcionem ha-
beat...» 1. Décrivant la même réalité à deux niveaux différents, les deux
termes sont eux-mêmes synonymes: «sub anathema maranatha anathe-
matizavi, ita ut... absolutionem hujus excommunicationis non possint
invenire» 2.
— Les deux expressions peuvent se fondre en une formule unique:
«perpetuo anathematis vinculo... excommunicamus» 3, «excomunica-
cionis sentenciam anatematizatus incurrat» 4. Dans ces deux premiers
cas, comme lorsque nous avons rencontré les formules employées
séparément, l'excommunication - anathème peut être définitive, temporaire ou
conditionnelle.
— Mais il existe un troisième cas où une nette gradation est prévue
de l'excommunication à Vanathème: «non solum excommunicatione... sit
nexus, verum etiam anathematizatus a regno Dei sit exclusus» 5. Cette
formulation reste équivoque; en revanche, la suivante ne laisse plus de
doute: «Si quis vero... hanc excomunicatione observare neglexeri, hune...
eterna punicione sub anathematis vinculo... in inferno damnatum contra-
dimus)) 6. Elle ne permet pas cependant de conclure à une distinction de
type canonique entre les deux châtiments, qui, tout en ayant la même
signification par rapport à la nature humaine peccatrice, se situent en
fait à deux niveaux différents, celui du comportement quotidien
nécessairement fautif mais toujours amendable et celui de la signification
ontologique de ce comportement; en témoigne la formule suivante: «sit
maledictus et excommunicatus secundum canonicam auctoritatem a
pâtre et filio et spiritu sancto et a liminibus sanctae Dei ecclesiae sit
extraneus, et postea omnes daviticas maledictiones super eum incurrant,
et sit anathema maranatha, et cum Datan et Abiron se sentiat esse
damnatum, et cum ipsis qui dixerunt Domino Deo: Recede a nobis, scientiam
viarum tuarum nolumus sit particeps» 7; les châtiments y sont groupés

A. C. A., perg. Santa Cecil. Mont (30 avril 1059). Les deux formules conservent
dans ce cas un symbolisme propre: «anathematis gladio eos percussit ac vinculo
excomunicationis innodavit. (Villan, t. XI, append. 1, 1079.)
M. Hisp., append. 292 (8 novembre 1080).
M. Hisp., append. 182 (20 novembre 1019).
S. C. V., cart. 636 (27 juillet 1063).
M. Hisp., append. 369 (17 octobre 1120).
Villan, t. X, append. 23 (991).
M. Hisp., append. 217 (16 décembre 1037).
62 MICHEL ZIMMERMANN

en deux sections, séparées par «et postea» (et non «et insuper») c'est
à dire qu'ils ne s'accumulent pas les uns sur les autres, mais se succèdent
et se répondent dans le cours d'un développement historique, les deux
membres de phrase utilisant des formulations parallèles pour définir
le double éclairage de la faute:

maledictus daviticas maledictiones

excommunicatus
secundum canonicam anathema maranatha
auctoritatem

a liminibus sanctae
Dei ecclesiae extraneus cum Datan et Abiron...
...ipsis qui dixerunt...
sit particeps.

On comprend mieux ce qui à la fois distingue et confond


excommunication et anathème. Il s'agit en fait d'une même réalité, décrite à deux
niveaux: celui de la communauté humaine dans son exil terrestre, celui de
l'attitude du pécheur au regard de Dieu x; l'anathème, très fréquemment
associé à maranatha —dont nous avons relevé la signification au Moyen
Age— est compris virtuellement dans l'excommunication mais ne peut
être prononcé qu'au jour du jugement dernier («anathema sit in die
iudicii») 2 après que le coupable ait négligé toutes les occasions de
s'amender («si ad dignam satisfactionem contepserit venire») 3. Ainsi
s'expliquent les confusions fréquentes dans l'usage respectif des deux
expressions, dont nous* pourrions croire qu'elles sont utilisées indifféremment.
La conclusion à laquelle nous sommes parvenu nous permet également
de justifier la multiplicité des images employées pour décrire la situation
du pécheur, dont certaines sont des images concrètes extraite de formules
d'excommunication, et d'autres suggèrent une réalité eschatologique; or
elles sont empruntées à l'un et l'autre registre avec le plus grand
arbitraire.
— «A liminibus sanctae Dei ecclesiae extraneus fiat» est celle qui
a la plus grande et la plus longue fortune; on la rencontre avant 950 et

«Anathème» aurait ici le sens que lui donne St. Paul (Romains IX, 3), celui de
séparation finale, non pas de l'amour mais de la présence même du Sauveur.
Villan, t. XVI, append. 13 (23 avril 1168).
Villan, t. XII, append. 31 (1021).
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 63

elle est encore employée en 1150 1; elle est nettement l'expression


favorite des scribes monastiques,
«segregatus ab ecclesiae corpore» 2,
«ecclesiasticae sit societatis exclusus conventione» 3,
«ab omni coetu fidelium... separatum» 4.
«a comunione fidelium segregatum» 5, «de cunctum populum catho-
licum extraneus permaneat» 6.
— «sacratissimo corpore et sanguine christi alienus fiat» 7.
— «a regno Dei separatus» 8,
«ab agmine sanctorum... extraneus» 9,
«pereat... de terra viventium» 10.
Le plus souvent, deux ou trois de ces formules sont coordonnées,
sans qu'apparaisse une quelconque gradation dans leur choix. Cette
exclusion matérielle de l'Eglise visible a pour conséquence une prise en
charge des péchés d'autrui, ce qu'exprime une curieuse formule assez
fréquente dans les eschatocoles jusqu'au premier tiers du XIe siècle:
«peccatis nostris anime illius sit obligation»; nous l'avons rencontrée
plus de 35 fois entre 890 et 1030 n, parfois complétée par «que pro hac
re cupimus esse purgatum». Cette expression — qui évoque l'idée de la
réciprocité des fautes— appelle une double question. D'une part, elle
disparaît brusquement avant le milieu du XIe siècle; c'est du moins ce
que suggère notre documentation, puisque nous n'en trouvons que trois
emplois postérieurs à 1030 (respectivement de 1033, 1064 et 1078).
D'autre part, son usage semble étroitement associé à des documents
d'origine monastique; huit exemples sont extraits du cartulaire de San
Cugat del Vallès et compris entre 945 et 1016; cinq proviennent du foijds
de San Benêt de Bages (quatre entre 1012 et 1023, un de 1064), cinq de
celui de Santa Cecilia de Montserrat (dont quatre compris entre 983 et

1 Ce qui ju: tifie l'existence de nombreuses variantes: «a liminibus omnium eccle-


siarum dei sequestratus», «limitibus (!) sancte Dei ecclesia extraneus...»,
«extraneus siad de omnia loca sanctorum», «ab ominibus (!) sancte ecclesie extraneus...»
2 Villan, t. XX, append. 51 (mai 1162).
3 M. Hisp., append. 218 (21 septembre 1038).
4 Villan, t. VI, append. 24 (14 octobre 1022).
5 Villan, t. IX, append. 24 (27 février 1153).
6 M. Hisp., append. 207 (25 juillet 1032).
7 Villan, t. IX, append. 9 (10 novembre 1163).
8 M. Hisp., append. 66 (mars 917).
9 M. Hisp., append. 45 (20 avril 888).
10 Villan, t. XIII, append. 44 (6 janvier 1174). L'expression «regione vivorum» est
également fréquente.
11 Les variantes ne portent que sur des détails, «peccatis meis», «peccatum meum...»
64 MICHEL ZIMMERMANN

1033); les plus nombreux — onze— proviennent des fonds de chancellerie


comtale 1, mais sont en fait issus des Archives du monastère de San Juan
de las Abadesas et compris entre 899 et 984. Les autres emplois, plus
disparates, nous sont fournis par la Marca Hispanica; deux proviennent
de Ripoll (dont le plus ancien de 890 2, un de San Miguel de Cuixa, un
de Saint Martin du Canigou... Tous appartiennent donc à un espace
géographico-culturel restreint, à cette nébuleuse d.3 monastères ayant
Ripoll en son centre et rattachés à lui par des liens de dépendance
abbatiale ou de solidarité familiale. On peut concevoir une progression de la
formule vers le sud; mais son succès est éphémère; d'abord elle est trop
longue (il est frappant que seul le document le plus ancien parmi ceux qui
en font mention comporte la formule intégrale dans les fonds de Santa
Cecilia et San Benêt, seuls les trois plus anciens dans le cartulaire de
San Cugat 3; ensuite elle parle peu à l'imagination, est en quelque sorte
trop abstraite; des formulations plus courtes, plus imagées, faisant
davantage appel à une culture biblique, même élémentaire, qu'à la
réflexion, étaient appelées à un plus vaste succès.
La première menace, la plus banale, celle qui pendant deux cent
cinquante ans (l'espace de notre documentation) fustige le coupable,
c'est celle de la colère de Dieu, «ira Dei» 4; nous en avons relevé plus de
deux cent cinquante mentions, tant dans les documents d'origine
monastique (où elles sont particulièrement fréquentes) que dans ceux d'origine
comtale ou épiscopale (où elles sont sensiblement plus rares); plus du
quart sont antérieures à l'an 1000; bien qu'un peu moins répandue, la
menace reste d'un usage constant jusque vers 1150; on la rencontre
encore une quinzaine de fois dans la seconde moitié du XIIe siècle.
La formule «iram Dei incurrat», apparue dès la première moitié du

A. C. A. Cancill, perg. Wifred I, 8. Miro, 15, 17, 19, 20, 23, 48, 50. Seniofred 21
— Borrell, 13, 29 — Voir éd. F. Udina Martorell, ouvr. cité (documents n° 10, 50,
52, 54, 57, 58, 84, 86, 110, 180, 197).
M. Hisp., append. 51 (31 juillet 890).
Les documents du fonds de chancellerie manifestent plus de continuité. Il est
vrai que le plus récent est de 984!
Dans un certain nombre de cas, à la colère de Dieu est associée celle de la Vierge
(assez rarement, la Vierge Marie n'ayant pas fonction de se mettre en colère; elle
le fait cependant ou menace de le faire), en 1075 («iram Dei ejusdemque genitricis».
M. Hisp,, append. 284), en 1157 (M. Hisp., append. 427), ou celle du saint auquel
est consacrée l'abbaye (ainsi Saint Martin en 1084 à Saint Martin du Canigou
[M. Hisp., append. 295], Saint Michel et Saint Germain, puis Saint Michel seul à
Saint Michel de Cuixa [M. Hisp., append. 97, 325, 360...], Saint Cucufat à San
Cugat del Vallès en 1132 [A. C. A., perg. S. C. V., 471]), ou même de tous les saints
(«iram Dei incurrat et Sanctorum eius». A. C. A., Cancill, perg. Bereng. Ram.
1«, 29 [22 février 1020]).
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-X e-XIIe 65

Xe siècle, se perpétue jusqu'à la fin du XIIe siècle x; sa simplicité même


laisse peu de champ à l'imagination des scribes, et elle garde une
remarquable permanence; tout au plus permet-elle quelques substitutions
verbales («iram Dei inveniat») 2, «iram dei incitet et atque (!) incurrat», 3,
«et perveniat ad iram dei» 4, «ira Dei veniat super eum» 5 et quelques
adjectivations sommaires («irem Dei celestis» 6, «iram dei patris omni-
potentis») 7. La colère divine est toujours invoquée en tête des formules
comminatoires («in primis iram Dei incurrat»); l'habitude du fait est
telle que, même lorsqu'elle est le seul châtiment promis, les scribes
continuent à l'introduire par «in primis», ce qui exprime d'ailleurs une relation
logique puisque les autres sanctions ne sont que la conséquence de
l'offense faite à Dieu.
Le lieu par excellence du châtiment réservé au sacrilège est bien
entendu l'enfer. C'est la crainte de l'enfer et de ses tourments qui incite
malades et pèlerins à se montrer généreux envers les églises et les abbayes.
A partir du milieu du XIe siècle, l'expression «timeo penas inferni et
cupio pervenire ad gaudia paiadisi» devient le leitmotiv des préambules
testamentaires. Mais, un siècle plus tôt déjà, c'est de l'enfer qu'est
menacé le contrevenant aux volontés du donateur ou du testateur. Quelle
représentation s'en faisait-on alors? L'enfer est d'abord un lieu
souterrain: l'en-dessous plus que l'au-delà; «in inferno inferiori» est une
expression apparue dès 955 8, fréquente au XIe siècle, que l'on rencontre encore
au XIIe. Inférieur, l'enfer est donc profond: «in profundum inferni» 9;
il faut y descendre: «in infernum descendat» 10; mais le plus souvent le
coupable y est condamné, («damnatus» 11, expédié («deputatus») 12S
et surtout immergé («dimersus») 13; il y est lié («abligatus») 14, un peu à

1 L' «ira dei», expression omniprésente, peut de temps à autre céder la place à des for,
mules synonymes: «ultione divina feriatur». A. Cap. Div. A, 1820 (6 mars 1010)-
«omnipotens Deus... ei résistât» (M. Hisp., append. 151, 4 juin 1003).
2 S. C. V., cart. 153 (28 avril 983).
3 A. C. A., perg. Santa Cecil. Mont, 32 (3 avril 1027).
4 A. C. A., perg. Santa Cecil. Mont, 34 (1er mai 1029).
5 A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. I, 446 (17 septembre 1073).
6 S. C. V., cart. 25 (26 octobre 946).
7 A. C. A., perg. S. B. B. 551 (22 février 1198).
8 S. C. V., cart. 39 (3 avril 955).
9 S. C. V., cart. 107 (9 février 975). A. C. A., perg. Santa Cecil Mont, 3 (27 janvier 959)
A. Cap. Div. C (a) 31 (9 février 975).
10 A. C. A., perg. S. B. B. 327 (15 mai 1064).
11 A. C. A. Cancill. Ram. Bereng. IV, 102 (14 septembre 1140).
12 A. C. A. Cancill, perg. Bereng. Ram. II, 56 (14 septembre 1088).
13 A. C. A. Cancill. Ram. Bereng. III, 28 (9 août 1095). M. Hisp., append. I (Ie*
novembre 819).
14 Villan, t. VI, append. 44 (21 mai 1108).
5. — Mélanges.
66 MICHEL ZIMMERMAN N

la manière du moine qui a fait voeu de stabilité («in claustro inférai») 1,


mais le voeu n'étant pas volontaire, rien ne le distingue d'une prison
(«ergastulum») 2 dans laquelle on demeure («permaneat») 3, où l'on est
enseveli («sepultus») 4, soumis à une mort perpétuelle («perpetuae su-
biaceat morti») 5.
Ce lieu dont participe à ce point notre destin d'homme, il importe
de bien le connaître; les clauses des documents catalans contiennent
tout un itinéraire géographico-mythologique de l'enfer. Plus que l'image
du trou, «vorago» 6, c'est celle du lac, «stagnum» 7, qui illustre le mieux
la double composante d'un milieu à la fois fermé et insondable; elle
permet également de justifier l'emploi de toute une série d'expressions
empruntées directement à l'Antiquité classique:
— Baratrum: «infernalis baratri perpétua condempnationes» 8.
— Averne: (où Virgile plaça l'entrée des Enfers) «in avérai ignibus» 9.
— Tartare «tartareisque vinculis innodatus» 10.
— Styx: «in profundum stygii stagni demersus» ll.
— Phlégéthon: «Flegetontis ardentis fluvii» 12.
— Royaume de Pluton: «Dei iram incurrat et Plutonis régna possi-
deat» 13.
Il importe en effet de fournir une description plausible d'un endroit
où l'on est appelé à pénétrer vivant («vivus in infernum descendat») 14,
mais pour y encourir des souffrances («luat penas inférai») 15 et des
souffrances interminables («gehenna inextinguibilis») 16 qui font du patient

1 A. C. A., perg. S. B. B. 144 (1019), et perg. Santa Cecil. Mont, sin numéro (26
septembre 1022).
2 S. C. V., cart,. 211 (30 octobre 987).
3 M. Hisp., append. 288 (20 octobre 1077).
4 Villan, t. XIII, append. 31 (8 mars 1114).
5 Villan, t. V, p. 254 (25 avril 1149).
6 Villan, t. X, append. 5 (28 juillet 815). A Cap. Div. A, 1809 (17 avril 1055).
7 «In profundissimo stagno inferni» A. C. A. Cancill. Ram. Benreng. I, 46 (22
octobre 1041) L'image répond bien à l'usage du verbe «dimergere».
8 Villan, t. VI, append. 34 (8 décembre 1066).
9 A. Cap. Div. B, 719 (21 février 1028).
10 A. C. A. Cancill. Ram. Bereng. I, 24 (31 août 1039).
11 Villan, t. XII, append. 18 (juin 1090).
12 Villan, t. VIII, append. 32 (2 juillet 1019).
13 M. Hisp., append. 218 (21 septembre 1038). La juxtaposition des deux châtiments
est par elle-même savoureuse.
14 A. C. A., perg. S. B. B., 327 (15 mai 1064).
15 S. C. V., cart. 685 (1 octobre 1075).
16 «Penis gehennalibus... perhenniter cruciandus». A. Cap. Div. B, 231 (2 juillet 1173)
— «in gehenna ignis particeps fiat» A. C. A., perg. San Marsal de Montseny, 875 — -
(29 novembre 1221). Le mot «gehenna» est d'ailleurs très souvent synonyme
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XHe 67

un véritable crucifié («in inferno perhenniter cruciandus») 1. Bien qu'


immergés («dimeisi») dans l'enfer, c'est au supplice du feu éternel («in
igné perpetuum») 2, «ignibus aeternis» 3, «perpetuo incendio» 4, que sont
voués les réprouvés; il nous est évoqué avec réalisme et même complais-
sance: «locum exustionis Baratri decrepitantibus eterni flammis» 5;
«concre(m)andus ultricibus flamis» 6 «in flamis atrocibus eternaliter
maneat comburendus» 7. Finalement c'est l'image du fleuve (ou du lac)
de feu qui s'impose: «perpetuis aestuandi averni ignibus» 8; «in Flege-
tontis ardentis fluvii profundam imergat undam et ultrices... eterni
incendii sentiat f laminas» 9; «hereditariam mortem, id est, stagnus ignis
et sulphureis» 10.
Mais le réprouvé ne vivra pas sa souffrance dans la solitude; d'ores
et déjà, il peut être assuré d'avoir en enfer une compagnie illustre, quoiqu'
encore restreinte. Paradoxalement, le premiei occupant des ténèbres,
le grand responsable du malheur de l'homme n'est pas très présent; les
documents catalans des X-XIIe siècles nous parlent rarement du diable.
Dans la plupart des cas, il apparaît de façon fort peu suggestive, dans des
formules telles que, «diabolo incitante» X1, «suadente diabolo» 12, «diabo-
lico instinctu provocatus» 13, «diabolica superbia inflatus» 14, «compunctus
stimulo diabolicae cupiditatis» 15, pour expliquer la genèse d'une faute:
davantage une abstraction qu'une incarnation du mal. Rares sont les
allusions à son intervention dans le destin de l'homme pécheur 16; plus

d'«infernum» («expavesco cruciatus géhenne inextinguibilis», S. C. V., cart. 936,


28 janvier 1138).
1 A. C. A. Cancill, perg. Bereng. Ram. II, 63 (11 décembre 1090).
2 S. C. V., cart. 192 (30 décembre 986).
3 M. Hisp., append. 284 (9 avril 1075).
4 M. Hisp., append. 290 (7 mars 1078).
5 S. C. V., cart. 211 (30 octobre 987).
6 S. C. V., cart. 497 (21 juin 1025).
7 A. Cap. Div. A 331 (4 mars 1013). Il est question ailleurs de «l'infelicem animan
de corpose egressa super pisceni et carbones denigrata...» Bib. Cat., perg. 1.974
(22 septembre 1083).
8 M. Hisp., append. 218 (21 septembre 1038).
9 Villan, t. VIII, append. 32 (2 juillet 1019).
10 M. Hisp., append. 292 (8 novembre 1080).
11 Villan, t. XII, append. 10 (6 novembre 960).
12 M. Hisp., append. 427 (13 octobre 1157).
13 Villan, t. VIII, append. 36 (17 juillet 1108).
14 Villan, t. X, append. 21 (11 juillet 989).
15 M. Hisp., append. 360 (22 mai 1117).
16 «Qui nos eripuit de potestate diaboli» (S. C. V., cart. 377, 2 septembre 1002) — «a
diabolico servitute» (id, 98, 4 février 972) — , «Post hec diabolus... sit semper in
vita tua» (Bib. Cat., perg. 1.974, 22 septembre 1083).
68 MICHEL ZIMMERMANN

rares encore sont les références à sa propre histoire; si l'on excepte une
mention à 1' «apostate angelo» 1, un seul texte nous parle de «Lucifer
qui de celo propter superbiam cecidit» 2. Sa présence en enfer n'est pas
affirmée avant le début du XIe siècle 3; elle n'est jamais fréquente (nous
n'en avons trouvé qu'une dizaine d'exemples entre 1012 et 1118); de
plus, le mot enfer n'est utilisé explicitement que pour «Beelzebub prin-
ceps demoniorum» 4 et pour «Sathanas» 5.
Le plus illustre habitant de l'enfer, le réprouvé par excellence est en
revanche Judas. Sa personne encombre les formules de malédiction. Alors
que celles-ci s'appauvrissent dès la fin du XIe siècle, Judas hésite à
s'effacer; à l'extrême fin du XIIe siècle, il arrive encore que le partage du
sort de Judas — avec la colère de Dieu, souvent avant elle, parfois sans
elle— soit la sanction qui menace les infracteurs. Donner des chiffres ne
peut avoir, dans notre propos, qu'une valeur indicative; signalons
cependant que, sur un ensemble de 202 documents où Judas apparaît, si le
plus grand nombre se situe avant l'an 1000,61 — ce qui ne peut nous
étonner — pour les trois demi-siècles suivants, la formule manifeste une
assez étonnante stabilité:
— 48 de 1000 à 1050.
— 47 de 1050 à 1100.
— 36 de 1100 à 1150.
Nous avons encore relevé 10 mentions de Judas entre 1150 et 1200.
Judas «résiste» à la sécularisation des protocoles. Il faut sans doute
imaginer que l'histoire de Judas — et bien entendu le fait n'est pa? propre à
la Catalogne — constituait un symbole accessible, facilement exploitable
de plus dans un contexte féodal: destin d'un homme sur la responsabilité
duquel on se plaît à insister: «... Juda, quis prius vir apostolicus, postea
vilis apostata factus» 6. Destin que sont appelés à partager tous les
infracteurs: «cum Judas Scarioth participacionem abeat» 7, «cum iuda...

A. C. A., perg. S. L. M. 65 (10 août 1014).


A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. III, 212 (6 décembre 1118).
«Cum... diabolo in flamis atrocibus eternaliter maneat comburendus» (A. Cap.
Div. A, 331, 4 mars 1012). Un document plus ancien (Villan, t. X, append. 12,
8 juillet 925) parle toutefois à son sujet du «perpetuum ignem».
Ainsi Villan, t. VIII, append. 31 (27 février 1016). A. C. A., perg. S. B. B., 144 (1019).
A. C. A., perg. S» Cecil Mont., sin num. (26 septembre 1022). Bib. Cat., perg. 5.655
(19 juillet 1086). Le «diabolus» en revanche est accompagné de ses anges («cum
eius angelis». A. Cap. Divers B. 1047-1090).
Nous n'avons rencontré le nom qu'une seule fois dans la documentation dépouillée
à ce jour (A. Cap. Div. C [b] 79 b, 30 avril 1126).
Villan, t. XII, append. 18 (juin 1090).
La formule est courante: S. C. V., cart, 107 (9 février 975).
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 69

particeps fiat» 1, «cum Juda... abeat porcionem» 2 etc.. Destin qui, bien
avant l'an 1000 est scellé, «cum Juda Scariot participationem abeat in
inferno inferiori» 3. Dans la quasi-totalité de notre documentation, le nom
de Judas est commenté, qualifié; un groupe de quatre documents
contemporains, de San Cugat del Vallès choisit l'épithète polémique de «pseudo-
apostolus»; 4 mais la formulation générale se situe dans une perspective
historique et didactique; si Judas est damné («damnatus» 5, «in perpétua
damnatione damnatus» 6, c'est parce qu'il a trahi; il a trahi le Seigneur
(«qui Dominum tradidit» 7), notre Seigneur («qui dominum nostrum Jhesum
Christum tradidit» 8), mais aussi son propre seigneur («qui dominum suum
tradidit» 9); il est le traître («Judas traditor» 10), le pire des traîtres («cum
iuda pessimo traditore» u). Une variante — assez fréquente — (nous en
avons rencontré une quinzaine d'exemples) précise que Judas, non
content de trahir, a livré lui-même son maître: il est «Judas proditor» 12; son
sort ne peut être que la mort éternelle («cum Juda... hereditariam. mortem
habeant» 13), c'est à dire l'enfer 14. Mais lui est condamné à jamais, alors
que les infracteurs qui partageront son sort peuvent espérer y échapper
s'ils respectent les clauses pénales 15; même dans le cas contraire un espoir
leur demeure, celui de la clémence divine au jour du Jugement dernier 16.

1 A. C. A., perg. S. B. B., 179 (25 mai 1027).


2 A. C. A. Cancill. Ram Bereng. I, 312 (1064).
3 S. G. V., cart. 39 (3 avril 955).
4 S. C. V., cart. 216 (18 février 988), 217 (10 mars 988), 223 (23 juillet 988), 246
(7 avril 990).
5 M. Hisp., append. 233 (4 avril 1048).
6 M. Hisp., append. 210 (14 décembre 1034).
7 S. C. V., cart. 324 (11 mai 997).
8 A. C. A., perg. S. C. V., 2 (12 avril 905).
9 A. C. A., perg. Sa Cecil. Mont, 32 (3 avril 1027). La formule, unique, est à relier
à une vision féodale de l'historié humaine.
10 L'expression est omniprésente et durable, «traditor» jouant un peu à l'égard de
Judas le rôle d'adjectif homérique. Beaucoup plus rare est l'expression «Judas
traditor Domini».
11 A. Cap. Div. A 333 (29 septembre 1153).
12 Bien que l'expression, sous sa forme verbale, apparaisse assez tôt, («cum Juda qui
Dominum salvatorem... non distulit prodere». (M. Hisp., append. 123, 15 novem-
vre 977), elle tend à être plus fréquente à partir du milieu du XIe siècle.
13 M. Hisp., append. 292 (8 novembre 1080).
14 «Cum Juda traditore poenarum infernalium particeps efficiatur». M. Hisp., append.
430 (21 octobre 1158).
15 «Et Judae traditoris particeps fiat donee digne satisfaciat» (M. H., append. 403,
20 juillet 1144). Ce caractère temporaire de la sanction est à rapprocher de ce
que nous avons dit ci-dessus.
16 «... cum iuda schariot particebs sit usque in novisimo die» (A. C. A., perg. S. B. B.,
222 (13 août 1034). L'expression prouve combien la notion d'enfer est vague
70 MICHEL ZIMMERMANN

Après Judas, Datan et Abiron sont les hôtes de l'enfer le plus


fréquemment cités. Leur aventure nous est contée par le Livre des Nombres *; ils
ont été invoqués à l'époque wisigothique, en particulier dans les formules
de serments 2 et leur apparition fréquente à l'origine de notre
documentation relève assurément d'une fidélité de la Catalogne à son passé tolédan
et gothique. En effet, sur soixante mentions de Datan et Abiron dans
nos formules comminatoires, vingt-cinq sont antérieures à l'an 1000 (ce
qui constitue un fait nettement majoritaire), quinze sont datées de la
première moitié du XIe siècle, dix entre 1050 et 1100. A l'intérieur d'une
documentation homogène, la diminution rapide des mentions de Datan
et Abiron est encore plus remarquable; le cartulaire de San Cugat del
Vallès, qui comporte cinq allusions antérieures à 1000 3 n'en a plus que
deux ensuite et aucune postérieure à 1023; les parchemins de Santa Cecilia
de Montserrat n'en livrent aucune après 1029 et les séries de Diversorum
de l'Archivo Capitular de Barcelone, aucune après 1035. La formule se
maintient plus longtemps dans la documentation provenant de la
Chancellerie comtale 4; on a même l'impression qu'elle réapparaît dans la
seconde moitié du XIIe siècle, mais il semble qu'il faille en attribuer la
cause à la fusion aragono-catalane puisque les documents aragonais, dont
les archives barcelonaises gardent quelques traces, emploient fréquemment
l'expression aux alentours de 1135 5; les éléments de comparaison dont
nous pouvons disposer semblent indiquer que la chancellerie aragonaise
resta plus exclusivemente fidèle à des formules wisigothiques.
L'histoire de la formule dans notre documentation ne manque pas
d'intérêt; elle révèle une tendance très nette à l'amalgame culturel.
Conforme au récit vétérotestamentaire, conforme aussi aux modèles
wisigothiques, 6 elle apparaît d'abord sous la forme suivante: «cum Datan et

pour les contemporains, et contradictoire. Sans doute joue-t-il le rôle reconnu


plus tard au Purgatoire («... in inferno concrementur vel cruuentur... et cum
iustis in diem iudicii non resurgant et cum condemnatis ad inferna descendant...»
A. Cap. Div A 368 g, 31 janvier 1035), mais pour certaines personnalités comme
Judas il n'y a déjà plus d'espoir possible.
Nombres XVI, 1-33. Datan et Abiron s'étaient joints à Coré dans la révolte
fomentée contre Moïse et Aaron au sujet de la souveraine sacrificature. Les conjurés
furent engloutis dans la terre qui s'ouvrit sous leurs pas.
Voir J. Pérez Beneyto. Sobre las formulas visigodas, «Judas, Datan y Abiron»
(B. A. H. CI, Madrid, 1932, p. 191-197).
S. C. V., cart. 25-46-61-79-197.
Quatre entre 1118 et 1135.
Par ex Bib. Cat., perg. 3.547 (janvier 1135) et Villan, t. XV, append. 75 (juin 1135).
Voir K. Zeumer. Formulae merowingici et Karolini aevi (M. G. H., Formulae,
Hanovre, 1886). Formulae visigoticae (p. 572-595), «vivos que terra absorbeat
quemadmodum absorb uit Datan et Abiron viros scejeratissimos», p. 593,
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 71

Abiron, quos vivos absorbuit terra, hereditatem accipiat» 1 ou «... absor-


beat illum terra, sicut absorbuit Datan et Abiron» 2; elle nous apprend
même que le destin de ces méchants («viros sceleratissimos» 3) a été scellé
le jour où, par orgueil («pro illorum superbia» 4) ils ont enfreint les ordres
divins («praecepta Dei transgredientes» 5). Mais très vite, cette terre qui
les ensevelit («dimersit») disent plusieurs documents 6 est confondue avec
l'enfer dont on sait qu'il est inférieur: «cum datan et abiron super se dei
iudicium senciat et ad instar eorum in infernum... descendat» 7); et là,
tout naturellement, ils deviennent compagnons de Judas — à moins qu'il
ne faille admettre, ce qui serait plus conforme à la chronologie — que c'est
lui qui les y rejoint 8. Leur privilège demeure cependant d'avoir vu leur
malheur en face et d'être entrés vivants dans l'enfer, «cum Datan et
Abiron qui viventes in infernum descenderunt» 9. Moyen suggestif de
rappeler que c'est bien dans cette vie que l'on construit son malheur de
demain et de toujours.
Habitent également l'enfer promis au sacrilège impénitent Anania et
Saphira dont l'histoire nous est racontée par les Actes des Apôtres 10.
Contrairement à leurs compagnons, ils n'apparaissent qu'assez tard; sans
doute est-il fait mention d'eux dans un document du milieu du Xe siècle n;
toutes les autres, cependant, sont postérieures à 1026 12. Aucun document
ne nous dit explicitement qu'il sont relégués en enfer, mais leur
compagnonnage avec Judas permet de le supposer 13. En revanche la plupart
sont prolixes sur l'origine de leur malheur: «... qui de pretio sanctorum
aliquid sunt fraudati, et ad praeceptum Apostoli Pétri in uno momento
sunt extincti» 14, bien mieux, ils sont à plusieurs reprises caractérisés

M. Hisp., append. 103 (6 juin 970).


S. C. V., cart, 424 (5 février 1010).
Bib. Cat., perg. 3.145, 13 mars 1077. On retrouve l'expression exacte de la formule
wisigothique. Cf. note supra.
A. C. A., perg. Santa Maria de Amer, 7 (28 mai 1034).
M. Hisp., append. 200 (22 avril 1026).
Par ex. A. C. A., perg. S. B. B., 91 (28 avril 1012).
A. C. A., perg. S. C. V., 2 (12 avril 905). L'image est conforme au récit de la Bible
(Nombres XVI, 33).
«... et cum Juda traditore et cum Datan et Abiron sint dampnati in infernum»
(A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. III, 288, avril 1117).
Villan, t. XVII, append. 35 (30 septembre 1090).
Actes, V, 1-10.
F. Udina Martorell, doc. 116, p. 271 (15 janvier 942).
En fait, elles sont de 1026, 1055, 1072, 1079, 1091, 1132 et 1134.
«Et cum Anania et Safira et Juda traditore sit continua participation M. Hisp.,
append. 281 (20 décembre 1072).
M. Hisp., append. 200 (22 avril 1026). Il est fait allusion aux circonstances mys-
72 MICHEL ZIMMERMANN

comme des parjures («voti sui fraud atoribus» x); on comprend mieux ainsi
la valeur symbolique de leur témoignage dans une société féodale fondée
sur le serment. Dans cette perspective, il n'est pas indiffèrent de constater
que plus de la moitié des documents portant mention d'Anania et Saphira
émanent de la chancellerie comtale, et que ces deux personnages,
probablement peu connus des contemporains, sont encore invoqués au XIIe
siècle, c'est à dire à un moment où les formules comminatoires devenaient
rares et sommaires.
Les autres hôtes infernaux font des apparitions plus fugitives;
quelques-uns nous sont familiers: les habitants de Sodome et Gomorrhe 2,
Barablas bien injustement associé à Satan 3, Hérode et Pilate 4, Néron
enfin dont on ne situe pas explicitement la place en enfer 5; quelques autres,
entr'aperçus, sont vite oubliés, tel Simon le Magicien 6, dont l'histoire
nous est contée par les Actes des Apôtres (VIII, 5-24). Mais l'enfer est
assez grand pour accueillir tous ceux, encore anonymes, qui refusent
l'appel de Dieu: «... eis qui dexerunt Domino Deo: Recede a nobis, scien-
tiam viarum tuarum nolumus...» 7; la menace est renouvelée huit fois
entre 806 8 et 1123 9. De façon plus générale, elle s'adresse à tous les
«filios diffidencie» 10, à tous les impies ", que rien ne distingue aux yeux

térieuses de leur mort. L'expression «mucrone Apostoli Pétri vulnero» (M. Hisp,,
append. 300, 29 août 1087) est plus énigmatique. Fait-elle allusion au même
événement ou au coup d'épée de Pierre au serviteur du Grand Prêtre?
1 A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. IV, 14 (19 septembre 1132) et 27 (3
janvier 1135).
2 «Descendant vivi in infernum sicut Sodomitae» (M. Hisp., append. 200, 22 avril
1026), id. A. G. A. Cancill, perg. R. Bereng. III, 217 (décembre 1119).
3 «... cum baraban et Sathanas» (A. Cap. Div. C [b] 79 b, 30 avril 1126).
Remarquons à cet égard l'habitude de présenter par paires les habitants de l'enfer,
Judas restant en revanche l'homme seul par excellence.
4 «Cum... herode atque pilato in inferno puniatur eius anima post obitum» A. Cap.
Div. B, 1.426 (24 septembre 1123).
5 «Et sub anathemathe marantha innodatus in exemplum impiissimi Neronis ab
hominibus deiciatur » (F. Udina Martorell, ouvr. cité, doc. 138, p. 300, 10 juin 957).
6 A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. II, 25 (6 décembre 1077). Voir à ce sujet le
document n° 1 placé en appendice.
7 M. Hisp., append. 218 (21 septembre 1038). La phrase est une citation du livre de
Job (XXI, 14).
8 Villan, t. X, append. 4 (6 avril 806).
9 A. C. A., perg. S. B. B., 405 (18 mai 1123).
10 A. C. A., perg. Sa. Cecil Mont, sin num. (4 septembre 1078).
11 «Habeant partem cum impiis sicut scriptum est: Non est pax impiis, dicit Do-
minus» (Villan, t. VI, append. 36, XIe siècle), «cum impiis quos divina severitas
perpetuo incendio condemnat, in infernum tormenta sustineant» (M. Hisp., append.
290, 7 mars 1079).
PROTOCOLES ET PRÉAMBULES DANS LES DOCUMENTS CATALANS-Xe-XIIe 73

de Dieu des païens et des Juifs 1. Ne se comportent-ils pas en effet comme


l'infidèle? 2
A partir des notations antérieures, ne serait-il pas possible de dégager
quelle était, pour les contemporains, la signification spirituelle du péché
et, partant, de l'enfer? Afin de ne pas axcéder les limites tant thématiques
que géographiques de notre travail — nous proposerons seulement un
ou deux jalons destinés, à étayer une recherche ultérieure. Ne pourrait-
on distinguer dans la spiritualité des XIe et XIIe siècles (telle que nous
la fait pressentir notre documentation) des éléments empruntés à une
morale de la Loi, vétérotestamentaire, peut-être même à une morale
préchrétienne, et d'autres, beaucoup plus modernes, s'enracinant dans une
religion d'amour et une histoire de la rédemption? L'étude attentive et
exhaustive du vocabulaire devrait y contribuer. C'est ainsi que nous est
donnée l'image d'un homme responsable; le pécheur, même si le diable
est à son côte 3, pèche toujours volontairement; son vice principal n'est
pas tant la jalousie ou la cupidité («cupiditas» 4) que l'orgueil («superbia» 5),
la malice («malicia» 6), la présomption 7, la témérité («ausu temerario» 8);
sans doute l'image de Satan s'impose-t-elle, mais nous pensons également
à l'hybris des héros grecs; le mal naît du refus de Dieu («Recede a nobis»),
de la négation de sa transcendance; ainsi s'explique que l'enfer abrite
pêlemêle les Sodomites, contempteurs de la Loi; Hérode et Pilate,
incapables de reconnaître le Messie, et Néron, persécuteur des premiers
chrétiens. Ayant refusé Dieu, le pécheur est en effet rejeté en enfer, lequel
est perçu avant tout comme un univers de l'absence et de la solitude;
l'homme y est oublié de Dieu: «in aeterna poena pereat et in memoria
Dei unquam non fiat» 9; par sa faute, l'homme renonce à la vie: «deleatur
nomen eius de libro vite» 10; son corps est anéanti, livré aux chiens et aux
oiseaux de proie («sepultura eius sicut asini cuius cadaver canibus et

1 «Et animas eorum, cum de hoc seculo exierint cum paganis et iudeis permaneant»
(S. C. V., cart. 449, 26 juillet 1012).
2 «... et christiane societatis licentiam perdat, quia velut infidelis ausus est Ghristi
violare ecclesiam». Villan, t. VIII, append. 32 (2 juillet 1019).
3 «... instinctu diabolico» (A. Cap. Div. C [c] 1, 1100-1108), «maligno spiritu infla-
tus» (M. Hisp., append. 322, 1099).
4 «... maligna cupiditate» (M. Hisp., append. 65, 1er septembre 916).
5 «Superbia inflatus», S. C. V., cart. 931 (31 décembre 1135).
6 «Malicia plenus», S. C. V., cart. 931 (31 décembre 1135).
7 «Prava praesumptione». M. Hisp., append. 290 (7 mars 1079).
8 M. Hisp., append. 427 (13 octobre 1157).
9 M. Hisp., append. 207 (24 juillet 1032). De même «in memoria (a) lem aput Deum
neque in isto seculo neque in futuro non fiat». S. C. V., cart. 127 (26 février 978).
10 A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. IV, 14 (19 spetembre 1132).
74 MICHEL ZIMMERMANN

avibus proicitur» 1), abandonné aux vers («vermibus flammivomis depas-


cendus» 2) et n'aura pas sa place au cimetière («per suo cimitario introire
non faciat» 3); de son vivant même il ne connaîtra plus le bonheur («in hoc
seculo bene nunquam inveniat» 4); ses yeux doivent lui être ôtés («oculis-
que duobus in vita a fronte careat» 6), qui n'ont pas su lui montrer la bonne
voie, à moins que par la pénitence il n'accède au rivage des larmes («nisi
poenitendo interveniat lacrymae rivulus» 6. Cette pénitence, témoignage
d'humilité certes (la faute n'est-elle pas le produit de la superbia?), est
essentiellement conçue comme une réparation matérielle; grâce à elle,
celui qui, par orgueil, a encouru la peine majeure de l'exclusion, retiouve
sa place dans une communauté organisée. Il est remarquable que toutes
les bénédictions soient réservées à celui qui se contente de ne pas
transgresser la volonté du donateur 7. Ne peut-on établir quelque parallèle
entre cette vision de la société chrétienne et les efforts accomplis dès
la fin du Xe siècle en Catalogne pour aménager la Paix de Dieu? Il est
bien entendu exclu d'en débattre ici. Remarquons pour finir que ces
documents nous proposent une eschatologie assez simpliste, traduisant
une spiritualité plus particulièrement monastique: importance des oeuvres,
vision sombre de l'univers, dualisme élémentaire distinguant bons et
méchants, attente de la parousie... 8.
(A SUIVRE)

4321 M. C.
S.
A. C.
Hisp.,
V.,
A.,
A. Cancill,
cart.
perg.
append.
79Santa
perg.
(3218
maiMaria
(21
Ram.
965).
septembre
deBereng.
Amer, 1038).
II,
15 25
(20(6octobre
décembre
1128).
1077).

5 A. C. A. Cancill, perg. Ram. Bereng. IV, 116 (16 septembre 1140).


6 M. Hisp., append. 199 (16 mai 1025).
7 Quelques documents, peu à vrai dire, comportent, généralement à la suite des
formules comminatoires, des formules propitiatoires (voir Documents I, h).
8 La nature de nos sources y contribue doublement: par leur importance
quantitative, les documents monastiques sont nettement prépondérants; les rédacteurs
d'actes y sont d'autre part plus bavards et plus imaginatifs qu'ailleurs. Mais un
problème reste posé: Peut-on concevoir que le matériau documentaire soit
différent, qu'il soit différemment utilisé suivant les milieux sociaux, voire selon les
régions? Nous devrons répondre un jour à cette interrogation.
DOCUMENTS
I. L'évolution de l'eschatocole: part relative des sanctions
spirituelles et des châtiments temporels.
a) Deuxième moitié du Xe siècle: priorité des sanctions
spirituelles, très développées.
Quicumque autem contra ista donacione venerit pro inrum-
pendum, in primis ira Dei omnipotentis incurrat, et ad (!) liminibus
sancta Dei Ecclesia extraneus fiat, et ad corpus et sanguinem
Domini nostri Jesu Christi non fiat dignum accipere, et cum Juda
traditore participationem accipiat die noctuque vel ora, et sic
fiat maledictus sicut fuit Datan et Abiron, qui (!) terram absorbuit,
et sic fiat sicut Zaroen et Arfaxat cultores idolo, qui in carbone
conversi fuerunt in passione apostolorum Simonis et Jude, et
submergat illum Deus, sicut submersit Sodomam et Gomorram
et sicut submersit Simon magus propter orationem apostolorum
Pétri et Pauli, et sic fiat maledictus et consumptus, sicut fuit
Galerius cum suis idolis, et insuper pro temporali iudicio componat
quantum hec resona(t) in duplo, et anc donacio firma permaneat
modo vel omnique tempore.
(S. V. C. car. édit. Rius Serra, n° 61, 27 décembre 959)
b) Deuxième motiê du Xe siècle: le scribe confond les deux
types de sanctions.
Qui contra hanc cartam mercedem largicionis venerit vel consu-
rrexerit ad inrumpendum, ad nichilum penitus evanescat eorum
assercio et presumpcio, et insuper componat aut componam iam
dicta omnia ad cenobium suprataxatum in quadruplum prout
sancti Patres sanxerunt, et post modum pro temporali compendio
vel eternali, sit illi anime et corpore meis piaculis obligatis, cunctis
hisque pro hac re cupio esse purgatus, et cum Juda pseudo-
apostolo in extrema die examinacionis leva cum infidelibus et
perditis carpeat...
(S. C. V. cart. édit. Rius Serra, n° 246, 7 avril 990)
c) Fin du Xe siècle: Progression dans les sanctions spirituelles.
... eos et omnes sequaces eorum a liminibus sancte Dei ecclesie
sequestramus, et a corpore et sanguine Domini nostri Jesu christi
separamus, et ab omni consorcio sancte religionis christiane dis-
rumpimus... et deincebs maledicti, et excomunicati permaneant,
usque quo ad satis veniant faccionem, aut venire voluerint. Si quis
vero superbus, aut contumax huic nostre definicioni adsentire
noluerit, vel hanc excomunicationem observare neglexerit, hune
divino zelo accensi, cum Juda Domini proditore, eterna punicione
sub anathematis vinculo, nisi resipuerit, in inferno damnatum
contradimus.
(Villanueva, ouvr. cité, t. X, append. 23, 991.)
76 MICHEL ZIMMERMANN
d) XIe siècle: l'imagination se libère

... diabolus dux eius sit semper in vita sua et supra picem et
carbones eius denigratam infelicem animam a corpore egressam.
in Flegetontis ardentis fluvii profundam imergat undam; et ultri-
ces cum traditore Domini et his qui fidem abiecerunt Christi,
eterni incendii sentiat flammas...

(Villanueva, ouvr. cité, t. VIII, append. 32, 2 juillet 1019.)


... luat penas in infernum damnatus, ibique in profundum Stygii
stagni demersus perpetualiter rotet eum per sonantia stagna vor-
tex sulfureus...

(Villanueva, ouvr. cité, t. XII, append. 18, juin 1090.)


e) ... Mais les malédictions se restreignent.
... in primis iram dei incurrat et cum iuda qui dominum tra-
didit porcionem accipiat et ad (!) liminibus Sancte dei ecclesie
extraneufe fiat.

(A. C. A. perg. Santa Cecilia de Montserrat, 19 septembre 1044.)


f) Fin XIe: la composition précède les sanctions spirituelles...
qui deviennent temporaires.
Quod si nos aut posteri nostri vel aliqua persona secularis vel
ecclesiastica hoc donum supra taxatum voluerit frangere et irri-
tum facere vel in aliquo diminuera aut in alios usus transferre, in
triplo componat, et postea iram dei incurrat, et cum iuda traditore
ab enis (?) igneis religatus, in perpetuum averni claustro teneatur
donec resipiscat et ecclesie illi cui fraudem fecerat satisfaciat.

(A. Cap. Div. C (b) 246, 12 avril 1093.)


g) Fin XIIe siècle: la composition matérielle reste seule.
Si quis hoc disrumpere presumpserit nil valeat, set supradicta
cum omnibus meliorationibus in duplo componam sive componat
et insuper hoc donum omni tempore maneat firmum.

(A. Cap. Div. C. (c) 53, 23 janvier 1195.)


h) Des gains spirituels sont promis à celui qui respecte les
décisions contenus dans la charte.
Qui vero custos et observator extiterit, benedictionis gratiam
et caelestis retributionis a Christo Domino Deo et salvatore nostro
multipliciter consequatur, et vitae aeternae particeps esse mereatur.

(Marca Hispanica, ouvr. cité, append. 116, 4 janvier 974.)

Vous aimerez peut-être aussi