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L’ENJEU LÉNINE DANS L’ITALIE DES ANNÉES 1970
Antonio Negri, traduit de l’italien par Livio Boni

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »


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2017/2 n° 62 | pages 81 à 95
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130787839
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2017-2-page-81.htm
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Pour citer cet article :


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Antonio Negri, « L’enjeu Lénine dans l’Italie des années 1970 », Actuel Marx 2017/2
(n° 62), p. 81-95.
DOI 10.3917/amx.062.0081
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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

L’ENJEU LÉNINE DANS L’ITALIE

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DES ANNÉES 1970
Par Antonio Negri
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Frère,
nous sommes là,
pour te donner la relève
nous gagnerons,
mais d’un autre
côté
(Maïakovski, Lénine)

Nous venions de la tradition communiste et révolutionnaire, renou-


velée par la Résistance antifasciste, telle qu’elle nous avait été léguée par
_
le Parti communiste italien. Le culte de Lénine était central dans cette
tradition. Ainsi, lorsqu’on commença, dans les années 1960-1970, 81
à critiquer et à refuser tout à fait la politique du PCI, cela ne signifia _
guère oublier Lénine. Au contraire, car, dans ces années-là, le marxisme
demeurait l’axe à partir duquel se posait toute critique du stalinisme, le
léninisme demeurait central dans la figure d’un marxisme « authentique »
de l’organisation ouvrière. Et cela tout aussi bien chez les groupes liés à
l’expérience d’intervention directe dans les usines – groupes opéraïstes qui
allaient hégémoniser les mouvements pendant la décennie 701.

LÉNINE ET L’OPÉRAÏSME
Lénine se trouve donc au centre du débat. Pour les jeunes opéraïstes il
est la démonstration de la possibilité de la révolution et le sceau de sa vic-
toire. Et, pour diverses que soient les interprétations de son enseignement
et de son expérience révolutionnaire de la part des différents groupes en
formation, tous s’accordent pour s’opposer à la lecture de Lénine proposée
par le PCI. Pour le PCI Lénine représente la dictature du prolétariat, le
parti qui gère cette dernière, le centralisme comme ligne qui organise le
parti et, enfin – pour les groupes de l’époque – le cynisme de la poli-

1. Pour une vision panoramique transversale sur les mouvements qui ont animé le « long 68 » en Italie, on peut désormais consulter le
précieux volume coordonné par Balestrini Nanni et Moroni Primo, La horde d’or. Italie 1968-1977, Paris, L’Éclat, 2017. Nous suggérons au
lecteur de s’y reporter pour approfondir les nombreuses allusions à la situation politique et idéologique italienne de l’époque contenues
dans cet article.

Actuel Marx / no 62 / 2017 : Lénine

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LÉNINE

A. NEGRI, L’enjeu Lénine dans l’Italie des années 1970

tique des alliances, une conception instrumentale du rapport ouvriers/

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paysans (en Italie : « Nord et Sud »), l’opportunisme dans le rapport entre
stratégie et tactique. C’était peut-être un jugement excessif, qui toutefois
était révélateur de la corruption kominformiste et de l’assujettissement
de Lénine au dessein stalinien de gestion du pouvoir2. Tel était le rôle des
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partis communistes européens dans le maintien du statu quo pendant la


guerre froide.
Plusieurs courants s’organisent autour de cette critique du PCI, pendant
et après mai 1968, se distinguant entre eux à partir des différentes inter-
prétations de la pensée de Lénine qu’ils proposent. Il y a les « maoïstes »,
qui peu ou prou se réfèrent à la Révolution culturelle développée par les
« gardes rouges » en Chine à l’appel de Mao, et qui associent des sugges-
tions anarchiques à des rigides prescriptions organisationnelles3. Parmi les
maoïstes existent des courants plus souples, qui concentrent l’essentiel de
leur discours sur la question de l’organisation, organisation qui ne tardera
pas, vu l’indigence des moyens et des sujets qu’elle se donne, à glisser du
plan politico-organisationnel vers des formes de communautarisme et/ou
_
de vie dangereusement et naïvement associées. Parmi les plus radicaux,
82 en revanche, la lecture maoïste du processus révolutionnaire se prolonge
_ en discussion sur le rapport entre organisation et guerre civile, ou, plus
précisément, sur l’organisation de la guerre civile. Ce soi-disant léninisme
se présente, dès lors, sous des formes variées : d’abord guevaristes (guerre
de mouvement organisée autour de « foyers de guérilla »), ou alors mues
par le projet d’une guerre civile, projet strictement organisé par le parti (ce
sera la direction choisie par les Brigades rouges, qui pourtant, au début,
avaient fluctué plutôt sur des positions mouvementistes).
Mais il est question de Lénine, de façon originale et en tout cas
toujours strictement liée à celle d’un projet organisationnel, tout aussi
bien dans les groupes qui envisagent une « longue marche à travers les
institutions ». Rien d’opportuniste dans cette formule, tout comme il
n’y avait rien d’opportuniste dans le projet de Rudi Dutschke et de la
jeunesse sociale-démocrate allemande lorsque ce mot d’ordre fut lancé4.
En Italie toutefois, dans les groupes qui proposent cette ligne, celle-ci
est bien souvent interprétée comme radicalisation de ce qu’ils croyaient
pouvoir récupérer, ou réexhumer, du prétendu gramscisme de la tradition
communiste. Il s’agissait, dans la plupart des cas, d’une reprise franche
et libre de la catégorie gramscienne de « révolution passive ». Quoi qu’il
en soit, de tels groupes finissaient par croiser les propositions avancées
2. Sur Lénine et le marxisme-léninisme, voir dans ce même numéro d’Actuel Marx l’article de Jean-Numa Ducange et Serge Wolikow.
Voir également Labica Georges, Le marxisme-léninisme. Éléments pour une critique, Paris, Éditions Bruno Huisman, 1984.
3. Sur le maoïsme, uniquement le cas français, mais représentatif des différents courants, voir « Prochinois et maoïstes en France »,
Dissidences, n° 8, mai 2010.
4. Dutschke Rudi, Jeder hat sein Leben ganz zu leben : Die Tagebücher 1963-1979, Berlin, btb Verlag, 2005.

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

par le PCI, depuis l’époque de la constituante républicaine, propositions

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qui – comme on l’a déjà rappelé – menaient d’un côté à un très fort « cen-
tralisme démocratique » concernant l’organisation (y compris l’absolue
subordination du syndicat à la ligne du Parti) et, de l’autre, au projet de
transition démocratico-parlementaire au socialisme. Chez ces nouveaux
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groupes, qui se forment autour du projet de radicalisation des politiques


du PCI, Lénine est récupéré essentiellement en tant que théoricien de la
rupture révolutionnaire, et donc d’un processus de transition au socialisme
qui relance l’opposition ouvrière à la dictature bourgeoise et capitaliste. Au
fond, dans ce courant (il Manifesto, Avanguardia operaia, etc.) la lecture
de Lénine demeure dépendante de celle du PCI, ou plutôt de la lecture
de Gramsci par Togliatti, lecture nationale-populaire et épurée de tout élé-
ment bolchevique5. Certes, de telles orientations en finissaient avec toutes
les illusions communautaires, minoritaires et sectaires qui affectaient les
constructions idéologiques du maoïsme, et pourtant, à mon avis, elles
sacrifiaient la radicalité du projet léniniste.
Il existait aussi la position (ayant déjà son poids politique spécifique
_
au début des années 1970) des opéraïstes qui (comme Tronti, Cacciari
Accornero, etc.) étaient revenus dans les rangs des organisations officielles 83
du mouvement ouvrier, et dans le PCI en particulier. Or, leur lecture de _
Lénine est (à la différence de ce qu’on a vu jusqu’à présent, et sur quoi on
reviendra) centrée non pas sur le Lénine insurrectionnaliste et bolchevique,
mais sur le Lénine de la « Nouvelle Politique Économique » (NEP) et du
compromis transitoire avec les forces entrepreneuriales et, par conséquent,
sur le Lénine de la dictature du prolétariat et du dirigeant du Parti-État.
Ici le discours sur Lénine commence déjà à glisser (autant du point de
vue philosophique que politique) vers la réévaluation de l’« autonomie
du politique », c’est-à-dire dans le sens d’une assimilation de la pensée de
Lénine à celle de Carl Schmitt. Dans ce cadre, on récupère alors la tradition
politique de la modernité, depuis Hobbes jusqu’à Hegel, considérant le
« Lénine sur l’État » non pas comme un théoricien de son extinction, mais
comme apologiste de sa transcendance et de sa puissance transformatrice.
Tronti, par la suite, dans sa phase post-opéraïste, ne fera que développer ce
schème interprétatif, et telle est toujours sa lecture aujourd’hui6.
L’objection des opéraïstes - qui, eux, à la différence de ceux qui prônent
l’« autonomie du politique », demeurent engagés dans la continuité des
luttes des années 1960 - consiste à affirmer que Lénine n’a jamais été le
chantre de l’« autonomie du politique », mais plutôt celui de l’« auto-
nomie de l’avant-garde de classe », ce qui est tout à fait différent. Notre

5. Pour un exemple de cette lecture voir par exemple Togliatti Palmiro, Sur Gramsci, Paris, Éditions sociales, 1977.
6. Tronti Mario, Nous, opéraïstes, Paris, Éditions de l’Éclat, 2013.

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LÉNINE

A. NEGRI, L’enjeu Lénine dans l’Italie des années 1970

raisonnement était le suivant : l’avant-garde de classe permet chez Lénine

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de poser la question du pouvoir, car, à l’époque où le travail est organisé
sous la forme de « coopération élargie » et de « subsomption formelle »
de la société dans le capital, comme c’est le cas dans la première indus-
trialisation en Russie, elle exprime et universalise l’intérêt de la classe
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ouvrière, afin de révolutionner et réorganiser l’ensemble de la société


sous le commandement et selon les valeurs de cette dernière. On faisait
remarquer, à l’encontre de la conception de l’autonomie du politique, que
la pratique du parti en tant qu’avant-garde ouvrière n’obscurcissait guère,
chez Lénine, la nature ouvrière de ce dernier ; bien au contraire, sans cette
fonction d’avant-garde ouvrière, le prolétariat, vu le niveau de dévelop-
pement industriel de la Russie tsariste, ne serait jamais parvenu à devenir
organisation révolutionnaire. Lénine donc (en dépit de la fascination dont
il a fait l’objet chez tous les penseurs et les acteurs du fascisme) n’a rien à
voir avec Carl Schmitt. Il a plutôt à voir avec Machiavel et avec la capacité
d’interpréter (et d’agir) le rapport entre composition sociale de classe et
organisation politique dans la lutte pour la conquête du pouvoir. Tel fut le
_
Lénine des opéraïstes, entre Lotta Continua, Potere Operaio et Autonomia
84 Operaia, pendant les années 70. Le thème « Lénine » était donc reproposé
_ dans le cadre d’une perspective insurrectionnelle. Et une telle prise de
position s’appuyait sur une littérature qui allait de Lukács à Althusser7.
C’est à travers ces auteurs qu’on a pu développer une lecture marxiste du
marxisme de Lénine.
Toutes les lectures de Lénine développées dans la galaxie opéraïste ita-
lienne de ces années-là vont dans ce sens. La genèse de la pensée de Lénine
est envisagée comme construction d’un sujet d’avant-garde immergé selon
une définition de la dimension productive de la classe ouvrière. Ainsi, la
théorie de l’organisation doit nécessairement passer par une méthode qui,
à travers une « sociologie marxiste », traduise l’analyse des rapports sociaux
(et de la « formation sociale ») en modèle d’organisation politique. Dès
1894, en effet, dans un texte intitulé Ce que sont les amis du peuple, Lénine
insiste sur le fait que c’est « en réduisant les rapports sociaux aux rapports
de production et ces derniers au niveau des forces productives »8 que l’on
peut saisir la possibilité d’une fondation politique et organisationnelle.
En 1898, dans son étude sur Le développement du capitalisme en Russie,
Lénine insiste sur le fait que c’est uniquement en se situant au niveau de
la plus haute abstraction du travail, c’est-à-dire au point le plus haut du
développement industriel, que l’on peut saisir l’installation d’une force
révolutionnaire à l’intérieur de la lutte de classe. Un tel procédé renverse en

7. Lukàcs Georges, La pensée de Lénine, Paris, Gonthier, 1972 ; Althusser Louis, Lénine et la philosophie, Paris, Maspero, 1972.
8. Lénine Vladimir, Ce que sont les amis du peuple (1894), Œuvres, t. 22, Paris-Moscou, 1960, p. 155.

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

effet, de façon marxienne, le sens courant de l’opposition entre « abstrait »

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et « concret » : ce qui paraît plus abstrait (le développement capitaliste,
l’usine dans un contexte social sous-développé, tel celui de la Russie de
la dernière décennie du xixe siècle) devient tendanciellement, du point
de vue de la compréhension révolutionnaire, la chose la plus concrète, le
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point par rapport auquel mesurer l’organisation politique. Rien n’est plus
marxien que cette définition léniniste du processus organisationnel. Que
faire ? n’est, dès lors, que la transformation de ces découvertes théoriques
en proposition de subjectivation.

LÉNINE ET LA RÉVOLUTION EN OCCIDENT


On voit ainsi comment le thème « Lénine » se décline à l’intérieur de
l’opéraïsme, dans un rapport tout à fait cohérent avec la lecture de Marx.
Quel en est l’enjeu ? Faire renaître la lutte révolutionnaire dans l’Occident
capitaliste. On le voit bien : la référence à Lénine permet d’approfondir le
thème politique de la rupture avec l’ordre capitaliste. Tout d’abord, pour
les opéraïstes, le discours procède, outre la polémique farouche contre
_
l’opportunisme du PCI, de la reprise de la proposition gramscienne
« la révolution contre Le Capital », ce qui implique la polémique contre 85
l’objectivisme positiviste, l’historicisme et l’opportunisme politique de la _
Deuxième Internationale. Lénine est le signe de la possible rupture aussi
bien de la continuité souveraine du pouvoir que de la continuité du profit
organisée par l’accumulation capitaliste, le signe d’une détermination
subjective possible. Ainsi la lecture de Lénine se concentre sur les écrits
qui débouchent sur L’État et la Révolution. Mais, chez les opéraïstes, il y a
davantage, et cela grâce au legs de Tronti et de sa lecture de Lénine (avant
qu’il ne se laisse fourvoyer par la perspective schmittienne). Dans « Lénine
en Angleterre », Tronti écrit en effet : « La société capitaliste possède ses
propres lois de développement : les économistes les ont inventées, les gou-
vernements les ont appliquées et les ouvriers les ont subies. Mais les lois de
développement de la classe ouvrière, qui en fera la découverte ? Le capital
a son histoire et ses historiens pour l’écrire. Mais qui écrira l’histoire de
la classe ouvrière ? » Et après cet incipit brechtien, il ajoute : « Au stade
du capital social avancé, le développement capitaliste est subordonné aux
luttes ouvrières, vient après elles ; il doit leur faire correspondre jusqu’au
mécanisme politique qu’est la production elle-même9 ». Cela signifie
que le concept de capital est un concept de lutte de classes, c’est-à-dire que
la structure du capital est clivée et qu’elle se forme dans et par la lutte des
classes. D’où la redécouverte de Lénine. La stratégie léniniste fait un coup
de maître lorsqu’elle transporte Marx à Saint-Pétersbourg : seul le point
9. Tronti Mario, « Lénine en Angleterre » (1964), en ligne sur http://www.multitudes.net/Lenine-en-Angleterre/. Traduction légèrement
modifiée (NDT).

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LÉNINE

A. NEGRI, L’enjeu Lénine dans l’Italie des années 1970

de vue ouvrier pouvait être capable d’une pareille audace révolutionnaire.

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Essayons de parcourir le chemin inverse, animés du même esprit scienti-
fiquement audacieux dans la découverte politique. Lénine en Angleterre,
c’est la recherche d’une nouvelle pratique du parti ouvrier : notre thème
de lutte c’est l’organisation de la classe ouvrière à son plus haut degré de
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développement politique. À ce stade il vaut la peine de convaincre Marx


de reparcourir « la courbe mystérieuse de la ligne droite de Lénine ».
Ce « chemin inverse » était censé permettre de comparer Lénine à la
modification de la structure capitaliste et de la composition ouvrière du
mode de production, telle qu’elle avait pu avoir lieu après la révolution
d’Octobre. Autrement dit, il s’agissait, entre 1968 et le début des années
1970, d’actualiser, à la manière léniniste, la ligne qui menait de la théorie
critique du capital à la théorie et à la pratique de l’organisation politique
du prolétariat. C’est sur ce point que porte tout le débat.
La pensée de Lénine se trouve alors aux prises avec la structure actuelle
du capitalisme et avec la figure de la classe ouvrière qui lui correspond,
ou, pour le dire synthétiquement, aux prises avec l’ouvrier masse. Derrière
_
cette modification il y avait un changement radical de la structure du
86 capitalisme ayant parachevé – pour le dire dans un langage marxien – la
_ formation de la « grande industrie », c’est-à-dire le passage de la « sub-
somption formelle » à la « subsomption réelle ». Dans ce cadre, d’après
les opéraïstes, la structure de la classe ouvrière s’était profondément
modifiée, car l’ouvrier masse désormais comprenait, incluait, résumait en
soi et rendait politiquement actif cette énorme force productive qu’un tel
développement avait suscitée dans la classe ouvrière elle-même. Quelle
différence par rapport à la classe ouvrière « qualifiée » (skilled) dans la
spécialisation manufacturière, « formellement » subsumée dans le capital,
politiquement organisée dans le soviet et minoritaire dans la société que
connut Lénine ! Dans les années 1970, la classe ouvrière bougeait avec une
grande spontanéité, avec une capacité remarquable d’inventer en perma-
nence une multiplicité de formes d’attaque contre le régime capitaliste
de la production. Surtout, la dimension politique émergeait désormais
directement de la lutte économique, se révévant être un puissant levier
pour la lutte politique de l’intérieur même des luttes salariales. C’était là
une autre différence de taille par rapport à la façon dont Lénine avait –
lui aussi – tiré son modèle organisationnel de la critique de la structure
capitaliste de la production. À son époque le parti avait pour tâche de
transformer la lutte économique du prolétariat en prise de conscience de
classe. À présent les choses étaient différentes, car la lutte économique et la
lutte politique allaient ensemble, l’une étant dans l’autre. Non que Lénine
ait méprisé ou considéré comme « mineure » la lutte économique. Elle est

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toujours valable. Lénine enracine son projet dans un modèle selon lequel

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le travail proprement ouvrier représente une avant-garde à l’intérieur du
mode de production en vigueur, où la classe ouvrière s’identifie à une posi-
tion politique non seulement indépendante, mais séparée. Son indépen-
dance politique, liée à son haut degré de conscience de classe, était censée
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dépasser la distance et la séparation par rapport au reste de la société. À


une telle ambition s’ajoutait la polémique perpétuelle et farouche contre
toute forme de « populisme » qui privilégiait, par rapport à celle de l’usine,
des formes traditionnelles d’organisation du travail et de la vie.
D’où notre exclamation déjà évoquée : si l’usine demeurait centrale
dans les deux phénoménologies, celle du début du xxe siècle et celle des
années 1960-70, quelle différence, pour autant, en ce qui concerne la
classe ouvrière en lutte ! Dans le premier cas, c’était l’avant-garde poli-
tique qui entretenait le mouvement de masse, car le « tribun politique »,
comme l’appelait Lénine, guidait la force-travail dans la lutte. Dans le
deuxième cas, le mouvement de masse s’exprimait de façon autonome,
dure, compacte, et sa spontanéité organisée faisait émerger une série de
_
requêtes tout à fait irrecevables pour la capital, car relatives à la destruc-
tion de l’organisation capitaliste du travail, de son commandement, de 87
sa hiérarchie et de son gouvernement. C’était désormais sur ces points _
qu’il fallait construire une organisation. Le syndicat, pour sa part, après
avoir bénéficié du réveil produit par les luttes colossales de l’« automne
chaud » de 1969, a immédiatement essayé de réintroduire, dès le début
des années 1970, des formes organisationnelles (« conseils d’usine ») aptes
à la médiation et au renouvellement du rapport entre l’usine et la politique
générale, c’est-à-dire dire la politique parlementaire du Parti. D’une part,
ces conseils d’usine étaient en effet un outil usé, ayant déjà échoué dans
les luttes d’après la Seconde Guerre mondiale, car vite réduit à une version
purement corporative ; d’autre part on cassait ainsi la ligne qui encoura-
geait, à travers la lutte économique, la massification politique, la seule
en mesure de rompre l’assujettissement social du prolétariat. Une telle
interruption représentait en réalité une tentative de médiation de l’anta-
gonisme de classe : elle représentait donc la négation du principe léniniste
de discontinuité insurrectionnelle du mouvement ouvrier révolutionnaire,
ainsi que de toute stratégie de l’événement, de toute tactique de rupture.
L’enjeu général, consistant à reconstruire un mouvement ouvrier
révolutionnaire, s’articule ensuite à partir des différents temps de la lutte.
Mai 1968 avait été marqué, en Italie, par la convergence entre le mou-
vement étudiant et les mouvements sociaux des ouvriers de la grande
industrie qui, par leurs luttes « spontanées » (c’est-à-dire soutenues par
une forte organisation interne à l’usine et indépendantes par rapport aux

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LÉNINE

A. NEGRI, L’enjeu Lénine dans l’Italie des années 1970

syndicats) tentaient de se libérer du joug de la régulation économique

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capitaliste10. Les luttes portaient sur la réévaluation salariale, sur la dimi-
nution du temps de travail, mettaient à l’ordre du jour le thème général de
la nuisibilité du travail, remettant en cause la hiérarchie et la division du
travail à l’usine. À cette pression exercée par la lutte de masse s’ajoutait une
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série de mobilisations : un fort absentéisme, des sabotages, une insubor-


dination constante par rapport à la discipline de l’usine… Dans les entre-
prises où les techniciens étaient majoritaires, on tentait des expériences
ouvrières alternatives au niveau de l’organisation du travail ; dans les usines
chimiques on enquêtait sur les conditions écologiques de la production
et les marchandises étaient soumises à vérification scientifique quant à
leur caractère nuisible. Aux mouvements issus des usines s’ajoutaient les
mouvements des étudiants contestant l’école et le commandement capi-
taliste du pouvoir. Et à ces derniers s’ajoutaient enfin des mouvements
sociaux couvrant une gamme extrêmement large, allant de la recherche de
nouvelles formes de contrôle et de gouvernance des institutions (écoles,
hôpitaux, etc.) aux actions d’« illégalité de masse » contre les loyers, les
_
tarifs dans les services, jusqu’aux phénomènes de libre appropriation des
88 marchandises et des loisirs. Pendant tout le « long 68 italien » (qui dura
_ en effet une décennie) les différentes organisations se donnèrent pour
tâche de mettre en ordre et d’imprimer une direction à ces mouvements,
en construisant et en reliant entre elles des instances de contre-pouvoir
social. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la centralité du thème de
l’organisation et, par conséquent, du thème « Lénine ». Car en Italie, dans
ces années-là, il est tout à fait impossible de concevoir l’organisation en
dehors d’une telle référence, il n’existe aucune alternative crédible à cette
dernière ; la seule chose qui compte est l’approfondissement et l’adapta-
tion du thème léniniste, voire machiavélien. Tout ceci conduit à concevoir
l’organisation non plus uniquement comme une usine, mais comme une
« entreprise sociale ». Et à considérer l’insurrection non plus comme un
« art » mais comme l’agir – massifié et institutionnalisé – d’un mouvement
qui se configure comme « double pouvoir ».

UNE NOUVELLE SÉQUENCE


Mais il y avait un autre cadre de recherche issu à son tour, directement,
de l’enseignement de Lénine. C’était celui du passage des expériences des
luttes à la définition d’un programme révolutionnaire. Là aussi le point
de départ n’était autre que le dessein léniniste de l’insurrection des masses
travailleuses menées par une avant-garde qui devait se consolider à travers
les institutions de « contre-pouvoir » social, avant de mener au processus
10. Pour une approche transnationale des luttes au moment de mai 1968 voir Bantigny Ludivine, Gobille Boris et Paliéraki Eugénia (dir.),
« Les années 1968 : circulations révolutionnaires », Monde(s), n° 11, juin 2017.

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

insurrectionnel. Comment une avant-garde de l’ouvrier masse pouvait-

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elle s’organiser dans un tel cadre ? Quelles différences essentielles par
rapport à l’organisation classique du prolétariat russe ? Si l’on considérait
la chose du point de vue de l’ouvrier-masse, la ligne à suivre était plus
simple à déterminer, car, dans le dispositif opéraïste de gestion des luttes,
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on donnait pour acquise la question économique au sein de la dynamique


politique. Cette simplification relative (et la négation, qu’elle comportait,
de la fonction déterminante de la « médiation ») ne permettait toutefois
pas de retrouver une articulation évidente entre tactique et stratégie des
luttes. La masse est en mouvement, sa direction est donnée, elle détient
une hégémonie stratégique, mais la tactique, les différents passages, l’ex-
ploitation des occasions/événements, tout cela restait à discuter. Par-delà
la réduction grossière du thème de l’avant-garde, et de son articulation au
mouvement de masse, à simple avant-garde armée (un thème qui, pendant
les années 1970 était bien vivant), le rappel du motif léniniste, du côté
des opéraïstes, cherchait d’autres voies, qui pouvaient inclure la variante
armée, mais qui n’étaient guère subordonnées à cette dernière. Cette voie
_
de développement a été progressivement repérée dans la maturation des
assemblées générales en tant qu’instruments de décision concernant la 89
lutte, ses objectifs et sa propagande dans la société. Il s’agit d’un passage _
délicat qu’il ne faut pas sous-estimer. La prise de parole en assemblée et
les processus de décision qui la caractérisent, tels qu’ils ont été proposés et
expérimentés à cette époque, anticipent, et même préfigurent, toute une
série d’expériences organisationnelles qui seront rendues possibles ensuite
par les technologies de la communication. La participation est considé-
rée comme un élément constitutif de la démocratie ouvrière au cours de
son processus insurrectionnel. L’avant-garde est désormais du côté de la
communication, et les radios libres ne tarderont pas à reprendre cette ins-
piration, avec un brusque saut d’inventivité, grâce à leur grande diffusion
et à l’efficacité de leur travail.
À partir de là on rencontre un nouveau problème. En 1973 se déclenche
la première crise pétrolière ; elle coïncide, suite à la décision du gouverne-
ment américain de désarrimer le cours du dollar de celui de l’or, avec la
première grande initiative néo-libérale. C’est l’époque de la Trilatérale et
de sa décision d’en finir avec les mouvements sociaux et politiques issus
de Mai 1968. Face à l’offensive néo-libérale, les réminiscences résiduelles
du discours léniniste présentes à l’intérieur de l’opéraïsme s’effilochent. Si
Lénine, tel que nous avions pu le lire dans les années 1960-1970, nous
avait servi à résoudre la question du rapport entre la multiplicité des
mouvements et l’unité objectif que tout processus révolutionnaire prolé-
tarien doit savoir gérer et si le motif de l’unité-multiplicité avait pu être
résolu à partir du recours à l’enquête (et de la découverte de la nouvelle

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LÉNINE

A. NEGRI, L’enjeu Lénine dans l’Italie des années 1970

composition sociale du travail, celle de l’ouvrier masse, dont on retrouvait

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un point d’unité à l’intérieur de la classe), après 1973 la contre-attaque
capitaliste attaque la classe ouvrière en tant que telle. Dans cette nouvelle
phase, l’enquête ne révèle plus la centralité de l’usine, mais sa dissolution,
la diffusion sociale de la production, la fragmentation de la division sociale
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du travail et l’émergence de nouveaux secteurs. Le discours léniniste perd


alors sa prégnance unificatrice ; la référence à une unité qui soit réelle-
ment installée dans la lutte de classe s’effiloche. Par contre, cette opération
détermine, contre toute poussée révolutionnaire, un fort encouragement
au développement des forces réformistes et opportunistes. Dès lors, que
reste-t-il du léninisme ?
Deux lignes se repèrent, au cours des années 1970, face à ce dilemme,
l’une comme l’autre bâties sur l’« enquête ouvrière » et liées aux modi-
fications du mode de production. Tout d’abord, s’il devient de plus en
plus difficile de recomposer la composition technique de l’ouvrier masse
(attaquée, et partiellement détruite, par la riposte néo-libérale) dans une
éventuelle nouvelle figure politique, homogène et unitaire, il existe de
_
larges espaces, plusieurs friches que le nouveau système productif et poli-
90 tique ne parvient pas encore à contrôler et qui deviennent, à ce moment-
_ là, les territoires sur lesquels l’autonomie crée, sous une forme diffuse,
des moments organisationnels et des capacités de rupture avec la machine
capitaliste de reproduction sociale. Dans les métropoles et dans les zones
péri-urbaines, où l’industrie se propage en petites unités territoriales,
s’étend, dès lors, une nouvelle organisation ouvrière. C’est le moment
de l’ouvrier social. La destruction capitaliste de la « grande industrie », au
moyen de l’externalisation de la production et la construction de districts
délocalisés, est donc suivie de près par les organisations autonomes, qui
créent ainsi, sur le territoire, des lieux de rencontre et de mobilisation. Ce
processus d’organisation, qui intercepte sur le territoire la flexibilisation
de la force-travail et développe des formes de lutte adaptées, mérite notre
intérêt : communication des luttes usine par usine, organisation de la
mobilité sur les territoires au moyen de cortèges en mouvement, blocage
des transports, etc. Il s’agit de luttes qui ne sont pas sans rappeler celles de
l’IWW11. Dans le cas en question c’était justement le signe qu’on était en
train de dépasser la « grande industrie » et l’ouvrier masse qui l’habitait.
Peut-on encore parler de léninisme dans ce cas ? Les caractéristiques clas-
siques du léninisme comme forme moderne, machiavélienne, d’une orga-
nisation politique, sont ici introuvables. Mais il reste une autre dimension
léniniste, profondément marxienne, qui s’y trouve au contraire exaltée :
l’exigence, voire l’urgence, d’installer le projet organisationnel et la forme
11. « International Workers of the World », syndicat radical américain constitué à Chicago en 1905 en opposition à l’American Federation
of Labor.

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

de la lutte à l’intérieur de la réalité productive, et d’en reconnaître l’impor-

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tance sociale. Car le point de vue léniniste, à moins de l’enfermer dans
l’épuisement de l’expérience soviétique et/ou dans un fétiche dogmatique,
a toujours été, dans son noyau fondamental, celui de relier strictement la
productivité du travail avec l’organisation politique. C’est uniquement le
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travail vivant, à son plus haut niveau de productivité, qui peut déterminer
une force révolutionnaire : tel est l’aspect central du léninisme qui, dans
cette phase, après 1973, est repris par les mouvements de l’autonomie, en
pleine désagrégation des forces politiques. Les mouvements ont l’intuition
du devenir social de la productivité, devenant progressivement hégémo-
nique, au cœur du nouveau mode de production. Comment concilier,
dès lors, une telle intuition, la définition de l’« ouvrier social » et le slogan,
toujours actuel, du « refus du travail » ? Beaucoup parmi nous avaient en
mémoire le mot d’ordre marxien, dans les Grundrisse : « la capacité de
jouir trouve sa condition de possibilité, son premier moyen, dans la force
productive ; le potentiel de jouir en est le produit », en le projetant dans
le devenir social du travail et dans la plus haute productivité exprimée
_
par ce dernier. Cela signifiait aussi le refus du travail salarié, par-delà la
misère de l’usine, et par-delà toute illusion selon laquelle le communisme 91
pouvait être atteint à travers le « culte du peuple » ou à travers le travail _
organisé selon la tradition dans les zones plus rurales. Cette revendication
productive signifiait aussi, à ce moment-là, démystifier et s’attaquer à
toute illusion « nationale-populaire » qui était celle nourrie par le PCI. Le
rapport productivité du travail/destruction du travail salarié ne supporte
guère d’alternative ; il exalte le travail uniquement dans la mesure où il le
nie dans sa forme salariée, et exalte la productivité lorsque cette dernière
libère l’homme de la misère du commandement.

DEUX LIGNES, DEUX VOIES


On vient de dire qu’il existait deux lignes dans la seconde moitié des
années 1970 en réponse à l’affaiblissement des luttes de l’ouvrier masse.
La deuxième voie étudiait la genèse du travail cognitif en tant qu’axe de
recomposition ouvrière. Le devenir social du travail vivant – on l’a vu –
précède largement le devenir cognitif de ce dernier. Pendant un certain
temps les deux processus ne se superposent pas l’un à l’autre. Cela explique
pourquoi la seconde voie empruntée à ce moment-là (plus classiquement
léniniste que la première) trouve quelques difficultés à être interprétée de
façon directe dans les luttes. Elle recherche en effet la recomposition sociale
du travail vivant à l’intérieur de l’usine sociale du General Intellect. Une
telle anticipation ne trouvera son expression politique que dans les années
1990. Mais elle fut présente, chez de nombreux militants, dès la seconde

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LÉNINE

A. NEGRI, L’enjeu Lénine dans l’Italie des années 1970

moitié des années 1970. Le lecture du « fragment sur les machines » dans

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les Grundrisse, traduit déjà une décennie auparavant dans les Quaderni
Rossi12, et qui n’avait pas manqué de nourrir puissamment l’imagination
des communistes, devient désormais une source d’enquêtes. Grâce à
l’enquête on s’aperçoit, au moment même où la production se dissémine
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dans les territoires, à quel point elle nécessite d’être intégrée à partir des
nouveaux savoirs et tenant compte des transformations technologiques qui
en dérivent. L’usine sociale n’était pas une réplique de l’« usine » territoria-
lisée ; la communication étant désormais fondamentale pour le processus
productif, les techniques d’exploitation se transformaient et la résistance
se calibrait à présent avec de nouvelles dimensions. On devinait, grâce à
cette recherche, comment d’un côté, dans un tel passage, la production de
marchandises et la reproduction de la vie sociale venaient à se superposer,
alors que, de l’autre, le savoir devient la force-travail fondamentale et que,
par conséquent, l’ouvrier social ne représente que le début d’une nouvelle
figure productive du travail vivant.
Deux voies se chevauchent donc, au milieu des années 70, celle de
_
l’autonomie diffuse et celle de la recomposition d’un projet unitaire autour
92 de l’hégémonie de la classe du General Intellect – l’une et l’autre de marque
_ léniniste. Non seulement le léninisme demeure, mais son impact se
démultiplie dans ce contexte. On marche sur les deux voies, prenant toute
la mesure de l’extrême difficulté d’un moment dans lequel coïncident la
dissolution du vieux projet lié au PCI, ainsi que des conditions sociales
de ce dernier, et la forte avancée de la contre-révolution néo-libérale.
Car le léninisme n’est pas simplement l’idée d’un rapport entre la force
organisationnelle et son enracinement dans une puissance sociale tendan-
ciellement affirmative et victorieuse ; le projet organisationnel léniniste se
développe dans une forte référence à deux thèmes, celui de l’extinction
de l’État et celui de l’affirmation du commun. On peut éventuellement
lutter, en tant que léninistes et révolutionnaires à travers l’État, et avoir
pour projet un cheminement révolutionnaire qui se sert des institutions
étatiques dans des phases particulières pour le processus de libération de
la classe ouvrière ; mais un tel procédé d’investissement de l’État se limite,
remarquions-nous avec insistance dans les années 1970, au stade démo-
cratico-bourgeois du développement révolutionnaire. Le but des commu-
nistes et de leur révolution permanente est celui de mener à l’extinction
de l’État, et de conduire le commun à légitimer l’ordre social. C’est sur ce
terrain que se confirme le développement des luttes de l’autonomie dans
la deuxième moitié des années 1970, dans toutes ses dimensions, depuis
les plus fragiles liées au travail théorique sur le thème du General Intellect,
12. Voir la contribution de Bellofiore Riccardo et Tomba Massimiliano dans Marcel van der Linden, Karl Heinz Roth et Max Henninger
(dir.), Beyond Marx : Theorising the Global Labour Relations of the Twenty First Century, Chicago, Haymarket, 2014, pp. 345-368.

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

jusqu’aux plus dures liées à l’organisation sociale diffuse d’une autonomie

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qui cherche à se consolider par la résistance contre les nouvelles formes
de production (néo-libérales). Dans chacune de ces formes de résistance
demeure toujours un léninisme implicite. Et il est évident que, après la
répression des mouvements à la fin des années 1970, tout projet d’« inves-
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tissement de l’État » devient inenvisageable.

CONCLUSION
Il y a trois points sur lesquels on peut insister à propos de la récep-
tion italienne de Lénine au cours des années 1970. Le premier est lié à
la cohérence des textes de Lénine, depuis la critique de l’économie poli-
tique jusqu’au projet d’organisation politique du prolétariat en passant
par la découverte du rapport de l’organisation du parti à l’analyse de
l’usine – Lénine fait ainsi émerger le parti de la composition technique
du prolétariat. Le deuxième point emprunté à Lénine renvoie au thème
de l’interruption du développement capitaliste à travers l’affirmation de
l’indépendance de la classe ouvrière. C’est une ligne susceptible d’inverser
_
le rapport entre composition technique du prolétariat et composition
politique de la classe ouvrière. Le troisième point sur lequel on a insisté 93
est le caractère directement programmatique que le parti représente chez _
Lénine : il est conçu pour la révolution communiste et pour rien d’autre.
De ces trois points il nous a paru possible de proposer une interprétation
dans des conditions ayant subi une double transformation par rapport à
l’époque du léninisme victorieux : la stabilisation de l’ouvrier masse, qui se
réalise pleinement au cours des années 1960, la naissance de l’ouvrier social
et le développement du General Intellect, qu’on commence à expérimenter
dans les années 70, dans le feu du développement chaotique de la lutte
de classe à l’heure de la restructuration capitaliste agressive du mode de
production.
L’étroite relation « composition technique/composition politique »
dans la pensée de Lénine est décisive. Ce nouage se confirme lorsqu’on
considère la transformation des figures politiques de l’organisation
ouvrière. Le parti de Lénine relève de la « subsomption formelle » du
travail par le capital et définit, dans ces conditions, les organisations de
masse et d’avant-garde – respectivement le soviet et le parti – chacune
avec sa fonction dans l’action révolutionnaire. Dans les années 1960 nous
nous trouvons en revanche en pleine « subsomption réelle » : l’avant-garde
se niche désormais dans le cœur même du travail vivant, qui a pris la
forme d’une massification ouvrière. Composition technique et composi-
tion politique se confondent, l’une avec l’autre, et tendent à se configurer
politiquement et à s’exprimer sous forme d’assemblées, tout en se heurtant

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LÉNINE

A. NEGRI, L’enjeu Lénine dans l’Italie des années 1970

à la capacité capitaliste d’en dissoudre les conditions d’existence. C’est en

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pleine période d’offensive du capital, au milieu des années 1970, que la
question de l’organisation est donc repensée à travers un nouveau modèle
cherchant à repérer, à la manière léniniste, une nouvelle émergence et une
nouvelle figure de l’avant-garde. La construction de l’entreprise révolu-
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tionnaire du General Intellect, de l’« intellectualité de masse » précarisée,


et de l’intelligence sociale aliénée dans l’abstraction financière, voilà l’issue
dans laquelle vont s’entrecroiser une nouvelle biopolitique de l’exploita-
tion et un nouvel imaginaire de l’« entreprise révolutionnaire », dans ces
années de répression massive – dans l’espoir d’une reprise du mouvement
sur des bases nouvelles.
N’oublions pas à quel point fut féroce, au cours des années 1970, la
confrontation entre les forces de l’autonomie et les camarades du PCI,
sur la question de la composition de la classe ouvrière. Le surgissement
de l’ouvrier social sur la scène fut en effet interprété par les communistes
comme l’émergence d’une « deuxième société », inapte à se recomposer
avec la classe ouvrière, destinée plutôt à la ghettoïsation, et qu’il fallait par
_
conséquent exclure socialement et combattre politiquement – et même
94 écraser à travers des moyens répressifs, au cas où elle deviendrait trop
_ agitée. Dans cette confrontation résonnaient aussi différentes interpréta-
tions de Lénine : la première, arrimée au primat du parti, au moment où
avec le « compromis historique13 », il en était arrivé à légitimer purement
et simplement l’État ; la seconde reprenant l’invitation léniniste à ne laisser
aucune strate sociale en dehors du processus révolutionnaire – à plus forte
raison lorsque celui-ci, comme c’était le cas de l’ouvrier social, avait voca-
tion à devenir représentation hégémonique du travail vivant.
Mais il y avait un dernier aspect dans cette confrontation, autour du
léninisme, entre les forces du nouveau prolétariat et le PCI. Il concerne
l’accusation, portée par les forces réformistes, organisées par les partis
communistes, selon laquelle les mouvements étaient incapables de se
constituer en force politique. Les assemblées, le modèle de l’assemblée,
leur capacité à exprimer des lignes radicales de lutte et de recomposition
à la fois de masse et d’avant-garde : tout ceci fut injustement méprisé.
Contentons-nous de remarquer que le caractère inachevé de telles expé-
riences organisationnelles ne justifie en rien la critique venant de ceux qui
ont fait de leur conception du parti le moyen pour refuser par principe
toute participation de masse, toute élaboration coopérative du projet poli-
tique, renonçant ainsi à incarner l’espoir communiste sur le long terme.
Les années 1970 ont inauguré un problème, celui de la réorganisation du
prolétariat à travers l’« enquête continue » comme instrument apte à four-
13. On appelle « compromis historique » l’accord politique entre la démocratie chrétienne (Aldo Moro) et le PCI (Enrico Berlinguer) dans
les années 1970 censé mettre fin à la division du pays.

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

nir des indications pour l’élaboration du projet révolutionnaire. Suivant

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cette ligne, des expériences significatives ont été possibles (en particulier
dans les luttes altermondialistes des années 1999-2001 et dans celles des
indignados, depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui14) concernant des nouvelles
formes d’organisation. Si l’on veut appeler « question Lénine » la question
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de l’organisation ouverte dans les années 70 face à laquelle nous nous


trouvons de nouveau aujourd’hui on peut très bien le faire, à condition
de comprendre que l’appel à Lénine ne rime pas avec nostalgie ou avec
fétichisme de l’organisation, mais concerne bien davantage la recherche
d’une solution nouvelle pour les questions qu’il a pu se poser et résoudre
en son temps victorieusement. n

Traduit de l’italien par Livio Boni

_
95
_

14. Pour un panorama voir Pascal Delwit, Les gauches radicales en Europe, xixe – xxie siècles, Paris, Éditions de l’université de Bruxelles,
2016.

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