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América : Cahiers du CRICCAL

Le roman de l'exil ; entre le témoignage et la sublimation


Alfred Melon

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Melon Alfred. Le roman de l'exil ; entre le témoignage et la sublimation. In: América : Cahiers du CRICCAL, n°7, 1990. L'exil et
le roman hispano-américain actuel. pp. 57-69;

doi : https://doi.org/10.3406/ameri.1990.1014

https://www.persee.fr/doc/ameri_0982-9237_1990_num_7_1_1014

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Le roman de l'exil : entre le témoignage et la sublimation

Lejos, jay! del sacro tccho


que mecer mi cuna viô,
yo, infeliz proscrite), arrastro
mi miseria y mi dolor.
Reclinado en la alta popa
del bajel que huye veloz,
nuestxos montes irse miro
alumbrados por el sol.
jAdiôspatria! jPatriamfa,
aun no puedo odiarte ; adiôs!
(José Eusebio Cano,
"Despedida de la Patria")

Les problèmes de l'exil ne sont évidemment pas les mêmes selon que le
déracinement qu'il signifie soit le résultat d'une contrainte ou d'un choix. En
particulier depuis la Guerre d'Espagne, puis la guerre froide et la multiplication,
à notre époque, des régimes autoritaires en Amérique latine, les intellectuels et
les artistes le plus souvent ont dû, pour échapper à l'emprisonnement, à la torture
ou à la mort, chercher refuge dans des pays plus accueillants où leur est ménagé
généralement un statut de réfugiés politiques, comme à ceux du reste que
frappent des mesures de bannissement ou d'ostracisme. Mais cette tradition, si
l'on ose dire, de l'exil politique remonte à bien plus loin. Tout le XIXe siècle
latino-américain est jalonné d'épisodes dramatiques où la foule des proscrits fuit
en Europe ou dans d'autres pays du continent américain la persécution politique,
sous les nombreuses dictatures qu'installent le développement du caudillisme,
les désordres politiques ou les guerres intestines d'après l'indépendance. Les
mouvements d'indépendance à Cuba et à Porto-Rico donnent lieu, dans le
dernier quart du siècle passé, à l'émigration massive vers les Etats Unis ou

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l'Europe des séparatistes (ou même des réformistes) que le colonialisme persécutait
(Martf pour Cuba, Betances pour Porto-Rico, par exemple). La poésie du XIXe
siècle développe abondamment les thèmes du déracinement (el destierro ), de
l'adieu à la terre natale(l), de la cruauté du bannissement, de la sépulture en terre
étrangère, etc. Autant dire que la littérature de l'exil ne date pas d'aujourd'hui.
Mais les problèmes de l'exil peuvent naître, hors de tout drame collectif, de
la manifestation continuée d'une tradition de cosmopolitisme qui conduit à
résoudre sous des cieux que l'on estime plus prospères les soifs individuelles
d'évasion, à se construire souvent une notoriété sur des marchés éditoriaux que
l'on espère ou que l'on sait prometteurs. Ainsi, l'installation en France de
Ventura Garcfa Calderôn, de Huidobro, de Cortâzar, de Manuel Scorza ou de
Bryce Echenique, celle pendant un certain temps de Donoso en Espagne ou aux
Etats Unis, ne sont pas liées directement à des causes politiques, mais posent
assurément la question du rapport de l'exil à la littérature.
Les trois ouvrages que réunit, dans une intention en principe non aléatoire, un
programme de concours, appellent naturellement, malgré leurs disparités, leurs
différences de structure et d'écriture, malgré la diversité de statut de leurs
auteurs, une tentative d'analyse conjointe orientée vers une problématique
générale que l'on incline à considérer comme spécifique, que la critique
européenne et latino-américaine tend à présenter aujourd'hui, avec la dissidence,
comme un fait littéraire majeur de notre temps.
Les romans ElJardin de al lado, du Chilien José Donoso (1981), Primavera con
una esquina rota, de l'Uruguayen Mario Benedetti (1982) et Libro de Navios y
borrascas, de l'Argentin Daniel Moyano (1983), publiés à peu d'intervalle, se
réfèrent, du moins comme point de départ, aux événements tragiques que des
dictatures militaires ont imposés aux pays dits du cône sud (Cf les "conosurefios"
de Moyano) à peu près à la même époque, à partir de 1973. La distance
chronologique entre les dates de publication et cette histoire récente est faible.
Par ailleurs, le roman de José Donoso a été écrit et publié alors que perdurait, et
se modifiait du reste, le régime du général Pinochet et que le romancier pouvait
revenir s 'installer au Chili. Celui de Benedetti est publié trois ans avant l'éviction
des militaires. Les événements qui constituent cette actualité proche sont dans

(1 ) Le plus souvent l'adieu à la terre natale se fait de la proue d 'un navire et développe la représentation
symbolique de la mer et le thème de l'obsession du retour. Voir, parmi d'autres exemples, "El bimno del
desterrado"(l 825) du Cubain Heredia ou "Despedida de la Patria" du Colombien José Eusebio Caro (1817-
1853) ou l'adieu "A Buenos Aires" de José Mârmol. Ces différents poèmes, que l'on peut consulter
commodément dans la Antologia de la poesia hispanoamericana de Julio Caillel-Bois, Madrid : Aguilar,
1958, peuvent inspirer des parallèles symboliques avec le roman de D. Moyano ou une réflexion sur
d 'éventuelles filiations.

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toutes les mémoires et ont bénéficié d'une information médiatique massive. Si


bien que même le lecteur moyennement renseigné aura tout lieu de s'attendre à
ce que ces trois romans de l'exil portent témoignage de ses causes et de ses
conséquences, qu'ils reflètent des commotions et des émotions connues.
Ils s'y réfèrent en effet.
Dans El Jardin de al lado, le général Pinochet est à plusieurs reprises
mentionné comme ce qu'il est. Les références "al Once", c'est-à-dire à la
commémoration du coup d'Etat du 11 septembre 1973, les évocations du
président Allende, en particulier dans les comparaisons qu'égrène la mère du
protagoniste Julio Méndez entre les "marxistes" et ceux qui se proclament les
sauveurs de la patrie ; le lien thématique entre le roman de Julio Méndez et les
six jours qu'il dit avoir passés dans les geôles de la dictature:

"Al abandonar Chile araîz del golpemilitar - perdî mi cargo universitariodespués


de seis dïas de calabozo porque se me acusô de haber albergado a un primo
perteneciente al MIR antes que lograran cazarlo - me establecf con mi mujer y mi
hijo de diez anos en Barcelona, sede de las grandes edi tonales espanolas y sobre
todo de Nûria Monclûs, legendaria capomafîa del grupo de célèbres novelistas
latinoamericanos en ese momentô todavia respetados con el mîtico nombre de
boom [...Y™

Le cas de Julio Méndez est au demeurant celui d'un très grand nombre
d'universitaires réels, parmi lesquels la répression a effectivement frappé avec
un particulier acharnement. Les évolutions à Sitges ou à Madrid d'une diaspora
de Chiliens, d'Argentins et d'Uruguayens assez peu intégrés, discutant de l 'exil,
de leur déracinement, ou à l'inverse, de l'obsession des racines, leurs débats sur
l 'identité culturelle, l 'évocation récurrente de "latinoamericanos en exilio forzado
o « voluntario », de parents "viejos y desplazados", des "artistas e intelectuales
chilenos en el exilio", la nostalgie de "las cosas de alla", etc.(3) L'analyse
sporadique des problèmes des enfants de réfugiés ayant grandi, comme Pato-
Patrick ou Bijou, hors d'un pays qu'ils connaissent moins que leur pays
d'accueil. Tout cela renvoie à des referents explicites.

Le roman de Benedetti est probablement celui où la référence aux "réalités"


est la plus systématique et la plus massive.
Les chapitres en italiques, tous intitulés "Exilios", où du reste lenarrateurpeut

(2) El jardin de al lado, Barcelone : Seix Barrai, 1988 (2e édition), p. 44. C'est toujours à cette édition
que nous renverrons dans cette étude.
(3) /Wd.,p.51-53.

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le plus clairement s'identifier à l'auteur, sont pratiquement une chronique,


parfois détaillée, d'épisodes remarquables de la vie d'exilés célèbres ou de
communautés d'expatriés. Benedetri s'y nomme lui-même lorsqu'il raconte
qu'en août 1975 un inspecteur de police du Pérou signifie à Mario Orlando
Benedetti d'avoir à quitter ce pays et finit par l'embarquer dans un avion à
destination de Buenos Aires où les militaires n' avaient pas encore pris le pouvoir
("Invitaciôn cordial", p. 40-44)(4) . Rarement les faits nécessitent pour être
correctement référencés qu'on en cherche la clef (comme dans le cas, connu des
exilés Uruguayens, de ce "journaliste" H., qui meurt d'une attaque d'hémiplégie
en Bulgarie, et que ses camarades de travail ne découvrent qu'après plusieurs
jours ; Benedetti ne le désigne que par une initiale et il aurait été, paraît-il,
sculpteur, p. 99-101). Le plus souvent, des noms connus et des lieux précis
renvoient à des faits réels : ainsi de la rencontre avec Siles Zuazo, le futur
président de la Bolivie ("Un nombre en un zaguân", p. 82-83) ; ainsi des pages
consacrées par Benedetti à son compatriote Alfredo Gravina, réfugié à La
Havane (p. 1 84- 1 87). On parle encore dans ces "chroniques" du président Carier,
de Cuba, de la Casa de las Americas, de la Cubana de Aviation, des "candidatos
a exiliados en Miami" ou de la "Oficina de intereses norteamericanos" (p. 63).
Il y est question des Tupamaros, des assassinats politiques en Argentine, lorsque
"La Argentina se volviô inhabitable para los exiliados uruguayos" (p. 99), de
"aquellos sombrfos meses de la Argentina de Lôpez Rega [le sinistre mentor de
la présidente Isabel Perôn] cuando en cada Jornada aparecfan diez o veinte cadâ-
veres en los basurales"(p. 101); ailleurs il s ' agit de la mort en exil de corn pagnons
et de compatriotes ("Penûltima morada", p. 112-1 14), de Papandréou et de la
probable victoire des socialistes grecs (p. 143), de l'exil en Allemagne Fédérale
de la famille de David Câmpora, de la libération de ce dernier grâce aux pressions
de l'opinion publique allemande, des manifestations de solidarité du peuple
allemand envers les exilés d'Amérique latine ("Adiôs y bienvenida", p. 159-
164), etc. En dehors de ces chroniques particulières de l'exil, les personnages
témoignent de la nostalgie du passé perdu qu'éprouvent en mille lieux de la
planète des centaines de milliers d'Uruguayens. Le discours de Rolando Asuero
en particulier, dans plusieurs des chapitres intitulés "El otro", évoque des traits
de moeurs définissant l'Uruguay : la passion du football et l'hommage aux
grands noms de l'équipe uruguayenne qui gagna le championnat du monde en
1950 (Obdulio Varela, alias "el negro Obdulio", n°5 de la sélection ; Schubert
Gambetta, alias "el mono Gambetta", n°4 de la sélection)(5) ; il fait allusion à des

(4) Primavera con una esquina rota, Madrid : Alfaguara, 1989 (8e réimpression). Nos références
renverront toujours à cette édition.
(5)

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lieux connus ("El Balneario Soifs", une plage du Rio de la Plata, à une
cinquantaine de kilomètres de Montevideo ; "la colombes", la tribune la plus
populaire du stade "Centenario" qui tire son nom de la victoire de l'Uruguay, en
1924, à Colombes, au championnat olympique de football, etc.) ; il reproduit le
parler populaire uruguayen et truffe son langage de références aux paroles de
tangos, etc.
Ajoutons à cela les allusions au plébiscite de novembre 1980 et à la victoire
du non, par laquelle s'amorce, à la grande joie de la diaspora uruguayenne, le
retour à la démocratie ou bien le témoignage que constituent les chapitres
"Intramuros" concernant l'exil carcéral de Santiago — témoignage de la rupture
du dedans d'avec le pays, de la désagrégation familiale, de la misère sexuelle —
ou les réflexions de D. Rafael ou de Graciela sur la condition d'exilé.
Les sympathies etrengagementdel'auteursontentoutcas partout transparents
et il n'est pas étonnant que de nombreux lecteurs uruguayens aient pu reconnaître
leur propre expérience dans les anecdotes ou les événements évoqués, aussi bien
que dans les représentations de leur identité nationale. Il n'est pas étonnant non
plus dans ces conditions que, entre 1982 et 1989, ce roman ait fait l'objet de neuf
éditions et réimpressions.
Pourtant, il y a fort à parier, sans forcément tomber dans la critique-fiction,
que, des trois romans qui nous intéressent, c'est surtout celui de Benedctti qui
suscitera les réserves habituelles des contempteurs de la littérature dite de
circonstance, au motif qu'on y croira trouver une disposition pamphlétaire ou
sous le prétexte que certains développements, trop tributaires des contingences,
sembleront plus proches de la chronique journalistique que de la création
romanesque.

Chez Daniel Moyano, la référence au concept d'exil, parfois la simple


répétition du mot, avec ce qu'il suppose d'expression globale des sentiments
mitigés de chacune des victimes de la répression militaire pour qui la solution de
l'expatriation apparaît à la fois comme un déchirement et comme la variante
dramatique d'une libération ("Salimos desesperados por ser libres", déclare le
narrateur, — Moyano, p. 62), est aussi systématique que chez Donoso ou
Benedetti. Les détails sur les multiples situations concrètes auxquelles il renvoie
impose au lecteur de se rappeler, comme hors du texte, la réalité politique
évoquée, dans son actualité vécue, dans sa relation d'acuité avec l'information
médiatique. La dénonciation — même extrêmement nuancée d'humour — de
la dictature, de la répression militaire et policière, l'expérience personnelle de
l'enlèvement, l'évocation des tristement célèbres disparitions, celle des tortures,
des fourgons cellulaires, des interrogatoires, du "maldito ofîcio de ir a sacar de
la cama a la gente dormida en su casa" (p.74), des bourreaux sans visage,

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parsèment les conversations, les méditations intérieures des personnages ou le


discours du narrateur. Les allusions au "caudillisme" dans ses manifestations
historiques lointaines, ou à des personnages historiques (Dorrego, Lav aile),
tentent d'inscrire cette actualité argentine dans une perspective diachronique qui
aide à élucider certaines constantes de la personnalité nationale. D'une manière
plus générale, la déportation massive de sept cents personnes "de la cârcel al
exilio"^ qui constitue la trame du roman, est en soi une dénonciation et un
témoignage digne de foi, d'autant plus intéressant qu'il se propose rien moins
que d'inscrire ces événements particuliers dans le mouvement général de
l'Histoire :

"El juego consiste ahora en mover un barco italiano real llamado Cristôforo
Colombo, a punto de zarpar del puerto de Buenos Aires con setecicnios no
deseables abordo, sobrevivientes de un nâufrago cuidadosamente buscado por eso
que 11 aman laHistoria. la aburrida suma de los acontecimientos menudos de lodos
los dîas, entre los que la gente vive y muere casi sin saberlo.>>(7)

Ici, évidemment, la conscience de cette "somme des menus événements de la


vie quotidienne" acquiert, par la force des choses et les circonstances de leur
relation, le statut épique d'un devenir collectif.
La position idéologique personnelle de l'auteur, qu'il semble légitime
d'assimiler à celle de son narrateur principal, Rolando, le sens de son
engagement dans la situation politique du cône sud, ne laissent par ailleurs aucune
place au doute ni à l'équivoque.

Ainsi, les trois romans étudiés, par la somme des referents sur lesquels se
fondent les récits, répondent manifestement aune volonté initiale de témoignage.

Or, tous les trois s'annoncent également d 'emblée sous des angles qui tendent
à gommer ou à atténuer cette intention première. L'extrait de Donoso que nous
citions plus haut(8) indiquait parfaitement ce glissement immédiat du témoignage
à la littérature, le passage dans El Jardin de al lado du statut d'exilé à celui

(6) Libro de navlosy borrascas, Buenos Aires : Editorial Legasa, 1983, p. 57. C'est notre édition de
référence.
(7) Ibid. , p. 1 1 . C'est nous qui soulignons.
(8) Supra , p. 76 et n.2. D'une manière plus générale, sur les rapports des écrivains latino-américains
à l'exil et à la littérature, voir, dans Magazine littéraire, n°221, juillet-août 1985, n° spécial intitulé La
Littérature et texil, p.4 1 -52, "Loin de la grande patrie" par Albert Ben Soussan et les témoignages, "Paroles
d'exil" de Mario Goloboff, Luis Mizon, Ana et Cacho Vâsquez, Juan José Saer, Augusto Roa Bastos,
Guillermo Cabrera Infante, René Depestre.

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LE ROMAN DE L'EXIL : ENTRE LE TÉMOIGNAGE ET LA
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d'écrivain latino-américain aux prises avec la toute -puissance des circuits


éditoriaux d'Espagne dans la gestion du boom.
Les trois titres manifestent du reste la primauté du dessein métaphorique, en ce
sens qu'ils renvoient tous les trois à des registres symboliques(9) . Le jardin se
prête traditionnellement à des interprétations cumulées, communes à plusieurs
cultures : l'espace clos qui désigne l'individu, la représentation mythique du
Paradis perdu, autrement dit du paradis terrestre, mais aussi celle du Paradis
promis à la récompense des bons chrétiens (comme d'ailleurs des bons
musulmans), l'enclos de régression offrant à chacun de se composer un monde
à soi, à la taille de l'enfance, mais perçu comme la totalité de l 'univers, etc. Chez
Donoso, "le jardin d'à côté" désigne tout à la fois la contiguïté inaccessible, le
rêve, la rêverie fantasmatique. Cette verdure estivale et le soleil intense se situent
de l'autre côté d'une fenêtre qui devient la frontière dorée de l'évasion. D'une
évasion qui, on le sent, n'a rien à voir, chez le réfugié politique moyen (je pense
il est vrai aux réfugiés espagnols de la Guerre Civile), avec la condition habituelle
du plus grand nombre, et encore moins avec celle de tous ceux qui n'ont pas eu
la possibilité d'échapper à leurs oppresseurs. Il symbolise donc en même temps
la fascination du plaisir potentiel d'un paradis païen (dans un beau quartier de
Madrid) et le lieu de la nostalgie et de l'enfance (dans un beau quartier de
Santiago), la reproduction à usage individuel du mythe du paradis perdu. Dans
les deux cas, l'expression "de al lado" qui connote généralement la proximité,
inverse ce sens premier et signifie — ou instaure — la distance, celle d'une liberté
infiniment proche mais infiniment inaccessible. Elle configure ainsi
symboliquement l'illusion, mais nous éloigne — nous le verrons plus en détail —
considérablement du problème de l 'exil politique, elle détourne 1 ' attention d ' une
tragédie collective au bénéfice d'une problématique individuelle classique :
celle de la recherche du père et de l'identité propre et celle, pour Donoso, de
"l'histoire personnelle du boom".
Dans Primavera con una esquina rota, la référence au printemps se charge
également des significations métaphoriques qui en accompagnent
habituellement l'évocation : la renaissance, le renouveau, l 'éclosion de la vie, l 'espérance,
1 ' attente de débordements potentiels à l'im age des spectaculaires métamorphoses
de la nature. Tout le contraire en somme de l'univers carcéral sur lequel on veut
porter témoignage, de la vie douloureuse des exilés du roman et même de
l'histoire d'amour entre Rolando et Graciela, tellement boiteuse qu'on se garde

(9) On consultera utilement, par exemple, pour une approche sommaire, de Jean Chevalier et Alain
Gheerbrant, le Dictionnaire des symboles Mythes, Rêves, Coutumes, Gestes, Formes, Figures, Couleurs,
Nombres, Paris : Laffont et Ed. Jupiter, 1982 (1ère éd., 1969).

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de la dénouer. L'explication des symboles conjugués de ce titre est donnée dans


le texte : dans la bouche de Don Rafael, il évoque, au moment où son fils va sortir
de prison, la mort de son propre père qui était en train d'écouter "Le Printemps",
une ûesQuatre saisons de Vivaldi (p. 190). En ce sens, la réflexion conjointe sur
son père et son fils ramène, à propos de l'exil, à une considération générale sur
les identités individuelles. Et, dans le même temps, l'introduction d'un élément
de médiation culturelle tout à fait éloigné de la réalité immédiate, est de toute
manière une façon de s'en écarter au bénéfice d'une autre réflexion générale,
implicite cette fois, sur la complexité théorique d'un héritage culturel censé
vouer les Latino-américains à un cosmopolitisme que l'exil réactualise
sporadiquement.
Santiago, au moment de son élargissement, propose une interprétation plus
banale, mais tout aussi fidèle aux registres des métaphores courantes : "después
de estos cinco aflos de invierno nadie me va a robar la primavera" (p. 196). Mais,
en ajoutant que "la primavera es como un espejo pero el mfo tiene una esquina
rota",il passe — et impose au lecteur de passer avec lui — de l'image symbolique
d'un printemps écorné à un nouveau symbole : celui du miroir qui renvoie, ici
encore, à une problématique identitaire individuelle douloureuse et narcissique.
Même dans ce cas, la médiation verbale tend à nous éloigner du témoignage.
Dans un tout autre ordre d'idées, Benedetti se montre visiblement préoccupé
de compenser les insuffisances de la dénotation, de la chronique ou du témoignage,
par un travail minutieux de structure et par l'adoption de stratégies narratives
(monologues intérieurs, dialogues, chroniques en italiques, lettre) adaptées à
chaque personnage, à chaque situation, à chaque type de rapports. L'écriture
brisée des chapitres liés au discours intérieur de Santiago au cours de son voyage
en avion ("Extramuros", p. 193-209 et 215-216), escompte un effet d'originalité,
une efficacité accrue et traduit l'intention d'une économie d'ordre esthétique.

Chez Daniel Moyano le titre s'annonce comme une chronique ("Libro") et le


narrateurparle de raconter l 'histoire d'une déportation. Mais, en fait les "navios
y borrascas" renvoient également à des images et à des symboles. Le bateau, "el
cacharro", "el barquito de papel", le "Cristôforo Colombo ", se confondent dans
le souvenir des cartes géographiques de l'école primaire et des crayons de
couleur qui servaient à dessiner la côte (sans oublier, sous peine d' obtenir un
zéro, la baie de Samborombôn!, — Moyano, p. 22). La barque symbolise
naturellement le voyage, mais aussi toutes les traversées effectuées par les vivants ou
les morts ; elle est au coeur de toutes les mythologies de la rupture et/ou de la
séparation définitive, n s'agit ici du Cristôforo Colombo, un nom qui surajoute
une charge symbolique, en ce sens qu'il nous conduit en quelque sorte à
rebrousser à la fois le temps et l'espace du périple colombien, mais aussi le temps

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SUBLIMATION

et l'espace qu'ont parcourus les immigrés du peuplement argentin. D'ailleurs,


l'obsession du retour — signalée dans tout le roman par la récurrence du mot
volver , "Volver igual que el tango", imagine-t-il comme prénom au fils qu'il
s'invente (p.74); par l'évocation aussi, à la fin du roman, au moment du
débarquement en Espagne, d'un imaginaire jumeau du Cristôforo ("el gemelo
esta cargando mâs exiliados en Buenos Aires, precisamente ahora mismo", p.
307), ou encore par l'image de cette guitare tombée à l'eau et métamorphosée en
une barque avançant vers la haute mer, et enfin par le départ immédiat, pour
Buenos Aires semble-t-il, du Cristôforo Colombo — se charge ici de
significations mythiques, en même temps qu'elle stipule une sorte de circularité
dérisoire du temps : c'est comme tourner en rond. Quant aux "borrascas" qui,
comme l'orage ou la tempête, traditionnellement représentent la colère de Dieu,
elles évoquent, en même temps que la menace des calamités vengeresses, une
symbolique du chaos, des bouleversements, des "grandes fins des époques
historiques : révolutions, nouveaux régimes, temps eschatologique,
Apocalypse(10)".

La symbolique des titres n'est pas, bien entendu, le seul signe d'une
subordination volontaire ou involontaire à la primauté du littéraire sur le littéral.
Dans les trois cas, les auteurs se montrent surtout soucieux de structurer une
diégèse romanesque, non forcément spécifique de l'exil. Benedetti développe
une histoire d'amour classique et banale entre la femme et l'ami d'un prisonnier
et le lecteur n'échappe semble-t-il au mélodrame que parce que le romancier
élude le dénouement. Donoso traite, outre les fantasmes qui transportent Julio
Méndez d'un jardin àl ' autre, de la dégradation d'un couple qui d 'irresponsabilités
en lâchetés, se défait, s'avilit, frise la folie et l'indignité. Cette situation qu 'on ne
saurait imputer seulement à l'exil se complique de l'histoire d'un écrivain
confronté aux puissances éditoriales, au pouvoir expéditif de l'agent littéraire
Nûria Monclûs (dontle correspondant réel est du reste connu)(11) , à l'échec et aux
conséquences de l'amertume qui en découle.
De la même manière Moyano tisse, à partir des fantasmes de Rolando, une
histoire d'amour imaginaire inspirée par un "papelito" portant l'adresse d'une
dénommée Nieves que lui donne le chef cuisinier, un exilé espagnol. Une histoire

(10) Dictionnaire des symboles, art "Orage", p. 707.


(11) "Carmen Balcells (nuestro agente literario) parecfa tener en sus manos las cuerdas que nos hacfan
bailar a todos como a marionetas, y nos contemplaba, quizàs con admiration, quizâs con hambre, qui zas con
una mezcla de ambas cosas, como contemplaba alos peces danzando en sus peceras", Historia personal del
boom, Barcelone : Ed. Anagrama, 1972, p. 1 15.

AMERICA 65
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d'amour irréelle comme un conte de fée avec "[una] mujer de papel", prétexte
à "un juego cortezariano con sombrillas" (p. 65). Il reconstitue ludiquement des
souvenirs d'enfance à partir, par exemple du lieu symbolique que constitue la
"lfnea marron fâber".
Daniel Moyano construit son roman sur un fond de culture musicale et de
métaphores obsessionnelles liées à son professionalisme de violoniste : le violon,
les cordes, les gammes, les "correspondances acoustiques", les harmoniques, les
signes de liaison qui servent du reste, à l'occasion, d'illustration au livre, toute
une page où la notation musicale sert àimaginerdes prénoms non conventionnels,
les allusions à des chanteurs ou à des paroles de tangos ou de milongas, le
souvenir de son Gryga, la recherche des sons, les références à des techniques
d'interprétation, le vocabulaire, familier aux musiciens, des tempos ou des
nuances, tout le chapitre "Rasguidos" et mille autre séquences semblables,
occupent une place considérable dans l'écriture même du roman et dans ses
stratégies narratives. Symboliquement, le roman commence sur les images d'un
violon qu'inonderont et que détruiront les pluies de l'automne et se termine sur
celle de cette guitare qui tombe à l'eau et fait mine de rebrousser à son tour le
périple. Ce qui est une manière de mettre en valeur la superposition de cette
histoire d'un exil et de l'histoire personnelle des rapports du narrateur musicien
à son instrument en particulier et à la musique en général. Ce qui inscrit le roman
dans une métaphore de la circularité du temps, du ritornello musical encore. Sur
l'une et l'autre histoire se greffent et prolifèrent autant de récits adventices, de
spectacles interpolés, de développements délirants ou fantasques. Ils ponctuent,
avec la plus grande fantaisie, le transfert d' un ^wi" infernal bxmallâ théoriquement
inconnu mais déjà projeté dans la prévision de l'exil effectif, un rapport aquil
alla qui du reste s'inverse forcément au fil du voyage.
Mais, autour de l'exil, ces histoires sont en définitive tout autre chose que
l'exil.

On trouve curieusement chez Donoso des images isolées, inspirées comme


chez Moyano du vocabulaire musical, telle cette vision du jardin de sa voisine
blonde de Madrid : "Pentagramas de luz : octavas, arpegios, corcheas" (El Jardin
de al lado , p.63). Mais elles ne semblent pas signifier autre chose qu'une
trouvaille accidentelle.
n est à mon avis symptomatique, en revanche, que la couverture de El Jardin
de al lado reproduise un tableau de Magritte, Les Amants ( 1 928). C 'est peut-être
inviter à mettre l'accent sur l'histoire des Méndez en tant que couple, c'est peut-
être chercher à s'éloigner de l'actualité ou à l'éluder subrepticement en plaçant
le roman sous le signe d'une autorité culturelle dont l 'universalité soit alléchante.
Du reste la multiplication, parfois avec une certaine cuistrerie, des références à

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LE ROMAN DE L'EXIL : ENTRE LE TEMOIGNAGE ET LA
SUBLIMATION

l'art européen en particulier, constitue une modalité propre aux trois écrivains.
Silvio Rodriguez, Chico Buarque, D. Viglietti ou Nacha Guevara, ambassadeurs
connus à travers le monde de la culture latino-américaine ou chantres reconnus
du désespoir des exilés, sont certes mentionnés (Benedetti, p. 25). Certes, les
romans font une place parmi leurs personnages à des artistes réfugiés parvenus
à conquérir la notoriété ou espérant y parvenir, par des voies au demeurant
antagoniques et à partir de conceptions opposées du rôle de l'artiste. Mais
Adriazola, Salvatierra ou Contardi sont des personnages, à la rigueur des
archétypes. Proust, Joyce, Marx, George Orwell, Baudelaire, Goya, Cézanne,
Picasso, Magritte, Klimt, Brancusi, Schubert, Vivaldi, Beethoven, Albinoni,
etc., dont les noms jalonnent copieusement, parmi d'autres, l'écriture des trois
romanciers, sont des autorités ou des modèles : des modèles qui ne fondent trop
souvent qu'une culture d'échantillonnaire, de "Trivial poursuite", de livres ou de
disques de vulgarisation ; l'illustration en tout cas, avant même tout contact avec
l'Europe, d'une allégeance de bon aloi à la culture classique.
De même, la surabondance des referents intertextuels, surtout chez Donoso
— il en va d'ailleurs ainsi de toute sa production romanesque — ressortit à une
démarche qui me semble de nature similaire. Les citations, les mots ou
expressions en anglais surtout mais aussi en français, sont censés faire la démonstration
de l'éclectisme culturel du romancier et/ou des personnages qu'il crée. Mais ne
fondent-ils pas au bout du compte une théorie implicite de l'universalité et ne
fonctionnent-t-ils pas comme un rempart contre les risques éventuels, surtout
dans l'exil, d'une chilénité grégaire et ceux d'une spécificité ostentatoire ?
Chez Daniel Moyano l 'introduction de phrases en italien est moins factice, en
ce sens qu'elle se justifie par la place de l'immigration en Argentine et répond
presque toujours à une intention humoristique. De la même manière, l 'utilisation
ludique de la syntaxe accidentée de ce Hongrois dont il dit avoir hérité son violon
("Violino siempre antes conmigo y ahora esta sinmigo", p. 42) entraîne un
irrésistible effet de comique et joue, dans un dessein évidemment humoristique,
des incertitudes linguistiques et des étrangetés du comportement de cet
archétypique citoyen du monde. Ces jeux de l'écriture servent en tout cas à
dédramatiser le témoignage sur l'exil et la répression politique.
Sur un autre plan, la langue du narrateur est semée de toutes les spécificités
linguistiques du parler populaire argentin qui combinées avec les citations
intégrées de nombreux tangos rappellent la vocation d'un retour à l 'oralité d 'une
écriture destinée au récit (il est partout question û'historias et de cantar )(12).

(12) Par exemple : « Para llevar adelante la pequena historia de la sobrina del cocinero preferiria pasarme
aotravoz. como gilacontaseotro. Yvovaelegirla voz de Bidoglio, que me parece mâs adecuada que la mfa
para este asunto », p. 62. C'est moi qui le souligne. Une phrase qui heureusement nous prépare à ce brusque
changement de narrateur que ne marque nul signe typographique.

AMERICA 67
ALFRED MELON

Les variations de Daniel Moyano sur le thème de la « irrealidad » sont


également un impératif de la transcription de son témoignage. Comme s'il
s'agissait de caractériser une réalité tellement incroyable ou tellement grotesque
dans l'épouvantable qu'on pourrait la qualifier familièrement et a posteriori de
« surréaliste », comme ces « réalités qui dépassent la fiction<l3) ». Sans compter
les nombreuses incursions sur le terrain de la méditation métaphysique qu'entraîne
le discours récurrent sur la réalité ou l'irréalité.

Il serait intéressant, pour finir, d'étudier dans le roman de l'exil et des exilés,
la représentation de « l'autre », c'est-à-dire des habitants des pays d'accueil. Mais
force est de reconnaître que les images de la France, de l'Espagne ou de la Suède
relèvent de ces stéréotypes ou de ces lieux communs que l'on peut de toute
manière se transmettre sans bouger de son pays. L'Italie et sa faconde ou ses
spaghetti et ses ragazzi. La France et sa liberté sexuelle et les menaces de
déviance qu'elle peut faire peser sur les jeunes exilés de la seconde génération
(Patrick, Bijou). L'industrieuse Suède. Une culture de « France-culture », des
musées ou de livre de peinture. Une synthèse ramassée peut-être des impressions
du narrateur sur Barcelone, dans El jardin de al lado. Mais les images de Sitges
ou de Madrid sont bien maigres et bien conventionnelles : le Rastro, la calle de
Serrano, un quartier riche jamais à proprement parler décrit, deux ou trois
stations de métro. On trouve plus de détails précis sur Madrid dans la représentati on
théoriquement imaginaire ou dans les jeux de mots des exilés argentins du
Cristôforo Colombo, qui sont censés n'être jamais sortis auparavant de leur pays
et ne connaître de Madrid que ce qu'en disent les chansons ("y esta en una
canciôn de Agusnn Lara", p. 65) ou les stéréotypes littéraires (les balcons fleuris
par exemple)
Mais quelles raisons d'être plus prolixes sur ce témoignage-là que sur les
motifs que les diasporas ont de s'assembler ou sur la relation des situations d 'exil
et des referents politiques qui les engendrent ?

En fait, tout se passe comme si l'on hésitait entre la nécessité et la peur du


témoignage, dont la crudité — à savoir la présentation sans atours
métaphoriques- est censée produire par principe de mauvais écrivains. Au demeurant,
quels exilés nous représente-t-on? Des écrivains, des professeurs, des peintres,

(1 3) On peut rattacher ces développements à l'affirmation de Juan José Saer, dans le dossier La littérature et
l'exil, loc.cit : « Narcissisme et nationalisme, grâce au décentreraient et àla distance sont sérieusement remis
en question. Dans ce sens, nous pouvons considérer l'exil comme un nouvel avatar du principe de réalité »,
p. 47.

68 AMERICA
LE ROMAN DE L'EXIL : ENTRE LE TEMOIGNAGE ET LA
SUBLIMATION

des musiciens : tous ceux qui ont vocation à la sublimation par l'art et à qui toutes
les Nûria Monclûs du monde rappellent les strictes exigences de la police
éditoriale. Peut-on alors à la fois sublimer et témoigner vraiment? Les trois
romans semblent bien vouloir, avant tout, résoudre ce débat par l'affirmative ...et
par l'exemple.
Le lecteur peut bien avoir sur ce débat qui reste ouvert un avis mitigé.

Alfred Melon

Université de Paris III


(Sorbonne Nouvelle)

AMERICA 69

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