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L’abstraction est-elle l’essence de la peinture?

Melissa Ortega Upegui


L’abstraction est-elle l’essence de la peinture?

D’une certaine manière, toute question recèle en elle-même des éléments de réponse, mais
laisse aussi le champ libre à de nouvelles interrogations.

Pour commencer, on peut dire que l’abstraction est née de l’art pictural, qu’elle est aussi vieille
que l’homme, que c’est un fondement de la culture et que, de ses origines à nos jours, elle a
aidé à la création d’une atmosphère connexe à la dimension spirituelle de l’être humain. Comme
en attestent les découvertes anthropologiques et archéologiques, la philosophie de l’art,
l’esthétique, et la pensée même de nombreux artistes des avant-gardes occidentales de la
première moitié du XXe siècle, au travers des différentes étapes de l’histoire et de leurs
conceptions respectives du monde –depuis l’homme préhistorique (magie), en passant par
l’homme antique (religion) et par l’homme contemporain (art), nous pouvons vérifier la
présence constante de l’abstraction dans la peinture, en tant qu’expression de la préoccupation
humaine pour le mystère, l’essentiel et le spirituel. L’art est né de l’abstraction picturale, et sa
présence dans la culture a été une constante qui va au-delà de l’importance majeure ou
mineure qu’il revêt, dans certaines cultures ou à certains moments de l’histoire, selon qu’il
oscille vers le sacré ou vers le profane. « L’abstraction géométrique s’est construite au fil du
temps, engendrant une espèce de forme de représentation sensiblement distincte des différents
modes de représentation figurative dans l’art. L’abstraction ou l’abstraction géométrique existe,
en conséquence, au Paléolithique, au Néolithique, dans les pétroglyphes méso-américains, en
Égypte, dans le monde gréco-romain, dans l’art byzantin, wisigoth, asiatique, musulman et
hispano-musulman, préhispanique, dans les avant-gardes (cubisme, expressionisme abstrait,
constructivisme, suprématisme, néoplasticisme, etc.), abstraction froide, art optique (Op-art),
etc »1.

Mais, dans le cadre de notre analyse, nous allons centrer notre réflexion sur les affinités
suggérées entre l’expression abstraite –tant géométrique que cursive – de la peinture de
l’homme primitif et l’esthétique de l’abstraction comme mode de représentation qui caractérise
l’expression picturale des avant-gardes du XXe siècle et qui reste actuelle dans de nombreuses
expressions abstraites contemporaines.

En effet, cette tendance à l’abstraction et au géométrique se manifestait déjà chez l’homme


primitif dans ses représentations picturales des cavernes, avec ses fresques schématiques,
totémiques, zoomorphiques aux tracés imprécis, avec sa vision océanique d’un monde où le
corps apparaît intégré aux choses, aux manifestations sensiblement différentes des modes
ordinaires de représentation figurative et naturaliste qui les accompagne. La création picturale
abstraite de l’homme primitif est vue, en général, comme un mode sacré d’expression de
vérités essentielles: le schéma récurrent de l’animal sensible dans les peintures primitives se
transforme non seulement en représentation du totem, mais principalement en symbole
magique qui tente d’aider l’homme à reprendre un contact interrompu avec les forces
naturelles, à favoriser la pratique de la chasse qui garantisse la survie d’une communauté
immergée dans un sens de la vie résolument biologique. Même s’il est difficile de comprendre le
sens du mode abstrait de représentation, beaucoup de chercheurs, penseurs et artistes, dans
leur effort d’interprétation, soulignent non seulement la similitude des aspects formels, mais
aussi l’intentionnalité spirituelle qui caractérise la peinture primitive et l’art avant-gardiste; l’art
primitif abstrait inscrit dans la profondeur des grottes est considéré par certains comme un
témoignage hallucinant et magique d’une forme de religion chamanique qui, au travers des
traits gravés dans la roche souterraine, cherchait à connecter l’autre monde au monde propre,
le monde matériel et le monde spirituel. Pour d’autres anthropologues, art et spiritualité
semblent coexister depuis leur origine dans l’abstraction picturale: les peintures des cavernes
avec leurs formes abstraites seraient à rapprocher d’un monde hallucinant, riche en images
inusuelles, géométriques, vives, colorées, propres aux états altérés de la conscience, propres
aux transes chamaniques.
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1
Gazeta de Antropología, 2009, 25 (2), article 32, http://hdl.handle.net/10481/6915 VersionPDF. Liens
anthropophilosophiques. L’abstraction dans l’art préhistorique et dans les avant-gardes. Leopoldo La Rubia de Prado.
Professeur associé. Département de philosophie II. Université de Grenade.
Il y a d’autres spécialistes qui voient dans la peinture primitive abstraite la réaction de l’homme
face à la mort, à l’abîme, au néant, une sorte de conjuration magique qui permet de façonner
l’angoisse originaire qui accompagne le sentiment de se sentir précipité dans un monde
énigmatique, divers, multiple et chaotique: « Tourmentés par l’enchaînement confus et
l’incessant changement des phénomènes du monde extérieur, ils étaient dominés par un
intense besoin de quiétude. Le possible bonheur qu’ils cherchaient dans l’Art ne consistait pas
pour eux à pénétrer les choses du monde extérieur, à en jouir pour eux-mêmes, sinon à
détacher chaque chose individuelle appartenant au monde extérieur de sa condition arbitraire et
de sa contingence apparente; à l’éterniser en le rapprochant des formes abstraites et à trouver
de cette manière un intervalle de repos face à la fuite des phénomènes»2.

À partir de ce bref rappel du sens spirituel de l’art abstrait chez l’homme primitif, il est facile de
comprendre la revendication et la surévaluation de cet art par les avant-gardes européennes de
la première moitié du XXe siècle, qui conserve sa place dans la culture contemporaine. Il ne
faut pas s’étonner de la résurgence et de l’importance de l’abstraction dans l’art, ni de son sens
spirituel, à un moment historique où la conception scientifique positiviste et le rationalisme
instrumental qui la caractérisent, dans leur zèle objectiviste, matériel et pragmatique, finissent
par chosifier la relation de l’homme avec le monde, avec l’autre et avec lui-même; la nature,
l’autre, deviennent des objets à posséder, dominer, mesurer et quantifier. À partir de la
Renaissance et surtout du XVIIe siècle, avec l’avènement de la science de la nature proposé par
Galilée et Descartes, la subjectivité et l’affectivité sont considérées comme impertinentes et
comme des obstacles à l’explication objective du monde; la conception scientifique et moderne
a accentué la composante rationnelle et logique au détriment de l’émotionnel et du sensible; la
raison sans émotion rend le monde gris, froid, et le monde vécu perd alors sa tonalité sensible
et colorée.

Pour le reste, l’époque moderne ou de la conception scientifique du monde amène l’abandon


de la foi dans le pouvoir des Dieux qui caractérisait l’époque de la conception religieuse du
monde. Avec l’arrivée de la modernité et de son rationalisme scientifique et technique, les Dieux
abandonnent les hommes (Holderlin), vient l’époque de la mort de Dieu (Nietzsche) et de la
perte du sens du sacré: « Les dieux ont déjà détourné leur visage, l’homme est à présent seul
au monde, dépouillé de toute sacralité, les forêts ne sont plus celles de la légende et de la
mémoire, sinon des ressources naturelles convoitées et mises à sac, les rivières ne sont plus un
miroir du temps, une image de la destinée et l’évocation de sources pures, mais plutôt des
ressources énergétiques; a été effacée la distance entre le divin et l’humain, et des barbares
incompréhensibles se croient aptes à décider de la vie et de la mort, de la destinée des
espèces, de la sagesse et de la liberté »3.

La foi, la croyance et l’invocation aux dieux qui protégeaient de la vulnérabilité humaine propre
à l’époque antique cèdent à présent leur place, et l’homme octroie à présent sa confiance au
pouvoir omniscient de la raison et de la technè, pouvoir que semble lui conférer la science
puisqu’elle a pour mission de trouver des lois universelles qui permettent d’expliquer et de
transformer la réalité. Avec l’apparition de la pensée scientifique et technologique moderne,
l’homme déchiffre et contrôle dans une large mesure les secrets de la nature devenue un objet
d’appropriation et de fourniture de biens de production de plus en plus démesurés, biens qui
seront transformés dans les grandes villes qui, désormais, se multiplient sur toute la face de la
terre, dans l’effervescence d’une révolution industrielle hérissée d’usines et de cheminées, avec
leur mobilité croissante et l’exploitation impitoyable des forces naturelles et humaines désormais
privées de leur caractère magique et sacré et se muent maintenant en matière première pour
satisfaire les désirs effrénés d’une société de consommation croissante et exigeante.

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2
Wilhelm Worringer, Abstraktion und Einfühlung (abstraction et projection intime), 1996
3
William Ospina. Lo Bello y lo Terrible. Hommage à Friedrick Holderlin. Universidad Nacional de Colombia. 1995.
Mais malgré tous ses bienfaits, la révolution technologique et moderne n’a pas non plus
apporté aux hommes le bonheur désiré, mais au contraire son arsenal mortifère à visées
guerrières et l’exploitation irrationnelle des ressources naturelles et humaines ont fini par
désenchanter l’homme lui-même qui, dans sa frustration, finit par se rebeller contre le
scientisme instrumental comme seule option valide d’ouverture au monde: les rêves de la raison
ont fini par engendrer des monstres; comme l’indique si bien Worringer, le savoir de la science
moderne et la suffisance de la raison instrumentale sont parvenus à occulter le manque de
consistance de l’humain: « L’homme moderne, précipité des hauteurs orgueilleuses du savoir,
se retrouve face au monde, aussi perdu et vulnérable que l’homme primitif ».

Et c’est précisément à cette croisée des chemins, parvenu à cette contradiction entre savoir et
sentir, entre l’exaltation de l’objectif au détriment du subjectif, entre un monde matériel
surévalué et un monde spirituel éclipsé que surgissent les avant-gardes qui non seulement se
rebellent par leurs expressions artistiques, mais aussi par leurs apports réflexifs à l’Art, et
dénoncent par leurs œuvres et manifestes la crise de l’homme moderne, percevant un nouvel
horizon de formes qui cherchent à réinventer la dimension spirituelle à l’origine de l’humain (au
début du XXe siècle des auteurs comme Worringer, Kandinsky, Van der Velde, Malevich,
Doesburg, Mondrian, entre autres, font des apports tant théoriques qu’artistiques à
l’abstraction).

Il ne faut donc pas s’étonner que les avant-gardes retiennent de l’art primitif ce que Kandinsky
appellera et exprimera dans la peinture abstraite comme une résurgence de la spiritualité dans
l’Art: « l’œuvre d’art vit et agit, collabore à la création de l’atmosphère spirituelle ». Ce n’est pas
en vain que Picasso en personne confirmera de manière critique, mais lumineuse, l’esprit qui
anime les nouvelles expressions de l’art avant-gardiste et qui, prenant leurs distances avec l’art
classique, l’apparentent à l’art primitif « depuis Altamira, tout est décadence ».

En général, pour les avant-gardes du début du XXe siècle, l’abstrait, le géométrique, surgit
comme une expression autre et pas tellement comme un mode d’expression opposé à la
peinture naturaliste; bon nombre d’artistes ne trouvent pas dans l’art figuratif et imitatif de
l’esthétique classique et moderne un moule adéquat pour exprimer la dimension subjective et
sensible qu’ils répriment en leur sein et qui exigeait de nouvelles syntaxes pour exprimer de
nouveaux contenus animiques par ce que nous pourrions dénommer une rénovation tant
esthétique que spirituelle, souvent et avec raison fondée sur l’art abstrait primitif. Pour ce motif,
il conviendrait d’entendre l’abstraction dans l’art, non pas comme l’opposé de l’art imitatif, mais
comme la dimension essentiellement esthétique de l’humain, puisque l’art est né de
l’abstraction et avec lui le souci spirituel de l’humain: « l’impulsion de l’imitation, cette nécessité
élémentaire de l’homme, se trouve en dehors du propre champ de l’esthétique, et sa
satisfaction n’a en principe rien à voir avec l’art, est dénuée d’importance esthétique…dans les
temps les plus reculés, cette impulsion à l’imitation se trouvait totalement dissociée de
l’impulsion artistique proprement dite4. L’imitation, entendue comme quelque chose d’étranger
à l’art, implique alors l’autonomie de l’œuvre d’art, puisque l’œuvre artistique se définit pour ce
qu’elle est en soi et non par des facteurs qui lui sont extérieurs; art et nature « sont des
domaines complètement indépendants », comme le dit Kandinsky.

D’autre part, dans une approche plus contemporaine –postmoderne- l’esthétique propre à ce
qu’on appelle la Géométrie culturelle indique son inévitable connexion avec l’abstraction
géométrique des expressions artistiques anciennes, mais aussi avec l’art géométrique primitif et
le folklore ethnique de toutes les cultures planétaires: « les formes géométriques audacieuses
ont pu aussi servir de symboles à des civilisations plus précoces. L’interprétation culturelle
sophistiquée que l’art nouveau fait des formes géométriques de l’art moderne, permet aussi
d’interpréter les structures géométriques d’autres périodes. Dans le contexte artistique actuel, il
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4
Wilhelm Worringer, Abstraktion und Einfühlung (abstraction et projection sentimentale), 1906.
est plus intéressant d’évaluer l’importance culturelle qu’ont pu avoir les schémas géométriques
de la céramique de la Grèce antique que leur logique formelle. La géométrie culturelle peut
ainsi contribuer à une meilleure compréhension des formes emblématiques du folklore, des
cultures régionales et des hybrides incomparables de l’ère post-industrielle, ainsi que du
traditionalisme qui caractérise l’environnement dans les pays développés ».

L’abstraction dans la peinture n’est pas seulement une forme qu’adopte la sensibilité humaine
pour s’exprimer; il conviendrait aussi de l’entendre comme une manifestation de l’ineffable, une
recherche qui s’installe dans le mystère, une résurgence de la capacité d’étonnement, une
nouvelle poésie, proche de la définition que Lacan avait de l’art: « L’art parvient à sublimer
(élever) l’objet à la dignité de chose ».

Dans l’œuvre et la pensée esthétique de Kandinsky, nous pourrions parler d’une poésie du
spirituel qui critique le matérialisme et l’objectivisme propre à la culture scientifique moderne:
« En ces temps muets et aveugles, les hommes donnent une importance exclusive au succès
externe, se préoccupent uniquement des biens matériels et célèbrent comme une grande
prouesse le progrès technique qui ne sert et ne peut servir qu’au corps. Les forces purement
spirituelles sont sous-estimées dans le meilleur des cas, ou simplement ignorées »5.

C’est dans ce contexte de l’esthétique de l’abstrait qu’on peut comprendre la relation que la
« phénoménologie de la vie » que Michel Henry tisse avec l’art abstrait et, en particulier, avec
Kandinsky. Henry voit dans la peinture abstraite de Kandinsky et dans sa réflexion esthétique
un manifeste vital et une alternative à l’asphyxie et à la barbarie propres au monde de la
technoscience moderne, crise anticipée par Husserl, père de la phénoménologie, dans sa
réflexion sur la crise de la science européenne, qui avec son paradigme objectiviste et
quantitatif exclut les qualités sensibles et affectives de la subjectivité, qui gomme notre relation
sensible et charnelle avec le monde et génère la perte du contact essentiel avec le « monde de
la vie ». Merleau-Ponty va dans cette même direction critique et nous montre, à partir d’une
posture phénoménologique, comment la science moderne, dans sa hâte de représenter et de
manipuler de manière objective les choses du monde, se refuse à les sentir, à habiter leur
intimité: « la science manipule les choses, mais renonce à les habiter ». Pour ce motif, la
phénoménologie surgit et se développe comme une philosophie qui voit dans l’Art, dans
l’expérience sensible de la dimension esthétique, une planche de salut face à la crise et à la
barbarie générées par la conception scientifique qui va de Descartes à Galilée: « les
phénoménologues postérieurs argumentent que l’expérience esthétique est ce qui nous sauve.
La production artistique, la contemplation des œuvres d’art et la réflexion esthétique sur l’art,
sont les trois dimensions qui constituent l’alternative à la dévastation du monde et à l’oubli de
l’expérience sensible que nous avons dans le monde moderne si nous suivons la science » (Paul
Ducros).

Comme nous l’avons déjà dit, Michel Henry dans son œuvre « Voir l’invisible chez Kandinsky »
fait l’apologie de la peinture abstraite de cet artiste et penseur esthétique, qui incarne selon lui,
d’une certaine manière, son projet philosophique d’une phénoménologie de la vie; grâce à
Henry, naît une posture phénoménologique originale, innovatrice et critique qui prend ses
distances non seulement avec la phénoménologie de Husserl et ses développements en France,
mais qui remet aussi en cause les fondements de la pensée philosophique occidentale, incluant
les courants en vogue connexes au freudisme, au marxisme et au structuralisme puisque tous,
selon Henry, s’inscrivent dans une métaphysique de la représentation, de la réflexion, de la
conscience de soi et donc de l’objet, de l’externalité. Chez Henry apparaît un paradigme
différent dont le fondement n’est pas celui de l’objectivité, mais plutôt celui de la subjectivité de
l’être vivant, celui de l’affectivité: ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, sinon la vie qui
détermine la conscience, ce n’est pas non plus la pensée qui détermine l’existence, mais la vie,
le sentiment pur et simple de s’éprouver soi-même en vivant le fondement de toute
métaphysique; ce n’est pas la conscience de soi qui est un reflet ou un dédoublement du
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5
Kandinsky, V. 1998. Le spirituel dans l’Art et en particulier dans la peinture
monde extérieur en soi-même, mais l’auto-affection, se sentir soi-même en vie, car la vie est
évidente en elle-même, elle est absolue, c’est la chose la plus certaine; pour ce motif, l’auto-
affection s’avère un concept fondamental en ce sens que la vie est pour l’être vivant ce qu’il
sent et expérimente en lui-même (ipséité), avant toute représentation, avant que le langage ne
dédouble le monde, comme si la phénoménologie précédait l’ontologie, en une inversion
originale de la métaphysique occidentale. Avec Henry, l’affectivité expulsée de la conception
scientifique du monde et du rationalisme occidental, est réincorporée comme auto-affection;
l’intériorité, la subjectivité retrouvent leur place fondatrice et originaire: se sentir soi-même en
vie, faire l’expérience de soi-même en vie, précèdent et fondent la rencontre avec le monde,
avec l’extériorité. Si la représentation fait référence à l’externe, à l’objet, à l’espace, à l’activité,
l’auto-affection renvoie, par contre, à l’intériorité, à la subjectivité, à la temporalité et à la
passivité: la vie pour l’être vivant est un don, une affectation dont il est le responsable, et non
pas le maître ni le créateur. Se sentir soi-même vivant à chaque instant renvoie au présent et,
de ce fait, l’auto-affection est étrangère à l’ancrage illusoire dans le passé ou à la projection
idéale vers l’avenir, l’instant présent de l’être vivant à chaque instant de chaque être vivant est
le temps réel, l’éternité de chaque instant est ce qui est le plus vrai, évident et absolu de la vie,
mais nous nous refusons à habiter le vide d’un instant et nous nous réfugions dans l’illusion
d’hier ou de demain, en niant la vie et en perpétuant la barbarie et, avec elle, la culture de la
mort; l’auto-affection est ma manière de vivre ma présence ici dans l’éternité d’un présent
continu de formes nouvelles et innovatrices de la vie.

C’est à partir de ces présupposés philosophiques qu’Henry aborde l’œuvre picturale et la


réflexion historique de Kandinsky, en insistant surtout sur les aspects de forme et de couleur.
Pour Kandinsky, l’abstraction consiste à mettre entre parenthèses l’objectivité, l’objet représenté
et, en conséquence, à se référer à l’intériorité du sujet; en cela, elle diffère de l’art figuratif qui
finit par multiplier le monde par deux, puisque l’extériorité du motif artistique se réfère à une
extériorité du monde (l’artiste figuratif est un imitateur d’imitations, dirait Platon). Pour Henry et
Kandinsly, la couleur et la forme n’ont rien à voir avec les propriétés ou les caractéristiques de
l’objet car, à partir de l’auto-affection, la couleur est une sensation, un sentiment, est couleur
pure, couleur de néant, pure résonance de l’intériorité subjective, plus que perception de la
qualité d’un objet externe et, en ce sens, l’art abstrait de Kandinsky semblerait s’approcher des
qualités esthétiques de la musique « dans la peinture abstraite, l’aspect visible de la forme et la
couleur rendent visible l’invisibilité du sentiment, de l’intériorité…la couleur pure est le seul
objet visible qui résonne dans son intérieur et le fait résonner…il peut percevoir la couleur
indépendamment de son extension, de sa corporéité » (Ducros). Quelque chose de semblable
se passe avec la forme, car la forme, la ligne, ne fait pas non plus référence au contour d’un
objet, à sa visibilité en tant que telle. De même qu’il existe une sensualité de la couleur
purement interne, il y aurait aussi une idéalité de la forme purement subjective, bien qu’il soit
plus complexe de séparer la forme d’un objet représenté que sa couleur. Mais pour Kandinsky,
la forme n’est pas non plus un signe ou un symbole, c’est-à-dire qu’elle ne renvoie à rien
d’externe, ni ne représente quelque chose du monde; forme et couleur existent en elles-mêmes
et par elles-mêmes. (ainsi, pour Henry, ni l’impressionnisme ni le cubisme ne peuvent se
comparer à l’abstractionnisme de Kandinsky, car il voit en eux des expressions picturales de la
figuration, car même si ce sont des productions avec une grande composante de subjectivité,
ce sont des expériences subjectives ouvertes au monde extérieur et donc secondaires et non
primaires, car la subjectivité d’Henry est fondamentalement interne, elle tourne sur elle-même).

Ayant effectué cette approche préliminaire du problème de l’abstraction dans l’Art et, en
particulier, dans l’art pictural de Kandinsky, les pistes d’entendement qui s’ouvrent et les
questions qu’elles génèrent sont plus nombreuses que les réponses précises à la question
initiale à l’origine de cette analyse. Pour Henry, plus qu’une esthétique de l’abstrait (au fond,
toute œuvre d’art incluant l’art figuratif est déjà une abstraction en soi), c’est sa
phénoménologie de la vie qui nous interpelle, qui se troque en une métaphysique très
singulière, puisque son fondement est la vie elle-même et le sentiment d’être vivant de l’être
vivant comme phénomène simple, étonnamment évident et, sans doute pour cela, encore
occulte (rien n’est plus invisible que la lumière) et presque toujours étranger à notre expérience
en tant qu’êtres vivants, aliénés dans un monde de barbarie et trop compliqués pour assumer la
simplicité du monde de la vie.

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