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Timbre, ton & accent

dérives sur Comment pensent les forêts?


Voilà plus d’un demi-siècle, Turing a entrepris de déterminer non pas si, mais com-
ment pensent les machines. Cette manière dont pensent les machines, nous avons
fini par l’adopter à notre tour, depuis que nous nous sommes rivés à elles. Les dés,
certes, étaient pipés : une machine, ce n’est toujours rien que nous. C’est du tout
autre qu’il aurait fallu penser l’intelligence – du tout autre que nous et nos engins,
peut-être même ce contre quoi ils s’érigent. La forêt ; moins celle dont les arbres
tombent sans qu’on les entende que celle où on y parvient encore. L’envers de
l’Homme, peut-être bien ; du dernier, ça oui.

La matière forestière
La possibilité qu’une forêt puisse penser choque notre conception profonde, aussi
bien de la forêt que de la pensée, car notre tradition intellectuelle s’est construite
sur le dos de leur exclusion mutuelle. Pour la petite histoire : voulant corriger la
notion platonicienne de la chôra, qui désignait dans son Timée l’espace en friche
qui ferait office de « réceptacle » et de « porte-empreinte » aux formes intelligibles
(eidos), Aristote avait emprunté le terme du langage courant pour désigner le bois
et la forêt : hylè. Tout à coup, la forêt se voyait affublée d’un sens technique, non
seulement de ce en quoi les formes deviennent sensibles – et subissent de ce fait une
irrémissible dégradation –, mais ce de quoi le sensible est fait : sa fabrique, sa matière
même.

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Par ce tour de passe-passe, l’opposition du corps do Kohn, ce sera tout au plus comme le port d’atta-
et de l’âme sera appelée à un long avenir, marquant che d’une dérive. L’image sonore que Kohn voit et
la métaphysique chrétienne du préjugé hylémor- entend, à grand renfort d’Ayahuasca, dans la forêt
phique qui reste encore le nôtre. Si bien que d’un des Runa, détermine une manière du langage inves-
côté, il y aura la forme, associée à l’idée (eidos), à tie précisément de ce dont les machines – sourdes
l’activité (energhein) produite par la « raison sémi- et aveugles à la consistance non binaire du sensible
nale » d’un démiurge pour le moins phallologique. – sont incapables. Mais pour ne pas présumer du
De l’autre, la matière sera associée à la passivi- contenu positif d’un monde qui nous est, à nous
té, au chaos et à la puissance (dynamis), et sans occidentaux, sans doute imperméable, il nous fau-
cesse rabattue à ce titre sur le pôle de « l’hystérie dra procéder à tâtons, par la négative. Ce sera notre
féminine », la matière partageant son origine avec unique point de méthode : qu’on ne saurait attein-
la mater matricielle. Comme nous le savons, la dre au plein qu’en vidant le vide du vide. Dans le
vaste entreprise d’ingénierie coloniale déchaînera présent cas, chevaucher cette ambivalence nous
toute sa violence contre cette maléfique matière/ mènera à ne saisir la pleine autochtonie des orig-
femme/forêt symbolisée par la licence des «  sau- ines qu’à rebours, par cette condition vide d’exilés
vages  », considérés tout à la fois comme néant à tard venus.
conjurer, substance à façonner et chaos à juguler.

En cela néanmoins, la matière ne s’est jamais tout


à fait débarrassée d’une ambivalence proprement En forme de forêt
insolvable entre le manque et l’excès, le vide et le
chaos, le passif et l’hystérique. La matière/femme/ «  Nos pensées sont comme le monde parce que nous
forêt fut tantôt décrite comme une masse volu- sommes de ce monde »
mique utérine, en l’attente d’une mise en forme,
tantôt comme un enchevêtrement bigarré et tu- Entre autres insuffisances, on a déploré le fait que
multueux qu’il s’agirait de dompter et de raisonner. Comment pensent les forêts? ne traite que très peu
En tout état de cause, il est fort probable que l’es- ou pas du tout des forêts en elles-mêmes. Kohn
prit colonial ait vu le vide là où il n’y avait qu’une raconte plutôt une série d’anecdotes issues de ses
paisible quiétude, et un chaos là où il y avait profu- séjours chez les Runa, un peuple quichaphone de
sion de formes – jusqu’à lui saturer l’entendement. l’Amazonie équatorienne, en les passant au crible
de théories anthropologiques et sémiologiques.
Si nous tenterons ici d’explorer «  comment C’est le propre du «  tournant ontologique  » dont
pensent les forêts? » à partir de l’ouvrage d’Eduar- participe son ouvrage que de prendre les modes de

« Dans la mesure où le vivant est compris


comme une agence essentiellement
communicante et signifiante, il faut admettre
que la vie pense ; les pensées sont vivantes. »

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« pensée sauvage », longtemps relégués à de sim- témoignent d’une résonance sinon d’une corre-
ples stades préparatoires à la rationalité occiden- spondance inouïe.
tale, comme des propositions métaphysiques val-
ables en et pour elles-mêmes, quitte à remettre en Prétendre, à l’inverse, qu’il faudrait faire abstrac-
cause nos propres évidences comme des préjugés tion du «  bruit  » des humains sylvestres pour re-
culturels parmi d’autres – et au premier chef, celui trouver la vérité sémiologique d’une forêt pure-
de l’universalité. Un instrument essentiel de cette ment «  sauvage  » – dans un souci phallologique
approche est la résurrection du pragmatisme amér- d’objectiver un objet objectif-passif à la manière
icain (par exemple celui de William James et John d’une matière/femme/forêt – serait faire preuve de
Dewey, auxquels la cosmopolitique de Stengers, mauvaise foi envers sa propre humanité comme
Latour et Descola est entièrement redevable ; mais analyste, et verser par là dans l’anthropocentrisme.
aussi, pour Kohn, Charles Sanders Peirce). En tant
qu’épistémologie orientée sur les effets plutôt que Eduardo Viveiros de Castro, anthropologue brésil-
sur les causes, le pragmatisme accorde au croire la ien avec lequel Kohn entretient un dialogue con-
véracité de ce qu’il produit, engendre ou porte à stant et parfois tumultueux, avance une solution
faire  : c’est-à-dire des gestes bien réels, parfois – paradoxale pour sortir de cet exceptionnalisme hu-
sinon toujours – ceux de sociétés entières. main. Il décrit la pensée amazonienne comme une
ontologie « multinaturaliste » tenant – à l’opposé
Dans cette perspective, Kohn se garde de prendre de la métaphysique occidentale – qu’il n’y aurait
la forêt comme un objet distinct et séparé de ses toujours qu’une seule culture qui se déploie dans
habitants – et de même pour leurs pensées. Il in- plusieurs natures différentes. La façon dont les hu-
siste du reste sur le caractère paradigmatique du mains désirent une nourriture, par exemple, serait
peuple Runa, en tant qu’il habite l’une des forêts les analogue à celles des animaux devant la leur  : le
plus diversifiées de la planète d’un point de vue bi- sang d’une proie est perçu de la même manière et
ologique – richesse que reflèterait la complexité de selon la même structure formelle par le jaguar que
son imaginaire et du langage qu’il emprunte pour la bière de manioc par les humains. Ainsi, une seule
l’exprimer. La forêt imprègne son langage de part culture – une seule perception – embrasse l’ensem-
en part : dans les parties de chasse de ses habitants ble des vivants qui l’appliquent à des contenus et
(lorsqu’ils s’efforcent d’interpréter les signes et les des objets naturels différents : l’anthropocentrisme
formes de la forêt pour prévoir les déplacements se voit surmonté non pas par l’objectivation d’un
de leurs proies), dans leurs rituels, leurs relations substrat primitif, mais par un anthropomorphisme
familiales, jusque dans leur sommeil. De sorte généralisé. En généralisant un principe d’anima-
que les formes de la forêt et celles de leur société tion et d’activité jusqu’alors réservé aux hommes
(pas même aux femmes) – c’est-à-dire en leur ac-
cordant une âme – la méthode anthropomorphique
efface du même coup la rupture hylémorphique,
l’ensemble de la matière prenant forme, et tout ap-
paraît effectivement civilisé (hormis, sans doute, ce
qui le réclame pour soi seul).

Si la structure perceptive et communicative des


êtres humains est culturellement homologue à
celle de la forêt, notre conception de la représen-
tation, du signe et du sens doit être élargie et
amplifiée jusqu’à la comprendre. Cette possibil-
ité théorique, Kohn la trouve chez le sémiologue
américain Charles Sanders Peirce. On pourrait dire
que ce dernier a avancé, au début du XXe siècle, une
véritable théorie de la pansémiose qui nous permet
de situer différentes modes de communication sur

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autant de strates superposées, enchâssées ou recroquevillées les unes sur les autres,
par-delà leurs cultures différentes. Dans la mesure où le vivant est compris comme
une agence essentiellement communicante et signifiante, il faut admettre que « la
vie pense ; les pensées sont vivantes ».

Trois degrés d’enchâssement


Pour illustrer la théorie des trois états du signe qui forme la charpente de la propo-
sition sémiologique de Pierce, Kohn relate trois anecdotes où l’on voit que ces états
correspondent également à des états d’âme. La première concerne le seul niveau du
signe dont nous sommes forcés d’admettre qu’il est « proprement humain ». Il s’agit
du « symbolique », qui désigne ce dont la signification repose « sur le réseau de con-
ventions sémiologiques », c’est-à-dire sur le renvoi d’un signifiant à un signifié, sur
la base d’un réseau serré de correspondances normatives. De ce réseau résulte une
formidable autonomisation du langage à l’égard de ses objets, tel symbole signifiant
par sa référence à d’autres symboles, sur la base de traditions, d’habitudes, de règles
et de conventions arbitraires – et n’ayant donc aucun sens sans elles. Pour illustrer
le symbolique, Kohn raconte son expérience de voyage en autobus sur les routes
escarpées des montagnes près d’Avila en Équateur, où il fut pris d’une véritable crise
de panique. Voyant que les autres voyageurs semblaient parfaitement stoïques, la
peur de Kohn face au danger d’un accident se mit à virevolter au loin des réalités
sensibles, prenant la proportion purement spéculative du « et si telle chose arriv-
ait…? ». Enfermé dans les méandres soliptiques de son propre esprit, Kohn raconte
comment son angoisse perdura bien au-delà de son arrivée à destination, sain et
sauf. Les signes s’entassaient les uns sur les autres, dérivant au gré d’un entrelacs
d’associations et d’évocations spéculatives. Jusqu’à ce qu’enfin la vue soudaine d’un
oiseau (un tangara) dans la forêt capte son attention. Prenant ses jumelles, il finit
par établir un contact oculaire direct avec l’animal, et d’un seul coup, son angoisse
se dissipa entièrement. La déréalisation propre au symbolique, lorsque mise en con-
tact avec une forme sémiologique foncièrement étrangère à son empire, finit par
toucher terre.

L’appartenance du symbolique à l’angoisse et à la panique est la contrepartie de son


pouvoir instrumental et opérationnel. Précisément du fait qu’il s’arrache aux réal-
ités empiriques, le symbole donne lieu autant à la mentalité de l’ingénieur qu’à sa
défaillance nihiliste. Pour autant, cette puissance créatrice/destructrice « humaine
trop humaine  » n’est pas sans attaches dans les niveaux sémiologiques plus pro-
fonds, communs pour leur part aux soi non humains (ou plutôt, à la lumière de la
méthode anthropomorphique, aux soi « humains pas assez humains », pourrait-on
dire). Elle se déploie à partir d’une logique associative primordiale, qui engage non
pas la conventionalité de la langue, mais les référents immédiats, en tant qu’indices
d’autres signes. Cette deuxième logique du signe, que Peirce nomme « indicielle »
(indexical), caractérise la communication à laquelle s’adonne une large gamme
d’êtres sylvestres.

En l’espèce, la communication entre les humains et les chiens (qui sont omni-
présents dans la vie quotidienne des Runa) fonctionne sur un registre indiciel, où
un ordre (c’est-à-dire un certain agencement acoustique faisant office de mot sans
se rattacher pour autant à d’autres) enclenche un réflexe associatif chez les canidés,

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suivant l’habitude et l’expérience comparative de On pourrait remarquer qu’une bonne partie de
perceptions sonores similaires, des situations qui la communication humaine se situe sans doute
y sont rattachées et de conduites qu’elles suppo- également à ce niveau réflexe, où il n’y a pas lieu
sent. Kohn donne en exemple une tentative de d’analyser ou de décortiquer le signifiant pour
communication indicielle où des chasseurs agi- dégager son sens. En tant que «  communication
tent les branches d’un arbre, produisant un bruit immédiate  », l’indiciel caractérise tout autant les
susceptible d’amener un singe laineux à sortir de communications entre les chasseurs eux-mêmes,
sa cachette. Le singe interprète le bruit non pas à lorsqu’ils pointent le singe laineux dans la canopée
l’aune d’un système symbolique, mais à partir de en répétant : « Regarde! » à leur collègue. L’inter-
l’expérience sensible du danger que représentent jection, « Regarde! » n’exige pas de se plonger dans
de tels bruits dans la forêt, lorsque des arbres s’ef- la référence symbolique  : elle interpelle directe-
fondrent. C’est en vertu de cette association qu’il ment les sens et l’habitude pour regarder le doigt
comprend le bruit comme un indice du danger, ig- qui pointe, la direction qu’il indique et la chose qui
norant ainsi la différence entre l’indice du danger s’y trouve, sans distinction. Par ailleurs, dans ce
et le danger réel, pour finalement tomber dans le cas précis, Kohn fait remarquer que la répétition
subterfuge des chasseurs. «  Regarde! Regarde!  » fait écho aux mouvements

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répétés du singe dans les feuillages. Ce phénomène Timber! : la tonalité tellurique
mobilise encore un autre plan de communication,
qui ne réfère même plus cette fois à un objet ex- La langue quichua regorge de vocabulaire iconique,
térieur, mais à la forme même de la chose, dont elle surtout lorsqu’il est question des interactions avec
imite la consistance sensible. C’est ce dernier – ou les autres habitants de la forêt. On crie « Teeeye »
plutôt premier – degré du signe que Peirce appelle lorsqu’on tire un coup de canon, on fait «  ta ta  »
« l’iconicité ». pour indiquer des coups de machette et on dit « pu
oh » pour évoquer l’effondrement d’un arbre. Mais
On pourrait comprendre l’icône comme l’unité sé- l’icône n’est pas seulement un parasite paralinguis-
miologique fondamentale, dans la mesure où elle tique plus ou moins exceptionnel – on ne le trouve
fait sens « sans considération de quoi que ce soit pas qu’aux rebords du langage, mais en son cœur
d’autre  » – donc sans association ni référence – même. L’adhérence entre le mot, le son et la chose
mais du seul fait de sa « ressemblance » à ce qu’elle est un certain état de la langue : un état climactique
signifie. Ainsi, il ne s’agit même plus de langage, et rédempteur à l’égard de l’ensorcellement sym-
mais d’un véritable «  parasite paralinguistique du bolique. Dans l’optique de Peirce, les symboles et
langage  », dont l’intelligibilité repose dans le fait les indices reposent, en dernière analyse, sur des
qu’elle possède « les mêmes qualités que (ses) ob- icônes : ils sont « le produit d’une relation partic-
jets ». Pour l’illustrer, Kohn raconte une histoire de ulière et stratifiée entre des icônes  », mais, dit-
chasse, ou plutôt la manière dont un jeune chas- il, «  jamais l’inverse  ». Au final, dit Kohn, même
seur explique le fait qu’il en soit rentré bredouille : le symbolique peut être compris comme «  une
après avoir rencontré un troupeau de pécaris à col- matière singulière et spécifiquement humaine de
lier, il s’est caché dans les buissons, a tiré quelques ressentir une image. Toute pensée commence et
coups de feu, atteignant l’un des cochons. Or ce finit par une image ». Nous sommes donc dans le
dernier n’est pas mort sur place, mais s’est dirigé domaine de l’image psychique, celle que nous ne
vers la rivière et « tsupu! ». voyons jamais plus clairement qu’en rêve – mais
que l’on sait tacitement et intimement former la
Le «  mot  » tsupu ne possède aucune racine éty- tonalité fondamentale et la matière première de
mologique et n’est donc rattaché à aucun autre notre psyché.
terme de la langue quichua. Au plus loin d’un sym-
bole, l’icône vaut «  par elle-même », ou plus pré- Tonalité fondamentale et matière première  : ce
cisément par le pouvoir d’évocation de son agence- rapprochement n’est pas innocent dans le contexte
ment acoustique. Elle s’apparente donc plus à une de l’Amérique autochtone, où pullulent les langues
image qu’au langage  : c’est une «  image en forme dites « tonales », dont le sens est fortement marqué
de son  » ou une «  image sonore  ». Tout se passe par la musicalité de la voix. Il n’est pas rare d’en-
comme si elle puisait dans une zone d’indistinction tendre des traditionalistes autochtones évoquer la
entre les sens, un plan qui néglige ou refuse de faire relation profonde qui unirait leur langue et le ter-
la différence entre les mots et les choses. Un plan ritoire où elle a pris forme, à force de nommer au
synesthétique donc, qui confère à l’icône la puis- mieux et au fil des siècles les réalités sylvestres par
sance de pouvoir être «  ressentie en elle-même  » l’agglutination de ses qualités acoustiques. C’est
par quiconque, sans nécessairement connaître la dire que l’icône adhère au monde en exprimant sa
langue quichua. Tsupu sonne comme un cochon matière, cet « esprit dont les habitudes sont deve-
qui saute à l’eau pour fuir, « sans considération de nues fixes ». Dans cette perspective, la langue – ou
quoi que ce soit d’autre  ». C’est la saisie d’un tel du moins la part iconique qui la travaille de l’in-
« alignement iconique », où la chose correspond à térieur – exprimerait la tonalité tellurique d’un ter-
son propre sens, qui a fini par remettre Kohn sur ritoire, verbalisant sa consistance sonore.
terre et le guérir de sa crise de panique spéculative,
après avoir croisé le regard d’un oiseau sauvage. Nous avons ici affaire à une certaine idée de l’origi-
Ce contact a apaisé sa « crise de la présence » (Er- ne propre à l’autochtonie, rattachée à la possibilité
nesto de Martino), en lui donnant minimalement d’une coïncidence intégrale entre culture et nature.
le statut d’un habitant quelconque de la forêt – où il Il faut évidemment se méfier de la pureté qu’une
n’était plus seul, lui et son espèce. telle idée suppose, alors que nous avons le plus

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souvent affaire à des alliages et des mélanges. Pour
autant, cela n’invalide pas la possibilité de distingu-
er et d’évaluer, au sein de tout usage de la langue,
le degré d’émergence d’une sémiotique iconique à
même la mécanique symbolique. Le ton, en l’occur-
rence, reste dans l’usage le plus quotidien du lan-
gage ce qui fait la différence, comme en attestent les
malentendus auxquels ne cessent de donner lieu les
messages texte. Le langage est certes toujours-déjà
un système symbolique, mais il n’en demeure pas
moins une musique. Celle-ci, faisant sens au-delà de Langue exilée, langue rédimée
toute intelligibilité, oriente non seulement le degré
d’intensité d’un énoncé, mais souvent son essence Il convient ici de faire dériver l’iconicité « autoch-
même  : les différences de ton sont des différences de tone  » vers une affinité souterraine qu’elle sem-
nature. ble partager avec ce qui devrait lui être tout à fait
opposée : l’aniconisme et l’iconoclasme, tels qu’ils
L’icône n’est donc pas le seul apanage de l’autoch- s’expriment exemplairement dans l’ontologie de
tonie, qui n’entretient qu’un rapport particulière- l’exil judaïque. Le messianisme de Walter Benjamin
ment privilégié, sinon exemplaire, à une origine tou- porte une certaine idée de ce que serait la « langue
jours active – ou à tout le moins activable par une pure  » (reine Sprache) partageant certains traits
certaine attention poétique. Aux deux bouts du spec- avec l’adhérence qu’on attribue à l’usage autoch-
tre – soit lorsque la langue se fait communication tone des icônes. Benjamin l’appelle Namensprache :
immédiate d’une interjection, soit lorsqu’elle se la langue du nom et de la nomination. Elle occupe
dépouille au contraire de toute opérationnalité, se chez lui le statut cardinal de « langue de la langue »
faisant jeu d’apparences et de textures sans inten- dans un sens tout à fait distinct – sinon inverse –
tion –, on assiste à la réémergence d’une puissance au métalangage systémique. Dans La signification
proprement originaire : la puissance de nommer. du langage dans le Trauerspiel et dans la tragédie
(1916), Benjamin décrit un mouvement d’exil ou de
« déchéance du verbe », qui « se décante en passant
du son naturel au pur son du sentiment (reines Ge-
fühlsleben) » pour aboutir dans la sphère de la sig-
nification (Bedeutung). « Au milieu de ce trajet, dit
Benjamin, la nature se voit trahie par le langage, et
c’est cette formidable inhibition du sentiment qui
devient deuil ». Ainsi, dans cette fracture inaugurale
du trajet douloureux de l’autochtonie à l’exil – tra-

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jet que subissent, notons-le, les autochtones de Ce « ou » qui sépare l’absence de signification de
partout, d’abord et avant tout – « l’histoire survient l’omnisignification constitue vraisemblablement
en même temps que la signification dans le langage une conjonction de coordination impliquant une
humain ». coappartenance. Agamben lie cette langue rédimée
du judaïsme à la page blanche, puis à l’image ar-
D’une manière similaire, Wittgenstein définit les istotélicienne de la cire, en tant que pure matière
noms comme des « signes primitifs » (Urzeichen), potentielle, « porte-empreinte » des formes – pou-
et portant de ce fait un irrémédiable rapport à l’his- vant être tout car n’étant rien de particulier. Com-
toire. Agamben, dans son texte «  Langue et his- me nous l’avons vu, cette infime différence entre
toire », illustre cette historialité en avançant que le néant de l’absence et la plénitude du chaos fut
le « on dit ainsi » du nom se trouve toujours être le théâtre de l’un des drames les plus durables de
un « on disait ainsi ». Si cela est particulièrement la métaphysique occidentale. Et pourtant, entre
vrai des noms se rapportant au territoire, c’est non la transcendance nihiliste et l’immanence vital-
seulement du fait qu’ils portent le passé d’une re- iste-animiste, il n’y a qu’une différence d’accent.
lation massacrée par le mode de vie moderne, mais
également parce que l’opération coloniale pour Pour y voir plus clair, il peut être utile de se pencher
s’en emparer – en tant qu’essentiellement nomo- sur l’autre grand monothéisme iconoclaste qu’est
logique et topologique – remet en jeu la puissance l’Islam, pour voir en quoi sa réputation mono-
de nomination comme pouvoir d’abolition de la lithique s’est édifiée sur l’occultation de tout un
mémoire. Dans la nomination, en tant que verbal- pan de son histoire. Selon le Coran, les révélations
ité du « nommer », il en va donc du pouvoir d’im- mahométanes avaient en partie été recopiées de
primer une tonalité, un timbre et un accent à la son vivant sur une multitude de matériaux : bouts
matière, et d’ainsi se l’approprier par les contours, de papyrus ou de cuir, pétioles de palmier, pierres
en prenant le contrôle de l’ambiance même (l’im- plates, omoplates de chameaux… Mais l’essentiel
age sonore) qui l’environne. de sa transmission était de nature orale – d’où l’im-
portance, encore en vigueur aujourd’hui, de réciter
D’une certaine façon, insiste Benjamin, la corre- ses versets par cœur. Mais la diffusion de l’Islam
spondance du mot et de la chose (l’iconicité) est sur de nouveaux territoires a tôt fait d’entraîner la
«  la visée de toutes les langues  ». En tant qu’elle multiplication des sectes et des écoles (firaq, qui
représente l’aboutissement d’un parcours, le re- signifie étymologiquement la fraction d’un tout)
tour à une case départ, elle interpelle une relève de ayant chacune leur propre interprétation foncière-
l’épuisante errance du signe, toujours coincé dans ment hétérogène par rapport aux autres : hanbal-
l’inadéquation. En ce sens, dit Benjamin, «  toute isme, zahirisme, mu’tazila, kharijisme (lui-même
communication, tout sens et toute intention rejoi- subdivisé entre mouhakkimites, azraqites, najad-
gnent une sphère où leur destin est de s’effacer » – ites, thaalabites,ajradites, ibadites et sufrites), etc.
le langage se séduit de sa propre abolition dans une Cette fragmentation du message coranique était
omnisignifiance qui est tout autant une absolue ab- notamment aggravée par le fait que la langue arabe
sence de sens. Agamben rapporte cette perspective de l’époque n’avait pas encore formalisé l’écriture
à celle de certains cabalistes qui considèrent que des accents  : vocalises, voyelles courtes et points
Dieu aurait d’abord écrit la Torah originelle (Atzi- diacritiques, sans lesquels il est impossible de dis-
lut), «  non pas en forme de noms et de proposi- tinguer les consonnes. Les termes des premières
tions significatives, mais comme dans un patchwork copies du Coran, dénués d’accents, pouvaient donc
incohérent de lettres sans ordre ni articulation ». avoir jusqu’à une trentaine de sens différents.
La disposition des lettres formant la Torah que
nous connaissons (la Torah de Beriah) n’aurait eu Devant la prolifération des hérésies, le calife
lieu qu’après le péché adamique. Ainsi, la venue du ‘Uthmân (644-656) a chargé le poète et gram-
Messie aurait pour effet de restaurer cette Torah mairien Abu al-Aswad al-Du’ali de fixer un sys-
originelle : « Les mots exploseront et les lettres se- tème d’écriture des accents en langue arabe. Puis,
ront restituées à la pure matérialité, à leur désordre après avoir procédé à une recension des différentes
sans signification (ou omnisignificatif) ». variantes du Coran qui étaient en circulation, al-

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Du’ali a fixé les parties qui seraient comprises de la langue ne fait rien d’autre que nommer, à
dans la version «  définitive  » du livre saint. Sous répétition et à foison, ce mouvement qui suit les
l’égide du calife – et donc d’un pouvoir séculaire contours de la terre et de ce qui l’habite, dans le
–, près d’une dizaine de Corans format géant (l’un son et l’image. À la différence de l’appropriation
d’eux ayant requis l’immolation d’un troupeau de coloniale, autochtonie et exil se rejoignent dans
près de 700  bêtes pour en fabriquer les feuillets) une même (bien que différente) conception non
furent envoyés dans les principales mosquées des propriétaire de la terre, où l’on ne fait jamais que
grandes villes musulmanes – dont il ne nous reste séjourner. Pour entendre de nouveau les voix des
que les exemplaires du Caire et de Tashkent. À l’in- forêts conjurées derrière la clairière civilisatrice, il
star des efforts similaires au sein du christianisme est fort possible que seule la condition immigrante
et d’autres religions, cette entreprise ne sera que soit en mesure de surmonter l’approche coloniale,
la première d’une longue série de tentatives visant charriée de tous bords tous côtés par l’imaginaire
à mettre un terme à l’éternel retour de la variance constituant propre à la blancheur immaculée. Ain-
qui ne cessait de menacer l’unité du dogme, et de si seulement, par un effort de défamiliarisation
faire sombrer le credo musulman dans le pagan- à l’égard des noms par lesquels nous sommes
isme contre lequel il s’était érigé à l’origine. Tout se habitués de nommer les territoires où nous nous
passe comme si l’immanence magique du sacré (hi- sommes retrouvés, pouvons-nous espérer rencon-
eros) – en tant que culte ancré dans la matière, les trer de nouveau la possibilité de les habiter.
choses et les territoires du monde – ne cessait de
presser de l’intérieur la transcendance religieuse –Philippe Blouin
du saint (hagios) qui cherche à le domestiquer.

Immigrance et indigénéité
Pour peu qu’on décortique – à la manière d’une
étymologie – les formes instituées des universalités
religieuses, mais aussi politiques et culturelles, on
finit par y découvrir un assemblage tout à la fois
subsumé, conjuré, forclos et réconcilié de formes
fétiches, inscrites dans la localité de la matière,
c’est-à-dire la forêt. C’est ainsi qu’un certain
pananimisme, au sens d’une universalisation non
humaine de l’âme anthropomorphique, fait néga-
tivement trace dans l’utopie nihiliste-impériale
d’une langue sans accent – là même où croît, man-
ifestement, le plus grand danger. Entre l’absence
de formes et leur prolifération, il n’y a qu’une dif-
férence de ton ou d’accent, portant principalement
sur la capacité ou non d’entendre la pluralité des
sons qui nous entourent «  sans considération de
quoi que ce soit d’autre », c’est-à-dire sans les me-
surer à l’aune d’un étalon vide de contenu, d’une
forme purement formelle.

Si l’autochtonie et l’émigrance tiennent en part-


age – ne serait-ce qu’en souvenir – l’exigence d’une
langue qui rendrait justice aux formes mêmes de
la matière du monde, c’est en vertu d’une con-
dition commune  : le nomadisme. L’âme verbale

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