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11. QUI A RECOURS AU TRAVAIL DISSIMULÉ ET POURQUOI ?

Jérôme Heim et Patrick Ischer

La Découverte | « Regards croisés sur l'économie »

2014/1 n° 14 | pages 176 à 188


ISSN 1956-7413
ISBN 9782707177582
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2014-1-page-176.htm
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11
Qui a recours au travail dissimulé
et pourquoi ?

Jérôme Heim
adjoint scientifique à la Haute école de gestion

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(ARC)
Patrick Ischer
doctorant à l’Institut de Sociologie de l’Université
de Neuchâtel
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Résumé
Cet article présente le profil des personnes ayant recours au
travail dissimulé et leurs motivations. Il questionne également
les particularités du travail non déclaré par rapport aux activités
déclarées et la meilleure employabilité future des personnes qui
y recourent. Au-delà de leur diversité, les parcours biographiques
présentent le plus souvent des difficultés et une rupture dans la
scolarité et la vie professionnelle. Le travail dissimulé fournit
alors des revenus et permet de conserver une image positive
de soi-même mise à mal par l’incertitude professionnelle.
Mise à part l’absence de déclaration, le travail dissimulé revêt
des caractéristiques semblables aux activités déclarées en
termes d’organisation du travail. Il existe quatre justifications
récurrentes du travail dissimulé. La première le présente
comme une stratégie de détournement d’une règle jugée trop
contraignante. La deuxième le montre comme un service
informel au sein d’un réseau de particuliers. Dans la troisième,
les individus expliquent que le travail dissimulé leur permet de
développer un nouveau domaine de compétences, différentes
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de celles exercées au quotidien. La quatrième justification est


une démonstration de responsabilité individuelle  : le travail
dissimulé permet aux individus d’éviter de recourir à l’aide
sociale.

Abstract
This article analyzes the profile of individuals who have
used hidden work and their motivation. It also questions the
particularities of undeclared work as compared to declared
activities and the relative better future employability of people

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who use it. Though diverse, the biographies of these people often
show struggles and ruptures in education and professional life.
Hidden work then provides income and allows maintaining
a positive reflection on self, often threatened by professional
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uncertainty. Apart from the absence of declaration, hidden


work wears similar characteristics to declared activities in terms
of work organization. There exist four recurring justifications
of hidden work. The first introduces it like a strategy modifying
a rule judged too strict. The second presents it like an informal
service inside a network of individuals. In the third one,
individuals explain that hidden work allows them to develop
new kind of skills, different from the ones used day to day.
The fourth justification is a demonstration of individual
responsibility: hidden work allows individuals to avoid using
social assistance.
 178 Lumière sur les économies souterraines

E n 2008 a été mise en application la loi dont


la Suisse s’est dotée pour lutter « plus effica-
cement  » contre le travail dissimulé (Conseil fédéral suisse,
2005)1. Le gouvernement a accompagné cette mesure d’une
vaste campagne d’affichage intitulée « Pas de travail au noir.
Tout le monde y gagne ». Nous avons pu ainsi voir, durant
quelques mois et partout dans le pays, des inscriptions ayant
pour dessein de sensibiliser les citoyens aux risques qu’ils
encouraient s’ils s’adonnaient à des activités dont ils ne

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déclaraient pas tout ou une partie des revenus.
C’est dans ce contexte que l’Institut de Sociologie de l’Uni-
versité de Neuchâtel, sous la direction du Professeur François
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Hainard, a conduit une recherche – financée par le Fonds


National Suisse de la recherche scientifique – dont les objec-
tifs étaient, entre autres, de saisir ce phénomène par le prisme
de ceux qui le vivent et de comprendre dans quelle mesure le
travail dissimulé peut être perçu comme une façon de lutter,
autant que faire se peut, contre l’exclusion économique et
sociale (Heim, Ischer et Hainard, 2011). Nous avons mené
pour ce faire soixante-quatre entretiens semi-directifs avec des
personnes qui ont choisi2, ponctuellement ou fréquemment, de
contourner la loi. Il va sans dire que le principal obstacle d’une
telle étude réside dans l’accès à des informateurs qui peuvent
se montrer peu enclins à s’exprimer autour de pratiques
économiques illégales. Afin d’évoluer sur ce « terrain miné »

1 Ainsi peut-on lire, sur le site de la Confédération, que « la loi fédérale concer-
nant des mesures en matière de lutte contre le travail au noir, en vigueur à partir
du 1er janvier 2008, permet aux organes de contrôle cantonaux de contrôler
plus efficacement les dispositions figurant dans les divers textes de loi […] et
de sanctionner les infractions de manière beaucoup plus stricte » (https://www.
bfm.admin.ch/content/bfm/fr/home/themen/arbeit/schwarzarbeit.html).
2 Nous avons en effet rencontré uniquement des individus ayant le droit de
travailler en Suisse et qui ont, de fait, choisi délibérément de ne pas déclarer
tout ou une partie de leurs revenus.
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(Blok, 2001), nous avons d’une part mobilisé nos réseaux de


relations et d’autre part pris contact avec des informateurs
potentiels par le biais de diverses institutions. Outre les liens
de confiance et la garantie d’un total anonymat, il nous est
apparu important de dédommager les personnes rencontrées,
ce qui nous a permis de lever quelques refus3.
L’objet de la présente contribution est de rendre compte
de certains aspects de cette étude et de répondre succincte-
ment aux quelques questions suivantes  : qui a recourt au

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travail dissimulé et quelles sont les motivations énoncées
pour justifier ce choix ? En quoi les activités non déclarées se
distinguent-elles de celles qui le sont ? Dans quelle mesure le
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travail dissimulé permet-il d’accroître l’employabilité ?

Profils des travailleurs et motivations


à ne pas déclarer son revenu
Si l’on considère très brièvement les caractéris-
tiques sociodémographiques des personnes que nous avons
rencontrées, signalons que notre échantillon est composé
d’environ deux tiers d’hommes et un tiers de femmes, situées
dans des tranches d’âge comprises entre 20 et plus de 60 ans.
Les titulaires d’un Certificat fédéral de capacité (CFC, déli-
vré à la fin d’un apprentissage professionnel) représentent un
peu plus de la moitié de notre collectif. Le solde est composé
de personnes ayant suivi le lycée, une école professionnelle
supérieure, l’université ou une haute école et seule une faible
minorité n’a bénéficié d’aucune formation. Finalement, les
trois quarts possèdent un passeport suisse et les autres sont
détenteurs d’un permis de travail. Retenant les catégories les

3 Pour une discussion de cette problématique, voir Heim, Ischer et Hainard


(2010).
 180 Lumière sur les économies souterraines

plus standards, nous pouvons donc affirmer que le travail


dissimulé n’est pas nécessairement le fait d’une frange parti-
culière de la population et qu’il est impossible de dresser un
profil idéal-typique du travailleur non déclaré. Il en va de
même concernant la nature des activités dans lesquelles nos
informateurs évoluent professionnellement. Ainsi, outre les
secteurs souvent reconnus pour employer du personnel non
déclaré (restauration, hôtellerie, bâtiment, travaux domes-
tiques), le travail dissimulé se retrouve dans une multitude de

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domaines : artisanat (restauration de meubles, gravure, taille
de pierre), activités industrielles (micromécanique), cultu-
relles, artistiques (cours et stages de théâtre, animation de
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soirées, pose d’affiches, peinture, musique), sportives et intel-


lectuelles (notamment la traduction).
En revanche, un examen des parcours personnels, fami-
liaux et scolaires de nos informateurs donne à voir davan-
tage de récurrences. Qu’il s’agisse du décès d’un parent qui
vient largement perturber la scolarité, des problèmes de toxi-
comanie, des situations d’endettement plus ou moins consé-
quentes, des changements fréquents d’orientation dans un
cursus universitaire ou d’un cumul d’expériences trauma-
tisantes, force est de reconnaître que les itinéraires biogra-
phiques qui nous ont été livrés, s’ils ne sont pas tous drama-
tiques, n’en demeurent pas moins peu ou prou parsemés
d’obstacles. Nombreux sont en effet ceux qui ont été confron-
tés à des difficultés personnelles ou familiales majeures et/ou
qui ont connu l’échec scolaire.
Ces itinéraires individuels se sont traduits, à un moment
ou à un autre, par une instabilité professionnelle et écono-
mique plus ou moins intense. Instabilité qui se caractérise par
des revenus modestes, une multiplication d’activités (dont
certaines précisément non déclarées) ou la dépendance à des
prestations sociales de façon complémentaire ou complète
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(assurance-chômage, assurance-invalidité, aide sociale). Si


certaines de ces situations peuvent être qualifiées de pauvreté
laborieuse, la totalité d’entre elles engendrent une insatisfac-
tion vis-à-vis du monde du travail. Nous avons donc constaté
que le recours au travail dissimulé est tout d’abord motivé
par l’amélioration de conditions économiques précaires. Le
revenu qui en découle complète bien souvent celui d’un
poste de travail officiel ou des prestations sociales parfois trop
modestes pour vivre sans avoir à contracter des emprunts ou

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insuffisants pour accéder à un niveau de vie jugé décent. Outre
cette dimension financière, le travail dissimulé est également
motivé par le souhait de maintenir une estime de soi dans
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un contexte d’incertitude professionnelle. Ce maintien peut


par ailleurs se manifester de plusieurs manières : développer
des compétences en vue d’améliorer son employabilité dans
l’espoir d’obtenir un futur poste de travail, demeurer simple-
ment actif dans le monde du travail ou encore éviter le stig-
mate de la dépendance à des prestations sociales. Ainsi, le
travail dissimulé peut être considéré comme une recherche de
reconnaissance dont la motivation trouve sa source dans une
attente morale vis-à-vis du monde du travail qui a été déçue
(Honneth, 2000 ; Heim, à paraître).

Jeu avec les règles et quête


d’employabilité
Loin d’être des stratégies rationnellement plani-
fiées pour contourner les règles formelles encadrant le travail,
ces pratiques économiques non déclarées semblent davantage
relever d’une opportunité d’obtention d’un travail rémuné-
rateur dont les conditions s’avèrent, finalement, ne pas être
légales. À l’instar des « arts de faire » en matière de consom-
mation, le travail dissimulé tel que nous l’avons rencontré
 182 Lumière sur les économies souterraines

est de l’ordre des tactiques et s’oppose donc aux stratégies


selon la distinction opérée par Michel de Certeau (1990).
Elle permet de considérer ces pratiques de détournement
économique comme une expression de la culture populaire
par laquelle les acteurs « bricolent » avec et dans l’ordre social
dominant sans avoir l’illusion de le transformer. Pour de
Certeau, les «  arts de faire  » témoignent de la capacité des
acteurs à jouer avec et sur les règles (Crevoisier, 2007). Loin
de considérer les travailleurs dissimulés comme des victimes

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d’un système socio-économique qui en déterminerait les
choix et les comportements, la notion de tactique telle que
la conçoit de Certeau met l’accent sur l’art de saisir consciem-
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ment des opportunités offertes par cet ordre social.


Compte tenu de ce «  jeu avec les règles  » motivé par
la volonté d’être actif professionnellement, le travail dissi-
mulé tel que nous l’avons rencontré dans cette recherche ne
peut donc pas être considéré comme une forme d’économie
souterraine ou parallèle. Les activités économiques non décla-
rées sont au contraire encastrées dans l’économie formelle
(Mozère, 2007) autant dans leurs motivations que dans leurs
modes d’organisation. À l’exception de l’absence de déclara-
tion d’un revenu au fisc et aux assurances sociales, qui ne
peut être minimisée, un travail dissimulé comporte en effet
des similitudes avec un travail déclaré  : horaires de travail,
délais à respecter, qualité du service, etc. Par conséquent, le
travail dissimulé tend à s’organiser en s’appuyant non sur des
règles qui lui seraient propres, mais sur des normes en vigueur
dans la sphère économique actuelle, notamment celles de
l’organisation du travail par projet, identifiées par Boltanski
et Chiapello (1999) dans les discours de management des
années 1990. Cette organisation «  évoque une entreprise
dont la structure est faite d’une multitude de projets associant
des personnes variées dont certaines participent à plusieurs
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projets  » (Boltanski et Chiapello, 1999). Dans un tel mode


de fonctionnement, la valeur des personnes se mesure à leur
capacité à se réinsérer sans cesse dans de nouveaux projets
professionnels, signe de leur employabilité. Cette idéologie
de l’employabilité, à l’œuvre tant dans le management des
entreprises privées et publiques que dans les politiques de
protections sociales, à travers le principe de la responsabi-
lisation individuelle des travailleurs et des bénéficiaires, est
également présente dans les pratiques relevant du travail

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dissimulé. Celui-ci apparaît en ce sens comme une incarna-
tion idéale-typique de l’organisation du travail par projet en
raison de plusieurs de ses caractéristiques.
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En premier lieu, un rapport instrumental aux règles est


encouragé afin de les utiliser à son avantage, quitte à les contour-
ner si nécessaire. Le travail dissimulé est en ce sens souvent
présenté comme un moyen de faciliter le fonctionnement d’une
entreprise face à des règles jugées absurdes ou pour le moins
contraignantes. Ce type de justification du contournement
des règles légales est généralement le fait de petits entrepre-
neurs nécessitant du personnel occasionnel. L’engagement de
personnel sans contrat permet en effet d’éviter les tâches admi-
nistratives et favorise par conséquent une plus grande adapta-
tion des coûts de main-d’œuvre aux fluctuations du marché,
en l’occurrence en termes de commandes. Nombreux sont les
exemples où un employeur, notamment dans la restauration ou
dans la construction, ne déclare pas la totalité des heures de ses
employés, en particulier les heures supplémentaires.
Deuxièmement, le recours au réseau de relations person-
nelles pour accéder à ces activités économiques et les agencer
qui est recommandé dans l’organisation du travail par projet
selon une logique dite « connexionniste » et que l’on retrouve
évidemment dans le travail dissimulé. À l’instar d’autres
formes légales de projets professionnels, l’engagement dans
 184 Lumière sur les économies souterraines

certains types de travail dissimulé, notamment sous forme de


missions ponctuelles, repose sur l’existence d’un capital social.
Dans le travail dissimulé, ce capital social peut prendre autant
la forme d’un réseau dense constitué de liens forts (Coleman,
1990), que d’un réseau étendu caractérisé par des liens faibles
(Granovetter, 1982). Ainsi d’un service rendu à des amis, un
maçon effectuant des travaux de rénovation à côté de son
emploi en vient petit à petit à toucher une clientèle plus large
à laquelle il accède par recommandation.

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Troisièmement, l’organisation du travail par projet incite
à la mobilisation des différents éléments formant le parcours
biographique des individus. Il convient non seulement de
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valoriser les diverses étapes d’une carrière professionnelle


mais également les loisirs, engagements associatifs et voyages,
lesquels forment un tout mêlant stabilité et instabilité, sala-
riat et non-salariat, rémunération et bénévolat, comme autant
d’expériences venant nourrir un parcours de vie. Si les qualifi-
cations accréditées par un diplôme demeurent fondamentales,
c’est donc aussi sur ces différentes expériences de vie que s’ap-
puie l’employabilité, car elles témoignent de savoir-être et de
compétences qui ne peuvent être acquises que par la pratique
et non dans le cadre d’une formation professionnelle. Les
motivations du recours au travail dissimulé recueillies dans
le cadre de notre recherche s’appuient particulièrement sur
cette norme informelle. Outre l’amélioration de conditions
économiques qui peuvent être précaires, les formes de travail
dissimulé sont présentées comme un moyen d’expérimenter
un domaine d’activités différent de celui dans lequel on est
engagé habituellement. C’est notamment le cas d’un employé
de commerce au chômage et à qui l’on propose du travail non
déclaré dans un théâtre. Il y voit alors un moyen de « rencon-
trer des gens dans ce milieu-là, d’élargir des compétences et
d’élargir [s]on champ de connaissance » (Homme, titulaire de
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deux CFC, employé de la fonction publique, 30 ans). Certains


bénéficiaires de l’État social sans activité professionnelle offi-
cielle tendent également à voir dans le travail dissimulé un
moyen de ne pas «  perdre la main  », de rester inséré sur le
marché du travail et donc d’augmenter les chances de retrou-
ver un emploi. Dans un univers économique exacerbant
le principe de performance marchande (Honneth, 2008)
soumettant les salariés à une concurrence accrue pour les
places de travail, il convient d’accumuler les expériences dans

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la perspective toujours probable d’un changement de poste
ou d’employeur. Un travail dissimulé pourra donc être mobi-
lisé comme une expérience professionnelle supplémentaire et
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même être inscrit sur un curriculum vitae à condition d’en


taire la dimension illégale. Le travail dissimulé va jusqu’à être
considéré par certains comme un terreau pour l’entreprena-
riat (Williams, 2008) en permettant d’acquérir des capacités
et des compétences utiles à la conduite d’une activité profes-
sionnelle, mais aussi à la création d’une entreprise.
Enfin, le travail dissimulé est fréquemment présenté
comme une démonstration de la responsabilité indivi-
duelle de celui qui s’y adonne par rapport à sa propre
sécurité économique. Des salariés dont les revenus ne leur
permettent pas de subvenir totalement à leurs besoins et à
leurs envies estiment en ce sens qu’il est préférable de ne
pas déclarer une activité économique au fisc que de recou-
rir à des prestations sociales complémentaires. Celles-ci sont
en effet perçues par ces travailleurs comme une dépendance
financière désagréable et surtout stigmatisante quant à leur
incapacité à s’en sortir par eux-mêmes, signe d’un manque
d’employabilité. S’ils violent les règles formelles encadrant
les activités économiques et en particulier le droit du travail,
ces travailleurs dissimulés tendent donc à se conformer aux
normes de l’idéologie néolibérale valorisant l’employabilité
 186 Lumière sur les économies souterraines

et la responsabilité individuelle qui traversent tant le mana-


gement des entreprises privées et publiques que les poli-
tiques sociales. Considérant la répression dont ces activités
économiques dissimulées font l’objet, notamment en Suisse à
travers la Loi sur le Travail au Noir, mais également dans toute
l’Europe (Williams, 2008), nous pouvons nous demander si
elles ne constituent finalement pas des formes de respon-
sabilisation individuelle illégitimes (Heim, Ischer, Hainard

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et Curty, 2010). Alors que ces pratiques non déclarées sont
la manifestation d’une méfiance envers le fonctionnement
de l’État (Weber, 2008), leur répression contribue encore à
renforcer ce ressentiment et à conforter les travailleurs dissi-
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mulés de la légitimité morale de leurs activités.


Or les espoirs suscités par le recours au travail dissimulé
sont bien souvent déçus. Si le contournement des règles légales
peut parfois faciliter le fonctionnement économique d’une
entreprise, l’absence de couverture légale, sociale et sanitaire
peut avoir des répercussions dramatiques sur le travailleur lui-
même, sans parler des risques de sanctions judiciaires. Alors
que le réseau de relations personnelles peut permettre d’ac-
céder à un travail dissimulé, la confiance entre partenaires
est parfois rompue et peut engendrer des litiges difficilement
solubles en l’absence de contrat d’engagement officiel. Enfin,
la valorisation d’une employabilité à travers un travail dissi-
mulé demeure souvent un leurre, car cette expérience est loin
de mener automatiquement à obtenir un emploi officiel et
stable. Quant au développement d’une entreprise à partir
de ces pratiques dissimulées, généralement modestes et peu
rémunératrices, d’importantes contraintes économiques et
légales empêchent la possibilité d’en vivre complètement.
Le terreau pour l’entreprenariat que constitue le travail dissi-
mulé peut donc s’avérer un bien mauvais engrais.
Qui a recours au travail dissimulé et pourquoi ?  187

Bibliographie
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 188 Lumière sur les économies souterraines

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sion économique et sociale ?, Institut de sociologie de
l’Université de Neuchâtel, Commission suisse pour
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