Décoloniser l’esprit : le travail de

l’imagination créatrice
Rex Nettleford

Historien et politologue, vice-recteur émérite de l’University of the West Indies en Jamaı̈que,

syndicaliste et directeur artistique de la National Dance Company Theater of Jamaica, Rex
Nettleford est l’auteur de nombreux écris, parmi lesquels Mirror, Mirror : Identity, Race
and Protest in Jamaica ; Roots and Rhythms ; Caribbean Cultural Identity ; Dance Jamaica :
Cultural Definition and Artistic Discovery et de Inward Stretch, Outward Reach : A Voice from
the Caribbean.

Pour les habitants des deux tiers de la planète,

autrement dit, pour le « Tiers-Monde » ou les pays
en voie de développement, la question de l’identité
nationale et culturelle constitue une préoccupation
majeure. La décolonisation des esprits, dont
l’objectif participe de la recherche de la dignité,
de l’estime de soi, et du sentiment d’avoir un rôle
et un but, qui anime la plupart des habitants du
monde postcolonial, trouve assez souvent des
ressources dans l’exercice de l’imagination
créatrice.

Cet exercice donne lieu à une culture

artistique, en particulier dans les champs de la
littérature, des arts plastiques et des arts du
spectacle, garantissant aux individus une forme
d’auto-responsabilisation, et aux sociétés dans
leur ensemble un statut reconnu dans le monde
entier. Un tel phénomène revêt une signification
particulière dans le nouvel ordre de la
mondialisation, au sein duquel les arts acquièrent
une dimension emblématique et majeure pour le
développement socio-économique, politique et
culturel exigé par l’économie d’experts qui est celle

38 ISSN 1020-2226, No. 244 (Vol. 61, No. 4, 2009) ª UNESCO 2010

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Rex Nettleford

du XXIe siècle. À lui seul il dicterait le rôle essentiel

des arts dans l’éducation, ce véritable moteur de
notre économie actuelle.

« Une société sans art est un désert

culturel », écrivait Sir Arthur Lewis, le prix Nobel
d’économie né à Sainte-Lucie, dans un essai majeur
consacré à l’aspiration des Caraı̈bes à faire valoir
leur singularité. Dans sa conclusion, il affirmait :
« Je recommande à nos hommes d’État d’investir
davantage dans le département des arts de nos
lycées1 », auquel j’ajouterais les écoles primaires et
l’enseignement supérieur. Car c’est vers l’exercice
de l’imagination créatrice et vers ses oeuvres que
doit se tourner le monde désormais mondialisé
pour retrouver l’équilibre face à la dissonance et
le chaos de notre troisième millénaire, comme
l’avait fait la Renaissance avant lui.

ª UNESCO/Juan Rodriguez Acosta

L’uniformisation du monde mondialisé
suscite forcément une réaction de résistance,
dans la mesure où l’homogénéité, comme principe
d’organisation sociale, s’oppose à l’hétérogénéité
naturelle du sentiment et de la sensibilité
humains. Le repli sur des zones de confort, où
les gens se sentent, individuellement et
collectivement, en sécurité, à l’abri de l’oppression
et de l’assujettissement, est partout manifeste.
C’est ainsi que des phénomènes culturels tels que
la religion, la langue, les liens de parenté et les
manifestations artistiques prennent aujourd’hui de
l’importance, au nom de la notion puissante de
pluralité dans les relations humaines, et que nous
cherchons à remplacer la société atomisée par de
nouveaux modes de vivre ensemble. Ces mêmes
tendances se manifestent à la fois dans les pays
développés et dans ceux en voie de
développement.
12
12. Le Cocolo, théâtre dansé traditionnel de la République domini-
caine, a été inscrit sur la Liste représentative du patrimoine culturel
immatériel de l’humanité en 2008.
La vision d’un avenir consacré au
développement de l’éducation en vue d’un monde
plus inventif, plus constructif et plus créatif nous
inspire tous. Cependant, toute personne dotée
d’un amour inné pour l’étude posera la question :
« À quelle fin l’apprentissage ? ». L’incertitude de
notre devenir dans le troisième millénaire ne cesse
de nous hanter, malgré les déclarations
d’engagement dans l’éducation en tant
qu’instrument primordial dans la stratégie du

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(comme, sans doute, dans de nombreux pays en

voie de développement), ont tendance à imiter,
par manque de confiance en eux, les stratégies que
les anciens maı̂tres de l’Atlantique du Nord ont
adoptées, adoptent aujourd’hui ou adopteront à
l’avenir. Ceci retarde généralement d’une

ª Avec l’aimable autorisation de Michiel van Kempen,

Werkgroep Caraibische Letteren/Bert Nienhuis 2008
génération, leurs propres explorations et
expérimentations dans ce domaine. L’Europe
demeure effectivement la référence principale. Il
existe toutefois d’autres autorités dans le monde,
et je pense qu’il importe que l’UNESCO s’en
souvienne et qu’elle encourage les autres à s’en
souvenir.

La situation des Caraı̈bes anglophones lui

13 permet également de corroborer la notion que
13. L’écrivain Derek Walcott, prix Nobel de littérature 1992.
l’éducation repose sur quatre piliers, ainsi que l’a
souligné la commission Jacques Delors dans un
développement, à long et à moyen terme. Il va de rapport à l’UNESCO : « Fondé sur quatre piliers
soi que les pays en voie de développement doivent principaux – apprendre à connaı̂tre, apprendre à
se charger de la mise en œuvre des programmes faire, apprendre à être et à vivre ensemble – le
d’enseignement nécessaires à la formation de processus d’apprentissage devrait être conçu de
peuples qui soient ingénieux et créatifs, capables manière à permettre à chaque individu de se
d’affronter les défis d’une mondialisation croissante développer en utilisant le maximum de ses
et d’une révolution des technologies de la capacités. Le concept d’éducation pourrait alors
communication, qui bouleversent l’ordre du être élargi dans le temps et l’espace social pour
monde et les opinions. Si les universités des pays embrasser celui de l’apprentissage la vie durant2. »
en voie de développement ne se rendent pas La notion « d’apprentissage tout au long de la vie »
compte du danger de lier étroitement l’éducation à est pertinente dans le contexte de l’écart entre le
un métier spécifique ou à un domaine de développement en matière d’éducation et la réalité
compétence, sans s’ouvrir aux arts de culturelle, elle-même une réalité à vie, entre
l’imagination, leur utilité et leur avenir risquent l’éducation et la communauté qui est le berceau de
d’être menacés. la culture.

Les Caraı̈bes anglophones sont très bien Une préoccupation majeure des peuples des
placées et équipées pour contribuer au discours Caraı̈bes reste celle de recevoir le type d’éducation
mondial sur le rôle de l’éducation artistique pour qui leur permettra de prendre en charge leur propre
l’humanité au XXIe siècle. Toutefois, ses peuples destin et de prendre des décisions qui correspondent

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aux communautés à échelle humaine, des valeurs

telles que la dignité et la responsabilité de
l’individu, sa libre participation à la société civile,
l’égalité des chances et la recherche d’un bien
commun et d’une confiance culturelle, qui peuvent
toutes être réalisées grâce à l’éducation et à l’art.

De nombreux pays en voie de

développement, dont les administrations et le
système scolaire sont hostiles à l’éducation
artistique, refusent de voir que les personnes qui
ont eu quelque chose de valeur à dire sur la vie ont
exercé leur imagination créatrice pour rendre
l’expérience historique et la réalité existentielle un
peu plus faciles et pour donner un sens à la vie,
au-delà de la réalité établie. Si nous avons trouvé
notre chemin et avons été en mesure d’étendre nos
activités dans les Caraı̈bes et au-delà, c’est
ª UNESCO/Andrew P. Smith

certainement en grande partie grâce au travail des

artistes. Car les Caraı̈bes comptent plus d’artistes
par mètre carré qu’en toute vraisemblance il ne
nous en faut. Les écrivains sont liés par une langue
commune de communication et de discours,
14 l’anglais dans notre cas, le français dans les
14. Les traditions des Marrons de Moore Town en Jamaı̈que, ont été anciennes colonies françaises.
inscrites sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel
de l’humanité en 2008.
Avec tout le respect dû aux économistes et
aux intérêts d’un pays pauvre en ressources aux gestionnaires, c’est l’artiste qui a sondé les
matérielles, mais riche en ressources humaines. profondeurs de notre angoisse et de nos
Ils seront alors en mesure de profiter de l’esprit possibilités, c’est l’artiste qui a créé des mots et de
d’indépendance, d’autonomie, d’initiative la musique, du mouvement et des mythes, la
individuelle et de capacité de coordonner l’action syntaxe et la satire. Alors que cela a amené des
sociale vers une croissance mutuelle. Celui-ci fut précieuses devises étrangères, les libéraux de tout
légué par les aı̈eux qui labourèrent la terre et ordre persistent à n’y voir que des exercices
assurèrent la sécurité de la société. gratuits incapables de contribuer au revenu per
capita (le produit national brut ou le produit
Toutefois, nous ne devons jamais oublier intérieur brut), plutôt que des variables productifs
qu’un certain nombre de valeurs sont nécessaires dans l’équation du développement. C’est dans les

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écoles et les universités des Caraı̈bes que les

changements de perception trouvent leur
dynamisme et leur énergie.

Ainsi, il nous faut tenir compte des leçons

que les activistes culturels, tant individuels que
collectifs, nous ont enseignées, pour qu’on ne s’égare
pas dans ce troisième millénaire. Il nous faut
élaborer une nouvelle vision d’un monde

ª UNESCO/Juan Rodriguez Acosta

pluriculturel, un nouveau sens de soi et de nouvelles
formes du savoir pour de nouveaux modes de vie.
Et, je le répète, cela ne vaut pas seulement pour les
Caraı̈bes et les pays du continent américain en voie
de développement, mais pour le monde entier.
Nous vivons actuellement un changement radical de
paradigme, dans lequel les arts peuvent nous aider 15
à nous retrouver.
15. Le théâtre dansé Cocolo en République dominicaine.

Un écrivain du monde en développement, européennes, de l’héritage des Caraı̈bes et des

Derek Walcott, définit l’histoire « non pas comme
le récit de monuments et d’empires dans leur
célébration habituelle de domination et
d’humiliation de larges parts de l’humanité, mais
davantage comme l’histoire de la rédemption et de
l’acceptation de soi d’un être, de sa culture et de sa
signification ultime dans l’ordre des choses3. » Son
séjour à l’University of the West Indies l’a
certainement aidé à affiner sa vision. Je suis
convaincu qu’elle constituerait un excellent cahier
des charges pour les programmes d’éducation
destinés à la génération qui héritera du XXIe siècle.
C’est, en vérité, l’artiste qui, aux Caraı̈bes,
a permis de façonner, par l’imagination et
l’intelligence, une société plurielle et viable dans
laquelle les gens vivent réellement ensemble, et pas
simplement côte à côte. Cette société est riche de
l’apport des cultures africaines, asiatiques et
Amériques. Et c’est bien une société plurielle, un
carrefour des civilisations à la manière de la
Méditerranée à l’époque de l’Égypte et de la Grèce
antiques, de Rome et de la péninsule ibérique, là
où convergeaient, en terre étrangère, des
populations de l’Afrique et de l’Europe du Sud,
ainsi que des Juifs. On dit souvent que lorsque
l’Espagne chassa les Juifs et les Maures, elle perdit
son élite intellectuelle et son imagination. L’un des
aspects les moins américains des États-Unis a été
de nier, et ce jusqu’à récemment, son caractère de
carrefour des civilisations. Barack Obama
confronte les Etats-Unis à ce creuset qu’il
représente, aux sentiments et aux sensibilités nés
de la réalité chaotique et kaléidoscopique d’un
monde de carrefours.
Les meilleurs artistes contemporains n’ont,
par définition, aucun problème avec l’idée d’être

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Que peuvent alors les arts ? Ils peuvent

ª UNESCO/Montserrat Martell Domingo
libérer les êtres humains de telles infamies. En fin
de compte, le pouvoir vient à tous ceux qui sont
capables de se définir eux-mêmes et d’agir en
conformité avec de telles définitions. L’artiste,
lorsqu’il crée, se lance dans une forme d’action. Il
ne s’agit pas de fuir la réalité ou de se réfugier dans
un monde imaginaire de beauté, fait de levées et de
couchers du soleil. Il s’agit d’une forme d’action qui
offre une zone de confort auprès de laquelle se
ressourcer, sans nier l’action

Chaque civilisation a sa manière

d’exprimer ce pouvoir de l’art. Un haı̈ku dit « Là
où le fruit mûr est tombé, pousseront davantage
16 d’arbres. » Le moment de la maturation est celui de
16. La Tumba Francesa de Cuba a été inscrite sur la Liste la désintégration, mais il est également celui de la
représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en régénération. Un vieux proverbe africain bantou
2008.
dit que nous ne sommes que la manifestation
de ceux qui nous ont précédés, de ceux qui sont
en vie et de ceux qui viendront après nous. Le
les héritiers de tous leurs ancêtres, l’incarnation
processus cyclique de la régénération, du
plurielle, complexe et intense des accidents
renouveau et de la continuité est le processus
délibérés de l’histoire moderne. Cela vaut pour les
créatif même dont l’artiste est doté. Et c’est
artistes des Caraı̈bes anglophones Derek Walcott,
d’emblée la garantie de la vie qui continue. C’est
Edward ‘Kamau’ Brathwaite et George Lamming,
ainsi qu’on le conçoit aux Caraı̈bes, au moins ceux
comme pour Ngugi wa Thiong’o au Kenya, Nadine
d’entre nous qui sont engagés dans la réalité vécue.
Gordimer en Afrique du Sud, Chinua Achebe au
Nigeria, et Arundhati Roy en Inde, qui auront tous
lu Shakespeare, Marlowe et Dickens, ainsi que
NOTES
Balzac, Cervantes et Goethe. Cette réalité dote
les peuples des Caraı̈bes anglophones d’un savoir
1. Arthur Lewis, ‘‘Striving to be West Indian’’, West Indian Law Journal,
unique sur le façonnement d’une nouvelle Vol. 6, N. 1, Council of Legal Education, UWI, Mona, 1973.
sensibilité, non pas à partir d’un vide, comme dans
le Livre de la Genèse, mais à partir des éléments 2. Jacques Delors, et al., Learning: The Treasure Within, Paris, UNESCO,
1996.
disparates de cultures distinctes. Cette diversité
doit appeler la célébration, plutôt que la négation, 3. Derek Walcott, ‘‘For a Redefinition of History’’, Journal of Black Studies,
la remise en question, le mépris ou le doute de soi. Vol. 7, N. 4, Lloyd Brown, 1977, p. 434.

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