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La Mort de Victor Segalen
La Mort de Victor Segalen
La fin brutale de Victor Segalen dans la forêt du Huelgoat reste énigmatique. S'agit-
il d'un accident ou d'un suicide ? Ses biographes ne se prononcent pas. U n regard
médical sur la vie et sur les circonstances de la mort de cet écrivain brestois, médecin
de Marine, peut-il donner la réponse ? (1)
A l'automne 1918, Segalen est victime d'une nouvelle phase dépressive. Il est hospi-
talisé à l'Hôpital Maritime de Brest puis au Val-de-Grâce pour une "neurasthénie
aiguë". Son état ne s'améliore pas, malgré un séjour près d'Alger chez son ami Charles
de Polignac. Le 13 avril 1919, il bénéficie d'une prolongation de convalescence de 45
jours. Il gagne alors l'Hôtel d'Angleterre, au Huelgoat, le 27 avril. Sa femme vient le
rejoindre à deux reprises les 10-11 et 17-18 mai. Ils se promènent sur les bords de la
Rivière d'Argent. Le 20 mai, il écrit ses deux dernières lettres, qu'il ne poste pas, l'une
à Yvonne, l'autre à une amie très chère, Hélène Hilpert.
Une amie, Jeanne Perdriel-Vaissière, qui séjournait à l'Hôtel d'Angleterre en compa-
gnie de son fils Hervé, apporte un témoignage précieux sur la mort de Victor Segalen.
"[Il] est parti, mercredi matin, [21 mai], emportant des sandwiches pour déjeuner dans
les bois. Il voulait fuir une bande tapageuse qui s'annonçait à l'Hôtel. A onze heures, il
partait, un pique-nique dans sa main droite". Le soir, il n'est pas rentré. C o m m e il y
avait eu un violent orage dans l'après-midi, on pensa qu'il s'était réfugié dans une
auberge des environs. "Jeudi midi, rien ; la peur nous prend". Avertie, sa f e m m e
Yvonne arriva de Brest le vendredi après-midi. Jeanne Perdriel poursuit : "Autour de la
rivière s'agitent ceux qui cherchent, elle [Yvonne] ne s'arrête point, franchit l'eau sur
les blocs, s'engage dans un sentier de chèvre. Elle monte, sans une hésitation, dans les
broussailles au sommet du gouffre, là-même où, une semaine auparavant, ensemble, ils
avaient cherché et trouvé la solitude la plus inaccessible. Il y revenait chaque jour
depuis, et seule, elle en connaissait le chemin. Il était là, -mort-. Son manteau est plié
sous lui, son veston de marine est ouvert". C e témoin précise que Segalen était dans
"un creux de verdure, sur le mamelon escarpé qui surplombe le Gouffre [...]. Le corps
de Victor est étendu, un pied déchaussé, bandé d'un mouchoir sanglant [...], son
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Shakespeare à côté ; un peu plus loin, un gobelet qu'il avait dû remplir d'eau pour laver
sa blessure [...]. Victor avait dû déjeuner au bord de la Rivière d'Argent et gravir ensui-
te le mamelon pour lire et se reposer. En montant, il s'est blessé au pied sur une racine
sciée en biseau aigu ou quelque roche pointue... Donc, il s'est produit une déchirure sai-
gnante, et lorsque s'étant assis, il a voulu se panser, la faiblesse extrême dont il souf-
frait, particulièrement depuis quelques jours, ne lui a pas permis de terminer le geste ;
une syncope est survenue, le sang a coulé [...] la terre en était imprégnée : une mare
auprès de lui [...]. Victor s'était installé c o m m e un promeneur qui a chaud [...] avant
l'orage de mercredi, il était déjà mort". Cette blessure accidentelle fut la version retenue
par la famille qui refusa l'autopsie. L'enterrement eut lieu le lendemain au cimetière du
Huelgoat, après une cérémonie à l'église.
Cependant, l'analyse des circonstances de ce décès soulève bien des questions : sur
le lieu du drame et sur la découverte immédiate du corps par sa femme, sur la position
assise du corps, sur la situation de la blessure et sur l'hémorragie, etc. L'hypothèse d'un
suicide est donc probable. Elle est étayée par la situation psychiatrique et psycholo-
gique éprouvante vécue alors par Segalen et par ses échecs affectifs et professionnels.
Durant ses études médicales à Bordeaux, il fréquenta d'éminents psychiatres. Il était
donc apte à faire le diagnostic de son mal, mais il ne l'a jamais révélé. Outre cet aspect
médical, il y avait aussi sa quête du Divin et sa déception de ne pas avoir trouvé de
réponse dans le bouddhisme, le taoïsme et le culte maori.
La présentation donnée par cette mort est théâtrale. Il fut retrouvé en tenue de méde-
cin de Marine, un exemplaire de Shakespeare ouvert à Hamlet, près de lui, et la photo
d'Yvonne sa f e m m e placée à la page qu'ils avaient lue ensemble au m ê m e endroit ; des
lettres retirées de leur enveloppe marquaient certaines pages d'Hamlet. Le rapproche-
ment de sa mort avec celle de ses héros, avec les paysages qu'il connut en Chine, avec
les tombeaux des empereurs, peut éclairer cette disparition brutale (2). Les circons-
tances de sa mort restent conjecturales. L'accès mélancolique prolongé est sans doute à
l'origine de son suicide. Jusqu'au bout, Segalen a tenu par une mort énigmatique à pré-
server son mystère. "Il existe en chacun de nous [...] une irréductible et forclose tanière
que [...] nous ne pouvons entr'ouvrir à autrui".
NOTES
(1) Le texte complet de la communication paraîtra dans un Cahier de VHerne consacré à Victor-
Segalen (1998).
(2) Voir D. MABIN : La mort de Victor Segalen, Cahier de l'Herne, 1998, (in press).
SUMMARY
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INTERVENTION : D r Michel VALENTIN
Je suis profondément é m u par la communication de Monsieur Mabin, parce qu'il a su nous
donner une image à la fois douloureuse et vraisemblable de la mort de Segalen. Et puis il se trou-
ve que j'ai connu dans m a jeunesse le commandant Jean Lartigue et le médecin principal
Delahet, pour lesquels j'ai une très fidèle affection, et vous savez combien leur amitié a entouré
Victor Segalen, qui écrivait à l'un deux "je suis lâchement trahi par m o n corps". Ces liens entre
eux et le poète n'ont pas pu cependant empêcher sa fin tragique.
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