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MIKAL HEM

ET SI JE DEVENAIS
Et si je devenais dictateur
Mikal Hem
Traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud

Dictateur, c’est un métier. En 10 leçons, exemples édifiants à


l’appui, piochés dans le passé ou contemporains, voici comment
devenir dictateur… et le rester longtemps !
Bien choisir le pays, museler l’opposition et mettre l’armée
dans sa poche, avoir de bons alliés internationaux, monter
des complots et déjouer ceux des autres, gagner beaucoup
d’argent… et savoir partir à temps.
Un manuel indispensable à tous les apprentis dictateurs !
« Une étude extrêmement convaincante de la
pensée politique, avec un sérieux sous-jacent,
une bonne dose d’humour noir et des faits surpre-
nants. » Dagbladet

Mikal Hem travaille comme journaliste pour de grands quotidiens norvégiens


et pour la télévision. Spécialiste de politique internationale, il a beaucoup
voyagé en Afrique et dans les pays d’ex-Union soviétique. Enfant, il a vécu
deux ans au Zimbabwe sous la dictature de Robert Mugabe.
Son blog, « Le nouveau dictateur », est suivi par des milliers de lecteurs
réguliers. Et si je devenais dictateur a été traduit dans le monde entier, aux
États-Unis, au Danemark, en Allemagne, Croatie, Hongrie, Serbie, Turquie,
Finlande, Russie, Pologne, Corée du Sud… Le voici enfin en France !
Et si je devenais dictateur
Ouvrage traduit avec l’aide de NORLA, Oslo.
Mikal Hem

Et si je devenais dictateur

traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud

essai

GAÏA ÉDITIONS
Gaïa Éditions
82, rue de la Paix
40380 Montfort-en-Chalosse
téléphone : 05 58 97 73 26

contact@gaia-editions.com
www.gaia-editions.com

Titre original :
Kanskje jeg kan bli diktator

Illustration de couverture :
© Erlend Askhov

© Pax forlag A / S, Oslo, 2012. Avec l’accord de Kontext Agency.


© Gaïa Éditions pour la traduction française, 2017

ISBN 13 : 978-2-84720-776-7
978-2-84720-775-0
L’excellence de la dictature

Il y a mille et une bonnes raisons de vouloir s’emparer du


pouvoir. Car le pouvoir draine dans son sillage l’influence,
le contrôle, les admirateurs et souvent la richesse. Au sein
des démocraties occidentales, des restrictions draconiennes
vous empêchent hélas de disposer d’un pouvoir politique
total. Les hommes d’État démocratiquement élus doivent
toujours tenir compte tant de l’opposition que du peuple,
dont le cœur balance de surcroît entre différents candidats
au scrutin. Et, lorsque les votants sont fatigués d’un leader
politique, ils en désignent un nouveau.
Les dictateurs, en revanche, ont les coudées autrement
plus franches. Débarrassé d’une opposition encombrante
et de médias trop curieux, vous êtes nettement plus libre
d’atteindre vos objectifs privés et politiques. Vous avez
par exemple toute latitude pour accumuler, à l’instar de la
majorité des despotes, une fortune considérable sans que la
presse ou les instances publiques viennent fourrer leur nez
dans vos affaires. Et si d’aventure quelqu’un a l’insolence de
divulguer vos petits négoces privés, vous pouvez très bien
modifier la législation de manière à punir par la loi ce type
de comportement subversif. C’est justement ce qu’a décidé
Ilham Aliyev, le président de l’Azerbaïdjan, en juin 2012.
À la suite de la publication de plusieurs articles révélant que
le ploutocrate et sa famille contrôlaient en partie les mines,
les sociétés de télécommunication et de construction du
pays, le Parlement a voté des lois qui assurent au Président
(et à son épouse) une immunité à vie contre toute poursuite
pénale consécutive à d’éventuels délits commis pendant
l’exercice de son mandat. Dans la foulée, les députés ont
également adopté une loi interdisant aux médias de publier
sans le consentement des personnes en cause des informa-
tions sur leurs activités commerciales.
La plupart des individus qui affirment être Dieu sont
envoyés en hôpital psychiatrique. Chez les dictateurs, il
est au contraire parfaitement courant de s’élever au rang
de Dieu ou de se comparer à Lui. Ainsi de Rafael Trujillo,
potentat de la République dominicaine. Non content de
rebaptiser la capitale Saint-Domingue en Ciudad Trujillo
dès son accession au pouvoir en 1930, il y a fait dresser un
panneau en néon scandant Dios y Trujillo (Dieu et Trujillo)
et contraint les églises à arborer le slogan : Dios en cielo,
Trujillo en tierra (Dieu au Ciel, Trujillo sur Terre). Dans
le pays voisin d’Haïti, François Duvalier a franchi une
étape supplémentaire au cours des années 1960 en s’auto-
proclamant la plus haute divinité du pays, après avoir fait
du vaudou la religion nationale. Quant à Ali Soilih, aux
rênes de l’archipel des Comores de 1976 à 1978, il est allé
jusqu’à déclarer : « Je suis votre Dieu et votre professeur, je suis
la voie divine, je suis le flambeau qui éclaire la nuit. Il n’y a pas
d’autre Dieu qu’Ali Soilih. »
Alors que les hommes d’État lambda doivent songer aux
desiderata et aux besoins de la population quand ils mettent
en œuvre la construction de bâtiments et l’aménagement
d’infrastructures, les dictateurs ne s’attardent pas à de telles
mesquineries. Ils peuvent faire ériger des tours colossales,
des palais, des monuments et autres édifices prestigieux
sans devoir passer par les obligatoires appels d’offres ou le
jugement des électeurs. En Côte d’Ivoire, Félix Houphouët-
Boigny a fait construire à Yamoussoukro la plus grande
église du monde. La basilique Notre-Dame de la Paix
contient 7 000 places assises, autant de sièges équipés d’une
climatisation interne qui permet aux croyants de garder
les fesses au frais – las, ils demeurent presque toujours
inoccupés. Saparmourat Niazov a utilisé les pétrodollars
du Turkménistan par milliards afin de transformer la capi-
tale Achgabat en ville aux bâtiments recouverts de marbre
blanc scintillant. Certains dictateurs vont même plus loin.
Than Shwe en Birmanie et Noursoultan Nazarbaïev au
Kazakhstan ont carrément ordonné la conception de nou-
velles capitales, édifiées ex nihilo.
En règle générale, les dictateurs restent au pouvoir
pendant une plus longue période que leurs collègues démo-
crates : les despotes trônent en maîtres dans la liste des
chefs d’État à avoir siégé le plus longtemps. Les seconds
ont une place plus sûre en début de mandat et un peu
moins de 30 % de chances d’être démis de leurs fonctions
au cours des six premiers mois, à l’inverse des premiers qui
ont 50 % de chances. Un gouvernant démocratiquement
élu qui bénéficie d’un bon bilan le premier semestre de sa
législature a 43 % de chances de perdre son emploi au bout
de deux ans, alors que le chiffre passe à 29 % pour les auto-
crates. La probabilité est presque trois fois plus élevée parmi
les potentats : 11 % d’entre eux se maintiennent pendant
dix ans ou plus.
Entre autres réjouissances susceptibles de vous égayer
en tant que dictateur, la plus amusante consiste à édicter
des lois spéciales auxquelles vos vassaux sont contraints de
se soumettre. Nicolae Ceauşescu, le dirigeant communiste
de la Roumanie de 1974 à 1989, a notamment prohibé la
détention d’une machine à écrire sans autorisation officielle
en ce sens. Toutefois, une des lois les plus bizarres qu’il ait
promulguées concerne l’augmentation des naissances dans
son pays. Les moyens de contraception étaient interdits,
et les célibataires et les couples sans enfant devaient payer
un impôt quand bien même ils ne pouvaient être tenus res-
ponsables de leur infécondité. Les ouvrages consacrés à la
reproduction humaine étaient considérés comme des secrets
d’État et uniquement tolérés sous la forme de manuels
universitaires, dans le cadre des études de médecine. « Le
fœtus est la propriété socialiste de toute la société. Ceux qui refusent
d’avoir des enfants sont des déserteurs fuyant la loi de la continuité
naturelle », a proclamé le dictateur roumain.
Ceauşescu a également banni le port des bijoux chez les
femmes-tronc censées lire les informations à la télévision. Le
défunt président du Turkménistan, Saparmourat Niazov,
alias Turkmenbachi, s’est inscrit dans sa lignée en décré-
tant l’interdiction du maquillage pour les présentatrices
du journal télévisé – mais aussi celle du play-back pendant
les concerts officiels. L’ayatollah Roubollah Khomeini a
monté la manœuvre d’un cran. Dans la période consécu-
tive à la révolution islamique qui l’a porté au pouvoir en
1979, il a proscrit toute forme de musique. « La musique
étourdit les personnes qui l’écoutent et rend leur cerveau inactif et
frivole. (…) Si vous voulez l’indépendance de votre pays, vous
devez supprimer la musique et ne pas avoir peur d’être taxé de
démodé », a-t-il déclaré peu après. Les gardiens de la révolu-
tion se sont mis à fouiller les domiciles des habitants afin d’y
débusquer les éventuels instruments, disques et cassettes.
Les dictateurs ont également une tendance marquée, ce
qui constitue par ailleurs un avantage non négligeable, à
avoir des capacités insurpassables outre celle de diriger leur
pays. Ce sont des génies universitaires, des écrivains magis-
traux, des commerçants incomparables. Ils se révèlent aussi
être des sportifs émérites. En 1994, les médias nord-coréens
annonçaient que Kim Jong-il venait de réussir un cinq trous
en un lors d’une compétition de golf, alors qu’il y jouait
pour la toute première fois. Le « cher Dirigeant » a même
terminé à 38 en dessous du par sur un green de dix-huit
trous – un exploit… irréalisable. Kim Jong-il constituait par
ailleurs une source d’inspiration intarissable pour les autres
sportifs de son pays. Après avoir remporté la médaille d’or
à l’épreuve de marathon féminin lors des Championnats
du monde d’athlétisme à Séville en 1999, Jong Song-ok a
expliqué aux journalistes : « Je me suis représenté l’image de
notre Dirigeant Kim Jong-il et j’ai été inspirée. »
En 1974 à Kampala, le potentat ougandais Idi Amin
Dada a décidé de but en blanc d’ouvrir les championnats
panafricains de boxe amateur en défiant lors d’un combat
improvisé l’entraîneur de l’équipe nationale ougandaise,
Peter Seruwagi. Le lendemain, les citoyens du pays décou-
vraient dans la presse, sous le titre chargé de modestie
Boxeur de l’année, que « l’arbitre a dû arrêter le combat après
deux rounds pour épargner à Seruwagi une punition plus sévère ».
Autre dictateur sportif, l’actuel président du Turkméni-
stan, Gourbangouly Berdymoukhamedov, notamment
détenteur d’une ceinture noire en taekwondo et en karaté.
Lorsque le Turkménistan a organisé en avril 2012 son
premier circuit automobile, le Président a estimé qu’il ne
pouvait pas ne pas honorer la course d’une petite visite
impromptue. Il est arrivé à bord d’une Bugatti Veyron vert
pomme, l’une des supercars non seulement les plus rapides et
les plus chères au monde mais accessoirement la préférée des
dictateurs. Après avoir été présenté par le commentateur,
Berdymoukhamedov a demandé : « Puis-je participer ? »
Sympathiques, les organisateurs le lui ont bien sûr permis,
malgré son inscription tardive. Le hasard a voulu que la
combinaison de pilote automobile, coupée sur mesure à
la taille du Président, soit à portée de main. Celui-ci s’est
donc installé au volant d’une Volkicar turque, a écrasé la
pédale d’accélérateur puis inscrit le meilleur temps lors de la
journée d’essai. Il va de soi que la voiture a été envoyée au
Musée national du Sport dès la fin de la compétition.
Les dictatures ne procurent pas du sport et des distractions
pour le seul bon plaisir du souverain. Les dictateurs veillent
aussi à offrir des divertissements à leurs sujets. Pendant le
règne de François Duvalier, alias Papa Doc, le jeu de la
roulette haïtienne a été inventée. À l’époque, le palais prési-
dentiel de la capitale de Port-au-Prince était cerné par des
gardes nerveux, à la gâchette facile. La roulette haïtienne
consistait à conduire à toute allure un véhicule aux roues
usées devant la résidence du Président. Quiconque était
victime d’une crevaison avait perdu la course.
Une fois dictateur, vous jouissez surtout d’une liberté
nettement plus grande que vos adversaires démocratiques
pour mettre en œuvre tout ce qui vous passe par la tête.
Seule votre inventivité représente une limite. Vous pouvez
par exemple transformer les dates importantes de votre
vie en jours fériés. Saddam Hussein n’est que l’un des très
nombreux autocrates à avoir fait de sa date de naissance le
jour férié national. Au Turkménistan, Saparmourat Niazov
a préféré celle de sa mère. Valentine Strasser, président de
la Sierre Leone de 1992 à 1996, a pour sa part redoublé
d’imagination : il a déclaré jours fériés la Saint-Valentin
et l’anniversaire de Bob Marley. Le défunt président du
Togo, Gnassingbé Eyadema, en poste de 1967 à 2005, est
sorti indemne d’un accident aérien le 24 janvier 1974. Tous
les autres passagers sont décédés – sauf lui, le « miraculé de
Sarakawa ». Eyadema a prétendu que les autorités françaises
se cachaient derrière ce crash, au prétexte d’un contentieux
avec une société française chargée de l’exploitation au Togo
d’une mine de phosphate. Il a également attribué sa survie à
son pouvoir magique et institué le 24 janvier comme « Fête
de la Libération Économique sur les forces du mal ». Il a même
fait réaliser une bande dessinée qui relate son histoire, où il
se met en scène tel un superhéros.
On retrouve chez lui un trait commun aux dictateurs
modernes : ce besoin de s’entourer à tout moment de femmes
(la totalité des dictateurs de notre époque contemporaine
sont des hommes). Eyadema avait en permanence avec
lui une suite de mille femmes qui chantaient et dansaient
en son honneur. En Libye, Mouammar Kadhafi possédait
une troupe d’élite particulière pour assurer sa sécurité, des
gardes du corps exclusivement féminins. Et ce sans oublier
les despotes polygames aux multiples femmes : l’actuel roi
du Swaziland Mswati III en compte officiellement quatorze
avec lesquelles il a eu vingt-quatre enfants ; l’ancien émir du
Qatar Hamad ben Khalifa Al Thani, avec ses trois femmes,
est également l’heureux père de vingt-quatre enfants ; un
record cependant archi-battu par le fondateur de la dynastie
saoudienne, Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud,
heureux géniteur de… quatre-vingt-neuf enfants, qu’il a eus
avec trente-deux épouses.
Les dictateurs sont également très doués pour s’attribuer
des titres honorifiques. Idi Amin Dada se qualifiait entre
autres de « Seigneur des bêtes de la terre et des poissons de
l’océan », de « roi d’Écosse » et de « Conquérant de l’Empire bri-
tannique en Afrique en général et en Ouganda en particulier ».
Nicolae Ceauşescu s’était surnommé « Conducător », « génie
des Carpates » et « Danube de la pensée ». Quant à Mouammar
Kadhafi, il portait certes le titre officiel de « guide de la
Révolution de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire
et socialiste », mais il était aussi appelé « frère guide et chef de
la révolution libyenne ».
Une fois dictateur, vous aurez la possibilité d’accumuler
des richesses incommensurables, d’écrire des best-sellers,
d’imposer la construction de monuments et palais et villes
entières dédiés au culte de votre personnalité, d’avoir un
accès illimité à des partenaires sexuelles d’une beauté ren-
versante, et de vous vautrer dans le luxe. Comment néan-
moins utiliser à plein les possibilités qui s’offrent à vous ? Les
prochains chapitres vous apprendront à devenir dictateur
et à vous comporter comme tel ; ils constituent un guide
basé sur des exemples pris chez les meilleurs spécimens en
matière de despotisme. Suivre les conseils de cet ouvrage
vous mettra forcément sur la voie pour être un souverain
absolu et mémorable.
1. Devenir dictateur

La nuit du 12 avril 1980, William Richard Tolbert junior


dort tranquillement chez lui à Monrovia. La capitale du
Liberia est considérée comme un îlot de stabilité dans
un continent frappé par les troubles politiques, guerres
civiles et coups d’État. Président depuis 1971, Tolbert a
succédé à William Tubman, qui lui-même a gouverné ce
pays d’Afrique de l’Ouest pendant vingt-sept ans. Tolbert
n’a surtout aucune raison de croire que son mandat prési-
dentiel va bientôt se terminer.
À cette époque, le Liberia est dans les faits un État à parti
unique, et ce depuis son indépendance. Le pays est créé en
1821 par d’anciens esclaves américains affranchis, débar-
qués un an plus tôt sur les côtes de ce qui est devenu en
1847 la République indépendante du Liberia. Depuis cette
date, une élite composée des descendants de ces nouveaux
habitants afro-américains a dirigé le pays et, tout en même
temps, ostracisé la population indigène. Le Liberia forme
avec l’Éthiopie le seul pays africain à n’avoir jamais été une
colonie.
Toujours est-il qu’au matin de ce 12 avril 1980, le sergent
Samuel Kanyon Doe se faufile à l’intérieur du palais prési-
dentiel, en compagnie d’une poignée d’autres officiers et
de soldats – tous originaires de la population autochtone du
Liberia. Des témoins raconteront que Doe a étripé Tolbert
dans son sommeil. Vingt-six de ses soutiens directs sont
tués pendant les combats. Le corps de l’ancien dignitaire
est jeté dans une fosse commune, aux côtés de vingt-sept
autres victimes. Le 22 avril, treize ministres sont exécutés sur
la place publique à la suite d’un procès expéditif. D’autres
personnalités politiques ayant soutenu le régime sont arrêtées.
Ce coup d’État marque le début d’une succession d’événe-
ments tragiques qui plongent le Liberia dans une période
dantesque, laquelle non seulement durera vingt-cinq ans
mais donnera lieu à deux très longues guerres civiles, ainsi
qu’à une série de potentats hauts en couleur et plus ou moins
en possession de leurs moyens intellectuels.

Si vous désirez devenir dictateur, vous devez donc visible-


ment réaliser un objectif particulier : conquérir le pouvoir.
Ce qui est au demeurant plus vite dit que fait. En partie
parce qu’il existe un nombre limité de pays et une quantité
non négligeable de personnes qui nourrissent elles aussi de
grandes ambitions de puissance et d’influence politique.
Néanmoins, quand on regarde la façon dont le pouvoir a
changé de mains au cours de l’histoire, le chemin à parcourir
pour atteindre le sommet apparaît d’une simplicité épous-
touflante. Et ce ne sont pas les possibilités qui manquent
à un aspirant dictateur. Quelques-uns obtiennent l’aide
d’acteurs étrangers. Certains sont démocratiquement élus.
D’autres viennent à s’asseoir sur le fauteuil présidentiel à
la faveur de coïncidences, en étant soit le fils de, soit au
bon endroit au bon moment. D’autres encore sont utilisés
comme des pions dans un jeu qui les dépasse.
Pour la plupart, au contraire, prendre le contrôle d’un
pays exige un travail de longue haleine et une préparation
minutieuse. Il existe plusieurs manières de devenir dictateur,
chacune en fonction du pays et de la situation en présence. Si
devenir dictateur est votre rêve le plus cher, vous devez réflé-
chir consciencieusement à la meilleure façon de le réaliser.
L’Histoire est jalonnée de tentatives avortées – autant de
ratages qui peuvent vous envoyer droit en exil ou, si vous avez
moins de chance, directement au cimetière. Par bonheur,
quelques méthodes ont prouvé leur efficacité au cours du
temps et, parmi elles, il en existe certaines qui affichent un
taux de réussite des plus honorable.
Si votre décision est résolument prise, posez-vous quand
même la question de savoir où vous allez instaurer votre
dictature. Quoi de plus naturel, a priori, que de choisir votre
pays natal ? Certes. Mais toutes les conditions ne sont pas
toujours réunies pour y parvenir. Il est nettement plus diffi-
cile de devenir dictateur dans un pays où la démocratie est
solidement ancrée que dans des régimes autoritaires. En règle
générale, les dictateurs succèdent à d’anciens dictateurs, et
un despote sera selon toute vraisemblance remplacé par un
nouveau despote. Un bémol cependant : ceci ne constitue en
rien une règle absolue. En Amérique du Sud par exemple,
des pays dirigés il y a quelques décennies encore par des
juntes militaires (le Chili et l’Argentine pour ne citer qu’eux)
sont désormais des démocraties bien implantées. Idem en
Europe de l’Ouest où le Portugal puis l’Espagne, dans les
années 1970 seulement, ont mis fin à la dictature. Et cela fait
encore moins longtemps que les États dits communistes de
l’Europe de l’Est sont tombés.
En même temps, une démocratie ne dure pas non plus
ad vitam æternam. Vladimir Poutine ne cesse d’éloigner la
Russie du statut de démocratie efficiente auquel était plus
ou moins parvenu le pays quand il a accédé au pouvoir. Et
s’il ne mérite pas encore d’être taxé de dictateur « pur jus »,
de nombreux signes laissent à penser qu’il ne souhaite rien
d’autre que cela. Dans plusieurs pays d’Amérique du Sud,
certains chefs d’État démocratiquement élus se sont attribué
des pouvoirs renforcés et ont limité la liberté de la presse.
Cela ne signifie pas nécessairement qu’ils vont devenir des
dictateurs, mais ils prennent le même chemin que d’anciens
despotes qui, ce faisant, ont assis leur pouvoir hégémonique.
En outre, dans cette région du monde, la tradition veut que
dictature et démocratie alternent.
Même en Europe occidentale, la démocratie ne saurait
être considérée comme stable et éternelle. Elle est en effet,
dans sa forme représentative moderne, une invention rela-
tivement récente, et il est difficile de savoir si elle sera très
robuste sur le long terme. Il existe des exemples où le peuple
accepte, dans le cadre d’un scrutin démocratique, d’aban-
donner une partie de son pouvoir. Consultée par référen-
dum en 2003, la population du Liechtenstein a voté à une
large majorité pour une modification de la constitution
qui permet au prince Hans-Adam II de reconsidérer les
institutions démocratiques. Ce dernier peut ainsi opposer
son veto à toute proposition de loi émanant de la Diète (le
Parlement), il peut également dissoudre le gouvernement
et limoger les ministres. Il n’est pas certain que le régent
de la principauté ait tant de chemin à parcourir pour dou-
bler le nombre de dictatures en Europe si l’on prend enfin
en compte que le président de la Biélorussie, Alexandre
Loukachenko, en poste depuis 1991, est volontiers sur-
nommé le dernier dictateur d’Europe.
Aussi, vous n’avez aucune raison de renoncer à votre
rêve de devenir dictateur. Comme nous allons le voir, il y a
plusieurs façons imparables de se rendre maître d’un pays.

FAIRE UN COUP D’ÉTAT

Samuel Doe s’est emparé du pouvoir au Liberia en 1980


à travers un coup d’État que l’on peut qualifier de classique.
Celui-ci est une prise de pouvoir rapide, exercée en général
par un petit groupe de personnes évoluant au sein des organes
dirigeants, et souvent par des officiers de l’armée nationale.
On parle alors plus précisément de putsch, toujours ourdi par
des militaires, ce qui le distingue de la révolution, par nature
émanant du peuple.
Le coup d’État représentait au XXe siècle la forme la plus
usuelle d’accession au pouvoir. L’Amérique du Sud est un
continent que beaucoup de gens associent à de fréquents
putschs – non sans raison. Prenons par exemple le Paraguay.
Ces cent dernières années, le pays a été secoué par quarante-
cinq coups d’État ou tentatives de coups d’État. Pourtant,
il apparaît comme la stabilité même au regard de la Bolivie
qui, depuis son indépendance en 1825, en a connu environ
200. Un par an. Et l’Afrique y a été elle aussi particulière-
ment exposée au cours de la seconde moitié du XXe siècle :
entre 1952 et 2000, quatre-vingt-cinq coups d’État ont été
réalisés dans trente-trois pays de ce continent, et quarante-
deux pour la seule Afrique de l’Ouest, où se situe le Liberia.
Même si le coup d’État demeure la manière la plus prisée
pour prendre les rênes d’un pays, il s’agit cependant d’une
méthode qu’on ne saurait appliquer partout. Selon l’histo-
rien américain et expert en stratégie Edward Luttwak, les
trois facteurs suivants doivent être réunis pour la rendre
possible.

Sous-développement économique
Les pays pauvres sont nettement plus perméables au
coup d’État que les nations riches. La pauvreté va en effet
souvent de pair avec une faible participation populaire à la
politique nationale. Les habitants ont peu ou pas accès à
l’enseignement, souffrent d’un haut taux d’analphabétisme
et, pour la majorité d’entre eux, ne vivent pas dans les
villes. Le pouvoir est aux mains d’une petite élite, éduquée
et nantie. Dans ce contexte, et même si le gouvernement
est dirigé tour à tour par différents individus appartenant à
cette élite, un changement de tête n’aura guère d’incidences
pour le paysan ou l’ouvrier moyens. Privés de tout rôle poli-
tique au cours du précédent régime, ils n’auront que peu de
raisons de s’opposer à un nouveau régime. À l’inverse, dans
les pays où la sphère d’influence politique est contrôlée par
plusieurs personnes et institutions, où quantité d’entre elles
ont un poste à défendre, faire un coup d’État se révélera
nettement plus périlleux.
Indépendance politique
Pour réussir un coup d’État, le pays dont on désire s’em-
parer doit être indépendant politiquement. Il est impos-
sible de prendre le pouvoir si une puissance extérieure a la
mainmise sur lui. Pendant la révolution de 1956, les mani-
festants ont pris le contrôle de tous les organes centraux
de l’État hongrois : l’armée, la police, la radio-télévision.
Hélas, le pouvoir réel se trouvait non pas à Budapest mais
à Moscou, à 1 600 km de là. L’Union soviétique ayant des
forces militaires tant en Hongrie que dans les pays limi-
trophes, l’insurrection a pu être matée. Pour être couronnée
de succès, il aurait fallu qu’elle ait lieu à Moscou.

Pouvoir unitaire
Prendre le pouvoir suppose que celui-ci soit réuni au sein
d’institutions que l’on puisse coordonner et contrôler de
façon centralisée. S’il est au contraire disséminé entre des
entités qui utilisent uniquement le gouvernement comme
un rempart, ou s’il est séparé entre des entités régionales
indépendantes d’un pouvoir central, votre putsch sera très
difficile à accomplir. Dans l’histoire ancienne des États-
Unis, où les États fédérés jouissaient d’une autonomie bien
plus importante qu’aujourd’hui, il est peu probable que
vous ayez réussi votre coup d’État à Washington. Idem
dans l’actuelle République démocratique du Congo, où le
pouvoir central est si faible qu’un putsch dans la capitale
de Kinshasa ne vous assurera pas le contrôle des autres
parties du pays. Et ce, sans parler de la Somalie qui n’a plus
de pouvoir central réel et, de ce fait, plus de gouvernement
duquel s’emparer à la suite d’un putsch par conséquent
hypothétique.

Le candidat idéal est donc un pays pauvre où le pouvoir


centralisé est aux mains d’une petite élite qui elle-même
ne subit pas d’influence extérieure trop puissante. Quand
Mike Kim, Escaping North Korea : Defiance and Hope in
the World’s Most Repressive Country, Rowman & Littlefield
Publishers, Lanham, 2008
Stephen Kinzer, A Thousand Hills : Rwanda’s Rebirth and
the Man Who Dreamed It, Wiley, Hoboken, 2008
Edward Nicolai Luttwak, Coup d’État, mode d’emploi,
traduit de l’anglais par Jacques Brécard, Éditions Odile
Jacob, Paris, 1996
Bruce Bueno de Mesquita & Alastair Smith, The Dictator’s
Handbook : Why Bad Behaviour is Almost Always Good Politics,
Public Affairs, New York, 2011
Brian Reynolds Meyers, La race des purs : Comment les
Nord-Coréens se voient, traduit de l’anglais par Pascale-Marie
Deschamps, Saint-Simon, Paris, 2011
Saparmourat Niazov, Ruhnama, traduit par Mümtaz Kaya,
The State Publishing Service Turkménistan, Achgabat, 2004
Riccardo Orizio, Talk of the Devil : Encounters With Seven
Dictators, Walker and Company, New York, 2003
Ion Mihai Pacepa, Red Horizons : The True Story of Nicolae
and Elena Ceausescu’s Crimes, Regnery Gateway, Washington,
1990
Karl Shaw, The Little Book of Loony Dictators, Sensible
Shoes, 2011
Brian Titley, Dark Age : The Political Odyssey of Emperor
Bokassa, McGill-Queen’s University Press, Montréal, 1997
Michela Wrong, In The Footsteps of Mr Kurtz : Living on
the Brink of Disaster in Mobutu’s Congo, Harper Collins, New
York, 2001
Peter York, Dictator Style : Lifestyles of the World’s Most
Colorful Despots, Chronicle Books, San Francisco, 2005

Et de nombreux articles de presse internationale.


Ouvrage réalisé
par l’atelier graphique de Gaïa Éditions.

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