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Revue internationale de droit

comparé

Le Conseil constitutionnel “législateur positif” ou la question des


interventions du juge constitutionnel français dans l’exercice de
la fonction législative
M. Bertrand Mathieu

Citer ce document / Cite this document :

Mathieu Bertrand. Le Conseil constitutionnel “législateur positif” ou la question des interventions du juge constitutionnel
français dans l’exercice de la fonction législative. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 62 N°2,2010. pp. 507-
531;

doi : https://doi.org/10.3406/ridc.2010.19952

https://www.persee.fr/doc/ridc_0035-3337_2010_num_62_2_19952

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R.I.D.C. 2-2010

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL
« LÉGISLATEUR POSITIF »

Ou la question des interventions du juge constitutionnel


français dans l’exercice de la fonction législative

Bertrand MATHIEU*

En se prononçant sur les effets dans le temps ou la portée matérielle


d’une invalidation de la loi, en fixant par voie de directives la manière dont
une loi doit être interprétée, appliquée, ou en fixant un cadre à l’intervention
du législateur ad futuram1, le juge constitutionnel intervient dans la
perfection de l’œuvre législative.
Le terme de « législateur positif » renvoie à cette intervention.
Notre propos n’est pas ici de prendre position sur la question de la
fonction normative du juge et son articulation avec la fonction normative du
législateur et de l’autorité gouvernementale d’un point de vue théorique.
Alors même que la distinction entre le pouvoir juridictionnel et le pouvoir
politique nous semble devoir être l’axe majeur de la répartition des
pouvoirs2, nous estimons qu’il existe entre la fonction législative et la
fonction juridictionnelle une différence de nature que « l’appétit » des
organes juridictionnels tend à brouiller. En réalité, la relative faiblesse des
organes législatifs, les pathologies de la loi3, la crise de la légitimité
politique, et donc démocratique, la place acquise par les droits

*
Professeur à l’École de droit de la Sorbonne - Université Paris 1, Directeur du Centre de
recherche de droit constitutionnel.
1
C. BEHRENDT, Le juge constitutionnel, un législateur-cadre positif, Bruylant, LGDJ, 2006,
pp. 1 et 2.
2
Cf. P. ARDANT et B. MATHIEU, Institutions politiques et droit constitutionnel, LGDJ,
2009.
3
Cf. B. MATHIEU, La loi, Dalloz, 2010.
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fondamentaux, la perméabilité entre les ordres juridiques, tant nationaux que


supra juridiques, nourrissent la constitution de l’empire juridictionnel.
Il n’en reste pas moins que l’idée de séparation absolue des fonctions ne
résiste pas à la réalité et que la question est celle de la mesure.
Au delà de ces observations assez triviales et au deçà d’une position
doctrinale dogmatique, l’objet de cette étude est de décrire la manière dont,
en France, le Conseil constitutionnel intervient dans l’exercice de la fonction
législative à l’occasion du jugement porté sur la constitutionnalité de la loi.
Cette analyse de la jurisprudence d’un juge, généralement et
traditionnellement respectueux de la volonté du législateur, montre
cependant que ce type de contrôle génère, par nature, une intervention,
parfois profonde dans l’exercice de la fonction législative.

Titre Préliminaire : ÉLÉMENTS D’ANALYSES


SUR LE CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ EN FRANCE

Le contrôle de constitutionnalité en France est le long aboutissement


d’une évolution qui s’est opérée dans un contexte de départ particulièrement
défavorable. Marqué par la méfiance contre les juges, alors que les
Parlements d’Ancien régime avaient freiné les réformes susceptibles de faire
évoluer la monarchie, le droit constitutionnel français n’a jamais accordé au
juge une place équivalente à celle occupée par les titulaires des autres
fonctions de l’État. La naissance, le développement, la reconnaissance4 d’un
pouvoir juridictionnel se sont opérés, sous la Ve République, à l’encontre du
texte constitutionnel qui ne voit dans la justice qu’une autorité. Par ailleurs,
la création du Conseil constitutionnel en 1958 visait essentiellement à créer
une instance permettant de protéger le domaine de compétence du
gouvernement contre d’éventuels empiètements du législateur. Si la
Constitution de la Ve République s’est attachée à remettre en cause la
souveraineté parlementaire, c’est plus sur le terrain institutionnel que sur le
terrain juridictionnel que cette opération a été conçue. Pas plus que la IVe
République (1946-1958) n’était parvenue à mettre en place un véritable
contrôle de constitutionnalité, la Ve République ne tire pas vraiment les
leçons de Carré de Malberg et du mouvement révisionniste qui se manifeste
à la fin de la IIIe République (1875-1940). Selon le professeur
strasbourgeois, il serait nécessaire qu’il soit procédé à une révision
constitutionnelle qui transforme la Constitution « en un corps de règles
statutaires qui comprendrait, sur toutes les matières que l’organe constituant
entend se réserver à lui même, tous les principes qui lieront le législateur et

4
Par le Conseil constitutionnel, notamment décision 80-119 DC.
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 509

borneront ses compétences. Alors, il y aurait une place pour un contrôle


juridictionnel consistant à confronter les lois avec les textes constitutionnels
et destiné à imposer au législateur le respect de l’ordre juridique supérieur
établi par la Constitution »5. Or dans la Constitution de 1958, ni catalogue
de droits fondamentaux, ni véritable juridiction constitutionnelle, seulement
une volonté, dans le Préambule de la constitution, d’inscrire les nouvelles
institutions dans la tradition républicaine française en rappelant la
Déclaration des droits de l’homme de 1789 et le Préambule de la
Constitution de 1946 qui s’était attaché lui même à compléter les droits
inaliénables et sacrés de 1789 par des droits économiques et sociaux
nécessaires aux temps nouveaux tout en rappelant la place des lois de la
République, c’est-à-dire essentiellement l’acquis républicain de la IIIe
République. Si la souveraineté du Parlement est contestée par la
prééminence du pouvoir gouvernemental et plus spécifiquement par la
fonction éminente du Président de la République, il est encore inconcevable
que la loi, expression de la volonté générale, soit soumise au contrôle du
juge. Serviteur de la loi, le Conseil d’État considère qu’il ne peut en
contrôler la validité. Issue d’une jurisprudence de la IIIe République,
pourtant expressément élaborée dans le contexte du droit public de l’époque,
la théorie de la loi écran, qui interdit toute contestation d’un acte
réglementaire qui conduirait à apprécier la constitutionnalité de la loi qui le
fonde est reprise à leur compte par les juridictions judiciaires. C’est le
Conseil constitutionnel qui prend l’initiative du changement en intégrant les
textes visés dans le Préambule de 1946 et relatifs à ce que l’on appelle
aujourd’hui les droits et libertés fondamentaux, au sein des normes de
référence du contrôle de constitutionnalité de la loi. La célèbre décision de
1971 Liberté d’association, préparée antérieurement ainsi que nous l’a
appris la lecture des délibérations du Conseil constitutionnel6, constitue le
premier acte de cette « saga ». Le deuxième acte, qui offre aux acteurs
politiques l’accès à ce nouvel outil, est la réforme de la Constitution opérée
en 1974 à l’initiative du Président Giscard d’Estaing. Elle permet à soixante
députés ou à soixante sénateurs, c’est à dire à l’opposition, de saisir le
Conseil constitutionnel. C’est l’acte voté par le Parlement, non encore rendu
parfait par la promulgation par le Président de la République, qui est
contrôlé par le Conseil constitutionnel. La censure par le Conseil
constitutionnel de la loi, ou de l’une de ses dispositions, fait obstacle à son
insertion dans l’ordonnancement juridique. Cependant la fonction du
Conseil ne peut être analysée comme un simple pouvoir d’empêcher. En
effet le Conseil peut interpréter telle ou telle disposition afin de justifier de

5
La loi expression de la volonté générale, réed. Dalloz, 1984.
6
Les Grandes délibérations du Conseil constitutionnel, Dalloz, 2009.
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sa constitutionnalité mise en cause par les saisissants, il peut décider que


telle disposition de la loi est séparable, alors son inconstitutionnalité
n’entraine pas celle de l’ensemble du texte législatif ou, au contraire
inséparable, sa censure entrainera alors celle de l’ensemble de la loi… Plus
que de savoir si le Conseil constitutionnel opère comme participant au
travail législatif, constitue une troisième chambre, intervenant après le Sénat
ou l’Assemblée nationale, ou exerce une véritable fonction de juge,
questions qui restent assez théoriques, il convient simplement de noter que
le Conseil participe à l’interprétation de la loi, à la fixation de son sens, voir
détermine partiellement les conditions dans lesquelles elle devra être mise
en œuvre.
Il n’en reste pas moins que la loi publiée restait pour l’essentiel
incontestable (sauf à ce que le Conseil constitutionnel s’en saisisse à
l’occasion d’une loi en modifiant le champ d’application). Ce sont en réalité
les exigences du droit international, et plus particulièrement du droit de
l’Union européenne et du droit de la Convention européenne des droits de
l’homme qui vont conduire la Cour de cassation, puis avec retard le Conseil
d’État, à écarter l’application de la loi inconventionnelle. Cette
jurisprudence est construite sur un fondement constitutionnel, l’article 55 de
la Constitution, qui prévoit que « les traités ou accords régulièrement ratifiés
ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des
lois …» et à l’invitation implicite du Conseil constitutionnel qui s’estime
incompétent pour apprécier la conventionalité de la loi dans le cadre du
contrôle de constitutionnalité. Les masques tombent : le juge peut juger la
loi. Les rôles sont répartis : au Conseil constitutionnel le contrôle de la
constitutionnalité de la loi, dans le cadre d’un contrôle abstrait, a priori et
sur saisine politique, au juge ordinaire, judiciaire ou administratif, le
contrôle de la conventionalité de la loi en vigueur à l’occasion de son
application et dans le cadre d’un contentieux. Reste que la constitutionnalité
de la loi ne peut être appréciée à l’occasion de son application, alors que le
contrôle de constitutionnalité présente de nombreux angles morts, tenant
notamment au fait que de nombreuses dispositions législatives antérieures à
1974 sont encore en vigueur et que, même postérieurement à cette date, le
contrôle a priori n’est pas systématique. Les cartes n’étaient pas jouées
d’avance, de simples évolutions jurisprudentielles pouvaient transformer le
paysage, soit que le Conseil constitutionnel revienne sur sa jurisprudence de
1975 et se saisisse, au moins partiellement, du contrôle de conventionalité,
soit que les juges judiciaires et administratifs rompent avec la jurisprudence
de « la loi écran » et reprennent la main s’agissant du contrôle de
conventionalité. Aucune de ces lignes n’ayant bougé, le contrôle du respect
des droits et libertés fondamentaux s’opère essentiellement par la voie du
contrôle de conventionalité, s’agissant tout du moins des très nombreuses
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 511

dispositions législatives que le Conseil constitutionnel n’a pas eu à


examiner. Il existe alors un paradoxe français à ce que à l’affirmation,
largement théorique ou platonique, de la prééminence constitutionnelle
corresponde une impotence juridictionnelle des normes constitutionnelles.
Au surplus, le Conseil constitutionnel reconnaît dans une décision de 2006
(2006-540 DC), qui précise une jurisprudence établie en 2004 (2004-496
DC), l’existence de principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la
France. Ces principes, par définition, ne peuvent être protégés dans le cadre
d’un contrôle de conventionalité. À cette situation aussi contestable sur le
terrain de l’état de droit, les justiciables ne pouvant faire valoir les droits
qu’ils tiennent de la Constitution, que sur celui du rapport entre les ordres
juridiques, l’articulation entre les droits européens et le droit constitutionnel
tendant à s’organiser de fait dans une logique hiérarchique bénéficiant aux
premiers, deux réponses pouvaient être apportées. La première consistait à
permettre un contrôle de constitutionnalité diffus, opéré par les juges
ordinaires, mais ainsi qu’il a été relevé, ces derniers se sont refusés à
« franchir le Rubicon ». Au surplus l’instauration d’un contrôle diffus était
susceptible de poser des problèmes de sécurité juridique dans un système
juridictionnel caractérisé par l’existence de deux ordres de juridiction
séparés et indépendants l’un de l’autre. La seconde solution consistait à
confier au Conseil constitutionnel un contrôle concentré de la
constitutionnalité de la loi, concret et à l’occasion d’un litige, l’hypothèse
d’une saisine directe par les citoyens n’ayant pas été sérieusement
envisagée. Ce projet a fait l’objet d’une première tentative de réalisation à
l’initiative du Président du Conseil constitutionnel de l’époque, ancien
Garde des sceaux et proche du Président Mitterrand, Robert Badinter.
L’instauration d’une nouvelle procédure appelée « exception
d’inconstitutionnalité » qui permettait à chaque justiciable de soulever la
question de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative devant un
juge à l’occasion d’un procès, cette question étant en définitive jugée par le
Conseil constitutionnel, a fait l’objet d’un projet de loi constitutionnelle en
1993 qui n’a pas été adopté du fait de l’hostilité du Parlement, et notamment
du Sénat, et faute d’une véritable volonté politique du Président Mitterrand
de le porter à nouveau7. C’est à l’occasion de l’élection présidentielle de
2007 que la question est à nouveau au cœur du débat politique. L’ensemble
des grands partis politiques inscrivent le contrôle de la constitutionalité de la
loi a posteriori dans leur projet. Élu, le Président Sarkozy engage une
procédure visant à une réforme importante de la Constitution, crée à cette fin
un Comité de réflexion présidé par l’ancien Premier Ministre, Édouard
Balladur, et introduit cette question au titre de celles qui devront être

7
Cf. R. BADINTER, Constitutions, Dalloz, 2010, n° 1.
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examinées par le Comité. Les propositions du Comité retiennent


l’instauration d’une procédure d’exception d’inconstitutionnalité (appelée
aussi question préjudicielle de constitutionnalité). Après quelques
hésitations, le Président Sarkozy décide d’inscrire cette nouvelle procédure
dans le projet de loi constitutionnelle qui est adopté le 27 juillet 2008. Une
loi organique du 10 décembre 2009 fixe les conditions d’application des
dispositions constitutionnelles relatives à cette importante réforme qui entre
en vigueur le 1er mars 2010.
Dans ses grandes lignes, la procédure est la suivante, à l’occasion d’un
litige devant n’importe quelle juridiction, un justiciable peut invoquer la
violation par une disposition législative qui lui est appliquée des droits et
libertés que lui reconnaît la Constitution. Cette question, qui prime sur une
éventuelle question de conventionnalité, d’où l’intitulé retenu de « question
prioritaire de constitutionnalité », arrête alors le déroulement du procès, le
juge doit se prononcer sans délai sur le point de savoir si la disposition n’a
pas été déjà déclarée conforme à la Constitution, sauf changement de
circonstances, et si la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux. Si
ces conditions sont remplies, la question, selon un mécanisme de double
filtre, est transmise au Conseil d’État ou à la Cour de cassation, selon l’ordre
juridictionnel intéressé, qui se prononce dans un délai de trois mois sur le
point de savoir si la question est sérieuse ou nouvelle et dans l’affirmative la
transmet au Conseil constitutionnel, si ce dernier juge la disposition
contraire à la Constitution, il en prononcera l’abrogation en disposant de la
compétence d’en aménager les effets dans le temps.
Il est évident que cette nouvelle procédure offre au Conseil
constitutionnel de nouveaux instruments d’intervention quant à la portée de
son examen de constitutionnalité. D’une part, si le contrôle de
constitutionnalité est considéré comme un contrôle objectif, ainsi qu’il
ressort des travaux parlementaires préparatoires8, ce contrôle sera opéré à
l’occasion de l’application de la loi, in concreto, ce qui peut influer sur son
sens et sa portée. À l’appui de cette remarque doit être pris en considération
un élément important qui tient au fait que tant le juge saisi que le Conseil
constitutionnel devront prendre en compte des changements de
circonstances, qui pourront être de fait, pour apprécier la possibilité
d’examiner à nouveau la constitutionnalité d’une disposition déjà et
antérieurement déclarée conforme à la Constitution par le Conseil
constitutionnel. D’autre part, un nouveau dialogue, voire une nouvelle
concurrence, vont s’instaurer entre les juges ordinaires et le Conseil
constitutionnel, notamment, en ce qui concerne la fonction d’interprétation,

8
Cf. B. MATHIEU, « La question de constitutionnalité, une nouvelle voie de droit », JCP
2009, n° 52, p. 54.
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 513

non seulement de la Constitution, mais aussi de la loi9. La question de


l’autorité reconnue à ces interprétations devra nécessairement être posée au
delà de la portée d’autorité de chose jugée, traditionnellement et de manière
restrictive, reconnue aux décisions du Conseil constitutionnel10. Enfin, le
Conseil constitutionnel sera très probablement conduit dans certaines
hypothèses à déclarer la disposition contestée conforme à la Constitution
sous réserve de directives d’interprétation ou d’application, dont il use déjà
dans le cadre du contrôle a priori, qui prendront une autre portée alors que
la loi est contrôlée à l’occasion de son application. Ce sont ces directives ou
réserves qui constituent probablement l’arme essentielle du Conseil
constitutionnel entendu comme législateur positif.
S’agissant de la question prioritaire de constitutionnalité ces éléments
relèvent très largement de la prospective à l’heure ou ces lignes sont écrites,
ils ne peuvent cependant être ignorés.
L’intervention du Conseil constitutionnel dans la fonction législative
n’est qu’indirecte. Il convient d’abord de fixer les conditions générales de
cette intervention, avant d’analyser plus précisément l’une des techniques
employées par le Conseil constitutionnel, qui constitue une intervention plus
directe dans l’exercice de la fonction législative, à savoir les réserves
d’interprétation.

I. LES INTERACTIONS ENTRE LA FONCTION JURIDICTIONNELLE


DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET LA FONCTION LÉGISLATIVE

C’est par une analyse réflexive de ses fonctions que le Conseil


constitutionnel fixe les principes qui régissent sa relation avec le législateur
et avec la fonction législative.
Ce souci de distinguer la fonction juridictionnelle de la fonction
législative n’interdit cependant pas au Conseil d’intervenir dans la fonction
législative selon des modalités qui sont consubstantielles à l’exercice même
de la fonction du juge au regard de la norme qu’il contrôle et qui résultent
également du moment où il intervient et de la place spécifique qui est la
sienne au regard du processus législatif.

9
Cf. G. ZAGREBELSKY, « Le droit vivant », Constitutions, Dalloz, 2010, n° 1.
10
Cf. M. DISANT, L’autorité de la chose interprétée par le Conseil constitutionnel, LGDJ,
2010.
514 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2010

A. – Les principes cadres

La grille d’analyse qui permet de mesurer le pouvoir d’intervention du


Conseil constitutionnel peut être établie à partir de trois formules, édictées
par le Conseil lui même qui légitiment et définissent à la fois les caractères
de son intervention :
- « La loi est l’expression de la volonté générale dans le respect de la
Constitution » (décis. 85-197 DC).
Cette formulation met symboliquement fin à la souveraineté de la loi.
Corrigeant la formule selon laquelle « la loi est l’expression de la volonté
générale », qui pouvait fonder la reconnaissance de cette souveraineté, elle
légitime l’intervention du Conseil constitutionnel.
- « Le Conseil constitutionnel ne dispose pas d’un pouvoir
d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement »
(décis. 92-316 DC, 94-341 DC, 96-377 DC, 2000-433 DC…).
Cette affirmation, selon laquelle le Conseil constitutionnel ne peut
substituer sa propre appréciation à celle du législateur établit la séparation
fondamentale qui existe entre la fonction politique du législateur et la
fonction juridictionnelle du Conseil. Elle justifie la réserve du Conseil qui
« n’est pas légitime à déterminer parmi les solutions possibles celle qui doit
être choisie, il ne lui appartient que de censurer parmi ces solutions celles
qui violent la Constitution ». En ce sens lors de sa délibération du 27 juillet
1982, le Conseil manifeste sa volonté de ne pas s’immiscer de façon trop
intrusive dans la fonction normative du parlement11.
- « Le législateur ne peut transférer à des autorités réglementaires ou
juridictionnelles des compétences que la Constitution lui a confié » (décis.
2006-540 DC).
Cette formulation renvoie au principe de séparation des pouvoirs. Plus
précisément elle s’inscrit en contre point de certaines théories, comme la
théorie réaliste de l’interprétation12, qui conduisent à justifier la faculté du
juge de donner son sens à la norme législative. En revanche, ce principe peut
justifier l’intervention du Conseil constitutionnel qui, au moyen de
directives ou de réserves, d’application ou d’interprétation, vise à prolonger
en quelque sorte la volonté du législateur, de telle manière que la
Constitution ne soit pas violée à l’occasion de l’application de la loi.

11
Les Grandes délibérations du Conseil constitutionnel, p. 348.
12
Cf. les analyses magistrales de M. TROPER au soutien de cette théorie.
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 515

B. – De quelques modalités d’intervention médiates


du Conseil constitutionnel

On relèvera ici un certain nombre de mécanismes qui conduisent le


Conseil à exercer une incidence sur la substance même de la loi, voire de la
Constitution, non à la suite d’une intervention qui a cet objet, mais par un
effet quasi mécanique qui tient à l’exercice même de son office.

1. Les incidences sur la fabrication de la loi


L’existence d’un contrôle de constitutionnalité a priori a nécessairement
des incidences, en amont, sur le processus de fabrication de la loi, ainsi que
l’a relevé le Président de la République dans son discours devant le Conseil
constitutionnel le 1er mars 2010. Ce phénomène ne peut qu’être renforcé par
la mise en œuvre du contrôle de constitutionnalité a posteriori.

2. Les incidences sur les révisions constitutionnelles


Une décision du Conseil constitutionnel peut induire indirectement une
modification de la Constitution. Il en est d’abord ainsi s’agissant de
l’adaptation de la Constitutions aux traités européens. Ces traités (par
exemple ceux de Maastricht, d’Amsterdam, de Lisbonne, le Traité portant
Constitution pour l’Europe) sont soumis au Conseil constitutionnel
essentiellement pour qu’il détermine la portée de la révision
constitutionnelle nécessaire pour permettre l’adoption d’une loi autorisant la
ratification du traité. Sans que la révision ne soit induite par la décision du
Conseil, le pouvoir gouvernemental peut également surmonter l’obstacle
que représente une censure du Conseil constitutionnel en faisant adopter par
le Parlement réuni en Congrès (mais il pourrait aussi être fait appel au
Peuple par référendum) une modification de la Constitution permettant au
législateur d’adopter à nouveau de telles dispositions. Cette procédure
heureusement dénommée par le Doyen Vedel « lit de justice » traduit la
suprématie du pouvoir constituant sur le juge fut-il constituant, alors qu’il
n’existe pas en France de possibilités pour le juge constitutionnel de faire
obstacle à une révision constitutionnel au nom de principes substantiels. Le
lit de justice vise à écarter ou à prévenir une censure du juge constitutionnel.
C’est ainsi que la modification des dispositions constitutionnelles relatives
au droit d’asile a permis au législateur de reprendre des dispositions
législatives relatives à la mise en œuvre des Accords de Schengen
précédemment censurées par le Conseil constitutionnel comme contraires à
l’état du droit constitutionnel (Loi constitutionnelle n°93-1256 du 25
novembre 1993 faisant suite à la décision 93-325 DC). C’est également ainsi
que des dispositions législatives relatives à la parité hommes-femmes pour
516 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2010

certaines élections politiques (82-146 DC) d’abord censurées par la Conseil


constitutionnel ont pu être reprises après révision de la Constitution (loi
constitutionnelle n° 99-569 DC du 8 juillet 1999). C’est également pour
contourner une jurisprudence du Conseil constitutionnel (décis. 2006-533
DC) que la loi constitutionnelle du n°2008-724 du 23 juillet 2008 a permis
que la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux
responsabilités professionnelles et sociales. C’est en revanche pour étendre
la portée d’une jurisprudence relative aux lois expérimentales (93-322 DC)
que leur existence a été reconnue par le constituant (loi constitutionnelle
2003-276 du 28 mars 2003).

3. La question de la séparabilité des dispositions inconstitutionnelles


Lorsqu’il relève l’inconstitutionnalité d’une disposition législative, dans
le cadre du contrôle a priori, le Conseil constitutionnel détermine la portée
de cette inconstitutionnalité, soit qu’il considère que cette disposition est
inséparable de l’ensemble de la loi, la loi est alors déclarée contraire à la
Constitution dans son ensemble, soit qu’il considère la disposition comme
inséparable d’autres dispositions de la loi, soit qu’il considère la disposition
comme séparable des autres dispositions de la loi, auxquels cas, la
déclaration d’inconstitutionnalité sera partielle. Ce qui implique que le
Conseil se prononce sur la cohérence interne de la loi. À sa sortie de
l’examen du Conseil, la loi pourra donc être promulguée dans une rédaction
autre que celle adoptée par le législateur (cf. décis. 71-44 DC, 75-76 DC,
93-322 DC, 2004-496 DC…).

4. Les conséquences tirées de l’inconstitutionnalité relevée


Le Conseil constitutionnel a jugé que devaient être maintenues dans
l’ordonnancement juridique des dispositions qu’il a jugées inconstitutionnelles.
Dans cette hypothèse, le Conseil constitutionnel se prononce en faveur de
l’inconstitutionnalité d’une disposition législative inscrite dans la loi qui est
soumise à son examen. Mais il ne tire pas les conséquences de cette analyse,
en jugeant que néanmoins la disposition dont il s’agit ne doit pas être
séparée de l’ensemble législatif dans lequel elle est insérée. Ainsi la loi sera
promulguée avec certaines dispositions qui ont été jugées
inconstitutionnelles. La sanction de cette inconstitutionnalité est alors
suspendue, ou différée, jusqu’à ce que le législateur prenne les dispositions
qui permettent d’y mettre un terme.
Plusieurs raisons peuvent justifier une telle pratique. D’abord le Conseil
a pu juger qu’une sanction de la disposition inconstitutionnelle pourrait
engendrer une violation, implicitement jugée plus grave, d’une autre
exigence constitutionnelle. Tel est le cas lorsque le Conseil constitutionnel
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 517

se refuse à censurer une disposition législative relative à un mode de scrutin


pour les élections régionales estimant qu’une telle invalidation engendrerait
une violation de l’objectif constitutionnel d’égalité entre les hommes et les
femmes (décis. 2003-468 DC). Cette absence de censure peut aussi tenir au
fait que l’invalidation de la loi engendrerait une violation d’un intérêt
général constitutionnel (décis. 2005-528 DC). S’agissant de l’espèce où une
censure aurait engendré une violation des obligations communautaires de la
France (qui constituent une exigence constitutionnelle), le Conseil reporte
les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité afin que puisse être
respectée l’obligation de transposition d’une directive européenne (décis.
2008-564 DC). Le procédé se rapproche de celui opéré par le Conseil d’État
qui depuis une date relativement récente accepte de différer dans le temps
les effets d’une annulation prononcée (CE 11 mai 2004, Association AC !).
Dans le même sens, la faculté offerte au Conseil constitutionnel de régler les
effets dans le temps de l’abrogation d’une disposition législative dans le
cadre du contrôle de constitutionnalité a posteriori se rapproche du
mécanisme retenu par le Conseil d’État. En effet l’article 62 de la
Constitution, tel que modifié par la loi constitutionnelle du 27 juillet 2008,
permet au Conseil constitutionnel, dans le cadre du contrôle a posteriori
opéré par la question prioritaire de constitutionnalité, soit de reporter les
effets dans le temps de cette abrogation pour des motifs qui tiennent en fait à
des considérations de sécurité juridique, soit, au contraire, de donner à
l’abrogation prononcée un certain effet rétroactif afin de faire bénéficier le
justiciable qui est à l’origine de cette question des effets de l’abrogation de
la disposition législative contestée.
D’autre part, la censure peut ne pas être prononcée car le législateur a
pu ne pas respecter des exigences nouvelles et complexes. Dans cette
hypothèse, pour des raisons de fait, le Conseil pardonne au législateur une
faute jugée, en l’état, compréhensible, en lui laissant la faculté de s’amender
dans l’avenir. Ce n’est pas alors la censure qui est reportée dans le temps,
car la disposition législative entre en vigueur sans conditions particulières,
mais c’est la sanction du comportement du législateur qui est reportée. Tel a
été le cas de la loi de finances adoptées immédiatement après une réforme
profonde de la loi organique relative aux lois de finances (décis. 97-395 DC
et 2005-528 DC, cf. également 2005-530 DC à propos d’une loi de
financement de la sécurité sociale). Ainsi le Conseil peut ne pas censurer
une disposition qu’il juge cependant inconstitutionnelle en invitant le
législateur à mettre un terme dans l’avenir à une telle pratique. Dans cette
hypothèse, le Conseil se place en quelque sorte à un rang para-
constitutionnel en délivrant une autorisation provisoire de non respect d’une
exigence constitutionnelle.
518 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2010

La réserve du Conseil constitutionnel peut également se manifester par


un usage restreint de son contrôle. Il est ainsi s’agissant du contrôle de
dispositions législatives relatives au découpage des circonscriptions
électorales. Par exemple, dans la décision 2010-602 DC, le Conseil
constitutionnel rappelle la règle constitutionnelle selon laquelle
« l’Assemblée nationale, désignée au suffrage universel direct, doit être élue
sur des bases essentiellement démographiques selon une répartition des
sièges de députés et une délimitation des circonscriptions législatives
respectant au mieux l’égalité devant le suffrage ». Il estime en l’espèce que
le découpage n’est pas contraire à la Constitution alors que les motifs
d’intérêt général invoqués par le législateur pour justifier la délimitation de
certaines circonscriptions présentent « un caractère discutable » (cf. dans le
même sens décis. 86-218 DC et 2003-475 DC). Comme le relève
A. Levade13, le Conseil se borne à prononcer une décision de « non
inconstitutionnalité manifeste ».
Le Conseil peut également jouer le rôle d’un législateur subsidiaire en
précisant les conséquences d’une censure qu’il prononce sur d’autres
dispositions législatives et sur leur application dans le temps (décis. 2008-
568 DC).

5. L’outil de la proportionnalité
Le contrôle de proportionnalité peut constituer une ingérence directe
dans la fonction législative. Le principe de proportionnalité peut être utilisé
de manière différente par le Conseil constitutionnel. Dans le premier cas, il
veille à ce que la norme édictée respecte l’ensemble des exigences
constitutionnelles qui s’imposent au législateur. Ces exigences étant le plus
souvent contradictoires (respect de la vie privée c. liberté d’information des
journalistes ; liberté individuelle c. exigence de sécurité…), le Conseil
vérifie que la conciliation opérée par le législateur ne soit pas manifestement
disproportionnée au détriment de l’un des principes en cause. Le Conseil ne
se substitue pas au législateur pour déterminer quelle solution doit être
retenue, mais il fixe des seuils, un plancher et un plafond, qui délimitent la
marge de manœuvre du législateur. Lorsque cette conciliation ne peut être
opérée in abstracto et a priori, le Conseil renvoie au juge de l’application de
la loi le soin de l’opérer14 (cf. 94-352DC, s’agissant des mesures de police
nécessitant la conciliation de la protection de l’ordre public et des libertés
individuelles). Dans un second cas, le principe de proportionnalité constitue
une exigence constitutionnelle expresse, il est consubstantiellement lié à tel

13
La semaine juridique, éd. Gale, 2010, n° 11-274.
14
Cf. A. VIALA, Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil
constitutionnel, LGDJ, 1999, p. 171.
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 519

ou tel principe constitutionnel. Il en est ainsi s’agissant du principe d’égalité


(art. 1 DDHC), de liberté (art. 4 DDHC), de la propriété (art. 17 DDHC), de
la nécessité des peines (art. 8 DDHC)… Dans toutes ces hypothèses la
référence au principe de proportionnalité ne constitue que l’une des facettes
de l’opération classique consistant à confronter une règle législative à un
principe constitutionnel. Il existe cependant une autre hypothèse dans
laquelle le Conseil constitutionnel se réfère au principe de proportionnalité
pour apprécier la cohérence interne de la loi. Dans cette hypothèse, le
Conseil vérifie que les moyens retenus ne sont pas manifestement
disproportionnés aux objectifs fixés. C’est alors une à une intervention plus
directe dans l’opération même de fabrication de la loi que se livre le Conseil
constitutionnel (cf. décision 93-331 DC, 94-341 DC et 2000-439 DC)15.
Cette manière de procéder est particulièrement marquée dans la décision
2009-599 DC. Le Conseil constitutionnel censure le dispositif retenu par le
législateur concernant la taxe carbone en invoquant essentiellement deux
arguments. Le premier tenant à la violation du principe d’égalité est
classique, le second nous intéresse plus directement ici. Il considère en effet
qu’à partir du moment où une très grande partie des activités émettrices de
gaz à effet de serre et de dioxyde de carbone ne seront pas soumises à
contribution, la loi va à l’encontre de l’objectif de lutte contre le
réchauffement climatique. Le Conseil opère alors un examen, non seulement
de la conformité de la loi à des exigences inscrites dans la Constitution, mais
aussi de la cohérence interne de la loi. Ce faisant le juge constitutionnel,
comme le font d’ailleurs ses homologues étrangers, pénètre plus
profondément au cœur même de la décision politique. L’analyse du Conseil
constitutionnel devient alors plus sujette à la critique politique ou, comme en
l’espèce, à une critique portant sur la validité de l’analyse économique à
laquelle le Conseil se réfère pour opérer ce contrôle de cohérence de la loi.

II. ANALYSE D’UNE MODALITÉ SPÉCIFIQUE D’INTERVENTION


DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL :
LES RÉSERVES D’INTERPRÉTATION

Après quelques remarques générales sur la nature et le champ


d’application des réserves d’interprétation, qui constituent des interventions
assumées dans l’exercice de la fonction législative ou dans le prolongement

15
Sur cette technique, cf. B. MATHIEU et M. VERPEAUX, Contentieux constitutionnel des
droits fondamentaux, LGDJ, 2002.
520 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2010

de l’acte législatif, il conviendra d’identifier les destinataires de ces réserves


avant de s’essayer à quelques éléments de typologie16.

A. – Éléments de définition et champ d’application

Les réserves d’interprétation constituent un ensemble d’instruments par


lequel le Conseil constitutionnel cadre et encadre les conditions de mise en
œuvre de la loi, il complète ainsi l’intervention du législateur. Soit le
Conseil estime que le degré d’imprécision est tel qu’il ne peut intervenir
pour combler l’incertitude. La censure de la loi tient alors à l’incompétence
négative du législateur. C’est-à-dire que le législateur est resté en deçà de sa
compétence et qu’ainsi il renvoie aux autorités administratives ou au juge
l’exercice des compétences que la Constitution lui a confiées (cf. supra).
Soit le Conseil estime que la marge d’imprécision n’est pas suffisante pour
prononcer l’invalidation du texte. Dans cette hypothèse, le Conseil va
recourir à des réserves d’interprétation, ou d’application, adressées soit à
l’autorité chargée de prendre les mesures réglementaires d’application, soit
aux juges chargés de mettre en œuvre la loi. La réserve d’interprétation
précise le sens qui devra être donné à la loi, la réserve d’application
s’attache en quelque sorte aux prolongements de la loi, au contenu des
dispositions normatives nécessaires à sa mise en œuvre effective. Mais de
telles directives peuvent s’adresser au législateur lui même (cf. décis. 83-164
DC). Elles n’ont pas d’effet normatif direct mais encadrent l’action
ultérieure du législateur. Dans cette hypothèse, on peut considérer, comme
l’analyse G. Behrendt, que « le juge constitutionnel indique au législateur
comment une loi peut être rédigée, produit une norme juridique qui habilite
ce dernier à édicter une loi conformément à l’interférence émise »17. Il n’en
reste pas moins, comme le note lui-même cet auteur, que cette
« interférence » n’a qu’un caractère persuasif. Il n’en reste pas moins que le
Conseil, saisi d’une loi ultérieure, dispose des moyens d’en sanctionner la
violation.
La fonction normative de ces réserves tient à l’autorité qui leur est
reconnue, notamment par les juges d’application de la loi qui auront à se
prononcer, soit quant à l’interprétation de loi, soit quant à la validité des
actes administratifs d’application de la loi. Le recours, à la fois par la
doctrine et par le juge constitutionnel lui même, au concept d’autorité de

16
Sur cette question, outre les références bibliographiques déjà citées, cf. T. DI MANNO, Le
juge constitutionnel et la technique des décisions interprétatives en France et en Italie, Economica,
1997.
17
Op. cit. supra.
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 521

chose jugée s’avère à la fois efficace et trop restreint. Efficace, en ce que le


Conseil insère en général ses réserves dans le dispositif de la décision (ce
qu’il a fait très tôt, cf. par exemple décis. 68-35 DC), les faisant ainsi
bénéficier de l’autorité reconnue à des décisions qui, au titre de l’article 62
alinéa 2 de la Constitution, « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les
autorités administratives et juridictionnelles ». Restreint, en ce que cette
interprétation ne vaut que pour la disposition considérée et ne s’impose pas
de manière générale au titre de l’autorité de chose interprétée. La réussite de
la nouvelle procédure de contrôle a priori devra conduire à de nouvelles
réflexions sur cette question, pour des raisons, tenant notamment à la
sécurité juridique et à la cohérence de l’interprétation du texte
constitutionnel par les différentes juridictions (cf. supra).
La réserve peut également se manifester formellement avec une plus ou
moins grande intensité. Parfois le Conseil pose une stricte réserve
d’interprétation. Tel est le cas s’agissant de la décision 98-411 dans laquelle
le Conseil précise qu’il appartiendra au juge de faire application de
dispositions du Code pénal (non référenciées dans la loi examinée) aux
termes desquelles il n’y a pas de crimes ou de délits sans intention de le
commettre.
La réserve d’interprétation se distingue de la réserve d’application par
le fait qu’elle se suffit par elle même sans qu’il soit nécessaire de confier
aux autorités chargées d’appliquer la loi une mission de vigilance. Il en est
ainsi lorsque le conseil précise que la possibilité offerte par la loi au
propriétaire de s’opposer à la pratique de la chasse sur ses biens ne saurait
faire l’objet d’une demande de justification (décis. 2000-434 DC).
Le recours à ces réserves d’application est particulièrement marquant
s’agissant de la procédure des ordonnances de l’article 38 C, c’est-à-dire de
l’adoption par le gouvernement de dispositions relevant du domaine de
compétence du législateur sur habilitation de ce dernier. Le Conseil contrôle
alors la loi d’habilitation et encadre l’intervention de l’autorité
réglementaire. Par ailleurs, il s’adresse également au juge administratif
chargé le cas échéant de contrôler la régularité de ces ordonnances (décis.
95-370 DC)18.
Le recours à ces réserves d’interprétation traduit souvent la volonté du
Conseil de ne pas établir un conflit frontal avec le législateur en prononçant
une déclaration d’inconstitutionnalité. En ce sens également, le Conseil peut
sembler se montrer respectueux de la volonté du législateur en jouant en
quelque sorte le rôle d’un auxiliaire afin que ce qui est déterminé comme
l’expression de sa volonté soit respecté par les autorités qui auront la

18
Cf. B. MATHIEU, « Les rôles respectifs du Parlement, du Président de la République et du
Conseil constitutionnel dans l’édiction des ordonnances de l’article 38 », RFDA, 1987, p. 700.
522 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2010

mission d’appliquer la loi. Comme le relève A. Viala19, il s’agit de « faire en


sorte que l’opposabilité de la Constitution ne s’évapore pas au fur et à
mesure que l’on descend dans la hiérarchie normative, mais qu’elle garde
intacte, au contraire, toute sa vitalité et toute sa force à l’égard des autorités
infra législatives au cours de l’application de la loi ».
Cependant, le Conseil se refuse à intervenir trop directement dans le
processus d’application de la loi. Il considère, en effet que la conformité de
la loi à la Constitution ne peut être appréciée au regard de l’application qui
pourrait en être faite (décis. 83-162 DC, 84-176 DC, 2001-451 DC). C’est
en fait à un jeu d’équilibriste que se livre le Conseil constitutionnel entre sa
volonté de respecter les compétences des autorités administratives et
juridictionnelles chargées de l’application de la loi et son souci de veiller à
ce que soit respectée la Constitution à l’occasion de l’application de la loi,
lorsque se dessine le risque d’une interprétation de la loi contraire à la
Constitution. La première de cette préoccupation se manifeste dans certains
des délibérés du Conseil. Ainsi lors de sa séance du 10 novembre 1982, le
rapporteur rappelle que le Conseil constitutionnel n’est pas une Cour
suprême et qu’il doit respecter les ordres judiciaires et administratifs20. De
même, le Conseil a pu considérer que si deux interprétations sont également
possibles, la disposition législative ainsi frappée d’ambiguïté doit être
invalidée comme manifestant le non respect par le législateur de ses
compétences constitutionnelles (décis. 85-191 DC).
Cette analyse s’insère parfaitement dans le cadre du contrôle a priori,
alors que le Conseil peut encadrer l’application de la loi mais non la
déterminer. En revanche, dans le cadre de la question prioritaire de
constitutionnalité, le Conseil sera le plus souvent confronté à une
manifestation de l’inconstitutionnalité de la loi révélée à l’occasion de son
application.
N’est probablement pas sans lien avec cette dernière observation le fait
que le Conseil constitutionnel se refuse de procéder à une interprétation
« gratuite » de la loi déférée. Il considère, en effet qu’il ne lui appartient de
procéder à l’interprétation du texte qui lui est déféré que dans la mesure où
cette interprétation est nécessaire à l’appréciation de sa constitutionnalité
(décis. 91-298 DC et 2009- 590 DC). Comme le relève F. Luchaire21, « si
aucune des différentes interprétations possibles ne rend la loi contraire à la
Constitution, le Conseil constitutionnel n’a pas à choisir l’une d’entre elles.
Cette remarque prend une signification particulière dans le cadre de la
procédure du contrôle a posteriori (question prioritaire de constitutionnalité)

19
Op. cit., p. 95.
20
Les Grandes délibérations du Conseil constitutionnel, Dalloz, 2009, p. 345.
21
La portée constitutionnelle des droits et libertés, Economica, 1987, p. 40.
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 523

à l’occasion de laquelle les requérants pourraient être tentés de saisir le


Conseil constitutionnel, pas tant pour lui faire déclarer telle ou telle
disposition législative inconstitutionnelle, mais pour surmonter une
interprétation de la loi par le juge judiciaire ou administratif contraire à leurs
intérêts et, donc, pour obtenir une interprétation favorable. On imagine en
effet mal que le Conseil puisse, dans tous les cas, déclarer la disposition
législative soumise à son examen conforme à la Constitution sans prendre
parti sur l’interprétation qui doit être retenue.

B. – Les destinataires des réserves d’interprétation

Les directives d’application s’adressent essentiellement aux autorités


administratives et juridictionnelles en général (décis. 2000-433 DC). Elles
peuvent viser, plus précisément, une autorité particulière. Il en est ainsi des
autorités administratives indépendantes, par exemple, la Commission des
opérations de bourse (décis. 2001-452 DC), ou la Commission nationale des
comptes de campagne (décis. 89-271 DC). Dans cette dernière hypothèse, la
directive constitue à la fois une interprétation de la loi et une directive
d’application adressée à la dite autorité. Elles peuvent également être
adressées à des organes parlementaires. Il en est ainsi lorsque, s’agissant
d’un règlement parlementaire, le Conseil précise qu’il appartiendra à la
conférence des présidents de veiller au respect du droit d’amendement des
parlementaires (décis. 2005-526 DC). Elles peuvent également s’adresser à
des assemblées territoriales (décis. 2007-559 DC). Ces directives peuvent
aussi être adressées aux autorités chargées de prendre des décisions
individuelles. Il appartient ainsi aux chefs d’établissements scolaires de
fonder leurs décisions de recrutement sur la capacité des intéréssés à
satisfaire les besoins de l’établissement (2003-471 DC). La directive peut
plus spécifiquement s’adresser aux « autorités compétentes de la Cour des
comptes » (décis. 2005-519 DC) ou au Conseil supérieur de la magistrature
(décis. 2003-466 DC). Le Conseil peut aussi inviter les autorités
compétentes, sans le faire directement lui même, à compléter la loi afin que
son application soit conforme à la Constitution. Tel est le cas lorsque le
Conseil déclare qu’en l’absence de précision sur l’élément moral de
l’infraction, il appartient au juge de faire application de certaines
dispositions du Code pénal (décis. 99-411 DC).
Les directives d’interprétation peuvent s’adresser au législateur. Elles
portent alors essentiellement sur l’interprétation de la contrainte
constitutionnelle et interviennent en amont.
La réserve peut constituer un simple avertissement pour l’avenir alors
même que la constitutionnalité de la loi examinée n’est pas en cause. C’est
524 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2010

ainsi, qu’après avoir relevé que le maintien de France telecom dans le


secteur public était conforme à la Constitution, le Conseil ajoute, par un
obiter dictum, que l’abandon ne pourrait résulter que d’une loi. C’est ainsi
une invite au législateur à ne pas déléguer sa compétence et une interdiction
faite au gouvernement d’intervenir en la matière qui sont opérés (décis. 96-
380 DC). Il en est de même lorsque le Conseil précise que la loi est
conforme à la Constitution car elle ne vise pas à édicter telle règle dont il
précise qu’elle eut été contraire au principe d’égalité (décis. 87-235 DC).
À l’inverse le Conseil a pu déterminer la portée d’une déclaration
d’inconstitutionnalité qu’il prononce en interprétant les dispositions
maintenues de manière à ce qu’elles produisent les effets souhaités par le
législateur (décis. 568 DC). C’est alors la volonté du législateur que le
Conseil vise à préserver, alors qu’il annule la lettre de la loi.
L’efficacité de ces directives est cependant réelle du fait que le Conseil
pourra être conduit à opérer un contrôle à double détente22, soit que le texte
censuré sera à nouveau déféré, soit que la censure trouve à frapper une
disposition législative ultérieure affectée du même vice. Le Conseil peut
ainsi se référer, même implicitement, à des directives d’interprétation fixées
dans des décisions antérieures, (cf. décis. 473 DC, 506 DC et 567 DC, 2007-
559 DC).

C. – La portée des réserves d’interprétation : essai de typologie

1. L’exclusion d’une interprétation inconstitutionnelle : le postulat du


respect de la Constitution par le législateur
L’une des techniques qui permet de sauver la loi est de supposer que le
législateur est censé avoir voulu respecter la Constitution et donc d’en
déduire une interprétation conforme qui s’imposera à l’occasion de
l’application de la loi (décis. 2000-435 DC, 2001-454 DC, 2007-547 DC).
C’est un raisonnement qui est expressément ou implicitement le support de
la plupart des directives édictées par le Conseil constitutionnel. La formule
qui exprime le plus clairement ce raisonnement est celle qui consiste à
affirmer que la disposition législative examinée « n’a pas pour objet et ne
saurait avoir pour effet de … » (décis. 2004-490 DC, 2007-547 DC). Le
Conseil se livre alors à un « coup double », il interprète la loi conformément
à la Constitution et adresse au législateur une directive relative aux
conditions d’exercice de sa compétence, et le cas échéant, une directive sur
la manière dont la loi devra être appliquée aux autorités qui en sont chargées

22
Selon l’expression de G. DRAGO, Contentieux constitutionnel français, 2e éd., PUF, p. 412.
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 525

La réserve peut avoir, dans ce sens, pour objet d’exclure l’une des
interprétations possibles. Ainsi, par exemple, le Conseil a considéré que le
législateur n’a pu vouloir empêcher les réfugiés de bénéficier du droit
d’asile reconnu par la Convention de Genève (décis. 86-216 DC). Dans cette
hypothèse, dite d’interprétation neutralisante23, le Conseil ne retient pas
parmi les interprétations possibles de la loi, ouvertes par le législateur, celle
qui est conforme à la Constitution. Il considère que le législateur n’a pu
vouloir violer la Constitution, cette « présomption d’innocence » le conduit
en quelque sorte à compléter la loi pour la rendre conforme à ce qu’il
suppose être la volonté du législateur. Ainsi le Conseil précise le sens qu’il
convient de donner à des dispositions du règlement de l’Assemblée
nationale et précise que ce n’est qu’en ce que ces dispositions doivent être
interprétées comme ne faisant pas obstacle aux prérogatives du
gouvernement qu’elles sont conformes à la Constitution (cf. décis. 92-314
DC, 95-368 DC, 2004-403 DC). Il peut également déterminer la seule
interprétation conforme à la Constitution. Il considère alors que « toute autre
interprétation méconnaitrait les exigences constitutionnelles » (décis. 97-389
DC).

2. L’argument de la maladresse du législateur


Le Conseil peut aussi intervenir comme correcteur des maladresses du
législateur. Dans cette hypothèse, la recherche de la volonté du législateur
n’est pas formelle, le Conseil réécrit la loi afin de la rendre conforme à
l’intention réelle du législateur. Il peut ainsi « trouver » dans la loi des
éléments qui pouvaient en paraître exclu du fait d’une maladresse
rédactionnelle (décis. 87-235 DC). Le Conseil fait alors plus œuvre de
commentateur que de censeur. Il peut également en ce sens être conduit à se
référer à la logique du texte pour interpréter l’une de ses dispositions (décis.
2000-436 DC, cf. eglt. décis. 86-217 DC, 92-307 DC, 93-325 DC, 2004-490
DC). Il peut également être conduit à se référer aux travaux préparatoires
(décis. 2000-436 DC, 2001-448 DC, 2005-512 DC) ou aux dispositions
d’une directive communautaire (décis. 2006-540 DC) que le législateur est
ainsi présumé avoir voulu respecter. De manière habile, mais constructive,
le Conseil se glisse en quelque sorte dans ce qu’il estime être la volonté du
législateur pour estimer que l’indépendance conférée par la loi à un
organisme implique une intention du législateur quant à sa composition
(décis. 86-217 DC).

23
Selon la formule d’A. VIALA.
526 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2010

3. La tentation de la réécriture
Cependant la frontière est parfois mince qui sépare ce travail
rédactionnel de celui qui tend à opérer une réécriture plus substantielle de la
loi. L’un des exemples les plus flagrants en ce sens est l’intervention du
Conseil relative à la loi sur le pacte civil de solidarité (décis. 99-419 DC).
Dans la décision qui se rapporte à ce texte, le Conseil, notamment, redéfinit
le texte comme établissant un contrat portant communauté de vie,
notamment et implicitement, sur le plan sexuel, ce qui ne ressortissait
évidemment ni du texte voté ni des débats. Au delà de la réécriture de
nombreuses dispositions de ce texte, qui peut alors difficilement être lu sans
la décision qui s’y rapporte, le Conseil tranche là ou le législateur ne l’avait
pas clairement fait sur la nature même de ce contrat. Cette définition ne
conditionne pas tant la constitutionnalité du texte qu’elle répond à une
exigence de sécurité juridique, présupposé qui permet au Conseil lui même
de donner un sens aux diverses dispositions dont il devra contrôler la
constitutionnalité. De même, c’est sous couvert du respect de la volonté du
législateur que le Conseil modifie le champ d’application de la loi en
précisant que la référence faite au respect du droit d’auteur doit s’entendre
compte tenu du contexte dans lequel elle s’insère et qu’elle vise donc aussi
les droits voisins du droit d’auteur (décis. 2006-540 DC).
La correction de la loi peut viser seulement à la compléter, à en combler
une insuffisance. Il en est ainsi lorsque le Conseil précise ce que l’État
devrait faire si telle recette transférée aux départements venait à diminuer
(décis. 2003-489 DC).
Les réserves relatives à l’application de la loi par le juge, ou l’autorité
administrative, constituent autant des directives qui leur sont adressées que
des compléments apportés à la loi. C’est ainsi que s’agissant d’une
disposition législative relative à un préjudice indemnisable, le Conseil
précise que le juge pourra allouer une indemnité complémentaire (à celle
prévue par la loi) et précise les éléments qui devront être pris en compte.
(décis. 98-403 DC). La formulation peut être très précise. Ainsi s’agissant de
dispositions législatives relatives à des contrôles d’identité, le Conseil
précise : « il appartient aux autorités juridictionnelles et administratives de
veiller à les (les précautions prévues par le législateur) respecter
intégralement, ainsi qu’aux tribunaux compétents de censurer, de réprimer,
les cas échéant, les illégalités qui seraient commises et de pourvoir
éventuellement à la réparation des conséquences dommageables » (décis.
80-127 DC). La directive peut être formulée en termes très généraux, il en
est ainsi lorsque le Conseil précise que le pouvoir réglementaire devra
appliquer la loi « de manière à respecter le principe de la liberté
d’association » (décis. 2000-434 DC) ou à ne pas mettre en cause le onzième
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 527

alinéa du Préambule de 1946 (objectif du droit à la santé et au travail, décis.


86-225 DC et 2004-504 DC), ou à respecter le droit de chacun de mener une
vie familiale normale (décis. 2003-467 DC). Aussi largement, mais de
manière différente, le Conseil constitutionnel précise qu’il appartiendra au
Conseil d’État de vérifier l’existence et le caractère suffisant du motif
d’intérêt général en cause (décis. 2004-490 DC).
Le Conseil peut aussi utiliser toute la palette des directives à sa
disposition. Ainsi dans la décision 89-260 DC, il complète la norme
législative relative aux sanctions contre les auteurs de délits boursiers en
précisant que, dans l’hypothèse d’un cumul de sanctions financières et
pénales, le montant global des sanctions prononcées ne devra pas dépasser le
montant le plus élevé des sanctions encourues. Puis il demande aux autorités
administratives et juridictionnelles compétentes de veiller au respect de cette
exigence dans la mise en œuvre de ces dispositions.

4. La modification du champ d’application de la loi


La réserve d’interprétation peut opérer clairement une modification du
champ d’application de la loi. C’est ainsi que dans la décision 82-141 DC
relative à une loi sur la communication audiovisuelle, le Conseil élargit le
champ du droit de réponse en retranchant les termes « sans but lucratif »
utilisés pour définir les titulaires de ce droit. Le délibéré relatif à cette
décision montre que cette intervention du Conseil quant à la substance
même de la loi a fait l’objet d’un vrai débat24. En réalité, dans une telle
hypothèse le Conseil dit la loi à la place du législateur. En effet, en l’espèce,
le législateur n’a entendu établir un droit de réponse dans le cadre de la
communication audiovisuelle qu’à certaines catégories de personnes, le
Conseil élargit le champ des personnes concernées en supprimant les
imitations apportées. Il n’est alors pas seulement fait obstacle à la volonté du
législateur pour des motifs constitutionnels, mais à la décision du législateur
est substituée une autre décision. Il est difficile de considérer que le
législateur a voulu ce qu’il a exclu. La décision du Conseil ne peut alors se
justifier que pour autant que deux conditions soient en l’espèce remplies : la
Constitution exige un droit de réponse et ce droit de réponse ne doit pas être
réservé à certains titulaires. En effet, si seul le principe d’égalité est en
cause, le législateur aurait pu préférer ne pas attribuer de droit de réponse, et
dans ce cas, c’est la déclaration de non conformité qui renvoie la décision au
législateur qui est la plus respectueuse de sa compétence. De la même
manière, sous couvert d’une réserve d’interprétation, le Conseil censure le
caractère limitatif du préjudice indemnisable en cas de réquisition de

24
Les Grandes délibérations du Conseil constitutionnel, préc., p. 348.
528 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2010

logement (décis 98-403 DC). On peut, en l’espèce, estimer que le droit à


réparation constituant une exigence constitutionnelle, le législateur ne
disposait pas d’autres alternatives. Dans le même sens, afin que soit respecté
le principe d’égalité de traitement des candidats dans les concours de la
fonction publique, le Conseil constitutionnel impose que la faculté, instaurée
par la loi, de consultation des dossiers individuels des candidats, soit en fait
comprise comme une obligation (décis. 76-67 DC). Le raisonnement est le
même s’agissant des conditions d’attribution du statut civil coutumier à un
enfant (décis. 99-410 DC). En ce sens également la décision (décis. 2005-
528 DC) par laquelle le Conseil précise, alors que la loi ne le fait pas, que la
régularisation de la situation d’un enfant entré en France dans la cadre du
regroupement lui ouvre droit aux prestations familiales. Le Conseil juge
également qu’une disposition législative doit s’entendre comme s’appliquant
sous réserve du respect de l’ensemble des stipulations d’une convention,
alors que la loi ne vise qu’un article de cette convention (décis. 93-325 DC).
Il s’agit en fait d’une correction de la loi. La même logique se retrouve
dans la décision 89-257 DC. La disposition législative examinée prévoit
qu’un syndicat peut introduire une action en justice en faveur d’un salarié à
condition d’avertir ce dernier par une lettre recommandée avec accusé de
réception. Le Conseil ajoute à la loi en précisant que la lettre doit contenir
toute précision utile sur la nature et l’objet de l’action exercée, la portée de
l’acceptation et le droit de mettre un terme à tout moment à cette action.
Dans cette hypothèse, le Conseil ne se borne pas à préciser la manière dont
la loi devra être appliquée, il modifie le sens de la règle posée. De manière
très directe alors que le législateur avait souhaité imposer des quotas par
sexes dans la composition des recrutements de la fonction publique, le
Conseil enlève le « venin » de la loi en précisant, à l’encontre de la volonté
exprimée par le législateur, que la considération du sexe ne devra pas
prévaloir sur celle tenant aux capacités (décis. 2006-533DC). Il en est de
même lorsque le Conseil précise que la priorité instituée par le législateur en
faveur des étudiants boursiers ne joue qu’à aptitudes égales (décis. 2003-471
DC). Ou encore, lorsque le Conseil précise qu’une disposition écartant la
responsabilité pénale et civile de certaines personnes dans certaines
hypothèses ne saurait avoir pour effet d’engager leur responsabilité dans
d’autres cas (décis. 2004-496 DC). De même que le délit d’aide au séjour
irrégulier des étrangers en France commis en bande organisée ne saurait
concerner les organismes humanitaires d’aide aux étrangers (décis. 2004-
492 DC).
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 529

5. La paralysie de l’application de la loi


Le procédé des réserves d’interprétation peut également avoir pour
effet, ou pour objet, d’infléchir la volonté du législateur. Tel est le cas dans
la décision 93-323 DC par laquelle le Conseil ne censure pas de nouvelles
modalités de contrôle d’identité, visant en fait à mettre fin à une
jurisprudence de la Cour de cassation, tout en subordonnant la
constitutionnalité de la loi au respect d’un certain nombre de conditions
qu’elle ne contient pas et qu’il énumère, ces conditions se rapprochant de
celles exigées par la Cour de cassation et auxquelles le législateur entendait
justement faire obstacle.
Le Conseil a même été jusqu’à poser des conditions à l’application de
la loi qui la rendent partiellement inapplicable. Tel a été le cas s’agissant de
l’utilisation des tests génétiques dans le cadre du regroupent familial (décis.
2007-557 DC). À tel point que, dans cette hypothèse, le gouvernement a
renoncé à prendre les mesures réglementaires d’application nécessaires à
l’effectivité des normes législatives. Dans le même sens, et s’agissant de
dispositions législatives controversées permettant, sous le nom de
« détention de sureté » de maintenir un détenu dangereux en système fermé
à l’issue de sa peine, le Conseil (décis. 2008-562 DC) a fermé la voie de
l’application rétroactive de cette disposition et a conditionné le prononcé
d’une telle rétention à l’existence de soins médicaux durant la peine de
privation de liberté, ce qui, en l’état n’est presque jamais le cas.

D. – Éléments statistiques sommaires

La présentation par le Conseil constitutionnel, sur son site internet


(http://www.conseil-constitutionnel.fr/) de l’ensemble des réserves
d’interprétation renforce incontestablement l’autorité de ces réserves. Ces
dernières voient également leur caractère normatif implicitement affirmé. Ce
catalogue des réserves s’inscrit également dans un souci de sécurité
juridique alors que les justiciables peuvent dorénavant invoquer devant toute
juridiction et à l’occasion de tout litige l’inconstitutionnalité de la loi. Il
permet incidemment de disposer d’une vue globale de ces réserves. De 1984
à 2008 sur 390 décisions, rendues dans le cadre de l’examen de
constitutionnalité des lois, 87 décisions sur les 390 rendues contiennent des
réserves d’interprétation. Ce chiffre est cependant trompeur alors qu’une
même décision peut contenir jusqu’à 12 réserves d’interprétation. Il est ainsi
de la décision 99-419 DC relative à la loi sur le pacte civil de solidarité, ce
qui traduit le travail de réécriture de la loi auquel s’est livré le Conseil
constitutionnel (cf. également décis. 2003-490 DC, loi organique portant
530 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 2-2010

statut d’autonomie de la Polynésie française). Mais, nombreuses sont les


décisions qui contiennent 9 réserves (par exemple décis. 93-325 DC, 2001-
448 DC, 2003-467 DC, 2007-547 DC). Alors que de 1984 à 1998 sur 240
décisions rendues, 30 contiennent des réserves d’interprétation, de 1999 à
2008, sur 167 décisions rendues, 57 contiennent des réserves
d’interprétation. Le recours aux réserves d’interprétation s’est donc,
globalement, accentué au fur et à mesure de la multiplication des saisines.

1984 3
1985 0
1986 3
1987 2
1988 0
1989 1
1990 0
1991 2
1992 3
1993 3
1994 3
1995 2
1996 6
1997 1
1998 1
1999 6
2000 5
2001 5
2002 3
2003 8
2004 10
2005 6
2006 4
2007 6
2008 4

On peut également relever que la fréquence des réserves varie en


fonction des domaines d’intervention du législateur. C’est ainsi que les
réserves sont les plus nombreuses s’agissant des textes intéressant l’ordre
public et le droit pénal (14 décisions), le droit des collectivités territoriales
(12 décisions), les finances publiques (11 décisions), le droit des étrangers
(7 décisions), la justice (4 décisions).
B. MATHIEU : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL « LÉGISLATEUR POSITIF » 531

EN GUISE DE CONCLUSION

Il convient de replacer la question ici traitée dans une vision plus


générale de l’exercice par le Conseil constitutionnel français de sa fonction
de juge constitutionnel. De ce point de vue, l’analyse qui vient d’être
exposée pourrait conduire à fausser le jugement de qui n’est pas familier de
la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La manière dont la question est
posée et le sujet traité peut déformer la perspective. En effet, il s’est agi ici
de s’essayer à expliciter la palette des moyens dont le Conseil dispose pour
intervenir sur le contenu de la loi et les conditions de son application, au
travers d’un certain nombre d’exemples dont la liste ne peut d’ailleurs être
considérée comme exhaustive. Sans que le rôle joué par ces instruments
doive être minimisé, il convient de noter que, de manière générale, le
Conseil constitutionnel se montre assez respectueux de la volonté du
législateur, comme en témoigne, par exemple, la place occupée dans sa
jurisprudence par la référence à l’intérêt général25, probablement plus que
d’autres juridictions constitutionnelles ou européennes. Mais c’est d’un
autre sujet qu’il s’agit.

25
Cf. B. MATHIEU, M. VERPEAUX, L’intérêt général, norme constitutionnelle, Dalloz,
2007.

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