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sciences sociales
La science et l'actualité
Pierre Bourdieu
Bourdieu Pierre. La science et l'actualité. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 61, mars 1986. Science et
actualité. pp. 2-3;
https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1986_num_61_1_2298
LA SCIENCE
et qui se trouve livré à la discussion et à la rendu possible cet accident nécessaire. Il faudrait,
réfutation (nécessairement partielle, puisqu'elle lui doit dans la même logique, évoquer aussi l'immigration. Il
d'exister), réside dans sa capacité d'écarter non ne serait pas de meilleur exemple de ces «problèmes
seulement les réponses plus ou moins imposantes à d'actualité» qui s'imposent avec une telle force que
des questions non posées, mais les questions de la les hommes politiques, mais aussi, bien souvent, les
curiosité quotidienne, qui s'arrête toujours aux chercheurs en reprennent à leur compte tous les
mystères apparents. Ainsi, par exemple, lorsqu'il présupposés dans des problématiques qui, comme
s'acharne à découvrir de quel personnage singulier l'évaluation des coûts et des profits, contredisent
est venu l'ordre de couler un bateau pacifiste, dans leur principe même les réponses «généreuses»
l'enquêteur naïf oublie que, en tout univers social, que certains voudront leur donner. La distance
une décision ou une action n'a jamais à proprement sociale, et mentale, entre le débat public et la
parler pour sujet le responsable apparent, celui qui problématique scientifique est en ce cas si grande
est socialement mis en avant et qu'authentifie la que c'est la rupture inaugurale qui est exposée à
signature, signum authenticum. Comme dans ces faire figure de prise de position inspirée par le
romans ou ces films policiers où les indices trop préjugé.
visibles sont là pour détourner l'attention du S'il fallait à tout prix justifier ces
détective, les attestations sociales de la interventions de la science sur le terrain de l'actualité la
responsabilité, nom de l'artiste, griffe du couturier, signature plus brûlante, on pourrait au moins invoquer les
du ministre, sont comme faites pour masquer la fonctions critiques qu'elles peuvent exercer en ces
logique réelle de la causalité, que la science doit temps où les autorités politiques s'autorisent de
découvrir, en reconstruisant la structure et le compétences ou de garants scientifiques pour
fonctionnement du champ dont l'action ou l'œuvre convertir les problèmes politiques en choix
considérée est l'expression. Et l'expérience du purement techniques et où les commentaires autorisés
«fait» politique comme mystère, dans laquelle le font de plus en plus souvent appel à des ressources
journaliste à sensation et l'éditorialiste à idées, d'allure scientifique, comme les sondages, qui
pour une fois réconciliés, communient en ce cas, donnent l'apparence d'un fondement rationnel à
interdit d'examiner par exemple comment ont pu l'ambition de parler au nom de «l'opinion
s'instaurer, dans un espace politique officiellement publique». Et il n'est pas interdit en tout cas d'espérer
tíominé par des dirigeants investis de mandats que ces contributions limitées, révisibles et souvent
pacifistes, et avec leur complicité, les conditions négatives à la compréhension du présent, puissent
structurales (notamment le rapport entre les servir d'antidote au scepticisme, voire à l'irrationa-
pouvoirs militaires et les pouvoirs civils) qui ont lisme qu'a favorisés la faillite des grandes prophéties.