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Paul-Laurent Assoun, « Au risque du toxique. Lecture psychanalytique d'Au-dessous
du volcan », Topique 2009/2 (n° 107), p. 31-45.
DOI 10.3917/top.107.0031
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AU RISQUE DU TOXIQUE
Lecture psychanalytique
d’Au-dessous du volcan
Paul-Laurent Assoun
C’est bien sous la plume de Freud que l’on trouve ce qui, bien plutôt que
quelque éloge du risque – qui, on le sait, n’est guère de son style — , relève
d’un constat fondamental, en son genre clinique, relatif à une certaine écono-
mique de la vie et du désir. Le créateur de la psychanalyse prend acte, au cœur
de sa réflexion sur la mort 1, de ce fait de paupérisation de la capacité vitale, dès
lors que l’existant se trouve — dans quelque conjoncture que ce soit – amputé,
fût-ce à son insu, de ce « droit » et de cette envie de risquer la mise suprême du
« jeu », que la vie le nécessite à jouer, soit la vie même… L’existence devient
alors aussi « insipide », à son dire, qu’un « flirt américain dans lequel il est éta-
bli d’emblée que rien n’a le droit de se passer », en contraste avec une « relation
amoureuse continentale dont les graves conséquences doivent toujours rester
présentes à l’esprit des deux partenaires ». La métaphore, on le voit, réintroduit
le sérieux de l’érotique dans l’affaire – traçant une frontière – inter-continen-
tale – entre le simple titillement de la jouissance et le désir « pour de bon ».
Entre le « risque-tout » – familier à l’époque des « conduites » dites « à ris-
que » sur lesquelles il va falloir revenir, dans la mesure où elles nous imposent
la conjoncture du malaise de l’époque – et le « risque-rien », voué à la léthar-
1. S. Freud, Considérations actuelles sur la guerre et la mort, 1915, II, « Notre relation à la
mort », in Gesammelte Werke, Fischer Verlag, G.W.X., p. 243 (d’après notre retraduction).
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gie d’une vie vaccinée contre le risque et une anémie du désir, se fraie la voie
de l’épreuve du risque pour l’existant désirant. Voilà qui cadre la question du
risque, cette notion plombée d’idéologie, en sa dimension de réel inconscient.
DU RISQUE DE VIVRE…
Affrontons la vérité de La Palice : pas de risque s’il n’y a, pour qui y est sou-
mis, « quelque chose à perdre », donc s’il n’y a place, dans sa vie psychique,
d’un quelque chose à jouer. Le sujet qui court un risque est donc exposé à une
« moins-value ». Or, la perte totale, le risque absolu, pour le vivant, c’est assu-
rément la perte du bien qu’est « sa » vie.
ci se déchiffrera dès lors volontiers en ces termes. Mais précisément, c’est une
façon de neutraliser et de narcotiser le risque comme réel. L’assurance-vie pro-
met une vie sans risques, du moins qui ne soient « calculés »… et qui rapportent
des « intérêts ». La vie même devient définissable dans cette perspective comme
un risque chiffré, c’est-à-dire quantifié et évalué. L’évaluation s’impose même
comme antidote au risque de penser, ce qui est aujourd’hui plus que jamais
flagrant 2. Il est certes rassurant de voir d’avance « couverts » les risques qui
naissent au cours de la vie, évitant le spectre de la précarité qui naît de l’im-
prévu ingérable, mais qu’en est-il du risque de vivre même, celle que nulle
« assurance tous risques » ne peut « couvrir » ? Et que ne pût-on contracter une
assurance contre le risque de désirer – ce qui ferait l’économie des symptômes.
Du moins est-ce ce dont témoigne notre clinique. Bien des symptômes naissent
du remords térébrant d’une vie que le sujet ne veut plus et surtout ne sait plus
risquer (d’où sa « mauvaise conscience » larvée qui crée le malaise, voire cris-
tallise le symptôme).
Cela s’éclaire a contrario par l’expression : « Je n’ai plus rien à perdre » –
signe que le locuteur se croit sorti de cette arithmétique des plaisirs, alors qu’il
est « échec et mats » sur le damier des « coups » de la vie. L’expression a donc
une connotation objectivement mélancolique. Le mélancolique est celui qui est
si totalement identifié, pour le pire, à l’objet de la perte qu’il n’a plus d’espace
(interne) pour le risque de désirer. Façon de signifier que le « rien » a barre sur
lui. En revanche il n’y a de risque que si le sujet tient suffisamment à sa peau
pour appréhender de la perdre.
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s’effraie le plus – en tout cas au point que cela produise le symptôme trauma-
tique –, c’est de cette tentation de mourir, risque qui émane de lui-même, en
situation. De ce conflit ouvert du moi (au sens d’une « blessure ouverte ») – dont
le moi devient le champ de bataille –, Freud assigne le lieu propre : « Il se joue
entre l’ancien moi pacifique et le nouveau moi belliqueux du soldat et devient
aigu dès qu’au moi-de-paix devient évident quel grand danger il court à cause
des risques (Wagnisse) de son « double » nouvellement formé » 6.
La formule est d’autant plus déterminante qu’elle va bien au-delà du risque
localisé de guerre. Ou plutôt assigne-t-elle le noyau de ce qui se joue dans les
« conduites » face au risque – ce qui est décidément tout autre chose que les
équivoques « conduites à risque » –, d’un casus belli. On notera le repérage par
Freud du surgissement, dans le bruit et la fureur de la guerre, de ce « double »
qui fait courir au sujet le risque de dilapider sa vie, de se jeter au-devant de la
mort, bref de devenir malgré lui un « risque-tout ». Voilà qui le fait trembler de
la tête aux pieds…
Cela dessine l’enjeu symbolique structurel : le sujet tient à la vie par la filia-
tion et la place dans le symbolique. Que celui-ci, dans quelque condition de
guerre que ce soit, se trouve ébranlé, et le sujet ne s’inscrit plus, il se dé-dou-
ble dangereusement. Les conduites à risque dont se gargarise le discours social
d’actualité ne font que pointer la position de ces sujets qui, de ne pouvoir étrein-
dre leur existence, cherchent dans des conduites dangereuses une façon de
rencontrer leur « double » et de le dompter.
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« FAIRE LE PLEIN »
Cet état de perfection est destiné à être partagé, entre hommes, communauté
erratique de borrachos.
Mais au-dessus des borrachos, il y a les Borrachones – ceux qui donnent
leur intitulé à cet impressionnant tableau – quasi- tapisserie – que le Consul
découvre en cours de roman (p. 344-345), espèce de vision dantesque de l’Enfer
réservé aux alcooliques. Cette « croûte » de propagande prohibitionniste trouve
écho direct dans le sentiment de l’alcoolique, de se retrouver esseulé au milieu
de l’enfer en plein jour, séparé des autres, à commencer … des femmes.
Voilà, mis en équation hallucinatoire, le problème : recherche d’une pléni-
tude esseulée, au cœur de laquelle le sujet rencontre son enfer : « Soudain, il
MÉTAPHYSIQUE DU DÉMISSIONNAIRE
9. P.-L. Assoun, «Le briseur de souci ou l’indépendance toxique. Thèses sur l’inconscient
toxicomane », in Markos Zafiropoulos, Christine Condamin, Olivier Nicolle, L’inconscient toxi-
que, Anthropos Economica, 2001, p. 91-118.
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donne un sens à nos pauvres allées et venues sur terre » (p. 94). Suit une mys-
térieuse allusion à l’usage de l’alcool : « c’est de cette manière que je bois aussi,
comme absorbant un éternel sacrement ». L’alcool vient donc à la place de l’amour
manquant. Il en garde , au cœur de la déchéance, le cachet de sacralité.
L’alcoolique, malade incurable et insatiable de l’amour – ce qui donnerait
sens à ses « allées et venues » – s’administrerait l’alcool comme antidote à sa
vacance dans l’ambiance. En l’absorbant, à la façon d’un « sacrement ». Soif
d’éternité faisant écho à la répétition sans fin du geste de boire. Cette boisson,
il avoue d’ailleurs que, la portant à (ses) lèvres », il ne peut la « croire réelle »
( p. 95). C’est en effet le « semblant » dont la présence est indispensable, faute
de quoi lui est insupportable la réalité. D’ailleurs, le monde fait semblant d’ai-
mer, alors… S’il le dit, on peut le croire, sauf à mettre à jour, derrière cette
LA FEMME ET L’ALCOOL
LE TEMPS ALCOOLISÉ
C’est ce qui organise cette errance qui remplit ce roman prolixe, en écho à
son objet. Ce qui est remarquablement évoqué de la liquidité essentielle du temps
alcoolique, entre dépression et jouissance : « la journée s’étendait devant lui tel
un merveilleux désert ondulant sans limites où l’on allait, bien que de façon
merveilleuse, se perdre ; se perdre, mais pas si totalement qu’il ne lui fût
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possible de trouver les quelques rares points d’eau nécessaires, ou les oasis à
tequila éparses où des légionnaires de la damnation, loustics qui ne compre-
naient rien à ce qu’il disait, de la main, faisaient signe de s’enfoncer, son plein
une fois fait, dans cette glorieuse solitude. Paradis où l’homme n’a jamais soif…»
(p. 250). « Il se pourrait même qu’on découvrit au désastre (l’« inévitable désas-
tre personnel ») à la fin, certain élément interne de triomphe ».
Triomphe masochiste, certes. Mais tout est dit là de la temporalité sans limi-
tes, ondulante, de la perdition, en sa fluidité infinie – un temps qui n’est engagé
dans la particularité d’aucun désir – trouée d’enclaves de jouissance, en ces
« oasis » de satisfaction qui en sont la seule perspective quotidienne, où il s’agit
alors de « faire le plein ». Les seuls « panneaux indicateurs », dans cette dérive,
sont les « bars » ou cantinas avec ces « pousse-à-boire » sinistres, qui n’ont pas
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11. M. Balint, Thrills and Regressions, 1959 tr. fr. Les voies de la régression, Payot, 1972.
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« homme ruiné », dont les poches se vident de monnaie, qui ne contient plus
rien – sauf à transformer cette faillite en exaltation maniaque sporadique, comme
sur le manège. La « machine infernale » constitue la plus magnifique parabole
matérielle de cette pulsion de mort qui le fulgure.
Mais alors, il faut bien reconnaître qu’au fond de l’élan vers une femme, il
y a chez l’alcoolique une farouche haine inconsciente de la femme, à laquelle
Freud a fait écho en en soulignant régulièrement le ressort homosexuel. Plus
précisément, la femme aimée, sans laquelle la vie n’est qu’un malheur, contient
une menace. Son désir vient ravager l’homme. Pourquoi ?
LE PÈRE AVORTÉ
Qu’est-ce qui fait que finalement Geoffrey Firmin échoue dans son rapport
à la vie, au désir et à la femme ? Lowry nous en donne les clés, tout en faisant
quelque peu diversion par le récit du remords relatif à un acte de sauvagerie de
guerre – digne du Lord Jim de Conrad.
Voici la troisième et décisive avancée : on peut le mesurer à son recul face
à la paternité, celui qui se révèle non fortuitement au sortir de ce grand vertige
produit par la « machine infernale », soit le manège où il vient de vivre cette
transe. Touché brusquement par les enfants autour de lui, lui échappe la pensée
que : « Yvonne et lui auraient eu des enfants, auraient dû avoir des enfants,
auraient pu avoir des enfants, auraient…» (p. 383).
Cet exercice grammatical joue sur le conditionnel – absolu, puis infléchi par
les auxiliaires « devoir » et « pouvoir ». Il ne s’agit pas d’une évocation évasive :
Geoffrey rencontre là rien moins que la forclusion de sa paternité, l’impossibi-
lité de répondre à la demande d’enfant de la femme aimée. Ce devenir-père
s’écrit au subjonctif plus encore qu’au conditionnel : « que ne puis-je être père ! »
On comprend que c’est au moment où il se retrouve comme nu, littérale-
ment et symboliquement « sans papiers », que lui vient ce qui, plutôt qu’un regret,
est une évidence : ce qui est impossible dans ce lien à cette femme par ailleurs
passionnément désirée, c’est cette demande d’enfant à laquelle il est impuis-
sant à répondre. Pour la bonne raison qu’il ne peut envisager sans angoisse
délabrante de prolonger sa propre existence au-delà de lui-même.
Chaque nouveau verre perpétue en ce sens un secret infanticide. Plus pré-
L’AVE MARIA
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.71.181.211 - 28/03/2017 20h49. © L?Esprit du temps
On ne s’étonnera pas de le voir prier, lui, l’homme sans foi et qui, sinon une
Déesse Mère, la Vierge ? Pour celui qui déclare « il n’y a pas d’explication à ma
vie », mais qui constate son angoisse – « Bien que ma souffrance semble n’avoir
aucun sens je suis toujours dans l’angoisse » (p. 485) –, il ne reste qu’à invo-
quer l’Autre, « la Mère des vivants ». La question est « Où est l’amour ? ». Il
s’agit bien de localiser l’Amour : « Apprenez moi à aimer de nouveau, à aimer
la vie ». Mais la demande n’est pas d’enlever la souffrance – pas de pseudo
« résilience »13 pour cette trempe d’homme — mais : « Faites moi vraiment souf-
frir ». Cela suppose de faire le déchet, soit le saint : « Je suis tombé bas. Faites-moi
tomber encore plus bas, que je puisse connaître la vérité ».
Cela revient à un vœu, à la fois Ave Maria rénové et version révisée du « Notre-
Père » : « Délivrez moi de cette effrayante tyrannie de moi ». On voit bien la
tentation de la sainteté chez le mescalito, aspiration à la pureté des « Mystères ».
C’est à la fois un enfant non sevré et celui qui cherche dans le retour fantasma-
tique au sein maternel l’évasion à la forclusion.
Tout le roman – qui se déploie, note Lowry, sur douze heures – revient à une
« promenade » en forme de fuite du personnage principal. Une fois l’Aimée reve-
nue, il ne cesse de l’éviter. Quand enfin, il donne un semblant d’assentiment à
13. P.-L. Assoun, « La résilience à l’épreuve de la psychanalyse » ,in Synapse n°198, octo-
bre 2003, p.25-28.
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la femme aimée (il ne fait pas semblant, mais c’est un monologue intérieur qui
ne lève pas la forclusion), il n’a de cesse de trouver une échappée. Celle qu’il
atteint dans cette ascension du Volcan, pérégrination dans cette région de déchi-
rure géologique, dominée par la barranca. C’est comme l’histoire d’une
promenade qui tourne mal.
Cherchant les lettres de la femme – elle est là en chair et en os, mais il lui
parle par ses lettres relues en différé —, il va s’échouer dans la pire cantina,
entre prostituées et ruffians, où il se désignera, lui, sans papiers, comme « sus-
pect », espion et finira par trouver la mort de la main d’hommes de la pire espèce.
Freud a toujours souligné ce caractère homosexué de la jouissance alcoolique
– ce moment où les « copains » consolent de la désertion des « bonnes femmes ».
Mais ici c’est de ces collègues de taverne qu’il recevra le coup fatal, précisé-
Paul-Laurent ASSOUN
20, rue de la Terrasse
75017 Paris
risque inconscient trouve son illustration dans ce voyage volcanique, « échappée belle » et
morbide où le sujet se met en danger et en jeu.
Mots-clés : Vie – Mort – Risque – Désir – Toxique – Temps – Répétition.
Summary : This article attempts to determine the meaning of the word ‘risk’ in
unconscious experience – analysis of Freud’s position on the bond linking desire to death
is essential here. The notion of ‘excluding death from the balance sheet of life’ at first
seems contradictory with that of desire, but does in fact lie at the heart of analytical expe-
rience, as the symptom is written into the gap between denial of death and the insistence
subject’s retreat before desire and woman, refusing to become a father, reducing the sym-
bolic level to nothing, and embarking, with the aid of mezcal, on an erratic journey
through time whose ultimate destination is death. The question of unconscious risk-taking
finds its full expression in this volcanic voyage, this ‘great escape’ redolent with death, in
which the subject puts himself in infinite danger, gambling with his own life.
Key-words : Life – Death – Risk – Desire – Toxic – Time – Repetition.