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Les relations diplomatiques entre le gouvernement Belge de Londres et les


Etats-Unis (1940-1944)
par Thierry GROSBOIS

| Presses Universitaires de France | Guerres mondiales et conflits contemporains

2001/2-3 - n° 202
ISSN 0984-2292 | ISBN 9782130527213 | pages 167 à 187

Pour citer cet article :


— Grosbois T., Les relations diplomatiques entre le gouvernement Belge de Londres et les Etats-Unis (1940-1944),
Guerres mondiales et conflits contemporains 2001/2-3, n° 202, p. 167-187.

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LES RELATIONS DIPLOMATIQUES
ENTRE LE GOUVERNEMENT BELGE
DE LONDRES ET LES ÉTATS-UNIS
(1940-1944)

Cette contribution exploite principalement des sources rendues acces-


sibles récemment à l’historiographie belge : les documents diplomatiques
belges édités par José Gotovitch1, les procès-verbaux du Conseil des
ministres du gouvernement belge en exil consultables sur microfilm aux
Archives générales du royaume, et la biographie de Paul-Henri Spaak
rédigée par Michel Dumoulin sur base, pour la première fois, de
l’exploitation des papiers privés du ministre2. Il faut ajouter à cette énu-
mération deux thèses de doctorat défendues récemment aux Pays-Bas, par
Bert Zeeman, Cornelis Wiebes et Johan Willem Brouwer3, constituant
des études majeures et incontournables.
Il nous semble intéressant d’axer cette contribution sur les relations
bilatérales entretenues entre un petit pays, la Belgique, et l’une des gran-
des puissances pendant la guerre, les États-Unis. Nous excluons de cet
exposé les négociations multilatérales ayant impliqué cette grande puis-
sance et la Belgique. Cette approche accentue fortement l’asymétrie d’une
diplomatie limitée en influence et en moyens face à des Grands peu sou-
cieux, au cours du second conflit mondial, de prendre réellement en
compte l’avis d’un petit allié, au surplus discrédité par son attitude au
début de la guerre.
En effet, en 1940, un déchirement aux conséquences politiques funes-
tes se déroule en Belgique où le roi Léopold III décide de rester auprès de
ses troupes et refuse de suivre son gouvernement en exil. Le 28 mai 1940,
il décide de capituler, provoquant ainsi la colère de Paul Reynaud qui
l’accuse, dans une intervention radiodiffusée, de trahison. Le gouverne-

1. Documents diplomatiques belges 1941-1960. De l’indépendance à l’interdépendance, vol. 1 : Le gou-


vernement belge de Londres 1941-1944, Bruxelles, Éd. J. Gotovitch, 1998 (désormais : DDB).
2. M. Dumoulin, Spaak, Bruxelles, 1999.
3. B. Zeeman et C. Wiebes, Belgium, the Netherlands and Alliances 1940-1949, Amsterdam,
1993 ; J. Brouwer, Divergences d’intérêts et mauvaises humeurs. La France et les pays du Benelux devant la
construction européenne 1942-1950, Leiden, 1997.
Guerres mondiales et conflits contemporains, no 202-203/2002
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ment belge en exil en France est gagné, en juin-juillet, par le défaitisme et


se dissout. Seulement quatre ministres (Camille Gutt, Albert De Vlees-
chauwer, Hubert Pierlot et Paul-Henri Spaak) acceptent de s’exiler à
Londres. Au cours de cette période, le gouvernement belge craignait
qu’un exil à Londres signifie une mise sous tutelle de la Belgique par la
Grande-Bretagne. La capitulation du roi ayant été largement diffusée dans
la presse du monde entier et l’attitude défaitiste du gouvernement étant
bien connue des milieux alliés, la Belgique sera perçue pendant la guerre
par les Anglo-Saxons, en particulier par W. Churchill et F. D. Roosevelt,
comme un allié de troisième ordre. La Belgique ne peut plus prétendre
bénéficier d’un rayonnement similaire à celui qui avait suivi la Grande
Guerre.
Après bien des hésitations et des péripéties, le 22 octobre 1940,
Spaak et le Premier ministre Pierlot arrivent à Londres et rejoignent De
Vleeschauwer, ministre des Colonies, et Gutt, ministre des Finances, qui
les ont précédés. Réduit à quatre membres, qui se répartissent entre eux
plusieurs départements ministériels, le cabinet se reconstitue. Le 6 dé-
cembre, Spaak proclame enfin officiellement que la Belgique reste en
guerre contre l’Allemagne et devient l’alliée de l’Angleterre. En 1940, le
crédit du gouvernement belge auprès des Alliés est au plus bas, suite à la
capitulation et au ralliement tardif d’une partie du gouvernement. L’ab-
sence du chef de l’État se fait sentir, surtout dans les relations du gouver-
nement belge en exil avec les grandes puissances, qui ne le consulteront
pratiquement jamais au cours de la guerre. Les relations belgo-
américaines au cours de la Seconde Guerre se révèlent particulièrement
froides, le peu de sympathie de Roosevelt envers Spaak constituant un
facteur aggravant. Les Belges sont donc perçus comme des alliés de
seconde zone, dont l’attitude n’a pas été nette et en qui on n’accorde
qu’une confiance limitée. Rapidement, un rapprochement s’esquisse
entre le gouvernement belge en exil et les autres petites nations alliées en
exil, notamment avec les Luxembourgeois et les Néerlandais ; ce qui
aboutit à la création du Benelux, projet destiné à créer un groupe des
petites nations d’Europe occidentale, capable d’être écouté par les
grandes puissances.

1. Un préalable : l’attitude hostile


du président Roosevelt envers la Belgique
1.L’intérêt personnel du président Roosevelt à l’égard des petits pays
du Benelux s’explique avant tout pour des raisons généalogiques. Le pré-
sident connaît l’origine hollandaise de sa famille, son nom signifiant d’ail-
leurs « champs de rose ». Ainsi, lorsqu’en janvier 1934, il accrédite un de
ses amis personnels, Emmet, en tant que chargé d’affaires des États-Unis à
La Haye, Roosevelt évoque dans la lettre de créance qu’il adresse à la
reine Wilhelmine, les origines de sa famille : « The is the land of my fore-
bears of my family and I have cherished a sentiment of affection for and
Les relations diplomatiques 169

deep interest in your nation. »4 Des recherches généalogiques seront


effectuées en 1936 sur les origines zélandaises de la famille Roosevelt et
communiquées au président par l’intermédiaire de Emmet. Quant à la
famille Delano, second nom de Roosevelt, elle passait pour être d’origine
luxembourgeoise, voire belge. Le fait que le président y croit explique
largement son intérêt particulier pour le sort des Pays-Bas, de la Belgique
et du Luxembourg. Cette attention s’exprime également dans la
démarche personnelle et ultra-confidentielle, en raison de la neutralité
américaine, faite par Roosevelt auprès des souverains des trois pays, afin
de sauvegarder les enfants royaux5.
Déjà avant la guerre, Roosevelt cultivait ses relations avec les princi-
pales cours européennes, et entretenait une correspondance avec plusieurs
rois, reines, princes ou princesses. Roosevelt a exercé les fonctions
d’Assistant Secretary of the Navy entre 1913 et 1920. Dans le cadre d’une
mission officielle, en 1917, il avait eu l’occasion de visiter le front allié en
Europe et de rencontrer le roi Albert Ier et son fils Léopold. Depuis cette
époque, Roosevelt admirait en particulier la figure du roi Albert et était
donc enclin à s’intéresser au sort de son fils Léopold III. La capitulation
contestée de Léopold III et sa rupture avec ses ministres rendent relative-
ment impopulaire la cause de la Belgique dans la presse américaine, qui
diffuse largement les accusations de Paul Reynaud. Sa rencontre avec
Hitler et son remariage en 1941 achèvent de ruiner le crédit du roi des
Belges auprès des autorités américaines. Roosevelt est enclin à considérer
l’attitude de Léopold III comme la trahison d’une amitié personnelle, en
pleine campagne pour les élections présidentielles de novembre 1940, ce
qui explique pourquoi il ne pardonnera jamais au roi des Belges son atti-
tude. Roosevelt se désintéresse dès lors du sort de la Belgique, au profit
d’autres monarchies, telles que celle du Luxembourg.
L’attitude de Roosevelt à l’égard du devenir des petites nations est
également intéressante à relever. Roosevelt croit bien connaître l’Europe,
en raison de son expérience en tant qu’Assistant Secretary of the Navy pen-
dant la Première Guerre mondiale, fonction qui lui avait permis d’ef-
fectuer des missions importantes en Europe et de côtoyer de nombreuses
personnalités alliées. Il comprend d’ailleurs le français. Dès lors, il accepte
difficilement de se faire conseiller sur des matières concernant l’avenir de
l’Europe, et préfère se fier à son instinct politique. Si Churchill et Roose-
velt se montrent, en 1943, tous deux favorables à la constitution d’un
Conseil des grandes puissances, le président s’oppose par contre à une
union européenne, notamment parce qu’elle favoriserait le retour de
l’isolationnisme américain, qui n’est pas mort, malgré Pearl Harbor. Par

4. Les Pays-Bas sont « le pays de mes aïeux de ma famille, et j’ai nourri un sentiment d’affection
et d’intérêt profond à l’égard de votre nation ». Roosevelt Study Center (Middelburg), F. D. Roose-
velt’s Office Files, Diplomatic Correspondence File, reel 24, 465, lettre de F. D. Roosevelt à la Reine
Wilhelmine, 30 janvier 1934.
5. Le 28 mai 1940, Spaak refuse d’envoyer les enfants royaux aux États-Unis. M. Dumoulin,
Spaak, op. cit., p. 178.
170 Thierry Grosbois

contre, Roosevelt se montre favorable à la formation d’une sorte de


Lotharingie, au profit du Luxembourg. Il ne désire pas rétablir l’intégrité
territoriale de la Belgique, de la France et de l’Allemagne, en raison de
l’hostilité personnelle qu’il entretient à l’égard des autorités de ces pays, en
particulier envers le général de Gaulle. Ainsi, lorsque le 5 juin 1942, il
reçoit le ministre luxembourgeois Joseph Bech à la Maison-Blanche, la
conversation s’engage sur l’avenir de l’Allemagne. Roosevelt se montre à
cette occasion favorable à une scission de l’Allemagne en plusieurs États
indépendants mais qui seraient intégrés dans un regroupement européen
plus vaste, reliés par des services publics communs (transport, électri-
cité, etc.). Bech répond en estimant qu’il importe de détacher les États
allemands de l’influence prussienne et militariste. Dans ce but, il considère
que la Rhénanie pourrait former une union économique avec la Bel-
gique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Il estime que cette union écono-
mique constituerait une solution contre l’esprit d’agression des Allemands
et un précédent pour l’établissement des États-Unis d’Europe au niveau
politique. Roosevelt ne relève pas cette proposition en faveur de l’idée
européenne et dénigre la Belgique devant son interlocuteur, en soulignant
les divisions existantes entre Wallons et Flamands. Bech évite soigneuse-
ment d’entrer dans le raisonnement du président à cet égard6.
Quelques mois plus tard, Roosevelt se révèle plus précis dans ses
intentions en invitant la grande-duchesse Charlotte pendant quelques
jours à la Maison-Blanche. Le 26 octobre au soir, il déclare, lors d’une
discussion confidentielle en tête-à-tête avec la souveraine, qu’il venait de
discuter avec Churchill de la nécessité de transformer le Luxembourg en
un État-tampon, auquel seraient adjoints l’Alsace-Lorraine, et le nord de
la France. Il n’hésite pas, dans la suite de la conversation, à suggérer le
démantèlement de l’Allemagne et de la France, ainsi qu’à émettre des
doutes à propos de l’avenir de la Belgique en raison de l’attitude du roi.
Charlotte dut prendre la défense de Léopold III. Le 28 octobre, une nou-
velle conversation entre la souveraine et le président se tient en présence
d’Harry Hopkins, son ami et proche conseiller. Hopkins attaque à nou-
veau la Belgique et son roi de manière très dure, ainsi que la France et de
Gaulle7. Roosevelt et Hopkins auraient certainement offert le royaume de
Belgique à la grande-duchesse, au détriment de Léopold III, si elle était
entrée dans leurs vues. Ces discussions ont pour objet de sonder les
autorités luxembourgeoises quant à l’attitude qu’elles adopteraient si les
puissances anglo-saxonnes proposaient officiellement au Luxembourg
l’annexion de territoires importants au détriment de plusieurs pays voisins
(Allemagne, Belgique, France) ! Ni Bech ni la grande-duchesse n’ont

6. Le compte rendu de la discussion entre Roosevelt et Bech a été rédigé par le chargé d’affaires
luxembourgeois à Washington, H. Le Gallais, et a été publié dans G. Heisbourg, Le gouvernement
luxembourgeois en exil, Luxembourg, 1986-1991, t. 3, p. 50-52 ; T. Grosbois, L’idée européenne en temps
de guerre dans le Benelux 1940-1944, Louvain-La-Neuve, 1994, p. 109-111. Texte original dans Archi-
ves de l’État (Luxembourg), AE GT EX 262, p. 97-99 (MF no 29).
7. G. Heisbourg, Le gouvernement luxembourgeois, op. cit., t. 3, p. 114-117.
Les relations diplomatiques 171

fourni d’arguments favorisant le projet, bien au contraire. À Londres,


Bech entretient d’excellentes relations avec le gouvernement belge en exil
et la France Libre, et n’a aucune visée annexionniste à l’égard de ces pays.
Parallèlement à ses contacts avec les autorités luxembourgeoises, Roo-
sevelt sonde également des personnalités britanniques à propos de l’avenir
territorial du Luxembourg. En juin 1942, au cours d’une mission officielle
à Washington, Oliver Lyttelton, ami de Churchill, nommé depuis quel-
ques semaines ministre de la Production et membre du Cabinet de guerre
britannique, rencontre pour la première fois le président. Un soir, celui-ci
lui parle de la Belgique, pays divisé entre Wallons et Flamands qui ne peu-
vent plus vivre ensemble. Lyttelton se montre gêné d’être l’interlocuteur
du président sur ce thème. À quoi Roosevelt ajoute : « After the war, we
should make two states, one known as Walloonia and one as Flamingia,
and we should amalgamate Luxembourg with Flamengia. What do you say
to that ? »8 Lyttelton, qui connaît bien les milieux belges en exil, trouvent
de telles idées sur le sort de la Belgique et du Luxembourg pour le moins
démagogiques, et reflétant un esprit troublé, inconséquent, intuitif et peu
méthodique. Lyttelton répond poliment que cela nécessiterait une étude
plus approfondie, dans la mesure où les populations étaient entremêlées et
que la scission poserait le problème du contrôle de l’Escaut, du port
d’Anvers, et du complexe industriel charbon-acier. Voyant son interlocu-
teur peu enclin à entrer dans ses vues, Roosevelt passe à un autre sujet. À
son retour en Grande-Bretagne, Lyttelton fait rapport à Anthony Eden de
sa conversation. Eden croit à une plaisanterie et puis reste incrédule lorsque
Lyttelton affirme que Roosevelt était très sérieux. Eden, le 13 mars 1943,
se voit confirmer, de la bouche même du président, la nécessité de créer un
nouvel État appelé « Wallonia » formé par la réunion de la Wallonie, du
Luxembourg, de l’Alsace-Lorraine et d’une partie du nord de la France.
Eden s’empresse de jeter de l’eau sur le feu9.
Roosevelt n’est pas découragé pour autant puisqu’il aborde à nouveau
le sujet avec son secrétaire d’État Cordell Hull, les 5 et 6 octobre 1943,
peu avant le départ de ce dernier pour la conférence de Moscou. Concer-
nant l’avenir de l’Allemagne, il se prononce pour une division en plu-
sieurs États. À propos de nos régions, « Mr Roosevelt said there was not
likely to be any trouble over the restoration of Holland or the Scandina-
vian countries, but that Belgium was likely to present difficulties. Apart,
he said, from the equivocal position of King Leopold, then a prisoner of
the Germans, who had British support because Churchill believed in the
restoration of monarchies but who might cause trouble with regard to the
Belgian Government-in-exile, Belgium was an artificial, bilingual state

8. « Après la guerre, nous devrions constituer deux États, l’un dénommé Walloonia et l’autre
Flamingia, et nous devrions amalgamer le Luxembourg avec la Flamingia. Qu’en dites-vous ? »,
O. Lyttelton, The Memoirs of Lord Chandos, Londres, 1962, p. 309 ; J. Gérard-Libois et R. Lewin, La
Belgique entre dans la guerre froide et l’Europe 1947-1953, Bruxelles, 1992, p. 35.
9. A. Eden, The Eden Memoirs. The Reckoning, Londres, 1965, p. 373 ; F. Vanlangenhove, La sécu-
rité de la Belgique. Contribution à l’histoire de la période 1940-1950, Bruxelles, 1971, p. 45.
172 Thierry Grosbois

with the Walloons and Flemings traditionally at odds with each other.
The President mentioned, in this connection, a German study made
in 1940 proposing a federal union of Alsace, Lorraine, Luxemburg, and
the two parts of Belgium. »10 Ces projets confus, outre qu’ils témoignent
d’une connaissance très approximative des réalités européennes de la part
des autorités supérieures américaines, expriment une certaine désinvol-
ture. On peut imaginer la position difficile du Luxembourg à l’égard de
ses voisins si ces plans avaient connu le moindre commencement
d’application après la guerre. Hull se montre plus conscient que Roose-
velt de la nécessité de respecter la souveraineté et l’intégrité de tous les
petits États.
Lors de la conférence de Moscou, du 18 au 30 octobre, Hull, Molo-
tov et Eden discutent des problèmes d’après-guerre. Ils se divisent sur
l’avenir de la Pologne et de l’Allemagne. Par contre, ils décident de réta-
blir l’indépendance de l’Autriche et de créer une European Advisory Com-
mission composée uniquement de représentants des trois grandes puissan-
ces (à l’exclusion, au début, de la France), chargée de négocier la question
allemande. La nécessité de fonder l’ONU se voit reconnue au point 4 de la
déclaration finale : les puissances reconnaissent « the necessity of establi-
shing at the earliest practicable date a general international organization,
based on the principle of the sovereign equality of all peace-loving states,
and open to membership by all such states, large and small, for the main-
tenance of international peace and security »11. Ce passage, proposé par
Hull, soulignant l’égalité entre grands et petits États au sein des Nations
Unies, ne passera pas inaperçu auprès des gouvernements en exil à Lon-
dres, qui y trouveront une note d’espoir. Le 5 novembre, le Sénat améri-
cain adopte une résolution comportant un paragraphe dont la formulation
est identique12.
Le gouvernement belge en exil ne semble pas avoir été mis au courant
de la volonté présidentielle de dissoudre la Belgique dans un ensemble
plus vaste. Il est cependant bien conscient de la grave perte de crédit de la
Belgique à Washington. Sans l’avoir jamais rencontré, Paul-Henri Spaak
admirait sincèrement Roosevelt et les réalisations économiques et sociales

10. « Mr Roosevelt a affirmé qu’il n’existerait probablement pas d’obstacle à propos de la restau-
ration de la Hollande ou des pays scandinaves, mais la Belgique présentera probablement des difficul-
tés. À part le fait, comme il dit, de la position équivoque du roi Léopold, prisonnier des Allemands,
qui a le soutien britannique parce que Churchill croit en la restauration des monarchies mais qui
pourrait mettre en difficulté le gouvernement belge en exil, la Belgique était un État bilingue artifi-
ciel, avec des Wallons et des Flamands traditionnellement en désaccord entre eux. Le président a
mentionné, à ce propos, une étude allemande réalisée en 1940, proposant une union fédérale de
l’Alsace, de la Lorraine, du Luxembourg, et des deux parties de la Belgique », C. Hull, The Memoirs,
New York, 1948, vol. 2, p. 1266.
11. Les puissances reconnaissent « la nécessité de l’établissement à une date rapprochée d’une
organisation internationale générale basée sur le principe de la souveraineté égale de tous les États
épris de paix, et ouverte à l’adhésion de tous ces États, grands et petits, en vue du maintien de la paix
internationale et de la sécurité », Texte publié dans L. Woodward, British Foreign Policy in the Second
World War, Londres, 1976, vol. 5, p. 71.
12. L. Woodward, British Foreign Policy, vol. 5, op. cit., p. 80.
Les relations diplomatiques 173

qu’il avait introduites dans son pays dans le cadre du New Deal. Le
15 octobre 1941, Spaak, accompagné du comte Van der Straeten-
Ponthoz (ambassadeur de Belgique à Washington) et de Georges Theunis
(ministre d’État et ambassadeur extraordinaire), est reçu par Roosevelt. Il
pense pouvoir le convaincre d’appuyer l’initiative du gouvernement belge
en exil de fournir, par l’intermédiaire de pays neutres tels que le Portugal,
du ravitaillement à la Belgique occupée. Il s’agit de rééditer l’initiative
américaine (Commission for Relief in Belgium, CRB, coordonnée par
H. Hoover), de ravitaillement de la Belgique, réalisée au cours de la
guerre 1914-1918. Malgré les arguments humanitaires présentés par
Spaak, Roosevelt oppose une fin de non-recevoir particulièrement sèche.
Roosevelt n’a aucune intention de contrecarrer le blocus décrété par les
Britanniques à l’égard de l’Europe continentale, mais, au contraire, de le
renforcer13. Spaak, très décontenancé, n’oubliera pas cette « impression
fâcheuse », et ne sollicitera plus aucune audience auprès de Roosevelt au
cours de la guerre. Spaak attendra la mort de Roosevelt et l’arrivée au
pouvoir du président Truman, en avril 1945, pour renouer les contacts
officiels rompus. Or, Spaak est immédiatement conquis par la personnalité
de Truman. Il faut dès lors attendre le milieu de l’année 1945 pour cons-
tater une amélioration des relations belgo-américaines14.
Par contre, des discussions publiques, en particulier dans les milieux
intellectuels et dans la presse anglo-saxonne, prévoyant la disparition
éventuelle des petits pays au profit de groupes plus vastes, provoquent des
réactions passionnées à Londres au sein des milieux exilés. Le gouverne-
ment belge se lance dans la polémique, en multipliant les articles dans la
presse et les discours, prononcés notamment par Spaak, afin de démontrer
que les petits États méritent d’être entendus et écoutés par les grands15. Les
Néerlandais, qui considèrent que les Pays-Bas ne forment pas une petite
nation, en appellent au respect de la démocratie. Suite à la publication
d’un nouvel éditorial de E. H. Carr dans le Times, proposant que les
États-Unis, la Grande-Bretagne et l’URSS soient les gardiens de l’Europe
d’après-guerre, sans faire référence aux autres pays, le ministre néerlandais
des Affaires étrangères, Van Kleffens, écrit en ce sens une lettre retentis-
sante au Times, publiée le 25 mars 1943. Cette lettre, largement com-
mentée, aura un impact important dans la presse et les milieux diploma-

13. Le refus américain est connu en Belgique occupée : « Le gouvernement des États-Unis n’a
pu consentir à la levée du blocus, levée que l’Angleterre n’eût, d’ailleurs, pas permise. Les hommes
d’État américains et anglais n’ont aucune confiance dans une Allemagne qui n’hésiterait pas, ainsi que
nous le prouve l’expérience de tous les jours, à nous dépouiller à son profit de toute l’alimentation qui
arriverait à notre destination exclusive », P. Delandsheere et A. Ooms, La Belgique sous les nazis,
Bruxelles, s.d., p. 414-415 (7 août 1941).
14. P. H. Spaak, Combats inachevés, t. 1, Paris, 1969, p. 188-191 ; A. Colignon, Secours d’hiver,
Secours d’Hitler, Jours de guerre, t. 6, Bruxelles, 1992, p. 86-87. Archives du ministère belge des Affai-
res étrangères (Bruxelles), dossier no 11601, 1940-1943, télégramme chiffré no 121 de Spaak à Pierlot,
télégramme en clair no 123 de Van der Straeten, 15 octobre 1941.
15. Sur le point de vue belge, cf. les textes publiés dans T. Grosbois, L’idée européenne, op. cit. ;
F. Vanlangenhove, La Sécurité, op. cit., p. 45-58.
174 Thierry Grosbois

tiques alliés et neutres, au point que C. Hull devra réagir lors d’une
conférence de presse pour calmer les appréhensions des petits alliés16. Le
combat pour les droits des petites nations devient l’un des objectifs de la
politique étrangère néerlandaise entre 1943 et 194517.

2. Les relations diplomatiques belgo-américaines


Pendant la Seconde Guerre, la représentation diplomatique belge aux
États-Unis se caractérise par une innovation hardie, consistant à maintenir
deux ambassadeurs, à Washington et à New York. R. van der Straeten-
Ponthoz, ambassadeur de Belgique à Washington, arrive à la fin de sa car-
rière au moment du déclenchement de la guerre en Europe, ce qui justi-
fiera une prolongation exceptionnelle de son mandat jusqu’à la fin du
conflit. Son âge ne le porte pas au dynamisme, tant et si bien qu’il se can-
tonne souvent à l’exercice d’une représentation diplomatique tradition-
nelle. Il est cependant assisté par un conseiller d’ambassade brillant et très
actif, le baron Hervé de Gruben.
Au côté de cette ambassade classique, un second représentant diplo-
matique en mission spéciale aux États-Unis, l’ambassadeur extraordinaire
et plénipotentiaire Georges Theunis, a été désigné dès 1939 par le gou-
vernement belge. Il s’agit d’une personnalité politique de premier plan,
démontrant l’importance vitale que la Belgique accorde à cette fonction.
Theunis, homme politique catholique conservateur issu du monde des
affaires, fut ministre des Finances de 1920 à 1925, ministre de la Défense
nationale en 1932 et surtout Premier ministre de 1921 à 1925, et de 1934
à 1935. Au cours de l’été 1940, les initiatives de Theunis permettent la
reprise en main du corps diplomatique belge, comblant le vide causé par
l’absence d’instructions de Spaak. Par ailleurs, il a déjà joué un rôle consi-
dérable pendant la Première Guerre mondiale, ainsi qu’immédiatement
après, dans la gestion des problèmes liés aux réparations et aux finances
publiques. En quoi consiste la mission de Theunis ?
À la suite du déclenchement de la guerre en Europe, en sep-
tembre 1939, le gouvernement belge estime nécessaire de disposer d’un
représentant diplomatique, chargé de créer une mission économique à
New York. Se souvenant de l’expérience préalable de la Grande Guerre,
au cours de laquelle la CRB, animée par H. Hoover, avait organisé une
aide humanitaire en Belgique occupée financée par des fonds américains,
le gouvernement belge désirait, afin de parer à toutes éventualités, dispo-

16. La lettre a été éditée dans T. Grosbois, L’idée européenne, op. cit., p. 183-185, et dans les
mémoires de Van Kleffens : E. N. Van Kleffens, Belevenissen, t. 2, Alphen a/d Rijn, t. 2, 1983, p. 30-
31.
17. Sur le point de vue néerlandais dans le débat concernant le rôle des petites nations dans le
monde de l’après-guerre, cf. H. Daalder, Nederland en de wereld 1940-1945, Tijdschrift voor Geschiede-
nis, t. 66, 1953, p. 189-193. Cet article a été traduit en anglais dans H. Daalder, The Netherlands and
the World 1940-1945, The Foreign Policy of the Netherlands, Alphen a/d Rijn, Éd. J. H. Leurdijk, 1978,
p. 49-87. Voir aussi L. De Jong, Het Koninkrijk der Nederlanden in de tweede wereldoorlog, t. 9/1, Londen,
La Haye, 1979, p. 623-632. C. Wiebes et B. Zeeman, Belgium, op. cit., p. 71-72.
Les relations diplomatiques 175

ser d’une mission économique à New York chargée d’organiser le ravi-


taillement de la Belgique neutre. Le blocus britannique, que les États-
Unis respecteront, rendra par ailleurs la mission Theunis très difficile sur
ce point. En outre, Theunis se voit confier une mission de propagande
destinée à justifier la politique de neutralité de la Belgique, maintenue
malgré le déclenchement du conflit en septembre 1939. Theunis se rendra
compte immédiatement que l’opinion publique américaine considère
« généralement d’une façon défavorable la neutralité absolue de la Bel-
gique et des autres petits pays d’Europe ». En 1939-1940, il adresse à
Spaak plusieurs rapports sur « ce sentiment assez particulier d’un peuple
puissant, protégé par 5 000 kilomètres d’océan, s’attachant à sa neutralité
et critiquant ouvertement celle d’un petit pays exposé comme le nôtre ».
Il déplore cependant n’avoir reçu aucune réponse ni aucune instruction
de Spaak à la suite des rapports envoyés. En 1942, il s’en plaint encore
auprès du Premier ministre Pierlot, qui l’avait choisi en 1939 pour occu-
per cette fonction aux États-Unis, en constatant avec amertume que dès
avant le 10 mai 1940, « la Belgique avait perdu l’amitié de la France, la
confiance de l’Angleterre, et sa politique n’était tout au moins pas com-
prise aux États-Unis. Quant à l’Allemagne. »18 A posteriori, Theunis se
montre donc très critique envers la politique d’indépendance menée au
cours de cette période fatidique par Léopold III et son ministre Spaak.
Ayant reconnu ses erreurs du passé, Spaak entretient des rapports cor-
diaux avec Theunis au cours de la guerre. Au point que Theunis devient
un conseiller très écouté de Spaak, ce que démontre l’abondante et très
intéressante correspondance politique échangée entre les deux hommes
tout au long de la guerre. En fait, l’importance du rôle politique joué par
Theunis dans la diplomatie belge de guerre permet à l’historien de le
considérer pratiquement comme un « vice-ministre des Affaires étran-
gères », même s’il ne sera jamais intégré au gouvernement belge de Lon-
dres, comme cela a été envisagé au cours de l’automne 1940. Pouvant
parler quasiment d’égal à égal avec le ministre Spaak auquel il est en prin-
cipe subordonné, Theunis prend de lui-même de nombreuses initiatives
destinées à rétablir l’image de la Belgique aux États-Unis et en Amérique
latine, sérieusement entachée par la défaite de mai 1940 et l’attitude du roi
Léopold III. L’on peut dès lors considérer que les relations diplomatiques
belgo-américaines sont dominées, jusqu’en 1944, par la figure de Theu-
nis, bien plus que par les rares décisions prises depuis Londres par Spaak,
tandis que le représentant officiel, l’ambassadeur R. van der Straeten-
Ponthoz, se contente de jouer un second rôle.
La question de l’ambassade de Belgique aux États-Unis sera discutée
plusieurs fois en Conseil des ministres au cours de la guerre. Lors de son
voyage aux États-Unis fin 1941, le ministre De Vleeschauwer « a été
frappé par le fait que la représentation belge est totalement insuffisante

18. DDB, t. 1, no 91, p. 282 : Rapport de G. Theunis à H. Pierlot, 24 mars 1942.


176 Thierry Grosbois

dans ce pays et qu’il importe de la renforcer sans tarder », allusion à la lan-


gueur dont fait preuve l’ambassadeur van der Straeten-Ponthoz. Spaak se
montre conscient de la forte position acquise par Theunis vis-à-vis de
l’ambassadeur officiel, et estime également qu’il convient de revoir la
représentation belge à Washington. Afin d’améliorer la situation, Spaak
propose de maintenir van der Straeten-Ponthoz dans ses fonctions d’am-
bassadeur, mais de remplacer le conseiller de l’ambassade, le baron de
Gruben, par le baron Guillaume, ambassadeur en Chine. Ce dernier
aurait, aux États-Unis, le rang de ministre, « mais promesse lui serait faite
que le poste d’ambassadeur lui serait confié après la guerre ». Quant au
baron de Gruben, il recevrait une promotion à un autre poste. Spaak
pense également renforcer l’ambassade de Washington en y envoyant
Walter Loridan, chargé d’affaires à Mexico19. Le Conseil des ministres
marque curieusement son accord sur ce projet de mouvement diploma-
tique, sans se rendre compte que la solution proposée créerait beaucoup
de confusions à Washington : outre Theunis, deux autres ministres belges
assisteraient l’ambassadeur van der Straeten dans sa tâche ! La présence
simultanée de quatre ambassadeurs aurait pu provoquer des conflits de
personnes, déjà perceptibles entre Theunis et van der Straeten, préjudi-
ciables à la représentation de la Belgique aux États-Unis...
La solution proposée par Spaak ne sera jamais appliquée, sans doute en
raison des réticences des intéressés eux-mêmes. Le ministre De Schryver,
à la suite de son arrivée à Londres, est envoyé en mission aux États-Unis
afin d’aider Theunis dans sa tâche à New York, avant de réintégrer le
gouvernement en exil en 1943. Le départ de De Schryver remet à l’ordre
du jour, en mars 1943, la question du renforcement de la représentation
belge aux États-Unis. Spaak propose à nouveau d’adjoindre le baron
Guillaume auprès de l’ambassadeur van der Straeten, tandis que la mission
de Theunis à New York se verrait renforcée par plusieurs diplomates
(Spaak cite les noms de Wauters, Loridan et de Selliers)20. À l’issue d’un
voyage aux États-Unis au cours de l’automne 1943, Spaak se rend compte
par lui-même que la position belge aux États-Unis n’est guère brillante.
Lors du Conseil des ministres du 13 décembre, Spaak ne mâche pas ses
mots en constatant à propos de cette position qu’ « on ne peut dire qu’elle
soit bonne et il est plus vrai de dire qu’elle n’existe pas ». Malgré les efforts
de Theunis, un vide existe dans les relations belgo-américaines. Il se
montre sévère envers van der Straeten, qui fait pâle figure face à Theunis :
« Notre représentation diplomatique bicéphale ne nous assure pas une
position avantageuse. L’une des ambassades déborde sur l’autre. En fait, il
serait utile de remplacer notre ambassadeur à Washington et de nommer
quelqu’un qui puisse donner plus d’ampleur à ce poste. »21 Malgré ce

19. Archives générales du royaume (Bruxelles) (désormais : AGR), MF no 2081/2, Conseil des
ministres du 28 décembre 1942, p. 1-2.
20. AGR, MF no 2081/2, Conseil des ministres du 9 mars 1943, p. 1-2.
21. Ibid., Conseil des ministres du 17 décembre 1943, p. 3.
Les relations diplomatiques 177

constat effarant, Spaak refusera de relever de son poste l’ambassadeur van


der Straeten, hésitant sans doute quant au choix de la personne capable
d’occuper une telle fonction, devenue vitale pour la Belgique en raison
du rang occupé par les États-Unis. Spaak considère en effet que le rôle de
Washington dans le monde et même en Europe sera « énorme » après la
guerre22. Lors du Conseil des ministres du 8 juin 1944, il annonce que le
baron Guillaume ne pourra pas, comme prévu à l’approche de la Libéra-
tion, remplacer le comte van der Straeten-Ponthoz à la tête de
l’ambassade de Washington, car les États-Unis manifestent « le désir de ne
pas voir modifier la composition des missions diplomatiques dans les cir-
constances actuelles » liées au débarquement de Normandie23. Après la
guerre, le baron Guillaume sera désigné pour occuper les fonctions d’am-
bassadeur à Paris, tandis que le comte van der Straeten sera remplacé par
le baron R. Silvercruys, qui avait excellé en tant que représentant belge à
Ottawa.
Dans sa circulaire du 6 décembre 1940, Spaak note avec satisfaction
que la légitimité du gouvernement belge exilé à Londres n’est guère
contestée. Cette reconnaissance se voit même renforcée par le fait que,
quelques jours après l’arrivée de Pierlot et de Spaak à Londres, le gouver-
nement américain a accrédité auprès du gouvernement belge un nouveau
chargé d’affaires24. Même si cet acte politique de Roosevelt est essentiel
aux yeux des autorités belges, il faut cependant souligner que le nouvel
ambassadeur américain, Anthony Drexel Biddle, cumule les fonctions de
représentant diplomatique auprès de tous les gouvernements européens
réfugiés à Londres ! Ce qui démontre le peu d’intérêt que Roosevelt
accorde à l’avis des petits alliés. De fait, au cours de sa mission, Biddle
n’entretiendra guère de relations suivies avec le gouvernement belge,
évoquera rarement dans ses rapports adressés à Roosevelt la position
adoptée par la Belgique, et se montrera bien plus préoccupé par la ques-
tion polonaise, facteur majeur des relations entre les puissances anglo-
saxonnes et l’URSS.
Adolf A. Berle, Assistant Secretary of State, est chargé, au sein du State
Department à Washington, des relations avec les gouvernements exilés à
Londres. Or, Berle se distingue par le peu d’estime qu’il porte au gouver-
nement belge, en raison, à nouveau, du discrédit ayant accompagné la
capitulation belge de mai 1940 et l’attitude du roi Léopold III. Un inci-
dent qui se produit au début de l’année 1942 démontre le peu de crédibi-
lité qu’il accorde aux gouvernements exilés. Ces derniers se montrent fort
préoccupés par l’existence de multiples « comités libres » autorisés aux
États-Unis, qui cherchent à se faire reconnaître, au même titre que la
France Libre. Une telle reconnaissance accordée aux Danois, Allemands,

22. Lettre de P.-H. Spaak à van der Straeten, 29 mars 1941, citée dans M. Dumoulin, Spaak, op.
cit., p. 273.
23. AGR, MF no 2081/3A, Conseil des ministres du 8 juin 1944, p. 1.
24. DDB, t. 1, no 3, p. 69.
178 Thierry Grosbois

Autrichiens, Bulgares, Hongrois ayant constitué de tels comités, aurait


menacé la légitimité des gouvernements alliés exilés, et entraîné une crise
grave entre les petits pays et les Grands alliés. Or, Berle, par naïveté et
ignorance, n’hésite pas, en janvier 1942, à demander aux gouvernements
alliés de signer une « Déclaration des Nations Unies » destinée à ouvrir la
voie à la reconnaissance de la France libre, mais comportant une ambi-
guïté quant aux termes employés à propos des « autorités appropriées »
jugées compétentes pour représenter les nations en guerre avec les Alliés
et censées être reconnues par eux. Le danger consisterait, au moment de
la libération des territoires occupés, à ce que les autorités américaines trai-
tent directement avec des comités libres placés sur le même pied que les
gouvernements légaux25. C’est d’ailleurs ce qui se produira au moment de
la libération de l’Afrique du Nord (reconnaissance par les Américains de
l’amiral Darlan) et de l’Italie (formation du gouvernement présidé par le
maréchal Badoglio), à la stupéfaction des gouvernements en exil. Imitant
ses homologues soviétique, polonais et yougoslave, l’ambassadeur van der
Straeten-Ponthoz effectue, en juin 1942, sur instruction de Spaak, une
démarche constituant un « avertissement discret aux Américains ». Berle
confirme à l’ambassadeur belge que les termes employés dans la Déclara-
tion des Nations Unies ont fait l’objet de réserves de la part de plusieurs
gouvernements alliés. Afin de le rassurer, Berle lui affirme que les États-
Unis ne reconnaîtront pas des mouvements libres tels que les Free Ruma-
nians, les Croates ou... les Free Walloons ! Berle lui affirme que les termes
de ladite Déclaration ne s’appliquent qu’à la reconnaissance de la France
libre26.
Ces incidents n’incitent pas Spaak à considérer les États-Unis comme
un allié sûr de la Belgique, dans la perspective de l’après-guerre. Dans un
discours du 9 avril 1942, il affirme : « Les États-Unis me semblent trop
loin, la Russie trop différente, à trop de points de vue, la France est trop
affaiblie et l’Allemagne trop haïe. »27 Logiquement, il en déduit que
l’Angleterre doit jouer un rôle majeur après la guerre sur le continent
européen.

3. La déclaration de guerre de la Belgique au Japon


La faiblesse des liens diplomatiques et politiques qu’entretiennent la
Belgique et les États-Unis pendant la guerre est illustrée également par la
réaction belge à l’occasion de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor, le
7 décembre 1941. Dès août 1941, le Conseil des ministres avait adopté la
résolution selon laquelle la Belgique rompra ses relations diplomatiques

25. Ibid., no 60, 61, lettre du comte R. van der Straeten-Ponthoz à P.-H. Spaak, 9 janvier 1942,
Note de G. Kaeckenbeek à Ch. de Romrée, 16 mars 1942.
26. Ibid., no 62, lettre du comte R. van der Straeten-Ponthoz à P.-H. Spaak, 26 juin 1942.
27. Discours publié dans P.-F. Smets, La pensée européenne et atlantique de Paul-Henri Spaak,
Bruxelles, 1980, vol. 1, p. 19.
Les relations diplomatiques 179

avec le Japon en cas d’ouverture des hostilités entre ce pays et la Grande-


Bretagne. Le ministère des Affaires étrangères informe le baron Guil-
laume, représentant belge en Chine, de cette décision. Dans cette réso-
lution, il n’est cependant pas fait mention des États-Unis ni d’une
éventuelle déclaration de guerre28. En effet, le gouvernement belge hésite
à prendre une mesure aussi extrême, en raison notamment de l’évidente
incapacité belge à mettre à disposition des troupes dans le Pacifique. La
veille de l’attaque japonaise, le 6 décembre, les ministres réunis en Conseil
avaient convenu de proroger la mission de l’ambassadeur de Belgique à
Tokyo, Forthome, tout en l’informant qu’il devra quitter le Japon en
même temps que les personnels des ambassades des États-Unis et de
Grande-Bretagne « en invoquant les motifs qui ont été allégués dans des
cas similaires pour la Bulgarie et la Roumanie »29.
Lors du Conseil des ministres du 10 décembre, Spaak informe ses col-
lègues que des instructions ont été données à l’ambassadeur de Belgique à
Tokyo afin qu’il rompe les relations diplomatiques avec le Japon. Le
ministre souligne cependant qu’il « est possible que la Belgique doive
prendre une attitude plus marquée dans ce conflit, à l’occasion de la cons-
titution d’une ligne défensive et offensive dont l’initiative serait prise par
le président Roosevelt »30. Le gouvernement belge se divise sur l’oppor-
tunité de déclarer la guerre au Japon. Conscients de l’importance d’une
telle décision pour s’attirer les faveurs américaines, Spaak et Gutt insistent
vivement en faveur d’une déclaration de guerre immédiate de manière à
maximaliser l’effet de propagande sur l’opinion publique américaine. Mais
le Premier ministre Pierlot et le ministre des Colonies De Vleeschauwer
se montrent hostiles à une déclaration de guerre, ne consentant qu’à la
rupture des relations diplomatiques ; ils craignent en effet qu’une déclara-
tion des hostilités entre la Belgique et le Japon, qui serait purement for-
melle en raison de l’incapacité belge à contribuer à l’effort militaire allié
dans le Pacifique, soit mal comprise par les États-Unis.
Spaak demande l’avis du Foreign Office, ainsi que des ambassadeurs
de Belgique aux États-Unis (van der Straeten-Ponthoz et Theunis) et en
Chine (Guillaume), afin de déterminer si la simple rupture des relations
diplomatiques avec le Japon peut être considérée comme « une mesure
suffisante ou si vous estimez qu’au point de vue de l’opinion gouverne-
ment et public américains, il serait désirable que nous déclarions l’état de
guerre ». Le ministre explique que l’absence de déclaration de guerre par
la Belgique se justifie par l’impossibilité pratique dans lequel le pays se
trouve à commettre des actes d’hostilité envers le Japon. Mais il ne sou-
haite pas que les États-Unis interprètent cette décision « comme un
manque d’esprit de solidarité de notre part »31. Souhaitant éviter les ater-

28. AGR, MF no 2081/2, Conseil des ministres du 21 août 1941, p. 4.


29. Ibid., Conseil des ministres du 6 décembre 1941, p. 2.
30. Ibid., Conseil des ministres du 10 décembre 1941, p. 1.
31. DDB, t. 1, no 11, Télégramme de P.-H. Spaak à van der Straeten-Ponthoz.
180 Thierry Grosbois

moiements dont le gouvernement belge avait fait preuve avant de déclarer


indirectement la guerre à l’Italie, G. Theunis câble immédiatement à
Londres afin « que la Belgique prenne immédiatement position aux côtés
de l’Amérique au moment où celle-ci venait de subir le grave échec de
Pearl Harbor »32. Theunis comprend immédiatement le redressement de
l’image de la Belgique auprès de l’opinion publique américaine qui pour-
rait résulter d’une déclaration de guerre immédiate belgo-japonaise.
L’ambassadeur van der Straeten-Ponthoz est du même avis, tandis que le
baron Guillaume se montre opposé à une déclaration de guerre33.
Le 18 décembre, Spaak informe de ses consultations le Conseil des
ministres. Il signale que « la position des autorités britanniques à ce sujet
est évidemment favorable à un geste pareil du gouvernement belge ; tou-
tefois, ils ne font pas pression sur nous ». Spaak estime que « notre posi-
tion à l’égard du Japon devrait être revue et qu’il conviendrait que la Bel-
gique déclare la guerre à ce pays ». Il rappelle, afin d’appuyer son
argumentation, la violation par le Japon, qui a par ailleurs « rompu le statu
quo dans le Pacifique », du traité de Washington du 6 février 1922, dont
la Belgique est l’une des signataires. Par ailleurs, la Chine a déjà déclaré la
guerre au Japon. Le ministre Gutt « appuie vivement » le point de vue
développé par Spaak. Convaincu par les arguments de Theunis, Spaak et
Gutt, les ministres Pierlot et De Vleeschauwer s’inclinent34. Le gouverne-
ment belge informe les Alliés, au moyen d’une déclaration laconique, le
19 décembre, que « l’état de guerre existe entre la Belgique et le Japon de
même qu’il existe avec l’Allemagne et l’Italie »35. Cela n’empêche pas
Gutt de fulminer à l’encontre de l’atermoiement de dix jours dont a fait
preuve le gouvernement36. Pour sa part, Spaak tient à rassurer Pierlot sur
les implications de ce geste auquel il ne faut pas accorder une importance
excessive, étant donné que, dans la pratique, cette déclaration de guerre
ne se traduit pas par grand chose37. Un pas symbolique est en effet franchi,
dans la mesure où, simultanément, la Belgique déclare formellement la
guerre à l’Italie. Signalons enfin qu’il s’agit également d’un acte de solida-
rité avec les Pays-Bas, dont la colonie indonésienne est menacée par les
Japonais, ce qui n’est pas indifférent dans le cadre des négociations Bene-
lux. Le ministre néerlandais Van Kleffens se montre en effet très heureux
d’apprendre « cette heureuse nouvelle », le 20 décembre, par l’inter-
médiaire de L. Nemry38.
À l’occasion de son discours devant la Chambre des représentants, le
6 décembre 1944, Spaak, constant avec lui-même, se montrera particuliè-

32. Ibid., no 91, p. 282, Rapport de G. Theunis à H. Pierlot, 24 mars 1942.


33. AGR, MF no 2081/2, Conseil des ministres du 18 décembre 1941, p. 3.
34. Ibid.
35. DDB, t. 1, p. 87, n. 29.
36. Ibid., p. 86, n. 27, Lettre de C. Gutt à G. Theunis.
37. Lettre de P.-H. Spaak à H. Pierlot, 12 janvier 1942, citée dans M. Dumoulin, Spaak, op. cit.,
p. 251.
38. DDB, t. 1, no 12, Note de L. Nemry à P.-H. Spaak, 20 décembre 1941.
Les relations diplomatiques 181

rement ferme quant à la position de la Belgique à l’égard du Japon, de


manière à soutenir l’effort de guerre américain jusqu’à la victoire finale :
« J’attache à cet engagement une importance exceptionnelle. »39

4. L’extension du prêt-bail à la Belgique


Le 16 juin 1942, l’ambassadeur van der Straeten et le secrétaire d’État
Cordell Hull signent l’accord de Lend-Lease (prêt-bail), régi par la loi
américaine du 11 mars 1941. Les termes de cet accord sont identiques à
ceux employés dans la convention de prêt-bail anglo-américaine.
Il est intéressant de signaler que la Belgique est « le premier des petits
États appartenant à la collectivité des Nations Unies à signer semblable
traité », à la suite de l’extension du prêt-bail à la Chine et surtout l’URSS
(11 juin). Le gouvernement belge reconnaît immédiatement les implica-
tions contenues dans la formulation de l’article 7 du prêt-bail : les États-
Unis et la Belgique s’engagent à œuvrer à l’abaissement des tarifs doua-
niers et des barrières s’opposant au libre-échange mondial40. Cette clause
ne sera pas oubliée : dans leur communiqué commun du 21 octo-
bre 1943, les trois gouvernements du Benelux souligneront que l’accord
monétaire Benelux est compatible avec l’article 7 des accords de prêt-bail
signés par la Belgique et les Pays-Bas41.
La précipitation avec laquelle le prêt-bail se voit étendre à la Belgique
ne s’explique évidemment pas par la capacité, presque nulle, du gouver-
nement à contribuer à l’effort de guerre américain par le biais de livraisons
de biens et services. En fait, les autorités belges vont rapidement se rendre
compte que les États-Unis souhaitent employer le prêt-bail essentielle-
ment afin de s’assurer la fourniture de matières premières congolaises,
d’une réelle importance économique et stratégique. En janvier 1942,
Pierlot avait déjà constaté « l’importance qu’attachent tant les États-Unis
que la Grande-Bretagne à notre colonie » indiquant « plus que jamais la
nécessité de renforcer l’armement et la défense du Congo »42.
Les autorités coloniales belges seront cependant prises au dépourvu
lorsque, fin août 1942, le commandant des troupes américaines venant de
débarquer au Congo demande que les approvisionnements et les locaux
nécessaires lui soient fournis sous le régime du prêt-bail. Les autorités
coloniales et le ministre des Colonies n’accepteront de fournir les services
demandés qu’à la suite d’une intervention de Spaak, par télégramme daté
du 2 septembre, et précisant que « la question de principe est tranchée par
l’accord conclu le 16 juin et qu’il est impossible d’écarter la demande du

39. Discours édité dans P.-F. Smets, Pensée, op. cit., p. 52.
40. DDB, t. 1, no 14, circulaire d’information no 8 du ministère des Affaires étrangères, 14 juil-
let 1942 ; F. Vanlangenhove, La Sécurité, op. cit., p. 116.
41. T. Grosbois, Les négociations de Londres pour une union douanière Benelux (1941-1944),
Regards sur le Benelux. 50 ans de coopération, Tielt, 1994, p. 68, n. 124.
42. AGR, MF no 2081/2, Conseil des ministres du 23 avril 1942, p. 1.
182 Thierry Grosbois

commandant des troupes américaines »43. Dans une note du 2 octobre,


F. Vanlangenhove appuiera le point de vue de son ministre en considé-
rant que le prêt-bail s’applique par définition à « tout le territoire belge,
tant colonial que métropolitain »44.
À la suite de cet incident, Spaak juge nécessaire la négociation d’une
convention belgo-américaine interprétative au sujet de l’application du
prêt-bail au Congo. Il souhaite qu’elle suive le modèle de la convention
analogue conclue entre la France Libre et les États-Unis concernant les
fournitures provenant d’Afrique centrale. Le ministre estime cette négo-
ciation urgente, afin d’assurer « le ravitaillement et l’approvisionnement
des troupes américaines au Congo ». Mais avant de signer une telle
convention, Spaak désire s’enquérir auprès du gouvernement américain
des « charges que cette convention imposera au gouvernement belge,
notamment pour les livraisons de la production de guerre de la colonie
aux États-Unis »45. Le gouvernement belge, très soucieux de sa souverai-
neté en cette matière, craint le pillage du Congo par les Américains, sans
contrepartie. Consultée, l’ambassade de Belgique à Washington estime
également nécessaire de conclure un accord concernant les prestations de
la colonie belge similaires à ceux déjà signés par la Grande-Bretagne,
l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la France Libre. Des instructions par-
viennent à l’ambassade, en octobre 1942, afin de préparer un échange de
lettres belgo-américains, s’inspirant des accords de prestations alliés aux
États-Unis déjà signés par les quatre puissances citées. Le ministère belge
des Affaires étrangères insiste cependant sur la nécessité pour le gouverne-
ment belge de Londres de rester maître du contrôle des fournitures du
Congo belge aux États-Unis et des achats réalisés par la colonie, afin de
préserver la souveraineté de la Belgique, l’autorité du gouvernement, et la
situation financière du pays46. En novembre à Washington, des négocia-
tions s’engagent sur cette base entre le ministre des Colonies De Vlees-
chauwer et l’Assistant Secretary of State, Dean Acheson47. Le 31 décembre,
le Conseil des ministres approuve l’accord qui « s’appliquera non seule-
ment à l’Afrique, mais, ultérieurement, également à la Belgique »48.
Les conditions de la réciprocité (Reverse Lend-Lease), déjà réalisées
depuis plusieurs mois par la Belgique sous forme de fournitures aux troupes
américaines présentes au Congo, se voient officiellement réglées par un
échange de lettres, interprétatif de l’accord du 16 juin 1942, intervenu le
30 janvier 1943 entre l’ambassadeur de Belgique à Washington et le secré-
taire d’État américain. La lettre de l’ambassadeur insiste notamment sur le

43. DDB, t. 1, no 151, p. 371-372, Télégramme de De Vleeschauwer du 28 août et de Spaak du


2 septembre, publiés dans une note du département des Affaires étrangères du 20 octobre 1942.
44. Ibid., no 33, Note de F. Vanlangenhove à P.-H. Spaak, 2 octobre 1942.
45. AGR, MF no 2081/2, Conseil des ministres du 13 octobre 1942, p. 2.
46. DDB, t. 1, no 151, Résumé de la politique belge en matière de Lend-Lease, par le départe-
ment des Affaires étrangères, 20 octobre 1942.
47. Ibid., no 152, Rapport du comte Van der Straeten à P.-H. Spaak, 30 novembre 1942.
48. AGR, MF no 2081/2, Conseil des ministres du 31 décembre 1942, p. 2.
Les relations diplomatiques 183

fait que le gouvernement belge se réserve le droit de décision final à propos


des types d’assistance procurés aux États-Unis par le Congo belge49.
Afin d’éviter des achats exagérés de la colonie aux États-Unis au
moyen des facilités octroyées dans le cadre du prêt-bail, Gutt exigera du
ministre des Colonies un contrôle gouvernemental strict, financier et
comptable50. Par ailleurs, dès 1943, il sera convenu entre les autorités
monétaires belge et américaine de l’emploi du prêt-bail après la Libération
de la Belgique, afin d’assurer les fournitures des marchandises et services
aux armées libératrices51.

5. Une crainte majeure : l’attitude américaine envers le Congo belge


Aux yeux des autorités belges en exil, le Congo belge constitue l’atout
majeur que conserve le pays à la suite de la défaite de 1940, en vue de
continuer à apporter sa contribution à l’effort de guerre au profit des Alliés.
Déjà dans une note adressée au Conseil des ministres, rédigée le
14 juin 1940 à Poitiers, F. Vanlangenhove attirait l’attention du gouverne-
ment sur la nécessité, malgré le défaitisme ambiant, de ne pas « laisser le
Congo à l’abandon comme un bien sans maître [avec le] risque d’entraîner
sa perte définitive ». Dès lors, le secrétaire général plaidait afin que des
membres du gouvernement acceptent d’ « assurer le maintien de la souve-
raineté de la Belgique au Congo. »52 Par arrêté-loi du 18 juin, le ministre
des Colonies, De Vleeschauwer, est nommé administrateur général du
Congo belge et du Ruanda-Urundi, cumulant les pouvoirs législatif et
exécutif, afin de maintenir en toutes circonstances l’autorité belge sur ses
territoires africains. Dès le 5 juillet, en visite à Londres auprès de lord Hali-
fax, secrétaire d’État, De Vleeschauwer lui déclare qu’il met à la disposition
de l’effort de guerre de la Grande-Bretagne les colonies belges53.
En termes de propagande, le Congo constitue également un enjeu
majeur pour le gouvernement belge. Afin de restaurer l’image de la Bel-
gique, la contribution du Congo belge à l’effort de guerre alliée sera cons-
tamment mise en avant dans la propagande belge, principalement à desti-
nation des pays anglo-saxons. L’ambassadeur Georges Theunis, chargé des
services de propagande belges aux États-Unis, accorde à ce thème une
grande importance et réclame instamment à Londres des informations
permettant de mettre en valeur la contribution du Congo. L’entrée en
guerre des États-Unis renforce encore cette conviction au début de
l’année 194254.

49. DDB, t. 1, no 154, 155, Lettre du comte Van der Straeten à C. Hull, 30 janvier 1943, circu-
laire d’information no 11 de P.-H. Spaak, 23 février 1943.
50. AGR, MF no 2081/2, Conseil des ministres du 30 mars 1943, p. 3-4.
51. DDB, t. 1, no 203, Note de H. Ansiaux, relatant une conversation avec H. White,
30 décembre 1943.
52. Note publiée dans F. Vanlangenhove, La Sécurité, op. cit., p. 14-15.
53. Ibid., p. 15.
54. DDB, t. 1, no 91, p. 281, Rapport de G. Theunis à H. Pierlot, 24 mars 1942.
184 Thierry Grosbois

Une réelle inquiétude s’empare cependant du gouvernement belge à


la suite de l’énonciation, par les autorités américaines, des buts de guerre
des États-Unis, peu après Pearl Harbor. Les Américains ne cachent pas
que les principes exposés dans la charte de l’Atlantique, signée par Roose-
velt et Churchill en août 1941, s’appliquent à tous les peuples coloniaux,
en particulier l’article 3 prévoyant le droit de choisir leur forme de gou-
vernement. L’article 4 définit l’égalité d’accès de tous les États au com-
merce et aux matières premières du monde qui sont nécessaires à leur
prospérité économique55. Le président Roosevelt, dans son discours
du 23 février 1942, le sous-secrétaire d’État Summer Welles, le
30 mars 1942, et le candidat républicain aux présidentielles de 1944,
Wendell Willkie, le 6 octobre 1942, se prononcent tour à tour en faveur
de l’application du principe de self government aux colonies. D’autres per-
sonnalités américaines, tel l’ancien président Hoover, se montrent favora-
bles à l’administration internationale des colonies ou à l’élargissement du
système des mandats adoptés par la SDN56. L’opinion publique américaine
s’est en effet montrée toujours hostile envers le système colonial contrôlé
par les puissances européennes. Les milieux d’affaires et le monde poli-
tique américains s’opposent au maintien de la fermeture des marchés
coloniaux aux entreprises américaines, et se montrent par exemple favora-
bles au démantèlement du système de « préférence impériale » en vigueur
au sein du Commonwealth.
Face à ces prétentions, la réaction belge est assez vive, le gouverne-
ment se montrant soucieux de préserver la souveraineté belge sur le
Congo. Dans le même ordre d’idée, lorsque, début 1942, un journaliste
américain interroge Spaak sur la « mise en commun après la guerre de
toutes les matières premières », il lui répond brusquement qu’ « avant de
céder à l’Allemagne une partie du cuivre du Congo, je désirerais savoir si
elle en ferait des douilles d’obus ou des cuves de brasserie. Sécurité
d’abord »57.
La revendication émise, fin août 1942, par le commandant des troupes
américaines venant de débarquer au Congo, nécessitant l’extension à la
colonie du régime du prêt-bail, provoque un débat au sein des ministères
belges des Colonies et des Affaires étrangères sur les intentions américai-
nes après la guerre concernant le Congo. Le conseiller économique du
ministère des Colonies, J. Jennen, estime, en septembre 1942, que l’atti-
tude américaine implique un rapprochement entre la Belgique et la
Grande-Bretagne, puissance coloniale qui saura sauvegarder la sécurité du
pays et préserver les intérêts belges au Congo. Il se montre critique envers
les États-Unis, où l’Américain moyen, hostile au système actuel de colo-
nisation, n’a qu’une « idée assez vague de l’Afrique ». Il craint que, pour
des raisons stratégiques et économiques, les États-Unis s’immiscent dans

55. M. Dumoulin, Spaak, op. cit., p. 265.


56. DDB, t. 1, no 19, p. 102, Circulaire no 12 de P.-H. Spaak, 23 février 1943.
57. Ibid., no 53, p. 188, Circulaire no 4 de P.-H. Spaak, 6 mai 1942.
Les relations diplomatiques 185

les affaires africaines après la guerre. Les Américains perçoivent l’Afrique


comme un immense marché pour leurs produits industriels excédentaires,
et souhaitent transformer les Africains en consommateurs. Ce qui semble
incompatible avec l’organisation de l’économie congolaise, tournée vers
la satisfaction des besoins de l’industrie belge en matières premières. Afin
d’éviter une dépendance trop forte du Congo à l’égard des appétits améri-
cains, J. Jennen plaide en faveur d’un rapprochement de la Belgique avec
d’autres puissances coloniales, principalement la Grande-Bretagne, mais
aussi la France libre58.
Au ministère des Affaires étrangères, Vanlangenhove aboutit à des
conclusions similaires, même s’il se montre plus inquiet envers l’ « impé-
rialisme américain » pouvant constituer une « menace » pour le Congo
belge. Dans son rapport, il écarte le fait que la France et la Grande-
Bretagne puissent intervenir après la guerre dans les affaires congolaises,
bien qu’il émette de sérieuses réserves à l’égard de l’attitude sud-
africaine. Il juge l’impérialisme et l’idéologie américaines autrement plus
dangereuses pour le maintien de la souveraineté belge au Congo. Il écarte
l’idée que les États-Unis puissent « annexer le Congo à leur profit », en
prenant l’exemple de l’autonomie accordée à Cuba et aux Philippines. Par
contre, l’idéologie américaine, basée sur la volonté d’ouvrir complète-
ment les marchés coloniaux, et de soutenir l’émancipation des colo-
nies, s’avère dangereuse pour le Congo belge. Si la liberté des échanges
est garantie au Congo par l’acte de Berlin, ce qui rencontre les aspirations
américaines, la Belgique ne peut que s’opposer à l’idée des publicistes
américains envisageant d’enlever les colonies à leurs possesseurs pour en
confier l’administration à des « organismes internationaux où les grandes
puissances auraient fatalement une action tout à fait prépondérante ».
Vanlangenhove se montre cependant favorable à une concession que le
gouvernement belge pourrait accorder afin de calmer les revendications
américaines : établir « un certain contrôle international sous forme de
mandat »59.
Les autorités belges se montrent intriguées par l’intérêt particulier que
les États-Unis accordent au Congo, les soupçonnant de vouloir démante-
ler le système colonial belge, sans se rendre compte de l’importance straté-
gique de l’uranium, dont le gouvernement belge ignore, à l’époque,
l’emploi dévastateur. En octobre 1942, Vanlangenhove constate que,
comme au cours de la Première Guerre mondiale, le conflit « renforce à
nouveau les liens entre la Belgique et les États-Unis » principalement
grâce au Congo : « Si la Belgique métropolitaine ne représente pour les
États-Unis qu’un élément d’intérêt limité, par contre, le conflit actuel a
considérablement accru l’importance stratégique et économique qu’offre
pour eux le Congo. Inversement, les États-Unis constituent pour la Bel-
gique un facteur de tout premier ordre du point de vue politique et éco-

58. Ibid., no 32, Note de J. Jennen, 12 septembre 1942.


59. Ibid., no 34, Note de F. Vanlangenhove, 10 novembre 1942.
186 Thierry Grosbois

nomique. »60 Cette constatation, exprimant l’importance cruciale du


Congo dans les relations belgo-américaines, sera reprise dans la circulaire
d’information du 1er février 1943, envoyée par Spaak aux postes diploma-
tiques belges afin de leur présenter la position gouvernementale à propos
des problèmes d’après-guerre61. Un mois plus tard, dans une note confi-
dentielle adressée aux principaux ambassadeurs belges, Spaak constate
qu’il est « indéniable qu’un mouvement d’opinion se manifeste dans les
pays anglo-saxons, particulièrement les États-Unis, contre le système
colonial auquel il tend à enlever la valeur morale qu’on lui attribuait à la
fin du XIXe siècle, pour lui conférer au contraire une signification péjora-
tive ». Écartant l’idée de l’autonomie du Congo ou de la création d’une
administration internationale des colonies, il ne rejette pas, par contre,
l’idée d’un élargissement du système des mandats, défendue par de hautes
personnalités britanniques. Le ministre donne instruction aux ambassa-
deurs belges de défendre la position coloniale belge en soulignant auprès
de leurs interlocuteurs l’attachement belge à l’acte de Berlin et à
l’extension de ses principes libre-échangistes à toutes les colonies. De plus,
il souligne que l’argumentation belge doit affirmer que « notre but ultime
est l’émancipation des populations confiées à notre garde », sans pouvoir
définir des échéances précises, comme le réclame le candidat républicain
Willkie62.
Le facteur colonial et l’attitude américaine, jugée hostile, ont des
conséquences sur la perception par Spaak de la politique étrangère future
de la Belgique : en termes d’alliance, il faut que « le groupe auquel nous
appartiendrons nous permette de conserver, de développer notre empire
colonial, d’en intégrer de plus en plus l’économie dans l’économie de la
Belgique ». Logiquement, il cite plusieurs puissances coloniales avec les-
quelles la Belgique doit conclure une alliance : les Pays-Bas, la France et,
« dominant toutes les autres », la Grande-Bretagne. À ce groupe s’ajou-
teront le Luxembourg et, éventuellement, la Norvège63.

6. Conclusion
Les circonstances particulières de la Seconde Guerre mondiale ont
accentué le caractère asymétrique des relations bilatérales entre la Bel-
gique et les grandes puissances. Dans ce contexte peu favorable, les objec-
tifs primordiaux de la politique étrangère de la Belgique au cours de la
guerre consistent à redresser l’image du pays principalement dans les pays
anglo-saxons, à affirmer la souveraineté de la Belgique face aux Grands, et
à contribuer à assurer sa sécurité dans le cadre d’un système d’alliance per-

60. Ibid., no 55, p. 196, Note de F. Vanlangenhove, 16 octobre 1942, et dans F. Vanlangen-
hove, La Sécurité, op. cit., p. 84.
61. Ibid., no 17, p. 93, Lettre circulaire de P.-H. Spaak aux postes diplomatiques,
1er février 1943.
62. Ibid., no 19, p. 102, Circulaire de P.-H. Spaak, 23 février 1943.
63. Ibid., no 19, p. 105-107, Circulaire de P.-H. Spaak, 23 février 1943.
Les relations diplomatiques 187

mettant le maintien de la paix en Europe. Or, le gouvernement belge en


exil estime que la sécurité de la Belgique repose sur une alliance aussi
étroite que possible avec la Grande-Bretagne, le maintien de bonnes rela-
tions avec la France, malgré les nombreuses hypothèques qui pèsent sur
les rapports avec elle, l’amélioration des contacts avec l’URSS64 et les États-
Unis, et le renforcement des liens entre les petits pays par la création du
Benelux65.
À la veille de la Libération, le gouvernement belge ne considère pas
l’appui des États-Unis comme une certitude, en raison du risque réel de
renaissance de l’isolationnisme américain immédiatement après la guerre.
En effet, les autorités belges estiment peu probable le maintien de nom-
breuses troupes américaines après la guerre en Europe. Étant donné les
relations relativement difficiles avec les États-Unis, elles préfèrent donc
privilégier une alliance étroite, dirigée contre l’Allemagne, à caractère
politique, économique et militaire, consacrant l’alignement sur la Grande-
Bretagne, et à laquelle seraient associés la France et les pays du Benelux.

Thierry GROSBOIS,
chercheur associé,
Université d’Artois (Arras).

64. T. Grosbois, Les relations diplomatiques du gouvernement belge de Londres avec la France Libre et
l’Union soviétique 1940-1944, dans Annales de l’Institut d’études européennes de l’UCL, Bruxelles, 2001,
p. 143-199.
65. T. Grosbois, Les négociations de Londres pour une union douanière Benelux (1941-1944),
loc. cit.

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