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MAGAZINE
À LA RECHERCHE
DES FOUS DE PROUST
UNIQUEMENT EN FRANCE MÉTROPOLITAINE, EN BELGIQUE ET AU LUXEMBOURG
idées L’insémination, un arrangement
social centenaire

WEEK-END
SAMEDI 21 SEPTEMBRE 2019 - 75E ANNÉE - N O 23233 - 4,50 € - FRANCE MÉTROPOLITAINE WWW.LEMONDE.FR - FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Assurance­chômage : les perdants de la réforme
▶ « Le Monde » s’est pro­ ▶ Selon ces experts, 40 % ▶ Avec la nouvelle formule ▶ Le ministère du travail ▶ L’application des mesu­
curé un « document de tra­ des demandeurs d’emploi de calcul, « l’allocation explique que les nouvelles res doit permettre d’éco­
vail » réalisé par l’Unédic, soit perdront leurs droits, journalière nette » de plus règles moraliseront le sys­ nomiser 3,4 milliards
l’association paritaire char­ soit verront le montant de 800 000 bénéficiaires tème et provoqueront des d’euros entre le début
gée de piloter la réforme ou la durée de leurs devrait baisser, « changements de com­ 2020 et la fin de 2021
mise en place cet été allocations diminuer en moyenne, de 19 % portement » PAG E 9

ONU PROCÈS MÉLENCHON 
Sommet 
exceptionnel
sur le climat
PESTICIDES « C’EST NOUS 
QUI SOMMES 
VIOLENTÉS »
La planète se réunit à New
York, du 21 au 23 septem­
bre, avec l’objectif de re­
lancer l’accord de Paris
LA CARTE INÉDITE par PASCALE ROBERT­DIARD

DES RÉGIONS LES PLUS
le président Benoît Descoubes
sur le climat de 2015. n’a « pas vraiment de questions »
Le secrétaire général exige à poser au président de La France
« des plans concrets » insoumise (LFI), Jean­Luc Mélen­
chon, premier des six prévenus à
PAG E 2 répondre, jeudi 19 septembre, de
▶ « Le Monde » ▶ Les autorités rébellion, provocation directe à la

EXPOSÉES
a répertorié la sanitaires ont­elles rébellion et intimidation envers
des magistrats et des dépositaires
Renseignement consommation minimisé l’impact de l’autorité publique devant le
L’administration de produits d’une nouvelle tribunal correctionnel de Bobi­
gny. « La matérialité des faits qui
Trump fait taire phytosanitaires famille de pestici­ vous sont reprochés est établie.
un lanceur d’alerte dans les régions des ? PAGES 14-15 Les images sont là. »

PAG E 4 lire la suite page 11

Brexit
Tunisie Zine El­Abidine Ben Ali, La guerre des
Société générale noémie merlant
lilies films présente

adèle haenel

la mort en exil d’un dictateur premiers ministres Un ex­employé  ENFLAMMÉ, SENSIBLE, ROMANESQUE,

UNE VIBRANTE RÉUSSITE télérama
tory devant
la Cour suprême
emporté par 
PAGE 7 l’affaire libyenne
Justice Un ancien salarié de la
banque conteste aux
Enquête sur l’ex­ prud’hommes son licen­
chef du Parquet ciement, lié à l’enquête
national financier américaine sur le fonds
souverain libyen
PAGE 12
PAGE 16

Culture Extrême droite
Le tortueux
chemin de Le RN toujours 
la culture à l’école en panne dans 
PAGES 24-25
les métropoles
En octobre 2009. FETHI BELAID/AFP
1
É D I TO R I A L
Le fort potentiel électoral
du RN dans les zones rura­
un film de céline sciamma

le président tunisien déchu, voir d’une main de fer, avec la bé­ les tombe lorsque monte actuellement
Zine El­Abidine Ben Ali, 83 ans, nédiction de la France et au nom ANGELA MERKEL,  le nombre d’habitants.
est mort, jeudi 19 septembre, en de la lutte contre l’islamisme. Le
Arabie saoudite, où il était exilé règne de l’arbitraire et la main­ « CHANCELIÈRE  Le parti d’extrême droite
cherche une stratégie
depuis la révolution de 2011.
Ce militaire devenu policier
mise de sa famille sur le pays ont
grandement contribué à sa chute.
DU CLIMAT ? » pour les grandes villes
aura tenu vingt­trois ans le pou­ PAGE 22 PAGE 32 PAGE 8
Algérie 220 DA, Allemagne 3,50 €, Andorre 3,20 €, Autriche 3,50 €, Belgique 4,70 €, Cameroun 2 300 F CFA, Canada 5,50 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 300 F CFA, Danemark 35 KRD, Espagne 3,30 €, Gabon 2 300 F CFA, Grande-Bretagne 2,90 £, Grèce 3,40 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,40 €,
Hongrie 1 190 HUF, Irlande 3,30 €, Italie 3,30 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 4,70 €, Malte 3,20 €, Maroc 20 DH, Pays-Bas 3,50 €, Portugal cont. 3,30 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 300 F CFA, Suisse 4,20 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,80 DT, Afrique CFA autres 2 300 F CFA
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0123
SAMEDI 21 SEPTEMBRE 2019 planète | 15

Pesticides Les territoires les plus exposés

« Le Monde » publie la carte inédite de la consommation des pesticides classés par l’Anses
comme étant les plus dangereux pour la santé et l’environnement

1 Géographie de l’utilisation des pesticides les plus toxiques

Intensité du recours à des pesticides cancérogènes,
mutagènes ou reprotoxiques (CMR), à effets sur l’allaitement, Lille NOTE MÉTHODOLOGIQUE
et toxiques ou très toxiques (T et T+),
L’indicateur NODU (nombre de doses unités) a été mis
en nombre moyen de traitements par hectare (NODU) en place pour suivre le recours aux pesticides. Les doses
de surface agricole utile, en 2017 de substances actives présentes dans les produits varient
Amiens considérablement selon leur efficacité ; cet indicateur
permet de les comparer.
Plus de 10 traitements
Rouen Cette carte a été réalisée à partir des données suivantes :
De 5 à 10 Reims - les ventes déclarées de substances actives
Caen Metz par les distributeurs. Ces ventes sont enregistrées au code
De 2 à 5
postal du siège social de l’exploitation, qui n’est pas toujours
De 1 à 2 Paris
le lieu d’utilisation des produits ; les valeurs enregistrées
Brest Strasbourg dans les agglomérations peuvent être surestimées.
De 0,1 à 1
Les achats effectués à l’étranger ne sont pas pris en compte.
Presque pas Troyes Enfin, les valeurs ne sont pas représentatives pour les
de traitement Rennes
départements et régions d’outre-mer.
Le Mans
Orléans - les valeurs des doses unités de référence de chaque
Mulhouse substance active, telles que publiées dans le dernier arrêté
Absence disponible du ministère de l’agriculture du 27 avril 2017.
de surface Tours Cinq substances problématiques pour la santé (sur les 107
agricole utile Dijon
classées par l’Anses) n’ont cependant pas pu être intégrées
Nantes en raison de l’absence de la donnée dans le dernier arrêté.
Achats - les surfaces agricoles utiles qui proviennent du dernier
non communiqués Besançon recensement agricole de 2010.
Poitiers
Grandes zones agricoles
La Rochelle
Commune où le maire Céréales, cultures et oléoprotéagineux
Clermont-
a pris un arrêté de restriction Limoges Ferrand Lyon Viticulture et fruiticulture
ou d’interdiction d’utilisation
de pesticides Elevage

Grenoble Polyculture et polyélevage

Saint-
Etienne

Bordeaux

Nice
Bayonne Toulouse Montpellier
Marseille
Bastia

0 100 km
Perpignan

Ajaccio
Infographie Le Monde
Sources :
BNV-d, Data.eaufrance.fr ; Agreste ; ministère de l’agriculture
et de l’alimentation ; Anses ; France Inter ; Le Monde ;
Atlas de l’anthropocène, F. Gemenne, A. Rankovic, 2019

2 3
Les cultures
les plus traitées
Nombre moyen de traitements
Echec du premier plan de réduction
des pesticides
Ventes de pesticides, en France, en millions de NODU
L’ émoi a désormais pris une di­
mension nationale. Après l’arrêté
du maire de Langouët (Ille­et­Vi­
laine) interdisant les épandages de pesti­
cides aux abords des habitations, une
Et les riverains ? Les travaux cherchant
les effets sanitaires des épandages sur
ces populations sont complexes à mettre
en œuvre et demeurent rares. En
avril 2018, le Bulletin épidémiologique
phytosanitaires appliqués par cycle de récolte Objectifs des plans de réduction cinquantaine d’édiles ont pris des dispo­ hebdomadaire (BEH), la revue de l’agence
sitions analogues. Avec, comme princi­ Santé publique France, publiait une
Pomme
pale raison avancée, la crainte d’effets sa­ étude sur la base de données géographi­
36,3 2008-2015 2015-2025 nitaires pour les populations riveraines. ques, suggérant un risque accru de 13 %
Pêche plan Ecophyto I plan Ecophyto II puis Ecophyto II+ Ces effets sont­ils réels ? Selon l’expertise de contracter la maladie de Parkinson
22,3 collective de l’Institut national de la santé pour les agriculteurs utilisateurs de pes­
Pomme de terre* et de la recherche médicale (Inserm), pu­ ticides, et de 10 % pour les habitants des
22,3 bliée en 2013 et dont la mise à jour devrait cantons à forte présence viticole – la viti­
Interdiction être rendue publique dans les prochains culture étant l’une des cultures les plus
Vigne
19 + 12 % des néonicotinoïdes mois, l’exposition professionnelle aux
pesticides est associée à un risque légère­
consommatrices de pesticides.
Plusieurs travaux récents, aux Etats­
entre la période et sortie du glyphosate
Betterave sucrière ment accru de plusieurs pathologies. L’ex­ Unis, suggèrent de leur côté un risque ac­
2009-2011 d’ici à fin 2022
16,8 pertise indiquait une « présomption forte » cru de troubles neuro­comportemen­
et celle
Abricot d’un lien avec les lymphomes non hodg­ taux chez les enfants dont la mère a
de 2014-2016
12,5 kiniens, le cancer de la prostate, le myé­ passé sa grossesse à proximité de
90
lome multiple et la maladie de Parkinson. champs traités. L’une des dernières en
Tomate − 25 % Et une « présomption moyenne » d’un lien date, publiée en mars 2018 dans le British
12,1 80 d’ici avec les leucémies, Alzheimer, des trou­ Medical Journal pointe une association
Carotte à 2020 − 50 % bles de la cognition et de la reproduction. entre les applications de certains pro­
10,7 70 d’ici duits opérées dans un rayon de 2 kilomè­
Banane à 2025 Les risques pour les riverains tres autour du lieu de résidence de la
9,8 60 − 50 % Les enfants de femmes ayant été expo­ mère, et un risque accru de 10 % à 40 %
pour sées professionnellement pendant leur (selon les substances) de troubles du
Poireau
2015 grossesse ont, pour leur part, des risques spectre autistique chez l’enfant. En sep­
8,5 50 Herbicides
accrus de plusieurs maladies graves. L’ex­ tembre, dans la revue Proceedings of the
Melon pertise collective concluait à une « pré­ National Academy of Sciences, d’autres
8,3 40 somption forte » d’un lien avec les leucé­ chercheurs sont parvenus à identifier,
Fraise mies infantiles, les tumeurs cérébrales, par imagerie, des modifications de l’acti­
7,5 30 les malformations congénitales et les vité cérébrale chez les enfants exposés in
Blé tendre* troubles du neuro­développement. Dans utero à un pesticide organophosphoré
Fongicides la majorité des cas, les augmentations de (partiellement interdit en France
7,5 20
risque demeurent faibles, inférieures à en 2016), par le biais des épandages prati­
Salade celles de pratiques à risques (alcool, ta­ qués autour du lieu de résidence de leur
3,5 10 bac…) – qui relèvent de conduites indivi­ mère, pendant leur grossesse. 
Chou-fleur Insecticides (dont acaricides) duelles, et ont le plus souvent été mises stéphane foucart
2,7 0 en évidence sur des agriculteurs, tra­ infographie : mathilde costil,
* dont traitement des semences 2008 09 2010 13 2015 16 2020 22 2025
vailleurs agricoles, jardiniers, etc. eugénie dumas et romain imbach
 o

M Le magazine du Monde no 418. Supplément au Monde no 23233/2000 C 81975

SaMedi 21 SepteMbre 2019. Ne peut être vendu séparément. disponible
en France métropolitaine, belgique et Luxembourg.
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vidéaste, psychanalyste…
Haut fonctionnaire, pharmacienne,

Fous de Proust
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32

j’y étais

Agents doubles.
par Guillemette Faure

le 16 septembre Au press Junket le rêve de tous ». Et même plus. « Il y a des fois où la vie n’attend
de Julien Courbet et stéphAne plAzA. pas », dit la voix off de l’émission. « Aujourd’hui, à cause des accidents
M6 et RTL sont aujourd’hui toutes les deux installées à Neuilly, des de vie, la crise de l’emploi, il faut pouvoir changer très vite. Vendre
deux côtés de l’avenue Charles-de-Gaulle. Julien Courbet et Stéphane une maison prend entre trois et six mois, et nous, on propose quelques
Plaza ont un pied dans les deux maisons. Et pourtant, « ça n’a pas été jours… », m’explique Courbet. L’erreur que font les gens qui ven-
facile de les avoir en même temps », explique l’attaché de presse. dent, selon lui, c’est de fixer un prix en fonction de leurs besoins. « Ils
Raison pour laquelle une quinzaine de journalistes de médias diffé- se disent qu’avec la vente de leur maison ils n’auront pas assez, donc
rents ont des rendez-vous programmés ce lundi pour la promotion du ils augmentent le prix… Ils croient que les prix se font en fonction de
nouveau programme des deux personnalités, «La Meilleure Offre». leurs besoins… » D’où, remarque-t-il, tous ces propriétaires qui met-
On nous remet des sacs à l’intérieur desquels nous trouvons des com- tent trois ans à vendre. Courbet : « L’émission va créer un stimulus qui
muniqués de presse pour les prochaines diffusions des émissions va obliger l’acheteur à acheter plus vite et tout le monde est content. »
« Maison à vendre » et « Recherche appartement ou maison », une Les gens lui font confiance, trente ans qu’à la radio et à la télé il est
bande dessinée Stéphane Plaza (L’amour est dans le prêt), un organi- « confronté aux bobos du quotidien », résume-t-il. Non pas les bobos
seur Stéphane Plaza. L’animateur préféré des Français a ouvert une du canal Saint-Martin, les bobos type table de jardin pas livrée.
chaîne d’agences immobilières qui occupe le plus gros stand du salon Dans son livre Une colère française, sur la crise des «gilets jaunes», le
de la franchise. M6 en est actionnaire et il est difficile, au contenu du spécialiste des relations sociales Denis Maillard affirme que ces ani-
tote bag, de savoir qui fait la promotion de qui. mateurs ont pris la place des corps intermédiaires, incarnant les nou-
Les autres journalistes ont reçu un lien vers la nouvelle émission pour veaux tiers de confiance de la société. Stéphane Plaza demande un
la regarder avant de venir. Pas moi, qui me suis invitée. « Je peux vous marqueur pour dédicacer sa bande dessinée; il signe « Net Vendeur »,
briefer », propose gentiment l’attaché de presse. Une personne doit un des mots, avec «home-staging», qu’il a fait rentrer dans les foyers
vendre sa maison en urgence. On fait un état des lieux et elle aura la français. Pendant que Pure People prépare sa caméra, je demande à
journée pour choisir son acheteur et décider ou non de vendre, « il y l’animateur-franchiseur-comédien s’il se sent spécialiste de la France
aura un ascenseur émotionnel ». Parce que, si elle arrive à s’en séparer, périphérique. Il hésite. « Mon père a fait le tour de France, ma mère
« ça lui sauve sa life ». Spoiler : dans le premier épisode, un jeune était fleuriste. J’aime la province, j’aime pas Saint-Trop’. » D’accord,
homme voudra vendre sa maison de banlieue à laquelle une mamie il vit à Paris, concède-t-il, « mais c’est pour être près des gares ».
s’intéressera pour habiter plus près de sa fille. « La grand-mère va Est-ce qu’il songe à une carrière politique ? La question est certes
rejoindre sa fille, ça fait une belle histoire », garantit-il. incongrue. Mais un homme dont on ne sait plus s’il est d’abord une

Illustration Satoshi Hashimoto pour M Le magazine du Monde

« L’agent immobilier le plus célèbre de France » porte un tee-shirt star de la télé ou de l’immobilier qui devient président, il y a des pays
Marseille parce qu’il n’y a pas que Paris dans la vie, mais dit qu’il où ça s’est déjà vu. Et, si par hasard un jour Stéphane Plaza devient
préférerait être nu. Il se sent un côté George Clooney, « plutôt président, on cherchera dans les archives à quand remonte son enga-
George que Clooney ». À ses côtés, Julien Courbet, coanimateur et gement politique et j’aurai l’air visionnaire. La question ne l’étonne
producteur de l’émission. La journaliste de Télé Loisirs les filme pas plus que ça. (« Et pourquoi je me présenterais pas à la présiden-
en leur demandant qui a eu les plus beaux fous rires sur le tournage tielle ? », blague-t-il dans la nouvelle émission.) Il me dit avoir été
et qui a le dernier mot dans l’émission (« les cameramans », « on approché il y a trois ans par des politiques pour apporter une réflexion
n’a pas de problème d’ego »). sur le secteur du logement, y avoir songé et y avoir renoncé parce qu’il
L’émission ne parlera pas qu’à la France des propriétaires, m’assure aimait trop le terrain. Et, se reprend-il, « Julien Courbet ne voudra
Julien Courbet, mais « à tous ceux qui rêvent d’acquérir un bien et c’est peut-être pas être première dame ».

M Le magazine du Monde — 21 septembre 2019

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Un pour tous, tous pour Proust. Sur les bancs de l’école ou allongés
dans un hamac, adolescents ou sexagénaires, ils sont tombés amoureux de l’œuvre de
Marcel Proust. Et ont rejoint le club des proustiens. Un cénacle que l’écrivain mort en
1922 est l’un des rares à avoir suscité parmi les grands auteurs classiques. Signe des temps,
ces heureux passionnés ne craignent plus désormais de s’approprier le texte de manière
très personnelle, en le disséquant dans des blogs ou sur Twitter. Une frénésie encore
accrue par la parution, cet automne, d’un recueil de nouvelles inédites du maître vénéré.
par PhiliPPe Ridet — illustrations yann kebbi
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n est d’un livre comme on est d’un pays. on en connaît les avenues, les ruelles,
les impasses. Ainsi, les proustiens, comme on appelle ces êtres foudroyés par
la lecture des trois mille et quelques pages d’À la recherche du temps perdu,
peuvent-ils se balader mentalement dans Combray que Marcel Proust (1871-
1922) a imaginé et peuplé de ses personnages. Pour les retrouver, ils viennent
en pèlerinage dans cette bourgade d’Eure-et-Loir, berceau de la famille
Proust, devenue, depuis 1971, Illiers-Combray après que le ministère de
l’intérieur a permis que la fiction s’empare du réel. Ils savent qu’ils seront
désappointés, mais s’en réjouissent. La maison de tante Léonie, où le narra-
teur s’est « longtemps couché de bonne heure », se fissure par endroits. (Ici une
première digression s’impose : les proustiens se disputent sur la question de
savoir qui dit « je ». Certains l’appellent le narrateur, d’autres le héros,
d’autres encore Marcel. On peut trouver la question subalterne.) On fait le
tour du jardin en trente secondes. On grimpe le raidillon des aubépines en
petites foulées. Désappointés mais pas déçus. La réalité est toujours moins
séduisante que le désir qu’on en avait. C’est une des grandes lois du livre,
donc de la vie. Ou vice versa.
C’est ici, dans ce village placide entre Beauce et Perche, que Patrice Louis a
choisi d’habiter quand il est revenu en métropole après un long séjour aux
Antilles et au Bénin. Nous avons rendez-vous, chez lui, dans une rue au nom
de poète. Pendant cinq ans, au rythme d’un post par jour, il a tenu un blog dont
le titre, Le fou de Proust, pourrait s’appliquer à tous ceux que nous allons
croiser. Sa conversion est tardive. Il raconte : « Sexagénaire et journaliste
retraité, vivant à Cotonou, j’ai eu un jour un échange un peu vif avec Violette,
mon épouse. Je suis parti bouder sur mon hamac, non sans m’être muni d’un
livre. » Voilà des années qu’il trimballait, au gré de ses déménagements, les
volumes de l’édition de « La Pléiade » d’À la recherche du temps perdu, sans
jamais parvenir à dépasser la 100e page. « Ce jour-là, j’ai pris le premier •••

Illustrations Yann Kebbi pour M Le magazine du Monde — 21 septembre 2019

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36

••• tome avec moi et, paf, ça a marché. Je suis allé au bout. » Il se veut prous-
tiste et non pas proustien. La différence ? « C’est comme entre les gaullistes et
les gaulliens. Les premiers étaient les fidèles ; les seconds se prenaient pour lui. »
Ils sont nombreux à avoir choisi de vivre dans la Recherche comme dans une
patrie choisie. (Les proustiens disent la Recherche pour À la recherche du temps
perdu, Swann pour Du côté de chez Swann, les Jeunes Filles pour À l’ombre
des jeunes filles en fleurs, etc.) Ils ont reconnu la leur dans la sensibilité du
narrateur, ils ont retrouvé tout décortiqué un sentiment qu’ils ne savaient
dominer, une émotion qu’ils ne pouvaient nommer. Ils ont été réconfortés.
«Proust m’a démasqué», dit l’un. «Il me ressemble», assure un autre. «Il parle
de moi », dit un troisième. Cette année, ils sont à la fête. « Ah, vous aimez
Proust ? s’entendent-ils dire. Vous devez être rudement content alors. » Jamais,
en effet, fidèles n’ont été conviés à tant de messes. Début octobre, la parution,
sous le titre Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites, de nou-
veaux textes aux Éditions de Fallois. Décembre : centenaire du Goncourt
attribué à À l’ombre des jeunes filles en fleurs. 2021 : cent cinquantième anni-
versaire de la naissance du prodige. 2022 : centenaire de sa mort.
En 2017, les servants du culte ont même cru à une apparition. Un chercheur
canadien l’avait reconnu dans un film de 1904, alors que l’écrivain – réputé
chétif – cavalcadait sur les marches de l’escalier de l’église de la Madeleine,
à Paris, où il assistait, en chapeau melon et manteau déboutonné, au mariage
de la fille de la comtesse Greffulhe et d’Armand de Guiche. Cette moustache,
ce regard sombre… Pas de doute, c’était lui. Dans mes bras, Marcel ! Proust,
cet olibrius mal fagoté et mal poli doublant le cortège ? Proust, à toute ber-
zingue sur des escaliers ? Proust, en chapeau melon et manteau, alors que tout
le monde portait un haut-de-forme et une redingote ? Pourquoi pas en cos-
l’asthme l’a tenu éloigné des bosquets et des
pelouses. Bastianelli a écrit quelques ouvrages
sur la Recherche et Proust « qui ont été bien
accueillis par l’ensemble de l’église proustienne
et ses diverses chapelles », dit-il. Dans ce petit
monde règnent de fortes inimitiés fondées
sur des différences d’interprétation de
l’œuvre, des conflits de légitimité entre les
amateurs désireux de faire partager leurs
lumières et les universitaires soucieux de pré-
server les leurs. Des chapelles ? Il précise,
prudent : « Chaque lecteur est différent. On
trouve dans ce livre ce qu’on apporte. Pour
certains la judéité, d’autres l’homosexualité,
d’autres encore l’étude des mœurs, de la pein-
ture, de la musique, des sentiments, etc. C’est
pourquoi certains pensent mieux le comprendre
que leur voisin. Mais je ne suis pas l’ONU »,
ajoute-t-il avec ironie.
Il y a des proustiens solitaires. Le philosophe
médiatique Raphaël Enthoven en est un,
auteur avec son père, Jean-Paul, du
Dictionnaire amoureux de Marcel Proust coé-
dité par Plon et Grasset. Quinze lignes rela-
tant la première apparition de Mme Verdurin
dans Un amour de Swann (Mme Verdurin est
une snob qui veut faire de son salon l’égal de

L
tume de bain avec des ancres brodées pendant qu’on y est ! ont ricané des
proustiens restés sceptiques face à cette épiphanie. « Ce qui est symptoma- ceux du faubourg Saint-Germain) ont suffi à
tique, c’est que tout le monde a eu envie d’y croire, souligne Patrice Louis. lui faire entrevoir une forme de prédestina-
Comme si ç’avait été la Vierge. » tion. « Un jour, raconte-t-il à la terrasse de la
brasserie La Rotonde, à Paris, je vais voir ma
grand-mère. “Ça va l’école ?”, me demande-
t-elle. Je lui réponds : “On étudie un passage
de Proust.” En fait, elle connaissait la
e temps est lourd au bord du loir, devenu la Recherche par cœur. Elle avait tous les
vivonne dans la “recherche”. Sa surface est volumes. Elle s’appelait Gilberte… Mais je ne
recouverte de nénufars. (Les proustiens écri- l’ai vraiment lue que dix ans plus tard pour
vent le mot avec un « f ». C’est comme ça !) les besoins d’une émission de radio sur la
« Lire Proust, analyse Patrice Louis, c’est jalousie. Jamais la littérature ne m’a permis
comme courir un marathon. Cela vous ouvre de comprendre aussi bien un sentiment. » Il se
à une élite. Mais, une fois qu’on l’a lu, on n’a fiche des querelles d’interprétation, des pas-
plus qu’une seule idée en tête : recommencer. » serelles entre l’œuvre et son auteur. « Je ne
Ces proustomaniaques s’ébrouent dans connais que le texte, le reste je m’en fous. Si
l’œuvre comme des otaries dans un bassin. avec mon père nous avons pu faire ce livre
On en croise certains en mai, lors de la tradi- ensemble, c’est parce que nous aimons Proust
tionnelle Journée des aubépines, quand, débarqués du train de Paris de de deux manières différentes. Lui tisse un sys-
10 h 22, ils descendent le raidillon du Pré Catelan. (Pour être bref, le narrateur tème de correspondances entre la Recherche et
tombe en quasi-syncope quand il respire des aubépines et c’est le long de ce la vie de Marcel. Moi, je vis dans l’œuvre. »
petit chemin qui longe le jardin de son oncle qu’il voit pour la première fois Lire Proust, c’est un marqueur social ? « Un
Gilberte, la fille de Swann et d’Odette, qui lui adresse un geste indécent.) Ils marqueur culturel plutôt, voire politique.
parcourent cette centaine de mètres sous la houlette de Jérôme Bastianelli, Ainsi, Laurent Wauquiez le trouve “trop
leur berger et président depuis 2017 de la Société des amis de Marcel Proust. sinueux, trop immobile, trop mondain”
Éberlués, les Beaucerons les regardent comme des dingos. (Le Point, mars 2018). Cela veut tout simple-
Corse, la quarantaine bien entamée, musicologue, Bastianelli est aussi un ment dire : Moi Wauquiez, je suis direct, je ne
résident d’Illiers-Combray, bien que son travail de directeur du Musée du coupe pas les cheveux en quatre, je ne suis pas
Quai-Branly le retienne à Paris toute la semaine. Il a succédé à une lignée imbitable. Du coup, revendiquer de ne pas lire
d’académiciens et de hauts fonctionnaires qui prenaient leur fonction pour Proust, ce serait être du côté de la clarté, du
une distinction supplémentaire. Même si elle ne compte que 460 adhérents peuple. C’est idiot. Il n’y a pas moins snob que
à jour de cotisation, l’association est un lieu de pouvoir, qu’il compte bien lui. » L’air est vif et transparent ce matin-là.
faire grandir et dynamiser. C’est incroyable le nombre de jolies femmes
Premier effet de son élection : on peut désormais prendre des photos dans la qui passent à vélo sur le boulevard du
maison de tante Léonie, ce qui jusqu’alors était interdit, sans doute pour Montparnasse.
vendre davantage de cartes postales. C’est l’association qui gère l’entretien de Un dimanche après-midi, au bien nommé
l’édifice grâce à la générosité du conseil général d’Eure-et-Loir, qui doit déblo- Hôtel Le Swann, rue de Constantinople, dans
quer 2 millions d’euros pour sa restauration. Pour les proustiens, cette maison le 8e arrondissement de Paris.Tout ici parle de
est la grotte de Bethléem, même si nul n’ignore que Marcel l’a fuie quand lui. Tirages de tête des éditions originales

M Le magazine du Monde — 21 septembre 2019

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dans des vitrines sous clé, éditions ordinaires à disposition des clients. Cinéaste, du développement éditorial chez Assimil
vidéaste, performeuse et proustienne,Véronique Aubouy a donné rendez-vous tombé dans la bassine proustienne alors qu’il
pour raconter la Recherche « en une heure », chronomètre en main. Nous préparait l’agrégation de lettres ? Ouvrir un
sommes une quarantaine rassemblés dans un salon du rez-de-chaussée ; trois blog et participer à ce qu’il appelle « le pil-
personnes seulement ont clairement vingt ans et des poussières. Elle parle poul de la Recherche » en référence aux
vite, tend les mains, se prend pour le narrateur, s’inquiète de l’heure, et saute études talmudiques. Baptisé Proustonomics,
des centaines de pages comme on franchirait un océan à pieds joints. Cela son site se propose dans l’un de ses onglets à
donne : « Le temps a passé, c’était la guerre. J’étais très amoureux d’une jeune l’intitulé un peu farceur d’explorer l’écono-
fille prénommée Albertine. Je l’ai emprisonnée. Et puis elle est morte. » Les mie et le soft power dans À la recherche du
proustiens savent que trois tomes ont été résumés en quatre phrases. Nous temps perdu. En effet, grâce à Internet et aux
rions d’un air entendu. Finalement, Véronique Aubouy échoue dans sa tenta- réseaux sociaux, une nouvelle approche
tive. Il lui faudrait une minute de plus. « Accordée ! », s’exclame le public. proustienne s’est développée, moins révé-
Plus tard, après avoir fumé une cigarette sur le trottoir, elle raconte. « J’ai lu rencieuse, plus ironique, comme l’illustre ce
la Recherche à 26 ans, pendant un voyage d’un an en solitaire en Amérique compte Twitter d’une New-Yorkaise dénom-
du Sud. J’ai été bouleversée par la façon dont
il parlait de moi. » On l’interrompt : « Désolé,
mais il parle de moi ! » On rigole. C’est fou
comme un rien nous amuse, nous les prous-
tiens. « Ensuite, je n’ai eu qu’une idée : filmer

“On trouve dans ce livre

le livre. Mais je ne voulais pas passer à côté de
la complexité de la phrase. » Comment faire?
Elle décide de braquer sa caméra sur des gens
en train de lire le livre. Commencé le
20 octobre 1993, ce travail a réuni 1 520 lec- ce qu’on apporte avec soi.
Pour certains la judéité,
teurs connus ou anonymes, à raison de deux
pages de texte chacun. Cent trente-six heures
de vidéos ont ainsi été tournées. « La lecture
se fait corps », dit-elle. Ici, une petite préci-
sion : les proustiens rêvent d’une adaptation d’autres l’homosexualité,
l’étude des mœurs, de la
d’ampleur de la Recherche au cinéma, bien
qu’ils la disent impossible. Ils se désolent que
Visconti et Losey n’y soient pas parvenus. En
réalité, ils redoutent de confronter leur image
mentale de Palamède de Guermantes, baron peinture, de la musique, des
sentiments… C’est pourquoi
de Charlus, dit « Mémé », avec celle d’un
acteur, fût-il Marlon Brando.
Tant qu’à être à l’hôtel, autant faire le tour
du propriétaire avec le propriétaire, Jacques
Letertre. « J’ai été énarque, j’ai travaillé au certains pensent mieux le
comprendre que leur voisin.”
ministère des finances, puis dans la banque.
J’ai commencé à acheter des hôtels en 1988 »,
dit-il en préambule. On croirait entendre un
joueur de Monopoly. Collectionneur, biblio- Jérôme Bastianelli, président de la Société des amis de Marcel Proust
phile, passionné de littérature, il possède
quatre autres établissements, consacrés à
Rimbaud et à Marcel Aymé (à Paris), à
Flaubert (à Rouen) et à Alexandre Vialatte (à
Clermont-Ferrand). On lui doit une décou-
verte précieuse autant que dérisoire – les
proustiens adorent les détails. Voulant mettre à disposition de ses clients le mée « Marcelita Swann ». Post après post,
même café que celui que buvait l’écrivain, il a découvert que Françoise, sa Nicolas Ragonneau trace son orbite dans la
gouvernante, ne se servait pas chez Corsellet, comme on l’avait cru, mais galaxie des fous de Proust. Il vient de faire
chez Patin, une brûlerie de la rue de Lévis, dans le 17e arrondissement de paraître deux opuscules aux Éditions
Paris. « C’était le seul torréfacteur de la rive droite et Proust aimait les grains La Pionnière : une stimulante pochade,
fraîchement torréfiés. » Quand Jacques Letertre a transformé l’ancien Opéra- Proust Commercy 1915, et une traduction
Saint-Lazare en Hôtel Le Swann, il l’a monté en gamme. La clientèle a d’un article de William Friedkin, Dans les pas
suivi : le chiffre d’affaires a augmenté de 40 % la première année. « J’ai vu de Marcel Proust. Le metteur en scène de
arriver des Américains, des Japonais, des bloggueurs indiens, les Allemands French Connection et de L’Exorciste évoque
de la Proust Gesellshaft. Proust, c’est la France de la Belle Époque, une sa passion surprenante transmise par Jeanne
ambiance, un label. On n’a aucun mal à avouer qu’il est le préféré. Je n’ou- Moreau lorsque cette dernière était son
vrirai pas un Hôtel Céline, par exemple. » On le comprend. épouse…
L’homme qui monte dans la proustosphère, Nicolas Ragonneau, donne ren- Pour Ragonneau, Proust est devenu une
dez-vous aux Halles devant un demi de bière. Dijonnais, une petite cinquan- « religion révélée » dans laquelle, écrit-il, il
taine, carrure de rugbyman, il aurait bien aimé apporter sa pierre à l’édifice reconnaît « ses missionnaires à l’étranger, ses
des ouvrages savants sur Proust. « Malheureusement, regrette-t-il, il a été apôtres, ses exégètes, ses gardes suisses, ses que-
confisqué par les universitaires. » La solution pour ce directeur marketing et relles de chapelle et ses disputes sur le sexe •••
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••• des anges, ses conciles, ses Lourdes, ses Vatican et autres lieux de vénération je me posais à cette époque. Il a conjuré en
et de prière, son pape, son eucharistie, ses miracles, ses reliques, ses patenôtres moi l’angoisse de la mort. Il m’a creusé
et sa casuistique, ses objets saint-sulpiciens, ses évêques, ses prélats et ses diacres, jusqu’à l’os. Pour moi, c’est un lien entre ici
ses fidèles, ses lieux de culte, ses reliques, ses anachorètes, ses schismes, ses fana- et l’au-delà », dit-il en pointant le plafond du

R
tiques, ses excommunications… » La phrase est longue? Les proustiens n’ont doigt. Autodidacte, il a ouvert lui aussi un
aucun problème avec les phrases longues, ils retombent toujours sur leurs blog, Parcours d’un proustien. Il donne des
pattes, comme les chats. conférences dans les universités interâges.
« Je suis un militant de Proust », lâche-t-il
avant de reprendre son train pour Herblay,
dans le Val-d’Oise.
Bon, alors, on en était où ? Secte, cercle,
oulez tambours, sonnez trompettes! Dans cénacle, amicale, clan, coterie, club ? Qui sont
un café de la place du Costa-Rica, ces apôtres d’une religion dont le texte fonda-
Paris 16e, Jean-Yves Tadié, 83 ans, nous teur est plus long que la Bible? Qui pouvait le
attend. Là, en chair et en os, le pape des dire ? Tentons un psychanalyste proustien,
proustiens ! Tadié, c’est une thèse qui Michel Schneider, à qui l’on doit L’Auteur,
fait toujours autorité, Proust et le l’autre. Proust et son double (Gallimard) ? Il
Roman (Gallimard, 1971), c’est l’édition doit savoir. «Les proustiens sont comme les per-
de « La Pléiade » en quatre volumes sonnages de Proust, nous a-t-il écrit : ceux de la
(1989), c’est la biographie de référence petite bande de Balbec [les proustiens savent
(Gallimard, 1996). Il a travaillé sur Jules qu’il s’agit d’une station balnéaire normande
Verne, Malraux et Nathalie Sarraute, fictive où le narrateur se rend avec sa grand-
mais c’est Proust qui lui a donné ses médailles. « Je suis un peu comme Alfred mère], ceux des salons, jaloux, envieux les uns
Brendel qui ne jouait plus que du Schubert à la fin de sa vie. Proust, c’est ce des autres, persuadés qu’ils détiennent la vérité
que je joue le mieux. » « Je l’ai découvert en classe de philo chez les jésuites de ultime. » Une deuxième question : vit-on
Saint-Louis-de-Gonzague, la professeure nous avait lu le passage sur les mieux avec ou sans Proust ? « Pour ma part,
pavés », un des onze phénomènes de mémoire involontaire de la Recherche. a-t-il encore écrit, il ne m’a pas guéri de ma
(Le narrateur marchant sur des pavés disjoints à Venise s’en trouve légèrement névrose ordinaire mais, dans les années 1970,
déséquilibré et se remémore instantanément la même impression vécue des il m’a sorti d’une dépendance aux pensées tota-
années plus tôt dans la cour de l’hôtel des Guermantes à Paris.) « Cela a été un litaires : le Petit Livre rouge, de Mao, et du gros
coup de foudre. Rentré chez moi, j’ai commencé à lire la “Blanche” – les livre blanc des Écrits de Jacques Lacan.»
proustiens appellent la «Blanche» la première édition de la Recherche en dix- C’était donc ça ! La Recherche était un livre
sept volumes chez Gallimard. C’est le premier auteur avec lequel j’ai éprouvé utile. Il est à la vie ce que Ginette Mathiot est
des moments d’extase. » Il publiera à l’automne un recueil de certains de ces à la cuisine, Laurence Pernoud à la puéricul-
articles précédé d’une préface, Proust et moi. Il s’amuse. «J’aurais sans doute ture. Est-on malheureux, jaloux, endeuillé,
besoin d’une cure de désintox… Je connais certainement mieux Proust que moi- seul, velléitaire ? Marcel, bon camarade, nous
même, mais il est vrai que je m’intéresse assez peu… J’essaie bien de lui échap- prévient, des souffrances que nous allons
per mais il me rattrape toujours. » endurer sans toutefois nous en dispenser. La
Encore des proustiens? Une proustienne, en l’occurrence. Ses amis l’ont sur- Recherche est un auxiliaire de vie et les prous-
nommée la « veuve Proust ». Dans un café proche de la station Charles- tiens des petits malins qui s’évitent des
Michels dans le 15e arrondissement, Laurence Grenier, ancienne pharma- années de divan. Ne restait plus, dès lors,
cienne ayant vécu une longue partie de sa vie dans le Connecticut et auteure qu’une chose à faire : reprendre ce premier
du blog Proust pour tous, se souvient : « J’ai commencé de le lire assez tard et tome de l’édition Folio, celle avec l’illustra-
tout à coup, lisant une phrase, un sanglot m’a submergée. Puis un autre et tion de Van Dongen, établie par Pierre Clarac
encore un autre. J’avais passé ma vie à me vouloir légère et je découvrais en et André Ferré, dans laquelle nous avons
moi des profondeurs insoupçonnées. C’était mon biographe idéal. À cette époque, commencé à lire Swann, il y a très long-
j’étais dans une situation conjugale compliquée. Je me séparais de mon mari. temps. C’était le 8 novembre 1972. Les
Mes enfants m’appelaient : “Maman ! Maman !”. Je disais en moi-même : “Je proustiens se souviennent toujours du jour
m’en fous, je lis Proust !” » « J’étais une prosélyte qui n’avait pas trouvé son où ils ont commencé leur première lecture.
objet », confesse la « veuve Proust ». Désormais, elle veut rendre son idole Et si on recommençait ? Si on passait l’au-
accessible au plus grand nombre.Après avoir autoédité un abrégé en 500 pages tomne et l’hiver calfeutré dans ces pages
de la Recherche (« Les éditeurs m’ont ri au nez. “Proust, ça se mérite !” », me comme lui dans ses pelisses. La route pro-
disaient-ils »), elle publie Du côté de chez Proust (First), un recueil d’extraits mettait d’être longue… Mais, à présent
à destination des adolescents. « J’ai un bon argument de vente : grâce à mon qu’on l’avait déjà parcourue, on en connais-
livre, vous pourrez faire croire que vous avez lu Proust ! » sait les faux plats, les raidards casse-pattes, les
Les années 1950, un collège de la rue Blomet, Paris 15e. Mme Legrand a parlé descentes enivrantes quand souffle le vent
de Proust à ses élèves de troisième comme d’un écrivain « qui écrivait des du grand style. « Bonheur de Proust, écrivait
phrases très, très longues ». Pourquoi Claude Wittezaële ne l’a jamais oubliée? Roland Barthes dans Le Plaisir du texte
Et pourquoi personne ne joue jamais bien de ce piano de la gare Saint-Lazare [Seuil], d’une lecture à l’autre, on ne saute
au côté duquel nous nous sommes fixé rendez-vous? Il porte une moustache jamais les mêmes passages. » Allez, c’était
et un baise-en-ville. Bientôt 70 ans, dont cinquante de proustophilie. « J’ai reparti pour un tour, s’installer confortable-
arrêté l’école en troisième. Quelques semaines plus tard, j’ai commencé de ment et dévider de nouveau cette intermi-
travailler au Crédit du Nord, comme grouillot. Je lisais beaucoup. Un jour, nable pelote : « Longtemps, je me suis couché
j’ai voulu emprunter Swann à la bibliothèque de la banque, mais ils ne de bonne heure. » Ah, une dernière chose
l’avaient plus… Quelqu’un ne l’avait jamais rendu. J’ai fini par le trou- encore : les proustiens ne lisent pas la
ver. » Il se fait plus grave. « Proust a apporté des réponses aux questions que Recherche, ils la relisent.

Illustrations Yann Kebbi pour M Le magazine du Monde — 21 septembre 2019

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dans le bureau de…

Victoire
de Castellane.
Quand elle n’est pas à dior Joaillerie,
dont elle est la directrice artistiQue, c’est
chez elle Que travaille la créatrice de biJoux.
propos recueillis par DaviD Chokron — photo aurélien ChauvauD

1. les livres les boutiques, je préfère prendre mon

Je ne suis pas quelqu’un qui lit beau-
coup, mais travailler au milieu de livres
est extrêmement apaisant et important
pour moi. J’ai besoin de m’approprier
un endroit : je ne peux pas avancer dans
un environnement qui ne m’est pas
familier. Ceci dit, mon vrai bureau, c’est
ma tête. Je vais chercher l’inspiration à
l’intérieur de moi, avec des sentiments,
des couleurs et des formes.
2. le dessin
Celui-ci, je l’adore. Ce sont quatre
princesses Disney que ma fille a des-
sinées quand elle avait 5 ans. J’aime
les dessins et les objets faits par les
enfants. Je pourrais n’être entourée
7 que de ça. Ce serait génial une maison
où les enfants auraient joué les archi-
tectes et les décorateurs.
3. la lampe
J’ai une affection particulière pour les
lampes en céramique. Celle-ci, qui date
des années 1970, je l’ai chinée. Elle a
quelque chose de naïf qui m’évoque
l’enfance. Je me suis amusée avec
l’abat-jour, en associant la céramique à
du raphia. C’est important que les
objets vieillissent comme nous, cela
nous aide à accepter le temps qui passe.
4. les chandeliers
Ces modèles en forme de petits per-
sonnages sont signés du céramiste
Dominique Pouchain. Ils sont rigolos,
ils ont l’air gentil. Je les ai achetés en
ligne, sur eBay. Je n’aime pas aller dans
temps, être à distance. Fureter sur
Internet, c’est un peu comme la pêche
à la ligne. Et je n’ai jamais été déçue.
5. les feutres
Quand j’étais enfant, je trouvais les
boîtes de feutres en fer Caran d’Ache
extraordinaires. J’ai gardé cet enthou-
siasme pour la couleur. C’est un langage
et elle est essentielle dans mon travail.
J’associe les teintes, je les fais lutter
pour qu’elles ne soient jamais écrasées
l’une par l’autre, comme des personnes
devant cohabiter dans une pièce. À la
fin, j’essaie d’équilibrer les forces, de
façon à ce qu’une nuance moins facile
qu’une autre trouve sa place.
6. les mémos
Je n’ai pas de carnet de notes, mais
j’adore utiliser des mémos. Je les colle
sur des feuilles où j’ai dessiné puis je
les jette. C’est ma base. On peut dire
que je travaille de manière synthétique,
parce que j’écris peu de choses.
7. la collection de “lui”
Je suis tombée sur des images du
magazine Lui que je trouve inspi-
rantes, et j’ai fait relier ma collection
parce que les magazines étaient abî-
més. Dans le Lui des années 1970, il y
a eu beaucoup de choses importantes,
amusantes et créatives. Cette légèreté
me rappelle la liberté offerte par la
couleur. C’est pour cette raison que
j’ai rangé la collection à hauteur de
mes feutres.