Vous êtes sur la page 1sur 27

Revue des Études Grecques

Agathon, Euripide et le thème de la ΜΙΜΗΣΙΣ dramatique dans les


Thesmophories d'Aristophane
Rossella Saetta Cottone

Citer ce document / Cite this document :

Saetta Cottone Rossella. Agathon, Euripide et le thème de la ΜΙΜΗΣΙΣ dramatique dans les Thesmophories d'Aristophane. In:
Revue des Études Grecques, tome 116, Juillet-décembre 2003. pp. 445-469;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.2003.4546

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_2003_num_116_2_4546

Fichier pdf généré le 19/04/2018


Résumé
II s'agit de comprendre le rôle du personnage d'Agathon dans le cadre de la parodie d'Euripide que
développent les Thesmophories. L'hypothèse de départ est que la dialectique dramatique entre
Agathon et Euripide reproduit intentionellement la situation des Acharniens, où le héros comique
recourt au déguisement fourni par Euripide pour accomplir son projet. Derrière cette évocation des
Acharniens on peut déceler la relation profonde qui lie l'invention des deux pièces : en effet, l'action
des Thesmophories — le procès des femmes contre les injures d'Euripide — semble bien inspirée du
thème du procès, mentionné dans les Acharniens, que le démagogue Cléon aurait intenté contre
Aristophane, à cause de ses injures contre la cité. La parodie d'Aristophane viserait le réalisme
d'Euripide : son interprétation des mythes traditionnels est tellement proche de la réalité quotidienne
qu'elle se prête à être présentée comme une forme de violence civique comparable à celle
d'Aristophane. La solution comique à la poursuite judiciaire dans les Thesmophories viendra alors de la
tragédie, comme dans les Acharniens.

Abstract
The aim of this article is to understand the role of Agathon's character, as part as Euripide's parody as
developed in the Thesmoporiazusae. The original hypothesis is that the dramatical dialectics between
Agathon and Euripides reproduces intentionally the plot of the Acharnions, where the comic hero uses
the disguise given by Euripides to achieve his plans. Behind this evocation of the Acharnions, we may
detect the strong connection in the invention of both plays : indeed, the plot of the Thesmophoriazusae
— the trial of the women against Euripides' insults — really seems inspired by the theme of the
proceedings, as mentioned in the Acharnians, that Cleon the demagogue would have instituted against
Aristophanes, because of his insults towards the City. Aristophanes' parody would then refer to
Euripides realism : his interpretation of traditional myths is so close to everyday life that it might be
represented as a form of civic violence, comparable to the one of Aristophanes. The comic solution to
the legal proceedings in the Thesmophoriazusae would then come from tragedy, just as in the
Acharnians.
Rossella SAETTA COTTONE

AGATHON, EURIPIDE ET LE THÈME

DE LA ΜΙΜΗΣΙΣ DRAMATIQUE
DANS LES THESMOPHORIES
D'ARISTOPHANE*

Résumé. — II s'agit de comprendre le rôle du personnage d'Agathon


dans le cadre de la parodie d'Euripide que développent les Thesmophories.
L'hypothèse de départ est que la dialectique dramatique entre Agathon et
Euripide reproduit intentionellement la situation des Acharniens, où le héros
comique recourt au déguisement fourni par Euripide pour accomplir son
projet. Derrière cette évocation des Acharniens on peut déceler la relation
profonde qui lie l'invention des deux pièces : en effet, l'action des
Thesmophories — le procès des femmes contre les injures d'Euripide — semble
bien inspirée du thème du procès, mentionné dans les Acharniens, que le

* Ce texte doit beaucoup à la discussion qui a eu lieu à l'UMR « Savoirs et


textes » de l'Université Lille 3, au cours de l'année 2001-2002, dans le cadre du
séminaire « La comédie d'Aristophane : lecture des Thesmophories ». Je suis très
reconnaissante envers tous les participants. Enfin, mon travail profite, depuis quelques
années maintenant, de la confrontation constante et ouverte avec Pierre Judet de La
Combe, qui m'a appris à lire les œuvres théâtrales de l'Antiquité. Grâce à lui j'ai
pu saisir l'intérêt intellectuel de la recherche du sens dans les textes, selon les
orientations de la philologie critique, telle qu'elle a été définie par les travaux de
Jean Bollack et de l'école de Lille dans son ensemble. La rédaction finale de ce
texte a bénéficié des remarques généreuses de Jean Bollack et de Pierre Judet de
La Combe. Je les remercie sincèrement. Un remerciement particulier à Paul Demont,
pour ses observations qui m'ont été très utiles.
L'édition des comédies d'Aristophane dont je me sers ici (aussi bien pour le texte
que pour la traduction) est celle qui est parue aux Belles Lettres : Aristophane.
Texte établi par V. Coulon et traduit par H. Van Daele, Paris, 1923-1930, 5 vol.
Quant aux Thesmophories je me limite à signaler l'édition récente de C. Prato :
Aristophane. Le donne aile Tesmoforie, a cura di C. P. Traduzione di D. Del Corno,
Fondazione L. Valla, Milan, 2001.
REG tome 116 (2003/2), 445-469.
446 ROSSELLA SAETTA COTTONE [REG, 116
démagogue Cléon aurait intenté contre Aristophane, à cause de ses injures
contre la cité. La parodie d'Aristophane viserait le réalisme d'Euripide :
son interprétation des mythes traditionnels est tellement proche de la réalité
quotidienne qu'elle se prête à être présentée comme une forme de violence
civique comparable à celle d'Aristophane. La solution comique à la poursuite
judiciaire dans les Thesmophories viendra alors de la tragédie, comme dans
les Acharniens.
Abstract. — The aim of this article is to understand the role of Agathon's
character, as part as Euripide's parody as developed in the Thesmoporiazusae.
The original hypothesis is that the dramatical dialectics between Agathon
and Euripides reproduces intentionally the plot of the Acharnions, where
the comic hero uses the disguise given by Euripides to achieve his plans.
Behind this evocation of the Acharnions, we may detect the strong connection
in the invention of both plays : indeed, the plot of the Thesmophoriazusae
— the trial of the women against Euripides' insults — really seems inspired
by the theme of the proceedings, as mentioned in the Acharnians, that
Cleon the demagogue would have instituted against Aristophanes, because
of his insults towards the City. Aristophanes' parody would then refer to
Euripides realism : his interpretation of traditional myths is so close to
everyday life that it might be represented as a form of civic violence,
comparable to the one of Aristophanes. The comic solution to the legal
proceedings in the Thesmophoriazusae would then come from tragedy, just
as in the Acharnians.

Una es mas auténtica


cuando mas se parece
a lo che a sonado de si misma
Agrado
dans Todo sobre mi madre
de Pedro Almodovar
(El deseo Ediciones, Madrid, 1999)

La présence du personnage d'Agathon dans le prologue des


Thesmophories a principalement suscité l'intérêt des interprètes,
philologues et philosophes, à cause de ses propos étranges
concernant la nature de l'art (vv. 146-167). En effet, c'est la première
fois que le terme de μίμησις apparaît pour définir le travail du
poète. La tentation était grande de voir là une anticipation des
théories esthétiques postérieures ou bien le reflet des spéculations
sophistiques de l'époque 1. Pour divergentes que soient les opi-

1 Dans le domaine philologique voir surtout : R. Cantarella, « Agatone e il prologo


délie Tesmoforiazuse», dans Scritti minori sul teatro greco, Brescia, 1970, pp. 325-333;
F. Muecke, « A portrait of the Artist as a Young Woman », Classical Quarterly 32,
1982, pp. 41-55; P. Mureddu, «II poeta drammatico da didaskalos a mimetes : su
alcuni aspetti della critica letteraria in Aristofane », AION 4-5, 1982-1983, pp. 75-98;
M.L. Chirico, « Per una poetica di Aristofane », Parola del Passato 45, 1990, pp. 95-115;
E. Mazzacchera, « Agatone e la μίμησις poetica nelle Tesmoforiazuse di Aristofane »,
Lexis 17, 1999, pp. 205-224. Voir aussi l'ouvrage de M. De Fâtima Sousa e Silva,
Critica do teatro na comédia antiga, Coimbra, 1987, en particulier les pp. 385-409.
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 447

nions, les études récentes ont toutes mis en lumière la nécessité


de restituer2 à la figure d'Agathon l'importance qu'elle avait
pour Aristophane, dans le cadre de la parodie de la tragédie
que développe la pièce 3. Cependant, la question de savoir quels
sont les rapports précis entre la place du jeune poète tragique
et la parodie prépondérante d'Euripide reste toujours ouverte.
Euripide est le sujet principal, autour duquel tourne l'action
entière; quel sens, dès lors, donner à l'apparition d'Agathon dans
ce contexte ? Il y a, il est vrai, une raison dramatique, qui est
de fournir au personnage du Parent, central dans la pièce, les
costumes féminins grâce auxquels il pourra participer à l'action
qui suit; mais pourquoi confier cette tâche à Agathon, et surtout
pourquoi lui donner tant de place ?
Le précédent immédiat est celui du proagôn des Acharniens,
dans lequel Euripide apparaît également, pour prêter à Dicéopolis
le costume de son Télèphe, sans lequel le paysan aurait du mal
à gagner à sa cause le chœur des charbonniers (v. 383 ss) : là
aussi, l'intervention du poète tragique consiste à octroyer le
travestissement nécessaire à la poursuite de l'action. Les critiques
qui ont relevé ce parallélisme se sont limités à souligner les
similitudes 4 et les différences 5 formelles des deux scènes, mais

Pour ce qui concerne la position critique d'Aristophane vis-à-vis de la littérature, et


l'influence qu'auraient exercée sur lui les Sophistes, je renvoie aux renseignements
bibliographiques donnés par G. Arrighetti, Poeti, eruditi e biografi. Momenti délia
riflessione dei Greci sulla letteratura, Pise, 1987, pp. 150 s.
2 Auparavant, le personnage ne se voyait attribuer aucune fonction importante
dans la pièce. Ainsi, selon P. Lévêque, Agathon, Paris, 1955, p. 59 : « dramatiquement,
la présence d'Agathon est inutile, puisqu'il n'accorde pas ce qu'Euripide lui demande
et ne fait donc pas avancer l'action. Aristophane ne l'a introduit sur le théâtre que
parce qu'il représentait un personnage pittoresque, bien connu des Athéniens, et une
cible toute trouvée pour sa verve comique ». On retrouve une liste de jugements
critiques semblables dans l'article de H. Hansen, « Aristophanes' Thesmophoriazusae :
Theme, Structure, and Production », Philologus 120, 1976, p. 166, note 7.
3 Une analyse très approfondie de la dimension paratragique de la pièce a été
menée par M.G. Bonanno, « ΠΑΡΑΤΡΑΓΩΙΔΙΑ in Aristofane », Dioniso 57, 1987,
pp. 135-167, à laquelle je renvoie aussi pour la bibliographie concernant la paratragédie
chez Aristophane (p. 136, note 5). Je me limite à signaler l'ouvrage de référence en
la matière : P. Rau, Untersuchungen zu einer komischen Form des Aristophanes,
Munich, 1967 (Zetemata 45), pp. 98-114 (à propos d'Agathon).
4 Voir à ce propos W. Rhys Roberts, « Aristophanes and Agathon », Journal of
Hellenic Studies 20, 1900, p. 50 s. À part l'utilisation de Γέκκύκλημα et la présence
d'esclaves particulièrement obséquieux, l'auteur souligne encore d'autres éléments
communs aux deux scènes : la description de leur art est faite dans des termes
analogues, leur musique est condamnée de façon semblable. M. De Fâtima Sousa e
Silva, Critica do teatro na comédia antiga, op. cit., p. 387 ss, développe les
considérations de Rhys Roberts, en ajoutant qu'aussi bien Euripide qu'Agathon jouent le rôle
du sauveteur d'un suppliant qui se trouve dans une situation difficile; et que tous
deux aident ledit suppliant avec leur art. Enfin, l'érotisme qu'ils dégagent suggère
un parallèle avec la courtisane Cirène (Thesmophories 98, Grenouilles 1328). Je
reviendrai sur l'ensemble de ces points.
448 ROSSELLA SAETTA COTTONE [REG, 116

ils n'ont pas vraiment posé le problème de la relation profonde


qui relie leur invention. Peut-être, d'ailleurs, cette relation
découle-t-elle d'une ressemblance plus globale entre les pièces
en question. En effet, me semble-t-il, l'action principale des
Thesmophories repose sur la reprise d'un thème qui dans les
Acharniens est secondaire, mais néanmoins central dans
l'élaboration du discours comique : le procès que les femmes d'Athènes
font subir à Euripide, coupable de les avoir injuriées dans ses
tragédies, imite le procès, mentionné plusieurs fois dans les
Acharniens, que le démagogue Cléon aurait fait subir à
Aristophane, à cause de ses injures contre la cité et ses magistrats 6.
Cette hypothèse s'appuie sur une donnée lexicale : la définition du
langage dénigrant d'Euripide, que les femmes des Thesmophories
stigmatisent tout au long de la pièce7, correspond à l'une des
définitions les plus fréquentes de l'injure comique qu'Aristophane
emploie dans ses comédies et dans les Acharniens en particulier 8.

5 Ainsi, selon F. Muecke, «A portrait of the Artist...», op. cit., p. 43, dans les
Thesmophories l'épisode du déguisement est nécessaire au progrès de l'action, mais
il n'ajoute pas grand chose au portrait d'Agathon, qui est dessiné tout au long du
prologue, tandis que dans les Acharniens il constitue le centre de la parodie d'Euripide.
Elle indique comme deuxième élément distinctif de notre prologue vis-à-vis du
précédent des Acharniens le fait qu'ici les deux protagonistes, arrivés pour demander
une faveur au poète tragique, commencent par se cacher et par espionner le serviteur
qui prie et sacrifie, et qui est sorti de la maison indépendamment d'eux. La
construction de cette action, unie à l'utilisation de mots typiquement tragiques, suggère
un parallèle avec la tragédie (voir, par exemple, Eschyle, Choéphores 20 ss), et
servirait ici à introduire la parodie d'Agathon (aux pp. 42-43 de son article, l'auteur
résume la discussion savante sur ce point).
6 Une scholie (Schol. Aristoph. Ach. 378 Wilson) nous informe du procès que
Cléon aurait intenté contre Aristophane à la suite de la représentation des Babyloniens.
À partir de cette scholie et des nombreuses allusions à l'inimitié entre Aristophane
et Cléon, disséminées dans les Acharniens (w. 377-382, 502-503, 515-516, 659-664),
plusieurs commentateurs ont pensé que dans les anapestes de la même comédie
Aristophane voulait se défendre ouvertement contre les accusations du démagogue.
Voir à ce propos les notes au vers 642 dans les commentaires de F.H.M. Blaydes,
W.J.M. Starkie et A.L. Sommerstein (tout particulièrement son Introductory note).
Un examen systématique des données historiques traditionnellement invoquées pour
expliquer le texte a été proposé par F. Perusino, Dalla commedia attica alla commedia
di mezzo. Tre studi su Aristofane, Urbino, 1986. En ce qui concerne la reconstruction
des Babyloniens, dont nous possédons peu de fragments, je renvoie à l'étude récente
de L. Fois, « I Babilonesi aristofanei : problemi interpretativi di una commedia
politica», Lexis 16, 1998, pp. 113-121.
7 L'expression récurrente dans la comédie pour définir le langage d'Euripide
est κακά (κακώς) λέγειν-άκούειν, comme l'a souligné W. Rosier, « Escrologia ed
intertestualità », Lexis 13, 1995, pp. 117-128. L'auteur avance l'hypothèse, que je
partage, qu'il s'agirait là d'un vrai thème comique, dont la signification est importante
pour l'interprétation de la pièce dans son ensemble.
8 Je renvoie à ce propos à mon étude sur le thème comique des Thesmophories :
« Euripide, il nemico délie donne. Studio sul tema comico délie Tesmoforiazuse di
Aristofane », à paraître dans Lexis.
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 449

Qui plus est, le traitement que le thème des injures d'Euripide


subit dans l'évolution de l'action montre bien que le modèle de
cette paratragédie se trouve dans les Acharniens. Il suffit de
songer au discours d'accusation contre Euripide, prononcé par la
première oratrice au cours de l'assemblée : la faute principale
du langage d'Euripide serait d'avoir appris (v. 399 : διδάσκειν)
aux hommes les mauvais agissements de leurs femmes; ainsi
ont-elles perdu toute liberté d'action. De façon analogue, la
prérogative principale de l'injure d'Aristophane, d'après la
déclaration du chœur dans la parabase des Acharniens, consiste à
apprendre (v. 656 : διδάσκειν) aux Athéniens les mauvais
agissements de leurs prétendus alliés 9. Plus fondamentalement, c'est
une réflexion sur les formes d'art qui est engagée : l'invention
des injures d'Euripide établit une identification entre l'art du
poète tragique et le comique d'Aristophane. Les renvois ponctuels,
dans le texte et dans l'intrigue, au modèle des Acharniens me
semblent le confirmer. En mettant Euripide à la place qu'il
occupait lui-même dans l'autre comédie, comme poète poursuivi
à cause de ses injures, Aristophane se livre à une parodie
grinçante du réalisme de son rival : il partage avec lui le même
sort, pouvant être traîné en justice à cause de ses outrages contre
la cité. L'analogie rejoint la critique euripidéenne des mythes
traditionnels, si proche de la réalité quotidienne qu'elle se prête
à être méchamment présentée comme une forme de violence
civique, comparable à celle d'Aristophane. Je développerai ce
point important dans les conclusions de mon étude.
Pour revenir à Agathon, on peut avancer l'hypothèse que le
rapport qu'il entretient avec le Parent, porte-parole d'Euripide à
l'assemblée des femmes, reproduit comiquement la dialectique
entre l'Euripide des Acharniens et Dicéopolis, le héros de la
pièce. Ce dernier plaide pour son maître (l'Aristophane traîné
en justice par Cléon) 10 devant les charbonniers du chœur, au
moyen du costume de Télèphe octroyé par le poète tragique, de
même que le Parent essaie maladroitement de défendre la cause
d'Euripide, au moyen du costume féminin fourni par Agathon.

9 Voir à ce propos les développements de X. Riu, « Gli insulti alla polis nella
parabasi degli Acarnesi », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, n.s. 50, 1995, pp. 59-66.
10 Comme A.M. Bowie l'a remarqué (« The Parabasis in Aristophanes :
Prolegomena, Acharnians », Classical Quarterly 32 [1], pp. 27-40), les renvois internes qui
relient la parabase des Acharniens au discours mené par Dicéopolis dans Yagôn ont
pour but d'identifier Aristophane avec son héros. A la différence de Bowie, je crois
cependant que l'analyse de la comédie montre une volonté précise de différenciation
entre l'action du héros et celle du poète. L'identification du poète avec son héros
est bien présente, mais elle sert à souligner leur indépendance réciproque.
450 ROSSELLA SAETTA COTTONE [REG, 116

À cette différence près que dans la pièce chronologiquement


antérieure le recours au déguisement aboutit : Dicéopolis arrive
à convaincre les charbonniers qu'il a raison de faire la paix avec
les Lacédémoniens, et Aristophane, à travers son héros, montre
qu'il est capable de renoncer aux injures qui gênent tellement le
démagogue Cléon, pour s'emparer de la rhétorique euripidéenne.
C'est là, je pense, la fonction essentielle du déguisement de
Dicéopolis n. Dans les Thesmophories, au contraire, le
travestissement du Parent échoue. En effet, il n'arrive pas à démontrer
aux Athéniennes qu'Euripide s'exprime autrement que par des
injures : au lieu de défendre le poète, il justifie l'accusation.
Pourquoi? Est-ce la faute d'Agathon? Le responsable de cet
échec ne serait-il pas plutôt Aristophane lui-même ? La théorie
esthétique du jeune poète tragique, fournit peut-être une réponse.

Agathon, l'autre Euripide

Si on en croit les témoignages de Platon et d'Aristote,


Aristophane n'est pas le seul à avoir rapproché Euripide et Agathon 12.
Ainsi, dans la Poétique (1456a 25-32), Aristote cite les deux
poètes dans le même contexte, quand il critique les innovations
des chœurs tragiques de son époque; Euripide et surtout Agathon
en seraient les responsables principaux. Le caractère novateur
d'Agathon est souligné encore une fois dans un autre passage
(1451b 21 ss), où il est présenté comme le premier à avoir
composé des tragédies sur des sujets de son invention. Dans ce cas
aussi, le jeune poète semble développer un processus d'innovation
introduit par Euripide, qui avait déjà fait preuve d'une très grande
liberté dans l'élaboration des sujets mythiques traditionnels. Quant
à Platon, ce n'est peut-être pas un hasard s'il met dans la
bouche d'Agathon, l'hôte chez qui se déroule le Banquet, un vers
d'Euripide (Sthénébée, fr. 2 Jouan-Van Looy = 663 Kannicht) 13.

11 Ce point a été développé par H. Foley, « Tragedy and Politics in Aristophanes'


Acharnians », Journal of Hellenic Studies 108, 1988, pp. 33-47. Elle a situé la parodie
d'Euripide et de son Télèphe dans le cadre élargi du discours comique des Acharniens ;
le rapport avec le thème du procès que Cléon aurait intenté contre Aristophane est,
à son avis, primordial. La reprise de ce même thème dans les Thesmophories est, je
crois, éclairante : Euripide y fait jouer la tragédie à son acteur (le Parent) pour se
défendre des accusations des femmes. Dans les deux comédies, le recours à la parodie
tragique est une réponse au procès (qu'il soit fictif, comme dans les Thesmophories,
ou peut-être réel, comme dans les Acharniens).
12 Voir à ce propos W. Rhys Roberts, «Aristophanes and Agathon», op. cit.,
p. 51 s. ; Maria de Fatima Sousa e Silva, Critica do teatro na comédia antiga, op. cit.,
p. 390, n. 47.
13 Pour une analyse détaillée du personnage d'Agathon tel qu'il est présenté par
Platon, je renvoie à P. Lévêque, Agathon, op. cit., chapitres II et III passim.
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 451

Chez Aristophane, la relation étroite qui lie les deux poètes


est explicitée à deux reprises dans les Thesmophories : au v. 173,
Euripide interrompt les agressions verbales que le Parent n'arrête
pas d'adresser à Agathon, en lui rappelant que lui aussi, quand
il était jeune, au début de sa carrière, se comportait de la sorte
(voir ci-dessous) 14 ; et un peu plus loin, au v. 187, Euripide
affirme qu'Agathon est le seul individu à pouvoir parler d'une
façon digne de lui. Enfin, le traitement parodique que le
personnage d'Agathon subit sur la scène, dans le prologue de la même
comédie, dépend étroitement de celui de l'Euripide des Achar-
niens.
Or, la simple enumeration des analogies entre les deux scènes
ne suffit évidemment pas à expliquer les causes réelles du
rapprochement opéré par Aristophane.
L'observation purement thématique risque d'oblitérer des
éléments essentiels pour la compréhension de notre parodie. S'il est
légitime de se demander pourquoi Agathon jouerait dans les
Thesmophories le rôle qui dans les Acharniens était celui
d'Euripide — le sauveteur, qui aide, avec son art, un suppliant dans
une situation de crise — , une deuxième question s'impose :
pourquoi Euripide se trouve-t-il maintenant dans la position qui
était jadis celle de Dicéopolis ? Ainsi, selon P. Thiercy, « Agathon
prend ici le rôle qu'Euripide tenait dans cette première comédie,
alors que celui-ci endosse en quelque sorte celui qu'avait
Dicéopolis, ironie et succès mis à part » 15.
Personnellement, je ne mettrais pas de côté l'ironie et le
succès, parce que le renversement de la situation dramatique des
Acharniens conserve ici tout le comique du modèle, dans la
mesure où le vieux tragique est transformé en suppliant du
néophyte prometteur qui vient de prendre sa place 16.
Enfin, la similitude entre les deux scènes, soulignée par les
interprètes, ne correspond pas à une simple structure comique.
Les Thesmophories citent les Acharniens dans un but précis : en
assumant la position dramatique de Dicéopolis, Euripide révèle,
dès le début de la pièce, son appartenance à l'univers comique 17,

14 Peut-être faut-il voir dans la déclaration d'Euripide une référence explicite aux
Acharniens, où le poète tragique, à cet époque encore jeune, tenait effectivement le
rôle qui est maintenant celui d'Agathon.
15 P. Thiercy, Aristophane : fiction et dramaturgie, Paris, 1986, p. 100.
16 Le comique dû au renversement doit sans doute beaucoup de sa verve à la
notoriété réelle d'Agathon, qui en 416 avait remporté le premier prix aux concours
tragiques, alors qu'il débutait. Sur ce point je renvoie à P. Lévêque, Agathon, op.
cit., p. 54 s., qui cite comme source principale à ce propos Platon, Banquet, 173a.
17 Cette nature découle du langage qu'il a choisi d'employer dans ses tragédies,
l'injure, comme il est dit par les femmes du chœur dès le début de la pièce.
452 ROSSELLA SAETTA COTTONE . [REG, 116

avant même qu'elle ne soit explicitée par le développement de


l'action. D'autre part, l'aide qu'Euripide supplie Agathon de
lui accorder ne consiste pas, comme pour Dicéopolis, en un
travestissement tragique qu'il voudrait revêtir lui-même; le poète
renonce au rôle d'acteur tragique, il démissionne, et préfère se
faire remplacer par son jeune collègue 18. On retrouve ici les
traces du destin comique qu'Aristophane lui réserve : le
personnage Euripide ne se croit pas capable de jouer la tragédie, ou
du moins il ne veut pas le faire, parce qu'il sait très bien que
ce dont il est accusé (s'être transformé en poète comique) est
la pure vérité, du point de vue dramatique. C'est pour cela qu'il
n'essaie jamais, dès le prologue, de répondre à ces accusations.
D'une certaine manière, son personnage partage l'opinion
d'Aristophane à son sujet, c'est même une des raisons pour lesquelles
il se présente comme un auteur comique 19. Il finit ainsi par
accepter un substitut aussi peu crédible que le Parent, pourvu
qu'il soit délivré de cette tâche.
Quant à Agathon, sa position est tout à fait opposée par
rapport à celle d'Euripide, en ce qu'il assume pleinement son
rôle, en pensées comme en actes : il énonce une esthétique de
l'art tragique en bonne et due forme, après avoir montré au public
qu'il est capable d'interpréter un chœur tragique (vv. 101-129) 20.

18 C'est pour cela que lorsque Agathon lui demande pourquoi il n'irait pas se
défendre lui-même à l'assemblée (v. 188 ss), Euripide répond en alléguant des raisons
qui ne tiennent pas la route : « Je vais t'expliquer. D'abord on me connaît. Ensuite
je suis chenu et j'ai de la barbe; tandis que toi tu as une jolie figure, tu es blanc,
rasé, doué d'une voix de femme, délicat, gentil à voir ». Agathon, en effet, tout en
étant jeune, est très connu des Athéniens, et ses tragédies ont beaucoup de succès.
Deuxièmement, le Parent aussi, qui va assumer le rôle de l'intrus, est vieux et porte
une barbe.
19 À ce propos, il faudrait reconsidérer l'observation de CF. Russo, Aristofane
autore di teatro, Florence, 1962, p. 296, selon laquelle le seul personnage à pouvoir
dénoncer la présence du Parent parmi les femmes, à la fin de l'assemblée, est
Euripide lui-même. En effet, Agathon, qui connaît aussi le stratagème, est désormais
hors-jeu du point de vue dramatique. La raison de cette délation n'est pas à chercher
seulement dans le désir qu'Euripide aurait d'expérimenter de nouvelles μηχαναί,
comme le souligne P. Pucci, « Aristofane ed Euripide. Ricerche metriche e stilistiche »,
Atti délia Accademia Nationale dei Lincei, 8e série 10, 1962, p. 384, n. 150. J'ajouterais
aussi : le plaisir de se moquer des femmes derrière leur dos. De cette façon, Euripide
obéirait une fois de plus au caractère comique qu'Aristophane lui a attribué.
20 À la suite des scholies, la majorité des savants est d'accord pour affirmer
qu'Agathon interprète sur scène le chant qu'il compose, en assumant à la fois le
rôle du coryphée et celui du chœur. Ainsi P. Mazon, Essai sur la composition des
comédies d Aristophane, Paris, 1904, pp. 127 ss; CF. Russo, op. cit., p. 71. En effet,
rien dans les dialogues des personnages ne laisse deviner la présence d'un chœur
caché dans les coulisses, comme celui des grenouilles dans la comédie homonyme.
,

L'opinion contraire a été soutenue par E. Fraenkel, Beobachtungen zu Aristophanes,


Rome, 1962, p. 112, note 1.
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 453

Imitation et tragédie : le point de vue d'Aristophane

G. Arrighetti a souligné à juste titre il y a quelques années


déjà, que le principe comique de la correspondance entre l'auteur
et son œuvre, sur lequel est construit Yagôn des Grenouilles,
était déjà à l'œuvre dans les Acharniens et dans les Thesmophories,
comme le montrent les parodies d'Euripide et d'Agathon21.
L'observation requiert cependant un approfondissement. En effet,
Dicéopolis peut déduire les caractéristiques des personnages euri-
pidéens à partir des comportements d'Euripide, comme si elles
étaient leur prolongement naturel {Acharniens, 410-413) 22 ; tandis
que dans les Thesmophories l'adhésion d'Agathon à l'objet de sa
création devient problématique et conduit à l'élaboration d'une
véritable théorie esthétique. Quel est alors le rapport entre cette
théorie de l'art et la fonction d'Agathon sur la scène ?
Pour pouvoir esquisser une réponse sur ce point, il faut revenir
au texte, à l'endroit où le poète, après son rentrée éclatante, se
résout à répondre à l'interrogatoire pressant du Parent (v. 130 ss).
Ce dernier, excité par la beauté féminine du jeune homme et
par le charme de son chant 23, s'est provisoirement abstenu d'une
agression sexuelle en règle 24, et il s'est limité à lui poser des

21 Poeti eruditi e biografi, op. cit., p. 150. Ce principe, qui est à l'œuvre dans les
recherches biographiques et littéraires des Péripatéticiens, et qu'Aristophane — source
des Péripatéticiens — applique tout particulièrement à Euripide, remonte, selon
Arrighetti, à Hésiode. Voir sur ce point les pp. 155 ss de son livre. La question du
rapport entre la vie des poètes et leurs œuvres, dans le cadre de la culture grecque
ancienne, fait l'objet du livre de Mary R. Lefkowitz, The Lives of Greek Poets,
Londres, 1981.
22 « Tu composes les pieds en l'air, quand tu pourrais les poser à terre ! Je
comprends que tu crées des boiteux. Mais pourquoi ces haillons tragiques que tu
portes, costume pitoyable ? Je comprends que tu crées des mendiants ». En réalité,
en composant les pieds en l'air, Euripide opère un choix (« quand tu pourrais les
poser à terre ! ») ; il essaye de se conformer à l'objet de sa création, comme Agathon.
Je reviendrai plus loin sur ce point.
23 Voir à ce propos les w. 130-133 : « Quelle mélodie suave, ô souveraines
Génétyllides, et qui sent la femme et les coups de langue et les baisers lascifs ! C'est
au point que, de l'entendre, jusque sous le fondement m'est venu un chatouillement ».
L'effet de plaisir que la représentation produit sur le spectateur est traduit sur la
scène comique en des termes sexuels. Pour l'analyse du chant d'Agathon, une parodie
des innovations musicales et métriques introduites par le poète, je renvoie aux études
de M. De Fâtima Sousa e Silva, op. cit., p. 399 ss; F. Muecke, op. cit, p. 46 ss;
H. Hansen, op. cit., p. 169 ss. Voir aussi l'étude récente de A. Bierl, Der Chor in
der Alten Komodie. Ritual und Performativitat, Munich/Leipzig, 2001, dans une
perspective ritualiste.
24 Vv. 144-145 : « Pourquoi ce silence ? Alors, est-ce d'après ton chant qu'il me
faut chercher à te connaître, puisque tu ne veux pas t'expliquer toi-même ? ». Le
désir de connaître Agathon, que le Parent exprime ici, cache sûrement une intention
sexuelle, comme il est possible de le déduire de ses remarques à propos du chant
que le poète vient d'exécuter (voir la note précédente).
454 ROSSELLA SAETTA COTTONE [REG, 116

questions sur la nature de son aspect ambigu. Agathon réagit


par ces mots (vv. 146-152) :
ώ πρέσβυ πρέσβυ, του φθόνου μεν τον ψόγον
ήκουσα, την δ' αλγησιν ού παρεσχόμην
έγώ δε την έσθήθ' άμα <τή> γνώμη φορώ.
χρή γαρ ποητήν άνδρα προς τα δράματα
α δει ποείν, προς ταΰτα τους τρόπους εχειν.
αύτίκα γυναικεΐ ην ποή τις δράματα,
μετουσίαν δεΐ τών τρόπων το σώμ' εχειν.
« Ô vieillard, vieillard, les reproches de l'envie, je les ai entendus, mais
n'en ai point ressenti l'atteinte. Moi je porte un costume en rapport avec
mon esprit. Car il sied, quand on est poète, d'avoir égard aux pièces
que l'on compose et d'y conformer ses façons. Par exemple, s'il compose
des pièces à femmes, il faut que sa personne participe à leurs façons. »

Et sans se préoccuper des remarques agressives et obscènes


du Parent (v. 153 : ούκοΰν κελητίζεις, όταν Φαίδραν ποής;
« Ainsi, tu chevauches, quand tu composes une Phèdre ? »), il
poursuit (vv. 154-156) :

ανδρείαυπάρχον
ενεσθ' δ' ην ποή
τοΰθ'
τις, · έν
α δ'τωούσώματι
κεκτήμεθα,
μίμησις ήδη ταΰτα συνθηρεύεται.
« Compose-t-on des pièces à hommes, on a dans son corps cette qualité
foncière. Celles que nous ne possédons pas, c'est à l'interprétation25 de
les attraper. »
Avec ces paroles, Agathon répond au Parent, qui n'arrive pas
à définir son travestissement. Cette théorie est censée justifier,
tout d'abord, son aspect incongru26, mais elle élucide aussi, de
manière plus générale, le rôle du poète dans le développement
de l'action : la nécessité dramatique d'un travestissement féminin

25 Je m'éloigne de la traduction du terme μίμησις de H. Van Daele, qui traduit


par « imitation », pour les raisons que je vais exposer ci-dessous.
26 Je renvoie à ce propos aux observations intéressantes de E. Stehle, « The Body
and its Representations in Aristophanes' Thesmophoriazusai : Where Does the
Costume End ? », American Journal of Philology 123, 3, 2002, p. 379 s. À partir de
l'analyse de l'interrogatoire du Parent (w. 130 ss), elle déduit que le travestissement
d'Agathon devait paraître au public, 1) contradictoire et 2) incomplet : il manque
de phallus, mais aussi de seins, probablement deux attributs habituels dans les
costumes comiques pour distinguer les genres sexuels. Le manque du phallus pourrait
à la limite se comprendre, car Agathon joue aussi le rôle de l'acteur tragique (je
reviendrai plus loin sur ce point). À son avis, Aristophane a créé ici un costume
neutre-; une sorte d'ardoise vierge sur laquelle on peut écrire tout ce qu'on veut. Il
se définit non pas par le phallus ou les seins, mais par l'anus, « the other sexual
site, found on any body and not gender-specific » (p. 382). On serait en présence
d'un personnage d'inverti.
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 455

explique, en fait, sa présence sur la scène, comme cela a toujours


été souligné.
Mais si, pour pouvoir introduire un espion dans le rite de
Déméter, il faut à Euripide quelqu'un qui ressemble à une femme
(qu'il s'agisse d'Agathon lui-même ou d'un autre personnage
habillé comme lui), derrière ce besoin d'un costume féminin se
cache une nécessité bien plus pressante, qui est de montrer aux
Athéniennes qu'il ne parle pas comme un poète comique. La
contrainte dramatique (le travestissement et les comportements)
recouvre donc une deuxième contrainte, qui est d'ordre
rhétorique. Ceci explique pourquoi Euripide ne se sert pas ici des
costumes de son invention (ceux des Phèdres et des Mélanippes
citées au vv. 546-547, par exemple) et qu'il préfère s'adresser à
son collègue : pour sortir de la position incommode où il a été
mis, celle du poète qui dit du mal des femmes, il a besoin d'un
poète tragique qui ne peut être soupçonné de parler ainsi 27.
Agathon est tout trouvé pour interpréter ce rôle, compte tenu
de sa proximité avec l'univers féminin (par son aspect et par ses
comportements), mais aussi de sa rhétorique subtile28.
Dans ce sens, sa position vis-à-vis des femmes est totalement
opposée à celle d'Euripide, l'ennemi des Athéniennes. Sa tentative
d'assimilation à la nature féminine, sa blancheur, sa gentillesse
et sa beauté, aussi bien que son langage raffiné, contrastent de
façon frappante avec l'attitude haineuse du vieux tragique
barbu29. Cette diversité et ce contraste sont évidents et en même
temps latents, ils ne peuvent pas s'exprimer librement dans le
jeu dramatique : Euripide se trouve en effet dans une situation
difficile, obligé de recourir à Agathon pour se défendre de
l'accusation des femmes. A prendre sa place dans le rôle du
fustigateur de l'« homme-femme » (v. 136 : γύννις) qu'est Agathon,
intervient donc le Parent, son compagnon et bientôt son porte-
parole à l'assemblée : depuis l'apparition du jeune poète tragique,
il ne cesse de lui adresser des insultes, des menaces et des
provocations sexuelles (vv. 98, 153, 157-158, 172, 175, 200-201, 206-
207).

27 Ce n'est pas l'avis de H. Hansen, op. cit., p. 166 : « From one point of view
Agathon, though a good choice for a transvestite spy, is unessential to the play : he
does not reappear, and Euripides, himself a playwright, presumably had an extensive
wardrobe of his own at home ».
28 Selon les études menées sur les quelques fragments qui nous sont parvenus, la
tragédie d'Agathon était très influencée par la philosophie et la rhétorique des
sophistes. Voir à ce propos P. Levêque, op. cit., pp. 115-137.
29 Voir à ce propos les paroles d'Euripide dans la suite du dialogue (w. 190-192) :
«Ensuite je suis chenu et j'ai de la barbe; tandis que toi tu as une jolie figure, tu
es blanc, rasé, doué d'une voix de femme, délicat, gentil à voir ».
456 ROSSELLA SAETTA COTTONE [REG, 116

On comprend mieux dans ce cadre les deux premiers vers


prononcés par Agathon, en réponse aux questions du Parent
(vv. 146-147) : « Ο vieillard, vieillard, les reproches de l'envie,
je les ai entendus, mais n'en ai point ressenti l'atteinte ». Il s'agit
là d'un langage traditionnel, que des poètes comme Pindare et
Bacchylide employaient dans leurs poèmes pour définir le blâme,
opposé à la louange qu'ils pratiquaient : « Pour l'amour de la
vérité, il faut, repoussant des deux mains l'envie, louer ceux des
mortels à qui il arrive de connaître le succès » 30. Ainsi Bacchylide,
dans l'épinicie V (vv. 187-190), faisait de l'envie le synonyme du
blâme, ennemi de la vérité et de l'éloge qu'il rendait au noble
Hiéron, vainqueur aux Jeux Olympiques 31. La remarque
redondante d'Agathon s'insère donc dans une tradition poétique
précise : elle place l'interlocuteur dans la position du médisant
méchant et envieux, tout en conférant au langage du poète une
aura de noblesse et de raffinement.
Une fois les distances rétablies, Agathon répond aux questions
qui lui ont été posées. Il explique au Parent que son « habit »
(v. 148 : την έσθήθα) et ses « manières » (v. 150 : τους τρόπους)
se conforment à son « jugement » (v. 148 : άμα γνώμη) 32 — à
savoir au jugement des personnages qu'il crée 33 et qu'il représente

30 Je reprends la .traduction par J. Duchemin et L. Bardollet dans l'édition parue


aux Belles Lettres : Bacchylide. Dithyrambes — Epinicies — Fragments. Texte établi
par J. Irigoin et traduit par J. D. et L. B., Paris, 1993.
31 Sur le thème de l'envie, définissant le blâme comme opposé de l'éloge dans
les poèmes de Pindare et Bacchylide, voir G. Nagy, Le meilleur des Achéens, Paris,
1994 (Baltimore/Londres, 1979), pp. 266-267.
32 Pour l'interprétation de cette tournure difficile (on ne comprend pas l'emploi
de la préposition άμα, dont on connaît deux significations principales : « en même
temps que», «en compagnie de»; voir à ce propos LSJ), je renvoie à F. Muecke,
« A portrait... », op. cit., p. 53, qui propose un rapprochement avec Homère, Odyssée
I, 98 : άμα expliciterait le rapport de conformité entre l'apparence d'Agathon et sa
pensée, « the clothes go with the thought ». Comme Paul Demont l'a suggéré, le
sens exact de l'expression pourrait être : « Je porte le costume en même temps que
l'esprit <du costume> », c'est-à-dire, je mets à la fois le costume et deviens le
personnage du costume. La présence du terme γνώμη contient peut-être ici une
référence parodique aux γνώμαι « sentences » dont Agathon faisait grand usage dans
ses tragédies. Cf. v. 55, où Agathon est dit γνωμοτυπείν « frapper des sentences », et
w. 177 ss, le dialogue d'Agathon et d'Euripide, qui est riche de sentences parodiques.
33 En suivant le même principe selon lequel l'Euripide des Acharniens est habillé
comme son Télèphe. Cf. la note au vers par J. van Leeuwen, Aristophanis Thesmopho-
riazusae, cum prolegomenis et commentariis, Leiden, 1968 (réimpr. de l'éd. de 1904).
A.L. Sommerstein, The Comedies of Aristophanes 8, Thesmophoriazusae, Warminster,
1994 (réimpr. 2001), dans sa note aux vv. 149-150, suggère un rapprochement entre
les paroles d'Agathon ici et Aristote, Poétique 1455a 22-34, qui mériterait sans doute
d'être creusé.
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 457

sur scène en même temps qu'il les crée 34 — et aux « pièces »


qu'il compose (vv. 149-150 : προς τα δράματα α δει ποείν), comme
il se doit (v. 149 : χρή). Le principe affirmé motive donc non
seulement le travestissement, mais aussi le comportement du
poète 35. A la maxime succède l'exemple (v. 151 : αύτίκα), par
lequel il souligne que lorsqu'un poète veut composer des « pièces
féminines » (v. 151 : γυναικεία δράματα) 36 son corps doit partager
(v. 152 : μετουσίαν εχειν) la manière d'être des femmes. À
l'inverse, quand il compose des pièces à hommes, son corps lui
apporte tout ce dont il a besoin (vv. 154-155). Puis il conclut,
en paraphrasant ce qu'il vient de dire (v. 155-156) : « Les qualités
que nous ne possédons pas, c'est à l'interprétation (μίμησις) de
les saisir » 37. La μίμησις est donc, tout d'abord, ce qui permet
au poète-acteur de conformer sa conduite à celle du personnage
qu'il doit interpréter, selon le principe énoncé plus haut.
La signification de ce mot 38 a fait l'objet d'analyses diverses,
qui s'intéressent toutes, à des degrés différents, à sa détermination
philosophique 39. Mais on ne peut pas définir le dialogue qu'Aris-

34 Voir la scène précédente, où Agathon a été présenté en train de composer-


interpréter un hymne, peut-être un έμβόλιμον. Pour l'étude du chant d'Agathon je
renvoie aux renseignements bibliographiques fournis à la note 23.
35 Au vers 163, quand il se compare à Ibycos, Anacréon et Alcée, Agathon ne
mentionne pas seulement leur aspect élégant, mais aussi leur façon gracieuse de
bouger; et au vers 192, Euripide souligne que le jeune poète a une voix de femme.
36 En ce qui concerne la distinction faite ici par Agathon entre drames féminins
et drames masculins, je concorde avec le point de vue de B.B. Rogers, The
Thesmophoriazusae of Aristophanes, Londres, 1920, note au vers (« The drama
therefore on which Agathon was engaged, justified his adoption of womanly
habiliments »), et de J. van Leeuwen, op. cit., note au vers, qui suivent la notice contenue
dans la scholie : la distinction concerne l'identité des chœurs tragiques. En effet,
Agathon vient de composer-interpréter un chant pour un chœur de femmes. Cf. F.H.M.
Blaydes, Aristophanis Thesmophoriazusae, Londini-Halis Saxonum, 1880, note au vers.
Différemment F. Muecke, op. cit, p. 53, pense que la distinction fait référence aux
protagonistes des tragédies.
37 Dans cette dernière phrase, le poète se réfère de manière ambiguë au costume
et aux comportements, comme le note justement E. Stehle, op. cit., p. 381.
38 En ce qui concerne les rapports possibles entre l'utilisation de noms abstraits
en -σις comme μίμησις et le langage des Sophistes, je renvoie aux observations de
E. Mazzacchera, op. cit., p. 117-118.
39 Ainsi, pour une partie d'entre eux, elle témoignerait de la position critique
d'Aristophane vis-à-vis d'un art (celui d'Euripide et d'Agathon) qui recherche le
vraisemblable et vise au plaisir, au nom d'un art didactique. C'est le point de vue
de P. Mureddu, « II poeta drammatico.... », op. cit., qui suit en cela B. Gentili, Poeta
e pubblico nella Grecia antica, Roma-Bari, 1984, pp. 67-82 (une interprétation
d'Aristophane à partir de Platon et des Grenouilles, selon laquelle le poète comique
serait du côté de la morale et d'Eschyle contre le plaisir et contre Euripide).
Arrighetti pense aussi à une anticipation de la théorie platonicienne (dans l'étude
qu'on a déjà eu l'occasion de mentionner, p. 152 ss) mais du point de vue du
principe de la « correspondance entre l'auteur et son œuvre », qui caractérise pour
lui la conception de la poésie grecque depuis Hésiode. Cf. M.L. Chirico, op. cit. En
458 ROSSELLA SAETTA COTTONE [REG, 116

tophane entretient avec les théories esthétiques de l'époque sans


comprendre d'abord la position que l'acte mimétique occupe dans
sa réflexion poétique. A ce propos, S. Halliwell 40 suggère que
dans les Thesmophories, Aristophane confond délibérément
l'usage ordinaire du terme, « impersonation or dramatic enacte-
ment » 41, avec une application, plus récente, du langage de la
μίμησις au statut fictif de la poésie dramatique 42. Les renvois
internes au texte me semblent confirmer son hypothèse, à cela
près : ce n'est pas la poésie dramatique en soi, mais la tragédie
d'Euripide en particulier, qui est visé dans notre parodie (vv. 850-
851) : έγωδοτ την καινή ν 'Ελένη ν μιμήσομαι. / Πάντως υπάρχει

revanche, R. Cantarella (op. cit., passim, suivi par M. De Fâtima Sousa e Silva, op.
cit., p. 394, et par M.G. Bonanno, op. cit., p. 144) remarque que dans notre texte
la notion de μίμησις a pour fonction de secourir un artiste dont la nature se montre
incapable de créer. La spécificité de cette théorie, tout à fait originale, consisterait
pour lui dans le fait d'avoir libéré le concept de la mimesis artistique du lien avec
la φύσις « individuando nella mimesi il mezzo con cui il poeta puô dare forma e
validité artistica anche a ciô che è estraneo al proprio impulso naturale ». Bref, avec
Agathon, nous assisterions à une rationalisation de l'acte de la création poétique.
40 Aristotle's Poetics, Chapel Hill, 1986, p. 114. G. Nagy, Pindar's Homer. The
Lyric Possession of an Epic Past, Baltimore/Londres, 1990, p. 43, n. 127, s'appuie
aussi sur le travail de Halliwell, dans l'élaboration de sa théorie de la mimesis poétique.
41 Le travail de référence en la matière est dû à H. Koller, Die Mimesis in der
Antike, Berne, 1954, selon lequel la signification originaire du verbe μιμεΐσθαι et de
ses dérivés, relative surtout au domaine de la musique et de la danse, est celle de
« représentation », « expression ». Pour Koller, la signification d'« imitation » serait
postérieure, et dériverait de l'application de la notion d'interprétation à d'autres
champs, comme la peinture. S. Halliwell n'exclut pas que la signification d'« imitation »
ait été visible déjà avant Platon, comme dans notre exemple, où il s'agit d'imiter les
comportements d'un personnage. L'idée de Koller a été développée par G.F. Else,
«Imitation in the Fifth Century», Classical Philology 53, 2, 1958, pp. 73-90. Selon
ce dernier, les termes de la famille lexicale de μιμεΐσθαι ont pris trois significations
différentes au cours de leur histoire. La première : « imitation » de l'aspect, des
actions et de la voix d'êtres animés, se serait affirmée sous l'influence des mimes en
provenance de Sicile. De cette première signification dérivent à son avis les deux
autres, celle d'« imitation » du comportement d'une personne par une autre personne ;
et celle d'« imitation » d'une personne ou d'une chose par un moyen inanimé. Sur
μίμησις voir encore l'introduction à la traduction de la Poétique par J. Lallot et
R. Dupont-Roc, Paris, 1980, pp. 17-19.
42 On trouve d'autres attestations du verbe μιμεΐσθαι avec la signification de
« interpréter » (l'aspect extérieur et les comportements) chez Aristophane : Grenouilles
109; Les femmes à l'assemblée 278, 545. Les occurrences du Ploutos (291, 302 ss,
312 ss) représentent un cas particulier. Comme P. Mureddu l'a montré (op. cit.,
p. 78 ss), Aristophane parodie ici le caractère excessivement mimique des chœurs
dithyrambiques de son époque. Une référence généralisée à la sphère du mime se
trouve, selon G.F. Else, dans toutes les attestations aristophaniennes de μίμησις et
μιμεΐσθαι (ibidem p. 81). Je préfère ne pas m'avancer sur cette question. Mais voir
Guêpes 1019, et Nuées 559 (il s'agit de « plagiat »), qui peuvent très difficilement
entrer dans sa définition, tout comme, d'ailleurs, les exemples cités plus haut. Les
exemples de Nuées 1430 et Oiseaux 1285 correspondent plus à la notion d'« imitation »,
mais les objets de cette imitation sont à chaque fois des animaux.
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 459

μοι γυναικεία στολή, «Je sais; je vais contrefaire sa récente


Hélène. En tout cas, j'ai un costume de femme ».
Nous sommes dans la scène qui suit immédiatement la parabase.
Avec ces paroles, le Parent se résout à interpréter le rôle de la
nouvelle Hélène — évidemment celle d'Euripide — , pour inciter
le poète à lui venir en aide. Nous assistons ici à une citation
parodique de la théorie esthétique énoncée par Agathon dans le
prologue. Agathon avait affirmé la nécessité de conformer non
seulement son habit mais surtout ses manières à l'objet de sa
création; le Parent, au contraire, semble déduire la possibilité
de jouer Hélène du simple fait de son costume : pour l'un,
F« interprétation » implique en même temps le costume et les
comportements, pour l'autre, le costume semble occuper une
position première 43.
En suivant l'hypothèse de G.F. Else et de G. Sôrbom, selon
laquelle les termes μίμησις et μιμεΐσθαι contiennent souvent chez
Aristophane une référence parodique à la sphère du mime 44,
F. Muecke a soutenu que dans le discours d'Agathon le mot
définit le poète dans des termes appropriés à un mime 45. Comme
l'Euripide des Acharniens habillé en haillons, Agathon ressemble
à un acteur de ses tragédies, avec en plus la connotation ridicule
liée à l'évocation de la forme d'art inférieure qu'est le mime :
l'imitation à laquelle se livre Agathon reste incongrue et
imparfaite; l'homosexuel qu'il est n'est pas convaincant comme femme.
Quant à l'identification du poète avec l'acteur, elle l'accepte
comme un fait acquis, en se limitant à avancer l'hypothèse qu'elle
est facilitée par la flexibilité dont le verbe μιμεΐσθαι fait preuve
dans un texte comme la Poétique d'Aristote (1448a; 1448b 23 :
le sujet peut être à la fois le poète et l'acteur).
On peut admettre qu'Agathon se comporte ici comme un
acteur de ses tragédies et, en effet, comme la scène précédente
l'a montré, composer et jouer sont pour lui deux activités
concomitantes (il en a trop fait, en chantant aussi bien la partie du
coryphée que celle du chœur !). Mais je crois qu'on ne peut pas
comprendre l'effet d'une telle identification, si on ne détermine

43 Les avis des interprètes sur la signification du verbe dans ce passage sont
partagés. Pour G.F. Else, « 'Imitation' in the Fifth Century », op. cit. p. 80, la
représentation du Parent n'est pas une simple performance, « it is a parody of the
Helen whom the Athenians had recently seen in Euripides' play ». Selon F. Muecke,
« Playing with the Play : theatrical Self-consciousness in Aristophanes », Antichton
11, 1977, p. 65 ss, qui suit G. Sôrbom, Mimesis and Art, Uppsala, 1966, pp. 33-40,
le verbe signifie ici « représenter » les traits caractéristiques de la nouvelle pièce
d'Euripide, comme un acteur de mime pourrait le faire.
44 Ibidem.
45 F. Muecke, « A portrait... », op. cit., p. 55.
460 ROSSELLA SAETTA COTTONE [REG, 116

pas ce qu'elle signifie d'un point de vue comique. La superposition


du poète et de l'acteur est interne à la logique de l'action, elle
fait partie de l'invention dramatique. Il s'agit d'une trouvaille
parodique qui mérite d'être analysée en profondeur. L'allusion au
mime ne me semble pas, d'ailleurs, primordiale dans ce contexte.
La grande originalité de la théorie d'Agathon réside dans le
fait que, pour la première fois, la notion de μίμησις est appliquée
à la poésie; mais cela n'est possible que parce qu'il joue sur
l'ambiguïté de son rôle. Etant donné que, sur la scène comique,
il est poète et acteur — il a même explicité sa position en
interprétant le chant qu'il composait — , il peut attribuer à sa
poésie une définition qui est en principe appropriée au travail
de l'acteur. Quant au comique du personnage, il faut, peut-être,
le chercher dans sa relation avec la nature particulière du contexte
dramatique : comme toujours chez Aristophane, le personnage
n'est jamais seulement personnage, puisqu'il est en même temps
et, peut-être avant tout, acteur 46. Dans le cas d'Agathon — mais
on pourrait dire la même chose pour l'Euripide des Acharniens —
le jeu se complique, car le comédien qui joue le rôle d'un
acteur-poète tragique tend plutôt à s'identifier avec son
personnage. Ou vice versa : c'est le personnage qui s'identifie au
comédien, non seulement au niveau du jeu mais aussi dans ses
propos. Comment interpréter ce phénomène ? Je crois qu'il existe
une relation évidente entre le discours d'Agathon, la duplicité de
son rôle dramatique, et la parodie qui frappe tous les personnages
para-tragiques de la pièce. La raison pour laquelle tous les rôles
interprétés par le Parent échouent, du premier au dernier, est
que les personnages présents sur la scène se rendent compte
qu'il s'agit à chaque fois d'une fiction : en effet, selon le point
de vue du Parent, le costume et les comportements sont deux
entités dissociables, comme lui-même l'a laissé entendre en citant
parodiquement le discours d'Agathon (vv. 850-851). En principe,
rien ne l'oblige à conformer ses comportements à son costume.
D'autre part, la théorie d'Agathon ne fait qu'expliciter l'aporie
dans laquelle le poète et l'acteur tragique se trouvent, étant tous
deux obligés de faire croire aux spectateurs que l'action fictive

46 Voir à ce propos CF. Russo, Aristofane autore di teatro, op. cit., p. 60 : « Gli
attori aristofanei recitano sia corne personaggi verosimili — all'inizio degli Acarnesi
il protagonista si présenta agli spettatori corne ex-spettatore teatrale — , sia corne
attori puri e semplici — quasi tutte le volte che si rivolgono esplicitamente al
pubblico sono attori — , sia anche corne ' poeti '. Corne la commedia incorpora e
drammatizza anche elementi extrascenici e extradrammatici (...), cosî l'attore-
personaggio con la più grande naturalezza passa a parlare anche corne attore-poeta,
reminiscenza forse del tempo quando il poeta era anche attore ».
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 461

qui se déroule sous leurs yeux est la réalité. Si le travail de


l'acteur tragique consiste à s'identifier à son costume pour créer
la fiction, celui du poète tragique, dans la comédie, consiste à
essayer d'imiter ses acteurs pour être crédible d'une façon
analogue. Cette analogie entre le travail du poète et celui de l'acteur
ce n'est pas l'Agathon des Thesmophories qui l'a inventée. Elle
est liée au principe même de la représentation comique. Elle
découle, de fait, de la nature même du personnage aristophanien,
qui est essentiellement double : le comédien ne peut pas s'oublier
derrière son rôle. Si en revanche il s'agit du rôle d'un poète
tragique, il peut essayer, par une sorte de retournement, de
combler le vide qui le sépare de ce dernier, à travers un acte
de μίμησις. Mais il restera toujours victime d'une tension
déchirante, et comique, entre le désir de ressembler à son personnage
et l'impossibilité d'y parvenir !
L'effort d'adéquation, ainsi rationalisé et théorisé, caractérise
aussi le personnage d'Euripide dans les Acharniens (v. 395 ss).
Bien qu'il puisse composer, comme tous les autres mortels, les
pieds sur terre (εξόν καταβάδην, ν. 411), il choisit de créer les
pieds en l'air (άναβάδην, v. 410) 47. Pour les mêmes raisons, il
s'habille comme les personnages en haillons de ses tragédies
(v. 412). Il provoque ainsi le commentaire de Dicéopolis, selon
lequel il n'est pas étonnant que ses personnages soient des
boiteux et des mendiants (vv. 411, 413). Comment interpréter ce
glissement logique ?
D'un côté, le poète décide de se comporter comme ses
créatures, de l'autre il crée des personnages conformes à ses propres

47 Pour l'interprétation difficile de l'adverbe άναβάδην je me réfère aux remarques


pertinentes de CF. Russo, op. cit., pp. 88 ss, pour qui le terme signifierait ici « avec
les pieds en l'air » (comme dans les autres attestations disponibles) et se comprendrait
par l'attitude oisive d'Euripide au cours de la scène. L'oisiveté d'Euripide est soulignée
à trois reprises. D'abord par le serviteur qui accueille Dicéopolis (v. 396 ss) : il nous
informe qu'Euripide est chez lui (ένδον) et qu'en même temps il n'est pas chez lui
(ούκ ένδον). En effet, son esprit est dehors (ουκ ένδον) en train de recueillir des
vers {scilicet : travailler), tandis que lui est à la maison (ένδον) en train de composer
une tragédie άναβάδην (scilicet : sans rien faire). Puis par Euripide lui-même, avant
qu'il fasse son apparition : si dans un premier temps il a refusé de se montrer à
Dicéopolis à cause d'un manque de loisir (v. 407), il souligne ensuite, après avoir
accepté de se faire transporter sur Γέκκύκλημα, que de toute façon, il n'aura pas le
loisir de mettre les pieds à terre (v. 409). Ensuite, par Dicéopolis qui, reprenant les
observations initiales du serviteur (v. 410-413), explique que même lorsqu'il se décide
à écouter un mortel, Euripide reste « les pieds en l'air ». Enfin, à cause de son
oisiveté, Euripide n'est pas capable de marcher. Il est donc normal que ses héros
soient des boiteux : s'il ne marche jamais, comment pourrait-il créer des personnages
qui sachent le faire ? L'interprétation du passage donnée par Russo a été développée
par G. Mastromarco, « Due casi di aprosdoketon scenico in Aristofane (Acarnesi
393-413, Vespe 526-538) », Vichiana 12, 1983, pp. 249-253.
462 ROSSELLA SAETTA COTTONE [REG, 116

attitudes. Une dynamique semblable anime le discours d'Agathon,


si on le suit jusqu'au bout (vv. 159-167).
"Αλλως τ' άμουσόν έστι ποιητήν ΐδείν
άγρεΐον όντα και δασύν. Σκέψαι δ' ότι
"Ιβυκος εκείνος κάνακρέων ό Τήιος
κάλκαίος, ο'ίπερ άρμονίαν έχύμισαν,
έμιτροφόρουν τε και διεκίνων 48 Ίωνικώς.
Και Φρύνιχος, - τοΰτον γαρ οΰν άκήκοας,-
αύτός τε καλός ην και καλώς ήμπίσχετο·
δια τοΰτ' άρ' αυτού και κάλ' ην τα δράματα.
Όμοια γαρ ποεΐν ανάγκη τη φύσει.
« C'est d'ailleurs une chose choquante à voir qu'un poète grossier et
velu. Considère que le fameux Ibycos, Anacréon de Téos et Alcée, qui
donnèrent tant de saveur à l'harmonie, portaient le bandeau des femmes
et se mouvaient gracieusement comme les Ioniens. Et Phrynichos —
celui-là, en effet, tu l'as entendu — beau de sa personne, portait de
beaux vêtements; et conséquemment ses drames aussi étaient beaux.
Car c'est une nécessité que l'on compose conformément à sa nature. »
« En tout état de cause.... » (άλλως τε) : le deuxième volet de
la théorie d'Agathon semble vouloir ajouter au premier un
argument d'ordre supérieur, qui dépasse le précédent tout en
constituant sa prolongation naturelle. Après l'exemple des « pièces
à femmes » (v. 151), il en donne un autre, plus précis : Ibycos,
Anacréon et Alcée, trois poètes lyriques souvent cités ensemble 49,
en tant qu'auteurs de παιδικά, célèbres pour leurs amours
libidineux. Leurs personnes associaient beauté et poésie ! Ils portaient
une mitre et se mouvaient avec la grâce féminine des Ioniens;
c'est sûrement pour cela qu'ils surent donner du goût à leur
musique. Et Phrynichos, le poète tragique, était beau et s'habillait
bien, et ses drames aussi étaient beaux. Le vers qui clôture le
discours (v. 167) constitue la conclusion la plus logique de cette
démonstration paradigmatique : l'œuvre du poète ressemble (όμοια
ποεΐν) nécessairement à sa nature. Mais cette conclusion semble
contredire la prémisse de départ : n'avait-il pas commencé par
dire que son déguisement et ses comportements étaient le résultat
d'une tentative d'adéquation aux comportements de ses
personnages ? Il s'agissait donc d'apprentissage et non de nature. Sans

48 À la différence de Coulon, qui corrige και διεκίνων en κάχλίδων, je garde ici


le texte du manuscrit, parce qu'il correspond mieux au sens du discours d'Agathon
que j'ai proposé dans ces pages. Le poète se réfère ici non seulement aux habits de
ses collègues, mais aussi à leurs comportements efféminés.
49 Cicéron, Tusc. Disp., IV, 71; scholie à Pindare, Isthmique 2, lb; Aristophane,
fr. 235 K.-A. Les trois poètes pourraient être cités par Agathon à cause du caractère
improvisé de leur compositions, comme suggéré par G. Nagy, Pindars' Homer,
op. cit., p. 340.
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 463

doute ici comme dans les Acharniens, le principe de la


correspondance entre le poète et son œuvre qui caractérise la personnalité
dramatique d'Agathon est renversé expressément dans un but
comique, pour mieux faire ressortir l'absurdité de la position de
la tragédie selon le point de vue de la comédie. Si l'effort
d'identification du poète avec son personnage traduit la nécessité,
inhérente à la mise en scène tragique, de maintenir la fiction,
l'affirmation du primat de la nature sur l'art illustre en fait le
point de vue opposé, et révèle la contradiction dans laquelle la
tragédie se met : s'il ne s'agit plus de représenter, avec tous les
artifices du métier, mais d'être « naturellement » ce qu'on
représente, selon le principe théorique que le Même produit le Même
(pour faire des belles choses il faut être beau), la tragédie oublie,
à la différence de la comédie, qu'elle est une construction, qu'elle
est une fiction, pas moins que la comédie.
Dans la première partie de son discours, Agathon était poussé
par l'urgence à rejeter les suppositions méchantes du Parent; il
cherchait à affirmer son appartenance au genre masculin et par
là aussi son statut professionnel. La féminité qu'il revendiquait
à ce stade était tout simplement l'effet d'une nécessité dramatique
(il faut se faire femme pour représenter des femmes). Par la
suite, il se libère de la logique binaire qui lui a été imposée par
son interlocuteur, en allant au bout de ses convictions. La féminité
devient pour lui une nécessité artistique tout court. Agathon se
veut femme non seulement parce qu'il joue un rôle féminin, mais
parce qu'il prétend créer une poésie qui soit belle. Les exemples
d'Ibycos, Anacréon et Alcée, d'une part, et de Phrynichos, d'autre
part, sont éclairants à ce propos : ils étaient féminins, et leur
poésie était belle. La féminité est donc la condition indispensable
d'une belle poésie; pour donner vie à de belles tragédies, il est
obligé de se transformer en femme. La poétique tragique, telle
que la présente Agathon, est donc contradictoire; elle est en
plus ridicule, puisqu'il ne s'agit pas seulement de théorie. De
fait, les sources historiques concernant le poète nous laissent
entendre qu'il était vraiment très beau, et aussi un homosexuel
notoire 50. Que l'on songe aux plaisanteries sur ses amours avec
Pausanias, disséminées tout au long du Banquet ! Les propos
intellectuels du personnage aristophanien sur la nécessité de
transformer sa nature pour fonder l'art cachent en réalité la vraie
nature de cet artiste-là51. A la différence d'Euripide, Agathon

50 Voir la liste des témoignages donnée par M. de Fâtima Sousa e Silva,


op. cit., p. 386.
51 Cf. F. Muecke, «A Portrait...», op. cit., p. 43.
464 ROSSELLA SAETTA COTTONE [REG, 116

garde sur la scène son statut de poète et d'acteur tragique, parce


que tout en étant comique, par ses contradictions et par le
contenu de son discours, il possède naturellement la beauté et
la féminité qui sont requises dans la tragédie. On peut maintenant
comprendre mieux pourquoi Euripide, au v. 173, remarque que
quand il était jeune il ressemblait à Agathon : le poète se réfère
ici à une époque de sa vie où il pouvait encore être représenté
comme un poète tragique (dans les Acharniens ?), avant d'être à
son tour admis dans l'Olympe des poètes comiques.

Le thème de la pièce : Euripide, l'autre Aristophane.

En fin de compte, l'enjeu principal de la parodie d'Euripide


dans cette pièce est de renverser comiquement, en désignant un
paradoxe, l'un des caractères distintictifs de son théâtre (peut-être
le principal, si l'on s'en tient aux jugements formulés par ses
contemporains) 52, à savoir une certaine tendance à une nouvelle
forme d'adhésion à la réalité, inconnue du public de son époque :
si on se laisse transporter par son art au point de croire qu'il
représente la réalité, on est alors obligé de supposer que les
Athéniennes se comportent comme ses héroïnes (les Phèdres et
les Mélanippes des vv. 546-547, γυναι πονηραί), des femmes de
mauvaise vie (cf. Grenouilles 1043), et que lui-même, sans s'en
être rendu compte, s'est transformé en un fustigateur des femmes,
c'est-à-dire, en fait, en poète comique. Il fallait à mon avis
interpréter dans ce sens le postulat de départ, énoncé à maintes
reprises tout au long de la pièce 53, et autour duquel tourne
l'action entière. Comme Euripide l'explique à Agathon dans le
prologue (vv. 181-182), les femmes ont décidé de le mettre à
mort lors de la fête de Déméter, parce qu'il les a injuriées
(μέλλουσί μ' αί γυναίκες άπολείν τήμερον / τοις Θεσμοφορίοις,
ότι κακώς αύτας λέγειν, « Aujourd'hui les femmes vont me
condamner à mort, / parce que je les injurie »). La transformation
du poète tragique en poète comique (et celle des femmes
d'Athènes en débauchées infidèles) est déjà inscrite dans cette simple
formulation, par laquelle Aristophane applique à l'art de l'auteur
dont il fait sa cible une des fonctions principales de son propre
théâtre, c'est-à-dire l'injure et l'exposition publique des défauts

52 Voir à ce propos Aristote, Poétique 1460b 30 ss, qui relate l'anecdote selon
laquelle Sophocle attribuait à lui-même des personnages « comme ils devraient être »,
et Euripide des personnages « comme ils sont ». Dans la Rhétorique 1404b 20 ss,
Aristote trouve dans la langue d'Euripide un exemple de naturel.
53 Voir w. 85, 388, 538, 785, 962, 1162, 1166.
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 465

de ses concitoyens 54. Des adultères, donc, les Athéniennes, et


un poète comique, Euripide lui-même, comme il est possible de
le déduire, à la fois des discours que les personnages tiennent
sur lui et son art, et du développement de l'action dramatique.
Les protagonistes de la comédie, les citoyennes qui célèbrent
les Thesmophories, victimes soi-disant innocentes des agressions
d'Euripide, ne font pas autre chose, dans le cadre de Vagôn
(l'assemblée dans laquelle elles sont censées se défendre de ses
accusations injustes), que confirmer par leurs paroles les
diffamations du poète tragique 55. Euripide, quant à lui, démontre
pratiquement, dans la première partie de la pièce comme dans la
deuxième 56, qu'il n'est pas capable de faire son métier : d'abord,
le déguisement en femme de son acteur (le Parent), envoyé à
l'assemblée pour le défendre, est vite découvert (le costume
d'Agathon, le beau garçon à la voix féminine et à l'aspect délicat,
ne colle pas bien sur la peau de ce brut et grossier personnage
qu'est le Parent, et d'ailleurs, la rhétorique qu'il déploie dans sa
défense d'Euripide échoue péniblement : il n'a évidemment pas
su ou voulu apprendre la leçon d'Agathon 57 !). Ensuite, la mise

54 L'injure contre les représentants les plus en vue de la ville est une des fonctions
fondamentales de la comédie d'Aristophane, comme il est dit clairement dans la
parabase des Acharniens (voir en particulier le v. 649 avec l'analyse de X. Riu, « Gli
insulti alla polis nella parabasi degli Acarnesi », op. cit.), et dans la deuxième parabase
des Cavaliers, pour laquelle je renvoie à mon article, « Aristophane : injure et
comique. À propos de Cavaliers 1274-1289 », Methodos 1, La philosophie et ses textes,
2001, pp. 187-206. L'étude du rôle de l'injure dans la construction et dans le
développement de l'action dramatique confirme cette donnée, comme j'ai pu le
constater au cours de mon travail de thèse (« L'ingiuria nelle commedie di Aristofane »,
Palerme, 2000, à paraître). Dans les Thesmophories, l'application de cette forme de
langage à l'art d'Euripide parodie, entre autres, sa prédilection marquée pour les
sujets féminins, comme il est dit dans la parabase (je renvoie à l'analyse du texte
dans mon article « Euripide il nemico délie donne.... », op. cit.) : en effet, selon le
point de vue de la comédie, l'injure doit s'appliquer principalement aux hommes, et
pas aux femmes. La position paradoxale dans laquelle l'Euripide d'Aristophane se
trouve ne consiste pas seulement dans le fait d'avoir adopté un langage comique,
mais aussi dans le fait d'avoir adressé ce langage à des cibles inadéquates.
55 Voir en particulier les w. 383-432.
56 On a l'habitude de considérer la parabase comme une cassure dans le
développement de l'action dramatique, qui sépare celle-ci en deux parties substantiellement
différentes : la première, où a lieu Vagon, ou affrontement comique, décide dans la
plupart des cas de l'issue de la pièce; la deuxième montre les conséquences de
l'établissement de la nouvelle réalité sur la vie des citoyens. Cette subdivision n'est
pas toujours valable, comme dans les Thesmophories et dans d'autres pièces, où
l'issue de l'action reste incertaine jusqu'à la fin. Pour tous ces points je renvoie à
A.W. Pickard-Cambridge, op. cit., appendix A, pp. 292-328.
57 L'interprétation du discours du Parent à l'assemblée pose quelques problèmes :
est-il responsable, ou non, de son échec? La parodie du Télèphe, qu'il reprend au
Dicéopolis des Acharniens, constitue à mon avis un indice : en parodiant le Télèphe,
il affirme son indépendance vis-à-vis d'Euripide, qui l'a déguisé en Agathon, tout en
se réclamant de lui. Je développerai ce point par ailleurs.
466 ROSSELLA SAETTA COTTONE [REG, 116

en scène de ses pièces — Palamède, Hélène et Andromède — ,


grâce à laquelle il essaye de soustraire son acteur malchanceux
au contrôle de l'archer scythe et de sauver celui qui devait en
principe le sauver, tourne à l'échec. Ces pièces qui, dans son
esprit, devraient fonctionner comme des μηχαναί tragiques, se
révèlent enfin trop peu crédibles, parce que trop artificielles.
Ainsi, par exemple, quand le Parent-Hélène renseigne Euripide-
Ménélas sur l'identité du roi du pays où ils se trouvent, Protée,
la femme qui assiste à la représentation s'exclame (874-876) :
« Quel Protée ? Ô trois fois misérable ! Il ment, par les deux
déesses, puisque Protée est mort, voilà dix ans » ; elle montre de
cette façon que l'histoire qu'on lui raconte n'est pas crédible,
parce qu'elle ne correspond pas à la réalité partagée par les
spectateurs. Et au Parent-Hélène qui affirme se trouver en Egypte,
la même femme objecte (879-880) : « Crois-tu cet homme digne
de maie mort, qui te conte des contes ? c'est le Thesmophorion,
ceci » ; de même, la tentative menée par le Parent-Hélène de
faire croire aux spectateurs qu'il est assis sur un tombeau, échoue
tristement (887-888) : « Puisses-tu périr misérablement ! Et tu
périras, entends-tu ? toi, qui oses appeler tombeau cet autel ». Si
les références à la réalité dramatique sont tout à fait fonctionnelles
par rapport à la construction du discours comique, on ne peut
pas dire la même chose à propos de la tragédie : elle se dissout
dans le moment même où son caractère fictif devient l'objet des
attentions des spectateurs 58.
La question mérite d'être mise en lumière, parce qu'elle
concerne un malentendu récurrent dans les études sur les Thesmopho-
ries : les ruptures de la fiction tragique, provoquées par les
interventions impromptues des personnages présents sur la scène
(les spectateurs de la deuxième fiction), n'ont pas pour but de
démontrer la supériorité de la comédie présentement jouée, qui
l'emporterait sur le comique d'Euripide; Aristophane n'est pas
en train de « faire payer » à son rival ses tragédies trop comiques
(où le terme de « comique » serait équivalent à celui de «
réaliste »), en lui montrant qu'il maîtrise mieux que lui les techniques
de la comédie, comme l'affirment certains interprètes modernes 59.

58 Voir KJ. Dover, Aristophanic Comedy, Londres, 1972, p. 56; cf. G.M. Sifakis,
Parabasis and Animal Choruses. A Contribution to the History of Attic Comedy,
Londres, 1971, chapitre I; K. McLeish, The Theatre of Aristophanes, Londres, 1980,
p. 80; P. Thiercy, Aristophane : fiction et dramaturgie, op. cit., p. 140.
59 Ainsi, selon N. Loraux, « Aristophane, les femmes d'Athènes et le théâtre »,
Entretiens sur l'Antiquité classique : Aristophane, XXXVIII, 1993, p. 237 : « Ce serait
donc la réalité qu'Euripide imite, ou, du moins, la réalité telle que la comédie la
construit dans ses propres catégories. (...) Bref, aux hommes d'Athènes, Euripide
apprend à regarder en face ce qui est, mais que seule la comédie devrait montrer,
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 467

Au contraire, en faisant comme s'il ne connaissait pas les


différences qui séparent les deux genres dramatiques, il assimile la
tragédie à la comédie, dans le but de mieux faire resurgir leur
diversité (la comédie, de fait, n'oublie jamais qu'elle est fiction).
En cela réside principalement le comique de toute la pièce. Mon
interprétation du thème de ce drame va aussi dans ce sens.
N'est-ce pas ignorer les différences entre tragédie et comédie
que d'imaginer un Euripide qui dit du mal des femmes ? Certes,
si Aristophane parvient à faire rire de cette façon-là, c'est que
l'œuvre d'Euripide se prête à ces jeux, avec son réalisme nouveau;
mais le poète comique n'a pas pour autant besoin de défendre
sa comédie contre lui, et cela pour la simple raison que sa
comédie n'a rien de réaliste. L'erreur essentielle, qui est à la
base de l'interprétation dominante, repose sur l'idée que la
comédie ancienne, parce qu'elle parle de la société contemporaine
(à la différence de la tragédie, plutôt tournée vers le mythe) est
réaliste, mais rien n'est plus faux. L'opinion contraire est bien
illustrée par l'historien des religions Angelo Brelich : « La comédie
n'est absolument pas plus ' réaliste ' que la tragédie : au contraire,
tandis que la tragédie — compte tenu de son contexte
mythologique — est tellement détachée de la réalité qu'elle peut même
se permettre de se rapprocher (avec Euripide) de 1" humain ', la
comédie, pour ne pas y tomber, prend résolument ses distances,
en affichant son caractère irréel. N'oublions pas que la comédie
d'Aristophane, bien loin de créer une illusion de la réalité,
rappelle régulièrement qu'elle est un spectacle : non seulement
dans les parabases, mais aussi au cours de l'action, et le plus
souvent dès le début (...), elle fait ouvertement appel aux
spectateurs en tant que spectateurs (...). Si l'on tient compte de cette
irréalité programmatique — qui se manifeste sous plusieurs formes
— on risque moins de la perdre de vue devant des situations
qui, au lecteur moderne, pourraient éventuellement paraître moins

parce que le rire, producteur d'écart, permet de mieux négocier avec le réel. Ici
pointe la vraie raison de la mise en accusation d'Euripide : ses tragédies font une
concurrence déloyale à la comédie ». Cf. F. Zeitlin, « Travesties of Gender and Genre
in Aristophanes' Thesmophoriazusae », dans H.P. Foley (éd.), Reflections of Women
in Antiquity, New York, 1981, pp. 174-175. D'une façon analogue, A.M. Bowie,
Aristophanes. Myth, Ritual and Comedy, Cambridge, 1993, p. 217 : « As the women
at the festival have moved into male areas, so Euripides has not only infiltrated a
women's rite, but will also be shown to have transgressed in his tragedies over two
further boundaries : first, that between tragedy and comedy, and second (and
complementary to the first), that between what is and is not appropriate subject-matter
for tragedy ». La parodie des thématiques féminines d'Euripide est effectivement
centrale dans la pièce et elle fait l'objet principal de la parabase, comme j'ai déjà
eu l'occasion de le souligner.
468 ROSSELLA SAETTA COTTONE [REG, 116

absurdes qu'elles ne l'étaient effectivement pour les Athéniens


du ve siècle » 60.
Ce qu'Aristophane oppose à Euripide dans les Thesmophories,
ce n'est pas un réalisme qui se voudrait supérieur, parce que
comique; c'est, au contraire, un discours artificiel. L'art de la
comédie est objectivement supérieur dans la mesure où il n'obéit
pas à la nécessité tragique de faire croire aux spectateurs qu'il
s'agit bien de la réalité. Aristophane vit dans un théâtre réflexif 61
et il se réjouit d'y être.
Il ne faut pas commettre l'erreur de voir dans la pièce une
équation entre comédie et réalité. Si Aristophane se moque du
réalisme d'Euripide en le transformant en un poète comique qui
calomnie les femmes, cela ne veut pas dire que la comédie qu'il
écrit, lui, est réaliste. En fait, c'est le contraire. La différence
fondamentale entre les deux genres dramatiques, qui permet de
comprendre le renversement à la base du thème des
Thesmophories, oppose une forme de théâtre qui cherche à faire croire
qu'une réalité fictive comme le mythe est vraie, et une autre,
qui n'arrête pas de souligner qu'une réalité aussi évidente que
celle où les spectateurs baignent est au fond une pure fiction.
Dans ce sens, l'Euripide médisant (qui dit du mal des femmes)
est la traduction en comédie d'un poète tragique qui ne sait pas
être crédible comme il le faudrait. C'est parce qu'on ne le croit
pas (ou qu'on fait semblant de ne pas le croire) qu'on peut dire
qu'il injurie les femmes d'Athènes. Si on le croyait, on saurait
quelle différence sépare une Phèdre de la femme de n'importe
quel spectateur : c'est la différence même qui sépare la fiction
de la réalité.
Enfin, Euripide réussira à sauver son Parent des griffes de ces
furies seulement à partir du moment où il acceptera d'assumer
l'identité nouvelle qu'Aristophane lui a attribuée, en jouant non
pas son rôle de poète tragique, mais celui de poète-acteur comique

60 A. B., « Aristofane : commedia e religione », dans Acta classica Universitatis


scientiarum Debreceniensis 5, 1969, p. 23; repris dans M. Détienne (éd.), // mito.
Guida storica e critica, Rome-Bari, 1975, pp. 104-118 (j'ai traduit en français le texte
original en italien); voir aussi le développement de son argumentation dans les pages
suivantes, où il analyse en détail les préjugés principaux dont l'œuvre d'Aristophane
a fait et continue de faire l'objet.
61 Un avis proche du mien sur l'utilisation de la parodie tragique dans la deuxième
partie de la pièce est donné par F. Muecke, «Playing with the Play...», op. cit.,
p. 67 : « The parody is not used to criticize Euripides but in order to focus on the
dramatic transaction itself, in particular the relation between the fictional nature of
the play and the response appropriate for the audience. This aspect of the scene makes
me regard it as Aristophanes' most striking example of theatrical self-consciousness, in
spite of the fact that it contains no explicit breaking of the dramatic illusion ».
2003] AGATHON, EURIPIDE ET LA ΜΙΜΗΣΙΣ 469

qu'il est devenu sur scène. Et le voilà, dans la conclusion de la


pièce, habillé en vieille entremetteuse (un personnage qui sera
particulièrement cher à la Comédie Nouvelle, et qui annonce les
évolutions à venir), en train de rassurer la Coryphée qu'une fois
la paix conclue 62, il saura persuader l'archer scythe de lâcher sa
proie (v. 1172 : έμόν έργον εστίν, « c'est mon travail »). Ce qui
correspond à allécher le barbare, et détourner son attention, en
lui proposant le spectacle, pas du tout tragique, d'une jeune
danseuse accompagnée par une flûtiste, qui n'hésite pas à se
déshabiller devant lui. Cet expédient réussit mieux que les
précédents, en nous montrant un Euripide complètement transfiguré
par la machine comique mise en place par Aristophane 63.
Rossella Saetta Cottone,
MSH (Paris) / UMR « Savoirs et textes » (Lille III).

62 Voir les w. 1160-1163 : « Femmes, si vous voulez pour le reste du temps /


faire la paix avec moi, c'est le moment, / à charge que je ne dirai plus aucun mal
de vous / à l'avenir. Voilà ce que je proclame ».
63 Cette scène a été étudiée par E.M. Hall, « The Archer Scene in Aristophanes'
Thesmophoriazusae », Philologus 133, 1989, pp. 38-54.

Vous aimerez peut-être aussi