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ART DÉCORATIF OU ART INDUSTRIEL ?

LES HÉSITATIONS DE L'ART


NOUVEAU À TRAVERS LA REVUE ART ET DÉCORATION (1897-1914)

Fabienne Fravalo
in Pierre Lamard et al., Art & Industrie

Editions Picard | « Histoire industrielle et société »

2013 | pages 71 à 84
ISBN 9782708409385
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ART DÉCORATIF OU ART INDUSTRIEL ?


LES HÉSITATIONS DE L’ART NOUVEAU
À TRAVERS LA REVUE ART ET DÉCORATION
(1897-1914)

FABIENNE FRAVALO

Autour de 1900, la promotion des arts appliqués, de la décoration intérieure à


l’objet usuel, s’accompagne d’une volonté de renouvellement, qui concerne à la fois
leur esthétique et leur mode de production, donnant naissance à ce qu’on a appelé
en France l’Art nouveau. Publiée à partir de 1897 1, Art et Décoration, revue mensuelle
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d’art moderne entend suivre les manifestations de ce renouvellement, avec une focali-
sation principalement française, tout en portant un regard comparatif sur les pro-
ductions et les événements étrangers. Fondée par l’éditeur de la Librairie centrale
des beaux-arts, Émile Lévy, elle se place sous la prestigieuse autorité d’un ensemble
de personnalités artistiques sensibles à la vocation décorative de l’art dans les divers
domaines de la création : deux architectes (Émile Vaudremer, Lucien Magne), quatre
peintres (Pierre Puvis de Chavannes, Jean-Paul Laurens, Jean-Charles Cazin, Luc-
Olivier Merson), un sculpteur (Emmanuel Frémiet), deux artistes décorateurs (Eugène
Grasset, Oscar Roty) 2.
Désireuse d’encourager ce mouvement moderne, la revue se propose d’y contri-
buer, à sa manière, non seulement en se faisant l’écho de l’actualité artistique, mais
aussi en prenant une part active aux différents débats théoriques, critiques, écono-
miques ou juridiques qui agitent cette actualité. Parmi ceux-ci, la question de la
collaboration entre les artistes et le monde industriel est tout à fait centrale. Elle
reflète les hésitations qui travaillent l’Art nouveau, ses artistes, ses théoriciens et ses
critiques, entre un « art décoratif », associé à une intervention conceptuelle et pratique
de l’artiste, se situant plutôt du côté de l’œuvre unique, et un « art industriel »,
impliquant une production mécanique de série et différentes interventions, de la
conception à l’exécution. Ces expressions ne sont pas ici employées en tant que
« termes », en référence à une signification précise dans les textes de la revue et la
langue des rédacteurs, mais en tant que « notions », renvoyant à deux systèmes de
production et deux univers distincts. L’art décoratif est ainsi associé à l’objet d’art

1. La revue reste la propriété de la famille Lévy jusqu’en 1937. À cette date, la Librairie centrale des
beaux-arts, qui connaît de lourdes difficultés financières, la cède à Charles Massin, dont la famille en a
assuré la publication jusqu’en 2009. Depuis lors, le périodique appartient au groupe Lagardère. Devenu
depuis les années soixante un simple magazine de décoration sans ambition critique, Art et Décoration se
distingue néanmoins par sa longévité exceptionnelle.
2. En 1899, s’ajoutent à ce comité de direction deux fonctionnaires et critiques, Léonce Bénédite, conser-
vateur du musée du Luxembourg, et Roger Marx, inspecteur des musées départementaux, puis en 1900
le sculpteur Jean Dampt.
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Fig. 1. G. Lorain, Affiche pour Art et décoration, 1898.

de luxe, réservé à l’élite, tandis que l’art industriel concerne des objets usuels pouvant
être acquis par l’ensemble de la population. Dans la revue elle-même, la terminologie
reste assez floue, les divers syntagmes « art appliqué », « art décoratif », « industrie
d’art », « art industriel » semblent plutôt équivalents, voire interchangeables selon les
rédacteurs, et parfois au sein d’un même système critique 3.
Œuvre collective, aux contributions diverses et ouvertes, et de ce fait également
personne morale, Art et Décoration possède néanmoins quelques porte-parole princi-
paux. Pour cette question, il s’agit surtout de Gustave Soulier, Maurice Pillard-
Verneuil et François Monod. Gustave Soulier, critique d’art auparavant proche des
cercles idéalistes 4, occupe la fonction de secrétaire de rédaction d’août 1898 à
novembre 1901. Artiste-décorateur formé par Eugène Grasset, Pillard-Verneuil est
le critique le plus prolixe de la revue jusqu’en 1914, tout particulièrement sur la
question de l’art appliqué 5. François Monod, enfin, conservateur des musées natio-
naux, est en charge, de 1905 à 1914, des rubriques « Chroniques » et « Nou-

3. Le syntagme « art décoratif » reste le plus courant, sans renvoyer à un système de production en
particulier. Si Maurice Pillard-Verneuil emploie le plus souvent l’expression « art décoratif » dans le titre
de ses comptes rendus de salon, Émile Sedeyn préfère, pour le même type d’article, le syntagme « art
appliqué ». Les termes « art industriel » restent rares, y compris dans les textes, malgré l’encouragement
que les critiques donnent dans les années dix à la coopération entre les artistes et les industriels. Sur
l’historique de ces expressions, voir l’article de Jean-François LUNEAU, supra.
4. Gustave Soulier a été l’un des principaux rédacteurs de la revue de Maurice Pujo, L’Art et la Vie, dans
les années 1890.
5. Sur Pillard-Verneuil, voir : Helen BIERI-THOMSON (dir.), Maurice Pillard-Verneuil, artiste-décorateur de l’Art
nouveau 1869-1942, (catalogue d’exposition, Gingins, Fondation Neumann, 5 octobre 2000- 28 janvier
2001), Gingins, Fondation Neumann, et Paris, Somogy, 2000, 119 p. (en particulier Jean-Paul BOUILLON,
« Maurice Pillard-Verneuil, 1897-1907. Dix ans de discours théorique et critique, de l’ornement au style »,
p. 100-117).
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velles » des suppléments, qui font office de tribune plus libre, et souvent plus polé-
mique, que le corps principal des livraisons.
Au travers de leurs prises de position respectives et de leurs propres hésitations,
il est possible de suivre la permanence des mêmes interrogations travaillant la revue
jusqu’à son interruption en juillet 1914, tout en essayant de percevoir l’évolution,
voire la radicalisation de certaines tendances. Cette première période d’existence
d’Art et Décoration trouve en effet son homogénéité dans la poursuite fidèle d’un même
but : la création et la vitalité d’un art décoratif proprement moderne, même si celui-ci
prend au fil des années des formes très différentes, conduisant de l’éclosion de l’Art
nouveau à l’ébauche de l’Art déco. Ces interrogations portent principalement sur les
moyens de production artistique en jeu au tournant du siècle, posant la question du
rapport de l’art et de la machine, mais aussi celle de l’intervention de l’artiste, qui
est son corollaire ; sur les rapports entretenus par les acteurs de cette production,
artistes et fabricants ; sur les enjeux de la voie industrielle enfin, à laquelle la revue
semble partiellement se résoudre avec une conviction accrue.
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I. L’ART ET LA MACHINE

Pour ou contre la machine ?


En Europe, le renouvellement des arts appliqués trouve sa source en Angleterre
grâce à l’impulsion donnée par William Morris, fondateur de l’Arts & Crafts Exhibition
Society en 1887. Héritier de la pensée ruskinienne, Morris valorise le travail manuel
et rejette l’emploi de la machine, rendue responsable de la décadence des industries
d’art et de l’ensemble de la société. En France, comme le rappelle Maurice Pillard-
Verneuil en 1914, la lutte contre le pastiche des styles anciens est en revanche la
motivation primordiale 6. Mais la machine et son utilisation sont aussi fréquemment
au cœur des débats.
À plusieurs reprises, la revue souligne les avantages de la machine et les progrès
techniques qu’elle entraîne dans divers domaines des arts appliqués. La médaille a
ainsi été rénovée grâce au tour à graver : celui-ci offre aux artistes la possibilité de
concevoir des modèles en terre, reproduits ensuite mécaniquement, libérant davan-
tage leur créativité que la difficile technique de la gravure en médaille 7. Le vitrail se
trouve quant à lui enrichi par les nouveaux types de verre industriel, comme le signale
Pillard-Verneuil à propos de Grasset : « Les ressources du verrier se sont accrues
avec les progrès de l’industrie. Des verres nouveaux lui sont offerts, qui lui permettent
de varier et de renouveler ses effets à l’infini 8. » Art et Décoration se considère elle-même
comme le fruit de ces progrès technologiques. Une série d’articles didactiques sur la
photogravure, livrés par Pillard-Verneuil entre 1902 et 1908 9, vante les mérites de
ce procédé. La similigravure, qui en est une variante, est présentée comme le moyen

6. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « L’Exposition des Arts et Métiers (Arts and Crafts) de la Grande-
Bretagne au Pavillon de Marsan », Art et Décoration (A&D), mai 1914, p. 149.
7. Paul GSELL, « Les Médailles et les plaquettes aux Salons de 1904 », A&D, juillet 1904, p. 35-40.
8. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « Les Vitraux de Grasset », A&D, avril 1908, p. 111.
9. Id., « De l’Emploi de la couleur en impression », A&D, janvier 1902, p. 1-12 ; « La Photogravure »,
A&D, mars 1902, p. 85-92 ; « Le Procédé de gravure en trois couleurs », A&D, janvier 1908, p. 1-16.
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d’illustrer abondamment, fidèlement, rapidement et artistiquement les textes à l’aide


de clichés photographiques. L’absence d’intervention humaine entre l’œuvre origi-
nale et sa reproduction imprimée apparaît comme une garantie de fidélité.
Mais dans le même temps, la machine inquiète les critiques : elle enlèverait toute
dimension artistique aux objets. Gustave Soulier, dès 1897 10, comme Pillard-Ver-
neuil, jusqu’en 1914, lui reprochent continuellement de conférer aux œuvres froideur
et sécheresse, qu’il s’agisse de mobilier, de céramique, de toile imprimée ou de
broderie. Pillard-Verneuil préfère la liberté artistique d’un potier comme Émile
Lenoble 11, les qualités de « vie » et de « vibration » de l’exécution manuelle d’une
impression ou d’une broderie 12, à la perfection des manufactures et des fabrications
mécaniques : « On y sent, en un mot, la main de l’homme, de l’artiste, avec les
imperfections du travail manuel, mais aussi avec la chaleur, avec la vie que ne peut
donner la machine, dans sa perfection morte et froide 13. »
Adoptant une position plus ambiguë, Charles Saunier est séduit, malgré sa pré-
férence pour le travail à la main, par les avantages de la machine à broder de Jules
Coudyser, et rappelle qu’elle est elle-même une production humaine : « (...) il ne
s’ensuit pas qu’on doive dédaigner de parti pris le travail régulier, sûr, économique
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de la machine, de cette machine à broder, par exemple, qui mise au point après une
série d’améliorations portant sur quarante années est, elle aussi, quelque chose
d’émouvant puisqu’elle résume l’effort de collaborations intelligentes qui lui ont
donné la force, la régularité, la vie 14. » Allant plus loin, d’autres rédacteurs opèrent
un déplacement du problème vers l’utilisateur de la machine. Eugène Grasset pro-
clame ainsi dès 1897 : « L’Art nouveau existera surtout quand les machines, jusqu’ici
uniquement employées par les ingénieurs, le seront aussi par les artistes 15. »
La question de l’emploi de la machine rejoint donc celle de l’intervention de
l’artiste dans l’exécution de l’œuvre, et invite à se pencher sur le statut qu’Art et
Décoration accorde à ce dernier : privilégie-t-elle la réunion du concepteur et de
l’exécutant dans un seul et même personnage, vers un art décoratif, ou envisage-t-elle
plutôt leur séparation, en faveur d’un art industriel ? À cet égard, ses prises de parti
concernant la formation de l’artiste sont révélatrices.

Pour la formation d’un artiste concepteur et/ou exécutant ?


Au tournant du siècle, l’enseignement artistique est écartelé entre deux systèmes
qui restent incomplets. D’un côté, les écoles d’arts appliqués continuent de chercher
leur voie depuis le Second Empire 16, tendant à mettre l’accent sur un savoir d’ordre
intellectuel. De l’autre, l’apprentissage, délivrant le savoir technique, est toujours en
crise depuis l’abolition des corporations à la fin du XVIIIe siècle.

10. Gustave SOULIER, « Meubles nouveaux », A&D, octobre 1897, p. 107-108.


11. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « Émile Lenoble », A&D, septembre 1909, p. 99-104.
12. Id., « Coussins », A&D, mars 1913, p. 83-87.
13. Id., « Toiles imprimées nouvelles », A&D, janvier 1912, p. 16.
14. Charles SAUNIER, « Travaux récents de M. Jules Coudyser », A&D, septembre 1911, p. 290.
15. Eugène GRASSET, « Papiers peints », A&D, mai 1897, p. 124.
16. Voir Stéphane LAURENT, Les arts appliqués en France. Genèse d’un enseignement, Paris, CTHS, 1999 ; et
ci-dessous notes 23 et 24.
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Entre 1902 et 1909, Art et Décoration mène une enquête sur l’enseignement des
arts appliqués dans les pays d’Europe où cette question semble susciter un intérêt
plus vif qu’en France. S’inspirant du modèle inauguré par Marius Vachon, missionné
par le ministère des Arts d’Antonin Proust en 1881 dans les écoles d’art industriel
européennes 17, la rédaction envoie ainsi Maurice Pillard-Verneuil à Vienne, Glasgow
et Zurich 18, Eugène Grasset à Bucarest et Genève 19, William Ritter à Prague 20 et
Jean Gaudin à Birmingham 21. Par comparaison, les lacunes de l’enseignement fran-
çais apparaissent avec évidence : il reste beaucoup trop abstrait et théorique, n’appor-
tant aux élèves ni une connaissance technique, ni une culture artistique suffisantes.
Les critiques d’Art et Décoration s’élèvent alors avec virulence contre les pratiques et
les résultats des écoles parisiennes Germain Pilon et Bernard Palissy 22 ou de l’École
nationale des arts décoratifs 23, réitérant des accusations devenues des leitmotive depuis
le début de la IIIe République 24.
Néanmoins, parallèlement à ces critiques, la revue note quelques bonnes initiatives
sur le territoire français, relevant tantôt de l’école, tantôt de l’apprentissage, et mettant
l’accent sur l’application pratique et/ou la créativité artistique. Elle pose en exemple
le cours d’art appliqué aux métiers dispensé par Lucien Magne au Conservatoire
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national des arts et métiers, qui invite à une collaboration entre le concepteur et
l’exécutant en faisant réaliser les meilleurs projets lors d’exercices pratiques 25. Elle
s’intéresse aux écoles régionales d’art industriel de Roubaix ou de Saint-Étienne, dont
l’enseignement s’articule étroitement avec les besoins locaux, offrant de réels débou-
chés aux élèves 26. Elle encense l’atelier du ferronnier Émile Robert qui offre une

17. Voir Stéphane LAURENT, « Marius Vachon, un militant pour les « industries d’art » », Histoire de l’art,
no 29/30, mai 1995, p. 71-78.
18. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « L’Enseignement des Arts décoratifs à Vienne », A&D, mai 1902,
p.143-164 ; « L’École de Dentelles de Vienne », A&D, août 1903, p. 265-272 ; « The Glasgow School of
Art », A&D, avril 1907, p. 129-148 ; « La nouvelle École d’art industriel de Zurich », A&D, août 1908,
p. 37-54.
19. Eugène GRASSET, « L’École nationale des arts décoratifs de Bucarest Dominitia Maria », A&D, avril
1908, p. 125-132 ; « L’École des Arts industriels de Genève », A&D, août 1909, p. 63-68.
20. William RITTER, « L’École des arts décoratifs de Prague », A&D, novembre 1905, p. 164-176.
21. Jean GAUDIN, « L’École d’art de la ville de Birmingham », A&D, mars 1906, p. 99-108.
22. Charles SAUNIER, « Concours de la dentelle de France », A&D, supplément, mars 1907, p. 5-7 ;
François MONOD, « Chronique. La reconstruction de l’École des arts décoratifs », A&D, supplément, mars
1911, p. 1-5.
23. « En un mot, ce sont des artisans, d’une haute culture artistique, cependant, que devraient former
les écoles d’art décoratif, et non de prétendus artistes. [...] Du reste, au point de vue purement économique,
ne serait-il pas plus logique de former dans cette école de l’État, des producteurs, propres au travail dès
la sortie de l’école, plutôt que des amateurs forcés d’apprendre ensuite, durement, souvent, le métier d’art
qu’ils désirent exercer ? », Maurice PILLARD-VERNEUIL, « À propos des Expositions des écoles d’art déco-
ratif », A&D, septembre 1904, p. 102-103. Sur l’histoire de l’École nationale des arts décoratifs, voir
Renaud D’ENFERT, Rossella FROISSART-PEZONE, Ulrich LEOBEN, Sylvie MARTIN, Histoire de l’École nationale
supérieure des Arts décoratifs, 1766-1941, Paris, ENSAD, 2004.
24. Sur la question de l’enseignement des arts appliqués avant 1897, voir Stéphane LAURENT, op. cit,. et
Sylvie ACHÉRÉ, Victor Champier (1851-1929), un acteur de la vie artistique sous la IIIe République, thèse de doctorat
en histoire de l’art, sous la direction de François ROBICHON, université de Lille III, 2006, p. 74-120.
25. Adrien BRUNEAU, « Un cours d’art appliqué aux métiers », A&D, octobre 1903, p. 331-336.
26. Anonyme, « Un Fusil de chasse (Art et Décoration) », A&D, juin 1901, p. 200-204 ; François MONOD,
« Chronique », A&D, supplément, novembre 1907, p. 1-2.
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forme élitiste d’apprentissage, redonnant le goût du métier à quelques artisans ins-


truits, destinés à redresser le niveau des arts industriels 27. Enfin, elle encourage
l’intervention des artistes dans l’enseignement, propice à son relèvement esthétique, se
réjouissant de la nomination de Maurice Dufrène comme professeur de composition
décorative à l’École Boulle en 1913 28. Dans le débat sur l’enseignement du dessin
qui aboutit à la réforme de 1909, elle défend en outre la méthode de Gaston Qué-
nioux, instaurée à cette date, qui privilégie la sensibilité artistique de l’enfant, contre
l’ancienne méthode d’Eugène Guillaume, en vigueur depuis 1878, et axée sur l’abs-
traction géométrique.
En définitive, Art et Décoration adopte une position à la fois ambiguë et conciliatrice,
en faveur d’un enseignement qui comblerait ce hiatus entre créateurs et exécutants,
par la combinaison du métier et de la culture : il s’agirait de former des concepteurs
dotés de connaissances pratiques et des exécutants pourvus d’une sensibilité artistique.
Tout en laissant la parole aux artistes (à Émile Robert en 1913, par exemple), tout
en lançant en 1902 une enquête sur les corporations 29, elle se tient à distance du
mouvement néo-corporatiste. Ce dernier prend en revanche nettement le parti de
l’apprentissage contre l’école institutionnelle et trouve en Camille Mauclair ou Clé-
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ment-Janin ses porte-parole les plus convaincus 30.
Exploitant son statut d’organe de presse, Art et Décoration tente par ailleurs de
joindre à ce sujet l’action au discours, en contribuant à la diffusion d’un enseignement
plus pratique tout en permettant à ses lecteurs de se cultiver. Dès 1897, par le biais
de ses concours mensuels, elle propose aux participants de se confronter à la concep-
tion de projets qui seront évalués par le comité de direction de la revue selon leur
caractère réalisable. En 1905, elle entame d’autre part une série d’articles didactiques
en réponse aux préoccupations de ses lecteurs soucieux de connaître les procédés
d’exécution des objets 31.
Mais au-delà du rapport de l’artiste à son œuvre se pose également la question
de ses relations houleuses avec les industriels. Là aussi, le parti d’Art et Décoration est
emblématique de la complexité du débat.

27. Pierre CALMETTES, « Un maître ferronnier, Émile Robert », A&D, mars 1908, p. 89-98 ; Émile
ROBERT, « L’apprentissage dans les métiers d’art : la ferronnerie », A&D, août 1913, p. 39-50.
28. François MONOD, « Chronique », A&D, supplément, octobre 1913, p. 1-2.
29. [Opinions d’Auguste Rodin, Alexandre Charpentier, Eugène Grasset, Christofle, Siot-Decauville,
Gustave Michel, Henri Vever, Félix Gaudin], « L’idée de corporation », A&D, supplément, mai 1902, p.
2-5.
30. Voir à ce sujet la position de Noël CLÉMENT-JANIN, (Le Déclin et la renaissance des industries d’art et de
l’art décoratif en France, Paris, Henry Floury, 1910), et de Camille MAUCLAIR (Trois crises de l’art actuel, Paris,
Fasquelle, 1906). Voir aussi Rossella FROISSART-PEZONE, L’Art dans tout. Les Arts décoratifs en France et l’utopie
d’un art nouveau, Paris, CNRS éditions, 2004, p. 200-202.
31. Édouard MONOD-HERZEN, « La Technique du métal dans l’objet d’art », A&D, août 1905, p. 45-56 ;
« L’orfèvrerie », A&D, octobre 1905, 133-142 ; Maurice PILLARD-VERNEUIL, « Le batik », A&D, novembre
1905, p. 155-163 ; Louis VAUXCELLES, « La fonte à la cire perdue », A&D, décembre 1905, p. 189-197 ;
François COURBOIN, « L’eau-forte », A&D, avril 1906, p. 129-144 ; Taxile DOAT, « La céramique de
grand feu et le grès-cérame », A&D, septembre 1906, p. 87-104 ; novembre 1906, p. 153-163 ; février
1907, p. 69-80 ; JEANMAIRE et LECLERC, « La corne », A&D, septembre 1907, p. 95-100 ; Édouard
BÉNÉDICTUS, « Le cuir incrusté », A&D, mars 1908, p. 73-88 ; Maurice PILLARD-VERNEUIL, « La passe-
menterie », A&D, mai 1908, p. 145-158, « Les pâtes de verre », mars 1909, p. 81-90.
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Fig. 2. Maurice Pillard-Verneuil, « De l’emploi de la couleur


en impression », Art et Décoration, janvier 1902, p. 1.

Fig. 3. Émile Lenoble, vase, repr. in Maurice Pillard-Verneuil,


« Émile Lenoble », Art et Décoration, septembre 1909,
p. 104.

Fig. 4. Jules Coudyser, store brodé à la machine, repr. in Charles


Saunier, « Travaux récents de Jules Coudyser », Art et Déco-
ration, septembre 1911, p. 291.

4
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78 / HISTOIRE D’UNE RENCONTRE

II. ARTISTES ET INDUSTRIELS

L’individualisme de l’artiste ou les revers du génie


Engagée dans la promotion des arts appliqués et prônant l’unité de l’art, Art et
Décoration se livre à une glorification du génie de l’artiste décorateur, qu’il soit créateur
d’objet d’art ou de mobilier, peintre ou sculpteur. Dans le sillage de la pensée
symboliste des années 1890, la qualité de l’œuvre est, pour Octave Maus par
exemple 32, toujours étroitement liée à l’expression de l’individualité de l’artiste. Cette
dernière doit être encouragée par l’enseignement 33 selon Pillard-Verneuil, qui
recherche d’ailleurs systématiquement dans ses comptes rendus de salon les œuvres
originales, signes d’une personnalité particulière. René Lalique apparaît à cet égard
comme l’incarnation de l’artiste décorateur génial, et se voit consacrer au total sept
articles monographiques sur la période 1897-1914 34.
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Fig. 5. Gustave Geffroy, « Des bijoux. À propos de M. René Lalique »,


Art et Décoration, décembre 1905, p. 186.

Le revers de cet individualisme est cependant l’isolement dans lequel se confinent


ces artistes. Dès son compte rendu de l’Exposition internationale des Arts décoratifs

32. Octave MAUS, « Le salon de la Libre Esthétique », A&D, avril 1898, p. 97-104.
33. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « Adaptation du décor à la forme », A&D, décembre 1903, p. 369-382.
34. Gustave SOULIER, « Les Bijoux de René Lalique », A&D, novembre 1897, p. 160 ; Roger MARX,
« René Lalique », A&D, juillet 1899, p. 13-22 ; Pol NEVEUX, « René Lalique », A&D, novembre 1900,
p. 129-136 ; André BEAUNIER, « Les bijoux de René Lalique aux Salons », A&D, août 1902, p. 33-39 ;
Tristan DESTÈVE, « La maison de René Lalique », A&D, novembre 1902, p. 161-166 ; Gustave GEFFROY,
« Des bijoux. À propos de René Lalique », A&D, décembre 1905, p. 177-188 ; Gustave KAHN, « Lalique
verrier », A&D, mai 1912, p. 149-156.
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ART DÉCORATIF OU ART INDUSTRIEL ? / 79

de Turin en septembre 1902 35, puis de manière récurrente et de plus en plus vive,
Maurice Pillard-Verneuil déplore l’absence de groupement qui leur permettrait de
présenter des ensembles dans les expositions, et de s’organiser efficacement d’un point
de vue commercial. En 1914, il reproche clairement aux décorateurs de vouloir
réunir en une seule personne l’artiste, l’industriel et le commerçant, révélant ainsi
leur ambition démesurée en même temps que leur manque de sens pratique 36. Selon
lui, la qualité de leur création en pâtit, car ils se laissent submerger par les affaires
et les questions d’ordre matériel. Pillard-Verneuil leur suggère alors de s’associer avec
un industriel qui prendrait en charge cette dimension commerciale. Il rejoint sur ce
point la position de l’ébéniste Eugène Gaillard, qui plaide pour une collaboration
active entre l’artiste et le fabricant par le biais du contrat d’édition 37.
Les artistes partagent néanmoins la responsabilité de leur isolement avec les
industriels, et Art et Décoration n’hésite pas à dénoncer les erreurs et les torts des
fabricants, se situant le plus souvent du côté de l’artiste décorateur, dans le triple
antagonisme juridique, économique et stylistique qui les oppose.

Un triple antagonisme
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La revue prend explicitement la défense de l’artiste dans son combat pour son
droit à la signature aboutissant à la loi du 11 mars 1902 38. Elle tient à mentionner
autant que possible le nom du créateur d’un modèle d’objet d’art reproduit dans ses
articles et affirme clairement cette intention dans son supplément de janvier 1901 :
« Il n’est que juste de mentionner, chaque fois que nous en avons connaissance,
l’artiste qui a donné le modèle d’un objet d’art appliqué, quel qu’il soit, à côté de la
maison qui en a assuré l’exécution 39. » Soutenant en 1901 la fondation de la Société
des artistes décorateurs engagée dans le même combat, elle intervient plus généra-
lement au nom du progrès, mettant l’accent sur les intérêts communs des artistes et
des industriels plus qu’elle ne cherche à les opposer. En 1914, dans ses suppléments
de février et avril, elle suit un conflit entre le sculpteur Jean Dampt et le Syndicat
des fabricants d’orfèvrerie d’argent qui entend garder un moulage des modèles pro-
posés à son dernier concours sans les acheter à leurs auteurs. C’est, pour François
Monod, l’occasion de rappeler que les industriels doivent absolument tenir compte
des efforts, des droits et des intérêts des artistes, pour provoquer la création de modèles
de valeur 40.
Les artistes décorateurs de l’Art nouveau sont aussi confrontés à la défiance des
industriels, pour des raisons à la fois économiques et stylistiques, qui sont étroitement

35. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « L’Exposition d’art décoratif moderne à Turin », A&D, septembre
1902, p. 79.
36. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « Le salon des artistes décorateurs », A&D, avril 1914, p. 98-99.
37. Eugène GAILLARD, Vœux des artistes décorateurs, délégués par la Société des artistes français, la Société nationale
des beaux-arts, la Société du Salon d’automne, la Société des artistes décorateurs, l’Union provinciale des arts décoratifs.
Réunis le 25 juillet 1913, À propos des projets d’exposition internationale de 1916, Paris, Imp. E. Durand, s.d.
[1913].
38. La loi de 1902 permit aux artistes industriels d’être reconnus comme des créateurs à part entière
grâce au critère d’originalité. Sur ce sujet, voir Rossella FROISSART-PEZONE, op. cit, p. 36-40.
39. Anonyme, « Nota », A&D, supplément, janvier 1901, p. 1.
40. François MONOD, « Décorateurs et fabricants : M. Dampt et le Syndicat des fabricants d’orfèvrerie
d’argent », A&D, supplément, février 1914, p. 3-4 ; « Concours », A&D, supplément, avril 1914, p. 5-6.
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80 / HISTOIRE D’UNE RENCONTRE

liées. Mus par des intérêts économiques primordiaux, les industriels font l’objet d’une
double accusation. Soit ils continuent à produire leurs anciens modèles, au succès
plus assuré auprès d’un public lui-même routinier ; soit ils se lancent dans la contre-
façon du style moderne, sans faire appel à de véritables créateurs, par souci d’éco-
nomie, cédant à un simple effet de mode. Pillard-Verneuil résume la situation en ces
termes en 1908 : « Ces artistes eurent à lutter contre l’indifférence et l’hostilité du
public ; contre l’hostilité des fabricants, acharnés à défendre leurs modèles d’un autre
âge ; contre l’imitation maladroite et antiartistique d’industriels que seul pouvait
séduire l’appât d’un gain rendu d’autant plus facile que la question d’art n’existait
pas pour eux 41. » L’expérience de Clément Mère, exposée par Émile Sedeyn en
1912, est emblématique de ce clivage stylistique. Recherchant une application indus-
trielle pour ses meubles de tendance nouvelle, il s’est heurté au début du siècle à
l’esprit routinier des fabricants, et s’est donc cantonné à la création d’objets pré-
cieux 42. Cette attitude semble d’autant plus impardonnable pour les rédacteurs de
la revue que des manufactures étrangères n’ont pas hésité à faire appel aux artistes
français modernes 43.
Sous la plume de Pillard-Verneuil, Art et Décoration renvoie ainsi dos à dos, d’une
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part, la prétention et le manque de sens pratique de l’artiste, et de l’autre, la méfiance
et l’incompréhension du fabricant. Néanmoins, il présente avec de plus en plus de
conviction la collaboration des artistes et des industriels comme décisive et indispen-
sable pour l’avenir de l’art décoratif moderne. Pour dépasser leurs antagonismes, la
revue se propose donc de jouer le rôle de relais, grâce aux concours qu’elle soumet
à ses lecteurs, de trois manières : ceux qu’elle instaure elle-même 44, ceux que des
sociétés lui demandent d’organiser 45 et enfin, ceux qu’elle annonce chaque mois dans
une rubrique spéciale de ses suppléments 46. La revue assume également un rôle
d’intermédiaire à travers ses petites annonces, permettant à de très nombreux artistes-
décorateurs et dessinateurs de présenter leurs services et aux industriels de faire
paraître des offres d’emploi.
Malgré sa relative tiédeur quant à l’emploi de la machine, malgré ses réserves
sur le comportement des industriels, Art et Décoration est donc amenée peu à peu à
faire le choix de l’industrie, pour plusieurs raisons, relevant de trois enjeux principaux,
d’ordre esthétique, social et nationaliste.

41. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « L’art décoratif aux salons », A&D, juin 1908, p. 187-188.
42. Émile SEDEYN, « Clément Mère et Franz Waldraff », A&D, décembre 1912, p. 167.
43. « Tous les jours, des décorateurs français sont sollicités de fournir des modèles à des verriers, à des
porcelainiers, à des fondeurs anglais, allemands, autrichiens. [...] Il serait singulier que les mêmes artistes
demeurassent pour les industriels de leur propre pays des inconnus ou des adversaires. », Maurice
PILLARD-VERNEUIL, « L’ameublement au Salon d’Automne », A&D, janvier 1914, p. 31.
44. En septembre 1902, la revue propose un concours de papier peint imprimé mécaniquement. « Nos
concours », A&D, supplément, septembre 1902, p. 1.
45. En octobre 1904, Art et Décoration est chargée d’organiser un concours de service de table pour le
magasin À la Paix de Georges Rouard, « Notre concours de janvier 1905 : un service de table », A&D,
supplément, octobre 1904, p. 6-7.
46. La revue publie par exemple très régulièrement les sujets de concours proposés par la Société
d’encouragement à l’art et à l’industrie.
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ART DÉCORATIF OU ART INDUSTRIEL ? / 81

III. LES ENJEUX DE LA VOIE INDUSTRIELLE

La diffusion du style nouveau


Dès 1897, dans l’avant-propos de François Thiébault-Sisson, premier directeur
de la revue, la production industrielle est présentée comme un auxiliaire indispensable
de l’art décoratif et de sa diffusion : « L’imagination est le guide unique des artistes.
Elle les a souvent inspirés d’une façon très heureuse ; mais ces bonheurs d’expression,
tout partiels, seraient restés sans influence sur la marche de l’art décoratif s’ils
n’avaient piqué d’émulation le fabricant 47. » Cette idée est très souvent réitérée par
la suite : produire en série apparaît, notamment pour Maurice Pillard-Verneuil, le
seul moyen de lutter à grande échelle contre le règne du pastiche des styles anciens,
en répandant le nouveau style, plus en accord avec les mœurs et la vie moderne. En
1914, il radicalise sa position. L’œuvre unique relève du dilettantisme, qui « stérilise
[les] efforts, restreint [la production], et ralentit, retarde, l’aboutissement de nos arts
mobiliers 48 », et apparaît comme une des causes de l’échec de l’Art nouveau. La voie
commerciale et industrielle est en revanche saluée comme la seule manière pour le
mouvement moderne d’exister véritablement.
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La vocation sociale des arts appliqués
Ce rejet de l’œuvre unique, très catégorique de la part de Pillard-Verneuil en
1914, trouve son origine dans la vocation utile et sociale de l’art appliqué, défendue
dans la revue dès la fin des années 1890. Émile Molinier reste ainsi sceptique sur le
rôle que peut jouer l’étain dans le développement de l’art décoratif, ce matériau se
prêtant peu à une utilisation pratique 49. La critique réactualise en effet à cette époque
une vocation des arts appliqués déjà revendiquée sous le Second Empire par Émile
Reiber puis affaiblie par le mouvement symboliste au profit de l’art somptuaire, de
l’objet de vitrine réservé à la contemplation d’une élite raffinée d’amateurs 50.
La fabrication en série permet en revanche la production d’objets usuels courants
à bon marché : la diffusion du nouveau style peut ainsi toucher toutes les couches
de la population, dont le cadre de vie se trouve embelli. Telle est la vocation du
mobilier à bon marché de Mathieu Gallerey 51, ou des céramiques de l’Allemand
Max Läuger. Ce dernier abandonne l’objet de collection, pour fournir des modèles
de vases rustiques et abordables à une fabrique, tout en surveillant leur exécution.
Pillard-Verneuil vante la fonction éducatrice de cette céramique utile : relativement
peu coûteuse et multiple, elle peut être possédée par davantage de gens 52. La diffusion
du style passe inévitablement par la diversité des couches sociales 53.

47. François THIÉBAULT-SISSON, « Art et Décoration, revue mensuelle d’art moderne », A&D, [inséré au
début du tome I], 1897, non paginé.
48. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « L’ameublement au Salon d’automne », art. cit, p. 26-27.
49. Émile MOLINIER, « Notes sur l’étain », A&D, septembre 1897, p. 81-88 et octobre 1897, p. 97-104.
50. Voir Stéphane LAURENT, « L’art utile ou comment on en vint au design en France », Art et savoir, de
la connaissance à la connivence, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 93-112, et Sylvie ACHÉRÉ, op. cit., p. 112-140.
51. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « Mobiliers à bon marché », A&D, octobre 1905, p. 115-132.
52. Id., « Max Läuger », A&D, juin 1910, p. 199-1208.
53. Sur ce sujet, voir aussi la position de Gabriel MOUREY, dans son article « La faillite de l’art décoratif
moderne », Les Arts de la vie, mars 1904, p. 184-189.
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Fig. 6. Mathieu Gallerey, meuble de salle à manger, repr. in
Maurice Pillard-Verneuil, « Mobiliers à bon marché », Art et
Décoration, octobre 1905, p. 117.

Néanmoins, Art et Décoration se montre plus frileuse sur ce sujet que sa consœur,
L’Art décoratif, dont le directeur, l’Allemand Julius Meier-Graefe affirme de manière
programmatique dès sa création en octobre 1898 : « Nous ne pouvons oublier que
par définition même de sa mission sociale, l’art appliqué nouveau ne peut se séparer
de l’industrie, qui peut seule rendre le beau accessible au grand nombre. Une très
large part sera donc faite dans nos pages aux œuvres propres à jalonner la voie de
l’industriel 54. » L’argument le plus fort et le plus récurrent en faveur d’un art industriel
reste d’ailleurs pour notre revue celui de la lutte impérative contre la concurrence
germanique.

La lutte contre la concurrence étrangère et le modèle allemand


Après la révélation de l’efficacité des groupements allemands et autrichiens à
l’Exposition universelle de 1900, la coopération entre artistes et industriels est perçue
au sein d’Art et Décoration comme un enjeu national, dès la préparation de l’Exposition
de Turin de 1902. Leur antagonisme et l’isolement des artistes sont ensuite dénoncés
par Pillard-Verneuil comme responsables de l’échec de la participation de la France
à cette manifestation, dans son compte rendu de septembre 1902 55. Au contraire,
l’organisation des Allemands et leur concertation en vue d’une production rationnelle
sont saluées à de nombreuses reprises pour leur efficacité et leurs conséquences
économiques positives. Dès 1904 56, Art et Décoration participe donc à la construction

54. Julius MEIER-GRAEFE, [Déclaration d’intention], L’Art décoratif, octobre 1898, p. 2.


55. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « L’exposition d’art décoratif moderne de Turin », art. cit.
56. Id., « Les arts appliqués aux salons », A&D, juin 1904, p. 165-196.
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Fig. 7. Richard Berndl, grand salon, repr. in Maurice Pillard-Verneuil, « Le Salon d’automne »,
Art et Décoration, novembre 1910, p. 140.

des topoï de la critique française sur les arts appliqués germaniques, telle qu’elle a été
analysée notamment par Friederike Kitschen 57 ou Nancy Troy 58.
L’argumentaire de Pillard-Verneuil, relayé dans Art et Décoration par Charles Sau-
nier, Gabriel Mourey, François Monod ou encore Émile Sedeyn, se fait plus virulent
après l’« électrochoc » reçu au Salon d’automne de 1910, qui a accueilli l’exposition
des décorateurs munichois 59. L’union de l’art et de l’industrie est désormais perçue
comme une urgence, dans le contexte de la préparation de la future Exposition inter-
nationale des arts décoratifs prévue à Paris en 1915, puis en 1916 (finalement ajournée
jusqu’en 1925), afin d’éviter une humiliation nationale 60. Dans ses suppléments d’août
1912, Monod fait directement appel à l’intelligence des chefs d’industrie français
pour saisir l’occasion de reconquérir publiquement la première place mondiale dans
le champ des arts appliqués 61. Cette urgence est d’autant plus vive que les productions
manufacturières étrangères commencent à inonder le marché français 62, fait inac-

57. Friederike KITSCHEN, « Les industries allemandes dans les débats français : un modèle controversé »,
in Thomas GAETHGENS, Mathilde ARNOUX, Friederike KITSCHEN (dir.), Perspectives croisées. La critique d’art
franco-allemande 1870-1945, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002, p. 423-464.
58. Nancy TROY, Modernism and the Decorative Arts in France : Art Nouveau to Le Corbusier, New Haven, CT :
Yale, 1991, p. 51-66.
59. Sabine BENEKE, « Otto Grautoff, Frantz Jourdain und die Ausstellung Bayerischen Kunstgewerbes
im « Salon d’Automne » von 1910 », in Alexandre KOTSKA et Françoise LUCBERT (dir.), Distanz und
Aneigung. Relations artistiques entre la France et l’Allemagne, 1870-1945, Berlin, Akademie Verlag, 2004, p. 119-
138. Plusieurs de ces artistes appartiennent au Werkbund.
60. Maurice PILLARD-VERNEUIL, « L’Art décoratif aux salons », A&D, juin 1912, p. 180.
61. François MONOD, « Chronique. L’exposition internationale d’art décoratif à Paris en 1916 », A&D,
supplément, août 1912, p. 4-6.
62. Cf. Nancy TROY, op. cit., p. 59.
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84 / HISTOIRE D’UNE RENCONTRE

ceptable dans le contexte d’exacerbation des nationalismes du début des années dix.
La supériorité artistique française est d’ailleurs réaffirmée avec conviction, aussi bien
par Verneuil que par Mourey 63 : il faut s’inspirer du mode de production et d’orga-
nisation bavarois sans renoncer à la qualité du goût et du style français.

Art et Décoration finit par faire le choix d’un art industriel quasiment par nécessité,
pour imposer le style moderne, et surtout pour sauvegarder le prestige artistique de
la France et sa position économique dans un contexte de vive concurrence nationale.
Cependant, par bien des aspects, la revue reste attachée à la figure de l’artiste
décorateur, impliqué dans l’exécution matérielle de son œuvre. En juillet 1914, un
article de Sedeyn consacré à l’orfèvre scandinave Georg Jensen, à la fois artiste,
décorateur et technicien, le présente comme une figure idéale 64. De son côté, malgré
son argumentaire en faveur de la coopération industrielle, Pillard-Verneuil continue
quant à lui d’avouer une préférence pour la qualité du travail manuel. La question
d’une esthétique industrielle, induite par le moyen de production, n’est d’ailleurs
jamais envisagée.
Cette orientation et cette proximité avec le point de vue des artistes, malgré les
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critiques dont ils font l’objet, peut s’expliquer par la place dominante que ceux-ci
occupent dans la direction d’Art et Décoration. Par ailleurs, cette ambiguïté et ces
hésitations sont bien celles des arts appliqués au seuil du XXe siècle, celles de l’Art
nouveau qui ne parvient pas à trouver réellement sa voie entre art décoratif et art
industriel. Elles sont également typiques de l’art français au passage du siècle, un art
à la recherche d’une expression moderne, tout en préservant sa tradition entre une
Angleterre retournée à l’artisanat et une Allemagne industrialisée. Cette double
option sera au contraire assumée, mais en deux orientations distinctes par l’Art déco
après 1918, à travers l’artisanat de luxe et les débuts du design industriel avec l’Union
des artistes modernes (UAM).

63. « Voilà notre incontestable supériorité. Il est certain que nulle part au monde, par exemple, n’existe
une phalange de céramistes comparables aux céramistes français : ce qui n’empêche pas la céramique
industrielle française de se trouver à certains égards, sur le marché, en état d’infériorité vis-à-vis de la
céramique industrielle anglaise et vis-à-vis de la céramique industrielle allemande. » Gabriel MOUREY,
« VIIe Salon de la Société des Artistes décorateurs au Pavillon de Marsan », A&D, avril 1912, p. 105.
64. « Entre ces deux branches distinctes de l’orfèvrerie contemporaine, ce qui distingue l’œuvre de
M. Georg Jensen, c’est qu’elle nous vaut des objets vraiment usuels qui sont en même temps des pièces
d’art, émanant directement de l’artiste sans l’intermédiaire des procédés mécaniques si nuisibles au charme
et à l’originalité du modèle le plus réussi », Émile SEDEYN, « Georg Jensen », A&D, juillet 1914, p. 16.

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