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URI : https://id.erudit.org/iderudit/401047ar
DOI : https://doi.org/10.7202/401047ar
Éditeur(s)
Faculté de philosophie, Université Laval
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0023-9054 (imprimé)
1703-8804 (numérique)
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GADAMER ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE
DU DIALOGUE
Claude THÉRIEN
SUMMARY : The concept of dialogue is omnipresent throughout Gadamer's corpus. Curiously, the
question of whether Gadamer always had in mind the same notion when he employed this
category from his early through his later work has rarely been considered in the literature.
The present article addresses this question by suggesting how Gadamer modified and deep-
ened his understanding of dialogue from his Habilitation thesis Plato's Ethical Dialectic to
Truth and Method.
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1. Pensons ici seulement à Vérité et Méthode, où le rapport dialogique est pris comme modèle pour repenser
l'expérience herméneutique et l'expérience de notre compréhension historique, sans parler évidemment de
l'expérience langagière elle-même.
2. H.-G. GADAMER, Platos dialektische Ethik. Phànomenologische Interpretation zum « Philebos » (1931),
dans Gesammelte Werke (désormais : GW), t. 5, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1985 ; L'Éthique dialectique de
Platon. Interprétation phénoménologique du Philèbe, trad. fr. Florence Vatan et Véronika von Sehenck,
Arles, Actes Sud, 1994. Effectuée sous la direction de Heidegger, la thèse d'habilitation a été déposée en
1928.
3. Sauf quelques rares exceptions, mentionnons ici la dissertation de J. GRONDIN, Hermeneutische Wahrheit ?
Zum WahrheitsbegriffHans-Georg Gadamers, Kônigstein/Ts, 1982, p. 9-38 ; l'article de M. RlEDEL., « Zwi-
schen Plato und Aristoteles. Heideggers doppelte Exposition der Seinsfrage und der Ansatz von Gadamers
hermeneutischer Gesprâchsdialektik », Allgemeine Zeitschrift fiir Philosophie, 11 (1986), p. 1-28 ; l'ou-
vrage volumineux de P. FRUCHON, L'Herméneutique de Gadamer. Platonisme et modernité, Paris, Cerf,
1994, p. 333-427.
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GADAMER ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DU DIALOGUE
logie du dialogue4 ». Dès le début, lorsqu'il est question de langage chez Gadamer, il
est donc question de dialogue. Mais en quel sens demanderons-nous ?
Dans l'édition allemande de ses œuvres, Gadamer a choisi d'introduire le deuxiè-
me tome de Vérité et Méthode par un essai intitulé : « Entre phénoménologie et dia-
lectique. Essai d'auto-critique » (1985)5. Significatif non seulement pour Vérité et
Méthode, mais pour l'ensemble de l'itinéraire philosophique de Gadamer, ce titre si-
tue l'herméneutique entre la phénoménologie et la dialectique. La théorie de l'inter-
prétation des signes se place quelque part entre la doctrine de l'évidence intuitive et
la doctrine de la médiation discursive ; entre les deux doctrines, que Gadamer déter-
mine, ailleurs, comme « les frères ennemis » dans la tâche de la pensée6. « Frères »,
dans la mesure où chacune d'elle a en vue le bien d'une même tâche, à savoir penser
la chose elle-même ; mais pourtant « ennemis » dans la manière d'y accéder, puisque
l'une privilégie la voie de l'intuition, l'autre la voie discursive. Cette double réfé-
rence, dont nous ne chercherons pas ici à exploiter toute la richesse indicative, révèle
toutefois le souci indéniable de la pensée herméneutique de Gadamer : pouvoir inté-
grer les deux aspects — on serait même tenter de dire « fondre » les deux aspects —
dans la théorie de l'interprétation des signes. À cet égard, la thèse d'habilitation, bien
avant la réflexion explicite et l'élaboration thématique de l'herméneutique philoso-
phique dans Vérité et Méthode, représente par elle-même un premier essai remarqua-
ble de synthèse : faire ressortir l'esprit de la dialectique à partir d'une phénoménolo-
gie du dialogue, afin de montrer en quel sens un tel traitement permet de prendre en
considération le travail du langage et de l'intuition dans la visée principielle de la
pensée. Il importe pour nous de saisir comment Gadamer articule langage et intuition
à partir de la réalité phénoménale du dialogue. Mais préalablement, il faut pouvoir
retracer quelques points de référence indispensables pour mettre en perspective l'ar-
rière-plan de son analyse et pour nous placer aussi à une distance convenable pour
l'apprécier à sa juste valeur.
4. H.-G. GADAMER, GW, 2, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1986, p. 488 ; La Philosophie herméneutique, trad. fr. J.
Grondin, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 24.
5. H.-G. GADAMER, GW, 2, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1986, p. 3-23 ; L'Art de comprendre. Écrits IL Hermé-
neutique et champ de l'expérience humaine, trad. fr. P. Fruchon et al, Paris, Aubier, 1991, p. 11-38.
6. H.-G. GADAMER, Kleine Schriften III. Idee und Sprache, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1972, p. 181.
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Mais la référence à Heidegger en présuppose ici une autre, sans laquelle l'aspect cri-
tique de sa propre analyse risquerait de ne pas être entrevu ; si bien que, pour com-
prendre le projet de Gadamer dans sa thèse d'habilitation en ce qui concerne le lan-
gage, de Heidegger, il nous faut remonter jusqu'à Husserl. Voyons pourquoi.
Il est bien connu que Heidegger a voué une admiration déclarée à l'égard des Re-
cherches logiques de Husserl, en particulier aux réflexions de Husserl sur l'intuition
catégoriale. Or, il ne s'agit pas là de la seule et unique référence significative aux Re-
cherches logiques. Tout aussi important, bien que plus rarement mis en relief, appa-
raît le débat que Heidegger engage avec la conception husserlienne sur « l'expression
et la signification », que nous retrouvons au tout début des Recherches logiques.
Dans la première des Recherches logiques, Husserl a développé une phénoménologie
du signe, où il s'emploie, après avoir distingué le signe « indicatif » et le signe « ex-
pressif », à isoler dans le cas de ce dernier, qui est proprement le cas du signe lin-
guistique, la composante purement logique de la signification en faisant abstraction
de la fonction communicative du discours. Dans les idéalités logiques du langage,
Husserl aperçoit la possibilité d'assurer au projet phénoménologique l'appui d'une
grammaire universelle pure. De cette manière, non seulement pense-t-il échapper aux
apories du psychologisme, mais Husserl espère également éviter le problème de
l'érosion de la signification dans l'usage communicatif7. La réduction de l'expression
à la sphère logique de la signification signifie donc une mise entre parenthèses d'au-
trui et de la rhétorique de la communication. Selon Husserl, ce n'est que dans la mo-
dalité du « discours solitaire » et non dans le « discours communicatif » que la logi-
cité de la signification se laisse isoler en toute clarté8. Dans le discours communicatif,
les signes linguistiques, outre le fait qu'ils soient porteurs d'une signification, rem-
plissent une fonction d'indication du psychisme d'autrui, rôle qui cependant n'est pas
constitutif de la signification elle-même. Pour Husserl, compte tenu du fait que les
mots n'ont pas à remplir cette fonction d'indication dans le discours solitaire, puisque
nous sommes les seuls à parler et à entendre le discours d'un psychisme qui nous est
déjà familier, le nôtre, les mots sont donc littéralement réduits à leur plus simple ex-
pression, c'est-à-dire au noyau de leur signification logique. Dans le contexte d'une
grammaire universelle pure9, la communication ne joue qu'un rôle accessoire, dont
on peut faire abstraction pour thématiser l'aspect purement logique de l'expression
verbale, sans pour autant nier le fait empirique de la fonction communicative des
mots. Mais il reste que la fonction indicative de la communication ne joue ici aucun
rôle principiel.
Dès 1925, Heidegger, à l'opposé de cette conception, travaille à l'élaboration
d'un concept de discours, dans lequel la fonction indicative du langage fait corps
avec la logique de la signification, de telle manière qu'il devient impossible de les
dissocier sans abolir le sens concret de l'expression verbale. Dans le cours qu'il pro-
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GADAMER ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DU DIALOGUE
10. M. HEIDEGGER, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, GA, 20, Frankfurt a. M., Klostermann, 1979,
p. 314.
11. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, Tubingen, Max Niemeyer Verlag, 1979, p. 164-165 ; Être et Temps, trad. fr.
E. Martineau, Authentica, 1985, p. 131.
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12. Nous pensons ici, bien sûr, aux paragraphes 33 (« L'énoncé comme mode dérivé de l'exploitation ») et
surtout 35 (« Le bavardage »).
13. Il est nécessaire de préciser ici que l'analyse de la préoccupation « pratique » s'oriente, non pas sur le con-
texte de l'action au sens de la praxis, mais bien sur le contexte de l'action au sens de la poiësis, c'est-à-
dire, au sens de la production ou fabrication d'artefacts. Cette différence est capitale, lorsqu'il s'agit de dé-
terminer le sens et le rôle de la communication dans ces deux contextes différents de l'action. À ce sujet,
outre la proposition de Gadamer de considérer ici le dialogue comme mode communicationnel du contexte
de la praxis, on consultera, dans la même veine, le livre de H. ARENDT, dans lequel cette distinction joue
un rôle primordial ; Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, 1961.
14. Sein undZeit, p. 157 ; (trad, fr.), p. 127.
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GADAMER ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DU DIALOGUE
Dès 1928, il ne fait aucun doute pour Gadamer que l'ultime incarnation de la
phénoménologie du discours ne peut se réaliser que sous les traits d'une phénomé-
nologie du dialogue. Même si Gadamer conserve le cadre de l'analytique du Dasein
pour profiler sa propre analyse, il faut savoir reconnaître l'important déplacement de
la problématique par rapport à Heidegger. Pour Gadamer, seul le discours dialectique
intègre la logique de la signification et la rhétorique de la situation dans une unité vi-
vante. Cette unité vivante s'incarne dans le dialogue, tel qu'il se réalise lorsque les
partenaires discutent de la réalité des choses. Par dialogue, Gadamer entend ici, il est
vrai, une forme de discours spécifique, qu'il différencie de la causerie quotidienne et
de la dispute sophistique (Streitgespràch). Dans Être et Temps, Heidegger avait déjà
analysé, dans sa fameuse analyse du « on », la forme relâchée que prend le discours
dans le contexte de la conversation quotidienne. Dans ce type de conversation, où
l'on parle de tout et de rien, ce qui importe le plus, c'est d'être-avec-autrui, de sorte
que la chose discutée est plutôt un prétexte à la discussion qu'un thème abordé sé-
rieusement. Dans L'Éthique dialectique de Platon, Gadamer complète en quelque
15. H.-G. GADAMER, « Die Hermeneutik und die Diltheyschule », Philosophische Rundschau (1991), p. 176.
Pour une critique analogue, voir également l'essai d'autocritique de 1985, dans H.-G. GADAMER, GW, 2,
p. 9-10 ; L'Art de comprendre, p. 19.
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sorte cette analyse, en ajoutant la description de la dispute sophistique16. Pour des rai-
sons qui vont apparaître dans quelques instants, ce type de discours s'apparente, à s'y
méprendre parfois, au discours se réalisant dans le dialogue, mais en a toutefois seu-
lement l'apparence. Pour pouvoir suivre l'originalité de l'analyse de Gadamer, il faut
en comprendre dès maintenant le principe. Aussi bien dans la causerie quotidienne
que dans la dispute sophistique, le discours se met au service d'un « souci » qui n'est
pas véritablement dirigé par l'intérêt de connaissance. En effet, le discours quotidien
ne vise au fond rien de précis ; il se laisse prendre à tous les sujets et diriger par l'in-
terprétation et la compréhension communes que la langue véhicule et met d'emblée à
sa disposition. Quant au discours sophistique, c'est le souci de pouvoir paraître le
plus fort qui anime les prestations du sophiste et non pas la volonté d'entrer en dialo-
gue avec autrui. Pour Gadamer, seule la forme du discours dialectique, qui prend ex-
plicitement comme point d'orientation la chose à connaître et la parole d'autrui
comme un apport substantiel à la recherche de la vérité, peut être considérée comme
dialogue véritable. Il est d'autant plus étonnant que Heidegger ait oublié la dialecti-
que, qu'elle se révèle ici la possibilité de réalisation du souci de l'existence authenti-
que. En effet, Gadamer rappelle, en prenant Socrate et l'œuvre de Platon à témoin,
comment le souci pour la chose à connaître et la considération d'autrui à cet égard
renvoient ultimement, c'est-à-dire premièrement, au souci du Dasein pour le sens de
sa propre existence. C'est parce que le Dasein cherche à découvrir la vérité, à choisir
et à faire le bien, qu'il se met à questionner les choses sérieusement et est disposé à
écouter autrui. Ici le dialogue se présente donc comme la possibilité véritable de pou-
voir mener une vie plus éclairée.
Dans L'Éthique dialectique de Platon, ce qui intéresse Gadamer en particulier,
lorsque l'on considère l'analyse phénoménologique du discours dialectique, c'est de
mettre en relief ce qu'il nomme : « die mitweltlichen Motive der Sachlichkeit », les
« implications interrelationnelles de l'objectivité »17. En effet, le questionnement
orienté sur la recherche du vrai exige un mode spécifique d'interlocution qui impli-
que une attitude particulière des partenaires du dialogue. Celui qui questionne pour la
vérité n'a pas intérêt à échanger une opinion pour une autre, tant qu'il ne s'est pas
mis à la recherche des raisons qui parlent en faveur d'une affirmation plus qu'une
autre. C'est ainsi que s'engage une forme de discussion où les interlocuteurs sont in-
terreliés par un objectif commun : faire la lumière sur la chose visée par l'interroga-
tion. Lorsque Gadamer parle de « Sachlichkeit » du dialogue, il entend cette visée
commune des interlocuteurs qui les associe dans un même intérêt, ainsi que les attitu-
des requises correspondant à l'exigence spécifique du discours dialectique. Dans l'in-
16. Gadamer parle ici « d'usages pervertis de la parole » ; c'est la traduction que proposent F. Vatan et V. von
Schenck. L'expression allemande est « Verfallensformen des Sprechens », que nous pourrions aussi tra-
duire par « les formes décadentes de la parole ». L'analyse de Gadamer présuppose la distinction entre le
bavardage (Gerede), qui est une forme décadente du discours, et l'éristique, qui est une tout autre forme de
perversion que la naïveté du discours quotidien. On pourrait donc réserver, ce qui semble être d'ailleurs
l'intention de la traduction proposée par Vatan et von Schenck, l'expression « usages pervertis de la pa-
role » exclusivement pour qualifier l'éristique, sachant que cette forme de perversion, à la différence de
l'insouciance du Gerede, relève ici d'une pratique discursive parfaitement consciente d'elle-même. Cf.
Platos dialektische Ethik, p. 34 ; (trad, fr.), p. 82.
11. Ibid., p. 2 7 ; (trad. fr.)p. 71.
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GAD AMER ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DU DIALOGUE
térêt commun, les partenaires du dialogue sont invités à mettre de côté tous les as-
pects purement subjectifs pour se consacrer à l'étude exclusive des raisons objectives
permettant d'éclairer la chose à connaître. Non seulement le dialogue permet-il ici de
comprendre la contribution critique d'autrui, de saisir le sens productif de son inter-
vention, en tant qu'il répond de la teneur « objective » du discours, soit en y acquies-
çant ou en le contredisant, mais la constitution du discours dialectique rend aussi ma-
nifeste le pouvoir du langage lui-même. Cet aspect mérite d'être souligné, parce qu'il
permet de préciser en quel sens le discours dialectique effectue la fonction de rem-
plissement des significations. Ainsi nous rejoignons ici notre point de départ, à savoir
le rapport entre intuition et langage à l'intérieur de la processualité dialogique.
D'une manière générale, on peut distinguer deux points de vue qui se dégagent
de l'observation du discours dialectique. D'un point de vue formel, le langage se ré-
vèle un pouvoir d'appréhension conceptuelle. Contrairement à la pensée commune
qui se meut dans le langage comme un poisson dans l'eau, l'exercice dialectique fait
apparaître que le langage est plus qu'un simple médium, qu'il représente en fait un
subtil instrument pouvant être développé dans ses multiples qualités formelles. Dans
la pratique du dialogue, le langage contribue à aiguiser notre pouvoir d'analyse et de
synthèse, à percevoir l'un à travers le multiple, à pouvoir repérer l'identité à travers
les différences, à saisir la fonction productrice des questions, le sens objectif de la
contradiction comme objection, etc. De cette manière, le discours dialectique se pré-
sente comme l'apprentissage de l'articulation cohérente et conséquente du langage.
D'un commun accord, les partenaires du dialogue subordonnent l'ensemble de leurs
interventions sous l'unité de la chose visée, laquelle représente la finalité qui organise
le discours en l'unité d'une multitude de propositions et qui leur confère un sens im-
manent. Ainsi, en observant le langage à travers le jeu de l'argumentation dialectique,
on voit surgir une nouvelle compréhension du langage, plus technique, au sens grec
du terme, c'est-à-dire comme un instrument pouvant produire du sens. Comme ins-
trument, le langage peut servir toutefois plusieurs causes, ce qui le fait apparaître fi-
nalement comme un moyen redoutable, une réalité à double tranchant. Dans L'Éthi-
que dialectique de Platon, si Gadamer aborde explicitement le discours sophistique,
c'est pour rappeler non seulement le débat de la philosophie avec la sophistique, mais
pour considérer comme un réel danger le cas du discours qui produit de l'apparence,
péril contre lequel aucun discours ne peut prétendre être immunisé. Cette éventualité
doit donc être envisagée pour mettre à jour, afin de pouvoir les désamorcer, les divers
mécanismes stratégiques que peut utiliser le partenaire qui refuse d'amorcer un véri-
table dialogue, mais cherche, souvent à l'insu des autres, à s'imposer en exploitant les
artifices du langage.
D'un point de vue matériel, l'effort dialectique, loin d'être un simple exercice
d'habilité formelle, se présente d'emblée comme un essai de réappropriation critique
du langage prédonné. Pour Gadamer, le dialecticien n'est ni celui qui peut se déclarer
être d'emblée en possession de la chose, ni celui qui se montre prêt à produire ex ni-
hilo une construction théorique de la chose. S'il est un enseignement critique de la
dialectique, il repose dans l'idée que le dialecticien ne dispose pas de la chose direc-
tement, c'est-à-dire comme s'il s'agissait d'une quelconque positivité. Le point de
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CLAUDE THERIEN
départ du travail dialectique est plutôt ce qu'on dit communément de la chose. Dans
la mesure où le langage quotidien présente déjà en lui-même une première compré-
hension et interprétation du monde, c'est par la réappropriation critique de ce langage
prédonné que doit débuter l'investigation dialectique. Il n'y a pas de degré zéro de la
dialectique pensable à l'extérieur du langage. En ce sens, l'expérience dialogique est,
par nature, une expérience critique du langage dans le langage, puisqu'elle s'effectue
sur la base de ce qui a déjà été dit et qu'elle cherche à réinvestir les significations à
travers une recherche explicite du sens des choses. Si l'objectif ultime de cette expé-
rience est la vision de la chose, l'intuition de cette dernière n'est pas au début, mais
au bout de cette réappropriation critique. Et, à bien considérer la situation, c'est
même plutôt au beau milieu du dialogue que la chose réussit à revendiquer son droit
comme une réalité. Car ce que le dialogue produit, c'est un champ de visibilité à
l'intérieur duquel les traits, les contours, l'envers et l'endroit, les différents aspects de
la chose se dessinent peu à peu et constituent la texture de la réflexion dialectique.
Pour Gadamer, la réussite du dialogue se concrétise lorsque les partenaires de l'inter-
locution finissent par s'entendre sur la signification de ce qu'ils débattent. L'entente
se conclut dans l'intuition commune de Yeidos que l'on reconnaît de part et d'autre
comme la chose visée par le discours. Bref, le discours dialectique a rempli son office
lorsque la chose transparaît dans l'éclat des significations univoques.
Lorsque nous parlons du rapport entre langage et intuition, nous voulons signifier
cette production du langage au bout de laquelle le discours spécifie ce qu'il tient de
l'objet et le thématise dans l'intuition de sa visée. Il y a ici une réelle parenté entre la
dialectique et la phénoménologie, dans la mesure où le travail du langage est compa-
rable au rôle que joue l'imagination dans les variations eidétiques. Dans un cas
comme dans l'autre, soit d'un côté par le langage, soit de l'autre par l'imagination, ce
qui est en jeu, c'est de pouvoir arriver à dégager l'essence du fait. La réduction, ou
comme on voudra, l'épuration qui s'effectue ici et là est de même nature ; elle vise à
produire les bases d'une réflexion d'ordre philosophique permettant de distiller l'es-
sentiel de l'accessoire. En ce sens, « les frères ennemis », comme Gadamer aime les
nommer, montrent donc, bel et bien, un lien de parenté, qu'il serait difficile de vou-
loir nier. Le travail dialectique, qui s'incarne dans l'espace discursif du dialogue, a
donc pour finalité de tisser les mailles d'un texte à travers lequel les caractéristiques
de la chose se mettent en évidence, apparaissent, se phénoménalisent. Ici les signifi-
cations gagnent leur contenu purement logique, dans la mesure où elles se remplis-
sent du travail de détermination de la pensée sur le discours. C'est d'ailleurs la raison
pour laquelle le dialecticien, bien qu'il ne puisse faire l'économie du langage naturel,
ne peut se satisfaire de la positivité des significations que celui-ci met à sa disposi-
tion ; il doit entreprendre un travail permettant de réviser explicitement leur contenu à
travers le mouvement de la pensée qui assume l'effort critique de la raison.
On peut certes se demander si l'analyse phénoménologique de la tendance objec-
tive du discours dialectique, qui apparaît ici comme une forme très spécifique d'inter-
locution, ne risque pas d'idéaliser un modèle prototype qui n'existe en fait nulle part
et qui ne rend peut-être pas tout à fait justice au kairos de tout dialogue. Le dialogue
n'est-il pas jusqu'à un certain point une aventure non certes impossible, mais, à tout
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GADAMER ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DU DIALOGUE
le moins, incertaine, voire hasardeuse ? Qui peut prétendre connaître l'issue d'un
dialogue qui s'amorce ? D'ailleurs, même les dialogues de Socrate que Gadamer
prend ici comme point d'orientation pour illustrer l'objectivité de la dialectique, ne
finissent-ils pas la plupart du temps en queue de poisson ? Le dialogue doit-il tou-
jours se résorber dans la saisie d'une idée ? N'est-il pas aussi un événement en lui-
même, de sorte qu'il semble impossible de réduire le supplément de significations,
dont il gratifie ceux qui y participent ? Sans doute on peut à la limite se tirer d'affaire
en répondant que seul le dialogue sous sa forme « philosophique » incarne cette pos-
sibilité et illustre cette tendance. Mais notre question sera maintenant de nous de-
mander si Gadamer lui-même s'est satisfait de cette réponse.
18. H.-G. GADAMER, Wahrheit und Méthode. Grundziige einer philosophischen Hermeneutik, Tubingen, J.C.B.
Mohr, 1975, p. 520 ; L'Art de comprendre. Écrits I. Herméneutique et tradition philosophique, trad. fr. M.
Simon, Paris, Aubier, 1982, p. 96.
19. H.-G. GADAMER, Wahrheit und Méthode. Grundziige einer philosophischen Hermeneutik, Tubingen, J.C.B.
Mohr, 1975, p. 433-434 et 441 ; Vérité et Méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophi-
que, trad. fr. E. Sacre, Paris, Seuil, 1976, p. 311-312 et 320.
20. À ce sujet, on consultera les propos de Gadamer rapportés par J. GRONDIN dans son article : « Zur Kompo-
sition von "Wahrheit und Méthode" », dans Der Sinn fur Hermeneutik, Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1994, p. 20-21.
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CLAUDE THERIEN
21. Cf. H.-G. GADAMER, Kleine Schriften I, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1967, p. 26-38.
22. Cf. H.-G. GADAMER, Wahrheit und Méthode, p. 383 ; (trad, fr.), p. 254.
23. Cf. H.-G. GADAMER, Kleine Schriften I, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1967, p. 27-28.
24. Ibid., p. 28.
25. Ibid., p. 31. Cf. aussi H.-G. GADAMER, Wahrheit und Méthode, p. 415 ; (trad, fr.), p. 290.
26. H.-G. GADAMER, Kleine Schriften I, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1967, p. 31.
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GADAMER ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DU DIALOGUE
port que Gadamer va tout faire dans Vérité et Méthode pour redéfinir à partir de cette
nouvelle constellation entre poésie et historicité de la parole.
Ainsi s'explique le sens critique de l'analyse que Gadamer effectue pour réhabi-
liter la formation des concepts à partir de la langue naturelle27. Cette analyse, qui a
pour but de redonner une dignité philosophique à la métaphorique du langage quoti-
dien, cherche à montrer, contre le préjugé issu de la logique voulant que les métapho-
res ne soient que des « figures de style », comment les métaphores que nous produi-
sons, loin d'être des expressions au sens figuré, sont, au sens propre, destinées à ex-
primer un rapport de connaissance que nous établissons entre les choses du monde.
D'un point de vue herméneutique, les transferts de sens que nous accomplissons,
lorsque nous effectuons à l'aide d'une expression un parallèle entre les choses, té-
moignent du caractère poétique du langage, c'est-à-dire de sa capacité de dire le
monde, tel qu'il nous est donné à percevoir dans la particularité des situations où
nous le rencontrons. Lorsque Gadamer parle de « métaphorique » du langage, il ne
pense pas à la création réfléchie de métaphores individuelles, mais il vise cette méta-
phorique généralisée de la langue, laquelle permet d'articuler notre expérience du
monde dans de multiples et différents rapports de signification. Pour notre probléma-
tique, il est important de remarquer que le procès de signification implique ici que les
mots portent à l'expression l'intuition singulière de la chose et notre rapport à elle.
Cet aspect est déterminant pour l'herméneutique de Gadamer, parce qu'il s'agit de
penser le langage dans l'historicité de son pouvoir d'expression d'intuition originaire.
Ce qui veut dire qu'il est question de saisir comment le langage arrive à dire la chose
dans les limites de notre pouvoir d'exprimer. C'est cette question de l'historicité de
notre pouvoir d'expression qui finit par pousser Gadamer à considérer le rôle de
« l'occasionnante de la parole » comme un moment principiel de notre expérience de
la dicibilité du monde28. D'où, en bout de ligne, cette analyse difficile, mais combien
décisive pour l'herméneutique, de la structure « spéculative » du mot, que nous re-
trouvons dans la dernière partie de Vérité et Méthode.
C'est justement à partir de cette analyse que se laisse comprendre « l'autre dia-
lectique du mot », que Gadamer oppose à la conception platonicienne de la dialecti-
que. Pour mesurer ici la distance parcourue entre L'Éthique dialectique de Platon et
Vérité et Méthode, en ce qui concerne l'appréciation de la dialectique platonicienne,
il n'y a peut-être rien de plus significatif que cette affirmation provocatrice de Gada-
mer, stupéfiante de la part d'un platonicien, dans Vérité et Méthode, selon laquelle la
dialectique platonicienne est elle-même tenue responsable de « l'oubli du langage »
dans l'histoire occidentale de la raison29. Bref, à l'opposé du Platonbuch, il est radi-
calement impossible ici de pouvoir considérer cette dialectique comme modèle per-
27. Cf. H.-G. GADAMER, Wahrheit und Méthode, p. 404 ; (trad, fr.), p. 279.
28. Cf. Ibid., p. 434 ; (trad, fr.), p. 312.
29. Gadamer écrit ceci : « On doit ainsi formuler comme résultat que la découverte des idées par Platon a re-
couvert encore plus profondément l'essence propre du langage que ne l'ont fait les théoriciens sophistes,
qui développèrent leur propre art en usant et mésusant du langage » (nous traduisons) ; cf. Wahrheit und
Méthode, p. 385, voir également le passage significatif de la p. 395 ; (trad, fr.), p. 257 et, pour le passage,
p. 268.
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CLAUDE THERIEN
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