Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Tourrette 2017 PUDEUR DE LA LANGUE FRANÇAISE PDF
Tourrette 2017 PUDEUR DE LA LANGUE FRANÇAISE PDF
Éric Tourrette
Le Seuil | « Poétique »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
ISSN 1245-1274
ISBN 9782021340624
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
https://www.cairn.info/revue-poetique-2017-1-page-83.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
Le mot et la personne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
Car le langage suit d’ordinaire la disposition des esprits ; & chaque nation a toûjours
parlé selon son genie. […] Il faut donc que les François, qui sont naturellement brus-
ques, & qui ont beaucoup de vivacité & de feu, ayent un langage court & animé,
qui n’ait rien de languissant 1.
Ce n’est pas la langue qui modèle l’âme nationale, c’est l’âme nationale qui informe
la langue, explique Bouhours. Nous parlons une langue qui nous ressemble : ce que
nous disons par le langage, c’est d’abord notre nature propre. Quoi que dénote
l’énoncé, il connote toujours l’énonciateur. Le Français étant supposé plus sobre ou
moins enclin à l’hyperbole ou à la métaphore que l’Espagnol ou l’Italien, il s’exprimera
naturellement dans une langue plus retenue, où la brièveté est reine 2. Tout fait de
langue transpose donc lisiblement un trait de personnalité. Notre lexique comme
notre syntaxe fonctionnent comme des métaphores de nous-mêmes. La langue est
homogène parce que le peuple est homogène. Dans une saisie étroitement téléo-
logique, Bouhours étend ainsi un moment historiquement déterminé des concep-
tions esthétiques – ce que la tradition appelle le classicisme 3 – aux dimensions de
1. Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugene [1671], 4e éd., Paris, Sébastien Mabre-
Cramoisy, 1673, p. 78-79. Cf. : « cét air facile, naturel, & raisonnable, qui est le caractere de nostre nation,
& comme l’ame de nostre langue » (ibid., p. 158).
2. Selon Gilles Declercq, « les vertus de la langue française sont définies comme rétention face aux excès
des langues espagnole et italienne », ce qui traduirait une « esthétique de la pudeur » (« Usage et Bel Usage :
L’éloge de la langue dans Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène du Père Bouhours », Littératures classiques,
n° 28, 1996, p. 118-119).
3. Par exemple : « ces formes ornées ont été progressivement atténuées et modérées jusqu’à donner
naissance au style classique » (Leo Spitzer, Etudes de style, trad. fr., Paris, Gallimard, « Tel », 1970, p. 311) ;
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
langue des années 1660-1670, c’est enfin la vraie langue, s’extrayant triomphalement
de la larve informe qui la préparait et la niait du même mouvement : dès lors, ce
que nous disons fusionne idéalement avec ce que nous sommes.
Une difficulté conceptuelle surgit pourtant. Ne serait-il pas imprudent, sous la
plume d’un prêtre soucieux de morale, d’admettre sans réticence que la pudeur obser-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
« l’art de la maxime apparaît pour de nombreux auteurs comme la parfaite manifestation d’un classicisme
porté à la litote » (Alain Montandon, Les Formes brèves, Paris, Hachette, 1992, p. 34) ; « le style classique
est un art de la litote » (Jean Rohou, Le Classicisme, Paris, Hachette, 1996, p. 104)…
Euphémisme ou périphrase ?
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
masques : « une figure par laquelle on déguise des idées désagréables, odieuses, ou
tristes, sous des noms qui ne sont point les noms propres de ces idées 2 ». L’euphémisme
est donc la trace en creux d’un indésirable de la langue ; une béance circonvenue
signale l’action sourde de tout ce qui indispose, de la sexualité à la violence, ou de
la bassesse sociale à la trivialité matérielle ; l’euphémisme moule ainsi le référent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
1. Jacqueline Picoche date le mot du xviiie siècle : Dictionnaire étymologique du français, Paris, Le
Robert, 1994, p. 226.
2. Du Marsais, Des tropes [1730], Paris, Manucius, 2011, p. 101.
3. Voir par exemple Anna Jaubert, « Dire et plus ou moins dire : analyse pragmatique de l’euphémisme
et de la litote », Langue française, n° 160, 2008, p. 105-116.
4. Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler, 3e éd., Paris, André Pralard, 1688, p. 135.
5. Gérard Genette définit la figure comme un « intervalle variable, souvent imperceptible, mais toujours
actif, entre la lettre et l’esprit » (Figures I, Paris, Seuil, « Points », 1966, p. 107).
6. Du Marsais, Des tropes, op. cit., p. 105.
fonction d’occulter partiellement le référent, qui doit rester identifiable pour ne pas
bloquer la communication, mais ne doit pas laisser d’impression désagréable dans
l’esprit du récepteur, par un excès de transparence ou de crudité ; la stylistique est
ici indissociable d’une psychologie.
Trente-cinq ans plus tôt, l’abbé de Bellegarde, dans la longue et fine remarque
qu’il consacre à la question 1, tenait précisément le même discours : « l’adresse
d’un Auteur paroît merveilleusement dans les periphrases ingenieuses dont il se sert
pour envelopper de certaines choses ». Il suivait par ailleurs Lamy : « il faut se servir
de détours & de periphrases ». Sous sa plume, le malaise que suscite une impression
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
mentale trop vive est assimilé tantôt à une souillure, tantôt à une blessure, comme
l’indique le titre même de la remarque : « de certaines choses, qui pourroient blesser,
ou salir l’imagination ». Plus généralement, Bellegarde évoque une trace douloureu-
sement inscrite dans la matière meuble de la pensée : sa crainte est de « laiss[er] de
mauvaises impressions dans l’esprit ». Techniquement, la périphrase peut s’appuyer
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
sur les relations métonymiques entre un référent et ses attributs, l’accident désignant
alors la substance, un peu comme dans le jeu mondain de l’énigme : « on désigne
les choses par certaines circonstances, & par les qualitez qui leur sont propres ».
La description linguistique du mécanisme suppose encore une syntaxe spécifique,
qu’on devine obstinément négative : « un de ces termes infâmes que les honnêtes
gens n’osent prononcer ». Parfois, l’euphémisme reste limité linéairement à un seul
substantif : « les termes, de maîtresse, de coquette, de galante, […] adoucissent en
quelque manière l’idée d’impudence ». Mais le plus souvent, la longueur du syntagme
traduit matériellement les volutes de l’enveloppe, au risque du ridicule : « ma
naissance a des circonstances qui pouvoient donner mille scrupules à des personnes
délicates : en parlant d’un Bastard ». En particulier, les propositions relatives substan-
tives – que certains grammairiens appellent précisément périphrastiques – expriment
la suavité de l’érotisme qui voile et dévoile du même mouvement telle partie du
corps, que le discours ne nomme pas mais que l’imagination peut entrevoir : « Que
ce qu’un usage modeste, / Dérobe d’ordinaire aux yeux. » C’est un prêtre, là encore,
qui écrit : l’indicible, à ses yeux, c’est d’abord la sexualité et, par métonymie, le
corps qui en est le moyen. Dire l’organe érogène, c’est déjà y penser ; y penser,
c’est déjà commettre une faute, comme si l’on parlait avec les mains, comme si les
mots pouvaient caresser, comme si l’impalpable se faisait tangible ; le discours est
alors coupable par son efficacité même ; la transparence traduit une complaisance.
Ici, contrairement à des représentations courantes, c’est la courbure qui est saine et
la ligne droite qui est dévoyée.
1. Abbé de Bellegarde, Reflexions sur l’ élegance et la politesse du stile, Paris, André Pralard, 1695, p. 271-274.
Le constat d’un décalage entre des mœurs obstinément coupables et une langue
miraculeusement épurée prend typiquement la forme de la concession, indice
grammatical d’une sourde incompatibilité, ou au moins d’une tension entre deux
propositions dont l’une semblerait devoir, en bonne logique, exclure l’autre. Sur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
ce point, les discours respectifs de Bouhours et de Bellegarde s’avèrent remarqua-
blement homogènes, voire quasi identiques. Bouhours explique :
Quoy-que nos mœurs ne soient peut-estre pas plus pures que celles de nos voisins,
nostre langue est beaucoup plus chaste que les leurs, à prendre ce mot dans sa propre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
signification ; elle rejette non seulement toutes les expressions qui blessent la pudeur,
& qui salissent tant soit peu l’imagination, mais encore celles qui peuvent estre mal
interpretées ; sa pureté va jusques au scrupule, comme celle des personnes qui ont
la conscience tendre, & ausquelles l’ombre mesme du mal fait horreur ; de sorte
qu’un mot cesse d’estre du bel usage, & devient barbare parmi nous, dés qu’on luy
peut donner un mauvais sens. L’Italien & l’Espagnol n’ont garde d’estre si severes,
ni si scrupuleux 1.
Et Bellegarde note :
La Langue françoise est la plus modeste de toutes les Langues : si nos mœurs sont
aussi corrompuës que celles des autres Peuples au moins nôtre langue a une retenuë
que les autres n’ont pas. Non seulement elle n’use pas de ces expressions libres qui
pourroient salir l’imagination ; sa délicatesse va en cela jusqu’au scrupule, elle rebute
toutes les équivoques à qui l’on pouroit donner un sens tant soit peu malhonnête 2.
On sait que Bouhours et Bellegarde étaient des amis personnels ; chacun d’eux
avait la plus vive admiration pour les écrits de l’autre ; il est donc probable que les
formules de Bouhours ont directement influencé celles de Bellegarde. Mais quelque
chose de plus profond qu’un simple souvenir intertextuel se joue ici : Bouhours
et Bellegarde partagent manifestement la même représentation de la langue, qu’ils
peinent à dissocier de sa réalité objective. Ils prétendent parler de la langue alors
que de toute évidence ils ne font que décrire un idéal ou une tendance : un « bel
usage » virtuel 3. D’aucuns, donc, se récrieront : il serait facile de soutenir qu’aucune
langue n’est vraiment plus pudique qu’une autre, et que seuls les discours effectifs
peuvent montrer de telles variations, indépendamment de la teneur propre du
système. Une typologie des langues fondée sur un tel critère serait alors condamnée
à l’impuissance. De même qu’on dit parfois que le français n’est pas une langue
intrinsèquement plus claire que d’autres, mais que les auteurs français montrent
un goût particulier pour la clarté 1, de même il est tentant d’inverser le discours de
Bouhours et Bellegarde en suggérant que les Français sont peut-être plus pudiques
que la langue qu’ils parlent. Après tout, un Sade, cent ans plus tard, trouvera dans
le lexique établi tous les mots dont il aura besoin pour dire la trivialité absolue.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
La prétendue pudeur structurelle de la langue, ce serait simplement la pudeur
du Grand Siècle : une mode passagère, rien de plus. La crudité assumée est une
faute de goût ou une impolitesse, dira-t-on, plutôt qu’une agrammaticalité ou un
barbarisme : ce que le « bel usage » savamment moralisé est censé exclure, la réalité
du lexique l’accueille bel et bien. Les mots existent même quand on s’abstient de les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
1. Henri Meschonnic explique : « la clarté n’est pas dans la langue, mais dans le discours » (De la langue
française : essai sur une clarté obscure, Paris, Hachette, 1997, p. 178). Cf. Harald Weinrich, qui estime que
« la vraie clarté française » est « la clarté des Français » et non celle d’une langue (Conscience linguistique et
lectures littéraires, trad. fr., Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1989, p. 235).
2. Selon Henri Meschonnic, le génie « se donn[e] pour une histoire vraie », alors que « c’est une
construction, une représentation, non une nature » (De la langue française : essai sur une clarté obscure,
op. cit., p. 9). Etudiant la même notion, Marc Fumaroli se montre plus radical : « un lieu commun peut
être apparenté à un mythe » (Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1994, p. 214).
3. Gilles Siouffi invite à « considérer les fondements imaginaires de la description linguistique comme
ne pouvant, et ne devant pas faire l’objet d’une discrimination d’avec ce qui conditionne la validité de ce
discours en tant que discours scientifique » (Le Génie de la langue française : études sur les structures imaginaires
de la description linguistique à l’ âge classique, Paris, Champion, 2010, p. 23).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
pas non plus pleinement se concevoir, ce qui ouvrirait la porte à un réel progrès
des mœurs ? En tout état de cause, il semble acquis que la supériorité de la nation
française à l’égard des autres nations européennes est liée à cette vigilance de son
idiome ; à défaut d’être plus vertueux, les Français sont supposés plus fréquentables
puisqu’ils offensent moins les oreilles.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
On peut penser que l’approche de Bouhours est plus lexicale, et celle de Bellegarde
plus rhétorique : une « expression » coupable (Bouhours) est en soi un fait de langue,
impersonnel, qui suppose moins de volonté individuelle qu’une « équivoque »
(Bellegarde), fait de discours assumé par un individu donné. Mais dans les deux
cas, les autres langues romanes forment l’arrière-plan terne sur lequel se détache la
majesté du français ; pécher contre la pudeur, c’est donc enfreindre les exigences
propres du système, c’est une faute linguistique autant que morale ; la langue nous
incite à cultiver la discrétion, et nager à contre-courant traduit la volonté coupable
de se démarquer, joignant ainsi une forme d’orgueil à la licence ; l’idéal du style,
on le sait bien, c’est alors l’invisibilité de la personne, et non son spectacle triom-
phant 1 ; le moi est haïssable jusque dans l’art de la plume. On n’est pas libre de
jouer comme on l’entend avec les procédés stylistiques : certaines figures seraient
appelées par la langue, d’autres y seraient indésirables, comme si la rhétorique était
une subdivision de la grammaire et non une discipline parallèle, virtuellement
universelle. Or, bien écrire, c’est finalement laisser parler la langue, dans un rêve
d’effacement de l’énonciateur.
Comment comprendre, alors, le présent qu’utilisent les deux auteurs ? Où tracer
la frontière entre la description d’un état de fait et la prescription d’un idéal ? La
neutralité apparente de l’indicatif n’est peut-être que le substitut poli – l’euphé-
misme, précisément – d’un impératif qui n’ose avancer que masqué. Bouhours
explique ainsi qu’« un mot cesse d’estre du bel usage » pour laisser entendre que les
choses sont censées se passer ainsi, si l’éthique de la langue est respectée. Le « bel
usage » – faut-il le rappeler ? – n’a jamais été une réalité autonome, effectivement
observable : c’est un rêve qu’on feint de repérer pour mieux le postuler, et qui prend
surtout la forme d’un lexique parfait, impossible, implacablement restrictif, fermé
à toute variation.
On pourrait croire que Bouhours et Bellegarde exaltent sans nuances cette tendance
nationale, mais ils ont en commun, paradoxalement, d’en souligner le caractère
1. Gilles Declercq l’a bien vu : « chez Bouhours, le style n’est pas marque formelle d’un souci de se
distinguer, mais au contraire effacement de toute trace distinctive » (art. cité, p. 119).
hyperbolique ; plus subtils qu’il n’y paraît, ils semblent suggérer discrètement qu’il
y a peut-être là un excès déraisonnable. Après tout, dans les deux textes, le mot de
« scrupule » peut être pris en mauvaise part, et la formule « aller jusqu’à » confirme ce
sème ; exclure toute équivoque potentiellement litigieuse au plan moral, si peu que
ce soit, est un projet pour le moins radical, et bien entendu impossible ; chacun sait
quel degré de ridicule le purisme a pu atteindre en traquant telle syllabe supposée
litigieuse au sein des mots ; et avoir peur de « l’ombre mesme du mal », comme dit
Bouhours, traduit en quelque sorte une réceptivité particulière à la faute, ou une
lucidité secrètement coupable. On se souvient de l’interminable débat sur le fameux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
le… de L’Ecole des femmes, où chacun pouvait projeter ses propres fantasmes, les
plus choqués étant finalement les plus pervers 1. Avoir « la conscience tendre », pour
reprendre la formule de Bouhours, c’est se montrer intransigeant parce qu’on se
sait, au fond de soi, vulnérable. La langue est clairement personnifiée – Bouhours
note qu’« elle rejette », Bellegarde qu’« elle rebute » – et l’on peut se demander si sa
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
Le temps et l’espace
Vivons-nous mieux que nos voisins ou nos ancêtres ? Rien n’est moins sûr.
Parlons-nous mieux qu’eux ? Assurément. Le raisonnement, ici et là, est toujours le
même. Un langage moins brutal, c’est peu de chose en soi au regard du mode de vie
1. On connaît l’argument ingénieux, quoique de mauvaise foi, que formule Uranie : « [Agnès] ne dit
pas un mot qui ne soit fort honnête ; et si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui
faites l’ordure, et non pas elle » (La Critique de L’Ecole des femmes, scène 3). Voir Eric Tourrette, « Agnès et
le… », La Voix du regard, n° 20, 2007-2008, p. 81-86.
2. Saint-Evremond, Œuvres meslées, Paris, Claude Barbin, 1692, 4e t., p. 250-251.
effectif, mais c’est mieux que rien. Saint-Evremond semble bel et bien cautionner
ici une part d’hypocrisie dans le jeu social : « sauver les apparences », « se parer des
dehors de la vertu », c’est travestir le vice latent. Mais c’est peut-être aussi le signe
que les locuteurs sont effectivement devenus moins tolérants, et donc peut-être
plus « chastes », au même titre que les mots qu’ils emploient : observer que « cette
licence n’est plus supportée », c’est laisser entendre que l’exigence morale se fait
plus stricte et que l’étalage des mauvaises pensées indispose davantage. Percevoir
une parole comme insupportable, ce n’est pas simplement la condamner au nom
d’idéaux éthiques ou esthétiques : c’est lui associer une douleur de l’âme. La surveil-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
lance lexicale est alors le moyen d’un vaste refoulement collectif, et les crudités du
roman libertin signaleront, plus tard, le retour spectaculaire et libérateur du refoulé :
plus on contient un mouvement, plus il gagne en force souterraine, jusqu’à l’iné-
vitable explosion. L’inhibition, pour l’heure, n’est pas seulement intégrée : elle est
activement recherchée, elle est exigée à tout instant. La parole « trop libre », selon
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
Echos modernes
Peut-être sera-t-on spontanément tenté de croire que ce débat sur une prétendue
pudeur de la langue française appartient en propre à l’âge classique, et que les
grammairiens modernes ont su renoncer à de tels fantasmes pour décrire scienti-
fiquement la réalité des pratiques. La coupure épistémologique que symbolise la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
linguistique saussurienne est si forte à nos yeux qu’elle occulte souvent le poids et
l’influence d’une certaine tradition normative à laquelle bien des Français restent
attachés. Albert Dauzat ne tient plus le même discours que Bouhours, il en inverse
même le propos ; mais il raisonne toujours dans les mêmes termes ; s’il n’apporte
pas la même réponse, il s’obstine à poser la même question :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
Sur ce point, comme sur tant d’autres, un relâchement s’est opéré dans les mœurs
familiales depuis 1914 : il est grand temps de remonter la pente, pour empêcher notre
langue de tomber dans la grossièreté. Le français n’est d’ailleurs pas une langue de
pruderie. A cet égard, s’il est un peu plus exigeant que les langues méridionales, il
reste en deçà de l’anglais et ne répugne point, par exemple, à appeler par son nom une
cuisse ou un pantalon. Mais il demeure très sensible à certaines images choquantes,
qu’il se refuse à évoquer directement, et qu’il exprime en les suggérant par sous-
entendu, par périphrase ou par figure 1.
1. Albert Dauzat, Le Génie de la langue française, nouvelle éd., Paris, Payot, 1947, p. 108-109.
au xviie siècle, tant cette langue était alors mal connue. La position du français, sur
l’échelle de la pudeur, est désormais médiane : il n’est plus au sommet, ce qui veut
dire aussi qu’il apparaît comme moins ridicule car moins radical dans ses refus.
C’est l’anglais qui, semble-t-il, « va jusques au scrupule », quand le français sait rester
modéré en toutes choses : il ne serait ni trop libre ni trop réservé et saurait trouver
le juste milieu. La langue louvoie habilement entre Charybde et Scylla, entre la
pudibonderie et la pornographie : elle est structurellement érotique, et en retire une
élégance toute particulière.
Dire que « le français n’est pas une langue de pruderie » et qu’il « ne répugne point
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
à appeler par son nom une cuisse » peut apparaître, en première lecture, comme un
désaveu explicite, sous le régime de la négation polémique, des discours classiques :
mais on voit bien qu’au fond le système de référence ou le mode de pensée reste
le même. Les uns et les autres admettent au préalable, d’une même voix, que la
« pruderie » et la « grossièreté » s’observent dans la structure même des langues – en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
tout cas dans leurs lexiques respectifs – et non dans les choix individuels des usagers.
Dauzat n’a nullement renoncé à l’idée rêveuse et absurde selon laquelle la pudeur
imprègne une langue avant d’imprégner des discours 1. Il continue à mettre en
parallèle la langue et les mœurs, dans le cadre d’une conception étroitement morale
de la grammaire, et estime que les deux domaines tendent dangereusement à se
rapprocher : qu’on le veuille ou non, les mœurs se relâchent, il faut donc tâcher de
préserver au moins la pureté de la langue, c’est-à-dire précisément ce décalage dont
s’étonnaient les auteurs classiques. A défaut de bien vivre, essayons de bien parler.
L’euphémisme n’est pas un choix stylistique : c’est une contrainte linguistique.
Y renoncer, ce serait couper les ponts avec l’authenticité du génie.
Conclusion
Ce que montre ce bref parcours textuel, c’est qu’hier comme aujourd’hui les
grammairiens présentent une simple figure comme exigée par le système : la grammaire
oriente nettement le style, au lieu de l’encadrer librement. C’est aussi une difficulté
partagée à dissocier nettement la langue et la parole, et donc une tendance à projeter
sur celle-là les caractéristiques observables de celle-ci, par un mouvement logique
qui tient à la fois de l’induction et de l’idéalisation. L’abstraction de la langue serait
directement accessible dans la teneur des discours réalisés. La pudeur, alors, est plus
qu’une valeur morale : c’est une norme linguistique. Parler pleinement français, ce
serait intégrer à la fois les structures objectives du lexique et les vertus qu’il est censé
1. Henri Meschonnic explique : « Bien sûr, ce n’est pas la langue qui peut tomber dans la grossièreté.
C’est seulement le discours » (De la langue française : essai sur une clarté obscure, op. cit., p. 140, souligné
par l’auteur). Et même, plus radicalement : « la langue n’existe pas hors des discours » (ibid., p. 89), au sens
où elle est une pure abstraction dont seules les réalisations pratiques sont observables.
connoter – ou qu’on espère qu’il connote. Tout écart serait ainsi une faute, à tous les
sens du terme : le barbarisme et l’indécence se confondent empiriquement. Si l’on
entend moraliser la langue, c’est bien pour que cette dernière informe, en retour,
la pensée. Contenir les mots pour affiner les mœurs, c’est parier sur l’élégance, ce
qui n’est pas illégitime en soi. Superposer la langue idéale à la langue réelle, c’est
une façon comme une autre de peser activement sur le réel au lieu de le recevoir tel
qu’il est. D’une plume à l’autre, ce discours tenace peut surprendre par sa candeur
tout comme il peut séduire par sa dignité.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil
Université Jean-Moulin – Lyon-3
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.29.29 - 23/03/2018 15h25. © Le Seuil