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PUDEUR DE LA LANGUE FRANÇAISE

Éric Tourrette

Le Seuil | « Poétique »

2017/1 n° 181 | pages 83 à 94

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ISBN 9782021340624
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Pour citer cet article :


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Éric Tourrette, « Pudeur de la langue française », Poétique 2017/1 (n° 181),
p. 83-94.
DOI 10.3917/poeti.181.0083
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Eric Tourrette
Pudeur de la langue française

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Le mot et la personne
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A en croire Bouhours, les relations entre le génie d’une langue et le caractère


d’une nation semblent parfaitement transparentes, celui-là incarnant les principaux
traits de celui-ci :

Car le langage suit d’ordinaire la disposition des esprits ; & chaque nation a toûjours
parlé selon son genie. […] Il faut donc que les François, qui sont naturellement brus-
ques, & qui ont beaucoup de vivacité & de feu, ayent un langage court & animé,
qui n’ait rien de languissant 1.

Ce n’est pas la langue qui modèle l’âme nationale, c’est l’âme nationale qui informe
la langue, explique Bouhours. Nous parlons une langue qui nous ressemble : ce que
nous disons par le langage, c’est d’abord notre nature propre. Quoi que dénote
l’énoncé, il connote toujours l’énonciateur. Le Français étant supposé plus sobre ou
moins enclin à l’hyperbole ou à la métaphore que l’Espagnol ou l’Italien, il s’exprimera
naturellement dans une langue plus retenue, où la brièveté est reine 2. Tout fait de
langue transpose donc lisiblement un trait de personnalité. Notre lexique comme
notre syntaxe fonctionnent comme des métaphores de nous-mêmes. La langue est
homogène parce que le peuple est homogène. Dans une saisie étroitement téléo-
logique, Bouhours étend ainsi un moment historiquement déterminé des concep-
tions esthétiques – ce que la tradition appelle le classicisme 3 – aux dimensions de

1. Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugene [1671], 4e éd., Paris, Sébastien Mabre-
Cramoisy, 1673, p. 78-79. Cf. : « cét air facile, naturel, & raisonnable, qui est le caractere de nostre nation,
& comme l’ame de nostre langue » (ibid., p. 158).
2. Selon Gilles Declercq, « les vertus de la langue française sont définies comme rétention face aux excès
des langues espagnole et italienne », ce qui traduirait une « esthétique de la pudeur » (« Usage et Bel Usage :
L’éloge de la langue dans Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène du Père Bouhours », Littératures classiques,
n° 28, 1996, p. 118-119).
3. Par exemple : « ces formes ornées ont été progressivement atténuées et modérées jusqu’à donner
naissance au style classique » (Leo Spitzer, Etudes de style, trad. fr., Paris, Gallimard, « Tel », 1970, p. 311) ;

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la permanence : l’histoire de la langue lui aurait permis de coïncider de plus en


plus intimement avec son essence profonde, d’abord longtemps malmenée puis
pleinement assumée, avant d’être éventuellement reniée dans le cadre tragique d’une
décadence. Les Français ont toujours été sobres au fond d’eux-mêmes, mais n’en
ont pas toujours eu clairement conscience, aveuglés et contaminés qu’ils étaient par
la mode du mauvais goût venu des pays voisins, et il aura fallu attendre le règne
de Louis le Grand pour que se réalisent enfin les virtualités d’un peuple et d’une
langue : la langue fait plus que progresser, elle s’accomplit, elle devient elle-même,
elle atteint progressivement une pleine existence après une longue immaturité. La

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langue des années 1660-1670, c’est enfin la vraie langue, s’extrayant triomphalement
de la larve informe qui la préparait et la niait du même mouvement : dès lors, ce
que nous disons fusionne idéalement avec ce que nous sommes.
Une difficulté conceptuelle surgit pourtant. Ne serait-il pas imprudent, sous la
plume d’un prêtre soucieux de morale, d’admettre sans réticence que la pudeur obser-
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vable dans le système de la langue transpose la réalité de nos mœurs ? Le français


est une langue merveilleusement réservée, semble-t-il : mais le Français n’est-il pas
toujours suspect d’un rien d’indécence ? Laisser entendre que la langue est sobre
parce que nous le sommes, ce serait confondre l’idéal et les faits, et flatter d’éven-
tuels penchants coupables en leur donnant une caution morale indue. Si Bouhours
peut admirer le perfectionnement de la langue, il hésite donc à en déduire une
amélioration des mœurs, comme si, soudain, le rapport entre les deux notions se
brouillait ou se faisait opaque. Il est du devoir de Bouhours de nous rappeler que
nous pensons et vivons peut-être toujours aussi mal, alors même que nous parlons
mieux, faute de quoi il nous inciterait implicitement à penser et à vivre encore plus
mal, en toute bonne conscience. Le discours moral est inévitablement contraint sur
ce point crucial : il faut toujours protester, de peur d’encourager. Un moraliste peine
à concevoir cette téléologie qui s’impose comme une évidence pour les questions
linguistiques : la langue s’affine pour se réaliser, mais l’homme semble obstinément
incorrigible, ou en tout cas on se sent tenu de rappeler régulièrement qu’il est
coupable. Et célébrer ouvertement la vertu des Français, ce serait la démentir par le
fait même de la dire : ce serait inévitablement afficher un orgueil coupable. Quand
bien même les Français seraient réellement pudiques, un auteur français se garderait
bien de le dire, pour ne pas substituer un vice à un autre. Après tout, les choses sont
donc peut-être moins claires qu’il n’y semblait de prime abord : l’idiome national
est peut-être plus abouti que le caractère de ceux qui le parlent, et un décalage se
creuse inopinément entre deux réalités qui semblaient indissociables. Nous parlons
peut-être mieux que nous ne vivons, nous ne sommes peut-être pas à la hauteur des
mots que nous employons.

« l’art de la maxime apparaît pour de nombreux auteurs comme la parfaite manifestation d’un classicisme
porté à la litote » (Alain Montandon, Les Formes brèves, Paris, Hachette, 1992, p. 34) ; « le style classique
est un art de la litote » (Jean Rohou, Le Classicisme, Paris, Hachette, 1996, p. 104)…

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Euphémisme ou périphrase ?

La question de l’euphémisme est, dans les textes, ce point décisif où la diver-


gence se manifeste. Le mot même euphémisme ne fait pourtant pas encore partie du
métalangage admis au xviie siècle : c’est apparemment Du Marsais qui le popula-
risera en 1730 1. Il définit alors la figure comme un travestissement ou un jeu de

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masques : « une figure par laquelle on déguise des idées désagréables, odieuses, ou
tristes, sous des noms qui ne sont point les noms propres de ces idées 2 ». L’euphémisme
est donc la trace en creux d’un indésirable de la langue ; une béance circonvenue
signale l’action sourde de tout ce qui indispose, de la sexualité à la violence, ou de
la bassesse sociale à la trivialité matérielle ; l’euphémisme moule ainsi le référent
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discrédité pour mieux l’écarter ; il moralise la parole en refusant de dire un supposé


indicible. Si les linguistes modernes s’efforcent de distinguer entre l’euphémisme
et la litote 3, les grammairiens et rhéteurs classiques raisonnent plutôt en termes de
périphrase. Ils assimilent, ce faisant, un procédé formel et l’une de ses exploitations
sémantiques, ce qui peut aujourd’hui nous sembler étrangement réducteur : dire
« le plus grand Roi de l’Univers » pour désigner Louis XIV, c’est assurément faire
une périphrase qui n’a rien d’un euphémisme. L’une des deux figures est affaire
de nombre de mots, au sein de la linéarité du signifiant, alors que l’autre altère
un signifié indépendamment du volume physiquement réalisé : les deux procédés
peuvent parfaitement se rejoindre et se soutenir mutuellement, mais ils ne coïncident
pas pour autant, puisque l’un est fondamentalement un moyen au service de fins
variées et l’autre une fin réalisable par divers moyens. Sous la plume de Lamy, l’assi-
milation est transparente : « la Periphrase est un détour que l’on prend pour éviter
de certains mots qui ont des idées choquantes 4 ». Le détour est un écart angulaire,
mesurable, entre deux discours dont l’un sert de point de repère neutre et dont l’autre
apparaît comme figuré ; il renvoie à une conception proprement spatiale de la figure,
qui imprègne encore fortement un Gérard Genette 5 ; on y retrouve indirectement
le sème géométrique de périphrase ou circonlocution. Du Marsais, plus subtil ou
plus précis, fait de la périphrase l’une des formes possibles de l’effet euphémisant :
« on peut encore rapporter à l’euphémisme ces périphrases ou circonlocutions dont
un orateur délicat enveloppe habilement une idée 6 ». Envelopper, c’est désigner en
dissimulant, dire sans dire, dans un acte foncièrement paradoxal ; le signifiant a pour

1. Jacqueline Picoche date le mot du xviiie  siècle : Dictionnaire étymologique du français, Paris, Le
Robert, 1994, p. 226.
2. Du Marsais, Des tropes [1730], Paris, Manucius, 2011, p. 101.
3. Voir par exemple Anna Jaubert, « Dire et plus ou moins dire : analyse pragmatique de l’euphémisme
et de la litote », Langue française, n° 160, 2008, p. 105-116.
4. Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler, 3e éd., Paris, André Pralard, 1688, p. 135.
5. Gérard Genette définit la figure comme un « intervalle variable, souvent imperceptible, mais toujours
actif, entre la lettre et l’esprit » (Figures I, Paris, Seuil, « Points », 1966, p. 107).
6. Du Marsais, Des tropes, op. cit., p. 105.

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fonction d’occulter partiellement le référent, qui doit rester identifiable pour ne pas
bloquer la communication, mais ne doit pas laisser d’impression désagréable dans
l’esprit du récepteur, par un excès de transparence ou de crudité ; la stylistique est
ici indissociable d’une psychologie.
Trente-cinq ans plus tôt, l’abbé de Bellegarde, dans la longue et fine remarque
qu’il consacre à la question 1, tenait précisément le même discours : « l’adresse
d’un Auteur paroît merveilleusement dans les periphrases ingenieuses dont il se sert
pour envelopper de certaines choses ». Il suivait par ailleurs Lamy : « il faut se servir
de détours & de periphrases ». Sous sa plume, le malaise que suscite une impression

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mentale trop vive est assimilé tantôt à une souillure, tantôt à une blessure, comme
l’indique le titre même de la remarque : « de certaines choses, qui pourroient blesser,
ou salir l’imagination ». Plus généralement, Bellegarde évoque une trace douloureu-
sement inscrite dans la matière meuble de la pensée : sa crainte est de « laiss[er] de
mauvaises impressions dans l’esprit ». Techniquement, la périphrase peut s’appuyer
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sur les relations métonymiques entre un référent et ses attributs, l’accident désignant
alors la substance, un peu comme dans le jeu mondain de l’énigme : « on désigne
les choses par certaines circonstances, & par les qualitez qui leur sont propres ».
La description linguistique du mécanisme suppose encore une syntaxe spécifique,
qu’on devine obstinément négative : « un de ces termes infâmes que les honnêtes
gens n’osent prononcer ». Parfois, l’euphémisme reste limité linéairement à un seul
substantif : « les termes, de maîtresse, de coquette, de galante, […] adoucissent en
quelque manière l’idée d’impudence ». Mais le plus souvent, la longueur du syntagme
traduit matériellement les volutes de l’enveloppe, au risque du ridicule : « ma
naissance a des circonstances qui pouvoient donner mille scrupules à des personnes
délicates : en parlant d’un Bastard ». En particulier, les propositions relatives substan-
tives – que certains grammairiens appellent précisément périphrastiques – expriment
la suavité de l’érotisme qui voile et dévoile du même mouvement telle partie du
corps, que le discours ne nomme pas mais que l’imagination peut entrevoir : « Que
ce qu’un usage modeste, / Dérobe d’ordinaire aux yeux. » C’est un prêtre, là encore,
qui écrit : l’indicible, à ses yeux, c’est d’abord la sexualité et, par métonymie, le
corps qui en est le moyen. Dire l’organe érogène, c’est déjà y penser ; y penser,
c’est déjà commettre une faute, comme si l’on parlait avec les mains, comme si les
mots pouvaient caresser, comme si l’impalpable se faisait tangible ; le discours est
alors coupable par son efficacité même ; la transparence traduit une complaisance.
Ici, contrairement à des représentations courantes, c’est la courbure qui est saine et
la ligne droite qui est dévoyée.

1. Abbé de Bellegarde, Reflexions sur l’ élegance et la politesse du stile, Paris, André Pralard, 1695, p. 271-274.

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Miroitements d’un discours

Le constat d’un décalage entre des mœurs obstinément coupables et une langue
miraculeusement épurée prend typiquement la forme de la concession, indice
grammatical d’une sourde incompatibilité, ou au moins d’une tension entre deux
propositions dont l’une semblerait devoir, en bonne logique, exclure l’autre. Sur

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ce point, les discours respectifs de Bouhours et de Bellegarde s’avèrent remarqua-
blement homogènes, voire quasi identiques. Bouhours explique :
Quoy-que nos mœurs ne soient peut-estre pas plus pures que celles de nos voisins,
nostre langue est beaucoup plus chaste que les leurs, à prendre ce mot dans sa propre
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signification ; elle rejette non seulement toutes les expressions qui blessent la pudeur,
& qui salissent tant soit peu l’imagination, mais encore celles qui peuvent estre mal
interpretées ; sa pureté va jusques au scrupule, comme celle des personnes qui ont
la conscience tendre, & ausquelles l’ombre mesme du mal fait horreur ; de sorte
qu’un mot cesse d’estre du bel usage, & devient barbare parmi nous, dés qu’on luy
peut donner un mauvais sens. L’Italien & l’Espagnol n’ont garde d’estre si severes,
ni si scrupuleux 1.

Et Bellegarde note :
La Langue françoise est la plus modeste de toutes les Langues : si nos mœurs sont
aussi corrompuës que celles des autres Peuples au moins nôtre langue a une retenuë
que les autres n’ont pas. Non seulement elle n’use pas de ces expressions libres qui
pourroient salir l’imagination ; sa délicatesse va en cela jusqu’au scrupule, elle rebute
toutes les équivoques à qui l’on pouroit donner un sens tant soit peu malhonnête 2.

On sait que Bouhours et Bellegarde étaient des amis personnels ; chacun d’eux
avait la plus vive admiration pour les écrits de l’autre ; il est donc probable que les
formules de Bouhours ont directement influencé celles de Bellegarde. Mais quelque
chose de plus profond qu’un simple souvenir intertextuel se joue ici : Bouhours
et Bellegarde partagent manifestement la même représentation de la langue, qu’ils
peinent à dissocier de sa réalité objective. Ils prétendent parler de la langue alors
que de toute évidence ils ne font que décrire un idéal ou une tendance : un « bel
usage » virtuel 3. D’aucuns, donc, se récrieront : il serait facile de soutenir qu’aucune

1. Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugene, op. cit., p. 85-86.


2. Abbé de Bellegarde, Reflexions sur l’ élegance et la politesse du stile, op. cit., p. 271-272.
3. Selon Gilles Declercq, « Bouhours, dans sa visée esthétique, s’emploie […] à distinguer – dans tous les
sens du terme – le bel usage du bon usage, l’élégance de la correction » (art. cité, p. 126, note 38, souligné
par l’auteur). Mais Wendy Ayres-Bennett et Magali Seijido répondent : « Les observations de Bouhours
ainsi que celles des autres remarqueurs ne permettent pas […] d’établir que la collocation bel usage aurait
glissé systématiquement du sens de correction grammaticale à celui d’élégance stylistique » (Remarques et
observations sur la langue française : histoire et évolution d’un genre, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 71-72).

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langue n’est vraiment plus pudique qu’une autre, et que seuls les discours effectifs
peuvent montrer de telles variations, indépendamment de la teneur propre du
système. Une typologie des langues fondée sur un tel critère serait alors condamnée
à l’impuissance. De même qu’on dit parfois que le français n’est pas une langue
intrinsèquement plus claire que d’autres, mais que les auteurs français montrent
un goût particulier pour la clarté 1, de même il est tentant d’inverser le discours de
Bouhours et Bellegarde en suggérant que les Français sont peut-être plus pudiques
que la langue qu’ils parlent. Après tout, un Sade, cent ans plus tard, trouvera dans
le lexique établi tous les mots dont il aura besoin pour dire la trivialité absolue.

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La prétendue pudeur structurelle de la langue, ce serait simplement la pudeur
du Grand Siècle : une mode passagère, rien de plus. La crudité assumée est une
faute de goût ou une impolitesse, dira-t-on, plutôt qu’une agrammaticalité ou un
barbarisme : ce que le « bel usage » savamment moralisé est censé exclure, la réalité
du lexique l’accueille bel et bien. Les mots existent même quand on s’abstient de les
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employer. Le « génie de la langue française », on le sait bien, est l’élaboration d’un


rêve plutôt que le portrait d’une réalité 2 : on ne peut le saisir qu’en le forgeant, car
il ne préexiste pas au regard qu’on porte sur lui.
Mais raisonner en ces termes, c’est manquer l’essentiel : c’est précisément l’inexac-
titude objective de la description qui en fait l’intérêt historique. C’est justement
parce que la représentation se détache du système qu’elle peut légitimement retenir
l’attention. Bouhours et Bellegarde rêvent la langue, c’est entendu, mais l’image
qu’ils élaborent ainsi activement est en soi un objet d’étude piquant et éclairant,
tant il est vrai que l’histoire des idées linguistiques ne peut se concevoir indépen-
damment d’une histoire de l’imaginaire linguistique 3. Pour capter ce discours ou
ce fantasme, on pourrait rapprocher presque terme à terme les deux observations,
ce qui ferait apparaître à la fois l’identité d’une structure invariante et la subtile
mouvance des surfaces : qualifier la langue de « chaste » (Bouhours) ou parler de
sa « retenuë » (Bellegarde), ce n’est peut-être pas tout à fait la même idée, même si
dans les deux cas on décèle l’influence d’une esthétique historiquement située qui
fait de la sobriété ou de la litote des perfections du style.
De même, dire que nos mœurs sont « aussi corrompuës que celles des autres
Peuples » (Bellegarde), c’est sans doute plus brutal ou moins prudent que de dire,
en modalisant subtilement son propos, qu’elles ne sont « peut-estre pas plus pures
que celles de nos voisins » (Bouhours) : mais l’essentiel reste, ici et là, de souligner

1. Henri Meschonnic explique : « la clarté n’est pas dans la langue, mais dans le discours » (De la langue
française : essai sur une clarté obscure, Paris, Hachette, 1997, p. 178). Cf. Harald Weinrich, qui estime que
« la vraie clarté française » est « la clarté des Français » et non celle d’une langue (Conscience linguistique et
lectures littéraires, trad. fr., Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1989, p. 235).
2. Selon Henri Meschonnic, le génie « se donn[e] pour une histoire vraie », alors que « c’est une
construction, une représentation, non une nature » (De la langue française : essai sur une clarté obscure,
op. cit., p. 9). Etudiant la même notion, Marc Fumaroli se montre plus radical : « un lieu commun peut
être apparenté à un mythe » (Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1994, p. 214).
3. Gilles Siouffi invite à « considérer les fondements imaginaires de la description linguistique comme
ne pouvant, et ne devant pas faire l’objet d’une discrimination d’avec ce qui conditionne la validité de ce
discours en tant que discours scientifique » (Le Génie de la langue française : études sur les structures imaginaires
de la description linguistique à l’ âge classique, Paris, Champion, 2010, p. 23).

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le contraste entre ce relâchement permanent, insoluble, et une langue toujours plus


tempérée. L’esprit peut toujours errer : la parole, elle, reste étroitement contenue.
La formule « au moins », qu’emploie Bellegarde, suggère qu’il ne s’agit au fond que
d’un pis-aller, insatisfaisant en soi mais déjà précieux. La pudeur de la langue est
un garde-fou, qui a le mérite minimal de freiner l’extension du mal en le contenant
au fond de l’âme : car le dire, le montrer, c’est en faire un modèle susceptible de
corrompre le récepteur. Faut-il admettre qu’un rien d’hypocrisie est préférable,
somme toute, à une licence effrénée ? Ou bien faut-il considérer qu’il n’est pas
de pensée sans langage, et que par conséquent ce qui ne peut pas se dire ne peut

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pas non plus pleinement se concevoir, ce qui ouvrirait la porte à un réel progrès
des mœurs ? En tout état de cause, il semble acquis que la supériorité de la nation
française à l’égard des autres nations européennes est liée à cette vigilance de son
idiome ; à défaut d’être plus vertueux, les Français sont supposés plus fréquentables
puisqu’ils offensent moins les oreilles.
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On peut penser que l’approche de Bouhours est plus lexicale, et celle de Bellegarde
plus rhétorique : une « expression » coupable (Bouhours) est en soi un fait de langue,
impersonnel, qui suppose moins de volonté individuelle qu’une « équivoque »
(Bellegarde), fait de discours assumé par un individu donné. Mais dans les deux
cas, les autres langues romanes forment l’arrière-plan terne sur lequel se détache la
majesté du français ; pécher contre la pudeur, c’est donc enfreindre les exigences
propres du système, c’est une faute linguistique autant que morale ; la langue nous
incite à cultiver la discrétion, et nager à contre-courant traduit la volonté coupable
de se démarquer, joignant ainsi une forme d’orgueil à la licence ; l’idéal du style,
on le sait bien, c’est alors l’invisibilité de la personne, et non son spectacle triom-
phant 1 ; le moi est haïssable jusque dans l’art de la plume. On n’est pas libre de
jouer comme on l’entend avec les procédés stylistiques : certaines figures seraient
appelées par la langue, d’autres y seraient indésirables, comme si la rhétorique était
une subdivision de la grammaire et non une discipline parallèle, virtuellement
universelle. Or, bien écrire, c’est finalement laisser parler la langue, dans un rêve
d’effacement de l’énonciateur.
Comment comprendre, alors, le présent qu’utilisent les deux auteurs ? Où tracer
la frontière entre la description d’un état de fait et la prescription d’un idéal ? La
neutralité apparente de l’indicatif n’est peut-être que le substitut poli – l’euphé-
misme, précisément – d’un impératif qui n’ose avancer que masqué. Bouhours
explique ainsi qu’« un mot cesse d’estre du bel usage » pour laisser entendre que les
choses sont censées se passer ainsi, si l’éthique de la langue est respectée. Le « bel
usage » – faut-il le rappeler ? – n’a jamais été une réalité autonome, effectivement
observable : c’est un rêve qu’on feint de repérer pour mieux le postuler, et qui prend
surtout la forme d’un lexique parfait, impossible, implacablement restrictif, fermé
à toute variation.
On pourrait croire que Bouhours et Bellegarde exaltent sans nuances cette tendance
nationale, mais ils ont en commun, paradoxalement, d’en souligner le caractère

1. Gilles Declercq l’a bien vu : « chez Bouhours, le style n’est pas marque formelle d’un souci de se
distinguer, mais au contraire effacement de toute trace distinctive » (art. cité, p. 119).

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hyperbolique ; plus subtils qu’il n’y paraît, ils semblent suggérer discrètement qu’il
y a peut-être là un excès déraisonnable. Après tout, dans les deux textes, le mot de
« scrupule » peut être pris en mauvaise part, et la formule « aller jusqu’à » confirme ce
sème ; exclure toute équivoque potentiellement litigieuse au plan moral, si peu que
ce soit, est un projet pour le moins radical, et bien entendu impossible ; chacun sait
quel degré de ridicule le purisme a pu atteindre en traquant telle syllabe supposée
litigieuse au sein des mots ; et avoir peur de « l’ombre mesme du mal », comme dit
Bouhours, traduit en quelque sorte une réceptivité particulière à la faute, ou une
lucidité secrètement coupable. On se souvient de l’interminable débat sur le fameux

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le… de L’Ecole des femmes, où chacun pouvait projeter ses propres fantasmes, les
plus choqués étant finalement les plus pervers 1. Avoir « la conscience tendre », pour
reprendre la formule de Bouhours, c’est se montrer intransigeant parce qu’on se
sait, au fond de soi, vulnérable. La langue est clairement personnifiée – Bouhours
note qu’« elle rejette », Bellegarde qu’« elle rebute » – et l’on peut se demander si sa
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pudeur affichée n’est pas une pudibonderie abusive.

Le temps et l’espace

Le point de comparaison, pour Bouhours et Bellegarde, est spatial : l’éclat de la


France se voit ainsi rehaussé par contraste avec les ternes nations environnantes. Pour
Saint-Evremond au contraire, c’est dans l’axe diachronique que se saisit le mieux le
degré de perfection atteint par la langue actuelle ; l’épuration se lit dans l’histoire de
la langue plutôt que dans la typologie des langues ; mais on ne peut qu’être frappé
de retrouver précisément les mêmes structures concessives :
Nos anciens Poëtes François étoient presque tous dans le défaut d’écrire fort impu-
rement. […] Mais depuis que Voiture, qui avoit l’esprit fin, & qui voyoit le monde
le plus poli, eut évité cette basse manière avec assez d’exactitude, le Théatre même
n’a plus souffert que ses Auteurs ayent écrit aucune parole trop libre. Ainsi toute
cette licence n’est plus supportée même dans les conversations les plus familieres ;
& si nôtre Siécle n’est pas plus chaste que les précedens, du moins il sçait sauver les
apparences, & se parer des dehors de la vertu 2.

Vivons-nous mieux que nos voisins ou nos ancêtres ? Rien n’est moins sûr.
Parlons-nous mieux qu’eux ? Assurément. Le raisonnement, ici et là, est toujours le
même. Un langage moins brutal, c’est peu de chose en soi au regard du mode de vie

1. On connaît l’argument ingénieux, quoique de mauvaise foi, que formule Uranie : « [Agnès] ne dit
pas un mot qui ne soit fort honnête ; et si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui
faites l’ordure, et non pas elle » (La Critique de L’Ecole des femmes, scène 3). Voir Eric Tourrette, « Agnès et
le… », La Voix du regard, n° 20, 2007-2008, p. 81-86.
2. Saint-Evremond, Œuvres meslées, Paris, Claude Barbin, 1692, 4e t., p. 250-251.

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effectif, mais c’est mieux que rien. Saint-Evremond semble bel et bien cautionner
ici une part d’hypocrisie dans le jeu social : « sauver les apparences », « se parer des
dehors de la vertu », c’est travestir le vice latent. Mais c’est peut-être aussi le signe
que les locuteurs sont effectivement devenus moins tolérants, et donc peut-être
plus « chastes », au même titre que les mots qu’ils emploient : observer que « cette
licence n’est plus supportée », c’est laisser entendre que l’exigence morale se fait
plus stricte et que l’étalage des mauvaises pensées indispose davantage. Percevoir
une parole comme insupportable, ce n’est pas simplement la condamner au nom
d’idéaux éthiques ou esthétiques : c’est lui associer une douleur de l’âme. La surveil-

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lance lexicale est alors le moyen d’un vaste refoulement collectif, et les crudités du
roman libertin signaleront, plus tard, le retour spectaculaire et libérateur du refoulé :
plus on contient un mouvement, plus il gagne en force souterraine, jusqu’à l’iné-
vitable explosion. L’inhibition, pour l’heure, n’est pas seulement intégrée : elle est
activement recherchée, elle est exigée à tout instant. La parole « trop libre », selon
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Saint-Evremond, est indissociable d’une « licence » : seule une différence de degré


est postulée d’une notion à l’autre. Enfin Voiture vint, qui condamna à l’obsoles-
cence – pire : à la barbarie – les libertés d’antan ; il n’est plus temps, comme dit
La Bruyère, de « semer l’ordure dans les écrits 1 », et ce qui pouvait charmer ou amuser
un siècle plus tôt ne fait plus désormais qu’indisposer. Il existe pourtant des situa-
tions linguistiques particulières – les sociolinguistes parlent de variations diapha-
siques – qui semblent favoriser la crudité et élargir l’horizon des discours autorisés :
les « conversations les plus familieres » libèrent en principe la parole sans choquer
les convenances, et le genre théâtral, au moins dans le cas de la simple farce, ne fait
pas toujours dans la finesse, le rire traduisant alors la surprise de l’inconvenance.
Mais même dans ces conditions plus propices, explique Saint-Evremond, l’indécence
n’est plus tolérée, ce qui esquisse un raisonnement a fortiori qu’il n’est pas difficile
de reconstituer : il faut à plus forte raison tenir sa langue dans toutes les innom-
brables situations plus formelles ou plus austères.
Saint-Evremond, il est vrai, parle moins ici de la langue – réelle ou fantasmée – que
de la littérature ; mais l’opposition avec les discours de Bouhours et Bellegarde n’est
pas aussi forte qu’on peut le croire aujourd’hui sur ce point précis. Il suffit de se
souvenir qu’aux yeux d’un Vaugelas la pratique des bons auteurs est une compo-
sante essentielle du « bon usage 2 », pour comprendre qu’un écrivain de prestige est
plus qu’un usager expert dans le maniement de la langue commune : il contribue
activement à former ou à affiner cette même langue, au lieu de la recevoir passi-
vement comme une donnée acquise ou imposée. Il la modèle en l’employant avec
éclat. Il en fixe les règles au lieu de simplement les appliquer comme le commun
des locuteurs.

1. La Bruyère, Les Caractères, I, 43.


2. Vaugelas définit le bon usage comme « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément
à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps » (Remarques sur la langue françoise [1647],
J. Streicher [éd.], Paris, Droz, 1934, préface, II, 3). Danielle Trudeau a montré l’orientation réductrice et
privative de cette définition, « chacun de ses constituants ajoutant une exclusion supplémentaire » (Les
Inventeurs du bon usage [1529-1647], Paris, Minuit, 1992, p. 172).

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Echos modernes

Peut-être sera-t-on spontanément tenté de croire que ce débat sur une prétendue
pudeur de la langue française appartient en propre à l’âge classique, et que les
grammairiens modernes ont su renoncer à de tels fantasmes pour décrire scienti-
fiquement la réalité des pratiques. La coupure épistémologique que symbolise la

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linguistique saussurienne est si forte à nos yeux qu’elle occulte souvent le poids et
l’influence d’une certaine tradition normative à laquelle bien des Français restent
attachés. Albert Dauzat ne tient plus le même discours que Bouhours, il en inverse
même le propos ; mais il raisonne toujours dans les mêmes termes ; s’il n’apporte
pas la même réponse, il s’obstine à poser la même question :
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Sur ce point, comme sur tant d’autres, un relâchement s’est opéré dans les mœurs
familiales depuis 1914 : il est grand temps de remonter la pente, pour empêcher notre
langue de tomber dans la grossièreté. Le français n’est d’ailleurs pas une langue de
pruderie. A cet égard, s’il est un peu plus exigeant que les langues méridionales, il
reste en deçà de l’anglais et ne répugne point, par exemple, à appeler par son nom une
cuisse ou un pantalon. Mais il demeure très sensible à certaines images choquantes,
qu’il se refuse à évoquer directement, et qu’il exprime en les suggérant par sous-
entendu, par périphrase ou par figure 1.

La personnification de la langue saute immédiatement aux yeux : le verbe « se


refuser », par exemple, implique dans sa structure argumentale un sujet marqué
[+ humain], ou au moins [+ animé]. Dauzat ne parle pas des Français mais bien du
français ; il existerait une sorte d’entité abstraite, collective, où ne pourraient que
s’intégrer les usages individuels ; le français en question, on le devine, est le français
idéal, celui qui est pleinement conforme à son « génie » propre. Là encore, donc,
l’indicatif feint de décrire pour imposer sourdement un idéal d’autant plus contrai-
gnant qu’il est présenté comme une évidence. Demeure l’idée d’un indicible qui
n’est abordable que de biais, et non frontalement : « suggérer » au lieu d’« évoquer
directement », c’est estomper les choses en les enveloppant d’un voile pudique ; c’est
aussi, du même mouvement, reconnaître en creux la fascination qu’elles exercent
par l’ingéniosité tortueuse des procédures qu’on emploie pour ne pas les nommer.
De même, Dauzat persiste à raisonner en termes de typologie des langues, en
admettant au préalable, comme un présupposé allant de soi, que certaines langues
seraient constitutivement plus « prudes » que d’autres ; il rééquilibre toutefois la
position du français. Il rappelle en effet que notre langue est certes « un peu » plus
exigeante que l’italien ou l’espagnol, comme le disaient déjà Bouhours et Bellegarde,
avec moins de nuances ou de diplomatie. Mais il ajoute, et c’est la vraie nouveauté,
que le français est moins retenu que l’anglais, ce qu’on était bien en peine de dire

1. Albert Dauzat, Le Génie de la langue française, nouvelle éd., Paris, Payot, 1947, p. 108-109.

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au xviie siècle, tant cette langue était alors mal connue. La position du français, sur
l’échelle de la pudeur, est désormais médiane : il n’est plus au sommet, ce qui veut
dire aussi qu’il apparaît comme moins ridicule car moins radical dans ses refus.
C’est l’anglais qui, semble-t-il, « va jusques au scrupule », quand le français sait rester
modéré en toutes choses : il ne serait ni trop libre ni trop réservé et saurait trouver
le juste milieu. La langue louvoie habilement entre Charybde et Scylla, entre la
pudibonderie et la pornographie : elle est structurellement érotique, et en retire une
élégance toute particulière.
Dire que « le français n’est pas une langue de pruderie » et qu’il « ne répugne point

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à appeler par son nom une cuisse » peut apparaître, en première lecture, comme un
désaveu explicite, sous le régime de la négation polémique, des discours classiques :
mais on voit bien qu’au fond le système de référence ou le mode de pensée reste
le même. Les uns et les autres admettent au préalable, d’une même voix, que la
« pruderie » et la « grossièreté » s’observent dans la structure même des langues – en
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tout cas dans leurs lexiques respectifs – et non dans les choix individuels des usagers.
Dauzat n’a nullement renoncé à l’idée rêveuse et absurde selon laquelle la pudeur
imprègne une langue avant d’imprégner des discours 1. Il continue à mettre en
parallèle la langue et les mœurs, dans le cadre d’une conception étroitement morale
de la grammaire, et estime que les deux domaines tendent dangereusement à se
rapprocher : qu’on le veuille ou non, les mœurs se relâchent, il faut donc tâcher de
préserver au moins la pureté de la langue, c’est-à-dire précisément ce décalage dont
s’étonnaient les auteurs classiques. A défaut de bien vivre, essayons de bien parler.
L’euphémisme n’est pas un choix stylistique : c’est une contrainte linguistique.
Y renoncer, ce serait couper les ponts avec l’authenticité du génie.

Conclusion

Ce que montre ce bref parcours textuel, c’est qu’hier comme aujourd’hui les
grammairiens présentent une simple figure comme exigée par le système : la grammaire
oriente nettement le style, au lieu de l’encadrer librement. C’est aussi une difficulté
partagée à dissocier nettement la langue et la parole, et donc une tendance à projeter
sur celle-là les caractéristiques observables de celle-ci, par un mouvement logique
qui tient à la fois de l’induction et de l’idéalisation. L’abstraction de la langue serait
directement accessible dans la teneur des discours réalisés. La pudeur, alors, est plus
qu’une valeur morale : c’est une norme linguistique. Parler pleinement français, ce
serait intégrer à la fois les structures objectives du lexique et les vertus qu’il est censé

1. Henri Meschonnic explique : « Bien sûr, ce n’est pas la langue qui peut tomber dans la grossièreté.
C’est seulement le discours » (De la langue française : essai sur une clarté obscure, op. cit., p. 140, souligné
par l’auteur). Et même, plus radicalement : « la langue n’existe pas hors des discours » (ibid., p. 89), au sens
où elle est une pure abstraction dont seules les réalisations pratiques sont observables.

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connoter – ou qu’on espère qu’il connote. Tout écart serait ainsi une faute, à tous les
sens du terme : le barbarisme et l’indécence se confondent empiriquement. Si l’on
entend moraliser la langue, c’est bien pour que cette dernière informe, en retour,
la pensée. Contenir les mots pour affiner les mœurs, c’est parier sur l’élégance, ce
qui n’est pas illégitime en soi. Superposer la langue idéale à la langue réelle, c’est
une façon comme une autre de peser activement sur le réel au lieu de le recevoir tel
qu’il est. D’une plume à l’autre, ce discours tenace peut surprendre par sa candeur
tout comme il peut séduire par sa dignité.

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Université Jean-Moulin – Lyon-3
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