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Amorce 3 : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure »

Du côté de chez Swann. Marcel Proust (1913). Editions Grasset

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Ma mère m'embrassait sur le front avant d'aller
dormir chaque nuit. Même quand elle était occupée avec son travail. Même quand je l’ai
bouleversé ou quand je l’ai mis en colère. Même quand je lui ai dit que je n’étais plus un enfant
qui en avait besoin pour le dire bonne nuit. Elle m'embrassait. Chaque nuit.

Il fait noir. Il y a du brouillard et je ne vois rien. Rien… sauf ma mère. Elle se trouve
au bord d'une falaise et il y a le vent le vent le vent. Je veux courir vers elle mais je n’y
arrive pas. Il n'y a rien que je puisse faire. Je n'ai aucun contrôle sur mon corps. Je suis
paralysé.

Il était tard ce jour-là, après minuit. Il n'y avait personne d'autre sur la route sauf nous. Nous
sommes finalement rentrés à la maison après une de ses nombreuses conférences de travail où
elle m'emmenait toujours. Je lui ai dit que j'étais suffisamment âgé pour rester seul à la maison.
Mais elle n'écoutait pas.

Contre ma volonté, je marche dans sa direction avec mes bras tendus. Je sais que je
suis sur le point de faire et j’essaye de résister mais je ne peux pas m'arrêter. J'avance.
J'avance. Les hurlements dans ma tête n'arrêteront pas. J'arrive.

J'étais fatigué et énervé. Je sais que je n'aurais pas dû le faire mais je lui ai crié dessus. « Tu ne
m'écoutes jamais ! Tu me traites comme un enfant et je déteste ça ! Je TE déteste ! Je voudrais
ne jamais être né ! »

J'ai envie de pleurer. J'ai envie de crier. J'ai envie de faire tout autre que ce que je vais
faire. Mais ce n'est pas possible. Avec mes bras devant moi, je la pousse. Elle tombe et
tombe et tombe. Il semble qu’elle n’arrête jamais de tomber.

Je sais que ma mère m'aurait embrassée sur le front cette nuit-là si nous étions arrivés à la
maison, bien que je l’aie hurlé. Elle le faisait toujours. Mais nous n'y sommes pas arrivés.

C'est ma faute.

Maintenant, l'idée d'aller me coucher me terrifie. Je préférerais rester éveillé jusqu'à ce qu’il me
rende fou que devoir faire face à les terreurs qui me hantent chaque nuit. Je me sens tellement
coupable. Je n'aurais jamais dû crier ! Et pourtant si j’avais appelé une ambulance…

Au loin il y a la foudre dans le ciel - des éclairs rouges et bleus et rouges et bleus. Mais
ils sont trop loin. Ils ne vont pas arriver à temps.

Si j’avais bougé le verre…

Éclats de verre tombent au lieu de la pluie. Ils coupent ma peau. Ça me pique mais mon
cœur me pique plus. Ça pique et pique et pique.

Si j’avais fait quelque chose, n'importe quoi… elle serait encore en vie.

---
Je sens deux mains sur mes épaules qui me secouent. Je me réveille avec une frayeur. Mon
corps est moite, ma respiration est lourde, mon cœur bat la chamade. Ma grand-mère me
murmure doucement. « Qu’est-ce qui se passe, chéri ? Du calme, du calme. » Mais la seule
chose à laquelle je peux penser est

C’est ma faute. C’est ma faute C’est ma faute


C’est ma faute C’est ma faute
C’est ma faute
C’est ma faute C’est ma faute C’est ma faute

---

Elle voulait seulement pour moi de rester en sécurité parce qu’elle savait ce qui était le meilleur
pour moi. Je croyais que c'était elle qui n'écoutait pas mais en fait c'était moi. Je regrette de ne
pas lui avoir dit que je l'aime une dernière fois. Elle me manque. Beaucoup. C'est comme s'il
manquait quelque chose en moi. Mais la vie continue. J'ai dû apprendre comment y faire face.

Je m'assois sur le canapé beige et regarde les photos sur les murs. Je suis venu ici si souvent
que je les connais par cœur. Là-bas, en couleurs vives : « Je peux y arriver. Je n’ai pas peur. J'ai
confiance en moi! » Et là, affichée sur une image d’un ballon jaune : « Lâche les choses que tu
ne peux pas contrôler. » Au début, mon sentiment de culpabilité m'a écrasé. Je me sentais
comme je ne pouvais pas bouger, comme je ne pouvais pas respirer. Petit à petit, il est devenu
plus légère jusqu'à ce que, comme le ballon jaune, il a flotté. Quelquefois il rentre, mais je sais
qu’il ne peut plus me blesser parce que ce n’était pas ma faute. Je le sais maintenant.

- Ça va bientôt faire un an que l’accident est passé, une voix calme me dit. Comment ça va ?

- Je vais bien, je dis honnêtement.

- Et comment dors-tu ? Mieux ?

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Il fait beau. Il y a du soleil et c'est calme. Je vois ma mère. Elle se trouve dans un champ
de fleurs. Tranquillement. Je marche vers elle avec mes bras devant moi. J’avance.
J’avance. Je n’ai pas peur. J’arrive. Avec amour je l'enlace. « Je suis désolé » je
chuchote. Je me sens une larme sur ma joue. Elle m’embrasse sur mon front en silence.
Je la laisse partir et je m'en vais, rassuré de savoir que je la reverrai. Pas aujourd’hui.
Pas demain. Mais un jour.

Mes yeux ouverts. Mon corps n’est pas moite, ma respiration n’est pas lourde, mon cœur est
calme. Je peux encore sentir le fantôme d’un baiser sur mon front. Même la mort n'a pas pu
m'empêcher de m’aimer. Je souris et dis :

« Au revoir, Maman. Je t'aime. »

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