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Sabot
2006
Copyright
© Presses Universitaires de France, Paris, 2015
ISBN numérique : 9782130639503
ISBN papier : 9782130631187
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Présentation
Quels sont les enjeux fondamentaux des Mots et les choses ?
Pourquoi a-t-on pu considérer ce livre comme un manifeste du
structuralisme ? En quoi consiste cette « archéologie des sciences
humaines » proposée par Foucault ? Le présent ouvrage est une
étude d’ensemble des Mots et les choses, ce livre difficile dont les
véritables intentions épistémologiques et philosophiques ont été
longtemps occultées par les polémiques qu’il a suscitées (la « mort
de l’homme ») et par l’extraordinaire succès médiatique dont il a
bénéficié dès sa parution en 1966. À travers une lecture raisonnée
des Mots et les choses, Philippe Sabot aborde la double dimension, à
la fois historique et critique, de la démarche archéologique de
Foucault, et souligne l’importance de la question du langage au sein
d’une réflexion portant sur les conditions de constitution et de
contestation des sciences humaines.
Table des matières
Introduction
L’ordre des choses
L’histoire
Les seuils – le Même et l’Autre
Conclusion
Glossaire
A priori historique
Archéologie
Doublet empirico-transcendantal
Épistémè
Langage
Modernité
Savoir/Sciences
Indications bibliographiques
Introduction
Ce qui compte dans les choses dites par les hommes, ce n’est
pas tellement ce qu’ils auraient pensé en deçà ou au-delà
d’elles, mais ce qui d’entrée de jeu les systématise, les rendant
pour le reste du temps, indéfiniment accessibles à de
nouveaux discours et ouvertes à la tâche de les
transformer [1] .
L’histoire
L’analyse des « modes d’être » de l’ordre ne renvoie pas en effet à
une essence intemporelle, transhistorique de cet ordre, mais à
l’inscription de celui-ci dans un devenir historique qui en pluralise
justement les formes d’apparition tout en en conservant le
caractère d’expérience fondamentale, à la fois critique (par rapport
à ses expressions empiriques) et positive (par rapport à ses
théorisations). Foucault peut alors présenter, en rapport avec cette
forme d’analyse qu’il vient d’esquisser, les points d’application de sa
méthode dans Les mots et les choses. Il commence par définir son
champ d’investigation qui, d’une part, s’étend du XVIe siècle jusqu’
« au milieu d’une culture comme la nôtre » (13), et qui, d’autre part,
se déploie à partir des trois domaines d’empiricité que représentent
la vie, le travail et le langage. L’étude archéologique de tels
domaines empiriques comporte une double dimension. Il s’agit
d’abord de partir « [du] langage tel qu’il était parlé, [des] êtres
naturels tels qu’ils étaient perçus et rassemblés, [des] échanges tels
qu’ils étaient pratiqués » (13) – tels donc qu’ils ont pu être codifiés,
structurés spontanément dans des mots, des perceptions, des gestes
culturels –, en vue de remonter, « comme à contre courant » (13)
jusqu’à ce qui vient fonder ces codes ordinateurs, c’est-à-dire
jusqu’aux modalités de l’ordre qui rendent compte de cette
structuration primaire de l’expérience de la vie, du travail, du
langage depuis le XVIe siècle : Foucault réaffirme ainsi qu’il doit
exister « un code de savoir, une systématicité qui règle même le
savoir empirique, non formalisé » [26] . L’archéologie obéit donc à
une logique de l’archè puisqu’elle se propose d’identifier le mode
singulier de l’ordre qui, en retrait de tout savoir empirique, en
forme comme le principe d’existence : c’est en effet aux modalités
historiques de cet ordre que « les échanges devaient leurs lois, les
êtres vivants leur régularité, les mots leur enchaînement et leur
valeur représentative » (13). Il y a un ordre qui s’impose comme le
fondement de l’empiricité et que l’archéologue se donne pour tâche
d’expliciter. Mais la recherche archéologique se déploie aussi dans
une autre direction : elle vise en effet à rendre compte de la
manière dont l’expérience de l’ordre, dans ses variations
successives, a pu fonder des formes de savoirs distinctes (histoire
naturelle et biologie, par exemple) qu’il s’agit à chaque fois de
rapporter à leurs conditions historiques de possibilité, soit à des
modes d’être de l’ordre différenciés.
Dans ces conditions, il est clair que le type d’analyse ici proposé ne
se contente pas de replacer les productions culturelles dans leur
histoire, en reconstituant patiemment les transitions
épistémologiques ou pratiques qui conduisent de l’histoire naturelle
à la biologie ou de la grammaire générale à la philologie :
l’archéologue tend plutôt à identifier cet « espace d’ordre » qui
constitue à la fois l’a priori historique et le fond de positivité à partir
desquels « des idées ont pu apparaître, des sciences se constituer,
des expériences se réfléchir dans des philosophies, des rationalités
se former, pour, peut-être, se dénouer et s’évanouir bientôt » (13).
L’archéologie n’a donc pas tant affaire au temps qu’à l’espace ; elle
ne vise pas tant la reconstitution d’une continuité historique que
l’excavation d’un « champ épistémologique », d’une « épistémè » qui
délivre, en retrait de l’expérience et au fondement positif du savoir,
leurs conditions communes de possibilité [27] . Foucault peut alors
opposer, à une lecture horizontale des savoirs (celle que proposent
traditionnellement l’histoire des sciences ou l’histoire des idées) [28] ,
qui s’attache à retracer la « perfection croissante » des savoirs, leur
progressive maturation jusqu’à leur accomplissement scientifique
sous la forme d’une objectivité enfin conquise, la coupe verticale de
l’archéologie qui se préoccupe non pas des évolutions de surface,
repérables seulement sur la trame continue de l’Histoire, mais bien
plutôt des bouleversements en profondeur de l’espace d’ordre qui
conditionne, pratiquement et théoriquement, la mutation des
savoirs de la vie, du travail et du langage. De ce point de vue,
l’archéologie se démarque clairement de l’histoire « au sens
traditionnel du mot » (13) : ce qui ne signifie nullement que
l’archéologie n’a affaire qu’à l’archè transcendantale de l’ordre,
indépendamment et en dehors de toute perturbation historique [29] ;
cela signifie seulement que l’histoire n’est pas forcément ce devenir
orienté, aimanté par la perspective d’une rationalisation
progressive des objets de la science, mais qu’elle se comprend à
l’opposé comme une histoire sans devenir, définalisée, en un sens
détemporalisée puisqu’elle est seulement rapportée à des
« espaces » du savoir, à des « configurations » générales de
l’épistémè dont l’historicité s’identifie complètement à celle de leurs
conditions de possibilité. La notion délicate et apparemment
oxymorique d’ « a priori historique » doit donc s’entendre au sens
fort comme une historicisation du transcendantal (kantien), qui
s’accomplit paradoxalement dans l’affirmation d’un primat de
l’espace sur le temps [30] : Foucault ne traite pas des connaissances
dans le temps de leur développement historique, mais dans le
déploiement historial de leur ordre constitutif. D’où la difficulté,
qu’il affronte, de chercher, dans un « récit », c’est-à-dire au fond
dans un certain déroulement narratif et temporel, à défaire la
trame narrative de l’histoire des sciences ou des idées en en
contestant aussi bien les présupposés que certains des résultats.
Cette décision méthodologique emporte en tout cas avec elle
plusieurs conséquences majeures.
La première est que, par un retournement paradoxal, Foucault
invite son lecteur à ne pas prendre le « récit » des Mots et les choses
pour ce qu’il n’est pas, à savoir l’histoire du devenir-rationnel de la
ratio européenne depuis les obscurités prélogiques de la
Renaissance jusqu’aux clarifications épistémologiques et théoriques
de l’âge moderne. Au lieu de raconter une telle « histoire », il s’agit
en fait de proposer une analyse géographique ou même géologique
des savoirs, d’en dresser les cartes successives en repartant de
l’analyse des sols pour dessiner des frontières, pour repérer des
failles, des dénivellations aussi soudaines qu’inexplicables –
accessibles à la seule description. Par là, et deuxièmement, il est
clair que l’archéologie définit une certaine posture sceptique à
l’égard des savoirs qu’elle étudie. On a pu reprocher à Foucault son
relativisme : si la vérité a une histoire, alors elle cesse d’être la
vérité. Mais pour lui, les contenus de connaissance doivent être
envisagés « hors de tout critère se référant à leur valeur rationnelle
ou à leurs formes objectives » (13), hors de leur supposée valeur de
vérité donc, pour être seulement référés aux conditions de
possibilité qui permettent d’en évaluer la nécessité épistémique, de
rendre compte des figures variables de la rationalité ainsi que de
l’historicité des procédures de constitution de l’objectivité [31] .
Foucault se situe ainsi au plus près et au plus loin de la critique
kantienne. La dernière conséquence qui découle des principes
méthodologiques exposés dans la préface, est que le système de ces
conditions de possibilité n’est aucunement un invariant
transhistorique : il est pleinement historique, ce qui signifie qu’il est
susceptible de se transformer en profondeur, emportant dans
l’événement de sa transformation la discontinuité des modes d’être
de l’ordre [32] .
En soustrayant l’histoire à la souveraineté du temps et à l’opération
dialectique de la continuité, Foucault la rend donc à ses ruptures, à
ses failles, à l’alternance de l’ordre et du non-ordre, à l’aléa de
l’événement – non dialectisable, à un désordre aussi brut que l’être
de l’ordre qui en conjure la puissance de chaos. Si l’archéologie est
bien cette histoire de l’ordre, ou des ordres, sur fond d’un désordre
toujours possible, on comprend mieux alors la fonction d’ouverture
de l’ « encyclopédie chinoise » de Borgès : l’absence d’ordre qu’elle
manifeste n’est que l’envers d’un ordre immuable, défini ou établi
une fois pour toutes. Mais entre ce non-ordre et cet ordre absolus,
l’archéologie découvre la région d’un ordre relatif, à la fois a priori,
donc nécessaire et structurant, et historique, c’est-à-dire toujours
menacé d’une restructuration radicale susceptible d’en altérer la
forme comme le contenu. De même que Borgès nous présente une
énumération impossible à penser, de même il y a, au niveau
archéologique, des seuils, des discontinuités qui désignent depuis
leurs marges ce qu’il y a de toujours provisoire dans la positivité
d’un savoir. De ce point de vue, il est à noter que Foucault situe
dans un texte littéraire cette marge de l’ordre dont la pensée
formule l’exigence mais dont l’archéologie cherche plutôt à repérer
les crises. La positivité du savoir ne s’enlève, ne « s’archéologise » (si
l’on ose dire) donc que sur le fond de la négativité irréductible
d’une rupture, de ce qu’il y a d’impensable dans la discontinuité – à
rebours du progressisme rationaliste qui résout dialectiquement la
négativité dans la forme d’un continuum temporel. L’hétérotopie de
Borgès désigne alors bien le « lieu de naissance » – à la fois obscur et
nécessaire – à partir duquel l’analyse historique des modes d’être
de l’ordre devient possible.
Il n’est donc pas étonnant que le « récit » interrompu que délivre
cette analyse s’articule pour l’essentiel à partir de « deux grandes
discontinuités » qui déchirent et constituent à la fois, dans ses
ruptures historiques, « l’épistémè de la culture occidentale : celle qui
inaugure l’âge classique (vers le milieu du XVIIe siècle) et celle qui,
au début du XIXe siècle marque le seuil de notre modernité » (13).
On aura reconnu ici le plan général du livre qui s’organise à partir
de deux grandes parties symétriques (chap. I à VI, et chap. VII à X),
articulées chacune autour d’un « seuil » qui définit l’apparition,
aussi soudaine qu’inexpliquée, d’un certain mode d’être historique
de l’ordre, c’est-à-dire d’une refonte complète des conditions de
possibilité de la positivité du savoir d’une époque. Cette insistance
sur la « discontinuité » permet à Foucault de démarquer
l’archéologie de toutes sortes d’histoires (de la pensée, des idées ou
des sciences) qui s’attacheraient seulement à restituer, dans la visée
rétrospective d’un grand récit homogène et orienté, le « mouvement
presque ininterrompu de la ratio européenne depuis la Renaissance
jusqu’à nos jours » (13-14). Ce genre d’histoire, fondé sur un
principe de « quasi-continuité », a le tort manifeste (et paradoxal
sans doute) de faire violence à l’historicité et à l’arbitraire du savoir
lui-même, méconnus et même niés dans cette perspective
progressiste qui analyse la persistance de certaines idées ou de
certains thèmes (la classification des êtres naturels, la fonction du
signe dans le langage) selon le mouvement rétrograde du vrai [33] .
Foucault pointe les deux défauts d’une telle analyse. D’abord, elle
propose, dans la forme du déroulement régulier d’une histoire, le
mythe de l’accomplissement de la Raison théorique ou scientifique,
émergeant progressivement de ses figures approximatives mais
prometteuses :
Notes du chapitre
[1] ↑ Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, coll. « Galien », 1963 ; rééd. coll.
« Quadrige », 1990, p. 15.
[2] ↑ Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966. Pour faciliter la lecture de
notre commentaire, nous donnerons ensuite les références des citations de ce livre de
Foucault directement dans le corps du texte entre parenthèses.
[3] ↑ Rappelons qu’en 1966, au moment de la parution des Mots et les choses, Foucault
avait déjà publié quatre ouvrages : Maladie mentale et personnalité (Paris, PUF, 1954 ;
republié en 1962 dans une version modifiée et sous le titre Maladie mentale et
psychologie) ; Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique (Paris, Plon, 1961 ; repris
sous le titre Histoire de la folie à l’âge classique en 1972 chez Gallimard) – sa thèse ;
Naissance de la clinique (Paris, PUF, coll. « Galien », 1963) et Raymond Roussel (Paris,
Gallimard, coll. « Le chemin », 1963).
[4] ↑ Voir entre autres Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, GaIlimard, coll. « Bibliothèque
des sciences humaines », 1994, I, 50 [1967], p. 615-619 (les textes des Dits et écrits seront
ensuite cités par l’abréviation DE, suivie de la mention du tome, du numéro du texte et,
entre crochets, de son année de publication).
[5] ↑ Sur le contexte « structuraliste » de la parution et de la réception des Mots et les
choses, voir la mise en perspective de François Dosse, in Histoire du structuralisme, I : Le
champ du signe (1945-1966), Paris, La Découverte, 1992, chap. 33 et 34 : « 1966 : l’année
lumière ».
[6] ↑ Le premier poste de Foucault a d’ailleurs été un poste d’assistant en psychologie à la
Faculté des lettres de Lille.
[7] ↑ Il est toutefois facile d’objecter que Foucault a toujours insisté sur la nécessité de
déplacer sans cesse ses modes et ses objets de problématisation : « Eh quoi, vous imaginez-
vous que je prendrais à écrire tant de peine et tant de plaisir, croyez-vous que je m’y serais
obstiné, tête baissée, si je ne préparais – d’une main un peu fébrile – le labyrinthe où
m’aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des souterrains, l’enfoncer loin de lui-même,
lui trouver des surplombs qui résument et déforment son parcours, où me perdre et
apparaître finalement à des yeux que je n’aurai jamais plus à rencontrer » (L’archéologie
du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1969, p. 28).
[8] ↑ Gérard Lebrun, « Note sur la phénoménologie dans Les mots et les choses », in
Michel Foucault philosophe, Paris, Le Seuil, coll. « Des Travaux », 1989, p. 33.
[9] ↑ Michel Foucault, L’archéologie du savoir, p. 250. Cette définition de l’épistémè vaut
pour Les mots et les choses où il s’agit précisément de reconstituer, pour l’époque classique
tout d’abord, pour l’époque moderne ensuite, le système de « relations » qui forme à
chaque fois l’a priori historique des différentes figures épistémologiques élaborées par la
Grammaire générale, l’Histoire naturelle et l’analyse des richesses d’une part, par la
philologie, l’économie politique, la biologie d’autre part.
[10] ↑ « Dans toute formation discursive, on trouve un rapport spécifique entre science et
savoir ; et l’analyse archéologique […] doit montrer positivement comment une science
s’inscrit et fonctionne dans l’élément du savoir » (L’archéologie du savoir, « Science et
savoir », p. 241 ; l’ensemble de ce chapitre est consacré à la clarification du « rapport de
l’archéologie à l’analyse des sciences », p. 232).
[11] ↑ Le savoir est ainsi défini comme ce « domaine où le sujet est nécessairement situé
et dépendant, sans qu’il puisse jamais y faire figure de titulaire (soit comme activité
transcendantale, soit comme conscience empirique) » (ibid., p. 239).
[12] ↑ Voir les analyses de Jean-Claude Monod dans Foucault. La police des conduites,
Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 1997, notamment la première partie : « La
généalogie des institutions hospitalières ».
[13] ↑ Dans L’archéologie du savoir, Foucault distingue cette « histoire archéologique »
des sciences (p. 249), d’une part d’une « analyse récurrentielle » (p. 248), s’appliquant de
manière privilégiée aux sciences ayant atteint leur seuil de formalisation (comme les
mathématiques) et consistant pour ces sciences à se raconter à elles-mêmes leur propre
histoire (l’exemple cité par Foucault est celui de Michel Serres, et de son travail sur « Les
anamnèses mathématiques », in Hermès, I : La communication, Paris, Minuit, 1969), d’autre
part d’une « histoire épistémologique des sciences » (ibid.), telle que l’ont pratiquée
Bachelard et Canguilhem et qui se consacre plutôt à établir les vérités et les erreurs, les
obstacles et la fécondité des sciences constituées. À cette dernière entreprise, de type
généalogique, l’archéologie du savoir préfère l’analyse des modes de constitution et de
transformation des discours et des conditions « épistémiques » sous lesquelles ils peuvent,
à un moment donné de leur histoire, être reconnus comme scientifiques et comme vrais.
[14] ↑ Sur cette question de la vérité, il semble que Foucault (contrairement d’ailleurs à ce
qu’il laisse entendre dans L’archéologie du savoir, cf. note précédente) recueille l’héritage
de l’ « histoire épistémologique » de Canguilhem et se démarque de l’ « épistémologie
historique » de Bachelard (pour reprendre la distinction proposée et développée par
Dominique Lecourt dans Pour une critique de l’épistémologie,Paris, François Maspéro, coll.
« Théorie », 1972). Sans doute Bachelard établit-il que « toute science particulière produit,
à chaque moment de son histoire, ses propres normes de vérité » (op. cit., p. 67), mais la
vérité reste justement pour lui la norme absolue de la scientificité, conquise sur les
obstacles et les limitations qui empêchent d’abord l’avènement des concepts scientifiques.
L’accès à la vérité se produit donc selon la dynamique d’un dépassement qui conduit, fût-
ce au prix d’une « rupture » épistémologique, du niveau préscientifique au niveau
proprement scientifique de sa formulation. Canguilhem reprend à Bachelard l’idée d’une
normativité inhérente à chaque élaboration scientifique. Mais il radicalise cette idée en
indiquant que la validation d’une théorie scientifique dépend moins du passage de l’erreur
à la vérité que de la constitution historique d’un système d’énoncés, de concepts, de
méthodes cohérents. C’est cette notion de cohérence interne d’un ensemble de discours
(qui a l’avantage d’exclure toute référence à la subjectivité, voire à la libido du savant) que
Foucault généralise en la décalant du niveau épistémologique de la science vers le niveau
archéologique du savoir. Ce rapprochement entre Foucault et Canguilhem est attesté
notamment dans la « Discussion » que Foucault engage avec F. Dagognet à la suite de son
exposé sur Cuvier à l’Institut d’histoire des sciences en mai 1969 (voir DE, II, no 76 [1969],
p. 27-29 et notre bref compte rendu dans les « Indications bibliographiques »).
[15] ↑ Dans L’esprit des sciences humaines (Paris, Vrin, coll. « Problèmes & controverses »,
2005), Guillaume Le Blanc va jusqu’à parler d’un « pli langagier de l’archéologie » de
Foucault (p. 31 sq.) qui conduit ce dernier à occulter dans Les mots et les choses la question
mentale, au cœur pourtant d’une « autre histoire des sciences humaines » (p. 87).
[16] ↑ Citons, sans prétention à l’exhaustivité, les deux ouvrages de Frédéric Gros,
Foucault et la folie (Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1997) et Michel Foucault (Paris, PUF,
coll. « Que sais-je ? », 1996), ceux de Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault. Un
parcours philosophique (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines »,
1984) et de Béatrice Han, L’ontologie manquée de Michel Foucault (Grenoble, Jérôme
Millon, 1998), ou encore la remarquable étude de Mathieu Potte-Bonneville, Michel
Foucault, l’inquiétude de l’histoire (Paris, PUF, coll. « Philosopher », 2004). Il faut mentionner
enfin, comme un livre à part, le Foucault de Gilles Deleuze (Paris, Minuit, coll. « Critique »,
1986). Pour d’autres ouvrages de référence, voir nos « Indications bibliographiques » en fin
de volume.
[17] ↑ DE, I, « Chronologie », p. 27.
[18] ↑ Il s’agit du titre initialement prévu pour Les mots et les choses, mais refusé par
l’éditeur (puisqu’il avait déjà été donné à un autre ouvrage). Il a été finalement repris dans
la traduction anglaise des Mots et les choses (parue chez Tavistock à Londres, sous le titre
The Order of Things, en 1970).
[19] ↑ Frédéric Gros a proposé des éléments d’analyse de cette préface dans sonarticle
« De Borgès à Magritte », in Michel Foucault, la littérature et les arts, Ph. Artières (dir.),
Actes du colloque de Cerisy – juin 2001, Paris, Kimé, 2004, p. 15-22.
[20] ↑ Comme le note Tristan Dagron, « la catégorie centrale de la taxinomie chinoise [de
Borgès] (“inclus dans la présente classification”) suffit à indiquer le paradoxe de la
classification. À elle seule, elle constitue une transgression de l’ordre classificatoire qu’elle
replie sur lui-même en indiquant le vide ou l’absence de lieu sur lequel elle se développe »
(« Espaces et fictions : notes sur Foucault et la Renaissance », in Lectures de Michel
Foucault, 2 : Foucault et la philosophie, E. da Silva (dir.), Lyon, ENS Éditions, coll « Theoria »,
2003, p. 95). Voir aussi notre analyse dans « L’envers du désordre. Connaître, décrire,
classer à l’âge classique », in G. Samama (dir.), La connaissance des choses. Définition,
description, classification, Paris, Ellipses, 2005, notamment p. 107-109.
[21] ↑ « Dans l’universalité de la ratio occidentale, il y a ce partage qu’est l’Orient :
l’Orient, pensé comme l’origine, rêvé comme le point vertigineux d’où naissent les
nostalgies et les promesses de retour, l’Orient offert à la raison colonisatrice de l’Occident,
mais indéfiniment inaccessible, car il demeure toujours la limite : nuit du commencement,
en quoi l’Occident s’est formé, mais dans laquelle il a tracé une ligne de partage, l’Orient
est pour lui tout ce qu’il n’est pas, encore qu’il doive y chercher ce qu’est sa vérité
primitive » (DE, I, 4 [1961], p. 191-192).
[22] ↑ Cf. F. Gros, art. cité, p. 17.
[23] ↑ Sur le kantisme paradoxal ou hétérodoxe de Foucault dans la préface desMots et
les choses, nous renvoyons aux analyses de Béatrice Han, op. cit., p. 31-35, 6871 et 93-102.
Nous reviendrons plus loin sur cette question.
[24] ↑ F. Gros parle de l’opposition entre les « ordres pratiques » et les « théories de
l’ordre » (art. cité, p. 21).
[25] ↑ F. Gros propose de lire dans cette double acception du « fondamental » l’effet d’une
« réduction eïdétique » et d’une « réduction transcendantale » (ibid.).
[26] ↑ « Préface à l’édition anglaise » des Mots et les choses, in DE, II, 72 [1970], p. 7.
Foucault justifie ainsi après coup le choix des trois domaines empiriques étudiés dans Les
mots et les choses et la mise à l’écart dans son analyse du domaine des sciences formelles
et déductives (physique et mathématique). Il y revient également dans L’archéologie du
savoir (chap. « Science et savoir », voir notamment p. 232-240).
[27] ↑ Dans Foucault ou le nihilisme de la chaire (Paris, PUF, coll « Sociologies », 1986, p. 39-
41), J.-G. Merquior a clairement établi, après H. Dreyfus et Rabinow, qu’il ne saurait être
question d’identifier les « épistémès » de Foucault et les « paradigmes » au sens que Kuhn a
donné à ce terme dans La structure des révolutions scientifiques ([1962], trad. fr. L. Meyer,
Paris, Flammarion, 1983). Sans doute les paradigmes kuhniens s’apparentent-ils aux
épistémès en ce qu’ils sont radicalement distincts les uns des autres (incommensurables),
et que le « passage » de l’un à l’autre prend la forme d’une crise qui en dénoue l’évidence.
Pour autant, les épistémès de Foucault désignent avant tout un système de relations qui
tisse entre les discours d’une époque donnée un réseau de nécessités inaccessible en
principe à la conscience de ceux qui émettent des discours : c’est la raison pour laquelle
l’analyse historique et critique de la modernité que propose Foucault dans la seconde
partie des Mots et les choses ne peut s’écrire que depuis un certain « seuil » qui tend à
situer l’archéologue à la limite du dispositif de savoir qu’il décrit et dans lequel, pour une
large part, il reste pris. Or, comme le souligne à juste titre Merquior, les paradigmes au
sens de Kuhn ne remplissent pas ces deux conditions de l’épistémè. D’une part, en effet,
« ils fonctionnent comme des modèles concrets partagés par les chercheurs dans leur
pratique scientifique, pratique qui vise précisément à “affiner le paradigme” » (op. cit., p.
39) : il est par conséquent essentiel que ces paradigmes soient conscients pour qu’ils
puissent remplir leur fonction exemplaire. D’autre part, cet enracinement dans la pratique
collective de la recherche scientifique soustrait le paradigme au statut d’a priori historique
que reçoit l’épistémè foucaldienne : il s’agit plus d’un ensemble de règles pratiques que
d’un véritable réseau catégoriel. On peut souligner enfin qu’en formant la notion
« souple » de paradigme, Kuhn cherche avant tout à rendre compte des « révolutions
scientifiques » qui font basculer la pratique et la théorie scientifiques à partir de la mise en
crise de la science « normale ». La notion d’ « épistémè » telle que l’élabore Foucault dans
Les mots et les choses vise plutôt à accentuer, contre une certaine tradition d’histoire des
sciences, le principe d’une discontinuité entre des époques du savoir : elle peine pour cette
raison même à rendre compte du changement historique autrement qu’en recourant à la
fonction interruptive d’ « événements » inexplicables.
[28] ↑ Il faut noter que Foucault ne distingue pas clairement dans Les mots et les choses
ces deux formes d’histoire, dont il se contente le plus souvent d’identifier le présupposé
commun, à savoir une philosophie de l’histoire continue et progressive. Ce n’est que dans
L’archéologie du savoir que Foucault affinera son analyse en radicalisant sa critique de
l’histoire des idées (voir chap. IV, 1 : « Archéologie et histoire des idées », p. 177183),
prisonnière des catégories de genèse, continuité et totalisation (p. 181) et en rapportant la
démarche de l’archéologie du savoir à celle d’une forme particulière d’histoire des sciences
(cf. supra, n. 1, p. 6). On peut donc dire que, pour Foucault, il y a une bonne histoire des
sciences : c’est celle qui évacue la préoccupation exclusive d’une « orthogenèse des
sciences » (p. 236) et du « cumul linéaire des vérités » (p. 245), et qui, en deçà de tout
partage entre le non-scientifique et le scientifique, s’intéresse d’abord aux conditions
historiquement déterminées dans lesquelles un certain type de discours en vient à faire
science. De ce point de vue, Foucault est sans doute plus proche de Canguilhem dans sa
pratique d’archéologue qu’il ne le laisse entendre en 1969. Comme le montre en effet
Dominique Lecourt dans Pour une critique de l’épistémologie, Canguilhem s’en prend à une
forme d’histoire des sciences qui se résume à une simple chronique des idées, attachée à la
fois à trouver pour chaque théorie un « précurseur » et à produire une lecture récurrente
de l’histoire des sciences, en mesurant systématiquement la validité des théories
antérieures à celle de la théorie actuelle. On retrouve ici le thème d’une critique de l’
« orthogenèse des sciences » qui conduit à faire de l’histoire des sciences, selon le mot de
Canguilhem, « le musée des erreurs de la raison humaine » (La connaissance de la vie,
Paris, Vrin, 1965, p. 43) ou encore à tenir « l’antériorité chronologique [pour] une
infériorité logique » (op. cit., p. 44).
[29] ↑ Foucault se démarque ainsi, en 1969, d’un certain usage, phénoménologique et
même husserlien, de la notion d’ « archéologie » : « Ce mot “archéologie” me gêne un peu,
parce qu’il recouvre deux thèmes qui ne sont pas exactement les miens. D’abord le thème
du commencement (archè en grec signifie commencement au sens de l’origine première,
du fondement à partir de quoi tout le reste serait possible). Je ne suis pas en quête de ce
premier moment solennel à partir duquel, par exemple, toute la mathématique
occidentale a été possible. Je ne remonte pas à Euclide ou à Pythagore. Ce sont toujours des
commencements relatifs que je recherche, plus des instaurations ou des transformations
que des fondements, des fondations. Et puis me gêne également l’idée de fouilles. Ce que je
cherche, ce ne sont pas des relations qui seraient restées secrètes, cachées, plus
silencieuses ou plus profondes que la conscience des hommes. J’essaie au contraire de
définir des relations qui sont à la surface même des discours ; je tente de rendre visible ce
qui n’est invisible que d’être trop à la surface des choses » (DE, I, 66 [1969], p. 772).
[30] ↑ Ainsi s’éclaire la distinction esquissée dans la préface entre « utopie » et
« hétérotopie » : l’utopie est rapport au temps, elle est non-lieu actuel (mais à venir) ;
l’hétérotopie est rapport à l’espace, décrochée de toute situation dans le temps.
[31] ↑ Foucault reviendra sur ce point dans L’ordre du discours (Paris, Gallimard, 1971) :
il y a un « être dans le vrai » (comme on dit « être dans l’ordre ») qui précède et rend
possible toute distinction entre le vrai et le faux et qu’il faut ramener à ses conditions
historiques de possibilité. Voir à ce sujet l’article de Francis Wolff, « Foucault, l’ordre du
discours et la vérité », Cahiers philosophiques, no 83, juin 2000, p. 7-29.
[32] ↑ Voir sur ce point les réflexions de Judith Revel dans Michel Foucault. Expériences de
la pensée, Paris, Bordas, coll. « Philosophie présente », 2005, chap. II : « Discontinuité de la
pensée ou pensée du discontinu ? ». L’auteur met particulièrement en lumière la proximité
entre la démarche archéologique de Foucault et la démarche épistémologique de
Canguilhem.
[33] ↑ Foucault prend sans doute pour cible l’ouvrage de Paul Hazard, La crise de la
conscience européenne (1680-1715) (Paris, Boivin et Cie, 1935) qui forme l’exacte antithèse
de la démarche proposée dans Les mots et les choses. Dans la perspective développée par
Hazard, la « crise » n’est en effet mentionnée que pour être résolue par le travail de
l’historien des idées soucieux de la dénouer en retrouvant les maillons intermédiaires qui
permettent de comprendre l’émergence de l’âge classique à partir du conflit des Anciens et
des Modernes. Sur les enjeux et les termes de ce débat implicite entre Foucault et Hazard,
voir l’article de Jean Miel, « Ideas or epistemes : Hazard vs Foucault », Yale French Studies,
no 49 (1973), p. 231-245.
[34] ↑ La deuxième partie des Mots et les choses met particulièrement l’accent sur ces
processus de recomposition diachronique : non seulement la mutation de l’âge classique à
l’époque moderne s’opère selon deux phases successives, mais encore à l’intérieur de sa
description archéologique de l’épistémè moderne, Foucault complète l’ « explication
synchronique des sciences humaines par un déchiffrement diachronique qui situe
différents moments du dévoilement des sciences humaines en fonction de plusieurs
modèles qui se succèdent historiquement » (G. Le Blanc, op. cit., p. 22).
[35] ↑ Un premier ensemble, consacré à l’analyse du savoir « classique » occupe les
chapitres III à VI, un autre, consacré à l’analyse du savoir « moderne », occupe les
chapitres VII à X : l’effet de symétrie est encore renforcé par le fait que la présentation de
chacun de ces deux grands tableaux occupe, dans l’économie interne du livre, quasiment
le même nombre de pages.
[36] ↑ Ainsi, à la pliure propre à chaque espace du savoir (ressemblance, représentation,
homme) correspond la pliure centrale du livre de Foucault : en le pliant pour le refermer,
le lecteur fait ainsi, malgré lui, se toucher les bords du livre, qui communiquent par
l’exclusion réciproque de l’homme et du langage, soit par la disparition de l’homme dans
un « retour du langage » porté par la littérature comme par la linguistique.
[37] ↑ Foucault répondant à la question : « Qu’est-ce qu’un philosophe ? », sollicite
naturellement la figure de Nietzsche : « Pour lui, le philosophe était celui qui diagnostique
l’état de la pensée. On peut d’ailleurs envisager deux sortes de philosophes, celui qui ouvre
de nouveaux chemins à la pensée, comme Heidegger, et celui qui joue en quelque sorte le
rôle d’archéologue, qui étudie l’espace dans lequel se déploie la pensée, ainsi que les
conditions de cette pensée, son mode de constitution » (DE, I, 42 [1966], p. 553). Il faut noter
toutefois que c’est Kant, promoteur de l’Aufklärung, qui viendra par la suite occuper pour
Foucault cette fonction de diagnosticien (cf. « Qu’est-ce que les Lumières ? », in DE, IV, 339
[1984]). Sur ce point, nous renvoyons aux analyses de F. Fischbach, « Aufklärung et
modernité philosophique : Foucault entre Kant et Hegel », in Lectures de Michel Foucault,
2 : Foucault et la philosophie, p. 115-134.
[38] ↑ L’archéologie du savoir, p. 21.
[39] ↑ À ce sujet, voir notre article « La littérature aux confins du savoir : sur quelques
“dits et écrits” de Michel Foucault », in Lectures de Foucault, 3 : Sur les dits et écrits, P.-F.
Moreau (dir.), Lyon, ENS Éditions, coll. « Theoria », 2003, p. 17-33.
[40] ↑ Foucault affirme que l’analyse de l’archive de l’âge classique lui a « révélé » que
« l’homme n’existait pas à l’intérieur du savoir classique. Ce qui existait en cette place où
nous, maintenant, nous découvrons l’homme, c’était le pouvoir propre au discours, à
l’ordre verbal de représenter l’ordre des choses. Pour étudier la grammaire ou le système
des richesses, il n’était pas besoin de passer par une science de l’homme, mais de passer
par le discours » (DE, I, 34 [1966], p. 501).
[41] ↑ C’est le titre de la deuxième section du chapitre IX des Mots et les choses.
[42] ↑ Nous reprenons ici, pour l’appliquer à Les mots et les choses, l’analyse que Mathieu
Potte-Bonneville déploie à propos de l’Histoire de la folie (cf. La philosophie de Michel
Foucault : pensée des crises, pensée en crise, thèse de doctorat, Université de Lille 3, 2003, p.
61-62 ; et Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, p. 73-75).
[43] ↑ M. Potte-Bonneville, La philosophie de Michel Foucault : pensée des crises, pensée en
crise, p. 61.
[44] ↑ « Ce genre de recherches n’est possible que comme analyse de notre propre sous-
sol. Ce n’est pas un défaut de ces disciplines rétrospectives de trouver leur point de départ
dans notre actualité » (DE, I, 34 [1966], p. 500).
[45] ↑ Foucault reviendra lui-même dans L’archéologie du savoir sur les limites d’une
telle archéologie conçue comme une « histoire du référent » (p. 64), c’est-à-dire comme
l’analyse du rapport entre une expérience fondamentale et un savoir positif qui l’occulte et
lui confère en même temps sa valeur irréductible.
Ressemblance, représentation,
discours
Présentation de la première partie des Mots et les
choses (chapitres I-VI)
Notes du chapitre
[1] ↑ Cette analyse sera reprise et achevée dans le chapitre IX des Mots et les choses
lorsque Foucault cherchera à montrer comment, à la suite de l’émergence de la réflexion
critique, la représentation en vient à être pensée en rapport avec ses propres conditions de
possibilité (voir infra, 3.1 : « La fin du Discours »).
[2] ↑ Pour une analyse plus détaillée de ce chapitre, nous renvoyons à notre article
« L’envers du désordre. Connaître, décrire, classer à l’âge classique », op. cit., notamment p.
110-120.
L’histoire, l’homme, le langage
Commentaire de la deuxième partie des Mots et
les choses (chapitres VII à X)
Notes du chapitre
[1] ↑ Cette métaphore de l’effacement, qui fait son apparition dans les premières pages du
chapitre VII (cf. Les mots et les choses, p. 232) en rapport avec le thème général d’un retrait
de la pensée hors de « ces plages qu’elle habitait jadis » (p. 229), réapparaîtra à la fin du
livre : « Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues […] – alors on
peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable »
(p. 398).
[2] ↑ « Ambiguïté » est l’un des termes qui revient le plus souvent sous la plume de
Foucault pour désigner la constitution, au cœur de la modernité, d’un dispositif
anthropologique ainsi identifié comme fragile, « sablonneux » ou instable, voué à s’effacer
ou encore à se dissoudre de lui-même : de cette manière, la pensée moderne, marquée
dans ses fondements par cette « ambiguïté » (que Foucault associe à la démarche
phénoménologique en général et à la pensée de Merleau-Ponty en particulier), s’oppose à
la consistance et à la rigoureuse disposition du savoir classique.
[3] ↑ De même, la rupture entre l’épistémè de la Renaissance et l’épistémè de l’âge
classique s’opérait en réalité sous la forme d’une transition – celle qui, faisant passer du
Quichotte de Cervantès aux Regulae de Descartes, permettait au savoir de franchir un
nouveau seuil historique.
[4] ↑ D’où la prolifération du « nous » qui signe cette appartenance historique, dans la
deuxième partie du livre de Foucault : l’objet de cette partie est ainsi clairement identifié
comme « la pensée qui nous est contemporaine et avec laquelle, bon gré mal gré, nous
pensons » (Les mots et les choses, p. 262, je souligne). « Bon gré, mal gré » puisque
l’archéologue ne cherche pas à s’identifier, sur le mode d’une adhésion passive, à ce
système de pensée moderne qu’il analyse pourtant comme le sien, mais plutôt à s’en
déprendre.
[5] ↑ D’une certaine manière, la littérature, située en marge d’une marge, désigne la
pointe extrême de la modernité, le lieu où celle-ci est en train de se déprendre d’elle-
même : dans les œuvres de Mallarmé, de Roussel ou de Bataille, coïncident pour Foucault
ce qu’il est devenu impossible de penser et la possibilité de penser autrement.
1. Archéologie d’une rupture
1 - Décrochages
Arrêtons-nous donc d’abord à la première phase de cette
transformation et aux modifications qui affectent – au même
moment et de manière isomorphe – chacun des trois domaines
empiriques étudiés par Foucault dans son livre. L’analyse des
richesses, l’étude des êtres naturels et l’analyse du langage se
trouvent en effet rapportées respectivement aux concepts de
travail, d’organisation, de flexion qui, sans être absolument inédits,
vont commencer à désigner à chaque fois un « principe interne
irréductible au jeu réciproque des représentations » (239). De là
vient alors l’ambiguïté de ces formes nouvelles de savoir qui, à la
fin du XVIIIe siècle, restent tributaires du cadre classique de l’analyse
des positivités même si elles y introduisent des éléments
conceptuels et un type de réflexion qui tendent à le faire éclater.
Cela permet de comprendre notamment pourquoi dans le domaine
de l’économie les analyses d’Adam Smith ne sont pas, d’un strict
point de vue archéologique, aussi fondatrices que le voudrait
notamment une tradition de lecture de l’histoire de l’économie
moderne. Selon cette tradition en effet, Adam Smith aurait introduit
« dans un domaine de réflexion qui ne le connaissait pas encore le
concept de travail », rejetant du même coup l’analyse classique des
richesses, centrée sur la monnaie, le commerce et l’échange, dans
« un âge préhistorique du savoir » (234). Une telle reconstitution de
l’histoire de l’économie moderne apparaît notamment chez
Althusser, lorsqu’il cherche à montrer comment le marxisme, dans
sa vocation proprement scientifique, procède d’une « coupure
épistémologique » qui renouvelle en profondeur l’économie
politique initiée par Smith et poursuivie par Ricardo en faisant
porter l’analyse sur les rapports historiquement déterminés du
travail et du capital. Or la thèse archéologique soutenue par
Foucault ici va clairement à l’encontre de ce type de lecture : s’il y a
coupure, en effet, elle passe non pas entre Marx et ses
prédécesseurs, entre le marxisme et sa « préhistoire », mais plutôt
entre Smith d’une part, et Ricardo d’autre part, Marx étant tenu dès
lors pour le strict contemporain de ce dernier. Pour bien
comprendre l’enjeu polémique de cette divergence, il convient donc
de récapituler les arguments avancés par Foucault. Celui-ci
s’attache en premier lieu à relativiser la modernité supposée des
analyses de Smith ; puis, il précise en quoi consiste néanmoins
l’avancée décisive de ces analyses sur le plan économique.
La pensée économique de Smith reste en effet soumise pour
l’essentiel aux mêmes contraintes épistémologiques que celles qui
pesaient sur les analyses de Turgot ou de Cantillon : les uns et les
autres s’accordent à distinguer la valeur d’usage des choses (qui se
rapporte aux besoins des hommes) et leur valeur d’échange
(mesurée par la quantité de travail nécessaire à leur production). Ici
comme là, le travail sert donc de « mesure de la valeur d’échange »
(234). À quoi tient alors le « décrochage essentiel » (237) qui
distingue l’analyse de Smith de celles de ses prédécesseurs ?
Essentiellement en ce que, là où l’analyse classique rapporte en
dernière instance la valeur d’échange des richesses et la quantité de
travail qu’elles représentent aux besoins qui les rendent désirables,
la théorie économique de Smith fait du travail « une unité de
mesure irréductible, indépassable et absolue » (235) des richesses
échangeables. C’est par conséquent l’ensemble du jeu des échanges
et des besoins qui se trouve désormais unifié et réglé à partir de ce
« principe d’ordre » (237) – le travail – qui assure, sous la condition
essentielle du temps, l’articulation entre les désirs et les biens :
Pour établir une équivalence entre les objets de désir et donc fixer
les lois de l’échange, il ne suffit donc plus de les rapporter à d’autres
objets et à d’autres désirs : il faut faire intervenir, entre eux, la
référence à cette dimension du travail qui leur est « radicalement
hétérogène » (237) parce qu’elle ramène l’espace des échanges « au
temps, à la peine, à la fatigue et, en passant à la limite, à la mort
elle-même » (237) de celui qui, en travaillant, crée la possibilité de
ces échanges. Ce n’est donc pas tant l’introduction du travail dans la
pensée économique qui constitue l’apport décisif de Smith, mais
plutôt l’introduction de la verticalité obscure du temps laborieux
dans le grand réseau ordonné des échanges. De cette manière, le
décrochage opéré par les réflexions de Smith dans l’ordre de
l’analyse économique constitue bien une certaine fracture du
régime représentatif auquel restaient soumises les réflexions
classiques sur les richesses. Cette fracture épistémologique, qui
introduit du « jeu » entre l’analyse des représentations et leur
fondement hétérogène, dégage donc selon Foucault l’espace de
constitution d’une économie politique adossée à une anthropologie
de la finitude, telle qu’elle prend forme chez Ricardo et chez Marx
au XIXe siècle.
L’archéologue souligne ainsi la position charnière de l’œuvre de
Smith qui esquisse le basculement complet de l’analyse
représentative des richesses (fondée sur un système d’équivalence
et d’ajustement entre les besoins et les biens échangeables) dans la
forme d’une économie politique qui, à la fois, place l’homme et son
travail au cœur de l’activité économique et les renvoie aux
dimensions négatives de la finitude et de l’aliénation. C’est bien
alors la dimension d’une anthropologie négative qui émerge :
l’homme n’apparaît dans l’ordre du savoir qu’à travers un
ensemble historique de « mécanismes extérieurs à la conscience
humaine » (238) qui le surplombent et qui constituent la marque
concrète de sa finitude. Il y a donc un rapport fondamental de la
finitude à l’histoire qui s’esquisse ici en creux dans l’œuvre de Smith
et qui trouvera dans celle de Ricardo sa forme positive.
Du côté de l’histoire naturelle, Foucault observe, entre 1775 et 1795,
un décrochage « du même type » (238). De la même manière que,
précédemment, l’analyse des richesses pivotait sur elle-même pour
s’ouvrir à la dimension irréductible et fondatrice du travail, de
même à présent, c’est le « grand tableau de l’histoire naturelle » qui
est comme fracturé (245) et ouvert sur une dimension invisible,
celle de l’organisation des êtres naturels. Mais, pas plus ici que là,
cette fracture ne vaut comme une transformation complète et
définitive du dispositif épistémologique qui sous-tend les Systèmes
de Tournefort et de Linné ou la Méthode d’Adanson. Elle laisse en
effet en place les principes généraux de la classification, et de la
caractérisation taxinomique. Autrement dit, la modification
qu’apportent Jussieu, Vicq d’Azyr et Lamarck à la configuration
générale de l’histoire naturelle « ne touche pas encore au mode
d’être d’un ordre naturel » (244) : c’est celui-ci qui fixe par
conséquent les limites de leur entreprise. En quoi consiste alors
cette modification ? Elle concerne essentiellement, selon Foucault,
la méthode de classification, soit « la technique qui permet d’établir
le caractère, le rapport entre structure visible et critères de
l’identité » (239), ou encore le rapport entre l’articulation des
différences entre les êtres et la désignation de leur nom commun :
c’est en effet désormais le concept d’organisation qui rend possible
la transformation de la structure décrite en caractère taxinomique.
Ce décrochage est bien de même nature que celui qui affecte le
domaine de l’analyse des richesses : il s’accomplit à partir d’une
sorte de redistribution interne des concepts qui témoigne d’un
certain « jeu » au sein même des savoirs empiriques. En effet,
l’organisation, pas plus que le travail, ne sont des concepts
nouveaux ; c’est plutôt leur situation à l’intérieur du savoir qui
change et qui du même coup porte ce savoir à sa limite [1] .
Dans le domaine de l’histoire naturelle, le décrochage consiste donc
à ordonner l’ensemble du visible à un « principe étranger au
domaine du visible » (239), en ouvrant ainsi le grand tableau des
êtres naturels sur « un espace profond, intérieur, essentiel » (244)
qui désormais constitue l’espace de référence pour toute entreprise
de classification. Or, à partir du moment où la caractérisation se
met à dépendre de l’organisation, celle-ci impose un nouveau mode
de distribution hiérarchique des caractères, qui les lie
prioritairement à des fonctions. Il ne suffit donc plus, pour établir
l’importance d’un caractère, de comparer entre elles plusieurs
structures visibles, et d’observer sa fréquence ; c’est désormais
l’organisation interne de l’être vivant qui décide de cette
importance en rapport avec les fonctions qui lui sont essentielles.
Foucault suit ici les recommandations méthodologiques de Jussieu
dans son Genera plantarum :
On se met à parler sur des choses qui ont lieu dans un autre
espace que les mots (243).
2 - « Kantisme » et anthropologie
Dans chacun des trois domaines étudiés par Foucault, c’est donc
une même mutation profonde du savoir classique qui s’amorce,
sous la forme encore ambiguë de ces déplacements ou de ces
réorientations de l’analyse empirique qui contribuent à dessiner les
« limites de la représentation » tout en restant pris dans ces limites
mêmes. Le travail, l’organisation, les flexions ouvrent l’analyse des
richesses, l’histoire naturelle et la grammaire générale sur une
dimension intérieure, invisible, volumineuse, profonde (pour
reprendre quelques-unes des expressions récurrentes de Foucault)
qui échappe au pouvoir de la représentation et vient même fonder
désormais ce pouvoir.
Il y a là un moment paradoxal dans l’élaboration historique du
savoir moderne que Foucault se propose d’analyser à la fin du
chapitre VII, en le rapportant notamment à l’unité de l’ « événement
d’en dessous, un peu énigmatique » (251) qui en commande
archéologiquement l’articulation. Recourir, comme le fait ici
Foucault, à cette dimension événementielle de la rupture de
l’épistémè, cela permet d’abord d’homogénéiser cette rupture, en
ressaisissant la diversité de ses formes et de ses champs
d’application à partir du principe unique qui l’a engendrée. Mais
cela permet aussi de contrer deux autres lectures possibles des
transformations du savoir : une lecture téléologique (celle que
propose le plus souvent l’histoire des sciences) qui consiste à
soumettre ces transformations à la logique d’un « progrès dans la
rationalité » (251), et qui présuppose par conséquent un
mouvement continu de la connaissance vers la maîtrise rationnelle
de ses objets ; une lecture « culturelle » (à laquelle se livre plutôt
l’histoire des idées), consistant à interpréter les mutations
profondes qui affectent le savoir à la fin du XVIIIe siècle comme les
effets d’un certain « romantisme » naissant, préoccupé soudain par
les « figures complexes de la vie, de l’histoire et de la société » (251)
qui auraient ainsi formé de nouveaux objets disponibles pour la
connaissance. Dans le premier cas, la transformation procède de la
raison ; dans le second cas, elle relève de l’objectivité elle-même, en
tant qu’elle est soumise au jeu historique des opinions et des
intérêts culturels. Foucault ne fait mention ici de ces deux lectures
possibles que pour en pointer l’insuffisance et faire apparaître par
contraste le niveau d’analyse propre à l’archéologie des savoirs : la
mutation du savoir dont les chapitres VII et VIII proposent
l’explicitation ne concerne en effet ni les modes de connaissance ni
les objets à connaître, mais bien plus profondément le « mode d’être
commun aux choses et à la connaissance » (252-253). En d’autres
termes, ce qui est concerné par l’événement de la rupture
épistémologique, c’est bien cette expérience historique de l’ordre
qui, depuis le XVIIe siècle, se fondait sur un certain « rapport de la
représentation à ce qui est donné en elle » (251). La corrélation
entre les choses et la connaissance, essentielle à l’entreprise du
savoir, ne s’opère plus désormais à partir du jeu interne d’une
représentation redoublée, mais à partir d’un « arrière-monde plus
profond qu’elle-même et plus épais » (252) qui vient fonder toute
l’expérience représentée. Pourtant, l’invisible (du travail, de
l’organisation, des flexions) est encore seulement la condition
(extra-représentative) du lien visible entre les représentations et
entre les éléments représentatifs. De ce point de vue, seule la
seconde phase de la mutation épistémologique décrite par Foucault
au chapitre VIII, permet d’accomplir véritablement la césure entre
le savoir classique et le savoir moderne :
3 - La philologie et la dispersion du
langage
L’analyse de la constitution de la positivité philologique va
confirmer cette tendance à la dispersion du savoir et de la pensée
modernes : car si « la constitution de l’historicité dans l’ordre de la
grammaire s’est faite selon le même modèle que dans la science du
vivant » (292), l’histoire des langues et l’histoire des vivants
renvoient finalement à des modes de pensée irréductibles l’un à
l’autre. Cette analyse de la philologie moderne répond toutefois à
un autre enjeu qui commande le précédent : il s’agit en effet de
montrer que l’éclatement des formes de positivité et des formes de
pensée tient pour l’essentiel à ce que le langage a cessé, à partir du
XIXe siècle, de constituer la forme et l’instrument privilégiés du
Notes du chapitre
[1] ↑ Se pose ici le problème du recours systématique, par Foucault, à des noms propres
(Ricardo, Cuvier, Bopp) pour désigner les ruptures fondatrices de l’économie politique, de
la biologie ou de la philologie. Ces désignations nominatives ont sans doute une fonction
polémique (Ricardo plutôt que Marx, Cuvier plutôt que Lamarck) ; il reste que Foucault a
reconnu le paradoxe que recèle cette extrême personnalisation des transformations
pourtant anonymes du savoir telles que cherche à les mettre au jour l’archéologue : « J’ai
dit “Cuvier”, “Bopp”, “Ricardo”, alors qu’en fait j’essayais par là d’utiliser le nom, non pas
pour désigner la totalité d’une œuvre qui répondrait à une certaine délimitation, mais
pour désigner une certaine transformation qui a lieu à une époque donnée et qu’on peut
voir mise en œuvre, à telmoment et en particulier dans les textes en question. L’usage que
j’ai fait du nom propre dans Les mots et les choses doit être réformé, et il faudrait
comprendre Ricardo ou Bopp non pas comme le nom qui permet de classer un certain
nombre d’œuvres, un certain ensemble d’opinions, mais comme le signe d’une
transformation. […] Car mon problème est de repérer une transformation. Autrement dit,
l’auteur n’existe pas » (DE, II, 77 [1970], p. 60-61). Les noms propres (y compris ceux de
Cervantès, Sade, Blanchot) fonctionneraient donc avant tout comme les « signes » visibles
d’une mutation archéologique insaisissable en dehors de ses effets.
[2] ↑ Voir Les mots et les choses, chap. VI, notamment p. 212-213.
[3] ↑ Cette polémique est d’une certaine manière préparée par la stratégie argumentative
qui consiste à différer au maximum la référence à « Marx » dans l’analyse des fondements
de l’économie politique.
[4] ↑ Voir, notamment, les propos de Sartre, dès la sortie des Mots et les choses :
« Derrière l’histoire, bien entendu, c’est le marxisme qui est visé. Il s’agit de constituer une
idéologie nouvelle, le dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser contre
Marx » (in L’Arc, no 30, « Jean-Paul Sartre », 4e trimestre 1966, p. 87-88).
[5] ↑ Voir Jean-Pierre Osier, « Présentation », in Ludwig Fuerbach, L’essence du
christianisme, Paris, Maspero, 1968 ; Gallimard, « Tel », 1992, p. 61-71.
[6] ↑ Louis Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 236.
[7] ↑ Étienne Balibar indique d’ailleurs que Foucault ne devait pas connaître la lecture
d’Althusser lorsqu’il a écrit Les mots et les choses, ce qui l’amènera à plusieurs repentirs
successifs, d’abord dans sa « Réponse au Cercle d’épistémologie » de l’ENS puis dans
L’archéologie du savoir (cf. François Dosse, op. cit., p. 397).
[8] ↑ Frédéric Gros, Michel Foucault, p. 52, n. 1.
[9] ↑ Dans la suite des Mots et les choses, l’attaque contre Sartre sera plus directe,
notamment lorsque Foucault dénoncera ceux qui « incitent la pensée à sortir de sa retraite
et à formuler ses choix ». Et il poursuit, répondant ainsi par avance aux objections
formulées par Sartre : « Peut-on dire que l’ignorent, en leur profonde niaiserie, ceux qui
affirment qu’il n’y a point de philosophie sans choix politique, que toute pensée est
“progressiste” ou “réactionnaire” ? Leur sottise est de croire que toute pensée “exprime”
l’idéologie d’une classe ; leur involontaire profondeur, c’est qu’ils montrent du doigt le
mode d’être moderne de la pensée » (p. 339). On pourrait dire alors, en forçant le trait,
qu’il y a un usage (sartrien) de Marx qui le maintient dans les limites de l’épistémè
moderne, ce qui n’exclut nullement qu’il y ait un autre usage de Marx qui permette au
contraire de diagnostiquer ce qui inquiète le présent. Que Foucault ait « joué » de ces
différents usages possibles de Marx (en distinguant par exemple la portée scientifique de
l’œuvre de Marx et sa portée historique), c’est ce que montrent tout particulièrement les
analyses de Stéphane Legrand (voir par exemple, « Le marxisme oublié de Michel
Foucault », in Actuel Marx, Dossier « Foucault et Marx », septembre 2004, p. 27-43).
[10] ↑ Voir à ce propos les analyses de Frédéric Keck dans Lévi-Strauss et la pensée
sauvage, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2004, p. 134-145.
[11] ↑ Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, p. 312-313.
[12] ↑ De ce point de vue, L’archéologie du savoir clarifie la position adoptée par Foucault
dans Les mots et les choses puisqu’y est clairement stigmatisée une certaine
anthropologisation de Marx (p. 23) qui est le propre de Sartre, non d’Althusser – ce dernier
écrivant Pour Marx sans doute aussi pour contrer une telle anthropologisation qui occulte
la dimension de rupture scientifique du projet marxiste.
[13] ↑ Foucault avait déjà associé ces deux figures dans une conférence de 1964 intitulée
« Nietzsche, Freud, Marx », où il ne s’agissait pourtant que de pointer la résurgence
moderne des techniques d’interprétation (cf. DE, I, 46 [1967]).
[14] ↑ Dans cette reconstruction archéologique du savoir biologique, saisi au plus près de
ses ruptures fondatrices, Foucault s’appuie explicitement sur l’étude d’Henri Daudin,
Cuvier et Lamarck. Les classes zoologiques et l’idée de série animale, 2 t., Paris, Félix Alcan,
1926-1927 (rééd. PUF, 1983). Cette étude se présentait comme une évaluation des
principales avancées de Cuvier et de Lamarck dans le domaine de la zoologie. Foucault a
manifestement trouvé toute la matière de son exposé sur l’œuvre de Cuvier dans le livre
de Daudin : le tome I faisait en effet apparaître l’importance du travail scientifique de
Cuvier dans le cadre du Museum d’Histoire naturelle ; l’ensemble du tome II consistait dans
une présentation détaillée des travaux et des découvertes de Cuvier (chap. VIII, 1 : « Les
caractères généraux de la réforme de la classification » et 2 : « Principe de la subordination
des caractères, lois de coexistence et unité de plan dans les premiers travaux de Cuvier »)
ainsi que dans une confrontation entre les apports respectifs de Cuvier et de Lamarck à la
pensée de l’évolution (chap. IX : « Cuvier : l’Anatomie et les plans généraux de
l’organisation » et X : « Lamarck : la défense de la série et la genèse des êtres vivants »).
Foucault a sans doute tiré son hypothèse archéologique d’une fondation de la biologie à
partir de l’œuvre de Cuvier de la lecture de l’autre ouvrage de Daudin, De Linné à Lamarck.
Méthodes de la classification et idée de série en botanique et en zoologie (1740-1790). Dans
cet ouvrage, Daudin tendait justement à présenter le travail de Lamarck comme étant pris
dans les limites de la taxinomie classique.
[15] ↑ Ce passage fait écho aux analyses concernant l’anatomo-clinique de Bichat dans
Naissance de la clinique (voir notamment le chap. VIII : « Ouvrez quelques cadavres »).
[16] ↑ Cuvier établit ainsi que la forme de la mâchoire inférieure constitue un indice
capital pour reconstituer l’organisation d’ensemble d’un animal, et par conséquent pour
établir des ressemblances et des différences entre les animaux : les organes de la
mastication renseignent en effet le naturaliste sur l’alimentation d’un animal, par
conséquent aussi sur sa digestion et sur le genre de vie qu’il est censé avoir, sur son milieu,
etc.
[17] ↑ Cette dissociation du visible et de l’invisible conduit, selon Foucault, à privilégier
désormais l’animal par rapport au végétal : « […] avec toutes ses figures déployées de la
tige à la graine, de la racine au fruit, le végétal formait, pour une pensée en tableau, un pur
objet transparent aux secrets généreusement retournés. Àpartir du moment où caractères
et structures s’étagent en profondeur vers la vie – vers ce point de fuite souterrain,
indéfiniment éloigné mais constituant – alors, c’est l’animal qui devient figure privilégiée,
avec ses charpentes occultes, ses organes enveloppés, tant de fonctions invisibles, et cette
force lointaine, au fond de tout, qui le maintient en vie » (Les mots et les choses, p. 289-
290).
[18] ↑ À travers cette opposition entre l’être représentable et la force énigmatique de la
vie, Foucault entend évoquer la métaphysique du « vouloir-vivre » de Schopenhauer, qu’il
interprète comme le projet original d’une « critique de la connaissance » (Les mots et les
choses, p. 291) radicalisant les enjeux de la critique kantienne. Car si ce projet vise bien à
rapporter la phénoménalité des choses et des êtres (leur apparition dans l’ordre du visible)
à cette « force fondamentale » (nouménale et invisible) de la Vie, ce n’est pas pour « fonder
le phénomène, [pour] en dire à la fois la limite et la loi, [pour] le rapporter à la finitude qui
le rend possible », mais aucontraire pour « le dissiper et [pour] le détruire comme la vie
elle-même détruit les êtres : car tout son être n’est qu’apparence » (ibid.). La Vie dévoile et
dénoue l’illusion dont se nourrit une connaissance vouée au seul être représentable des
choses.
[19] ↑ Foucault a repris cette démonstration lors des « Journées Cuvier » en
1969,s’exposant aux critiques, parfois sévères, d’épistémologues et d’historiens des
sciences du vivant (F. Dagognet, Y. Conry, C. Salomon, etc.) ; voir DE, II, 77 [1970].
[20] ↑ Foucault précise ainsi en 1969 le niveau d’analyse de sa démarche archéologique :
« […] le niveau auquel je me place n’est pas celui des conceptions, des théories : c’est celui
des opérations à partir desquelles, dans un discours scientifique, des objets peuvent
apparaître, des concepts peuvent être mis en œuvre et des théories peuvent être
construites. À ce niveau, on peut repérer des coupures » (L’archéologie du savoir, p. 58).
Cette démarche aboutit alors à privilégier la discontinuité historique des régimes de
formation discursive : « On peut avoir des concepts analogues les uns aux autres, des
théories isomorphes les unes aux autres et qui pourtant obéissent à des systèmes, à des
règles de formation différentes. Il me semble que la taxinomie de Jussieu est formée selon
le même schéma que celle de Linné, bien que et dans la mesure même où il essaie de le
dépasser. En revanche, la biologie de Cuvier me paraît obéir à d’autres règles de
formation. Une continuité conceptuelle ou un isomorphisme théorique peut parfaitement
recouvrir une coupure archéologique au niveau des règles de constitution des objets, des
concepts, des théories » (ibid., p. 59).
[21] ↑ Foucault reprend manifestement ici, sous la forme d’une thèse archéologique
tranchée, certaines des conclusions de l’étude très fournie d’Henri Daudin consacrée à
Cuvier et Lamarck : « [Lamarck] affirme la réalité d’une “série” animale unique et continue
[qui] est le produit d’une élaboration graduelle et ascendante. […] [Cette élaboration] est,
avant tout la mise à exécution, par étapes successives d’un plan total de la Nature. » Par
conséquent, même si Lamarck fait « une place de plus en plus grande aux actions et
réactions physiques par lesquelles les changements des circonstances suscitent des
modifications infiniment variées dans les habitudes et, par suite, dans l’organisation des
animaux, [il reste que] l’œuvre de la Nature, dans la pensée de Lamarck, ne dépend de ces
facteurs contingents que par ses détails, et non point quant à sa marche générale ou à ses
résultats d’ensemble. Issus d’une transformation graduelle des êtres qui les ont précédés,
les organismes actuellement vivants n’ont pas cessé de composer un ensemble réellement
continu, dont les lacunes apparentes sont destinées à être comblées par de nouvelles
observations : du degré inférieur au degré supérieur de cette échelle de perfection des
animaux, la complexité de l’organisation, la diversité et la spécialité des aptitudes
fonctionnelles croissent selon une règle uniforme ». Or Daudin affirme que
« contrairement à une opinion assez répandue, notamment chez des écrivains
transformistes, mais très superficielle, les travaux de Cuvier ont préparé et amorcé, plus
directement et plus effectivement que ceux de Lamarck lui-même, la dissolution du dogme
scientifique qui posait comme réguliers et nécessaires les rapports constitutifs de l’ordre
naturel ». En effet, Cuvier reconnaît « nettement l’impossibilité d’établir, soit un
enchaînement continu, soit une progression ascendante entre tous les animaux ». Cette
rupture tient à ce que le concept morphologique d’unité de plan qui revient à poser en
principe la constance fondamentale des composantes de l’organisation, s’oppose
radicalement à l’idée lamarckienne d’une évolution progressive des espèces. D’où la
conclusion de Daudin : « Au total, en dénonçant l’arbitraire édifiant de la représentation
sérielle du monde vivant, en reconnaissant le degré très inégal des rapports entre les types
zoologiques, en admettant enfin, que le nombre et la répartition des espèces, sinon leurs
caractères, peuvent être bouleversés, dans des cas exceptionnels, mais décisifs, par des
événements physiques – Cuvier a posé, plus que personne, la première moitié des conditions
nécessaires de Darwin » (Henri Daudin, op. cit., t. II, p. 253-256 ; nous soulignons). C’est
cette conclusion que Foucault traduit alors dans les termes d’une coupure archéologique,
définissant le seuil épistémologique à partir duquel une théorie de l’évolution est possible :
« Pour passer de l’état Linné à l’état Darwin du savoir biologiques, la transformation
Cuvier était nécessaire » (DE, II, 77 [1970], p. 58).
[22] ↑ La fin des Mots et les choses est clairement structurée par un tel jeu d’éclipses :
« L’homme s’étant constitué quand le langage était voué à la dispersion, ne va-t-il pas être
dispersé quand le langage se rassemble ? » (Les mots et les choses, p. 397).
[23] ↑ Foucault procède à deux découplages successifs pour faire apparaître
l’hétérogénéité qui caractérise le champ du savoir moderne : après avoir pointé ce qui
sépare sur le fond la pensée de la vie et la pensée du travail, il cherche à montrer ce qui
rend irréductibles l’une à l’autre la pensée de la vie et la pensée du langage. La dispersion
des modes d’être du langage soulignée à la fin du chapitre VIII et au début du chapitre IX,
fonctionne ainsi comme un indice et un élément de cet éclatement moderne du savoir, dès
lors qu’il n’est plus unifié à partir du Discours classique.
[24] ↑ Grimm observe notamment que les sonorités liées au radical d’un mot sont moins
sujettes au changement que celles qui appartiennent à la désinence.
[25] ↑ Voir Les mots et les choses, chap. IV, p. 109-111.
[26] ↑ C’est parce que, du point de vue de l’archéologie des savoirs, la modernité ne
représente aucune avancée, aucun « progrès » par rapport à l’âge classique que
l’apparente « régression » de la linguistique saussurienne par rapport aux conditions
fixées par la philologie moderne à l’analyse du langage, peut s’analyser comme une forme
de déprise de ces conditions mêmes. Elle est d’une certaine façon le prix à payer pour
sortir du sommeil anthropologique. En allant dans ce sens, Foucault met en garde de
manière récurrente contre toute interprétation psychologisante de la sémiologie de
Saussure qu’il interprète comme un malentendu : « Il était bien nécessaire […] que,
retrouvant le projet d’une sémiologie générale, Saussure ait donné du signe une définition
qui a pu paraître “psychologiste” (liaison d’un concept et d’une image) : c’est qu’en fait, il
redécouvrait là la condition classique pour penser la nature binaire du signe » (Les mots et
les choses, p. 81).
[27] ↑ Foucault précise toutefois qu’il ne s’agit pas de revenir à la fonction classificatrice
et ordonnatrice du discours classique mais que, si le langage se donne comme un
« tableau » des choses (selon une expression de Cuvier), c’est dans la mesure où « il se tient
à une certaine distance de la nature pour […] en recueillir finalement le portrait fidèle »
(Les mots et les choses, p. 310). Autrement dit, le langage n’est plus la grille de lecture
première de la nature mais son reflet à distance.
[28] ↑ Foucault reprend ici de manière très condensée le propos qu’il avait développé en
1964 lors du colloque de Cerisy consacré à Nietzsche (voir DE, I, 46 [1967]).
[29] ↑ La complémentarité ménagée par Foucault entre la phénoménologie et le
structuralisme n’a donc pas la même vocation polémique que le rabattement de Marx sur
Ricardo : car si le marxisme peut bien représenter pour Foucault « la conscience critique et
inquiète » de son temps, ce temps n’est plus le nôtre.
[30] ↑ Voir notamment Les mots et les choses, p. 59.
[31] ↑ Il semble par conséquent abusif de réduire le projet des Mots et les choses à
l’illustration du bien-fondé du structuralisme. L’ « archéologie des sciences humaines »,
qui trouve des appuis décisifs dans la pensée nietzschéenne comme dans le recours à
l’expérience littéraire, cherche en effet plutôt à situer l’effort de la réflexion formelle dans
le cadre plus général d’un « retour du langage ». C’est dans cette perspective que Les mots
et les choses dessinent, en contrepoint de l’ « archéologie des sciences humaines », le projet
d’une archéologie de la littérature (mettant en lumière l’expérience du langage) et celui
d’une archéologie du structuralisme (dont l’enjeu se rassemble à partir de la possibilité
d’une théorie pure du langage).
3. Le pli anthropologique du savoir
1 - La fin du Discours
Les conditions d’apparition de l’homme comme fondement de la
pensée et du savoir modernes sont donc d’abord définies par
Foucault par la négative : elles sont liées en effet à la disparition du
Discours en tant que celui-ci « assurait le déploiement initial,
spontané, naïf de la représentation en tableau » (315) et attribuait
donc au langage la capacité d’analyser la suite des représentations
et d’ordonner la connaissance des choses. Le basculement du
langage hors de la représentation constitue de ce point de vue un
événement archéologique majeur qui suffit, selon Foucault, à
définir le « seuil du classicisme à la modernité » (315). Car si le
langage accède, dans l’objectivation philologique, à cet être
autonome et à cette dimension d’historicité profonde, qui lui
donnent un statut quasi transcendantal analogue à celui que
reçoivent à partir du XIXe siècle le travail et la vie, il reste qu’en se
régionalisant, la réflexion sur le langage n’exerce plus le rôle
recteur qu’elle avait pu jouer, au sein du savoir classique, dans la
constitution interne de l’Histoire naturelle ou de l’analyse des
richesses.
L’analyse de Foucault explore alors le contraste entre deux modes
d’être historiques du langage qui bordent l’émergence de la figure
philosophique et épistémologique de l’homme.
Nous avons vu plus haut que le langage, détaché de sa fonction
représentative, se présente d’abord sur le mode de l’éparpillement
et connaît de ce point de vue un destin singulier par rapport à la vie
et au travail. Cet éparpillement se donne comme « la conséquence la
plus récemment visible (parce que la plus secrète et la plus
fondamentale) de la rupture de l’ordre classique » (318). Pourtant,
Foucault ne s’en tient pas à ce repérage historique du point de
rupture de l’épistémè classique. Il indique, en effet, qu’au-delà d’une
telle rupture, et au plus près de notre actualité, le langage moderne
ne cesse de refaire son unité, ou du moins de reconduire la pensée
« vers son être unique et difficile » (317). Autrement dit, l’unité du
langage, qui était explicite sous le régime classique de la
représentation, est devenue problématique dans la modernité : c’est
la raison pour laquelle elle ne se signale plus que de biais et en
marge de la constitution positive d’un savoir empirique –
notamment à travers les entreprises irréductibles mais
complémentaires de Nietzsche et de Mallarmé qui dessinent les
limites entre lesquelles peut se formuler le questionnement
contemporain sur le langage [1] . Pour Nietzsche, l’unité du langage
est à chercher du côté de « celui qui parle » (317), et qui est
susceptible d’interroger de manière réflexive sa propre position de
sujet parlant (qui parle – quand je dis « je » ?). L’entreprise poétique
de Mallarmé, culminant dans le projet interminable du Livre,
prolonge et d’une certaine manière radicalise le questionnement
nietzschéen : car plutôt que de reconduire le langage à une instance
subjective dans laquelle il trouve le principe de son pouvoir, il s’agit
à présent pour le poète de « s’effacer lui-même de son propre
langage au point de ne plus vouloir y figurer qu’à titre d’exécuteur
dans une pure cérémonie du Livre où le discours se composerait de
lui-même » (317). L’élision de « celui qui parle » dans le mouvement
de constitution de la parole poétique permet ainsi, selon Foucault,
de replier le langage sur ses propres pouvoirs, à l’écart de toute
visée représentative ou signifiante. Mallarmé reconduit ainsi du
côté du langage lui-même l’interrogation nietzschéenne concernant
le sujet du langage : le langage devient en quelque sorte son propre
sujet, c’est-à-dire le principe autonome de production d’une réalité
qui ne serait donc plus extérieure au Livre, mais qui se constituerait
à partir de l’agencement matériel des mots sur la page. Cette
tentative poétique reçoit ici un statut privilégié dans la mesure où
elle revient à affirmer l’autonomie du langage, sans pour autant
ramener celle-ci à l’objectivité d’un déploiement grammatical ou à
l’origine subjective de la signification. Il y a donc une torsion
nietzschéenne de la philologie, qui renvoie à un questionnement
critique sur les fondements du langage et de la signification (qui
parle ? qui détient le sens des mots ?), et une torsion mallarméenne
de cette critique nietzschéenne qui la reconduit à la dimension
d’une interrogation radicale sur l’être du langage, c’est-à-dire sur la
relation fondamentale qui se noue « entre le langage et l’être »
(317). Malgré leurs différences, la mise au premier plan de la
question du langage dans l’œuvre de Nietzsche ou dans celle de
Mallarmé correspond donc à un même effort pour « reconstituer
l’unité perdue du langage » (318) – « perdue » justement depuis la
disparition du Discours classique. Il reste pourtant à savoir si ce
questionnement s’inscrit lui-même dans l’ouverture de cette
disparition ou s’il témoigne plutôt, à la manière d’un symptôme,
d’un nouveau mode de réflexion, coïncidant avec l’actualité de
l’archéologie :
2 - Le quadrilatère anthropologique
Il reste à comprendre comment s’opère ce basculement du Discours
à l’Homme. Comme l’a montré le chapitre VIII, l’ouverture de
l’espace d’ordre de l’épistémè classique correspond à la dissociation
de l’être et de la représentation : c’est cette dissociation qui, dans le
domaine des positivités, aboutit d’un même mouvement à
soustraire les besoins, les vivants, les mots à l’ « espace souverain »
du tableau représentatif (où pouvait s’effectuer leur mise en ordre),
et à replier plutôt le travail, la vie, le langage sur eux-mêmes, sur
leur loi intérieure et sur leur historicité profonde. La représentation
n’est donc plus l’élément primitif dans lequel les vivants, les
besoins, les mots viennent trouver leur vérité positive et
s’ordonner ; elle n’est plus désormais que la forme extérieure dans
laquelle l’ordre intérieur des choses vient se réfléchir en se
proposant comme objet pour une conscience ou pour un sujet
connaissant – pour un homme :
L’impensé
De telles ambiguïtés sont liées pour l’essentiel à la structure du pli
anthropologique qui, dans la pensée moderne, organise le lien des
positivités à la finitude fondamentale ou encore le « redoublement
empirico-transcendantal ». Or, les mêmes ambiguïtés sont
reconduites, selon Foucault, dans toute réflexion qui porte sur l’être
de l’homme comme sujet pensant et réfléchissant son être dans sa
pensée :
Par là, dans cette tâche infinie de penser l’origine au plus près et
au plus loin de soi, la pensée découvre que l’homme n’est pas
contemporain de ce qui le fait être – ou de ce à partir de quoi il
est ; mais qu’il est pris à l’intérieur d’un pouvoir qui le disperse, le
retire loin de sa propre origine, mais la lui promet dans une
imminence qui sera peut-être toujours dérobée ; or, ce pouvoir
ne lui est pas étranger ; […] ce pouvoir est celui de son être
propre (345).
Notes du chapitre
[1] ↑ Voir G. Le Blanc, op. cit., p. 35.
[2] ↑ Nous renvoyons ici au commentaire de H. Dreyfus et P. Rabinow, op. cit., p. 41-47.
[3] ↑ Foucault reprend et prolonge ici des éléments d’analyse fournis plus haut (cf. Les
mots et les choses, chap. III, p. 85).
[4] ↑ On trouve une présentation ramassée de ce quadrilatère dans le livre de F. Gros,
Foucault et la folie, p. 113-118. Voir également H. Dreyfus et P. Rabinow, op. cit., p. 47-70.
[5] ↑ J.-M. Salanskis, Herméneutique et cognition, Villeneuve d’Ascq, PUS, « Philosophie »,
2003, p. 74.
[6] ↑ Ibid., p. 69-70.
[7] ↑ Si des métaphysiques de la vie, du langage, du travail apparaissent alors dans les
marges de l’analytique de la finitude, ce sont des métaphysiques « mesurées par des
finitudes humaines » (p. 328). La métaphysique, que la pensée classique vouait à l’au-delà
du fini, est donc elle-même passée du côté de l’anthropologie de la finitude.
[8] ↑ J.-M. Salanskis relève bien ce que la construction foucaldienne de l’analytique de la
finitude comme « pensée du Même » et renvoi du fini à lui-même doit à Heidegger (op. cit.,
p. 70-72).
[9] ↑ Dans la première partie de L’ontologie manquée de Michel Foucault, B. Han montre
bien que ce thème de la répétition empirico-transcendantale provient de la Thèse
complémentaire, dont l’ensemble du chapitre IX des Mots et les choses est d’une certaine
manière issu.
[10] ↑ Voir à ce sujet les analyses de G. Le Blanc, op. cit., p. 63-67.
[11] ↑ Pour Foucault, le programme général des sciences humaines est à compter au
nombre de ces avatars.
[12] ↑ Nous voyons encore sur cet exemple combien le Marx de Foucault en 1966 est un
Marx humaniste, feuerbachien : c’est le Marx de Sartre, non celui d’Althusser.
[13] ↑ On en trouve confirmation dans l’article de Guillaume Le Blanc, « Les créations
corporelles. Une lecture de Merleau-Ponty », in Methodos, no 4/2004, « Penser le corps »
(http://methodos.revues.org/document129html). Voir également la note de Dreyfus et
Rabinow, op. cit., p. 59.
[14] ↑ Notons les réserves de J.-M. Salanskis à l’égard de cette récurrence du topos
nietzschéen : « Ce frisson nietzschéen, nous ne le partageons pas. Surtout, il nous semble
qu’une telle hypothèse dissout le problème plutôt qu’elle ne le résout, et ne fait nullement
droit au projet de rétablir la conscience critique : quelle est l’option d’un “savoir
nietzschéen” de l’homme quant aux fonctions de l’empirique et du transcendantal ? » (op.
cit., p. 75). À quoi nous sommes tenté d’objecter à notre tour que le recours à Nietzsche
définit sans doute moins pour Foucault une option caractérisée à l’intérieur d’une
réflexion sur l’homme que la position indéterminée d’un seuil dont le franchissement doit
conduire à une réflexion sur le langage. Au lieu de contribuer à dissoudre le problème
critique, la référence à Nietzsche sert plutôt à Foucault pour indiquer la possibilité (voire la
nécessité) d’une déprise de sa formulation anthropologique.
[15] ↑ Ce point avait déjà été évoqué plus haut par Foucault, cf. Les mots et les choses, p.
322-323.
[16] ↑ Cette attaque contre la phénoménologie emporte avec elle une thèse quant à la
démarche de l’histoire de la philosophie : celle-ci est en effet destituée de sa prétention à
dialectiser et à totaliser le devenir des philosophies et rendue au régime des ruptures
archéologiques.
[17] ↑ Voir, sur ce point, les précisions de H. Dreyfus et P. Rabinow, op. cit., p. 63.66.
[18] ↑ Nous faisons l’hypothèse que, si le nom de Heidegger accompagne ici celui de
Hölderlin (comme c’était le cas déjà, à la fin de Naissance de la clinique) et surtout celui de
Nietzsche, c’est pour indiquer les conditions d’une pensée authentique de l’origine selon
laquelle celle-ci ne s’esquisse qu’en se dérobant et, dans cette élision fondamentale, défait
la figure positive de l’homme en le renvoyant à la rigueur d’une finitude fondamentale de
cet être (toujours - déjà là) qui ne peut être pensé que sous la condition du temps. La
proximité ménagée ici entre Nietzsche et Heidegger renvoie directement à la Thèse
complémentaire de Foucault sur l’Anthropologie kantienne où Kant était lu à travers le
Kantbuch de Heidegger et où le programme moderne, postkantien, d’une anthropologie
philosophique se trouvait dénoncé aussi bien par les prophéties nietzschéennes et l’appel à
une répétition de la critique (contre les répétitions du pli anthropologique) que par la
perspective heideggérienne d’une analytique du Dasein irréductible à une analytique de la
finitude humaine. Dans ces conditions, et même si le couple Nietzsche/Heidegger
n’apparaît plus explicitement dans la suite des Mots et les choses, il est possible de penser
que, renforçant la prophétie nietzschéenne de la mort de l’homme et de l’advenue
imminente du Surhomme, les analyses foucaldiennes de la littérature, très proches de
celles de Blanchot, doivent beaucoup à la notion heideggérienne de la finitude (cf.
notamment, p. 394-395) : l’expérience littéraire est une manière de penser la finitude
radicale sans penser l’homme.
[19] ↑ Foucault peut dégager à partir de là le rapport de symétrie et d’inversion qui se
noue entre la pensée classique et la pensée moderne. La première s’attachait à produire,
par l’intermédiaire de l’analyse des représentations, une « genèse de la Différence à partir
de la monotonie secrètement variée du Pareil » (Les mots et les choses, p. 350) : l’analyse du
Don Quichotte manifestait justement ce mouvement du Semblable vers le Différent. La
seconde paraît vouée au contraire « à une pensée du Même, toujours à conquérir sur son
contradictoire » (ibid.).
[20] ↑ « Dialectique » doit ici s’entendre moins au sens hégélien de la dynamique de
transformation d’une réalité à partir des contradictions qui la travaillent, qu’au sens
kantien de ce qui produit les illusions de la raison. Parler d’une dialectique
anthropologique en ce second sens permettrait alors d’interpréter la série de « doubles »
qui composent les segments théoriques du quadrilatère anthropologique comme autant
d’antinomies. Dans sa Thèse complémentaire, Foucault parlait d’ailleurs d’ « illusion
anthropologique » et dans Histoire de la folie de « cercle anthropologique ».
[21] ↑ La théorie du verbe aurait alors son correspondant dans l’analyse de la finitude, la
théorie de l’articulation dans l’analyse du redoublement empirico-transcendantal, la théorie
de la désignation dans l’analyse de l’impensé de toute pensée, la théorie enfin de la
dérivation dans l’analyse du rapport de l’homme à son origine (cf. Les mots et les choses, p.
347).
[22] ↑ Voir notamment Les mots et les choses, p. 308.
[23] ↑ Voir Les mots et les choses, p. 324.
[24] ↑ Nous sommes en désaccord sur ce point avec l’hypothèse de lecture proposée par
Frances Fortier dans son livre Les stratégies textuelles de Michel Foucault. Un enjeu de
véridiction, Québec, Nuit Blanche Éditeur, coll. « Littérature(s) », 1997, p. 177.
[25] ↑ Le thème du « double » (lié à ceux de la distance, de l’écart, de la mort) est au cœur
des analyses proposées par Foucault dans Raymond Roussel (1963).
[26] ↑ Le premier texte philosophique de Foucault était consacré à une introduction à la
traduction française du Rêve et l’existence de Binswanger (cf. DE, I, 1 [1954]). Sur cette
« introduction », voir la mise au point de F. Gros, Foucault et la folie, p. 21-27, ainsi que
l’article de Jean-Claude Monod, « Le rêve, l’existence, l’histoire. Foucault lecteur de
Binswanger » (in Alter, no 5/1997, « Veille, sommeil, rêve », p. 89-99).
[27] ↑ Foucault reprend ici encore certains éléments d’analyse de sa Thèse
complémentaire où, sous l’influence du Kantbuch de Heidegger et de la lecture de
Binswanger, il montrait que l’anthropologie authentique est celle qui s’infléchit en
ontologie fondamentale, en analytique de l’être-au-monde.
[28] ↑ Foucault pense encore sans doute ici à Sartre et à son existentialisme.
4. La contestation des « sciences
humaines »
2 - La représentation inconsciente
Une fois explicitée la position singulière [9] que viennent occuper les
sciences humaines dans l’espace épistémique moderne, Foucault
cherche en effet à déterminer le mode de structuration de leur
domaine. Ce domaine se déploie à partir de trois grandes « régions
épistémologiques », qui correspondent logiquement au
redoublement de la biologie, de l’économie et de la philologie du
côté de la sphère représentative. Une « région psychologique »
apparaît ainsi en relation avec la biologie, mais décalée jusqu’à
cette possibilité, pour l’être vivant, de se représenter, à la limite en
les suspendant, les conditions de son propre fonctionnement
biologique ; une « région sociologique » se déploie ensuite, à partir
du savoir économique, mais aussi en retrait par rapport à lui,
lorsque l’homo œconomicus parvient à se donner la représentation
de la société dans laquelle ce savoir contribue à objectiver son
activité ; enfin, se distingue, en relation décalée avec une philologie
vouée à l’explicitation des lois et des formes du langage, la région de
l’analyse des littératures et des mythes reposant sur la capacité de
l’homme parlant à faire passer, dans le cadre fixé par la grammaire
et la syntaxe de son propre langage, « le jeu de ses représentations »
(367). Le plus important pour Foucault n’est pourtant pas tant
d’identifier ces différentes régions ni de rendre compte de leurs
entrecroisements possibles au sein des sciences humaines, que de
faire apparaître d’abord les concepts qui, positivement, structurent
et balisent leur champ, pour examiner ensuite le statut paradoxal
qu’y reçoit la représentation, renvoyée du côté de l’inconscient et de
la finitude.
Les sciences de l’homme trouvent en effet leur positivité
épistémologique dans l’élaboration de trois modèles constituants
issus des trois domaines d’analyse empirique du fonctionnement
humain (biologie, économie, étude du langage). Chacun de ces
modèles catégorise le savoir des sciences humaines en rapportant
les différentes régions épistémologiques que Foucault vient de
caractériser à un couple de concepts opératoires : le couple
fonction/norme forme ainsi le premier modèle, transféré de la
biologie vers la psychologie qui prend pour objet la représentation
que l’homme se fait de son insertion dans des conditions d’existence
qu’il cherche en permanence à ajuster ; le couple conflit/règle
constitue le deuxième modèle, transféré de l’économie vers la
sociologie, qui se donne comme point d’application les
représentations que l’homme a ou se fait de sa propre inscription
socioéconomique et de ses rapports avec d’autres êtres de besoin ;
le dernier modèle enfin, fondé sur le couple signification/système,
est transféré de l’étude objective du langage à l’étude des
littératures et des mythes qui cherche à analyser la manière dont
l’homme se rapporte à l’ensemble des signes qu’il produit à travers
ses conduites ou ses discours. Chacun de ces couples correspond
donc bien à la projection, dans la dimension de la représentation,
des fonctionnements positifs de l’homme vivant, travaillant,
parlant, tels qu’ils sont analysés par la biologie, l’économie et la
philologie : ils décalent vers le domaine de la connaissance de
l’homme les éléments de savoir élaborés d’abord pour rendre
compte de l’objectivité de la vie, du travail et du langage.
Ce premier repérage catégoriel conduit alors Foucault à deux séries
de remarques, visant à faire apparaître combien le champ des
sciences humaines est en quelque sorte saturé par ces trois modèles
constituants, et également à évaluer les effets, sur la constitution de
ce champ lui-même, de leur évolution historique. Il apparaît en
effet tout d’abord que chaque couple conceptuel est susceptible
d’être utilisé comme un opérateur catégoriel dans d’autres
domaines que celui où il a fait son apparition. Il reçoit ainsi une
certaine universalité au sein de l’espace ouvert par les sciences
humaines :
Notes du chapitre
[1] ↑ Voir la quatrième de couverture des Mots et les choses : « Les sciences humaines
d’aujourd’hui sont plus que du domaine du savoir : déjà des pratiques, déjà des
institutions. »
[2] ↑ Nous renvoyons à la schématisation géométrique du « trièdre des savoirs » que
propose J.-M. Salanskis (op. cit., p. 60) en vue de comparer la présentation des sciences
humaines dans Les mots et les choses et les différentes schématisations de la « galaxie
cognitive » élaborées depuis les années 1970.
[3] ↑ Pour Foucault, le rapport des sciences humaines aux mathématiques est sans doute
le moins problématique et ne concerne pas leur constitution positive. Celle-ci est donc
plutôt à chercher du côté du rapport qu’elles entretiennent avec les sciences empiriques et
l’analytique de la finitude.
[4] ↑ Ce point est bien mis en valeur par Frédéric Gros dans Foucault et la folie, p. 120-121.
[5] ↑ Foucault revient plus loin (Les mots et les choses, p. 376-378) sur cette question de la
scientificité des « sciences humaines ». Il indique alors que si l’archéologie permet de
« déterminer la manière dont elles se disposent dans l’épistémè où elles s’enracinent », elle
a à « montrer aussi en quoi leur configuration est radicalement différente de celle des
sciences au sens strict » (p. 377) avec lesquelles elles sont seulement en relation de
voisinage et de redoublement. Bien qu’elles appartiennent au même sol archéologique
qu’un certain nombre de sciences empiriques, elles ne sont pourtant pas elles-mêmes des
« sciences », puisqu’elles sont seulement logées « en dessous, dans [l’]espace de projection »
(p. 378) de la biologie, de l’économie, de la philologie ou de la linguistique.
[6] ↑ Voir F. Gros, Foucault et la folie, p. 120.
[7] ↑ Ce point est bien analysé par J.-M. Salanskis, op. cit., p. 64.
[8] ↑ Nous reprenons cette expression à J.-M. Salanskis qui, dans Herméneutique et
cognition, fournit des éclaircissements utiles sur ce passage (op. cit., p. 66-67).
[9] ↑ Cette position est à la fois centrale (puisque tout savoir peut être anthropologisé) et
périphérique (puisque les sciences de l’homme ne font qu’occuper l’espace intermédiaire
qui sépare et relie à la fois les sciences empiriques et l’analytique de la finitude).
[10] ↑ Dès la parution de son Histoire de la folie, Foucault reconnaît sa dette intellectuelle
envers le travail de Georges Dumézil en des termes non équivoques qui mettent l’accent
sur la notion de « structure » : « Comme Dumézil le fait pour lesmythes, j’ai essayé de
découvrir des formes structurées d’expérience dont le schéma puisse se retrouver, avec
des modifications, à des niveaux divers. […] J’ai voulu décrire la modification d’une
structure d’exclusion » (« La folie n’existe que dans une société », in DE, I, 5 [1961], p. 168).
[11] ↑ Il s’agissait, selon H. Dreyfus et P. Rabinow, du titre initialement retenu par
Foucault pour Les mots et les choses (op. cit., p. 37).
[12] ↑ L’objectif de rectifier la compréhension première des sciences de l’homme, est ainsi
clairement exposé dans un entretien de 1967 (avec P. Caruso) : « Je crois que les sciences
humaines ne conduisent pas du tout à la découverte de quelque chose qui serait l’
“humain” – la vérité de l’homme, sa nature, sa naissance, son destin ; ce dont s’occupent en
réalité les diverses sciences humaines est quelque chose de bien différent de l’homme, ce
sont des systèmes, des structures, des combinaisons, des formes, etc. » (« Qui êtes-vous,
professeur Foucault », in DE, I, 50 [1967], p. 616).
[13] ↑ Sur la présentation foucaldienne du projet des sciences humaines, nous renvoyons
aux analyses et au questionnement originaux proposés par G. Le Blanc dans L’esprit des
sciences humaines, notamment p. 64-83. L’auteur y revient notamment de manière critique
sur le « désir de défaire l’homme des sciences humaines » (p. 83) qui conduit Foucault à
proposer « l’effacement de la distinction du normal et du pathologique et la promotion de
la seule positivité des normes qui, désormais affranchies de toute altérité, peuvent se
développer dans leur seul jeu structural, comme un pur langage » (p. 84).
[14] ↑ Dans « contre-science », le « contre » s’applique aussi bien à la prétention
« scientifique » des sciences humaines, qu’à leur objet supposé (l’homme).
[15] ↑ Nous nous écartons sur ce point de l’analyse de J.-M. Salanskis qui tend à mettre
sur le même plan l’inconscient représentatif des sciences humaines et l’inconscient
structural, l’ « inconscient du système », au cœur de ce qu’il désigne comme des « sciences
humaines structurales » (op. cit., p. 67). Il nous semble pourtant que l’idée même de
« contre-sciences » avancée par Foucault à l’appui de sa critique des sciences humaines,
suppose la distinction claire entre deux régimes de l’inconscient. Nous suivons donc plutôt
ici l’interprétation de F. Gros (in Foucault et la folie, p. 121-122).
[16] ↑ Pour l’analyse de cette distinction, voir François Wahl, Qu’est-ce que le
structuralisme ?, 5 : Philosophie, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Essais », 1973, p. 56-65.
[17] ↑ Voir F. Gros, Foucault et la folie, p. 118-119.
[18] ↑ Foucault reprend ici, sous une forme très ramassée, la question des rapports entre
folie et psychanalyse, telle qu’il l’avait abordée dans son Histoire de la folie : comme
expérience radicale de la finitude, la folie est en effet présentée comme la vérité et
l’altérité de l’expérience moderne (Les mots et les choses, p. 387), irréductible en ce sens à
tout savoir positif, mais aussi au savoir analytique dont elle constitue plutôt l’horizon
indépassable et inaccessible à la fois. Foucault paraît ainsi réactiver, dans Les mots et les
choses, le thème critique d’une expérience limite qui formerait le point d’effondrement de
l’historicité du savoir.
[19] ↑ Le rapport de l’homme à l’histoire, pris dans le mouvement d’autofondation du fini
qui forme la matrice de l’analytique de la finitude, est manifestement élaboré par Foucault
en écho aux analyses de Être et temps sur « Temporellité et historialité » (trad. fr. F. Vezin,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1986, voir notamment le § 75 :
« L’historialité du Dasein et l’histoire du monde »).
[20] ↑ L’inconscient dont il est question ici n’est donc pas en deçà de la conscience,comme
cette dimension d’un « non encore conscient » de l’ordre du représentable à dévoiler
progressivement ; il s’agit plutôt d’un au-delà de la conscience, qui détermine celle-ci en
retour comme l’un de ses effets de structure.
[21] ↑ Lorsqu’il écrit ces lignes, Foucault a manifestement en vue le travail de LéviStrauss
dans Les structures élémentaires de la parenté (Paris, PUF, 1949), où il s’agit précisément de
ramener l’étude d’une culture à ces « invariants de structure » (Les mots et les choses, p.
388) que sont les normes de reproduction biologique, déterminant la prohibition de
l’inceste, les règles de la réciprocité, fondant l’échange des femmes et le mariage, enfin les
relations internes aux ensembles sociaux envisagés comme de vastes systèmes signifiants.
[22] ↑ À regarder le détail des propos de Foucault, il semble néanmoins que celui-ci ait
surtout pris appui sur les travaux de Lévi-Strauss, où il a pu trouver le motif de cette
articulation entre ethnologie et psychanalyse.
[23] ↑ Sur ces rapports entre ethnologie et psychanalyse et sur l’apport de Lévi-Strauss à
la problématique lacanienne de l’inconscient (à travers la notion d’ « efficacité
symbolique »), nous renvoyons aux analyses de Markos Zafiropoulos dans Lacan et Lévi-
Strauss ou le retour à Freud (1951-1957) (Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui »,
2003, notamment p. 60-72). Par ailleurs, dans L’homme total. Sociologie, anthropologie et
philosophie chez Marcel Mauss (Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 1997), B. Karsenti
a bien mis en lumière ce que la problématique lévi-straussienne de l’inconscient comme
fonction symbolique devait à l’œuvre de Marcel Mauss (cf. notamment III.4. :
« L’anthropologie, science des structures inconscientes », p. 271-278).
[24] ↑ Claude Lévi-Strauss, « L’efficacité symbolique » [1949], in Anthropologie
structurale, Paris, Plon, 1958, chap. X, p. 224.
[25] ↑ Voir F. Dosse, op. cit., p. 141-142.
[26] ↑ Il faut donc distinguer l’inconscient culturel dont est amené à traiter l’ethnologie
structurale et l’inconscient collectif dont traite Jung (sur ce point, voir la mise au point de
B. Karsenti, op. cit., p. 262-270).
[27] ↑ Pour Lacan, « cette extériorité du symbolique par rapport à l’homme est la notion
même de l’inconscient » (« Situation de la psychanalyse en 1956 », in Écrits, II, Paris, Le
Seuil, coll. « Points », 1971, p. 19).
[28] ↑ Voir M. Zafiropoulos, op. cit., p. 59.
[29] ↑ Cette objectivation est le propre de la cure chamanique, telle que Lévi-Strauss
l’avait analysée dans son article de 1949 sur « L’efficacité symbolique » (voir B. Karsenti,
op. cit., p. 277-278, note).
[30] ↑ C. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » [1950], in Marcel
Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995, p. XXI.
[31] ↑ Sur cette question du symbolisme inconscient, Lévi-Strauss précède manifestement
Lacan (voir notamment « L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie » [1945]
et « Linguistique et anthropologie » [1953], repris dans Anthropologie structurale).
[32] ↑ Ce sont principalement les travaux de Jakobson et de Troubetzkoy que Lévi-Strauss
met en avant dans ses propres analyses, notamment celles qui permettent d’aller « de
l’analogie des signifiés multiples (dans les mythologies, par exemple) à l’unité d’une
structure dont les transformations formelles délivreraient la diversité des récits » (Les
mots et les choses, p. 392). Le modèle retenu par Lévi-Strauss est celui de la phonologie :
celle-ci permet en effet de « définir une langue par un petit nombre de relations
constantes, dont la diversité et la complexité apparente du système phonétique ne font
qu’illustrer la gamme possible des combinaisons autorisées » (« Introduction à l’œuvre de
Marcel Mauss », op. cit., p. XXXV).
[33] ↑ En mettant ainsi en valeur l’apport critique de la réflexion contemporaine sur les
langages formels, Foucault reconnaît implicitement l’importance du travail mené par
Gilles-Gaston Granger dans Pensée formelle et sciences de l’homme (Paris, Aubier-
Montaigne, coll. « Analyse et raisons », 1960).
[34] ↑ Ainsi l’élision ou la dissolution de l’homme dans le jeu des structures signifiantes et
des systèmes symboliques ne conduit pas tant à la faillite de toute anthropologie qu’à la
réappropriation de ses objets et au renouvellement complet de ses formes théoriques. C’est
ainsi que l’ « archéologie des sciences humaines », doublée par une archéologie du
structuralisme, s’inscrit pleinement dans l’histoire moderne et contemporaine de
l’anthropologie, dont elle met au jour les tensions et les ruptures, les ambiguïtés et les
paradoxes, mais aussi les transformations internes et les marges de problématisation.
[35] ↑ Cf. DE, II, 72 [1970], p. 19.
[36] ↑ Il est étonnant que les références mobilisées par Foucault ici excluent
rigoureusement les travaux de certains « nouveaux romanciers » (Robbe-Grillet, Butor,
Pleynet notamment), dont les préoccupations formelles étaient pourtant très proches de
celles des « structuralistes » (autour de Barthes, de Ricardou et du groupe Tel Quel). Cette
absence est d’autant plus remarquable que Foucault avait pris part en 1963 aux débats
organisés par le groupe de Tel Quel lors du grand colloque de Cerisy sur Le nouveau roman
(cf. « Débat sur le roman » et « Débat sur la poésie », in DE, I, 22 et 23 [1964]). Peut-être
faut-il justement voir dans cette lacune l’indice que Foucault cherche à dissocier la
contestation littéraire de la contestation structurale de l’anthropologisme moderne.
[37] ↑ De ce thème récurrent tout au long de l’ouvrage de Foucault, les différents
segments du quadrilatère de la contestation forment les possibles variations.
[38] ↑ Sur le rapport de Foucault à Klossowski, nous renvoyons à notre article :
« Foucault, Deleuze et les simulacres », Concepts, no 8, mars 2004 : « Gilles Deleuze Michel
Foucault, continuité et disparité », p. 3-26.
[39] ↑ Dans un entretien avec P. Caruso, Foucault analyse lui-même en ces termes
l’apport spécifique de la littérature (d’une certaine littérature) à la critique
« structuraliste » des sciences de l’homme : « Je crois que l’expérience de l’érotisme [chez
Bataille] et celle du langage [chez Blanchot], comprises comme expériences de la dis-
solution, de la disparition, du reniement du sujet (du sujet parlant et du sujet érotique),
m’ont suggéré […] le thème que j’ai transposé dans la réflexion sur les analyses
structurales ou “fonctionnelles” comme celles de Dumézil ou de Lévi-Strauss » (DE, I, 50
[1967], p. 614-615).
Conclusion
Notes du chapitre
[1] ↑ Foucault reviendra sur ce problème des conditions de la vérité dans L’ordre du
discours, p. 15-22 et p. 32-38 notamment.
[2] ↑ Il s’agit de l’objection centrale formulée par Sartre notamment à l’encontre des Mots
et les choses.
[3] ↑ Il reste que la mutation archéologique entre les différentes époques du savoir peut
se produire sans transition (comme c’est le cas avec la liquidation brutale de l’épistémè de
la Renaissance) ou, au contraire, de manière plus douce (comme c’est le cas avec la
recomposition du savoir à partir de la fin du XVIIIE siècle, qui s’opère en plusieurs phases
successives).
[4] ↑ J.-G. Merquior, op. cit., p. 72.
[5] ↑ Cette méthodologie a pu susciter ici et là des objections fortes qui mettent en cause
la rigidité à laquelle elle contraint le savoir. Nous n’entrerons pas ici, faute de place, dans
le détail de ces objections. Pour s’en faire une idée, il est possible néanmoins de consulter
le recueil qu’en propose J.-G. Merquior, op. cit., chap. 5 : « Vers une appréciation de
l’archéologie ».
[6] ↑ L’archéologie du savoir, p. 64.
[7] ↑ Nous avons pu noter cependant que cette radicalisation internaliste trouve ses
propres limites dans le fait que l’archéologie continue de recourir à la forme privilégiée de
l’expérience littéraire pour penser cette « érosion du dehors » qui seule rend possible
l’histoire du savoir.
[8] ↑ Cette question est au cœur de l’analyse de H. Dreyfus et P. Rabinow dans Michel
Foucault. Un parcours philosophique (voir la première partie : « L’illusion du discours
autonome »).
[9] ↑ Michel Foucault, p. 47-54.
[10] ↑ Ce livre ne constitue donc pas le « discours de la méthode » des ouvrages
précédents, mais bien plutôt une étape décisive dans le déplacement de l’archéologie vers
la généalogie.
[11] ↑ « Réponse à une question », in Esprit, no 371, mai 1968 (repris in DE, I, 58 [1968]).
La question à laquelle Foucault répond est la suivante : « Une pensée qui introduit la
contrainte du système et la discontinuité dans l’histoire de l’esprit n’ôte-t-elle pas tout
fondement à une intervention politique progressiste ? N’aboutit-elle pas au dilemme
suivant : ou bien l’acceptation du système, ou bien l’appel à l’événement sauvage, à
l’irruption d’une violence extérieure, seule capable de bousculer le système ? » (ibid., p.
673). Notons que la « réponse » à Esprit sera reprise, de manière développée, dans la
réponse au Cercle d’épistémologie de l’ENS (« Sur l’archéologie des sciences », in DE, I, 59
[1968]).
[12] ↑ « Réponse à une question », p. 674.
[13] ↑ Ibid., p. 675.
[14] ↑ Ibid., p. 676.
[15] ↑ L’archéologie du savoir, p. 253. Dans le contexte du livre de 1969, on comprend
aisément que la préoccupation « éthique » qui fait ici dans le corpus foucaldien l’une de ses
premières apparitions ne doit rien à un quelconque retour au sujet...
[16] ↑ Ibid.
[17] ↑ Ibid., p. 254.
[18] ↑ Ibid. Foucault continue donc de rejeter une certaine épistémologie marxiste et
tente plutôt de forger une méthode archéologique alternative lui permettant d’aller au-
delà des limites de l’analyse des Mots et les choses sans adopter nécessairement les outils
théoriques du marxisme.
[19] ↑ La conclusion de la « réponse » à Esprit, qui cherche à définir les conditions d’une
« politique progressiste » (ibid., p. 693), paraît de ce point de vue en complet décalage par
rapport aux réflexions épistémologiques présentées plus haut par Foucault.
[20] ↑ On trouve un indice de ce glissement dans le mode même de problématisation dans
la manière dont Foucault reprend dans Surveiller et punir le problème de la constitution
historique des sciences humaines, en liant cette fois clairement cette constitution à
l’élaboration d’une production de l’individu déterminé à la fois comme « effet et objet de
pouvoir, comme effet et objet de savoir » (p. 225) : « Il faut regarder du côté de ces
procédés d’écriture et d’enregistrement, il faut regarder du côté des mécanismes
d’examen, du côté de la formation des dispositifs de discipline, et de la formation d’un
nouveau type de pouvoir sur les corps. La naissance des sciences de l’homme ? Elle est
vraisemblablement à chercher dans ces archives de peu de gloire où s’est élaboré le jeu
moderne des coercitions sur les corps, les gestes, les comportements » (p. 224).
Résumé analytique de la seconde
partie des Mots et les choses
(chapitres VII-X)
A priori historique
Archéologie
L’archéologie désigne le mode d’analyse privilégié par Foucault
dans les années 1960 (de l’Histoire de la folie à L’archéologie du
savoir). Dans Les mots et les choses, l’analyse archéologique se
déploie dans une double dimension, historique et critique. Il s’agit
en effet d’abord de restituer dans leur positivité le dessin, la
position et le fonctionnement des figures épistémologiques propres
à chaque époque du savoir et d’identifier ainsi les modes de
constitution et de transformation de l’épistémè qui les soutient et les
rend possible. Mais, l’enquête historique que propose Foucault dans
son « archéologie des sciences humaines » n’a pas seulement une
visée rétrospective ; elle a également une portée critique dans la
mesure où l’archéologue lui-même se situe à la limite de cette
configuration de pensée qu’il désigne comme celle de « notre »
modernité, mais qu’il ne peut analyser qu’à partir d’un certain
« dehors », ou du moins qu’à partir de cette marge de contestation
que lui fournit la montée en puissance actuelle de certaines formes
de savoir et de discours irréductibles à toute récupération
anthropologique. La description des archives du passé est par
conséquent inséparable d’un diagnostic de « notre » actualité.
Doublet empirico-transcendantal
C’est par cette figure du redoublement que Foucault caractérise
l’être de l’homme, tel qu’il émerge au sein du dispositif de la pensée
et du savoir modernes. L’homme y apparaît en effet à la fois comme
objet (empirique) et comme sujet (transcendantal) d’une
connaissance, portant en lui les conditions de possibilité de cette
connaissance. Selon Foucault, cette confusion entre les deux
niveaux d’analyse que la pensée kantienne avait pourtant contribué
à distinguer témoigne d’un dévoiement anthropologique de la
problématique critique inaugurée par Kant, et dont les principaux
avatars sont la phénoménologie (comme analyse d’un « vécu », qui
renvoie aussi bien à la dimension d’une expérience originaire de
l’homme qu’à celle de ses propres conditions de possibilité
transcendantales) et les sciences humaines (où il est question pour
l’homme de se représenter ses propres fonctionnements d’être fini
et d’accéder ainsi à leurs conditions de possibilité).
Épistémè
La notion d’ « épistémè » renvoie dans Les mots et les choses à ce
réseau anonyme de contraintes à partir duquel s’élaborent les
différentes figures épistémologiques propres à chaque époque du
savoir. Le cloisonnement des épistémès, privilégié par Foucault dans
la perspective discontinuiste du livre de 1966, rend alors
problématique le statut des mutations interépistémiques : le
passage d’une épistémè à une autre reste inexplicable, et relève
seulement de certains « événements » discursifs (comme la pensée
critique, sur le seuil de la modernité) qui permettent de le justifier
après coup.
Langage
Les mots et les choses proposent d’une certaine manière une
histoire des modes d’être du langage. Celui-ci se laisse ainsi
successivement penser sous le régime des « signatures », du
« Discours », et enfin de l’ensemble hétérogène formé par la
littérature et la philologie ou la linguistique. Le système complexe
qui fait jouer ensemble les signes, les choses et leurs ressemblances
à la Renaissance, cède en effet la place à la binarité du discours
classique, fondé sur la liaison, interne au régime de la
représentation, entre un signifiant et un signifié ; et celui-ci laisse
place à son tour à un morcellement des formes du langage,
dispersées entre le contre-discours littéraire (qui s’élabore en marge
et comme en excès de tout langage représentatif) et les théories
générales de la signification (prises en charge aussi bien par la
philologie, sur le versant objectif du langage, que par la linguistique
ou la psychanalyse, sur son versant symbolique, en rapport avec la
dimension « inconsciente » de ses manifestations). Cette histoire des
modes d’être du langage qui double l’ « archéologie des sciences
humaines » a une portée critique dans la mesure où elle s’élabore à
partir de l’alternative majeure de l’Homme et du Langage, centrale
dans Les mots et les choses. Car si la figure de l’homme s’impose, sur
le seuil de la modernité, en lieu et place du Discours classique, la
pensée contemporaine semble plutôt portée vers l’élision ou la
dissolution de l’Homme dans le jeu des structures signifiantes et des
systèmes symboliques.
Modernité
Dans Les mots et les choses, la modernité désigne une certaine
époque du savoir, dessinant une configuration de pensée inaugurée
par l’apparition du thème transcendantal (dans l’orbe du criticisme
kantien) et caractérisée à la fois par l’irruption de la dimension de
l’histoire dans l’ordre des sciences empiriques et par l’élaboration
d’une anthropologie de la finitude. Dans la perspective
archéologique de Foucault, la modernité est bornée par un double
seuil : le seuil de sa constitution positive qui s’opère en rupture avec
l’âge classique (comme âge de la représentation), et le seuil de sa
transformation possible puisqu’elle définit ce « lieu où nous
pensons » (à partir duquel l’entreprise archéologique est donc
possible) mais dont le retour du langage (à travers une certaine
littérature comme à travers la montée en puissance du paradigme
linguistique et des langages formels) invite aussi à nous déprendre.
Savoir/Sciences
L’archéologie de Foucault prend pour objet privilégié
d’investigation l’articulation entre le niveau des connaissances
scientifiques, avec leurs régularités discursives, et le niveau
épistémique du savoir où ces connaissances trouvent leurs
conditions de possibilité historiques. Il s’agit par conséquent de
montrer « comment une science s’inscrit et fonctionne dans
l’élément du savoir » (L’archéologie du savoir, p. 246). Cela implique
que le savoir déborde le domaine des seules sciences positives dont
il fonde plutôt le déploiement au sein de l’épistémè. Par ailleurs, le
savoir se présente comme un élément englobant la théorie et la
pratique : il peut être soit directement impliqué dans l’élaboration
de théories (scientifiques ou philosophiques), soit indirectement
investi dans des pratiques (comme c’est le cas dans l’ordre des
échanges économiques) qu’il informe de ses déterminations. Enfin,
le recours à cette dimension fondamentale du savoir permet
d’articuler et d’intégrer au sein d’une même épistémè différents
régimes de discours. Ainsi, la grammaire générale a beau ne pas
répondre aux critères formels d’une connaissance scientifique, elle
n’en relève pas moins de la même configuration du savoir classique
que la mathématique cartésienne. Cette distinction entre savoir et
sciences permet encore de préciser le statut épistémologique des
« sciences » humaines qui, sans être à proprement parler des
« sciences » – puisqu’elles redoublent plutôt les sciences empiriques
de la vie, du travail et du langage, appartiennent pourtant au même
domaine de savoir que ces dernières. L’archéologie des « sciences
humaines » se donne ainsi pour tâche de déterminer la manière
dont celles-ci prennent place et fonctionnent au sein du champ de
savoir qui conditionne leur apparition et leurs formes spécifiques.
Indications bibliographiques
Bibliographie
I. Œuvres de Michel Foucault
Le lecteur désireux de se faire une idée d’ensemble des domaines
de recherche qu’a investis l’œuvre de Michel Foucault, pourra
commencer par la lecture de la précieuse anthologie établie et
présentée par Arnold I. Davidson et Frédéric Gros, Michel Foucault.
Philosophie (Paris, Gallimard, « Folio-Essais », 2004). Cette
anthologie, qui peut servir d’introduction générale à l’œuvre de
Foucault, s’articule selon les trois phases identifiables de la
démarche foucaldienne : 1 : Anthropologie et langage (qui couvre
l’ensemble des ouvrages de la période « archéologique », jusqu’à
L’archéologie du savoir ; c’est dans cet ensemble que s’inscrit la
problématique des Mots et les choses) ; 2 : Régimes de pouvoir et
régimes de vérité (qui couvre la période dite « généalogique »,
jusqu’à La volonté de savoir ; c’est aussi la période des premiers
cours au Collège de France qui accompagnent une sorte de
« political turn » dans la pensée de Foucault) ; 3 : Le gouvernement
de soi et des autres (qui renvoie au dernier Foucault, celui des deux
derniers volumes de l’Histoire de la sexualité et de l’interrogation
éthique venant en quelque sorte recroiser la réflexion sur le
pouvoir engagée lors de la période précédente).
Principaux livres de Michel Foucault
Maladie mentale et personnalité, Paris, PUF, « Initiation
philosophique », 1954 ; rééd. en 1962, dans la même collection, sous
le titre Maladie mentale et psychologie ; rééd. « Quadrige », 1997.
Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon,
« Civilisations d’hier et d’aujourd’hui », 1961 ; rééd. sous le titre
Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
des histoires », 1972 ; rééd. « Tel », 1976.
Naissance de la clinique. Archéologie du regard médical, Paris, PUF,
« Galien », 1963 ; rééd. « Quadrige », 1990.
Raymond Roussel, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1963 ; rééd.
« Folio-Essais », 1992 (avec une introduction de Pierre Macherey).
Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1966 ; rééd.
« Tel », 1990.
L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des
sciences humaines », 1969.
Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1975 ; rééd. « Tel », 1993.
La volonté de savoir. Histoire de la sexualité, I, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1976 ; rééd. « Tel », 1994.
L’usage des plaisirs. Histoire de la sexualité, II, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1984 ; rééd. « Tel », 1997.
Le souci de soi. Histoire de la sexualité, III, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1984 ; rééd. « Tel », 1997.
Autres ouvrages
La pensée du dehors [1966], Montpellier, Fata Morgana, 1986 (voir
plus bas la sélection des Dits et écrits).
Utopies et hétérotopies. Conférences radiophoniques diffusées sur
France Culture en décembre 1966 [CD audio], INA, « Mémoire vive »,
2004.
Ceci n’est pas une pipe [1968], Montpellier, Fata Morgana, 1973.
L’ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France
prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971.
La peinture de Manet [1971], suivi de Michel Foucault, un regard
(sous la dir. de Maryvonne Saison), Paris, Le Seuil, « Traces écrites »,
2004.
Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…
Un cas de parricide au XIXe siècle, présenté par Michel Foucault,
Paris, Julliard/Gallimard, « Archives », 1973.
Herculine Barbin dite Alexina B., présenté par Michel Foucault,
Paris, Julliard/Gallimard, « Archives », 1978.
Le désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille
au XVIIIe siècle, en collaboration avec Arlette Farge, Paris,
Julliard/Gallimard, « Archives », 1982.
Sept propos sur le septième ange, Montpellier, Fata Morgana, 1986.
Les machines à guérir, en collaboration avec Blandine Barret-
Kriegel, Anna Thalamy, Bruno Fortier, Bruxelles, Mardaga,
« Architectures », 1995.
Cours au Collège de France (parus et à paraître)
Résumé des cours, 1970-1982, Paris, Julliard, 1988.
De la gouvernementalité. Leçons d’introduction au cours des années
1978 et 1979 [cassettes audio], Paris, Le Seuil, 1989.
La volonté de savoir. Cours au Collège de France (1970-1971), à
paraître.
Théories et Institutions pénales. Cours au Collège de France (1971-
1972), à paraître.
La société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), à
paraître.
Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974),
édition établie par Jacques Lagrange, Paris, Gallimard / Le Seuil,
« Hautes Études », 2003.
Les anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), édition
établie par Valerio Marchetti et Antonella Salomoni, Paris,
Gallimard / Le Seuil, « Hautes Études », 1999.
« Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976),
édition établie par Mauro Bertani et Alessandro Fontana, Paris,
Gallimard / Le Seuil, « Hautes Études », 1997.
Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-
1978), édition établie par Michel Senellart, Paris, Gallimard / Le
Seuil, « Hautes Études », 2004.
Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979),
édition établie par Michel Senellart, Paris, Gallimard / Le Seuil,
« Hautes Études », 2004.
Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France (1979-
1980), à paraître.
Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France (1980-1981), à
paraître.
L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981-1982),
édition établie par Frédéric Gros, Paris, Gallimard / Le Seuil,
« Hautes Études », 2001.
Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France
(1982-1983), à paraître.
Le gouvernement de soi et des autres : le courage de la vérité. Cours
au Collège de France (1983-1984), à paraître.
Articles et entretiens
Ceux-ci sont rassemblés dans les Dits et écrits (1954-1988), édition
établie par Daniel Defert et François Ewald, avec la collaboration de
Jacques Lagrange, vol. I : 1954-1969 ; vol. II : 1970-1975 ; vol. III :
1976-1979 ; vol. IV : 1980-1988, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des
sciences humaines », 1994 ; rééd. « Quarto », 2001 (2 vol.).
Nous proposons ci-dessous une sélection de textes des Dits et écrits
qui offrent un éclairage intéressant sur l’ensemble des Mots et les
choses ou sur des points particuliers de l’analyse de Foucault [1] .
Entretiens généraux au sujet des Mots et les choses
DE, I, no 34 [1966] : « Michel Foucault, Les mots et les choses »
(entretien avec Raymond Bellour).
DE, I, no 37 [1966] : « Entretien avec Madeleine Chapsal ».
DE, I, no 39 [1966] : « L’homme est-il mort ? » (entretien avec Claude
Bonnefoy).
DE, I, no 47 [1967] : « La philosophie structuraliste permet de
diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui” » (entretien avec G. Fellous).
DE, I, no 48 [1967] : « Sur les façons d’écrire l’histoire » (entretien
avec R. Bellour).
DE, I, no 50 [1967] : « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? »
(entretien avec P. Caruso).
DE, I, no 54 [1968] : « Interview avec Michel Foucault » (entretien
avec I. Lindung).
DE, I, no 55 [1968] : « Foucault répond à Sartre » (entretien avec J.-P.
Elkabbach).
Textes portant sur le cadre méthodologique des Mots et les choses
DE, I, no 58 [1968] : « Réponse à une question » (pour la revue
Esprit).
DE, I, no 59 [1968] : « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au
cercle d’épistémologie ».
DE, I, no 66 [1969] : « Michel Foucault explique son dernier livre »
(entretien avec
J.-J. Brochier).
DE, II, no 72 [1970] : « Préface à l’édition anglaise des Mots et les
choses [The Order of Things] ».
DE, II, no 85 [1971] : « Entretien avec Michel Foucault » (J. G.
Merquior et S. P. Rouanet). Ce texte porte sur le problème général
des « relations entre les formations discursives et les formations
sociales et économiques » que le livre de 1966 avait « laissées dans
l’ombre » (p. 157).
DE, II, no 103 [1972] : « Revenir à l’histoire ».
Textes se rapportant à des points particuliers de l’analyse proposée
par Foucault dans Les mots et les choses
Littérature :
DE, I, no 9 [1962] : « Le cycle des grenouilles » (sur La science de
Dieu de Jean-Pierre Brisset).
DE, I, no 13 [1963] : « Préface à la transgression » (hommage à
Georges Bataille).
DE, I, no 14 [1963] : « Le langage à l’infini ».
DE, I, no 17 [1963] : « Distance, aspect, origine » ; no 22 [1964] :
« Débat sur le roman » ; no 23 [1964] : « Débat sur la poésie » ; no 24
[1964] : « Le langage de l’espace » (sur les œuvres de Robbe-Grillet,
Pleynet, Baudry, Ollier).
DE, I, no 21 [1964] : « La prose d’Actéon » (sur l’œuvre de Pierre
Klossowski).
DE, I, no 25 [1964] : « La folie, l’absence d’œuvre ».
DE, I, no 38 [1966] : « La pensée du dehors » (sur Maurice Blanchot).
DE, II, no 82 [1970] : « Folie, littérature, société » (entretien avec T.
Shimizu et M. Watanabe).
Psychologie :
DE, I, no 2 [1957] : « La psychologie de 1850 à 1950 ».
DE, I, no 3 [1957] : « La recherche scientifique et la psychologie ».
DE, I, no 30 [1965] : « Philosophie et psychologie » (entretien avec A.
Badiou).
Linguistique :
DE, I, no 60 [1969] : « Introduction » à la Grammaire générale et
raisonnée d’A. Arnauld et C. Lancelot.
DE, I, no 70 [1969] : « Linguistique et sciences sociales ».
Questions épistémologiques :
DE, II, no 76 [1970] : « Discussion » de l’exposé de François Dagognet
sur « la situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie », lors des
Journées Cuvier de mai 1969 ; et no 77 [1970] : « La situation de
Cuvier dans l’histoire de la biologie » (conférence suivie d’une
discussion).
Notes du chapitre
[1] ↑ Ces textes sont cités DE, suivis du tome dans la première édition, du numéro du
texte et de l’année de sa publication ou de sa diffusion.Ce texte, écrit par Foucault à
l’intention d’un public anglophone qui connaissait encore mal son œuvre, présente
l’intérêt de clarifier l’orientation générale de la démarche des Mots et les choses et de
revenir sur quelques-uns des problèmes méthodologiques et théoriques soulevés par la
publication de ce livre en 1966 (et abordés plus directement dans L’archéologie du savoir
en 1969). Foucault justifie d’abord le choix qui a été fait de traiter l’histoire du savoir
occidental depuis la Renaissance en prenant pour point d’appui les domaines empiriques
de la nature, des richesses et du langage et non les domaines des sciences déductives : il
s’agit en effet de montrer que même des domaines de savoir non formalisés sont réglés par
un code de savoir et une systématicité propres. Il revient ensuite sur l’un des résultats
majeurs de son approche archéologique de l’histoire du savoir qui est de faire apparaître
entre les diverses formes de positivité ainsi identifiées des isomorphismes structurels,
conduisant à la description d’un « espace épistémologique propre à une période
particulière » (p. 9). Foucault propose enfin de préciser ce qui distingue sa démarche de
celle de l’histoire des sciences traditionnelle : au lieu de chercher à décrire l’inconscient de
la science, comme cette dimension négative qui lui résiste et la fait dévier de sa destination
rationnelle, l’archéologue cherche plutôt à « mettre au jour un inconscient positif du
savoir » (p. 9) qui correspond à cet ensemble systématique de règles mises en œuvre à leur
insu par les scientifiques et les philosophes d’une époque donnée pour élaborer leurs
objets, leurs concepts, leurs théories. L’archéologie du savoir ne part donc pas tant de ce
que les scientifiques eux-mêmes peuvent savoir et dire de leurs résultats ou de leurs
théories que des théories, concepts et objets d’étude dont il cherche à faire apparaître les
règles de formation (inconscientes) : « J’ai essayé de déterminer le fondement ou système
archéologique commun à toute une série de “représentations” ou de “produits”
scientifiques dispersés à travers l’Histoire naturelle, l’économie et la philosophie de l’âge
classique » (p. 10). On peut voir dans cette présentation de la méthode archéologique une
critique de la « psychanalyse de la connaissance objective » proposée par Gaston
Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique (ouvrage publié en 1938) : cette
démarche revient en effet à rapporter les erreurs tenaces dans lesquelles s’enferme la
science ou les obstacles qu’elle rencontre dans son développement comme les effets de la
« libido » du savant. Foucault évoque enfin trois problèmes qui sont restés en suspens dans
Les mots et les choses. 1 / Le problème du changement, envisagé dans Les mots et les choses
sous la forme d’une discontinuité radicale entre les épistémès et à partir de la
« combinaison des transformations concomitantes » qui se trouvent par exemple « à la
naissance de la biologie, de l’économie politique, de la philologie, d’un certain nombre de
sciences humaines et d’un nouveau type de philosophie à l’orée du XIXe siècle » (p. 11). Il
importe cependant de restituer à chacune de ces transformation son allure spécifique, ses
lois et ses rythmes propres pour éviter l’impression de « redistributions globales » du
savoir à « rapporter au génie d’un individu, d’un nouvel esprit collectif, ou même à la
fécondité d’une seule découverte » (ibid.). 2 / Le problème des causes du changement,
délibérément laissé de côté dans Les mots et les choses au profit de la seule description des
transformations elles-mêmes : il manque donc à ce livre une analyse des règles de
transformation des discours. 3 / Le problème du sujet, complètement évacué d’une
démarche qui privilégie le système anonyme du savoir et plus précisément l’analyse des
conditions que doit remplir un discours pour être validé comme discours « scientifique » :
« Il me semble que l’analyse historique du discours scientifique devrait, en dernier lieu,
ressortir à une théorie des pratiques discursives plutôt qu’à une théorie du sujet de la
connaissance » (p. 13). Foucault revendique donc à cette occasion l’orientation
antiphénoménologique du livre de 1966.