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Philippe

Sabot

Lire « Les mots et les choses » de


Michel Foucault

2006
Copyright
© Presses Universitaires de France, Paris, 2015
ISBN numérique : 9782130639503
ISBN papier : 9782130631187
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Présentation
Quels sont les enjeux fondamentaux des Mots et les choses ?
Pourquoi a-t-on pu considérer ce livre comme un manifeste du
structuralisme ? En quoi consiste cette « archéologie des sciences
humaines » proposée par Foucault ? Le présent ouvrage est une
étude d’ensemble des Mots et les choses, ce livre difficile dont les
véritables intentions épistémologiques et philosophiques ont été
longtemps occultées par les polémiques qu’il a suscitées (la « mort
de l’homme ») et par l’extraordinaire succès médiatique dont il a
bénéficié dès sa parution en 1966. À travers une lecture raisonnée
des Mots et les choses, Philippe Sabot aborde la double dimension, à
la fois historique et critique, de la démarche archéologique de
Foucault, et souligne l’importance de la question du langage au sein
d’une réflexion portant sur les conditions de constitution et de
contestation des sciences humaines.
Table des matières
Introduction
L’ordre des choses  
L’histoire
Les seuils – le Même et l’Autre

Ressemblance, représentation, discours

L’histoire, l’homme, le langage


« Le seuil de notre modernité » (255)

1. Archéologie d’une rupture


1 - Décrochages
2 - « Kantisme » et anthropologie

2. Les figures fondamentales du savoir moderne


1 - La naissance de l’économie politique
2 - L’a priori historique de la biologie moderne
3 - La philologie et la dispersion du langage

3. Le pli anthropologique du savoir


1 - La fin du Discours
2 - Le quadrilatère anthropologique
3 - Le dépli du pli anthropologique

4. La contestation des « sciences humaines »


1 - La situation épistémologique des sciences humaines
2 - La représentation inconsciente
3 - L’inconscient, l’histoire : l’homme et son Autre
4 - L’éternel retour du langage

Conclusion

Résumé analytique de la seconde partie des Mots et les choses


(chapitres VII-X)
Chapitre VII : Les limites de la représentation
Chapitre VIII : Travail, vie, langage
Chapitre IX : L’homme et ses doubles
Chapitre X : Les sciences humaines

Glossaire
A priori historique
Archéologie
Doublet empirico-transcendantal
Épistémè
Langage
Modernité
Savoir/Sciences

Indications bibliographiques
Introduction

Ce qui compte dans les choses dites par les hommes, ce n’est
pas tellement ce qu’ils auraient pensé en deçà ou au-delà
d’elles, mais ce qui d’entrée de jeu les systématise, les rendant
pour le reste du temps, indéfiniment accessibles à de
nouveaux discours et ouvertes à la tâche de les
transformer [1] .

D e tous les ouvrages de Michel Foucault, celui qui paraît en 1966


sous le titre Les mots et les choses (complété par le sous-titre :
« une archéologie des sciences humaines ») [2] , est sans doute celui
qui a connu le destin le plus singulier [3] . Ce livre difficile, à
l’écriture baroque, à la construction complexe et aux enjeux
multiples, a en effet été perçu et traité dès sa sortie comme un
véritable manifeste du structuralisme, dressé contre les tenants
d’un certain humanisme (Sartre en tête) [4]  et, au fond, réductible à
la thèse commode de la « mort de l’homme », dans laquelle
pouvaient se conjuguer les efforts de Nietzsche et ceux de Lévi-
Strauss ou de Lacan pour penser un au-delà de l’homme (à travers
les figures du surhomme ou de l’inconscient) [5] . Foucault, que ses
travaux antérieurs avaient plutôt contribué à identifier comme un
historien de la psychologie [6]  et de la médecine, apparaissait ainsi
soudain sur le devant de la scène philosophique comme le chantre
de cette forme de pensée nouvelle dont il proposait un premier
bilan en même temps qu’il en dégageait les perspectives d’avenir.
Or il est clair que l’ensemble des débats et des polémiques qui,
autour de cette question du structuralisme, ont accompagné la
publication des Mots et les choses, ont conduit à en surdéterminer et
à en brouiller les enjeux au point de produire, à propos de cet
ouvrage, un double effet de méconnaissance.
Ils ont sans doute d’abord contribué à le rejeter durablement dans
l’oubli, une fois que Foucault lui-même eut relancé son travail en
direction d’une interrogation portant sur le pouvoir, puis sur la
sexualité et la subjectivation, en regard de laquelle les assauts
« anti-humanistes » de 1966 pouvaient alors passer pour un simple
moment critique, négatif et finalement transitoire. On ne peut
qu’être frappé à cet égard de la stratégie d’esquive caractérisée dont
Les mots et les choses ont pu faire l’objet, non seulement d’ailleurs
de la part de Foucault lui-même (chez lequel cette stratégie prend la
forme d’une dénégation) [7] , mais encore dans l’ensemble des
travaux universitaires consacrés à cette œuvre : tout se passe
comme si l’ « archéologie des sciences humaines » représentait un
« raté », une excroissance malheureuse au sein du travail de
Foucault, que les perspectives ouvertes par les textes antérieurs
(sur la folie ou sur la maladie) et ultérieurs (sur le pouvoir, la
sexualité, le soi) auraient permis de corriger, voire d’effacer. Cette
méconnaissance dans laquelle sont tombés Les mots et les choses se
traduit notamment par le fait qu’il n’existe aujourd’hui, en langue
française, aucune étude d’ensemble de ce livre qui représente
pourtant une étape majeure dans l’œuvre de Foucault comme dans
la réflexion contemporaine – par les analyses du langage, de
l’histoire ou encore de la représentation qu’il propose.
C’est là qu’il faut évoquer un second effet de méconnaissance
faisant écran à une lecture raisonnée, du moins dépassionnée, des
Mots et les choses. Car, en focalisant la lecture de cet ouvrage sur ses
dernières pages, les débats qui ont entouré sa publication ont le
plus souvent contribué à occulter la richesse et l’originalité des
analyses détaillées qui y sont manifestement développées. Or celles-
ci concernent, bien au-delà des seules sciences humaines (ou bien
avant elles, puisqu’en un sens leur constitution épistémologique
dépend de leur formation historique), l’ensemble des savoirs
constitués depuis la Renaissance autour des domaines de la vie, du
travail et du langage. Avec une érudition flamboyante et une
rigueur méthodologique sans doute excessive, Foucault s’attache en
effet à dénouer les continuités apparentes entre les discours – celles
que l’histoire des idées ou des sciences notamment prennent soin
d’établir en faisant le récit des progrès de chaque discipline ou, plus
généralement, de la rationalité –, avec la même facilité qu’il refait
ailleurs le lien entre des énoncés manifestement hétérogènes
(philosophiques, littéraires, scientifiques) au sein de grandes
configurations de savoir propres à une époque donnée. En
rapportant exclusivement Les mots et les choses à la supposée thèse
« structuraliste » (ou « anti-humaniste ») inscrite dans sa conclusion,
c’est tout le travail épistémologique et critique de l’archéologue qui
était ainsi méconnu, au mieux occulté, au pire caricaturé.
On comprend alors l’intérêt qu’il y a à revenir aujourd’hui,
quarante ans après sa parution, sur ce livre « à part », qui continue
à être aussi dérangeant que déroutant. Maintenant que l’effet de
mode est passé, maintenant aussi que le reste de l’œuvre de
Foucault a fait l’objet d’études poussées qui permettent de mieux
cerner son étonnante plasticité, il est sans doute temps de soumettre
également Les mots et les choses à l’épreuve d’une lecture suivie
ayant pour objectif principal de mettre en lumière tant sa
construction d’ensemble que ses enjeux et ses résultats théoriques
les plus significatifs. Pour mener à bien un tel travail, il importe
donc de ne pas verser a priori dans la polémique, sans perdre de
vue cependant que Foucault lui-même a conçu son « archéologie
des sciences humaines » comme un « livre de combat » [8] , engagé
dans les problèmes généraux de son époque (ceux du langage, de
l’homme, de l’inconscient, de la représentation). Il est par
conséquent nécessaire d’identifier ses positions et, autant que
possible, celles de ses adversaires, d’évaluer ses stratégies en les
replaçant dans leur contexte d’élaboration. Mais il s’agit également
et au préalable d’identifier le type d’opération philosophique qui
commande ce vaste chantier archéologique.
Une telle opération se laisse caractériser à partir de trois enjeux
majeurs que nous retrouverons tout au long de notre commentaire :
le premier concerne le statut de la connaissance, le second le
rapport entre histoire et vérité, le troisième enfin la place du
langage dans l’enquête foucaldienne. Présentons rapidement ces
différents enjeux qui donnent lieu dans le livre de 1966 à trois
thèses étroitement articulées entre elles.
L’ensemble des Mots et les choses se présente d’abord comme une
vaste enquête sur les modalités du connaître, ou plus précisément
sur le rapport qui lie les connaissances objectives, notamment celles
que produisent les sciences empiriques de la nature, du langage et
des richesses, à des structures a priori qui conditionnent
historiquement la forme de leur objectivité ainsi que le type de
relations que ces sciences peuvent entretenir les unes avec les
autres à un moment donné de leur histoire. Ces modes de
structuration des discours scientifiques renvoient à la dimension de
ce que Foucault appelle l’épistémè, par où se trouve désigné non
« pas une forme de connaissance ou un type de rationalité qui,
traversant les sciences les plus diverses, manifesterait l’unité
souveraine d’un sujet, d’un esprit ou d’une époque » mais plutôt
« l’ensemble des relations qu’on peut découvrir, pour une époque
donnée, entre les sciences quand on les analyse au niveau des
régularités discursives » [9] . Autrement dit, l’objectif principal de
l’archéologie foucaldienne est de rendre compte de cette
articulation entre le niveau des connaissances scientifiques, telles
qu’elles existent et fonctionnent avec leur régularité propre et le
niveau « épistémique » du savoir, où ces connaissances viennent
trouver leurs propres conditions de possibilité historiques. En
mettant au jour cette articulation entre la science et le savoir [10] ,
Foucault entend ainsi proposer une thèse épistémologique forte qui
décale le questionnement (de type kantien) sur la prétention
légitime ou non d’un ensemble d’énoncés à la scientificité vers un
autre questionnement critique, portant cette fois sur les conditions
de possibilité de l’existence historique de tel ou tel type de discours
et des modalités de son épistémologisation. On notera que cette
focalisation de l’analyse sur la dimension des discours (et de leur
systématicité) situe d’emblée la démarche de Foucault en opposition
par rapport à celles de la phénoménologie (puisqu’il évacue la
question de la fondation subjective de la connaissance) [11]  et du
marxisme (puisqu’il soutient ici le présupposé d’une autonomie du
discours par rapport à ce qu’il appellera dans L’archéologie du
savoir les « pratiques non discursives », à savoir les pratiques
sociales – pourtant présente dans l’Histoire de la folie et dans
Naissance de la clinique) [12] .
L’ « histoire archéologique » des sciences [13]  que propose Foucault
dans Les mots et les choses sous la forme d’une analyse de
l’épistémè, engage par conséquent une thèse concernant le statut de
la vérité. L’un des traits dominants de cette analyse est en effet
qu’elle se démarque de la conception traditionnelle de la vérité
comme adéquation du discours à l’être dans la mesure où elle
cherche plutôt à établir le système historique des conditions de
possibilité du « vrai ». La vérité cesse d’être la norme constituante
du discours scientifique et de son analyse ; elle est traitée plutôt
comme l’effet d’une disposition du savoir qui détermine
historiquement les critères de validation scientifique d’un discours.
L’objectif majeur de cette relativisation de la vérité est de soustraire
la représentation de l’histoire à celle d’un devenir orienté,
progressant régulièrement de l’erreur à la vérité, de la confusion
préscientifique des formes de savoir à la Renaissance à la clarté des
sciences modernes. En un sens, Les mots et les choses reconstituent
bien une histoire de la vérité, mais celle-ci s’entend plutôt comme
l’histoire des formes de la vérité, indissociable de celle des fonctions
de validation épistémologique des discours. Cette « histoire
archéologique » de la vérité a pour corrélat méthodologique le
primat de la discontinuité sur la continuité : elle privilégie la
rupture entre des ordres de véridiction incomparables par rapport
à la construction rétrospective de l’avènement des vérités
actuelles [14] .
Ces considérations épistémologiques sur l’analyse archéologique de
la connaissance et sur la forme critique prise par cette analyse en
tant qu’elle propose une histoire de la vérité, servent ici une
démonstration qui prend appui sur une certaine ontologie du
langage [15] . L’ensemble du développement des Mots et les choses
s’attache en effet à montrer comment les différentes configurations
épistémologiques du savoir qui donnent lieu à des régimes de
discursivité et de scientificité distincts à la Renaissance, à l’âge
classique et dans la modernité, relèvent chacune en dernière
instance d’un certain mode d’être du langage que Foucault
entreprend d’identifier. Pourtant, au-delà du triple
conditionnement épistémique du langage qui forme le cœur de son
analyse historique, il est possible de percevoir l’importance prise
par un certain type de langage, le langage littéraire qui reçoit, dans
cette archéologie (peut-être davantage que dans les précédentes),
une fonction particulière, celle de manifester, comme à vif, l’être de
ce langage. Il faudra bien sûr interroger et clarifier la place
qu’occupe la littérature dans le dispositif archéologique de Foucault
en montrant notamment que si celle-ci est solidaire de
l’inauguration du savoir moderne, sa fonction critique traverse
néanmoins de part en part l’ « archéologie des sciences humaines »
dont elle contribue à relancer les analyses depuis la marge qu’elle
semble dessiner dans l’histoire du savoir. La littérature introduit en
quelque sorte l’archéologie à une « pensée du dehors » qui, comme
on le saisit dès la préface des Mots et les choses, redouble l’effort
pour établir, du dedans, le mode d’articulation des discours au
système de savoir qui les conditionne. Ne s’agit-il pas alors de
réactiver un régime ontologique du langage (lié à l’ « expérience »
littéraire) au sein même de l’analyse de ses régimes historiques (liés
à la structuration interne des formes de savoir) ? Nous ne pouvons
que laisser ici cette question en suspens, mais il est clair qu’elle sera
au cœur de notre lecture du livre de Foucault.
Après avoir présenté ces enjeux, il est temps d’en venir au détail des
propositions de Foucault qui les développent et leur confèrent leur
véritable cohérence. Nous ne nous attarderons pas sur le
cheminement complexe et sinueux qui a conduit Foucault à écrire
Les mots et les choses. Il existe désormais de nombreuses et bonnes
études, consacrées justement à relever les points d’inflexion du
travail de Foucault, à interroger aussi ses déplacements (d’une
archéologie à l’autre, de l’archéologie à la généalogie, du savoir au
pouvoir, du pouvoir à la sexualité et au « sujet »), ses lacunes, voire
ses apories successives [16] . Nous proposons plutôt au lecteur
d’entrer de plain-pied dans Les mots et les choses en partant d’un
texte qui occupe, dans le dispositif général de cet ouvrage, une
position particulière, à la fois en retrait et en surplomb par rapport
à l’enquête archéologique. Ce texte, écrit certainement lorsque
l’ensemble de l’ouvrage était achevé, se situe à l’ouverture de celui-
ci, sous la forme d’une brève mais dense préface, dans laquelle
Foucault expose une « théorie générale de l’archéologie » [17]  tout en
précisant son champ d’application particulier, délimité par les
domaines empiriques de la vie, du travail et du langage. C’est à
partir de cette préface qu’il est possible de définir l’horizon
problématique des Mots et les choses (identifier des seuils), en
relation, mais aussi en rupture avec les orientations théoriques des
archéologies précédentes.

L’ordre des choses [18] 


La Préface des Mots et les choses poursuit un double objectif : d’une
part, elle vise à clarifier la nature de l’entreprise générale d’une
« archéologie » du savoir, en mettant en avant les notions d’ordre et
de discontinuité pour clarifier le sens de l’a priori historique, et de
l’épistémè ; d’autre part, elle tend à spécifier le cadre de l’analyse
proposée dans le livre, en présentant de manière schématique la
signification d’une archéologie « des sciences humaines » et en
resituant le projet de cette archéologie dans le sillage des
archéologies antérieures.
Cette préface s’ouvre sur l’expérience d’une « bizarrerie » (8),
suscitant à la fois le rire et le malaise, dans la mesure où ce qui est
bizarre n’est pas seulement déroutant, mais devient rapidement
gênant pour l’exercice même de la pensée [19] . Cette bizarrerie a
pour « lieu de naissance » un texte de Borgès, où il est fait état d’une
certaine « encyclopédie chinoise » selon laquelle « les animaux se
divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c)
apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en
liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent
comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très
fin en poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la
cruche, n) qui de loin semblent des mouches » (7). On peut se
demander ce qui, dans cette énumération joyeuse et improbable, est
susceptible de mettre en cause les pouvoirs propres de la pensée.
Pourquoi Foucault prend-il ainsi au sérieux ce qui ne relève
manifestement que d’un jeu, défaisant, le temps d’une fiction,
l’espace ordinaire des identités pour produire des rapprochements
insolites, propres à solliciter l’imagination et à déclencher le rire ?
La taxinomie de Borgès ne paraît pas en effet très différente de la
rencontre fortuite, sur une table de dissection, entre un parapluie et
une machine à coudre dont Lautréamont a légué la formule aux
surréalistes. Qu’est-ce qui sépare pourtant ces deux expériences de
pensée ? Pour le faire comprendre, Foucault cite alors le
personnage de Rabelais, Eusthènes, dans un propos qui met en
scène (lui aussi) de manière spectaculaire « la proximité des
extrêmes » ou encore « le voisinage soudain des choses sans
rapport » (8) :

Pour tout ce jourd’hui, seront en sûreté de ma salive : Aspics,


Amphisbènes, Anerudutes, Abedessimons, Alarthraz,
Ammobates, Apinaos, Alatrabans, Aractes, Asterions, Alcharates
[…] (8)

Dans cette longue énumération, les êtres de langage côtoient les


êtres réels et, au bénéfice de telle consonnance, échangent leurs
figures. Or la confrontation entre ces deux énumérations (celle
d’Eusthènes et celle de Borgès) fait apparaître leur profonde
différence de statut et permet de spécifier leur respectif pouvoir
d’inquiétude. Les noms successifs qui sont proférés par Eusthènes
trouvent d’une certaine façon l’assurance de leur « lieu commun »
dans la « bouche accueillante et vorace » (8) d’Eusthènes.
L’étrangeté de leur rencontre se trouve donc en quelque sorte
neutralisée à partir du moment où les choses dites, dans leur
présence sonore, se rassemblent à partir d’un même site où leurs
rapports peuvent être articulés. C’est ce qui précisément rapproche
le procédé d’Eusthènes de celui que Lautréamont a légué aux
surréalistes : la salive d’Eusthènes est ce qui tient lieu de table
d’opération conjurant, dans l’ « éclair de la rencontre poétique » (9),
« le blanc intersticiel qui sépare les êtres les uns des autres » (8).
Sans doute la disposition ordinaire des êtres et des choses, leur
rangement habituel se trouvent-ils perturbés : mais du moins
l’ordre des choses, à défaut d’être scrupuleusement respecté, est-il
ici formellement préservé. On comprend alors que c’est l’apparition
de ce « blanc », de cet « espace vide » entre les désignations dans
l’énumération aberrante de Borgès qui produit l’impression
inquiétante non pas même d’un désordre (toujours relatif), mais
bien, plus radicalement, d’une absence d’ordre : cette absence est
d’autant plus menaçante qu’elle n’affecte pas les êtres énumérés en
eux-mêmes, puisque leurs contours sont circonscrits et qu’ils
relèvent, chacun pris à part, du représentable, mais bien plutôt la
capacité de donner un contenu au « et » qui est censé relier entre
eux l’ensemble des éléments de la série encyclopédique des
animaux :

Ce qui est impossible, ce n’est pas le voisinage des choses, c’est


le site lui-même où elles pourraient voisiner. […] [Borgès]
soustrait l’emplacement, le sol muet où les êtres peuvent se
juxtaposer. […] Ce qui est retiré, en un mot, c’est la table
d’opération (9).

Le tour de force de Borgès est donc d’avoir fait de l’impossible avec


du possible, d’avoir converti l’énumération joyeuse d’Eusthènes en
une absurde et inquiétante machine à défaire l’ordre, à esquiver
tout lieu commun entre les signes et les êtres qu’ils désignent [20] .
Il reste alors à comprendre pourquoi Foucault entame Les mots et
les choses par cette expérience de langage et de pensée. Celle-ci
permet en fait d’éclairer le statut de la démarche archéologique
dans la mesure où elle vaut comme la preuve par l’absurde de
l’impérieuse nécessité de l’ordre pour faire « “tenir ensemble” (à
côté et en face les uns des autres) les mots et les choses » (9). Il y a
donc une fonction syn-taxique de la pensée que met en crise la
taxinomie hétérotopique de Borgès. Celle-ci hante littéralement
notre conception occidentale du langage, en l’éclairant depuis une
autre culture que la nôtre, « une culture vouée tout entière à
l’ordonnance de l’étendue, mais qui ne distribuerait la polifération
des êtres dans aucun des espaces où il nous est possible de nommer,
de parler, de penser » (11). Foucault semble ainsi renouer avec le
projet d’une confrontation entre les cultures, tel qu’il était esquissé
dans la préface à la première édition de son Histoire de la folie [21] .
L’altérité de l’ « encyclopédie chinoise » de Borgès n’a de sens que
rapportée à l’intériorité de notre culture occidentale, à sa manie de
l’ordre, de la recherche d’un lieu commun à partir duquel peuvent
communiquer les mots et les choses. Le détour initial par Borgès a
par conséquent une fonction problématisante quant aux conditions
de possibilité formelles et quant aux conditions d’exercice concrètes
de la pensée : ce qui est pensable, ne l’est-il pas toujours sur fond
d’un impossible à penser, d’un possible impensable ?
Les réponses qu’apporte Foucault à cette question dans la suite de
la préface permettent déjà, en un sens, de définir l’orientation
générale du projet d’une archéologie du savoir, tel qu’il est mis en
œuvre dans Les mots et les choses. Une telle archéologie ne cherche
en effet rien d’autre que la mise au jour de la « table » à partir de
laquelle la pensée s’autorise à opérer des classements, à définir des
ressemblances, à pointer des différences entre les êtres : à dire, par
exemple, que « le chat et le chien se ressemblent moins que deux
lévriers » (11). Foucault paraît donc avoir en vue quelque chose
comme la table kantienne des catégories [22] . Ce que donne à penser
Borgès, au moment même où il l’élide, c’est cette fonction
distributive de l’ordre, à la fois indispensable pour que tiennent
ensemble les mots et les choses, mais dont l’évidence supposée nous
prive le plus souvent d’en interroger les modes de constitution,
voire les possibles transformations. Sur ce dernier point, Foucault
prend évidemment ses distances avec le catégorial kantien, qu’il
destitue de son universalité pour le restituer à la mouvance et aux
ruptures de l’histoire. Il reste, qu’en première analyse, l’archéologie
paraît désigner, littéralement, ce travail de mise au jour des
structures implicites de notre expérience, fût-elle « la plus naïve »
(11), en tant que celle-ci est commandée secrètement, et comme en
arrière d’elle-même, par une opération fondamentale de mise en
ordre des choses. Il convient donc désormais de clarifier le statut de
cet « ordre » qui fait tant défaut aux « chinoiseries » de Borgès et qui
désigne à rebours (et depuis leur limite) le principe de toute
connaissance possible, soit le mode d’articulation, dans l’élément du
langage, des rapports entre les choses.
Poursuivant et précisant l’analyse de l’archéologie, Foucault
propose alors de définir celle-ci comme un type d’enquête qui
s’attache à l’élucidation de l’ « expérience nue de l’ordre et de ses
modes d’être » (13), en tant qu’une telle expérience fonde la
possibilité même de la connaissance. Le questionnement qu’il
formule dans ces pages introductives paraît s’inscrire dans l’orbe
du criticisme kantien puisqu’il s’agit bien de dégager les conditions
de possibilité du connaître, de se demander de quelle façon un
savoir est rendu possible et nécessaire. Or nous avons vu qu’un
savoir n’est possible qu’à la condition de s’appuyer sur un ordre des
choses qu’il manifeste dans son développement. Est-ce à dire que
cet ordre est donné préalablement à toute connaissance et que
celle-ci ne fait que s’en saisir en l’explicitant, en lui prêtant son
langage ? À moins qu’à l’inverse, il ne soit rigoureusement construit
par le sujet de la connaissance en vue d’articuler le réel en le
soumettant aux lois de son esprit ? Foucault manifestement refuse
cette alternative et propose une solution intermédiaire qui lui
permet d’associer la démarche archéologique à une certaine
« expérience » de l’ordre :

L’ordre, c’est à la fois ce qui se donne dans les choses comme


leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se
regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n’existe
qu’à travers la grille d’un regard, d’une attention, d’un langage
(11).

L’ordre n’est donc ni totalement naturel, même s’il se déploie à


partir des choses, dont il forme le principe de distribution dans
l’espace, ni totalement arbitraire, même si le regard que l’on porte
sur les choses détermine leur lecture en « quadrillant » l’expérience
qu’on en prend. Dès qu’il s’agit d’expliciter le statut de l’ordre,
Foucault prend donc ses distances avec l’épistémologie
kantienne [23]  : on sait en effet que, pour Kant, l’ordre ne peut être
dans les choses parce qu’il est dans le regard qu’on porte sur elles et
qui les transforme en objets de connaissance possibles. Pour
Foucault, au contraire, l’ordre est à la fois objectif et subjectif : ce
qui signifie qu’il n’est en vérité ni tout à fait objectif ni tout à fait
subjectif, mais qu’il ne se définit que par la « rencontre » entre ces
deux dimensions constitutives de la connaissance. Il est même
l’espace ou l’ « élément » de cette rencontre à partir de laquelle
quelque chose est donné à connaître. Il semble que l’archéologie se
détermine alors précisément comme l’analyse de ce lieu de
rencontre entre les choses vues, perçues, et les mots pour les
nommer.
Pourtant, Foucault cherche à délimiter plus précisément encore le
domaine d’investigation de l’archéologie. Son questionnement
s’approfondit et se radicalise : si l’on accorde que l’ordre est
nécessaire, alors d’où vient qu’il y a de l’ordre ? Et quelles sont les
formes d’apparition de cet ordre dans notre expérience culturelle ?
Se situant désormais délibérément du côté d’une interrogation sur
les modes de constitution de l’ordre, Foucault élabore une
distinction entre ce qu’il appelle « les codes fondamentaux d’une
culture », soit cet ensemble de règles qui régissent « son langage, ses
schémas perceptifs, ses échanges, ses techniques » (11) et le
« domaine des théories scientifiques ou des interprétations de
philosophes » qui se chargent d’expliquer pourquoi « il y a en
général un ordre » (12). Le domaine d’analyse spécifique de
l’archéologie se définit à l’articulation de ces deux modes de
présentation de l’ordre – à l’articulation donc de l’ordre préréflexif
et de l’ordre réfléchi [24] . Or, ce domaine intermédiaire est aussi bien
en rapport avec ce que Foucault désigne comme le « fondamental ».
De quoi s’agit-il ? D’abord, de ce qui fonde secrètement l’orientation
pratique de notre rapport aux choses et aux êtres, et de ce qui, en
retrait par rapport aux régularités pratiques, autorise une mise à
distance critique, une déprise de leur pouvoir prescriptif en faisant
apparaître « que ces ordres ne sont peut-être pas les seuls possibles
ni les meilleurs » (12) : ce qui est fondamental, c’est donc l’ordre de
l’ordre, le « fait brut […] qu’il y a de l’ordre » (12), ce fait a priori, qui
commande l’ordonnabilité de l’expérience et qui relativise tout
ordre empirique. Mais le domaine d’investigation privilégié par
l’analyse archéologique se désigne encore comme « fondamental »
en un autre sens, qui se rapporte cette fois à son statut de « sol
positif » à partir duquel pourront s’élaborer les théories de l’ordre.
Toutefois, cette double « réduction » [25]  au fondamental qui permet
à Foucault de désigner le niveau d’intervention et d’analyse de la
démarche archéologique s’écarte clairement de son modèle kantien
ou phénoménologique dans la mesure où, s’il s’agit bien d’analyser
« l’expérience nue de l’ordre et de ses modes d’être » (13), telle
qu’elle fonde à la fois le simple « usage » spontané de « codes
ordinateurs » (12) et toute réflexion sur l’ordre, cette analyse se veut
résolument historique. L’archéologie cherchera donc avant tout à
retracer l’histoire des modes d’être de l’ordre.

L’histoire
L’analyse des « modes d’être » de l’ordre ne renvoie pas en effet à
une essence intemporelle, transhistorique de cet ordre, mais à
l’inscription de celui-ci dans un devenir historique qui en pluralise
justement les formes d’apparition tout en en conservant le
caractère d’expérience fondamentale, à la fois critique (par rapport
à ses expressions empiriques) et positive (par rapport à ses
théorisations). Foucault peut alors présenter, en rapport avec cette
forme d’analyse qu’il vient d’esquisser, les points d’application de sa
méthode dans Les mots et les choses. Il commence par définir son
champ d’investigation qui, d’une part, s’étend du XVIe siècle jusqu’
« au milieu d’une culture comme la nôtre » (13), et qui, d’autre part,
se déploie à partir des trois domaines d’empiricité que représentent
la vie, le travail et le langage. L’étude archéologique de tels
domaines empiriques comporte une double dimension. Il s’agit
d’abord de partir « [du] langage tel qu’il était parlé, [des] êtres
naturels tels qu’ils étaient perçus et rassemblés, [des] échanges tels
qu’ils étaient pratiqués » (13) – tels donc qu’ils ont pu être codifiés,
structurés spontanément dans des mots, des perceptions, des gestes
culturels –, en vue de remonter, « comme à contre courant » (13)
jusqu’à ce qui vient fonder ces codes ordinateurs, c’est-à-dire
jusqu’aux modalités de l’ordre qui rendent compte de cette
structuration primaire de l’expérience de la vie, du travail, du
langage depuis le XVIe siècle : Foucault réaffirme ainsi qu’il doit
exister « un code de savoir, une systématicité qui règle même le
savoir empirique, non formalisé » [26] . L’archéologie obéit donc à
une logique de l’archè puisqu’elle se propose d’identifier le mode
singulier de l’ordre qui, en retrait de tout savoir empirique, en
forme comme le principe d’existence : c’est en effet aux modalités
historiques de cet ordre que « les échanges devaient leurs lois, les
êtres vivants leur régularité, les mots leur enchaînement et leur
valeur représentative » (13). Il y a un ordre qui s’impose comme le
fondement de l’empiricité et que l’archéologue se donne pour tâche
d’expliciter. Mais la recherche archéologique se déploie aussi dans
une autre direction : elle vise en effet à rendre compte de la
manière dont l’expérience de l’ordre, dans ses variations
successives, a pu fonder des formes de savoirs distinctes (histoire
naturelle et biologie, par exemple) qu’il s’agit à chaque fois de
rapporter à leurs conditions historiques de possibilité, soit à des
modes d’être de l’ordre différenciés.
Dans ces conditions, il est clair que le type d’analyse ici proposé ne
se contente pas de replacer les productions culturelles dans leur
histoire, en reconstituant patiemment les transitions
épistémologiques ou pratiques qui conduisent de l’histoire naturelle
à la biologie ou de la grammaire générale à la philologie :
l’archéologue tend plutôt à identifier cet « espace d’ordre » qui
constitue à la fois l’a priori historique et le fond de positivité à partir
desquels « des idées ont pu apparaître, des sciences se constituer,
des expériences se réfléchir dans des philosophies, des rationalités
se former, pour, peut-être, se dénouer et s’évanouir bientôt » (13).
L’archéologie n’a donc pas tant affaire au temps qu’à l’espace ; elle
ne vise pas tant la reconstitution d’une continuité historique que
l’excavation d’un « champ épistémologique », d’une « épistémè » qui
délivre, en retrait de l’expérience et au fondement positif du savoir,
leurs conditions communes de possibilité [27] . Foucault peut alors
opposer, à une lecture horizontale des savoirs (celle que proposent
traditionnellement l’histoire des sciences ou l’histoire des idées) [28] ,
qui s’attache à retracer la « perfection croissante » des savoirs, leur
progressive maturation jusqu’à leur accomplissement scientifique
sous la forme d’une objectivité enfin conquise, la coupe verticale de
l’archéologie qui se préoccupe non pas des évolutions de surface,
repérables seulement sur la trame continue de l’Histoire, mais bien
plutôt des bouleversements en profondeur de l’espace d’ordre qui
conditionne, pratiquement et théoriquement, la mutation des
savoirs de la vie, du travail et du langage. De ce point de vue,
l’archéologie se démarque clairement de l’histoire « au sens
traditionnel du mot » (13) : ce qui ne signifie nullement que
l’archéologie n’a affaire qu’à l’archè transcendantale de l’ordre,
indépendamment et en dehors de toute perturbation historique [29]  ;
cela signifie seulement que l’histoire n’est pas forcément ce devenir
orienté, aimanté par la perspective d’une rationalisation
progressive des objets de la science, mais qu’elle se comprend à
l’opposé comme une histoire sans devenir, définalisée, en un sens
détemporalisée puisqu’elle est seulement rapportée à des
« espaces » du savoir, à des « configurations » générales de
l’épistémè dont l’historicité s’identifie complètement à celle de leurs
conditions de possibilité. La notion délicate et apparemment
oxymorique d’ « a priori historique » doit donc s’entendre au sens
fort comme une historicisation du transcendantal (kantien), qui
s’accomplit paradoxalement dans l’affirmation d’un primat de
l’espace sur le temps [30]  : Foucault ne traite pas des connaissances
dans le temps de leur développement historique, mais dans le
déploiement historial de leur ordre constitutif. D’où la difficulté,
qu’il affronte, de chercher, dans un « récit », c’est-à-dire au fond
dans un certain déroulement narratif et temporel, à défaire la
trame narrative de l’histoire des sciences ou des idées en en
contestant aussi bien les présupposés que certains des résultats.
Cette décision méthodologique emporte en tout cas avec elle
plusieurs conséquences majeures.
La première est que, par un retournement paradoxal, Foucault
invite son lecteur à ne pas prendre le « récit » des Mots et les choses
pour ce qu’il n’est pas, à savoir l’histoire du devenir-rationnel de la
ratio européenne depuis les obscurités prélogiques de la
Renaissance jusqu’aux clarifications épistémologiques et théoriques
de l’âge moderne. Au lieu de raconter une telle « histoire », il s’agit
en fait de proposer une analyse géographique ou même géologique
des savoirs, d’en dresser les cartes successives en repartant de
l’analyse des sols pour dessiner des frontières, pour repérer des
failles, des dénivellations aussi soudaines qu’inexplicables –
accessibles à la seule description. Par là, et deuxièmement, il est
clair que l’archéologie définit une certaine posture sceptique à
l’égard des savoirs qu’elle étudie. On a pu reprocher à Foucault son
relativisme : si la vérité a une histoire, alors elle cesse d’être la
vérité. Mais pour lui, les contenus de connaissance doivent être
envisagés « hors de tout critère se référant à leur valeur rationnelle
ou à leurs formes objectives » (13), hors de leur supposée valeur de
vérité donc, pour être seulement référés aux conditions de
possibilité qui permettent d’en évaluer la nécessité épistémique, de
rendre compte des figures variables de la rationalité ainsi que de
l’historicité des procédures de constitution de l’objectivité [31] .
Foucault se situe ainsi au plus près et au plus loin de la critique
kantienne. La dernière conséquence qui découle des principes
méthodologiques exposés dans la préface, est que le système de ces
conditions de possibilité n’est aucunement un invariant
transhistorique : il est pleinement historique, ce qui signifie qu’il est
susceptible de se transformer en profondeur, emportant dans
l’événement de sa transformation la discontinuité des modes d’être
de l’ordre [32] .
En soustrayant l’histoire à la souveraineté du temps et à l’opération
dialectique de la continuité, Foucault la rend donc à ses ruptures, à
ses failles, à l’alternance de l’ordre et du non-ordre, à l’aléa de
l’événement – non dialectisable, à un désordre aussi brut que l’être
de l’ordre qui en conjure la puissance de chaos. Si l’archéologie est
bien cette histoire de l’ordre, ou des ordres, sur fond d’un désordre
toujours possible, on comprend mieux alors la fonction d’ouverture
de l’ « encyclopédie chinoise » de Borgès : l’absence d’ordre qu’elle
manifeste n’est que l’envers d’un ordre immuable, défini ou établi
une fois pour toutes. Mais entre ce non-ordre et cet ordre absolus,
l’archéologie découvre la région d’un ordre relatif, à la fois a priori,
donc nécessaire et structurant, et historique, c’est-à-dire toujours
menacé d’une restructuration radicale susceptible d’en altérer la
forme comme le contenu. De même que Borgès nous présente une
énumération impossible à penser, de même il y a, au niveau
archéologique, des seuils, des discontinuités qui désignent depuis
leurs marges ce qu’il y a de toujours provisoire dans la positivité
d’un savoir. De ce point de vue, il est à noter que Foucault situe
dans un texte littéraire cette marge de l’ordre dont la pensée
formule l’exigence mais dont l’archéologie cherche plutôt à repérer
les crises. La positivité du savoir ne s’enlève, ne « s’archéologise » (si
l’on ose dire) donc que sur le fond de la négativité irréductible
d’une rupture, de ce qu’il y a d’impensable dans la discontinuité – à
rebours du progressisme rationaliste qui résout dialectiquement la
négativité dans la forme d’un continuum temporel. L’hétérotopie de
Borgès désigne alors bien le « lieu de naissance » – à la fois obscur et
nécessaire – à partir duquel l’analyse historique des modes d’être
de l’ordre devient possible.
Il n’est donc pas étonnant que le « récit » interrompu que délivre
cette analyse s’articule pour l’essentiel à partir de « deux grandes
discontinuités » qui déchirent et constituent à la fois, dans ses
ruptures historiques, « l’épistémè de la culture occidentale : celle qui
inaugure l’âge classique (vers le milieu du XVIIe siècle) et celle qui,
au début du XIXe siècle marque le seuil de notre modernité » (13).
On aura reconnu ici le plan général du livre qui s’organise à partir
de deux grandes parties symétriques (chap. I à VI, et chap. VII à X),
articulées chacune autour d’un « seuil » qui définit l’apparition,
aussi soudaine qu’inexpliquée, d’un certain mode d’être historique
de l’ordre, c’est-à-dire d’une refonte complète des conditions de
possibilité de la positivité du savoir d’une époque. Cette insistance
sur la « discontinuité » permet à Foucault de démarquer
l’archéologie de toutes sortes d’histoires (de la pensée, des idées ou
des sciences) qui s’attacheraient seulement à restituer, dans la visée
rétrospective d’un grand récit homogène et orienté, le « mouvement
presque ininterrompu de la ratio européenne depuis la Renaissance
jusqu’à nos jours » (13-14). Ce genre d’histoire, fondé sur un
principe de « quasi-continuité », a le tort manifeste (et paradoxal
sans doute) de faire violence à l’historicité et à l’arbitraire du savoir
lui-même, méconnus et même niés dans cette perspective
progressiste qui analyse la persistance de certaines idées ou de
certains thèmes (la classification des êtres naturels, la fonction du
signe dans le langage) selon le mouvement rétrograde du vrai [33] .
Foucault pointe les deux défauts d’une telle analyse. D’abord, elle
propose, dans la forme du déroulement régulier d’une histoire, le
mythe de l’accomplissement de la Raison théorique ou scientifique,
émergeant progressivement de ses figures approximatives mais
prometteuses :

La classification de Linné, plus ou moins aménagée, peut en gros


continuer à avoir une sorte de validité (…), le propos de la
Grammaire générale (…) n’est pas si éloigné de notre actuelle
linguistique (14).

Ensuite, elle s’appuie sur une théorie non réfléchie de la causalité


historique selon laquelle « les connaissances parviennent (…) à
s’engendrer, les idées à se transformer et à agir les unes sur les
autres » (14). Ces deux mythes se renforcent l’un l’autre pour
reconstituer, dans la forme fictive d’un récit continu qui en efface
ou en occulte les discontinuités, la synthèse diachronique de la
raison ou de la « conscience européenne », ainsi rassurée sur sa
propre puissance d’intégration et sur ses marges de progression.
Or il est clair que l’archéologie privilégie un tout autre niveau
d’analyse, celui des « systèmes de positivités », dont elle cherche à
repérer et à décrire aussi bien la constitution interne que les points
d’effondrement, d’altération et de transformation :

L’archéologie, s’adressant à l’espace général du savoir, à ses


configurations et au mode d’être des choses qui y apparaissent,
définit des systèmes de simultanéités, ainsi que la série des
mutations nécessaires et suffisantes pour circonscrire le seuil
d’une positivité nouvelle (14).

Systématicité et mutation, simultanéité et seuil : à travers ces deux


couples de notions, Foucault clarifie de manière convaincante les
enjeux de son travail, qui concernent une révision en profondeur
du statut de l’histoire. Car, s’il s’agit bien d’identifier et de décrire
synchroniquement la structuration intra-épistémique du savoir
d’une époque, cela ne revient pas toutefois à annuler l’historicité du
savoir dans cette configuration particulière qui formerait comme le
modèle invariant de tout savoir possible : la systématicité et la
nécessité de la structure interne d’un champ épistémologique
donné n’excluent pas sa précarité historique puisque au contraire
l’archéologue s’attache à l’analyse de ces seuils où les savoirs défont
et refont leur positivité, en modifiant de fond en comble leur
structure initiale (mais non définitive) [34] . L’archéologie
foucaldienne cherche donc à combiner l’invariant structural et la
variation historique, l’ordre manifesté par la systématicité
intraépistémique et le désordre impliqué par les mutations
interépistémiques.

Les seuils – le Même et l’Autre


Il est possible à partir de là de mieux cerner l’organisation
d’ensemble des Mots et les choses et d’en mettre au jour certains des
enjeux fondamentaux. Foucault ne prétend pas en effet décrire
seulement, à partir des « deux grandes discontinuités » qu’il repère
dans le savoir occidental depuis quatre siècles, les fresques
majestueuses du savoir à la Renaissance, à l’âge classique et à l’âge
moderne. S’en tenir, comme c’est souvent le cas, à cette
juxtaposition d’analyses, cela revient à réduire l’archéologie à la
forme d’une chronique monotone et à manquer l’essentiel du projet
foucaldien. Celui-ci s’organise plutôt à partir du centre du livre, soit
à partir de la mise en évidence de « cette profonde dénivellation de
la culture occidentale » (16) qui, « au tournant du XVIIIe et du XIXe
siècle », brise la cohérence du savoir classique (qui n’apparaît
« classique » d’ailleurs qu’à partir de cette rupture) adossé à l’ordre
de la représentation et soumis au primat du langage, et laisse
émerger, sous la condition de l’historicité, une nouvelle distribution
des savoirs, bientôt rassemblés autour de la figure épistémologique
de l’homme. Pourquoi ce basculement, cette dénivellation, ce seuil,
forment-ils alors le point focal des analyses de Foucault, au point de
justifier la distribution de celles-ci en deux grands ensembles
parfaitement équilibrés [35]  ? Le souci manifeste de composition
formelle ne doit pas occulter la stratégie proprement philosophique
de l’archéologie : car la « discontinuité qui marque le seuil de notre
modernité » (13) renvoie elle-même à deux autres ruptures
symétriques, sur lesquelles s’ouvre et se referme l’espace du livre.
D’un côté, il y a la rupture inaugurale de l’âge classique, celle qui
dénoue l’ordre « renaissant » des ressemblances et fonde la
représentation sur l’analyse discursive des identités et des
différences ; de l’autre, il y a la rupture terminale de « notre »
modernité, telle qu’elle s’annonce dans le dernier chapitre des Mots
et les choses à travers le retour du langage et la disparition de
l’homme comme figure cardinale du savoir moderne [36] . C’est ici
qu’apparaissent la thèse et l’enjeu polémiques du livre :

Étrangement, l’homme – dont la connaissance passe à des yeux


naïfs pour la plus vieille recherche depuis Socrate – n’est sans
doute rien de plus qu’une certaine déchirure dans l’ordre des
choses, une configuration, en tout cas, dessinée par la
disposition nouvelle qu’il a prise récemment dans le savoir. De là
sont nées toutes les chimères des nouveaux humanismes,
toutes les facilités d’une « anthropologie », entendue comme
réflexion générale, mi-positive, mi-philosophique, sur l’homme.
Réconfort cependant, et profond apaisement de penser que
l’homme n’est qu’une invention récente, une figure qui n’a pas
deux siècles, un simple pli dans notre savoir, et qu’il disparaîtra
dès que celui-ci aura trouvé une forme nouvelle (15).

Il est nécessaire de s’arrêter un instant sur ces quelques phrases qui


permettent de comprendre pourquoi les Mots et les choses se
présentent non pas comme une archéologie du savoir en général,
mais bien comme une « archéologie des sciences humaines ». On ne
peut qu’être frappé d’abord par le fait qu’au moment où il en
dévoile les enjeux stratégiques, Foucault quitte la neutralité
apparente avec laquelle il avait décrit jusqu’à présent son projet
archéologique. Il faut donc se demander de quelle manière et
jusqu’à quel point l’archéologue se trouve impliqué dans son propre
travail archéologique : depuis le début de la préface, Foucault
s’interroge sur « notre » pensée (7), par rapport à laquelle l’
« encyclopédie chinoise » de Borgès désigne une limite, sur cet
« ordre sur fond duquel nous pensons » et qui « n’a pas le même
mode d’être que celui des classiques » (13), et il désigne finalement
comme l’objet propre de son analyse archéologique « ce seuil qui
nous sépare de la pensée classique et constitue notre modernité »
(16). La dimension critique de l’archéologie (comme entreprise de
délimitation des seuils de positivité historiques) se trouve ainsi
articulée à une préoccupation historique qui n’est évidemment pas
celle de l’historien soucieux de reconstituer les genèses, mais qui est
plutôt celle d’un diagnosticien du présent [37] . Faire l’analyse des
modes d’être de l’ordre depuis la Renaissance jusqu’à nos jours,
c’est tenter de mettre au jour ces « ruptures », cette « instabilité »,
ces « failles » qui peut-être travaillent actuellement, et en
profondeur, « notre sol silencieux et naïvement immobile » (16) –
qui en minent l’apparente solidité et en inquiètent les prétendues
évidences. De sorte que si l’archéologie se définit comme pensée du
seuil, elle est surtout une pensée à partir du seuil, ce qui revient à
dire que l’archéologue se tient lui-même sur un certain seuil, qui le
situe à la limite de cette configuration de pensée qu’il désigne sans
doute comme « notre modernité » mais dont il analyse déjà une
certaine extériorité, un débordement possible. Le seuil prescrit
donc, pour l’archéologue, cette situation à la limite qui lui enjoint de
« penser l’Autre dans le temps de [sa] propre pensée » [38] . D’une
certaine façon, l’hétérotopie de Borgès désigne déjà, dans l’espace
de jeu ouvert par la fiction littéraire, ce rapport à un autre de
l’ordre actuel qui ouvre la possibilité d’autres ordres. De manière
plus générale, Foucault assigne le plus souvent à des œuvres
littéraires (celles de Cervantès, de Sade, et pour finir, celles de
Mallarmé, de Roussel ou de Blanchot) cette fonction d’ouverture, de
renouvellement du pensable : la littérature remplit clairement pour
lui une fonction de délégitimation des savoirs institués ; elle opère,
depuis la marge de ces savoirs, une mise en rapport avec d’autres
« lieux » de pensée, d’autres espaces à parcourir, d’autres langages à
articuler [39] .
À partir de l’ambivalence d’un tel « seuil » (qui ne désigne ni un
dedans ni un dehors, mais la limite par laquelle le dedans se
rapporte à son propre dehors), l’ « archéologie des sciences
humaines » déploie son projet dans une double direction, on
pourrait dire sur deux fronts. Il s’agit d’abord d’envisager, d’un
point de vue historique, la constitution épistémologique de ces
figures modernes du savoir que sont les sciences humaines ; de
montrer, par conséquent, que l’homme de l’ « anthropologie » n’est
pas une réalité première, ni une donnée naturelle, que ces sciences
s’efforceraient simplement d’analyser à partir de ses différents
champs d’apparition que sont la vie, le travail et le langage. Au lieu
de chercher à fonder ces savoirs positifs de l’homme, en les
rapportant à la figure transhistorique, ou an-historique, d’un homo
natura, Foucault s’attache au contraire à faire apparaître la
disposition épistémologique du savoir anthropologique, avec ses
contraintes et ses limites propres (notamment celles qui en
aménagent la possibilité sur fond de rupture avec le primat du
« Discours » classique) [40] . Les mots et les choses tentent ainsi de
rendre compte des conditions d’émergence, au sein de la culture
occidentale, d’un type de savoir tout à fait particulier, dans lequel
l’homme vient occuper à la fois la position de sujet transcendantal
de la connaissance et d’objet empirique (vivant, travaillant, parlant)
de cette même connaissance. L’originalité de cette analyse tient
alors à ce qu’elle ne cherche pas à replacer l’avènement des
sciences de l’homme à la fin du XIXe siècle dans la continuité et dans
le prolongement du savoir classique, mais qu’elle envisage plutôt la
mutation radicale du champ épistémologique qui a rendu possible
la prolifération moderne des savoirs positifs sur l’homme. En
interrogeant plus de quatre siècles de culture occidentale, Foucault
ne se propose pas en effet de retracer la genèse progressive de ces
discours : l’hypothèse traditionnelle selon laquelle la connaissance
positive, scientifique et rationnelle de l’homme s’inscrit dans le
sillage d’un humanisme qui se serait développé depuis le XVIe siècle
(au moins) et qui formerait ainsi le principe et la fin de notre
histoire culturelle occidentale, est d’emblée écartée. Il s’agit au
contraire de montrer que la possibilité même d’une telle
connaissance est récente, puisqu’elle dépend de conditions
épistémologiques spécifiques qui se sont mises en place seulement à
partir de la fin du XVIIIe siècle, avec ce que Foucault analyse comme
le retrait du savoir hors de la représentation et sa dispersion dans la
forme nouvelle de l’historicité. L’une des thèses majeures du livre
de Foucault énonce en effet que l’homme n’a pas, à l’intérieur du
savoir classique (voué à la représentation ordonnée des choses dans
le déploiement du discours), cette place tout à fait privilégiée (la
« place du Roi » [41] ) que lui réserve seulement le savoir moderne.
L’invention de l’ « Homme » est ainsi traitée par Foucault comme un
événement interne au savoir occidental : c’est en ce sens qu’elle
définit un nouveau régime du pensable et de l’énonçable.
Pourtant, cette analyse descriptive de « l’espace propre aux sciences
humaines » (16), qui s’est ouvert lorsque s’est refermé
définitivement sur lui-même l’espace de la représentation classique,
a beau être conforme aux objectifs généraux assignés à
l’archéologie depuis le début de la préface, elle ne suffit pas à
rendre raison du projet critique qui aimante manifestement Les
mots et les choses et de la charge « anti-humaniste » qui a, le plus
souvent, retenu l’attention de ses lecteurs. La prétention de
l’archéologie d’en finir avec la « naïveté » (le mot revient
régulièrement sous la plume de Foucault) des humanismes
contemporains, est clairement affichée dès la préface et sera
réaffirmée avec force dans les deux derniers chapitres du livre.
Comment comprendre ce double langage de l’archéologie ? Comme
nous y invite Mathieu Potte-Bonneville, il faut sans doute
distinguer, dans Les mots et les choses (comme déjà dans l’Histoire
de la folie), « l’ordre d’exposition et l’ordre de la recherche » [42]  : le
premier procède du passé au présent, s’écartant du modèle
continuiste de l’histoire « au sens traditionnel du terme », mais
respectant dans son programme « historique » le principe d’un
déploiement successif d’épistémès dont il s’agit de repérer les
transformations dans la longue durée qui nous sépare de la
Renaissance ; le second procède plutôt « à rebours, depuis la prise
en compte d’un événement récent, d’une rupture » [43]  encore vive,
d’un seuil mal défini, non encore franchi mais pourtant déjà visible
et actif dans le présent de la recherche archéologique, et qui en
forme en quelque sorte le point de départ véritable, voire la raison
d’être [44] . C’est sans doute ce dédoublement de la perspective qui
rend compte du fait que l’archéologie des sciences humaines ne
peut s’écrire que depuis l’effondrement programmé de « cette
étrange figure du savoir qu’on appelle l’homme » (16), depuis la
sortie du « sommeil anthropologique » dans lequel la modernité
était plongée, faute justement d’avoir eu l’audace d’interroger son
« histoire » et d’avoir pris la mesure de la précarité de ses discours.
Il est remarquable à cet égard que la préface commence et finisse
sur l’expérience d’une inquiétude : inquiétude initiale de
l’archéologue, soucieux de « rétablir » l’ordre des choses, à la
lecture de la fiction déroutante de Borgès ; inquiétude finale à
l’égard de la modernité à laquelle il appartient mais dont cette
fiction précisément lui enjoint aussi de se déprendre, en assignant à
la recherche archéologique son point de fuite, et à la pensée
l’exigence de son propre débordement. La fiction de Borgès inquiète
notre propre sol : elle désigne une faille à partir de laquelle une
archéologie de notre modernité est possible et même requise.
Ajoutons ici une remarque. Du fait de ce « double langage » de
l’archéologue, Les mots et les choses gagnent à être parcourus (au
moins) deux fois, c’est-à-dire suivant les deux régimes de son
discours, celui de l’exposition (historique, remontant du passé) et
celui de la recherche (critique, orientée à partir du présent) : en
lisant le livre du début à la fin, on peut en suivre le « récit ». Ce
« récit » privilégie non pas l’intégration dialectique des figures du
savoir dans la forme d’une synthèse, mais bien la désintégration des
systèmes de savoir par le choc de leur rencontre et par la mise en
évidence de ce qui les limite et les sépare irréductiblement. On
assiste alors à l’enclenchement de différents modes d’être de
l’ordre, et à la constitution historiale des champs épistémologiques
qu’ils soutiennent et fondent même. Mais cette lecture ne suffit pas,
ou du moins, elle mérite d’être reprise, en vue de faire apparaître,
comme sur l’envers du premier « récit », la trame d’une autre
histoire, celle qui, depuis la période la plus récente (depuis le
présent de l’archéologue), s’écrit pour rendre compte d’une
inquiétude actuelle, de la possibilité de ne plus tenir l’homme
comme le centre de notre savoir, de l’émergence donc d’un réseau
conceptuel inédit qui menace de défaire l’apparente « évidence » de
l’anthropologie – c’est-à-dire, au fond, de lui restituer son épaisseur
et sa dimension historiques. Cette double lecture et le double
régime de discours qui en prescrit la nécessité, rendent raison, nous
semble-t-il, de cette sorte de mobilité continuelle qui anime le texte
de Foucault : l’analyse monotone des champs épistémologiques
rigoureusement structurés que l’on peut suivre avec intérêt se
complète d’une sorte de rappel critique du présent dans le passé : la
Renaissance se caractérise par un retour du langage sur lui-même
qui renvoie, de manière non historique mais archéologique, à
l’émergence de la littérature comme forme critique du discours
moderne ; l’âge classique se tient tout entier enfermé dans les
limites de la représentation, en excluant l’homme de son cadre
d’investigation et de son ordre de référence ; la modernité, enfin,
obéit à un principe de dispersion des savoirs que les sciences de
l’homme ne peuvent qu’artificiellement dissimuler dans la forme
d’une légitimation arbitraire, instable, que vient contester à
nouveau la littérature contemporaine. À chaque « seuil » se profile
donc une nouvelle mise en perspective critique qui permet à
l’analyse historique d’échapper à la logique d’une simple exposition
continue, en forme de pur « récit », de l’ordre des discours.
Ces premières indications méthodologiques permettent alors de
revenir sur la conclusion de la préface des Mots et les choses, où
Foucault met en perspective le travail archéologique tel qu’il est mis
en œuvre depuis l’Histoire de la folie. Foucault y décrit en effet
l’espèce d’écho qui relie à distance l’ « archéologie du silence » (de
ce silence imposé par la raison classique à son Autre, la folie,
définie, exclue et enfermée à la fois comme Dé-raison) et l’
« archéologie des sciences humaines » – en passant par l’
« archéologie du regard médical » :
Alors que dans l’histoire de la folie, on interrogeait la manière
dont une culture peut poser sous une forme massive et générale
la différence qui la limite, il s’agit d’observer ici la manière dont
elle éprouve la proximité des choses, dont elle établit le tableau
de leurs parentés et l’ordre selon lequel il faut les parcourir. […]
L’histoire de la folie serait l’histoire de l’Autre – de ce qui, pour
une culture, est à la fois intérieur et étranger, donc à exclure
(pour en conjurer le péril intérieur) mais en l’enfermant (pour en
réduire l’altérité) ; l’histoire de l’ordre des choses serait l’histoire
du Même – de ce qui pour une culture est à la fois dispersé et
apparenté, donc à distinguer par des marques et à recueillir
dans des identités (15).

Cette présentation très ramassée a l’avantage de proposer la


reconstitution d’une trajectoire, celle qui justement a pu mener
l’archéologie « de l’expérience limite de l’Autre aux formes
constitutives du savoir médical, et de celles-ci à l’ordre des choses et
à la pensée du Même » (15). Ce qu’analyseraient donc les deux
grandes archéologies, ce seraient les deux manières distinctes et
complémentaires dont une culture peut se rapporter à elle-même,
selon qu’elle s’envisage, négativement, depuis la limite d’une
expérience irréductible (celle de la folie) ou, positivement, depuis
l’ordre constitutif de son savoir. Cette alternative atteste en un sens
le déplacement méthodologique opéré par Foucault entre sa thèse
de 1961 et Les mots et les choses : il ne s’agit plus, dans l’ouvrage de
1966, d’analyser la constitution d’un savoir positif en tant que celle-
ci se heurte à l’irréductibilité d’une expérience (qui n’est expérience
limite que parce qu’elle se situe, archéologiquement, à la limite de
tout savoir possible : l’expérience, c’est l’Autre) [45]  ; il s’agit plutôt
de décrire le système anonyme de contraintes, identique à lui-même
dans un certain moment historique, qui fonde et conditionne le
déploiement de savoirs positifs (concernant la vie, le travail, le
langage).
Il reste que, malgré cette différence, il paraît plus essentiel de
mettre l’accent sur l’inspiration commune qui guide ces deux
approches sur le fond. Il est clair, d’abord, que si l’Histoire de la
folie, au lieu de s’en tenir à la dialectique de l’exclusion et de
l’enfermement, qui garantit la positivité du savoir médicalisé sur la
folie en réduisant celle-ci au silence, se propose de faire l’
« archéologie de ce silence », cette archéologie ne s’éclaire dans son
propre projet qu’à partir de la possibilité que l’Autre reste Autre
que le Même, Autre (folie) sous le masque du Même (déraison) que
lui prête la raison classique ; qu’à partir donc du retour de la folie
de Nietzsche ou d’Artaud, en marge des discours positifs sur la
« maladie mentale » et en position de contestation du dispositif
théorique et pratique qui en assure la cohérence. On retrouve ici le
principe d’une double lecture évoqué plus haut à propos des Mots et
les choses : si donc il faut trouver dans ce livre quelque chose qui
« répond », qui fait « écho » à l’Histoire de la folie, c’est sans doute la
posture décalée de l’archéologue qui le situe en marge des savoirs
constitués, et de leur prétention à constituer des espaces d’identités,
des ordres identifiables qui maîtrisent, sous certains conditions, les
différences entre les choses. Ceci nous reconduit, une nouvelle fois,
au « lieu de naissance » des Mots et les choses. Ce qui rend
l’archéologue attentif et inquiet à la lecture du texte de Borgès, c’est
précisément qu’il met en question cette maîtrise, qu’il perturbe le
jeu de l’identité en en brouillant les règles : l’ « encyclopédie
chinoise » forme ainsi la parodie, l’envers de la taxinomie classique,
cet espace en tableau dans lequel l’ordre du discours et l’ordre des
représentations viennent s’articuler sans reste. La leçon que
Foucault retient ou tire de sa confrontation avec le texte de Borgès
est donc que l’ordre des choses ne peut se donner à l’analyse, à une
« pensée du Même », qu’à partir de la possibilité du désordre, voire
de la possibilité impensable de l’absence d’ordre.
Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi Foucault
indique pour finir que « ce qui s’offre à l’analyse archéologique,
c’est tout le savoir classique, ou plutôt ce seuil qui nous sépare de la
pensée classique et constitue notre modernité » (15-16). La pensée
classique se singularise dans la mesure où, en substituant au jeu des
ressemblances, une analyse en termes d’identités et de différences,
elle parvient à fonder un quadrillage systématique du réel. En ce
sens, elle est, par excellence, une « pensée du Même » – que
Foucault n’analyse plus ici en termes dialectiques (le Même valant
comme le retour en soi d’un Autre maîtrisé, conservé et nié à la fois
du point de vue d’une rationalité souveraine et d’un savoir qui
occulte l’expérience), mais en termes positifs (le Même procédant
du jeu interne de la représentation et de l’autoconstitution d’un
espace ordonné des identités et des différences). Pourtant, la
citation suggère que l’histoire du savoir à l’âge classique ne prend la
forme d’une archéologie des sciences humaines qu’à partir de ce
qui « nous » sépare de cette figure du savoir, qu’à partir donc du
moment où elle est devenue, pour nous, autre chose que l’espace de
notre pensée ; de même, symétriquement, nous pensons autrement,
sur fond d’un autre mode d’être de l’ordre que celui des classiques,
et ce mode d’être, articulé non plus à la figure du Discours mais à
celle de l’Homme, nous est devenu accessible depuis que d’autres
savoirs (les « contresciences » que représentent la psychanalyse et
l’ethnologie et leur rapport à la linguistique) et d’autres formes
d’expérience (l’expérience littéraire ou l’expérience de pensée
nietzschéenne) ont été énoncés, qui en excèdent manifestement
l’espace propre et font à nouveau trembler le sol sur lequel la
pensée moderne avait édifié les sciences humaines. Le rappel du
présent dans le passé, qui oriente les analyses des Mots et les choses,
et qui délivre le sens proprement critique de la démarche
« archéologique », peut donc s’entendre comme le retour de l’Autre
dans le Même. L’ « archéologie des sciences humaines », comme
histoire du Même, n’est alors possible qu’à partir d’une histoire de
l’Autre qui en éclaire les mutations et la rend par conséquent à sa
propre inquiétude.
Le lecteur trouvera dans les pages qui suivent une brève
présentation des six premiers chapitres des Mots et les choses,
consacrés principalement à établir la configuration propre au
savoir et à la pensée de l’âge classique. Un commentaire plus
détaillé de la seconde partie du livre de Foucault, qui concentre
manifestement les enjeux de l’ « archéologie des sciences
humaines », est proposé ensuite.

Notes du chapitre
[1] ↑ Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, coll. « Galien », 1963 ; rééd. coll.
« Quadrige », 1990, p. 15.
[2] ↑ Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966. Pour faciliter la lecture de
notre commentaire, nous donnerons ensuite les références des citations de ce livre de
Foucault directement dans le corps du texte entre parenthèses.
[3] ↑ Rappelons qu’en 1966, au moment de la parution des Mots et les choses, Foucault
avait déjà publié quatre ouvrages : Maladie mentale et personnalité (Paris, PUF, 1954 ;
republié en 1962 dans une version modifiée et sous le titre Maladie mentale et
psychologie) ; Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique (Paris, Plon, 1961 ; repris
sous le titre Histoire de la folie à l’âge classique en 1972 chez Gallimard) – sa thèse ;
Naissance de la clinique (Paris, PUF, coll. « Galien », 1963) et Raymond Roussel (Paris,
Gallimard, coll. « Le chemin », 1963).
[4] ↑ Voir entre autres Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, GaIlimard, coll. « Bibliothèque
des sciences humaines », 1994, I, 50 [1967], p. 615-619 (les textes des Dits et écrits seront
ensuite cités par l’abréviation DE, suivie de la mention du tome, du numéro du texte et,
entre crochets, de son année de publication).
[5] ↑ Sur le contexte « structuraliste » de la parution et de la réception des Mots et les
choses, voir la mise en perspective de François Dosse, in Histoire du structuralisme, I : Le
champ du signe (1945-1966), Paris, La Découverte, 1992, chap. 33 et 34 : « 1966 : l’année
lumière ».
[6] ↑ Le premier poste de Foucault a d’ailleurs été un poste d’assistant en psychologie à la
Faculté des lettres de Lille.
[7] ↑ Il est toutefois facile d’objecter que Foucault a toujours insisté sur la nécessité de
déplacer sans cesse ses modes et ses objets de problématisation : « Eh quoi, vous imaginez-
vous que je prendrais à écrire tant de peine et tant de plaisir, croyez-vous que je m’y serais
obstiné, tête baissée, si je ne préparais – d’une main un peu fébrile – le labyrinthe où
m’aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des souterrains, l’enfoncer loin de lui-même,
lui trouver des surplombs qui résument et déforment son parcours, où me perdre et
apparaître finalement à des yeux que je n’aurai jamais plus à rencontrer » (L’archéologie
du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1969, p. 28).
[8] ↑ Gérard Lebrun, « Note sur la phénoménologie dans Les mots et les choses », in
Michel Foucault philosophe, Paris, Le Seuil, coll. « Des Travaux », 1989, p. 33.
[9] ↑ Michel Foucault, L’archéologie du savoir, p. 250. Cette définition de l’épistémè vaut
pour Les mots et les choses où il s’agit précisément de reconstituer, pour l’époque classique
tout d’abord, pour l’époque moderne ensuite, le système de « relations » qui forme à
chaque fois l’a priori historique des différentes figures épistémologiques élaborées par la
Grammaire générale, l’Histoire naturelle et l’analyse des richesses d’une part, par la
philologie, l’économie politique, la biologie d’autre part.
[10] ↑ « Dans toute formation discursive, on trouve un rapport spécifique entre science et
savoir ; et l’analyse archéologique […] doit montrer positivement comment une science
s’inscrit et fonctionne dans l’élément du savoir » (L’archéologie du savoir, « Science et
savoir », p. 241 ; l’ensemble de ce chapitre est consacré à la clarification du « rapport de
l’archéologie à l’analyse des sciences », p. 232).
[11] ↑ Le savoir est ainsi défini comme ce « domaine où le sujet est nécessairement situé
et dépendant, sans qu’il puisse jamais y faire figure de titulaire (soit comme activité
transcendantale, soit comme conscience empirique) » (ibid., p. 239).
[12] ↑ Voir les analyses de Jean-Claude Monod dans Foucault. La police des conduites,
Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 1997, notamment la première partie : « La
généalogie des institutions hospitalières ».
[13] ↑ Dans L’archéologie du savoir, Foucault distingue cette « histoire archéologique »
des sciences (p. 249), d’une part d’une « analyse récurrentielle » (p. 248), s’appliquant de
manière privilégiée aux sciences ayant atteint leur seuil de formalisation (comme les
mathématiques) et consistant pour ces sciences à se raconter à elles-mêmes leur propre
histoire (l’exemple cité par Foucault est celui de Michel Serres, et de son travail sur « Les
anamnèses mathématiques », in Hermès, I : La communication, Paris, Minuit, 1969), d’autre
part d’une « histoire épistémologique des sciences » (ibid.), telle que l’ont pratiquée
Bachelard et Canguilhem et qui se consacre plutôt à établir les vérités et les erreurs, les
obstacles et la fécondité des sciences constituées. À cette dernière entreprise, de type
généalogique, l’archéologie du savoir préfère l’analyse des modes de constitution et de
transformation des discours et des conditions « épistémiques » sous lesquelles ils peuvent,
à un moment donné de leur histoire, être reconnus comme scientifiques et comme vrais.
[14] ↑ Sur cette question de la vérité, il semble que Foucault (contrairement d’ailleurs à ce
qu’il laisse entendre dans L’archéologie du savoir, cf. note précédente) recueille l’héritage
de l’ « histoire épistémologique » de Canguilhem et se démarque de l’ « épistémologie
historique » de Bachelard (pour reprendre la distinction proposée et développée par
Dominique Lecourt dans Pour une critique de l’épistémologie,Paris, François Maspéro, coll.
« Théorie », 1972). Sans doute Bachelard établit-il que « toute science particulière produit,
à chaque moment de son histoire, ses propres normes de vérité » (op. cit., p. 67), mais la
vérité reste justement pour lui la norme absolue de la scientificité, conquise sur les
obstacles et les limitations qui empêchent d’abord l’avènement des concepts scientifiques.
L’accès à la vérité se produit donc selon la dynamique d’un dépassement qui conduit, fût-
ce au prix d’une « rupture » épistémologique, du niveau préscientifique au niveau
proprement scientifique de sa formulation. Canguilhem reprend à Bachelard l’idée d’une
normativité inhérente à chaque élaboration scientifique. Mais il radicalise cette idée en
indiquant que la validation d’une théorie scientifique dépend moins du passage de l’erreur
à la vérité que de la constitution historique d’un système d’énoncés, de concepts, de
méthodes cohérents. C’est cette notion de cohérence interne d’un ensemble de discours
(qui a l’avantage d’exclure toute référence à la subjectivité, voire à la libido du savant) que
Foucault généralise en la décalant du niveau épistémologique de la science vers le niveau
archéologique du savoir. Ce rapprochement entre Foucault et Canguilhem est attesté
notamment dans la « Discussion » que Foucault engage avec F. Dagognet à la suite de son
exposé sur Cuvier à l’Institut d’histoire des sciences en mai 1969 (voir DE, II, no 76 [1969],
p. 27-29 et notre bref compte rendu dans les « Indications bibliographiques »).
[15] ↑ Dans L’esprit des sciences humaines (Paris, Vrin, coll. « Problèmes & controverses »,
2005), Guillaume Le Blanc va jusqu’à parler d’un « pli langagier de l’archéologie » de
Foucault (p. 31 sq.) qui conduit ce dernier à occulter dans Les mots et les choses la question
mentale, au cœur pourtant d’une « autre histoire des sciences humaines » (p. 87).
[16] ↑ Citons, sans prétention à l’exhaustivité, les deux ouvrages de Frédéric Gros,
Foucault et la folie (Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1997) et Michel Foucault (Paris, PUF,
coll. « Que sais-je ? », 1996), ceux de Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault. Un
parcours philosophique (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines »,
1984) et de Béatrice Han, L’ontologie manquée de Michel Foucault (Grenoble, Jérôme
Millon, 1998), ou encore la remarquable étude de Mathieu Potte-Bonneville, Michel
Foucault, l’inquiétude de l’histoire (Paris, PUF, coll. « Philosopher », 2004). Il faut mentionner
enfin, comme un livre à part, le Foucault de Gilles Deleuze (Paris, Minuit, coll. « Critique »,
1986). Pour d’autres ouvrages de référence, voir nos « Indications bibliographiques » en fin
de volume.
[17] ↑ DE, I, « Chronologie », p. 27.
[18] ↑ Il s’agit du titre initialement prévu pour Les mots et les choses, mais refusé par
l’éditeur (puisqu’il avait déjà été donné à un autre ouvrage). Il a été finalement repris dans
la traduction anglaise des Mots et les choses (parue chez Tavistock à Londres, sous le titre
The Order of Things, en 1970).
[19] ↑ Frédéric Gros a proposé des éléments d’analyse de cette préface dans sonarticle
« De Borgès à Magritte », in Michel Foucault, la littérature et les arts, Ph. Artières (dir.),
Actes du colloque de Cerisy – juin 2001, Paris, Kimé, 2004, p. 15-22.
[20] ↑ Comme le note Tristan Dagron, « la catégorie centrale de la taxinomie chinoise [de
Borgès] (“inclus dans la présente classification”) suffit à indiquer le paradoxe de la
classification. À elle seule, elle constitue une transgression de l’ordre classificatoire qu’elle
replie sur lui-même en indiquant le vide ou l’absence de lieu sur lequel elle se développe »
(« Espaces et fictions : notes sur Foucault et la Renaissance », in Lectures de Michel
Foucault, 2 : Foucault et la philosophie, E. da Silva (dir.), Lyon, ENS Éditions, coll « Theoria »,
2003, p. 95). Voir aussi notre analyse dans « L’envers du désordre. Connaître, décrire,
classer à l’âge classique », in G. Samama (dir.), La connaissance des choses. Définition,
description, classification, Paris, Ellipses, 2005, notamment p. 107-109.
[21] ↑ « Dans l’universalité de la ratio occidentale, il y a ce partage qu’est l’Orient :
l’Orient, pensé comme l’origine, rêvé comme le point vertigineux d’où naissent les
nostalgies et les promesses de retour, l’Orient offert à la raison colonisatrice de l’Occident,
mais indéfiniment inaccessible, car il demeure toujours la limite : nuit du commencement,
en quoi l’Occident s’est formé, mais dans laquelle il a tracé une ligne de partage, l’Orient
est pour lui tout ce qu’il n’est pas, encore qu’il doive y chercher ce qu’est sa vérité
primitive » (DE, I, 4 [1961], p. 191-192).
[22] ↑ Cf. F. Gros, art. cité, p. 17.
[23] ↑ Sur le kantisme paradoxal ou hétérodoxe de Foucault dans la préface desMots et
les choses, nous renvoyons aux analyses de Béatrice Han, op. cit., p. 31-35, 6871 et 93-102.
Nous reviendrons plus loin sur cette question.
[24] ↑ F. Gros parle de l’opposition entre les « ordres pratiques » et les « théories de
l’ordre » (art. cité, p. 21).
[25] ↑ F. Gros propose de lire dans cette double acception du « fondamental » l’effet d’une
« réduction eïdétique » et d’une « réduction transcendantale » (ibid.).
[26] ↑ « Préface à l’édition anglaise » des Mots et les choses, in DE, II, 72 [1970], p. 7.
Foucault justifie ainsi après coup le choix des trois domaines empiriques étudiés dans Les
mots et les choses et la mise à l’écart dans son analyse du domaine des sciences formelles
et déductives (physique et mathématique). Il y revient également dans L’archéologie du
savoir (chap. « Science et savoir », voir notamment p. 232-240).
[27] ↑ Dans Foucault ou le nihilisme de la chaire (Paris, PUF, coll « Sociologies », 1986, p. 39-
41), J.-G. Merquior a clairement établi, après H. Dreyfus et Rabinow, qu’il ne saurait être
question d’identifier les « épistémès » de Foucault et les « paradigmes » au sens que Kuhn a
donné à ce terme dans La structure des révolutions scientifiques ([1962], trad. fr. L. Meyer,
Paris, Flammarion, 1983). Sans doute les paradigmes kuhniens s’apparentent-ils aux
épistémès en ce qu’ils sont radicalement distincts les uns des autres (incommensurables),
et que le « passage » de l’un à l’autre prend la forme d’une crise qui en dénoue l’évidence.
Pour autant, les épistémès de Foucault désignent avant tout un système de relations qui
tisse entre les discours d’une époque donnée un réseau de nécessités inaccessible en
principe à la conscience de ceux qui émettent des discours : c’est la raison pour laquelle
l’analyse historique et critique de la modernité que propose Foucault dans la seconde
partie des Mots et les choses ne peut s’écrire que depuis un certain « seuil » qui tend à
situer l’archéologue à la limite du dispositif de savoir qu’il décrit et dans lequel, pour une
large part, il reste pris. Or, comme le souligne à juste titre Merquior, les paradigmes au
sens de Kuhn ne remplissent pas ces deux conditions de l’épistémè. D’une part, en effet,
« ils fonctionnent comme des modèles concrets partagés par les chercheurs dans leur
pratique scientifique, pratique qui vise précisément à “affiner le paradigme” » (op. cit., p.
39) : il est par conséquent essentiel que ces paradigmes soient conscients pour qu’ils
puissent remplir leur fonction exemplaire. D’autre part, cet enracinement dans la pratique
collective de la recherche scientifique soustrait le paradigme au statut d’a priori historique
que reçoit l’épistémè foucaldienne : il s’agit plus d’un ensemble de règles pratiques que
d’un véritable réseau catégoriel. On peut souligner enfin qu’en formant la notion
« souple » de paradigme, Kuhn cherche avant tout à rendre compte des « révolutions
scientifiques » qui font basculer la pratique et la théorie scientifiques à partir de la mise en
crise de la science « normale ». La notion d’ « épistémè » telle que l’élabore Foucault dans
Les mots et les choses vise plutôt à accentuer, contre une certaine tradition d’histoire des
sciences, le principe d’une discontinuité entre des époques du savoir : elle peine pour cette
raison même à rendre compte du changement historique autrement qu’en recourant à la
fonction interruptive d’ « événements » inexplicables.
[28] ↑ Il faut noter que Foucault ne distingue pas clairement dans Les mots et les choses
ces deux formes d’histoire, dont il se contente le plus souvent d’identifier le présupposé
commun, à savoir une philosophie de l’histoire continue et progressive. Ce n’est que dans
L’archéologie du savoir que Foucault affinera son analyse en radicalisant sa critique de
l’histoire des idées (voir chap. IV, 1 : « Archéologie et histoire des idées », p. 177183),
prisonnière des catégories de genèse, continuité et totalisation (p. 181) et en rapportant la
démarche de l’archéologie du savoir à celle d’une forme particulière d’histoire des sciences
(cf. supra, n. 1, p. 6). On peut donc dire que, pour Foucault, il y a une bonne histoire des
sciences : c’est celle qui évacue la préoccupation exclusive d’une « orthogenèse des
sciences » (p. 236) et du « cumul linéaire des vérités » (p. 245), et qui, en deçà de tout
partage entre le non-scientifique et le scientifique, s’intéresse d’abord aux conditions
historiquement déterminées dans lesquelles un certain type de discours en vient à faire
science. De ce point de vue, Foucault est sans doute plus proche de Canguilhem dans sa
pratique d’archéologue qu’il ne le laisse entendre en 1969. Comme le montre en effet
Dominique Lecourt dans Pour une critique de l’épistémologie, Canguilhem s’en prend à une
forme d’histoire des sciences qui se résume à une simple chronique des idées, attachée à la
fois à trouver pour chaque théorie un « précurseur » et à produire une lecture récurrente
de l’histoire des sciences, en mesurant systématiquement la validité des théories
antérieures à celle de la théorie actuelle. On retrouve ici le thème d’une critique de l’
« orthogenèse des sciences » qui conduit à faire de l’histoire des sciences, selon le mot de
Canguilhem, « le musée des erreurs de la raison humaine » (La connaissance de la vie,
Paris, Vrin, 1965, p. 43) ou encore à tenir « l’antériorité chronologique [pour] une
infériorité logique » (op. cit., p. 44).
[29] ↑ Foucault se démarque ainsi, en 1969, d’un certain usage, phénoménologique et
même husserlien, de la notion d’ « archéologie » : « Ce mot “archéologie” me gêne un peu,
parce qu’il recouvre deux thèmes qui ne sont pas exactement les miens. D’abord le thème
du commencement (archè en grec signifie commencement au sens de l’origine première,
du fondement à partir de quoi tout le reste serait possible). Je ne suis pas en quête de ce
premier moment solennel à partir duquel, par exemple, toute la mathématique
occidentale a été possible. Je ne remonte pas à Euclide ou à Pythagore. Ce sont toujours des
commencements relatifs que je recherche, plus des instaurations ou des transformations
que des fondements, des fondations. Et puis me gêne également l’idée de fouilles. Ce que je
cherche, ce ne sont pas des relations qui seraient restées secrètes, cachées, plus
silencieuses ou plus profondes que la conscience des hommes. J’essaie au contraire de
définir des relations qui sont à la surface même des discours ; je tente de rendre visible ce
qui n’est invisible que d’être trop à la surface des choses » (DE, I, 66 [1969], p. 772).
[30] ↑ Ainsi s’éclaire la distinction esquissée dans la préface entre « utopie » et
« hétérotopie » : l’utopie est rapport au temps, elle est non-lieu actuel (mais à venir) ;
l’hétérotopie est rapport à l’espace, décrochée de toute situation dans le temps.
[31] ↑ Foucault reviendra sur ce point dans L’ordre du discours (Paris, Gallimard, 1971) :
il y a un « être dans le vrai » (comme on dit « être dans l’ordre ») qui précède et rend
possible toute distinction entre le vrai et le faux et qu’il faut ramener à ses conditions
historiques de possibilité. Voir à ce sujet l’article de Francis Wolff, « Foucault, l’ordre du
discours et la vérité », Cahiers philosophiques, no 83, juin 2000, p. 7-29.
[32] ↑ Voir sur ce point les réflexions de Judith Revel dans Michel Foucault. Expériences de
la pensée, Paris, Bordas, coll. « Philosophie présente », 2005, chap. II : « Discontinuité de la
pensée ou pensée du discontinu ? ». L’auteur met particulièrement en lumière la proximité
entre la démarche archéologique de Foucault et la démarche épistémologique de
Canguilhem.
[33] ↑ Foucault prend sans doute pour cible l’ouvrage de Paul Hazard, La crise de la
conscience européenne (1680-1715) (Paris, Boivin et Cie, 1935) qui forme l’exacte antithèse
de la démarche proposée dans Les mots et les choses. Dans la perspective développée par
Hazard, la « crise » n’est en effet mentionnée que pour être résolue par le travail de
l’historien des idées soucieux de la dénouer en retrouvant les maillons intermédiaires qui
permettent de comprendre l’émergence de l’âge classique à partir du conflit des Anciens et
des Modernes. Sur les enjeux et les termes de ce débat implicite entre Foucault et Hazard,
voir l’article de Jean Miel, « Ideas or epistemes : Hazard vs Foucault », Yale French Studies,
no 49 (1973), p. 231-245.
[34] ↑ La deuxième partie des Mots et les choses met particulièrement l’accent sur ces
processus de recomposition diachronique : non seulement la mutation de l’âge classique à
l’époque moderne s’opère selon deux phases successives, mais encore à l’intérieur de sa
description archéologique de l’épistémè moderne, Foucault complète l’ « explication
synchronique des sciences humaines par un déchiffrement diachronique qui situe
différents moments du dévoilement des sciences humaines en fonction de plusieurs
modèles qui se succèdent historiquement » (G. Le Blanc, op. cit., p. 22).
[35] ↑ Un premier ensemble, consacré à l’analyse du savoir « classique » occupe les
chapitres III à VI, un autre, consacré à l’analyse du savoir « moderne », occupe les
chapitres VII à X : l’effet de symétrie est encore renforcé par le fait que la présentation de
chacun de ces deux grands tableaux occupe, dans l’économie interne du livre, quasiment
le même nombre de pages.
[36] ↑ Ainsi, à la pliure propre à chaque espace du savoir (ressemblance, représentation,
homme) correspond la pliure centrale du livre de Foucault : en le pliant pour le refermer,
le lecteur fait ainsi, malgré lui, se toucher les bords du livre, qui communiquent par
l’exclusion réciproque de l’homme et du langage, soit par la disparition de l’homme dans
un « retour du langage » porté par la littérature comme par la linguistique.
[37] ↑ Foucault répondant à la question : « Qu’est-ce qu’un philosophe ? », sollicite
naturellement la figure de Nietzsche : « Pour lui, le philosophe était celui qui diagnostique
l’état de la pensée. On peut d’ailleurs envisager deux sortes de philosophes, celui qui ouvre
de nouveaux chemins à la pensée, comme Heidegger, et celui qui joue en quelque sorte le
rôle d’archéologue, qui étudie l’espace dans lequel se déploie la pensée, ainsi que les
conditions de cette pensée, son mode de constitution » (DE, I, 42 [1966], p. 553). Il faut noter
toutefois que c’est Kant, promoteur de l’Aufklärung, qui viendra par la suite occuper pour
Foucault cette fonction de diagnosticien (cf. « Qu’est-ce que les Lumières ? », in DE, IV, 339
[1984]). Sur ce point, nous renvoyons aux analyses de F. Fischbach, « Aufklärung et
modernité philosophique : Foucault entre Kant et Hegel », in Lectures de Michel Foucault,
2 : Foucault et la philosophie, p. 115-134.
[38] ↑ L’archéologie du savoir, p. 21.
[39] ↑ À ce sujet, voir notre article « La littérature aux confins du savoir : sur quelques
“dits et écrits” de Michel Foucault », in Lectures de Foucault, 3 : Sur les dits et écrits, P.-F.
Moreau (dir.), Lyon, ENS Éditions, coll. « Theoria », 2003, p. 17-33.
[40] ↑ Foucault affirme que l’analyse de l’archive de l’âge classique lui a « révélé » que
« l’homme n’existait pas à l’intérieur du savoir classique. Ce qui existait en cette place où
nous, maintenant, nous découvrons l’homme, c’était le pouvoir propre au discours, à
l’ordre verbal de représenter l’ordre des choses. Pour étudier la grammaire ou le système
des richesses, il n’était pas besoin de passer par une science de l’homme, mais de passer
par le discours » (DE, I, 34 [1966], p. 501).
[41] ↑ C’est le titre de la deuxième section du chapitre IX des Mots et les choses.
[42] ↑ Nous reprenons ici, pour l’appliquer à Les mots et les choses, l’analyse que Mathieu
Potte-Bonneville déploie à propos de l’Histoire de la folie (cf. La philosophie de Michel
Foucault : pensée des crises, pensée en crise, thèse de doctorat, Université de Lille 3, 2003, p.
61-62 ; et Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, p. 73-75).
[43] ↑ M. Potte-Bonneville, La philosophie de Michel Foucault : pensée des crises, pensée en
crise, p. 61.
[44] ↑ « Ce genre de recherches n’est possible que comme analyse de notre propre sous-
sol. Ce n’est pas un défaut de ces disciplines rétrospectives de trouver leur point de départ
dans notre actualité » (DE, I, 34 [1966], p. 500).
[45] ↑ Foucault reviendra lui-même dans L’archéologie du savoir sur les limites d’une
telle archéologie conçue comme une « histoire du référent » (p. 64), c’est-à-dire comme
l’analyse du rapport entre une expérience fondamentale et un savoir positif qui l’occulte et
lui confère en même temps sa valeur irréductible.
Ressemblance, représentation,
discours
Présentation de la première partie des Mots et les
choses (chapitres I-VI)

L e chapitre inaugural des Mots et les choses (chap. I : « Les


Suivantes ») propose une analyse des Ménines de Velasquez.
L’enjeu de cette analyse picturale est complexe : il s’agit à la fois
pour Foucault d’esquisser les contours de la « représentation »
classique dont le tableau de Velasquez fournit en quelque sorte la
mise en abyme, et de pointer le débordement historique de cette
représentation vers le jeu d’instances transcendantales qui
viennent la fonder à partir de la fin du XVIIIe siècle et qui se
rassemblent autour de la figure épistémologique et métaphysique
de l’homme.
Foucault commence par mettre au jour les trois éléments du
processus de la représentation, tel qu’il est lui-même représenté
dans le tableau de Velasquez : l’objet représenté (le couple royal), le
sujet représentant (le peintre), celui pour qui il y a représentation
(spectateur). Ces trois éléments sont eux-mêmes réfléchis de
manière dispersée et indirecte dans l’espace du tableau : le couple
royal est visible dans le miroir au centre, le peintre est montré
devant sa toile, le spectateur est figuré à travers le personnage qui
se tient sur le pas de la porte, en retrait par rapport à la scène
représentée. Le tableau de Velasquez exhibe donc le processus de la
représentation mais ce processus ne peut pas lui-même représenter
ce qui le fonde, celui pour qui il y a représentation : l’homme,
comme sujet de la représentation, est absent de cette représentation
de la représentation :

Dans la pensée classique, celui pour qui la représentation existe,


et qui se représente lui-même en elle, s’y reconnaissant pour
image ou reflet, celui qui noue tous les fils entrecroisés de la
représentation en tableau – celui-là ne s’y trouve jamais
représenté (319).

La « place du roi », qui est aussi celle du spectateur et du peintre,


reste impensée dans la construction de Velasquez [1] . Il est à noter
qu’au-delà de l’analyse picturale qu’il propose, le chapitre I
débouche sur un double résultat indirect : un résultat
méthodologique d’abord, puisqu’il est établi d’une certaine manière
qu’une épistémè ne peut pas réfléchir ses propres conditions de
possibilité : « L’âge classique, pas plus qu’aucune autre culture, n’a
pu circonscrire ou nommer le système général de son savoir » (90) ;
un résultat problématique ensuite, puisque Foucault paraît ici
enfreindre sa propre conception archéologique de l’histoire des
savoirs en esquissant, dès ce premier chapitre, une lecture
récurrente du tableau de Velasquez dont il met en valeur le point
aveugle, celui où l’homme, sujet et objet de la représentation,
viendra inscrire son existence et sa nécessité à l’époque moderne.
C’est avec l’analyse de l’épistémè de la Renaissance (chap. II : « La
prose du monde ») que Foucault fournit les premiers éléments de
son archéologie du savoir occidental. Cette analyse contribue à la
fois à contrer l’idée répandue selon laquelle le savoir renaissant
serait pré-, voire non scientifique et à dessiner la bordure
extérieure de l’âge classique en montrant notamment que
l’articulation interne des signes et de la ressemblance, aussi
rigoureuse soit-elle, est incompatible avec la mise en ordre des
choses dans l’espace discursif du tableau des représentations. Elle
permet également de décrire un certain mode d’être du langage
dont Foucault indique qu’il fait retour dans les marges du savoir
moderne.
Quatre modalités du savoir de la ressemblance sont d’abord
identifiées et détaillées (« Les quatre similitudes ») : ce savoir peut
en effet se fonder sur la convenance (la ressemblance par
proximité), sur l’émulation (la ressemblance à distance), sur
l’analogie (la ressemblance par relation), ou sur le couple
sympathie/antipathie (qui forment les principes d’identification et
de différenciation de ce qui se ressemble). La présentation de
Foucault cherche d’abord à mettre en valeur la systématicité et la
consistance épistémologiques du savoir ainsi catégorisé comme
savoir des « signatures » – ces signes qui font partie du monde et
sont à la ressemblance de ce qu’ils désignent (« Les signatures ») ;
Foucault souligne ensuite que si l’homme occupe dans ce monde
des ressemblances une position centrale, à l’intersection du
microcosme et du macrocosme, il ne possède pas pour autant
d’existence épistémologique autonome (« Les limites du monde »).
L’humanisme de la Renaissance n’est donc pas la lointaine
préfiguration des sciences de l’homme modernes.
Quelle est alors l’allure épistémologique propre au savoir
renaissant ? Comme la nature se présente comme un vaste
ensemble de « legenda » (choses à lire), ce savoir prendra la forme
d’une herméneutique et d’un commentaire (« L’écriture des
choses »). Il y a une profonde coappartenance du langage et du
monde, qui se traduit par la réversibilité intégrale du lien entre une
nature à lire (c’est-à-dire à déchiffrer et à commenter) comme un
livre et un langage tenu pour une chose de nature
(tendanciellement unifiée sous le régime du semblable) : ce chiasme
entre la connaissance de la nature et l’expérience du langage
contribue ainsi à mettre sur le même plan de savoir la science, la
magie et l’érudition. Foucault conclut cette analyse en insistant de
manière surprenante sur l’espèce d’écho qui lie à distance la
mutation épistémologique de la fin du XVIe siècle et l’avènement de
la littérature moderne, au-delà de la « parenthèse » du savoir
classique caractérisé par le retrait des signes hors des choses et par
l’accès des signes à une fonction représentative dans la dimension
du discours. Avec la littérature, le langage retrouve en effet cette
consistance de chose qu’il avait à la Renaissance – ce qui ne doit pas
atténuer la rupture épistémique qui passe entre ces deux modes
d’être du langage incomparables (le premier renvoyant à une
parole première – celle de la Nature elle-même, à déchiffrer et à
commenter indéfiniment, le second ne renvoyant plus qu’à lui-
même).
Dans l’ensemble compact formé par les quatre chapitres suivants
(« Représenter », « Parler », « Classer », « Échanger »), Foucault livre
une analyse systématique de l’épistémè classique (adossée à la
procédure générale d’une mise en ordre des représentations dans la
forme d’un discours-tableau) et s’attache à retracer les modalités de
constitution spécifiques de différents ordres empiriques (ceux du
langage, de la nature, des échanges) donnant lieu à des formes de
positivités identifiables (Grammaire générale, Histoire naturelle,
analyse des richesses) et clairement articulées entre elles.
L’analyse du Don Quichotte de Cervantès ouvre cet ensemble
consacré à l’âge classique (qui sera refermé par et sur Sade à la fin
du chapitre VI). Don Quichotte sert en effet ici d’indicateur
commode pour expliciter la transformation radicale (de l’ordre de
l’événement) qui affecte la forme et le contenu du savoir renaissant
à partir de la fin du XVIe siècle. Les deux parties du livre de
Cervantès servent en effet à pointer l’écart historique entre deux
régimes du pensable, entre deux modes d’être de l’ordre
incompossibles (« L’ordre ») : ici, la ressemblance tourne à vide et
ne résiste pas à une critique empirique (comme celle que propose
en un sens Bacon) ; là, elle reçoit une place déterminée, non plus
structurante, dans l’espace du savoir classique : l’analyse de la
ressemblance entre les choses sert en effet désormais la
comparaison entre des choses qu’il s’agit d’ordonner en établissant
leur identité et leurs différences (c’est ce que propose Descartes
dans les Regulae). Il y va par conséquent d’un tout nouveau réglage
entre l’ordre épistémologique et l’ordre ontologique. On est passé de
la quête aux similitudes à l’analyse et à la mise en ordre des
différences. Foucault propose à l’occasion de ce développement une
thèse polémique quant au statut du rationalisme cartésien au sein
de la pensée classique et plus précisément quant à l’interprétation
traditionnelle de la Mathesis universalis : le rapport de toute
connaissance positive à la Mathesis (comme science de la mesure et
de l’ordre) ne se réduit pas selon lui en effet au principe d’une
mathématisation des phénomènes naturels (solidaire d’un
mécanisme), mais se constitue avant tout comme un rapport
essentiel à l’ordre. C’est ce qui ressort de la constitution des trois
domaines empiriques du langage, de la nature et des richesses
(chap. IV, V et VI) que la Grammaire générale, l’Histoire naturelle et
l’analyse des richesses contribuent précisément à mettre en ordre
sans les soumettre à un quelconque modèle mathématique.
La rupture épistémologique avec l’ordre des ressemblances qui
prévalait à la Renaissance passe par un réaménagement complet du
statut du signe (« La représentation du signe » et « La
représentation redoublée ») : il n’a plus à ressembler à ce qu’il
désigne ; il a à le représenter (sous la forme d’une idée de cette
chose qu’il désigne) et à représenter son lien à ce qu’il représente.
La représentation ne représente quelque chose qu’à la condition de
se représenter elle-même comme représentation. Ce dédoublement
et ce redoublement réflexif de la représentation, constitutifs de la
théorie classique des signes, trouvent leur paradigme dans le
« tableau » – milieu transparent et homogène où s’effectue la
relation (objective et réflexive) du signe à son contenu et à d’autres
signes.
Cette transparence du signe à ce qu’il représente ne fonde pourtant
la possibilité de la connaissance qu’à condition de réévaluer à
l’intérieur de ce dispositif épistémologique complexe la fonction de
l’imagination et des ressemblances (« L’imagination de la
ressemblance ») : l’imagination vient en effet en quelque sorte
opérer la jonction entre le foisonnement des ressemblances et
l’ordre de la représentation. « Sans l’imagination, il n’y aurait pas de
ressemblance entre les choses » (83) ; et, sans ressemblances entre
elles, les choses ne pourraient pas être représentées et ordonnées,
différenciées les unes des autres. Foucault peut donc souligner
l’interdépendance de l’imagination et de la ressemblance dans la
genèse de la connaissance. Pourtant, cet entrecroisement de
l’imagination et de la ressemblance, qui recoupe celui de la nature
humaine et de la nature, ne conduit pas à accorder une place à part
à cet être (l’homme) dont la vocation serait de « connaître la nature
et soi-même par conséquent comme être naturel » (321). Il procède
plutôt d’une interrogation sur le rapport interne de la
représentation à l’être qu’elle représente, et ce rapport n’est
nullement noué à partir de l’homme, mais à partir du langage. De
même que l’ « humanisme » de la Renaissance obéit avant tout aux
réquisits de l’épistémè des similitudes qui fonde le système
microcosme/macrocosme, de même la possibilité d’une science
classique de l’homme (qui formerait l’origine lointaine des
« sciences humaines » que nous connaissons) se trouve exclue par le
dispositif épistémologique général du savoir classique car
l’interrogation sur la genèse de la connaissance ne fait pas
apparaître l’homme comme origine, fondement et domaine du
savoir : elle met plutôt en lumière les rapports complexes que la
représentation entretient avec la ressemblance et l’imagination.
Foucault peut alors exposer la configuration générale du savoir
classique et les principaux opérateurs épistémologiques de la
connaissance empirique (« Mathesis et Taxinomia ») : Mathesis
(science universelle de l’ordre), Taxinomia (science des ordres
empiriques, tels qu’ils émergent dans le domaine du langage, de la
nature et des échanges) et analyse génétique de ces ordres.
« Parler », « classer », « échanger » sont donc en quelque sorte des
modes opératoires empiriques de la fonction taxinomique du
discours. Or Foucault montre que ces modalités de la représentation
sont non seulement étroitement corrélées les unes aux autres, mais
encore ordonnées à un certain primat du langage-discours qui est
exposé dès le chapitre suivant.
Il s’agit dans ce chapitre (chap. IV : « Parler ») d’établir le mode
d’existence singulier du langage à l’âge classique en tant qu’il
découle de la théorie générale des signes et de la représentation
exposée au chapitre précédent. Foucault souligne à cette occasion le
privilège du langage dans la constitution épistémique du savoir
classique : l’articulation des fonctions du langage classique servira
de schéma directeur pour l’analyse des deux autres domaines
empiriques de la nature et des richesses.
Foucault part de la distinction entre le langage-discours classique et
le langage-parole de la Renaissance (« Critique et commentaire ») :
« À l’énigme d’une parole qu’un second langage doit interpréter
s’est substituée la discursivité essentielle de la représentation » (93).
Il faut alors élucider le mode d’appartenance du langage classique à
la représentation (« La Grammaire générale ») : il tient pour
l’essentiel dans la capacité du langage à représenter, à l’aide de
signes (verbaux), des représentations (mentales) et, par cette
opération, à donner une forme propositionnelle (successive) à des
pensées (simultanées). Le langage est en ce sens « analyse de la
pensée » (97). Le programme d’une « langue bien faite », adossé au
projet même de la Grammaire générale, correspond donc à la
nécessité d’analyser et d’ordonner les représentations dans un
discours qui en universalise le contenu en le distribuant dans la
succession continue de signes verbaux.
Le « quadrilatère du langage » récapitule de manière systématique
les différents segments fonctionnels (proposition, articulation,
désignation, dérivation) qui définissent ce langage à l’âge classique :
ceux-ci sont articulés autour du nom (comme point d’insertion de la
représentation dans le discours) et de la fonction de nomination :
l’idéal classique d’une « langue bien faite » correspond alors à
l’idéal d’une nomination contrôlée qui assurerait la transparence
des choses aux mots qui les nomment : « La tâche fondamentale du
discours classique, c’est d’attribuer un nom aux choses et en ce nom
de nommer leur être » (136). Cette transparence du langage à la
représentation est pourtant mise en crise par l’émergence d’un
langage littéraire qui, avec Sade notamment, rend au nom son
opacité de chose et cherche à nommer l’irreprésentable.
Le chapitre suivant (« Classer ») procède à la description et à
l’analyse du domaine épistémologique couvert par l’Histoire
naturelle. Qu’est-ce que l’Histoire naturelle [2]  ? La clarification de
l’archéologue prend d’abord un tour polémique (« Ce que disent les
historiens »). Car l’Histoire naturelle n’est pas ce que les historiens
des sciences de la vie ont prétendu qu’elle avait été, à savoir une
préscience biologique, empêtrée dans des débats théoriques –
fixisme/évolutionnisme, mécanisme/finalisme – qui en réalité, du
point de vue archéologique, ne sont pas des débats « classiques »
mais la projection, dans l’âge classique, de débats modernes qui
supposent la constitution, comme objet d’une science possible, de la
« vie ». Reste alors à définir de manière positive (non rétrospective
mais proprement archéologique) le domaine de l’Histoire naturelle
(« L’Histoire naturelle »). Celle-ci a pour a priori historique un
certain régime épistémologique de l’ « Histoire » : elle est une
nouvelle manière de « faire l’histoire » (143) qui s’intercale entre les
« historiæ » de la Renaissance et l’historicité du vivant lui-même
telle qu’en rend compte, à partir du XIXe siècle, la biologie moderne.
Après avoir défini le domaine de l’Histoire naturelle, Foucault
analyse ses modes de structuration épistémologique et dégage les
opérateurs théoriques qui contribuent à ordonner les êtres naturels
(« La structure » et « Le caractère »). Il apparaît que l’Histoire
naturelle se constitue comme science à partir d’une double
opération : elle procède en effet, d’une part, à l’articulation
discursive de la structure visible et, d’autre part, à la classification
des êtres naturels selon leurs caractères taxinomiques. Cette
seconde opération relève elle-même de deux protocoles de
caractérisation apparemment concurrents (Système et Méthode),
mais qui trouvent en réalité leur unité archéologique dans la
fonction centrale de classification des êtres : classer, c’est établir un
système d’identités à partir d’un réseau ordonné de différences. Le
« tableau » (où s’entrecroisent le visible et l’énonçable) est ainsi le
corrélat épistémologique de l’opération de la classification. Cette
procédure de nomination qui s’accomplit dans le passage de la
structure visible au caractère taxinomique requiert, comme son
présupposé fondamental, la continuité dans la nature (« Le continu
et la catastrophe »). L’Histoire naturelle se distingue
archéologiquement d’une histoire de la nature et se présente plutôt
comme discours de la nature et discours d’une nature continue : il
est par conséquent abusif d’y projeter une quelconque philosophie
de la vie et une pensée (même tâtonnante) de l’évolution. Du point
de vue archéologique, la classification taxinomique se rapporte
essentiellement à une théorie du langage
De cette analyse de l’Histoire naturelle, Foucault tire une double
conclusion (« Le discours de la nature »). La première porte sur
l’isomorphie qui peut être établie entre la théorie classique du
langage et la théorie classique de la nature : l’Histoire naturelle
réalise l’idéal d’une « langue bien faite » porté par la Grammaire
générale ; en ce sens, elle se trouve au plus près de l’a priori
historique du savoir classique. La seconde conclusion porte sur les
rapports entre savoir et critique : car si la question critique reçoit,
dans le dispositif général de la pensée moderne, une fonction
majeure, elle reste attachée, à l’âge classique, au développement
régional de l’Histoire naturelle (dont le profil épistémologique
dépend d’une critique du langage naturel) : la généralisation de la
critique à la possibilité même de la connaissance est ainsi ce qui
permet à l’ensemble des discours (scientifiques et philosophiques
notamment), de s’ordonner autour de nouveaux thèmes d’analyse
(comme la « vie ») et de nouvelles manières de poser les problèmes
(non plus dans les termes d’une analyse des représentations, mais
dans ceux d’une analytique transcendantale).
Dans le dernier chapitre de la section consacrée à l’âge classique
(chap. VI : « Échanger »), Foucault s’intéresse à la constitution, au
sein de la pensée classique, d’un domaine de réflexion prenant pour
objet le domaine des richesses. La fin de ce chapitre, qui referme
sur lui-même le savoir classique, propose une récapitulation des
ordres empiriques, intégrés dans un vaste « Tableau général » qui
fait ressortir l’homogénéité d’un tel savoir.
Foucault commence par analyser la mutation épistémologique qui
fait passer de la pensée économique du XVIe siècle au
« mercantilisme » classique (« Monnaie et prix » et « Le
mercantilisme »). Comme au début du chapitre précédent, l’objectif
affiché est de contrer une reconstruction de l’histoire du savoir
économique qui se fonderait sur une lecture rétrospective et
d’insister plutôt sur la constitution historique d’un domaine
d’analyse des richesses spécifique, intercalé entre une pensée
économique centrée sur la question des prix et de la substance
monétaire (à la Renaissance) et l’économie politique moderne qui
interroge plutôt les rapports de production. L’analyse classique des
richesses se détermine pour l’essentiel à partir d’une théorie de la
valeur et de l’échange de biens donnés comme les représentations
d’une certaine utilité (« Le gage et le prix » et « La formation de la
valeur »). L’enjeu de la lecture de Foucault est double. Il s’agit en
effet d’abord de renforcer les effets systématisants des réflexions
précédentes en tissant à présent un réseau serré de
correspondances entre le domaine des richesses et celui du
langage : ainsi, la monnaie permet de « représenter plusieurs
choses équivalentes (un objet, un travail, une mesure de blé, une
part de revenu) – comme un nom a le pouvoir de représenter
plusieurs choses, ou un caractère taxinomique celui de représenter
plusieurs individus, plusieurs espèces, plusieurs genres, etc.) » (197).
Mais il s’agit également, sur un plan plus polémique, de rapporter
l’opposition doctrinale entre les Physiocrates et les Utilitaristes à
des interprétations distinctes mais essentiellement
complémentaires du « même segment théorique », celui qui lie le
système des échanges et la théorie de la valeur (« La formation de la
valeur » et « L’utilité »). De ce point de vue, l’opposition idéologique
entre Physiocrates et Utilitaristes est désamorcée comme l’avait été
précédemment l’opposition épistémologique des Systématiciens et
des Méthodistes. Au fond, les Physiocrates et les Utilitaristes ne
débattent que parce qu’ils ont en commun (sans nécessairement le
savoir) une même analyse générale des richesses et des échanges en
termes de représentation et de valeur.
Après cette présentation succincte du mode d’analyse du domaine
des richesses, Foucault propose, sous la forme d’un « Tableau
général », une sorte de récapitulation de l’organisation des ordres
empiriques à l’âge classique. C’est l’occasion pour lui de souligner
les isomorphismes qui se dessinent entre les différents domaines de
savoir présentés depuis le chapitre IV (sans préjuger toutefois de la
singularité de chacun d’eux). C’est l’occasion également de marquer
la clôture sur soi du savoir classique qui permet justement de
définir le seuil de « notre » savoir moderne, issu de l’
« affranchissement, à l’égard de la représentation, du langage, du
besoin, du vivant » (222).
C’est justement la « fin de la pensée classique » qu’esquisse à la fin
de cette première partie des Mots et les choses l’œuvre de Sade (« Le
désir et la représentation »), en tant qu’elle se tient à la limite du
discours représentatif : elle laisse émerger dans l’élément du
langage et dans les formes mêmes du langage classique, des forces
extra-représentatives (désir, sexualité, violence, mort) qui font
« jouer » jusqu’à la rupture les codes épistémiques de la pensée
classique : « Sade parvient au bout du discours et de la pensée
classique. Il règne exactement à leur limite » (224).

Notes du chapitre
[1] ↑ Cette analyse sera reprise et achevée dans le chapitre IX des Mots et les choses
lorsque Foucault cherchera à montrer comment, à la suite de l’émergence de la réflexion
critique, la représentation en vient à être pensée en rapport avec ses propres conditions de
possibilité (voir infra, 3.1 : « La fin du Discours »).
[2] ↑ Pour une analyse plus détaillée de ce chapitre, nous renvoyons à notre article
« L’envers du désordre. Connaître, décrire, classer à l’âge classique », op. cit., notamment p.
110-120.
L’histoire, l’homme, le langage
Commentaire de la deuxième partie des Mots et
les choses (chapitres VII à X)

« Le seuil de notre modernité » (255)

L a deuxième partie des Mots et les choses s’ouvre sur


l’expérience d’une inquiétude en un sens analogue à celle qui,
à partir de la lecture de l’étrange « encyclopédie chinoise » de
Borgès, avait donné naissance au livre de Foucault :

D’où vient brusquement cette mobilité inattendue des


dispositions épistémologiques, la dérive des positivités les unes
par rapport aux autres, plus profondément encore l’altération de
leur mode d’être (229) ?

Mobilité, dérive, altération : la question, posée ici dans les termes


d’une analyse géologique des déplacements et des transformations
du sol même des discours, est de savoir comment penser le
changement sans l’adosser à une continuité préétablie, mais en
prenant en compte au contraire sa valeur de rupture, et de
mutation si radicale qu’elle va jusqu’à effacer [1]  ce qui l’a précédé,
au lieu de le conserver et de le dépasser (selon le double réquisit
d’une Aufhebung). L’archéologie ne propose sans doute pas une
élucidation de l’origine de l’événement ou de la série d’événements
qui ont pu provoquer une telle mutation (en cela, elle se distingue
d’une certaine étiologie historique) ; elle s’attache plutôt à l’analyse
de ses effets manifestes en vue de définir cet espace nouveau du
savoir moderne – à partir duquel prend sens le programme d’une
« archéologie des sciences humaines ». Il s’agit donc de mettre au
jour les règles de constitution de ce savoir, ainsi que le mode de
distribution des positivités qu’elles prescrivent. Les chapitres VII
(« Les limites de la représentation ») et VIII (« Travail, vie, langage »)
se chargent de lever l’inquiétude liée à la dislocation de « l’espace
d’ordre qui servait de lieu commun à la représentation et aux
choses » (252) : Foucault se propose en effet d’y faire apparaître
dans sa nouveauté cet « espace général du savoir » (230) moderne
qui soutient désormais les différents domaines de positivités
(économie, biologie, philologie), structure leur mode d’être et
organise leurs corrélations.
En un sens, l’ensemble des analyses qui sont menées dans la
seconde partie des Mots et les choses, répètent celles qui avaient
permis de mettre en lumière la configuration générale du savoir à
l’âge classique à partir de la mise en crise du jeu des signes et des
ressemblances qui prévalait à la Renaissance. À ce niveau global,
une symétrie profonde se dessine qui articule le livre de Foucault
autour de ces ruptures fondatrices qui partagent les épistémès et
ordonnent chacune d’elles à un principe unique d’organisation. Ici,
c’est une mutation de l’Ordre à l’Histoire qui semble caractériser
dans ses grandes lignes la reconfiguration d’ensemble de l’espace
du savoir au seuil de la modernité : les données empiriques
viennent désormais s’ordonner dans l’élément du temps (et de la
série dynamique), et non plus dans celui de l’espace (et du tableau
statique). Alors que dans le tableau ordonné des représentations,
l’histoire n’intervenait que pour indiquer les altérations et les
accidents que l’écoulement du temps lui faisait subir, désormais elle
désigne l’historicité des choses elles-mêmes, la loi intérieure de leur
développement. À l’ « espace permanent » et transparent du
discours classique qui superpose sans reste ou qui ajuste l’ordre des
choses et l’ordre des représentations (tel qu’il s’articule dans le
langage), succède par conséquent l’opacité de séries temporelles qui
rapportent chaque chose, chaque vivant, chaque parole, chaque
échange à un ensemble de processus internes, enfouis, que les
nouveaux savoirs empiriques (biologie, philologie, économie
politique) vont avoir justement à exhiber et à expliciter. Le savoir
ne déploie plus son réseau dans la dimension horizontale et plane
du tableau ; il plonge à la verticale des choses, pour faire ressortir
leur noyau caché d’historicité. Un tel décrochage vertical du savoir
provient selon Foucault d’un décalage entre la représentation et ce
qui vient la fonder – décalage que la pensée kantienne, sur le seuil
de la modernité, propose d’analyser dans les termes d’un écart
entre l’empirique et le transcendantal. Ce décrochage détermine
également la « disposition anthropologique » du savoir (353) qui
définit en propre l’épistémè moderne. En effet, l’archéologie de la
modernité se concentre sur la manière dont s’opère le repli de ce
savoir sur la finitude de l’homme vivant, parlant et travaillant : le
basculement de l’espace permanent du tableau dans le déroulement
successif de séries temporelles qui rapportent les choses visibles à
leur organisation invisible, fait ainsi apparaître au principe de la
modernité, une corrélation fondamentale entre la verticalité de
l’histoire et la finitude de l’homme.
Foucault esquisse d’ailleurs dès le début du chapitre VII une telle
corrélation lorsqu’il souligne l’équivoque dans laquelle est prise
l’histoire : celle-ci se donne en effet à la fois comme une science
empirique parmi d’autres émergeant à côté de la biologie, de
l’économie et de la philologie, et comme le mode d’être fondamental
de l’empiricité, soit l’élément transcendantal de tout savoir possible.
Cette équivoque, qui peut déboucher sur une certaine confusion de
l’empirique et du transcendantal, préfigure manifestement celle qui
sera exposée tout au long du chapitre IX (« L’homme et ses
doubles »), et qui caractérise en propre l’apparition de l’homme
dans la configuration générale du savoir moderne. Car cette
apparition est soumise elle aussi à ce régime ambigu [2]  du
redoublement de l’empirique et du transcendantal dans la mesure
où l’homme est d’abord déterminé comme cet être empirique,
travaillant, vivant, parlant, soumis par conséquent à la contrainte
fondamentale de l’historicité (c’est dans l’élément de cette
historicité qu’apparaît d’abord sa finitude), mais qu’il se donne en
même temps comme la condition de possibilité d’un savoir de la vie,
du travail, du langage : à la fois « objet pour un savoir » et « sujet
qui connaît » (323), « étrange doublet empirico-transcendantal »
(329) donc qui soumet la modernité au programme d’une
« analytique de la finitude » (329). Dans ce mouvement de « repli »
d’une finitude empirique (liée à la mutation épistémique de l’Ordre
à l’Histoire) sur une finitude fondamentale (liée à la configuration
anthropologique du savoir moderne), nous disposons donc de
l’articulation générale de la seconde partie des Mots et les choses :
Foucault s’attache d’abord à faire apparaître la mutation qui affecte
en profondeur les savoirs empiriques lorsque ceux-ci sont ordonnés
au mode d’être de l’histoire, avant de montrer la manière dont ces
savoirs eux-mêmes sont pris dans une équivoque qui tient à la
position ambiguë de l’homme, « cet être tel qu’on prendra en lui
connaissance de ce qui rend possible toute connaissance » (329).
C’est donc d’abord dans le décalage instauré par l’histoire entre la
représentation et ce qui, hors d’elle, la fonde, que viennent
s’inscrire de nouvelles formes de savoir empirique – ainsi que la
possibilité d’un renouvellement des théories philosophiques. Or ce
basculement épistémique est lui-même soumis au devenir, puisqu’il
s’opère, selon Foucault, en deux phases successives qui ménagent
ainsi une sorte de transition diachronique entre deux régimes
historiques du pensable et qui permettent d’assimiler la rupture des
champs de pensée au franchissement d’un seuil [3]  :
— La première de ces deux phases (1775-1795), à laquelle est
consacré le chapitre VII, maintient l’analyse des positivités dans les
« limites de la représentation » : le mode d’être fondamental de ces
positivités ne change donc pas, puisque « les richesses des hommes,
les espèces de la nature, les mots dont les langues sont peuplées
demeurent encore ce qu’ils étaient à l’âge classique : […] des
représentations dont le rôle est de désigner des représentations, de
les analyser, de les composer et de les décomposer pour faire surgir
en elles, avec le système de leurs identités et de leurs différences, le
principe général d’un ordre » (233). C’est seulement le mode de
fonctionnement de cette désignation et de cette articulation des
représentations qui est alors bouleversé, en rapport avec la mise en
œuvre de nouveaux instruments conceptuels : travail, organisme,
flexion.
— La seconde phase de la mutation archéologique du savoir (1795-
1825), analysée dans le chapitre VIII, est alors celle qui, à la
charnière de deux siècles, inaugure véritablement la pensée
moderne : le mode d’être de l’empiricité (du travail, de la vie, du
langage) n’est plus la représentation, telle qu’elle s’ordonne dans
l’élément du Discours, mais l’histoire et la finitude de l’homme. Un
seuil a été franchi, qui correspond à la constitution de ce socle
anthropologique du savoir (chap. IX) où les « sciences humaines »
vont trouver leur condition historique de possibilité (chap. X).
Cette analyse en deux temps a donc pour but de souligner que la
transformation archéologique qui aboutit à la constitution du savoir
moderne consiste bien en un déplacement et en un réagencement
des éléments constitutifs du savoir : au lieu de se rassembler dans
l’élément homogène du Discours (de la représentation et du
langage), ce savoir trouve désormais son unité dans le thème de la
finitude de l’homme historique. Mais cette distribution
diachronique a également une portée polémique : elle permet en
effet à l’archéologue de réviser certaines ruptures
traditionnellement admises par l’histoire des sciences ou par
l’histoire des idées. Ainsi, les analyses développées dans le domaine
de l’économie visent à faire apparaître que la théorie économique
de Marx n’est pas fondamentalement en rupture avec celle de
Ricardo, mais qu’elle appartient strictement à la même
configuration de pensée : elle ne s’en distingue que sur fond d’une
complémentarité plus essentielle qui en circonscrit rigoureusement
les possibilités. De même, lorsqu’il analyse la constitution de la
biologie moderne, Foucault renverse la priorité traditionnellement
accordée à l’œuvre de Lamarck sur celle de Cuvier en montrant que
cette dernière, loin d’être réductible à un fixisme « réactionnaire »
opposé au transformisme « révolutionnaire » de Lamarck,
renouvelle en profondeur « l’a priori historique d’une science des
vivants » (287) et va jusqu’à rendre possible « quelque chose comme
la pensée de l’évolution » (288). Par ces prises de position
paradoxales, l’archéologie s’affirme donc comme une entreprise de
révision, voire de contestation de l’histoire des sciences ou des
idées : elle restaure des continuités à l’intérieur des savoirs là où
prévalent habituellement des ruptures (Marx/Ricardo) et conteste
les ruptures épistémologiques traditionnellement reconnues en les
déplaçant et en renouvelant par là même l’analyse des discours
(Ricardo/Smith ; Cuvier/Lamarck).
Cette présentation des enjeux généraux de la seconde partie des
Mots et les choses doit encore être complétée par deux remarques.
La première concerne la construction d’ensemble du livre de
Foucault. Il est clair en effet que ce dernier cherche à distinguer
l’épistémè moderne et celle de l’âge classique, tout comme il avait
précédemment insisté sur la distinction entre l’a priori historique
qui commande la pensée classique et celui qui commande la pensée
renaissante. Toutefois, il ménage entre ces deux grands ensembles
un double rapport – de symétrie et d’inversion. Sans doute s’agit-il
toujours d’ordonner l’ensemble des discours au réseau de
nécessités qui les sous-tend et qui rend compte de cette manière de
leurs conditions de production aussi bien que de leur profonde
homogénéité archéologique. Mais, alors que la description de l’âge
classique mettait d’abord l’accent sur la structuration d’ensemble
du savoir à partir du thème générique de la représentation (chap.
III), pour montrer ensuite comment cette structuration opérait dans
les différents domaines empiriques ainsi constitués autour du
langage, de la nature et des richesses (chap. IVVI), Foucault
renverse ici manifestement cet ordre d’exposition : il part cette fois
directement de la mutation qui affecte les positivités et qui
redessine complètement les configurations propres à ces positivités
pour faire apparaître ensuite, comme l’effet de cette
transformation, le dispositif anthropologique qui fournit le socle
constitutif des « sciences humaines » en même temps qu’il indique
leur inévitable instabilité au sein de l’espace général du savoir.
Cette inversion dans l’ordre d’exposition permet à l’archéologue de
mettre en évidence l’opposition entre la clôture sur soi du savoir
classique (récapitulable en totalité à partir de l’espace ordonné d’un
« tableau général » dont le quadrilatère du langage fournit le cadre
rigoureux et le schéma directeur) et l’espèce de dispersion,
d’éclatement et de « morcellement » (357) du savoir moderne qui
s’élabore dans la forme ouverte d’un « trièdre » épistémologique,
dont les « sciences humaines » viennent seulement parasiter les
différents plans.
Cette inversion joue aussi, à un autre niveau puisqu’elle produit un
certain déplacement des positivités les unes par rapport aux autres.
L’analyse de l’âge classique privilégiait en effet, jusqu’à lui accorder
une priorité absolue, le domaine du langage dans la mesure où, en
tant que discours, il formait l’élément général de l’analyse et de la
mise en ordre des représentations. L’analyse du savoir moderne
débute par l’examen du domaine nouveau du travail, dans lequel le
rapport de la finitude au temps est particulièrement marqué. Cette
redistribution des positivités a un autre effet, sur lequel il faudra
revenir : elle fait coïncider, au niveau archéologique, l’apparition,
dans l’ordre du savoir, de la finitude humaine et l’émergence, en
marge de ce savoir, de la littérature. Il semble de ce point de vue
que l’ensemble de la seconde partie des Mots et les choses cherche à
ménager ce face-à-face entre l’homme et le langage. Et c’est dans la
littérature et plus particulièrement dans la littérature
contemporaine que, visiblement, la figure moderne de l’homme
vient se dissoudre et que, simultanément s’annonce une nouvelle
forme de pensée non encore archéologisable puisqu’elle coïncide
avec le présent de l’archéologue.
C’est à ce sujet qu’il faut faire une dernière remarque : celle-ci
concerne la possibilité même du projet explicite de Foucault, celui
d’une « archéologie des sciences humaines ». Foucault souligne en
effet à maintes reprises la difficulté particulière qu’il y a à
poursuivre son analyse archéologique au-delà du seuil de la
modernité dans la mesure où, ce qu’il s’agit de circonscrire, ce ne
sont plus des configurations générales de savoir maintenues à
distance et ainsi objectivées par le décalage historique ; c’est plutôt
l’espace de pensée auquel appartient encore l’archéologue [4] . Il
n’est sans doute pas possible pour lui, par un effet de sa propre
initiative individuelle, de s’exclure de cet espace de pensée dans
lequel il est « pris » ; néanmoins, pour être le diagnosticien de sa
propre pensée, du régime fondamental de savoir auquel cette
pensée est irréductiblement soumise, il est nécessaire que ce
diagnostic soit élaboré depuis une certaine marge, depuis un espace
de contestation et d’inquiétude, qui lui confère sa valeur critique,
c’est-à-dire aussi son pouvoir de déprise. Or c’est bien à
l’identification d’une telle marge que s’attache finalement l’
« archéologie des sciences humaines », dans la mesure où il s’agit de
savoir s’il est possible de penser autrement que sous la double
contrainte de l’homme et de l’histoire. Les mots et les choses ont
donc, de ce point de vue, un double lieu de naissance : l’archéologie
en tant que telle, comme analyse des expériences historiques de
l’ordre, a son lieu de naissance dans l’encyclopédie chinoise de
Borgès, qui met sous tension un tel projet en l’adossant à
l’inquiétude, sans cesse relancée, d’une absence radicale d’ordre ;
mais l’ « archéologie des sciences humaines » proprement dite – ce
projet qui s’attache plus spécifiquement à déceler les conditions de
possibilité historiques et les modalités de constitution
épistémologiques de ce type de savoirs particuliers, ordonnés à la
figure équivoque d’un homme à la fois objet empirique et sujet
transcendantal de la connaissance –, a un autre lieu de naissance,
délivré cette fois dans les dernières pages du livre : ce lieu, c’est
l’espace de contestation du dispositif anthropologique ouvert, en
marge des sciences humaines, par la psychanalyse, l’ethnologie et la
linguistique (contre-sciences), mais aussi, en marge de cette
dernière, par la littérature [5] . Se trouve ainsi désignée, à travers ces
contre-sciences et ce contre-discours littéraire, l’ « extrémité de
notre culture » (394), soit les limites de l’épistémè moderne.
L’identification de ces limites est alors ce qui rend possible l’analyse
archéologique de « notre » modernité et ce qui donne à penser les
conditions de sa prochaine transformation.

Notes du chapitre
[1] ↑ Cette métaphore de l’effacement, qui fait son apparition dans les premières pages du
chapitre VII (cf. Les mots et les choses, p. 232) en rapport avec le thème général d’un retrait
de la pensée hors de « ces plages qu’elle habitait jadis » (p. 229), réapparaîtra à la fin du
livre : « Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues […] – alors on
peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable »
(p. 398).
[2] ↑ « Ambiguïté » est l’un des termes qui revient le plus souvent sous la plume de
Foucault pour désigner la constitution, au cœur de la modernité, d’un dispositif
anthropologique ainsi identifié comme fragile, « sablonneux » ou instable, voué à s’effacer
ou encore à se dissoudre de lui-même : de cette manière, la pensée moderne, marquée
dans ses fondements par cette « ambiguïté » (que Foucault associe à la démarche
phénoménologique en général et à la pensée de Merleau-Ponty en particulier), s’oppose à
la consistance et à la rigoureuse disposition du savoir classique.
[3] ↑ De même, la rupture entre l’épistémè de la Renaissance et l’épistémè de l’âge
classique s’opérait en réalité sous la forme d’une transition – celle qui, faisant passer du
Quichotte de Cervantès aux Regulae de Descartes, permettait au savoir de franchir un
nouveau seuil historique.
[4] ↑ D’où la prolifération du « nous » qui signe cette appartenance historique, dans la
deuxième partie du livre de Foucault : l’objet de cette partie est ainsi clairement identifié
comme « la pensée qui nous est contemporaine et avec laquelle, bon gré mal gré, nous
pensons » (Les mots et les choses, p. 262, je souligne). « Bon gré, mal gré » puisque
l’archéologue ne cherche pas à s’identifier, sur le mode d’une adhésion passive, à ce
système de pensée moderne qu’il analyse pourtant comme le sien, mais plutôt à s’en
déprendre.
[5] ↑ D’une certaine manière, la littérature, située en marge d’une marge, désigne la
pointe extrême de la modernité, le lieu où celle-ci est en train de se déprendre d’elle-
même : dans les œuvres de Mallarmé, de Roussel ou de Bataille, coïncident pour Foucault
ce qu’il est devenu impossible de penser et la possibilité de penser autrement.
1. Archéologie d’une rupture

L e chapitre VII, consacré à la première étape de la


transformation archéologique qui rend possible le savoir
moderne, déploie une analyse en deux temps. Dans un premier
temps, Foucault s’attache à montrer comment les œuvres d’Adam
Smith, de Jussieu, de Lamarck et de Vicq d’Azyr, ou de Jones, si elles
appartiennent sans doute déjà par certaines de leurs analyses et de
leurs concepts, à l’économie politique, à la biologie, ou à la
philologie, telles qu’elles se constituent au XIXe siècle, restent prises
néanmoins dans « les limites de la représentation »
. L’analyse de l’œuvre de Sade que Foucault propose à la fin du
chapitre VI vaut comme le paradigme de cette situation à la limite
des savoirs de la première phase.. Ces savoirs de transition opèrent
donc la mise au jour de ces limites, en soumettant l’analyse des
représentations à des modifications internes qui en provoquent, de
l’intérieur en quelque sorte, le débordement. Il ressort de ce
premier parcours que les configurations épistémologiques propres
à chaque positivité se modifient selon un mouvement isomorphe de
décrochage au sein même de l’analyse. L’homogénéité des savoirs
empiriques est maintenue dans cette phase intermédiaire qui
engage pourtant une transformation archéologique de l’ensemble
du système classique du savoir, soumis uniformément à la force de
rupture d’un même « événement d’en-dessous » (251). Foucault
resserre alors son analyse, dans un deuxième temps, sur cet
événement qui fonde l’unité des diverses tentatives scientifiques
explorées précédemment. Or c’est du côté de la philosophie, plus
précisément du côté de la philosophie critique de Kant, que se
profilent les conditions d’une pensée et d’un savoir modernes,
fondés essentiellement (quoique encore négativement) sur le
basculement des positivités hors de l’espace de la représentation.
C’est ce passage au-dehors qui confère à la pensée kantienne sa
valeur archéologique de rupture et d’instauration : avec elle, le seuil
de la modernité ou, comme dit Foucault, de « notre » modernité est
simultanément constitué et franchi. La philosophie critique de Kant
inaugure ainsi, sur le bord intérieur de l’épistémè moderne, et
comme en retrait par rapport à elle, la seconde phase de la
transformation du savoir, qui concerne cette fois le mode d’être
fondamental des empiricités – en tant qu’elles « se lient à des
réflexions sur la subjectivité, l’être humain et la finitude » (261).

1 - Décrochages
Arrêtons-nous donc d’abord à la première phase de cette
transformation et aux modifications qui affectent – au même
moment et de manière isomorphe – chacun des trois domaines
empiriques étudiés par Foucault dans son livre. L’analyse des
richesses, l’étude des êtres naturels et l’analyse du langage se
trouvent en effet rapportées respectivement aux concepts de
travail, d’organisation, de flexion qui, sans être absolument inédits,
vont commencer à désigner à chaque fois un « principe interne
irréductible au jeu réciproque des représentations » (239). De là
vient alors l’ambiguïté de ces formes nouvelles de savoir qui, à la
fin du XVIIIe siècle, restent tributaires du cadre classique de l’analyse
des positivités même si elles y introduisent des éléments
conceptuels et un type de réflexion qui tendent à le faire éclater.
Cela permet de comprendre notamment pourquoi dans le domaine
de l’économie les analyses d’Adam Smith ne sont pas, d’un strict
point de vue archéologique, aussi fondatrices que le voudrait
notamment une tradition de lecture de l’histoire de l’économie
moderne. Selon cette tradition en effet, Adam Smith aurait introduit
« dans un domaine de réflexion qui ne le connaissait pas encore le
concept de travail », rejetant du même coup l’analyse classique des
richesses, centrée sur la monnaie, le commerce et l’échange, dans
« un âge préhistorique du savoir » (234). Une telle reconstitution de
l’histoire de l’économie moderne apparaît notamment chez
Althusser, lorsqu’il cherche à montrer comment le marxisme, dans
sa vocation proprement scientifique, procède d’une « coupure
épistémologique » qui renouvelle en profondeur l’économie
politique initiée par Smith et poursuivie par Ricardo en faisant
porter l’analyse sur les rapports historiquement déterminés du
travail et du capital. Or la thèse archéologique soutenue par
Foucault ici va clairement à l’encontre de ce type de lecture : s’il y a
coupure, en effet, elle passe non pas entre Marx et ses
prédécesseurs, entre le marxisme et sa « préhistoire », mais plutôt
entre Smith d’une part, et Ricardo d’autre part, Marx étant tenu dès
lors pour le strict contemporain de ce dernier. Pour bien
comprendre l’enjeu polémique de cette divergence, il convient donc
de récapituler les arguments avancés par Foucault. Celui-ci
s’attache en premier lieu à relativiser la modernité supposée des
analyses de Smith ; puis, il précise en quoi consiste néanmoins
l’avancée décisive de ces analyses sur le plan économique.
La pensée économique de Smith reste en effet soumise pour
l’essentiel aux mêmes contraintes épistémologiques que celles qui
pesaient sur les analyses de Turgot ou de Cantillon : les uns et les
autres s’accordent à distinguer la valeur d’usage des choses (qui se
rapporte aux besoins des hommes) et leur valeur d’échange
(mesurée par la quantité de travail nécessaire à leur production). Ici
comme là, le travail sert donc de « mesure de la valeur d’échange »
(234). À quoi tient alors le « décrochage essentiel » (237) qui
distingue l’analyse de Smith de celles de ses prédécesseurs ?
Essentiellement en ce que, là où l’analyse classique rapporte en
dernière instance la valeur d’échange des richesses et la quantité de
travail qu’elles représentent aux besoins qui les rendent désirables,
la théorie économique de Smith fait du travail « une unité de
mesure irréductible, indépassable et absolue » (235) des richesses
échangeables. C’est par conséquent l’ensemble du jeu des échanges
et des besoins qui se trouve désormais unifié et réglé à partir de ce
« principe d’ordre » (237) – le travail – qui assure, sous la condition
essentielle du temps, l’articulation entre les désirs et les biens :

On échange parce qu’on a besoin, et les objets précisément dont


on a besoin, mais l’ordre des échanges, leur hiérarchie et les
différences qui s’y manifestent sont établies par les unités de
travail qui ont été déposées dans les objets en question (237).

Pour établir une équivalence entre les objets de désir et donc fixer
les lois de l’échange, il ne suffit donc plus de les rapporter à d’autres
objets et à d’autres désirs : il faut faire intervenir, entre eux, la
référence à cette dimension du travail qui leur est « radicalement
hétérogène » (237) parce qu’elle ramène l’espace des échanges « au
temps, à la peine, à la fatigue et, en passant à la limite, à la mort
elle-même » (237) de celui qui, en travaillant, crée la possibilité de
ces échanges. Ce n’est donc pas tant l’introduction du travail dans la
pensée économique qui constitue l’apport décisif de Smith, mais
plutôt l’introduction de la verticalité obscure du temps laborieux
dans le grand réseau ordonné des échanges. De cette manière, le
décrochage opéré par les réflexions de Smith dans l’ordre de
l’analyse économique constitue bien une certaine fracture du
régime représentatif auquel restaient soumises les réflexions
classiques sur les richesses. Cette fracture épistémologique, qui
introduit du « jeu » entre l’analyse des représentations et leur
fondement hétérogène, dégage donc selon Foucault l’espace de
constitution d’une économie politique adossée à une anthropologie
de la finitude, telle qu’elle prend forme chez Ricardo et chez Marx
au XIXe siècle.
L’archéologue souligne ainsi la position charnière de l’œuvre de
Smith qui esquisse le basculement complet de l’analyse
représentative des richesses (fondée sur un système d’équivalence
et d’ajustement entre les besoins et les biens échangeables) dans la
forme d’une économie politique qui, à la fois, place l’homme et son
travail au cœur de l’activité économique et les renvoie aux
dimensions négatives de la finitude et de l’aliénation. C’est bien
alors la dimension d’une anthropologie négative qui émerge :
l’homme n’apparaît dans l’ordre du savoir qu’à travers un
ensemble historique de « mécanismes extérieurs à la conscience
humaine » (238) qui le surplombent et qui constituent la marque
concrète de sa finitude. Il y a donc un rapport fondamental de la
finitude à l’histoire qui s’esquisse ici en creux dans l’œuvre de Smith
et qui trouvera dans celle de Ricardo sa forme positive.
Du côté de l’histoire naturelle, Foucault observe, entre 1775 et 1795,
un décrochage « du même type » (238). De la même manière que,
précédemment, l’analyse des richesses pivotait sur elle-même pour
s’ouvrir à la dimension irréductible et fondatrice du travail, de
même à présent, c’est le « grand tableau de l’histoire naturelle » qui
est comme fracturé (245) et ouvert sur une dimension invisible,
celle de l’organisation des êtres naturels. Mais, pas plus ici que là,
cette fracture ne vaut comme une transformation complète et
définitive du dispositif épistémologique qui sous-tend les Systèmes
de Tournefort et de Linné ou la Méthode d’Adanson. Elle laisse en
effet en place les principes généraux de la classification, et de la
caractérisation taxinomique. Autrement dit, la modification
qu’apportent Jussieu, Vicq d’Azyr et Lamarck à la configuration
générale de l’histoire naturelle « ne touche pas encore au mode
d’être d’un ordre naturel » (244) : c’est celui-ci qui fixe par
conséquent les limites de leur entreprise. En quoi consiste alors
cette modification ? Elle concerne essentiellement, selon Foucault,
la méthode de classification, soit « la technique qui permet d’établir
le caractère, le rapport entre structure visible et critères de
l’identité » (239), ou encore le rapport entre l’articulation des
différences entre les êtres et la désignation de leur nom commun :
c’est en effet désormais le concept d’organisation qui rend possible
la transformation de la structure décrite en caractère taxinomique.
Ce décrochage est bien de même nature que celui qui affecte le
domaine de l’analyse des richesses : il s’accomplit à partir d’une
sorte de redistribution interne des concepts qui témoigne d’un
certain « jeu » au sein même des savoirs empiriques. En effet,
l’organisation, pas plus que le travail, ne sont des concepts
nouveaux ; c’est plutôt leur situation à l’intérieur du savoir qui
change et qui du même coup porte ce savoir à sa limite [1] .
Dans le domaine de l’histoire naturelle, le décrochage consiste donc
à ordonner l’ensemble du visible à un « principe étranger au
domaine du visible » (239), en ouvrant ainsi le grand tableau des
êtres naturels sur « un espace profond, intérieur, essentiel » (244)
qui désormais constitue l’espace de référence pour toute entreprise
de classification. Or, à partir du moment où la caractérisation se
met à dépendre de l’organisation, celle-ci impose un nouveau mode
de distribution hiérarchique des caractères, qui les lie
prioritairement à des fonctions. Il ne suffit donc plus, pour établir
l’importance d’un caractère, de comparer entre elles plusieurs
structures visibles, et d’observer sa fréquence ; c’est désormais
l’organisation interne de l’être vivant qui décide de cette
importance en rapport avec les fonctions qui lui sont essentielles.
Foucault suit ici les recommandations méthodologiques de Jussieu
dans son Genera plantarum :

Si le nombre de cotylédons est décisif pour classer les végétaux,


c’est parce qu’ils jouent un rôle déterminé dans la fonction de
reproduction, et qu’ils sont liés, par là même, à toute
l’organisation interne de la plante ; ils indiquent une fonction qui
commande toute l’organisation de l’individu (240 ; nous
soulignons).

Le décrochage du visible à l’invisible contribue ainsi à déplacer


l’analyse de la structure à la fonction et à faire par conséquent du
« caractère », qui était l’élément décisif de la taxinomie classique,
« la pointe visible d’une organisation complexe et hiérarchisée où la
fonction joue un rôle essentiel de commande et de détermination »
(240) : ouvrir le grand livre de la nature, c’est donc à présent
déchirer sa surface visible pour faire apparaître la « secrète
architecture » (242), le réseau différencié et articulé de fonctions
(reproduction, alimentation, circulation, respiration) qui soutient la
vie de chaque corps, de chaque être.
Cette mutation emporte avec elle deux conséquences majeures.
D’abord, c’est le principe même de la taxinomie classique, à savoir
la superposition de la désignation et de la classification, du langage
et de la nature dans l’élément homogène du discours représentatif,
qui est en train de se rompre :

Il y a une distorsion fondamentale entre l’espace de


l’organisation et celui de la nomenclature : ou plutôt, au lieu de
se recouvrir exactement, ils sont désormais perpendiculaires l’un
à l’autre ; et à leur point de jonction se trouve le caractère
manifeste, qui indique en profondeur une fonction, et permet à
la surface de retrouver un nom (242).

Le « discours de la nature » est ainsi fracturé sur le vide – ouvrant


entre l’être et la représentation une béance, ou du moins instaurant
entre eux une profonde dénivellation :

On se met à parler sur des choses qui ont lieu dans un autre
espace que les mots (243).

La représentation n’est plus le « lieu commun » des choses et des


mots puisque les choses et les êtres se sont refermés sur leur loi
intérieure de développement, sur leur organisation interne,
distincte désormais de celle du langage ou du discours. De ce point
de vue, l’importance de l’œuvre de Lamarck ne réside pas, comme
on le croit habituellement, dans une théorie « transformiste » qui
serait radicalement opposée à la position « fixiste » d’un Cuvier :
elle consiste plutôt, selon Foucault, dans cette rupture de l’espace
taxinomique (fondé sur la continuité de l’être et de la
représentation, sur l’entrelacement des mots et des choses dans
l’élément distributif du tableau) qui le conduit à séparer très
clairement dans son « Discours préliminaire » de la Flore française
la « détermination » du nom de chaque plante et le classement de
l’ensemble des plantes selon « l’organisation entière des espèces »
(243). L’organisation vient donc s’insérer entre l’articulation visible
des êtres naturels et leur désignation caractéristique qui n’est plus
elle-même qu’une « sorte de dépôt extérieur à la périphérie
d’organismes maintenant noués sur eux-mêmes » (250). En ouvrant
de cette manière l’espace de la biologie moderne, Lamarck s’oppose
alors moins au travail de Cuvier qu’il ne le rend possible.
Mais, ce pivotement de l’analyse de la nature en direction de
l’organisation fonctionnelle des êtres naturels a une autre
conséquence épistémologique majeure : il contribue en effet à
radicaliser le partage entre organique et inorganique qui vaut à
présent comme le fondement de toute classification possible. Or ce
partage coïncide avec celui du vivant et du non-vivant et permet
ainsi d’opérer la distinction entre deux règnes au sein de la nature :

L’organique devient le vivant et le vivant, c’est ce qui produit,


croissant et se reproduisant ; l’inorganique, c’est le non-vivant,
c’est ce qui ne se développe ni ne se reproduit ; c’est aux limites
de la vie, l’inerte et l’infécond – la mort. Et s’il est mêlé à la vie,
c’est comme ce qui, en elle, tend à la détruire et à la tuer (244).

De la même manière que, précédemment, le travail humain


renvoyait l’analyse des richesses à une anthropologie de la finitude,
de même à présent, l’organisation fait basculer l’histoire naturelle
du côté d’une biologie qui met aux prises la vie et la mort : la vie, le
vivant apparaissent alors comme cet « ensemble de forces qui
résistent à la mort » dont parle Bichat [2] .
Du point de vue archéologique, l’émergence de la biologie est donc
bordée d’un côté par la déchirure interne du « grand tableau de
l’histoire naturelle » (245) qui ouvre son projet taxinomique sur la
dimension fondamentale de l’organisation des êtres, et de l’autre
par l’opposition structurante de la vie et de la mort, qui recoupe
celle de l’organisé et de l’inorganisé. Ce récit de la naissance de la
biologie moderne, à partir de la rupture épistémologique du
discours classique de la nature, permet ainsi à Foucault de réfuter
l’hypothèse commode qui ne voit dans cette naissance que l’effet
d’un vitalisme enfin victorieux du mécanisme classique et capable
de s’essayer à « définir la spécificité de la vie » (245). L’archéologie,
fondée sur l’analyse des mutations du savoir et non sur le jeu
tendanciel des opinions ou des doctrines contradictoires, doit par
conséquent prendre le contre-pied de cette hypothèse : la biologie,
comme analyse d’un vivant adossé à la mort, n’a été rendue
possible qu’à partir du moment où l’organisation est devenue le
concept fondateur de la caractérisation des êtres naturels.
Il reste alors à expliciter l’effet particulier de cette reconfiguration
globale des savoirs empiriques dans le domaine du langage. Il se
produit dans ce domaine une mutation analogue aux deux
précédentes, à ceci près qu’elle obéit à « une chronologie plus
lente » et qu’elle prend une « forme plus discrète » (245). La raison
de ce retard et de ce décalage est d’ordre archéologique : elle tient
en effet, selon Foucault, à la position tout à fait privilégiée
qu’occupe le langage dans l’analyse et la mise en ordre de la
représentation à l’âge classique (à travers la notion de discours)
ainsi qu’à la fonction structurante de la théorie du nom pour
l’analyse des structures et du caractère des êtres vivants ou celle
des prix et de la valeur des richesses [3] . Dans ces conditions, la
science du langage a un indice de viscosité théorique plus élevé que
les deux autres formes d’analyse, dans la mesure où elle se situe au
plus près des fondations archéologiques du savoir classique et où
elle est de ce fait moins prompte à la reconfiguration de son
domaine.
Il reste que, même si elle reste profondément prise dans les
« limites de la représentation » et plus précisément dans les limites
d’une analyse des valeurs représentatives des éléments du discours,
l’étude du langage connaît à la fin du XVIIIe siècle un décrochage
analogue à ceux que Foucault a décrits précédemment : celui-ci
concerne pour l’essentiel la mise au jour d’un système flexionnel des
langues qui vient s’intercaler « entre l’articulation des contenus et
la valeur des racines » (247). C’est ainsi le rapport de l’articulation à
la désignation qui se trouve sinon révisé, du moins réorienté. Dans
le système de la Grammaire générale, les signes verbaux articulaient
dans la forme propositionnelle du discours les contenus
représentatifs (en les redoublant) et tenaient leur signification
d’une origine absolue, mythique (Babel) ou non (cris archaïques)
dont les langues, dans leur diversité, procédaient toutes par
dérivation. Attribution propositionnelle, articulation, désignation,
dérivation formaient ainsi les segments théoriques resserrés du
« quadrilatère du langage » [4]  dont l’équilibre était maintenu grâce
à « la souveraineté du Nom » (248) – élément central et distributif à
la fois de ce système. Or cette fonction d’analyse spontanée des
représentations que reçoit le langage à l’âge classique se trouve en
quelque sorte décalée par rapport à elle-même dès lors que le
langage cesse de pouvoir replier rigoureusement la représentation
sur elle-même et s’ouvre à la dimension intérieure, historique et
formelle, d’une constitution grammaticale des langues fondée sur
l’ensemble des flexions qui affectent leurs éléments représentatifs
eux-mêmes (sons, syllabes, racines) :

Le langage n’est plus constitué seulement de représentations et


de sons qui à leur tour les représentent et s’ordonnent entre eux
comme l’exigent les liens de la pensée ; il est de plus constitué
d’éléments formels, groupés en système, et qui imposent aux
sons, aux syllabes, aux racines, un régime qui n’est pas celui de
la représentation. On a ainsi introduit dans le langage un
élément qui lui est irréductible (comme on introduit le travail
dans l’analyse de l’échange ou l’organisation dans celle des
caractères) (248).

Cet « élément », c’est le système grammatical des flexions. La


dimension représentative du langage n’est donc pas mise en
question, mais c’est plutôt le fonctionnement de ce langage lui-
même qui est désormais soustrait à l’empire de la représentation
pour être rapporté à une suite empirique de modifications qui font
des langues des espèces d’organismes vivants et changeants, repliés
sur leur régime grammatical singulier, et non plus simplement les
formes distinctes mais complémentaires d’un Discours immuable et
« anonyme » (249) [5] . Si donc l’être du langage se déploie toujours
dans l’élément de la représentation, il y a pourtant désormais place
pour un devenir historique des langues, dont rendent compte par
exemple l’apparition d’une phonétique ainsi que les « premières
esquisses de grammaire comparée » (249). Dans le premier cas, il
s’agit de procéder à l’analyse des sons en vue non pas d’en
examiner la valeur expressive et le mode d’articulation, mais de
déterminer leurs rapports et « leur transformation possible les uns
dans les autres » (248) ; dans le second, il ne s’agit plus de comparer
« dans les diverses langues le couple formé par un groupe de lettres
et par un sens » (249), soit ce que désignent les mots, mais plutôt les
« modifications à valeur grammaticale (conjugaisons, déclinaisons
et affixations) » (249) qui rendent compte de la manière singulière
dont chaque langue dispose les mots les uns par rapport aux autres,
c’est-à-dire organise sa syntaxe.
La réorientation inédite de l’analyse du langage repose donc pour
l’essentiel sur le changement de statut épistémologique que reçoit la
comparaison entre les langues, à partir de la fin du XVIIIe siècle. Il ne
s’agit plus en effet de ramener la multiplicité des langues à l’unité
mythique (et donc toujours déjà perdue) d’un rapport primordial de
désignation liant des sonorités voisines et des significations
analogues. Cette opération de comparaison avait seulement pour
but de vérifier qu’au fond toutes les langues se ressemblent, et de
confirmer par là que le langage, à son niveau de détermination le
plus essentiel, contourne l’histoire par ses « racines »
fondamentales, dans la mesure où il emporte toujours avec lui,
même dans ses formes les plus disparates, quelque chose d’une
« mémoire ancestrale », déposée dans la sonorité de ses mots. Or,
vers la fin du XVIIIe siècle, le projet de comparer entre elles les
langues obéit à une tout autre logique : il s’agit en effet à présent de
mettre au jour « un rapport plus complexe entre les modifications
du radical et les fonctions de la grammaire » (247) – rapport qui
inscrit dans la langue elle-même une historicité et qui resserre le
langage autour d’un noyau de flexions formant comme le support
de cette historicité et de l’organisation interne de la langue. Les
analyses menées par Cœurdoux et par Jones à partir de la
comparaison des formes du verbe « être » en sanscrit, et en latin ou
en grec, sont à cet égard significatives : entre la série sanscrite asmi,
asi, asti, smas, stha, santi et la série latine sum, es, est, sumus, estis,
sunt, l’ « analogie flexionnelle » est flagrante, alors même que le
radical connaît une altération formelle (247). Si ces analyses
s’inscrivent bien encore dans le cadre de la Grammaire générale,
notamment en ce qu’elles s’intéressent aux modifications qui
affectent, d’une langue à l’autre, et d’une époque à l’autre, le radical
du verbe « être », néanmoins leur point d’application s’est
clairement déplacé : ce qui est privilégié, ce n’est plus en effet « le
lien entre syllabe primitive et sens premier » (247), soit la
reconstitution du noyau originaire de la langue, mais bien plutôt la
mise au jour du système de modifications formelles et
grammaticales qui lui assure son unité fonctionnelle :

La lettre s ne signifie pas la seconde personne, comme la lettre e


signifiait selon Court de Gibelin la respiration, la vie et
l’existence ; c’est l’ensemble des modifications m, s, t, qui donne
à la racine verbale les valeurs de la première, deuxième et
troisième personne (248).

On comprend avec cet exemple la nature du « décrochage »


épistémologique opéré dans le domaine du langage vers la fin du
XVIIIe siècle : la valeur représentative des signes verbaux n’est plus
donnée dans l’élément (psychologique) de la représentation (qui
permet d’associer une lettre et un état de choses déterminé), mais
elle relève désormais d’un « ensemble de modifications » internes à
la langue qui forment le principe de son autonomie fonctionnelle.
En intégrant, sous la forme du système flexionnel, « la dimension
du grammatical pur » (248) dans l’analyse représentative du
langage, la Grammaire générale est ainsi en train de basculer vers
une analytique historique de la langue qui prendra son essor au
XIXe siècle sous la forme de la philologie.

2 - « Kantisme » et anthropologie
Dans chacun des trois domaines étudiés par Foucault, c’est donc
une même mutation profonde du savoir classique qui s’amorce,
sous la forme encore ambiguë de ces déplacements ou de ces
réorientations de l’analyse empirique qui contribuent à dessiner les
« limites de la représentation » tout en restant pris dans ces limites
mêmes. Le travail, l’organisation, les flexions ouvrent l’analyse des
richesses, l’histoire naturelle et la grammaire générale sur une
dimension intérieure, invisible, volumineuse, profonde (pour
reprendre quelques-unes des expressions récurrentes de Foucault)
qui échappe au pouvoir de la représentation et vient même fonder
désormais ce pouvoir.
Il y a là un moment paradoxal dans l’élaboration historique du
savoir moderne que Foucault se propose d’analyser à la fin du
chapitre VII, en le rapportant notamment à l’unité de l’ « événement
d’en dessous, un peu énigmatique » (251) qui en commande
archéologiquement l’articulation. Recourir, comme le fait ici
Foucault, à cette dimension événementielle de la rupture de
l’épistémè, cela permet d’abord d’homogénéiser cette rupture, en
ressaisissant la diversité de ses formes et de ses champs
d’application à partir du principe unique qui l’a engendrée. Mais
cela permet aussi de contrer deux autres lectures possibles des
transformations du savoir : une lecture téléologique (celle que
propose le plus souvent l’histoire des sciences) qui consiste à
soumettre ces transformations à la logique d’un « progrès dans la
rationalité » (251), et qui présuppose par conséquent un
mouvement continu de la connaissance vers la maîtrise rationnelle
de ses objets ; une lecture « culturelle » (à laquelle se livre plutôt
l’histoire des idées), consistant à interpréter les mutations
profondes qui affectent le savoir à la fin du XVIIIe siècle comme les
effets d’un certain « romantisme » naissant, préoccupé soudain par
les « figures complexes de la vie, de l’histoire et de la société » (251)
qui auraient ainsi formé de nouveaux objets disponibles pour la
connaissance. Dans le premier cas, la transformation procède de la
raison ; dans le second cas, elle relève de l’objectivité elle-même, en
tant qu’elle est soumise au jeu historique des opinions et des
intérêts culturels. Foucault ne fait mention ici de ces deux lectures
possibles que pour en pointer l’insuffisance et faire apparaître par
contraste le niveau d’analyse propre à l’archéologie des savoirs : la
mutation du savoir dont les chapitres VII et VIII proposent
l’explicitation ne concerne en effet ni les modes de connaissance ni
les objets à connaître, mais bien plus profondément le « mode d’être
commun aux choses et à la connaissance » (252-253). En d’autres
termes, ce qui est concerné par l’événement de la rupture
épistémologique, c’est bien cette expérience historique de l’ordre
qui, depuis le XVIIe siècle, se fondait sur un certain « rapport de la
représentation à ce qui est donné en elle » (251). La corrélation
entre les choses et la connaissance, essentielle à l’entreprise du
savoir, ne s’opère plus désormais à partir du jeu interne d’une
représentation redoublée, mais à partir d’un « arrière-monde plus
profond qu’elle-même et plus épais » (252) qui vient fonder toute
l’expérience représentée. Pourtant, l’invisible (du travail, de
l’organisation, des flexions) est encore seulement la condition
(extra-représentative) du lien visible entre les représentations et
entre les éléments représentatifs. De ce point de vue, seule la
seconde phase de la mutation épistémologique décrite par Foucault
au chapitre VIII, permet d’accomplir véritablement la césure entre
le savoir classique et le savoir moderne :

Il y aura les choses, avec leur organisation propre, leurs secrètes


nervures, l’espace qui les articule, le temps qui les produit ; et
puis la représentation, pure succession temporelle, où elles
s’annoncent toujours partiellement à une subjectivité, à une
conscience, à l’effort singulier d’une connaissance, à l’individu
« psychologique » qui du fond de sa propre histoire, ou à partir
de la tradition qu’on lui a transmise, essaie de savoir (252).

Avec cette césure entre l’être de ce qui est représenté et la


représentation s’esquisse sans doute le mouvement général de
l’analytique de la finitude, tel qu’il sera explicité dans le chapitre
IX : l’homme apparaît en effet dans l’ordre du savoir comme cet être
fini, qui est surplombé par des choses (la vie, le travail, le langage)
ayant désormais leur propre histoire (chap. VIII), mais qui cherche
à recueillir dans sa propre représentation d’être fini (vivant,
travaillant, parlant), le savoir de ces choses. Le découplage de l’être
et de la représentation fournit ainsi la clef de la forme
anthropologique du savoir moderne, fondé sur l’enveloppement
réciproque du sujet et de l’objet de la connaissance. Pourtant, un tel
découplage n’est pas encore établi dans les œuvres de Jussieu, de
Smith et de Jones qui se situent plutôt selon Foucault au cœur de la
rupture entre l’épistémè classique et l’épistémè moderne, avant
même donc que celle-ci ne soit définitivement consommée [6] . C’est
en cela que réside précisément leur ambiguïté.
Or cette ambiguïté épistémologique commence d’une certaine
manière à être levée par « la coexistence à la fin du XVIIIe siècle de
l’Idéologie et de la philosophie critique – de Destutt de Tracy et de
Kant » (253) où Foucault croit déceler la dualité naissante entre
deux formes de pensée « extérieures l’une à l’autre » (253). C’est
donc sur le terrain philosophique que l’événement de la rupture
fournit ses signes les plus manifestes et que les « limites de la
représentation » peuvent être franchies. C’est que, si l’Idéologie et la
philosophie kantienne formulent une même interrogation
concernant, dans l’ordre de la connaissance, « le rapport des
représentations entre elles » (254), elles se séparent pourtant sur la
manière d’envisager un tel rapport et, surtout, sur ce qui permet de
le fonder et de le justifier.
En tant que science des idées, l’Idéologie propose en effet de fonder
philosophiquement les sciences – mais elle se contente d’analyser le
mouvement continu par lequel les représentations déploient, à
partir d’elles-mêmes, un ordre de vérité, sans interroger « le
fondement, les limites ou la racine de la représentation » (253). Elle
ne fait que redoubler la mise en ordre des représentations dans la
forme des sciences par « le savoir des lois » qui président à une telle
analyse ordonnée. Par conséquent, l’Idéologie reste prise dans « les
limites de la représentation » précisément parce qu’elle n’en
interroge pas les limites mais qu’elle cherche (seulement) à
reconstituer, dans la dimension d’une analyse « génétique », « le
mouvement indéfini qui va de l’élément simple [la sensation] à
toutes ses combinaisons possibles » (255). Foucault situe ainsi
l’analyse idéologique et les récits sadiens au même niveau
archéologique. De même, en effet, que Sade tentait de reprendre
« toute la neuve violence du désir dans le déploiement d’une
représentation transparente et sans défaut », de même l’Idéologie
reprend « dans le récit d’une naissance toutes les formes et
jusqu’aux plus complexes de la représentation » (255). Ce
rapprochement à première vue surprenant reconduit donc
l’Idéologie du côté de l’ambiguïté inhérente à ces entreprises qui
soumettent à l’ordre du Discours un champ d’expérience qui,
manifestement, le déborde et exige d’être fondée en dehors de
l’espace classique du « tableau ». Du point de vue de la construction
d’ensemble du livre et des effets d’écho que Foucault ménage entre
ses différents chapitres, un tel rapprochement a manifestement
pour objectif de refermer sur lui-même l’âge classique, dont
l’analyse s’ouvrait, au chapitre III, par le récit des aventures de Don
Quichotte.
La démarche philosophique de Kant s’inscrit en tout cas clairement
au-delà de cette clôture épistémologique et littéraire : elle inaugure
même la pensée moderne. Pour Foucault, la démarche « critique »
de Kant vise en effet à discerner quelles sont les limites de la
représentation, c’est-à-dire quelles sont les conditions a priori,
indépendantes de toute expérience et universellement valables, qui
la rendent possible. Voici comment Foucault récapitule à grands
traits le projet général d’une « critique de la raison pure » :

Kant contourne la représentation et ce qui est donné en elle,


pour s’adresser à cela même à partir de quoi toute
représentation, quelle qu’elle soit, peut être donnée. Ce ne sont
donc pas les représentations elles-mêmes, selon les lois d’un jeu
leur appartenant en propre, qui pourraient se déployer à partir
de soi et d’un seul mouvement se décomposer (par l’analyse) et
se recomposer (par la synthèse) : seuls des jugements
d’expérience ou des constatations empiriques peuvent se fonder
sur les contenus de la représentation. Toute autre liaison, si elle
doit être universelle, doit se fonder au-delà de toute expérience,
dans l’a priori qui la rend possible. Non qu’il s’agisse d’un autre
monde, mais des conditions sous lesquelles peut exister toute
représentation du monde en général (254-255).

Foucault retient donc de Kant ce geste critique du « contournement


de la visibilité des choses » (253) qui les fait échapper au jeu interne
de la représentation en direction de ce qui, hors de ce jeu, en
fournit les règles [7] . Le dispositif comparatif mis en place par
Foucault à la fin du chapitre VII, a d’abord pour objectif de dessiner
le plus clairement possible le seuil archéologique qui fait basculer la
culture occidentale d’une épistémè fondée exclusivement sur
l’analyse de la représentation à une nouvelle configuration
épistémologique du savoir fondée sur le « décalage de l’être par
rapport à la représentation » (258) et, corrélativement, sur
l’explicitation et l’analyse de cet être qui, hors de toute
représentation, en constitue néanmoins la source et l’origine. C’est
du moins du point de vue de cette rupture radicale des champs de
pensée que la critique kantienne reçoit, au sein des Mots et les
choses, une fonction inaugurale : elle est ainsi l’effet le plus visible
de cet « événement » archéologique plus fondamental qui non
seulement reconfigure l’ensemble des positivités mais qui encore
(ce sera la seconde phase annoncée au début du chapitre VII et
étudiée de manière détaillée dans le chapitre VIII) modifie
radicalement le mode d’être du savoir lui-même.
En ce qui concerne l’appréciation du moment kantien au sein du
livre de Foucault, il faut faire ici une remarque qui engage
l’intelligibilité des trois derniers chapitres du livre. On peut relever
en effet que l’archéologie des savoirs entreprise dans Les mots et les
choses se situe elle-même dans l’ouverture de la pensée critique :
ces deux entreprises ont manifestement en commun, si on les prend
dans leur détermination la plus générale, cette torsion interne de
l’analyse qui tend à rapporter le savoir à ses conditions de
possibilité a priori qui sont à la fois ses conditions de constitution et
ses conditions de légitimité. Sans doute faut-il rappeler que
l’archéologie de Foucault place pour sa part cette dimension de l’a
priori sous la contrainte de l’historicité, comme élément anonyme
des transformations du savoir, et non pas sous celle de la
subjectivité transcendantale, qui tend plutôt à devenir le support de
la configuration anthropologique du savoir moderne – celle-là
même dont l’ « archéologie des sciences humaines » analyse par
ailleurs les apories à la fin du livre [8] . Il est possible par là de
comprendre pourquoi la suite des Mots et les choses réserve un tout
autre traitement au moment kantien, clairement lié dans le chapitre
IX au déploiement d’une « analytique de la finitude » qui met au
premier plan du savoir et de la pensée la figure de l’homme [9] . Tout
se passe donc comme si, pour Foucault, la pensée kantienne portait
en elle un double principe d’intelligibilité, critique et
anthropologique, que l’archéologie expose successivement, non pas
tant d’ailleurs pour faire apparaître l’incohérence théorique de
cette pensée, que pour souligner au contraire son ambivalence
profonde qui finit par placer le savoir et la pensée modernes dans
une instabilité chronique, dans une nouvelle forme d’ambiguïté,
dont les sciences humaines, en leur constitution même, portent la
trace. Le « kantisme » [10]  se tient donc au plus près des fondations
archéologiques de l’épistémè moderne en tant qu’il est comme
partagé entre deux versions du transcendantal – une version
proprement critique, qui est mise en lumière par Foucault à la fin
du chapitre VII et qui irrigue la recomposition des savoirs
empiriques au chapitre VIII, et une version anthropologique, qui
nourrit l’analytique de la finitude puis les sciences humaines, aux
chapitres IX et X des Mots et les choses et qui fait l’objet de l’analyse,
critique à nouveau, de l’archéologie [11] .
À travers cette rapide mise au point, il est possible de mieux
comprendre la fonction de la mise en perspective proposée par
Foucault dans le dernier moment du chapitre VII (sous le titre « Les
synthèses objectives »). Il s’agit en effet ici d’esquisser quelques-
unes des conséquences majeures de la dissociation de l’être et de la
représentation initiée, sur le plan philosophique, par la critique
kantienne. Car, si cette dissociation correspond à « l’émergence
simultanée d’un thème transcendantal et de champs empiriques
nouveaux – ou du moins distribués et fondés d’une manière
nouvelle » (256), cette corrélation entre le transcendantal et
l’empirique a pu prendre, entre le XIXe et le XXe siècle, des formes
très variées, qui se rapportent toutes néanmoins à la rupture
kantienne dans le champ de la pensée et du savoir.
Ainsi, l’inauguration d’un thème transcendantal débouche déjà sur
des élaborations théoriques très différentes qui, d’une certaine
manière, le divisent en lui-même. Car le champ transcendantal peut
se constituer aussi bien du côté de la subjectivité (comme c’est le cas
ab initio dans la critique kantienne, où « c’est l’analyse du sujet
transcendantal qui dégage le fondement d’une synthèse entre les
représentations », 256) que du côté de l’objectivité, lorsque l’on
cherche « les conditions de possibilité de l’expérience dans les
conditions de possibilité de l’objet et de son existence » (257), c’est-à-
dire du côté de cet être des choses qui déborde de toutes parts la
représentation mais qui permet de l’articuler dans la forme positive
d’un savoir. Dans ce second cas de figure, Foucault observe que ce
sont le travail, la vie, le langage qui sont ainsi paradoxalement
haussés au rang de « quasitranscendantaux » (262), en tant qu’ils
« rendent possible la connaissance objective des êtres vivants, des
lois de la production, des formes du langage » (257). Le champ
transcendantal que la Critique met au jour et qu’elle adosse
primitivement à la subjectivité – comme source de tout savoir, peut
donc relever aussi bien d’une détermination objective (c’est ce que
développeront les analyses du chapitre VIII). Or cette objectivation
du transcendantal donne lieu à son tour à deux expressions
philosophiques distinctes mais essentiellement complémentaires
(puisqu’elles sont rendues également possibles par la dissociation
critique de l’être et des représentations). La première conduit à ce
que Foucault appelle une « métaphysique de l’objet » qui fonde la
synthèse des multiplicités empiriques (phénoménales) sur la réalité
énigmatique (nouménale), de la Parole de Dieu (Schleiermacher), de
la Volonté (Schopenhauer), de la Vie (Bergson), ainsi identifiées à
des conditions constituantes. La seconde conduit à l’inverse à
l’apparition d’un strict « positivisme » qui se contente d’enregistrer
la régularité empirique des phénomènes observables, renonçant
par conséquent à atteindre « le fond inconnaissable des choses »
(258) pour entreprendre la connaissance positive du seul « domaine
des vérités a posteriori » (257). Foucault fait ainsi apparaître un
« triangle critique-positivisme-métaphysique de l’objet » (258) censé
délimiter l’espace philosophique de la modernité – au moins
jusqu’au début du XXe siècle.
Ces variations philosophiques sur le thème transcendantal sont par
ailleurs strictement corrélées au renouvellement du champ
scientifique. Ce renouvellement correspond à une double rupture
de l’unité de la mathesis classique : rupture entre « les formes pures
de l’analyse et les lois de la synthèse » d’abord, qui conduit à
l’opposition entre sciences formelles et sciences empiriques ;
rupture entre « la subjectivité transcendantale et le mode d’être des
objets » (260) ensuite. Or, poursuivant son esquisse, Foucault
indique que la philosophie moderne depuis Kant (à partir de Kant)
s’est efforcée de surmonter ces deux ruptures. C’est ainsi que la
philosophie de Fichte a cherché à fonder le domaine transcendantal
de la subjectivité sur les formes pures de la réflexion (ouvrant ainsi
la voie au projet, sans cesse renaissant, « de formaliser le concret et
de constituer envers et contre tout des sciences pures », 261), tandis
que la phénoménologie hégélienne, de son côté, s’est proposée de
dévoiler à la conscience elle-même les formes transcendantales de
ses contenus empiriques.
Une telle mise en perspective des doctrines postkantiennes a pour
objectif de baliser le champ problématique de la pensée et du savoir
modernes, et surtout de situer, à l’intérieur même de ce champ et
dans les limites archéologiques qu’il dessine, la démarche
phénoménologique de Husserl : tout se passe en effet comme si la
phénoménologie représentait « ce qui, de cette pensée formée au
seuil de l’âge moderne [le “kantisme”], vient encore jusqu’à nous,
nous investit, et sert de sol continu à notre discours » (262). On
notera qu’il y a là une manière de ramener les discours
philosophiques à leurs conditions archéologiques de possibilité
indépendamment des thèmes explicites qu’ils développent. Ainsi,
Foucault souligne que la pensée husserlienne n’a pu se développer
que dans le sillage de la critique kantienne, et non pas en référence
à une quelconque inauguration cartésienne de la philosophie
transcendantale [12]  : elle constitue par conséquent une élaboration
particulièrement poussée des ambiguïtés auxquelles est vouée
l’ensemble de la pensée moderne [13] . De fait, l’entreprise de la
phénoménologie s’inscrit bien dans la perspective d’une synthèse
du transcendantal, du formel et de l’empirique. Une telle synthèse
récapitule d’une certaine manière les possibilités aussi bien que les
impossibilités de la philosophie et, au-delà, celles de l’épistémè
moderne elle-même :

[La phénoménologie] essaie, en effet, d’ancrer les droits et les


limites d’une logique formelle dans une réflexion de type
transcendantal, et de lier d’autre part la subjectivité
transcendantale à l’horizon implicite des contenus empiriques,
qu’elle seule a la possibilité de constituer, de maintenir et
d’ouvrir par des explicitations infinies (261).

Husserl chercherait donc à combiner les efforts de fondation et de


dévoilement du transcendantal initiés par Fichte et Hegel. Or cette
tentative s’opère ici au prix d’une certaine confusion, inscrivant la
phénoménologie sous l’horizon d’une démarche anthropologique,
qui se nourrit de la circularité entre motif transcendantal et
finitude empirique :

Il n’est sans doute pas possible de donner valeur


transcendantale aux contenus empiriques ni de les déplacer du
côté d’une subjectivité constituante, sans donner lieu, au moins
silencieusement, à une anthropologie, c’est-à-dire à un mode de
pensée où les limites de droit de la connaissance (et par
conséquent de tout savoir empirique) sont en même temps les
formes concrètes de l’existence, telles qu’elles se donnent
précisément dans ce même savoir empirique (261).

L’anthropologie silencieuse qui forme ici comme l’envers de la


phénoménologie se définit déjà comme la constitution paradoxale
d’un redoublement empirico-transcendantal selon lequel le
transcendantal, ce qui vient limiter et donc rendre possible le savoir
empirique, est donné dans ce savoir empirique lui-même, au même
niveau que lui. Ce paradoxe sera explicité dans les deux chapitres
suivants : car, si la finitude empirique de l’homme est d’abord
donnée au cœur du travail, de la vie et du langage, cette finitude est
donnée simultanément comme la finitude fondatrice du savoir que
l’homme peut prendre de lui-même. L’opération majeure de la
pensée moderne consiste ainsi à replier les « quasi-
transcendantaux » objectifs que sont la Vie, le Travail et le Langage
dans la forme de la subjectivité transcendantale où ils valent
comme des éléments empiriques.
En formant le projet de « donner valeur transcendantale aux
contenus empiriques », et en situant ce transcendantal du côté
d’une « subjectivité constituante », la phénoménologie reste donc
prise dans l’ouverture du « kantisme » (puisqu’elle se développe
comme philosophie transcendantale, établissant une connexion
entre le motif transcendantal et la finitude [14] ) tout en se situant au
plus loin de Kant (puisqu’il revient à la phénoménologie,
husserlienne et post-husserlienne [15] , d’avoir introduit cette
confusion entre les deux niveaux d’analyse que Kant avait pourtant
initialement distingués [16] ). De sorte que le parcours qui est ici
esquissé, de Kant à la phénoménologie, présente bien comme le
« destin de la philosophie occidentale tel qu’il est établi depuis le
XIXe siècle » (261), ce passage d’une version critique du thème

transcendantal (selon laquelle le transcendantal et l’empirique ne


sont pas de même niveau et ne peuvent pas être rabattus l’un sur
l’autre) à sa version anthropologique (qui passe outre cette
distinction et favorise plutôt leur confusion). C’est ce destin post-
kantien de la critique que la suite des Mots et les choses va tenter
alors de ressaisir dans son mouvement propre, d’abord en cernant
d’un peu plus près la constitution de ces « quasi-transcendantaux »
que sont la Vie, le Travail, le Langage (chap. VIII), puis en
examinant le « pli » anthropologique auquel ils se trouvent
irrémédiablement soumis dans la configuration moderne du savoir
(chap. IX).
Notes du chapitre
[1] ↑ Foucault met ici en évidence l’opération même de la transformation des savoirs qui,
si elle reste soumise à un « événement » fondamental, n’en procède pas moins par
réorganisations successives, et non par cassure radicale et définitive. L’archéologie
cherche ainsi autant à identifier les socles épistémologiques propres à chaque
configuration historique du savoir qu’à analyser les règles de leur transformation (par
déplacement, pivotement, décrochage, etc.).
[2] ↑ Dans ce passage consacré au basculement historique de l’histoire naturelle dans la
biologie, Foucault s’appuie manifestement sur les analyses de l’expérience anatomo-
clinique qu’il avait présentées dans Naissance de la clinique : alors que la pensée clinique
en sa forme initiale cherche encore à « intégrer dans un tableau, c’est-à-dire dans une
structure à la fois visible et lisible, spatiale et verbale, ce qui est perçu à la surface du corps
par l’œil du clinicien, et ce qui est entendu par ce même clinicien du langage essentiel de la
maladie » (p. 113), dans l’expérience anatomo-clinique qui correspond à l’ « âge de Bichat »
(p. 123), « l’œil médical doit voir le mal s’étaler et s’étager devant lui à mesure qu’il pénètre
lui-même dans le corps, qu’il s’avance parmi ses volumes, qu’il en contourne ou qu’il en
soulève les masses, qu’il descend dans ses profondeurs » (p. 138). La surface du tableau
s’ouvre sur la dimension verticale de l’organisme malade, aux prises avec le mal et avec la
mort qui pénètrent sa vie et l’adossent à la forme temporelle de la finitude. Notons par
ailleurs que les dernières pages de Naissance de la clinique soulignaient avec force la
corrélation archéologique entre l’émergence du concept moderne de vie et la naissance
des sciences humaines.
[3] ↑ Voir Les mots et les choses, chap. VI, p. 214-218.
[4] ↑ Voir Les mots et les choses, chap. IV, p. 131-136.
[5] ↑ En insistant sur la forme « anonyme » du discours classique, Foucault vise sans
doute à relever une nouvelle fois, sur le seuil de l’épistémè moderne, que la figure de
l’homme n’est aucunement requise par le fonctionnement autonome de la représentation
(voir Olivier Dekens, L’épaisseur humaine. Foucault et l’archéologie de l’homme moderne,
Paris, Kimé, coll « Philosophie-épistémologie », 2003, p. 14).
[6] ↑ Foucault ménage volontiers un certain suspense dans son texte, par exemple
lorsqu’il écrit : « La représentation est en voie de ne plus pouvoir définir le mode d’être
commun aux choses et à la connaissance » (Les mots et les choses, p. 252-253 ; nous
soulignons). La tournure négative de la phrase, à laquelle vient s’ajouter une mise en
attente (« en voie de »), laisse en suspens le fait de savoir ce qui va faire office de nouveau
« lieu commun » entre les mots et les choses, de nouveau « mode d’être » de l’ordre des
choses une fois que la représentation aura cessé de jouer ce rôle. L’apparition de la figure
épistémologique de l’homme est ainsi pratiquement différée jusqu’au chapitre IX : cette
stratégie de mise en attente concertée donne à l’émergence soudaine de l’homme, véritable
Deus ex machina, l’allure d’un coup de théâtre dont l’artificialité ne tardera pas à être
pointée et exploitée comme l’indice de sa fragilité constitutive.
[7] ↑ Foucault définit ainsi le passage d’une analyse des représentations visant leur mise
en ordre dans l’élément du tableau, à une analytique transcendantale visant la mise au
jour des conditions mêmes de la mise en ordre des représentations (voir sur ce point,
Gérard Lebrun, art. cité, p. 41).
[8] ↑ O. Dekens souligne ainsi justement l’apparition d’un thème transcendantal au sein
même de l’archéologie, qui le décale toutefois de sa version proprement kantienne,
subjective (op. cit., p. 53 notamment). Citons également cette remarque de B. Han : « La
question sera pour Foucault de savoir s’il est possible de donner de la question des
conditions de possibilité de la connaissance une transposition non anthropologique » (op.
cit., p. 63).
[9] ↑ Sur tout cela, nous renvoyons à B. Han, op. cit., Première section, chap. 1,
« L’ambivalence du kantisme dans Les mots et les choses », p. 31-35.
[10] ↑ Pris dans ce sens générique, le « kantisme » enveloppe aussi bien les éléments
fondamentaux de la pensée kantienne que l’ensemble des théories et doctrines (comme la
phénoménologie) qui se sont constituées « dans le sillage de la critique » (Les mots et les
choses, p. 256) jusqu’à en rabattre le sens dans la dimension d’une anthropologie – ce qui
justifie, selon Foucault, que l’exigence critique soit ravivée, comme c’est le cas avec
Nietzsche mais aussi, et d’abord, avec l’archéologie elle-même (en tant qu’elle se présente
comme une opération de diagnostic critique).
[11] ↑ Nous reprenons cette hypothèse de lecture à B. Han qui l’étaye sur son
interprétation de la Thèse complémentaire de Foucault consacrée à l’Anthropologie du point
de vue pragmatique : le chapitre IX des Mots et les choses est d’une certaine manière une
réécriture de la conclusion de cette Thèse complémentaire, où Foucault faisait valoir
justement le repli anthropologique de la critique dans la phénoménologie et les sciences
humaines. Il faisait également droit, quoique sur un mode seulement prophétique, à une
autre répétition possible de la critique, dont le modèle était fourni par la pensée
nietzschéenne. Ce n’est donc pas un hasard si l’on retrouve ce dispositif Kant/Nietzsche à
partir du chapitre IX des Mots et les choses et jusque dans les dernières pages du livre.
[12] ↑ G. Lebrun, art. cité, p. 38. L’auteur souligne que Foucault récuse également, de ce
point de vue, l’analyse de la mathesis proposée par Husserl dans la Krisis (p. 35).
[13] ↑ Dans ces quelques lignes consacrées à la phénoménologie, Foucault réinvestit
manifestement les conclusions qu’il avait données dans sa Thèse complémentaire sur le
destin phénoménologique du « kantisme », lié à un rabattement du transcendantal sur
l’empirique, sous la forme du « pli » anthropologique.
[14] ↑ Depuis la Thèse complémentaire, l’interprétation du kantisme proposée par
Foucault doit beaucoup aux analyses proposées par Heidegger dans Kant et le problème de
la métaphysique, où celui-ci examine justement les conditions dans lesquelles le kantisme a
pu s’écarter d’une élaboration ontologique du thème de la finitude fondamentale pour
« sombrer » dans une « anthropologie philosophique » dont il thématise les insuffisances.
Sur les enjeux généraux du Kantbuch, voir F. Dastur, Heidegger et la question
anthropologique, Louvain-Paris, Éditions Peeters, coll. « Bibliothèque philosophique de
Louvain », 2003, chap. II : « Anthropologie et finitude », notamment p. 41-46.
[15] ↑ Gérard Lebrun suggère ainsi que Foucault a sans doute lu Merleau-Ponty comme la
vérité de Husserl (art. cité, p. 45), c’est-à-dire comme le promoteur de cette anthropologie
silencieuse liée en sous-main au projet phénoménologique.
[16] ↑ Ce thème d’une perversion du « kantisme » est très présent dans la conclusion de la
Thèse complémentaire, où il justifie la répétition, à nouveaux frais, du geste critique – la
pensée de Nietzsche formant alors le paradigme de cette répétition.
2. Les figures fondamentales du
savoir moderne

D ans le chapitre VIII (« Travail, vie, langage »), Foucault achève


l’analyse de la mutation du savoir qu’il avait entamée au
chapitre VII : il s’agit à présent d’envisager la seconde phase de cette
mutation, celle qui au tout début du XIXe siècle accomplit
véritablement la rupture archéologique entre deux expériences
historiques de l’ordre. Foucault s’attache en particulier à montrer
en quoi l’émergence du thème transcendantal, dont nous venons de
voir combien il est décisif pour la pensée moderne dans son
ensemble, concerne également les champs empiriques de la vie, du
travail et du langage, dans la mesure où ces objets positifs dont
relèvent les connaissances empiriques fonctionnent désormais
comme des « quasi-transcendantaux ». Par conséquent, c’est tout
l’espace du savoir occidental qui se trouve d’une certaine manière
redimensionné : le tableau, comme espace taxinomique à la surface
duquel pouvait se déployer l’analyse des représentations, et
s’articuler les identités et les différences, devient un simple
« scintillement superficiel au-dessus d’une profondeur » (263) ; il
cède sous la pression de « grandes forces cachées développées à
partir de leur noyau primitif et inaccessible » (263) qui ordonne cet
espace du savoir à « une verticalité obscure » (263), soit aux
dimensions de l’origine, de la causalité, de l’histoire. Les choses ne
constituent plus leur vérité dans l’élément de la représentation,
mais elles la tiennent désormais de ce rapport nouveau qui les
nouent à elles-mêmes dans la forme brouillée et épaisse du temps
(temps de la production, durée de la vie, sédimentation du langage).
Ce redimensionnement complet du savoir, contemporain de
l’ouverture d’un champ transcendantal (qu’il investit sur son
versant objectif), permet donc de sortir des ambiguïtés
épistémologiques qui traversaient les œuvres de Smith, de Jussieu
ou de Jones. Il permet également, dans les trois domaines
empiriques étudiés par Foucault, de faire apparaître de nouvelles
figures fondamentales du savoir (la production, la vie, le langage),
qui définissent des objets inédits (le capital, le rapport
caractère/fonction, le système de parenté des langues) et
prescrivent des méthodes nouvelles (analyse des formes de
production, recherche des analogies entre les vivants, analyse des
règles de transformation des consonnes et des voyelles). Il y a là une
thèse archéologique forte : l’économie politique, la biologie et la
philologie ne s’inscrivent pas dans la continuité de l’analyse des
richesses, de l’histoire naturelle ou de la grammaire générale, mais
elles obéissent à un autre a priori historique, celui précisément qui
renvoie leur constitution épistémologique à la dimension verticale
de l’histoire et à l’horizon de la finitude humaine.
Cette insistance de l’archéologie sur le motif de la discontinuité
historique des modes d’être de l’ordre est précisément ce qui
confère aux analyses proposées par Foucault leur teneur
polémique. Nous verrons en effet qu’en faisant passer la coupure
constitutive de l’économie politique entre Ricardo et Smith,
Foucault récuse une lecture marxiste de celle-ci, de même qu’il
récuse une certaine histoire des sciences de la vie en faisant passer
la coupure constitutive de la biologie moderne entre l’œuvre de
Cuvier et celle de Lamarck, et en accordant à celle-là une fonction
archéologique plus décisive qu’à celle-ci [1] . Par ailleurs, si
l’archéologie vise à ressaisir à partir d’une même rupture
fondamentale l’homogénéité des transformations qui affectent le
savoir dans les différents domaines étudiés, on notera que Foucault
prête une attention particulière à la dislocation de la grammaire
générale dans la mesure où celle-ci correspond à l’effondrement de
l’assise fondamentale du savoir classique (le Discours) : l’émergence
de la philologie correspond en effet à un « nivellement du langage
qui le ramène au pur statut d’objet » (309) et le replie sur son
épaisseur, son histoire et ses lois propres. Cela a deux conséquences
principales. D’une part, la distribution des savoirs ne s’opère plus à
partir du surhaussement de l’un d’entre eux qui se tiendrait au plus
près des fondations archéologiques de la connaissance : l’un des
effets du découplage de l’être et de la représentation est justement
que les choses ne produisent plus leur vérité dans l’élément
homogène du Discours, mais qu’elles se retirent en elles-mêmes,
constituant leur être en dehors de la représentation et de son
analyse discursive. D’autre part, à l’intérieur même du domaine du
langage, la littérature émerge, en contrepoint du savoir
philologique et peut-être même du savoir moderne dans son
ensemble, comme une forme de contestation possible du pli
anthropologique qui lui donne sa configuration générale. Il faudra
donc montrer comment l’archéologie des savoirs, et plus
précisément l’ « archéologie des sciences humaines » que Foucault
présente dans cette seconde partie des Mots et les choses,
s’accompagne bien d’une archéologie de la littérature qui la
redouble et en trame continûment les analyses épistémologiques,
en indiquant la possibilité actuelle d’une déprise de « notre »
modernité. Mais pour faire apparaître cet autre seuil de la
modernité, celui depuis lequel s’écrivent Les mots et les choses
précisément, il convient de parcourir au préalable ce nouveau
champ empirique ouvert à partir des figures quasi transcendantales
de la production, de la vie et du langage.

1 - La naissance de l’économie politique


L’analyse des conditions d’apparition de l’économie politique que
propose Foucault au début du chapitre VIII procède en deux temps.
D’abord, elle marque la distance qui sépare irrémédiablement les
réflexions de Smith et celles de Ricardo sur la question du travail.
Puis, elle développe les conséquences de cette rupture de
paradigme en montrant que celle-ci ouvre simultanément sur la
dimension historique de la production, sur l’inscription de la
finitude humaine au cœur du dispositif épistémologique de
l’économie et, enfin, sur l’implication de ces deux premiers
éléments dans la perspective d’une « fin » de l’histoire : c’est sur ce
dernier point que se fonde la polémique concernant l’interprétation
du marxisme dans Les mots et les choses.
La principale rupture qu’instaure l’œuvre de Ricardo par rapport à
l’analyse classique des richesses et par rapport aux analyses de
Smith qui en relevaient encore, consiste à modifier en profondeur
le statut du travail et son rôle dans la formation de la valeur des
choses. Selon Foucault, l’apport décisif de Smith à l’analyse des
richesses consistait en effet à faire du travail la mesure constante de
la valeur d’échange, et donc à fonder le système des échanges sur le
principe d’une production humaine extérieure et antérieure à ce
système horizontal. Pourtant, Foucault rappelle les limites de cette
première avancée théorique. C’est que, dans la perspective de
Smith, les biens élaborés par le travail de l’homme n’avaient de
valeur qu’à la condition d’être intégrés dans le système
représentatif des échanges : l’activité de production était elle-même
assimilée à une marchandise échangeable, à acheter ou à vendre.
C’est cette ambiguïté que l’œuvre de Ricardo contribue à lever dans
la mesure où l’activité productrice cesse de servir « d’unité
commune à toutes les autres marchandises » pour devenir la
« source de toute valeur » (266). Par conséquent, les choses ne
tiennent plus leur valeur économique du fait qu’elles peuvent être
échangées contre de l’argent ou contre d’autres biens qui les
représentent dans le système des échanges ; elles ont de la valeur
dans l’exacte mesure où des hommes les ont produites. Le travail
n’est donc plus inséré dans l’analyse des richesses comme cette
valeur des valeurs qui permet de stabiliser et d’unifier le système
des échanges ; il est désormais ce qui, hors de l’échange et du
pouvoir de représentation des valeurs, fonde la possibilité même de
tout échange puisqu’il est l’origine radicale des valeurs. Le
basculement de l’analyse des richesses vers l’économie politique
tient donc à cette espèce de révolution copernicienne qui, au lieu de
fonder la valeur des biens sur leur pouvoir de circulation (et donc
de représentation) dans le système des échanges, conduit à fonder à
présent ce système lui-même sur la valeur intrinsèque de l’activité
laborieuse, en tant qu’elle est la source, le principe générateur de
toutes les autres valeurs : par conséquent, « la théorie de la
production désormais devra toujours précéder celle de la
circulation » (267).
Cette dissociation de la formation (productive) et de la
représentativité de la valeur (dans l’échange) et la subordination
claire de celle-ci à celle-là marquent clairement la rupture avec
l’économie du XVIIIe siècle. C’est du moins ce que Foucault affirme
en insistant sur les effets les plus saillants de cette rupture qui
inscrivent l’économie du XIXe siècle sous la double loi – résolument
moderne – de l’historicité de ses processus et de la finitude de
l’homme au travail.
Le recours à la figure fondamentale de la production, comme
« transcendantal » de l’économie, a en effet d’abord pour
conséquence d’introduire la dimension du temps dans l’activité
économique. Dans l’analyse classique des richesses, l’ensemble des
mouvements économiques était soumis à une « causalité circulaire
et de surface » (267) qui n’affectait que les rapports réciproques
entre les différents éléments du système interreprésentatif de
l’échange : ainsi, l’augmentation de la demande provoquait une
hausse des prix, qui provoquait à son tour une baisse de la
demande, donc une chute des prix, donc une nouvelle hausse de la
demande, etc. Or, à partir du moment où le travail, comme force de
production devient la source de toutes les valeurs, la condition de
possibilité de l’échange économique, il « s’organise selon une
causalité qui lui est propre » (267), une causalité linéaire, et non
plus circulaire, qui soumet la formation de la valeur à la contrainte
du temps et à la logique d’une « accumulation en série » (267),
rapportant cette valeur à la chaîne temporelle de sa production :
chaque produit provient d’un travail, qui lui-même dépend de
produits élaborés dans un travail antérieur, etc. Au lieu d’en rester
au niveau horizontal de la circulation des richesses dans la forme de
l’échange, l’économie politique découvre donc la dimension
verticale et fondatrice du temps cumulatif des productions
successives. La temporalité linéaire du processus de production
n’est sans doute pas de même niveau que l’histoire politique des
modes de production économiques ; il reste qu’elle la rend possible,
en historicisant en profondeur l’activité économique, et en
instituant à son principe la dynamique transformatrice du travail
humain.
Un autre aspect de cette mutation concerne la réélaboration de la
notion classique de rareté et, corrélativement, l’apparition de la
figure moderne de l’homo œconomicus comme figure concrète de la
finitude anthropologique. Cette notion de rareté était au centre de
l’analyse classique des richesses où elle était liée à une théorie des
besoins, elle-même adossée au postulat « optimiste » d’une
générosité infinie de la nature. Ce postulat fondamental
rassemblait, au-delà de leur opposition doctrinale et de leurs
engagements pratiques divergents, les Physiocrates et les
Mercantilistes [2] . Or, avec Ricardo, la rareté change de sens : elle
cesse de définir ce décalage, à la fois provisoire et nécessaire, entre
les désirs des hommes et leur satisfaction naturelle ; elle définit à
présent « une carence originaire », liée à l’ « avarice croissante » de
la nature (268). Selon ce renversement complet de perspective, le
travail humain résulte donc directement de cette insuffisance
première des ressources naturelles et ne consiste plus tant à
prélever, au gré des besoins, des richesses sur une nature généreuse
qu’à tenter de surmonter leur fondamentale rareté. Sans l’effort
continu de l’homme, sans son travail, il serait voué à la mort – et
travailler, c’est alors, sans cesse, risquer sa vie pour survivre face à
une nature « inerte » et « stérile » (269).
Nous avons vu précédemment que la production détermine un
ordre de causalité interne lié à la dimension du temps ; à présent, il
apparaît que cette temporalité de l’activité de production est
directement en rapport avec une détermination anthropologique
qui lie sa dynamique concrète à la dimension d’une finitude
fondamentale.
Se dessine ainsi un rapport d’enveloppement réciproque de
l’histoire et de l’anthropologie qui conditionne « l’évolution de
l’économie » (270). C’est ici que va apparaître l’enjeu polémique du
passage consacré à l’économie politique [3] . Foucault cherche en
effet à réduire les positions de Ricardo et de Marx à un simple
« système d’options » (273) alternatives fondées sur les mêmes
coordonnées épistémologiques, celles précisément qui relèvent de
cette articulation intime entre une anthropologie de la finitude et le
mouvement global de l’histoire. Comment l’économie permet-elle
alors d’articuler ces deux dimensions ? Pour le comprendre, il faut
revenir en arrière. En effet, l’ « histoire ininterrompue de la rareté »
(271) creuse entre l’homme et la nature une béance que le travail
humain, avec son historicité propre, avec sa temporalité
cumulative, ne parvient jamais à combler totalement. À nouveau,
on voit que le schéma de l’économie classique est renversée : alors
que la rente foncière y valait comme le signe de la fécondité
naturelle, elle devient à présent l’indice de l’avarice de la terre, et
donc le principe de cette rareté qui grève durablement les efforts
laborieux de l’humanité. Par conséquent, l’histoire, placée sous le
signe d’une telle rareté, « ne permet pas à l’homme de s’évader des
ses limites initiales […] ; si on considère la finitude fondamentale de
l’homme, on s’aperçoit que sa situation anthropologique ne cesse de
dramatiser toujours davantage son Histoire, de la rendre plus
périlleuse, et de l’approcher pour ainsi dire de sa propre
impossibilité » (271-272). Mais il faut aller plus loin. Car cette
dramatisation de l’histoire, qui fixe le cadre d’expression de la
finitude anthropologique, peut elle-même prendre des formes
différentes, comme c’est le cas justement chez Ricardo et chez Marx,
dont Foucault reconstruit alors – à partir de ce socle archéologique
commun – l’alternative.
La position de Ricardo conduit à un « pessimisme » selon lequel le
développement de l’histoire vient compenser la finitude humaine
en amenant la rareté à « se limiter elle-même (par une stabilisation
démographique) » (272) et en ajustant par conséquent exactement
le travail aux besoins (par une répartition déterminée des
richesses). L’histoire représente ainsi pour Ricardo ce chemin de la
finitude vers elle-même, c’est-à-dire le mouvement de stabilisation
progressive de cette carence fondamentale et finalement
insurmontable qui, originairement, creuse le décalage entre
l’homme et ses besoins. Marx développe, selon Foucault, une
position inverse qui, d’une certaine manière, vient prendre appui
sur le « pessimisme » de Ricardo pour le retourner en prophétisme
révolutionnaire. Pour Marx, en effet, au lieu de soulager la finitude
en la comblant, l’histoire joue « un rôle négatif » (273) : elle
contribue à augmenter la pression du besoin, alors même que les
travailleurs, de plus en plus sollicités, voient leur salaire réduit au
minimum. L’accroissement historique de la différence entre la
valeur réelle du travail et le salaire prend alors la forme d’un
accroissement du profit qui permet justement au capitalisme
d’augmenter la quantité de main-d’œuvre, et de produire toujours
plus de profit. C’est ainsi que naît le prolétariat, comme produit de
cette histoire négative qui précarise l’existence humaine :

Repoussée par la misère aux confins de la mort, toute une classe


d’hommes fait, comme à nu, l’expérience de ce que sont le
besoin, la faim et le travail (273).

Le travail apparaît donc ici comme la forme aliénée de la finitude


humaine en tant qu’elle est livrée au développement historique de
l’économie capitaliste : au cours de ce développement, les forces de
production sont soumises aux lois de l’accumulation du capital.
L’enjeu de la position marxiste est alors de retourner
dialectiquement ce pessimisme historique en espoir
révolutionnaire : au plus fort de leur aliénation, les hommes
peuvent en effet prendre conscience que le fondement de leur
aliénation n’est pas naturel, mais historique et que, par conséquent,
ils peuvent obtenir « par la suppression ou du moins le
renversement de l’histoire telle qu’elle s’est déroulée jusqu’à
présent » (273) la restauration de leur vérité matérielle, à travers un
rapport enfin désaliéné au travail.
À travers de telles analyses, Foucault n’affirme donc pas que Marx
et Ricardo disent et pensent la même chose. Il pense plutôt
identifier de cette manière deux lectures symétriques et inverses,
distinctes mais essentiellement complémentaires, du « rapport de
l’histoire à la finitude anthropologique » (273), tel qu’il se noue au
niveau archéologique dans la pensée économique du XIXe siècle. De
ce point de vue, la présentation de Foucault se conforme
strictement à ce postulat méthodologique de l’archéologie qui
consiste à suspendre délibérément la question de la valeur de vérité
aussi bien que la question des implications pratiques (et
idéologiques) des discours qu’elle prend pour objet, en
abandonnant ces questions aux appréciations relatives de l’opinion.
Or c’est l’application de cette règle de méthode au domaine de
l’économie politique qui donne à la conclusion de Foucault une
allure polémique, dans la mesure où elle revient à situer les
analyses « bourgeoises » et les analyses marxistes de l’économie
strictement sur le même plan :

Mais peu importe sans doute l’alternative entre le


« pessimisme » de Ricardo et la promesse révolutionnaire de
Marx. Un tel système d’options ne représente rien de plus que
les deux manières possibles de parcourir les rapports de
l’anthropologie et de l’Histoire, tels que l’économie les instaure à
travers les notions de rareté et de travail (273).

La suite du texte quitte alors le ton neutre de l’archéologie et verse


explicitement dans la provocation. On connaît par cœur ces
formules teintées d’ironie où l’archéologue replace fermement la
pensée de Marx dans les limites d’une épistémè – ce qui revient à en
périmer par avance les relectures contemporaines et à renvoyer les
débats entre l’économie bourgeoise et la perspective
révolutionnaire du marxisme au rang de simples « tempêtes […] au
bassin des enfants » (274) :

Au niveau profond du savoir occidental, le marxisme n’a


introduit aucune coupure réelle ; il s’est logé sans difficulté,
comme une figure pleine, tranquille, confortable, et ma foi,
satisfaisante pour un temps (le sien), à l’intérieur d’une
disposition épistémologique qui l’a accueilli avec faveur (puisque
c’est elle justement qui lui faisait place) et qu’il n’avait en retour
ni le propos de troubler, ni surtout le pouvoir d’altérer, ne fût-ce
que d’un pouce, puisqu’il reposait tout entier sur elle. Le
marxisme est dans la pensée du XIXe siècle comme un poisson
dans l’eau : c’est-à-dire que partout ailleurs, il cesse de respirer
(274).

Ce n’est pas le lieu ici de reconstituer le dossier complet de la


polémique que le livre de Foucault a pu susciter avec ces quelques
phrases – où l’on a voulu voir l’enjeu décisif de l’ « archéologie des
sciences humaines » [4] . Nous nous contenterons de faire à ce sujet
quelques brèves remarques pour tenter au moins de situer les
possibles enjeux de cette polémique.
D’abord, il faut noter que l’attaque de Foucault vise non pas la
pensée de Marx en tant que telle, mais le « marxisme », soit une
certaine manière d’utiliser la pensée de Marx comme un
instrument universel de compréhension et de résolution des
questions économiques, politiques et sociales. De ce point de vue,
l’objet de cette attaque (le marxisme contemporain des Mots et les
choses) peut prendre un double visage. À un premier niveau
d’analyse, en effet, Foucault paraît prendre ses distances avec la
lecture althussérienne de Marx, dont il avait pu prendre
connaissance à partir de Lire Le Capital et surtout de Pour Marx,
deux ouvrages parus en 1965. Affirmer en effet que le marxisme ne
représente aucune « coupure réelle » au sein du savoir occidental,
c’est récuser la thèse de la « coupure épistémologique » formulée
par Althusser dans Pour Marx et selon laquelle c’est l’œuvre de
Marx elle-même qui se serait déplacée de l’idéologie vers
l’épistémologie en rompant avec les catégories d’aliénation, de sujet,
d’essence humaine pour élaborer, dans Le Capital, une véritable
science des transformations historiques des modes de production.
Or Foucault exclut manifestement toute portée scientifique
originale du marxisme, qu’il rabat au contraire du côté de cette
« disposition du savoir où figurent à la fois l’historicité de
l’économie (en rapport avec les formes de production), la finitude
de l’existence humaine (en rapport avec la rareté et le travail) et
l’échéance d’une fin de l’Histoire – qu’elle soit ralentissement
indéfini ou renversement radical » (274). Ce que Foucault nous
présente comme le marxisme dans sa version définitive (et
définitivement « bloquée » dans le XIXe siècle), c’est donc ce
qu’Althusser presque au même moment désigne comme le « jeune
Marx », soit le Marx d’avant 1845, celui qui a reconnu la nouveauté
de l’analyse ricardienne (concernant la détermination de la valeur
par le temps de travail) mais n’a pas rompu complètement avec le
schéma feuerbachien du « renversement du renversement » [5] ,
simplement transposé sous la forme d’une nécessaire restauration
de l’essence humaine dans le mouvement révolutionnaire de
l’histoire : on est donc très loin d’un « antihumanisme théorique » [6] 
de Marx. Pourtant, il est clair qu’en lisant de cette manière Marx à
partir de Ricardo, et surtout en rapportant leurs discours respectifs
à la disposition de savoir unique et homogène censée les fonder,
Foucault ne pouvait que gommer la part d’innovation des analyses
marxistes (mise en lumière par Althusser) qui consistait
précisément à mettre en relation le discours économique et un
ensemble de pratiques sociales historiquement déterminées
fondant ce discours. On voit alors comment l’attaque de Foucault
peut, et a fini par, se retourner contre lui-même, imposant une série
de rectifications de méthode et de mises au point sur le fond [7] .
Avec Marx, l’archéologie rencontrerait, en effet, les limites de sa
méthodologie qui vise, comme on l’a laissé entendre plus haut, une
analyse transcendantale des discours et du savoir, en renvoyant par
conséquent ceux-ci à des conditions de possibilité « irréductibles au
jeu des pratiques sociales, et rigoureusement autonomes » [8] . La
notion de « pratique discursive » introduite dans L’archéologie du
savoir apparaît alors comme le résultat d’un cheminement de la
réflexion foucaldienne vers une nécessaire articulation entre la
dimension discursive de la pratique et l’ensemble des autres
pratiques non discursives. C’est ce même cheminement intellectuel
qui conduira par la suite Foucault à déplacer l’analyse du plan du
savoir au plan du pouvoir, ou plutôt à reconduire l’analyse du
savoir sur le plan d’une analyse du pouvoir.
Il reste que ce dialogue à distance entre Foucault et Althusser
concerne davantage les retombées de la polémique initiée dans Les
mots et les choses à propos de Marx et du « marxisme » que sa
portée explicite. Celle-ci doit peut-être être cherchée d’un autre côté.
En effet, il est possible de penser qu’en consignant la pensée de
Marx dans les limites d’une épistémè constituée par la relation
fondamentale de l’histoire et de l’anthropologie (sur fond de rareté),
Foucault vise avant tout la tentative de refondation du marxisme
proposée à partir de 1960 par Sartre dans la Critique de la raison
dialectique : c’est sans doute le cas lorsqu’il évoque le rôle joué par
cette disposition épistémologique qu’il vient d’identifier dans le
projet anachronique et utopique de « ranimer le bon vouloir fatigué
des humanismes » (274) [9] . De ce point de vue, la mise au point de
Foucault s’inscrit dans le prolongement de la critique sévère que
Lévi-Strauss avait adressée à l’ouvrage de Sartre dans le chapitre IX
de La pensée sauvage [10] . Lévi-Strauss appelait en effet dans ces
pages enflammées à « récuser l’équivalence entre la notion
d’histoire et celle d’humanité qu’on prétend nous imposer dans le
but inavoué de faire de l’historicité l’ultime refuge d’un humanisme
transcendantal » [11] . La critique de Lévi-Strauss recoupe ainsi
l’enjeu principal de l’attaque contre le marxisme initiée par
Foucault : celui-ci cherche en effet sans doute moins à stigmatiser
l’incessant retour du marxisme dans la pensée contemporaine que
de souligner combien celui-ci charrie avec lui, de manière plus ou
moins réfléchie, « les promesses mêlées de la dialectique et de
l’anthropologie » (275), soit précisément les figures enchevêtrées de
l’homme et de l’histoire [12] . Or, l’ « archéologie des sciences
humaines » vise explicitement à montrer que l’ « espace de la
pensée contemporaine » (275) échappe d’une certaine manière à ce
dispositif, certes contraignant jusqu’à la fin du XIXe siècle, mais pour
cette raison même désormais anachronique. Avant de convoquer
explicitement l’ethnologie structurale de Lévi-Strauss en
contrepoint de la configuration anthropologique des sciences
humaines dans le dernier chapitre des Mots et les choses, Foucault
convoque ici de manière plus inattendue (à la fin d’un chapitre
consacré à l’économie politique !) la figure de Nietzsche [13] ,
principalement pour suggérer la péremption d’un tel dispositif
anthropologique, fondé sur les rapports entre l’histoire et la
finitude :

[Nietzsche] a repris la fin des temps pour en faire la mort de


Dieu et l’errance du dernier homme ; il a repris la finitude
anthropologique, mais pour faire jaillir le bond prodigieux du
surhomme (275).

Dans la transfiguration nietzschéenne, la fin de l’histoire coïncide


avec la fin de l’homme – entendons : la « mort » de l’homme dans
l’avènement du surhomme. Le flou évocatoire qui entoure cette
référence à Nietzsche, en rupture avec la référence antérieure à un
marxisme humaniste, annonce manifestement la fin prophétique
des Mots et les choses, où Foucault nous fait assister à l’effacement
de la figure moderne de l’homme sur le rivage de la pensée
contemporaine – depuis lequel s’écrit l’archéologie des sciences
humaines.

2 - L’a priori historique de la biologie


moderne
Dans le domaine des sciences naturelles, la rupture avec l’âge
classique reçoit la même forme générale que dans le domaine de
l’économie. Elle concerne un certain affranchissement par rapport
au système de représentations qui, ici, définissait le système des
échanges et des richesses, et qui, là, constituait l’espace
taxinomique du tableau dans lequel chaque espèce venait trouver
sa place – sur fond d’identités et de différences avec les autres.
L’analyse que Foucault consacre à la constitution épistémologique
de la biologie moderne comporte ainsi deux moments principaux.
Le premier propose justement l’explicitation des points de rupture
que l’œuvre de Cuvier introduit par rapport à l’histoire naturelle
classique, notamment en affranchissant la subordination des
caractères de leur fonction taxinomique « pour [les] faire entrer, en
deçà de toute classification éventuelle, dans les divers plans
d’organisation des êtres vivants » (275-276). Le second moment
s’attache alors à montrer comment, à partir de ce renouvellement
des concepts et des méthodes d’analyse, c’est le thème d’une
« historicité propre à la vie » (288) et au vivant qui est placé au
principe et au cœur de la biologie moderne. L’enjeu du passage
devient ainsi clairement polémique : car en assurant la position
centrale de l’œuvre de Cuvier dans la rupture avec le savoir
classique de la nature et dans l’inauguration de la biologie
moderne [14] , Foucault entend en réalité revenir sur le statut de
« précurseur » traditionnellement accordé à Lamarck dans la
reconstitution historique de la théorie de l’évolution. Une fois de
plus, l’archéologie prend donc le contre-pied de l’histoire des
sciences en récusant toute interprétation récurrente des théories
scientifiques (qui contribue à restaurer entre elles des continuités
de surface) et en mettant l’accent au contraire sur la valeur
fondatrice des ruptures archéologiques du savoir (qui mettent en
lumière la discontinuité historique entre des régimes
épistémologiques distincts de ce savoir).
De même que Ricardo avait permis au travail d’échapper au rôle de
mesure constante de la valeur d’échange qu’il avait encore chez
Smith, en le situant, préalablement à tout échange, dans le
processus de production, de même Cuvier modifie en profondeur le
statut de la structure organique que Jussieu, Lamarck ou Vicq
d’Azyr avaient mis au jour comme ce principe interne, invisible,
faisant dépendre la détermination de l’être naturel de l’organisation
de ses fonctions. C’est que pour ces derniers, l’organisation était un
simple moyen pour établir le caractère, lequel était encore entendu
comme la représentation déterminée d’une espèce lui fixant sa
place à l’intérieur du grand tableau des êtres naturels. À partir de
Cuvier, cette notion d’organisation change donc complètement de
sens. Elle ne renvoie plus d’abord à la possibilité d’une
classification, soit à l’inscription d’un être naturel dans l’espace
taxinomique des identités et des différences, mais à un certain
rapport, déterminant et vertical, qui lie la structure organique à sa
fonction :

[Cuvier] fait déborder – et largement – la fonction par rapport à


l’organe, et soumet la disposition de l’organe à la souveraineté
de la fonction. Il dissout, sinon l’individualité, du moins
l’indépendance de l’organe (276).

Dans ce débordement s’opère en quelque sorte le passage et la


subordination du visible à l’invisible : la diversité des structures
renvoie désormais à ces « grandes unités fonctionnelles »
(respiration, circulation, digestion, locomotion) (276) qui animent
les vivants et permettent de les différencier ou de les identifier.
Mais en retour, cette opération d’identification et de différenciation,
centrale dans l’élaboration de la taxinomie classique, change aussi
de nature dès lors que la fonction invisible prime sur l’organisation
visible. Il y a, écrit Foucault, un « décrochage entre le plan des
identités et celui des différences » (277) qui est essentiel à la
constitution épistémologique de la biologie moderne. En effet,
certains organes qui, du point de vue de leur structuration visible,
paraissent différents (comme les branchies et les poumons par
exemple), se ressemblent néanmoins du point de vue de leur
fonction (la respiration). Ce ne sont donc plus les différences entre
des structures visibles qui vont permettre d’établir, par leur
comparaison ordonnée (méthodique ou systématique), les
caractères taxinomiques et de remplir par conséquent le grand
tableau des êtres naturels : le rapport entre les différences et les
identités s’inverse dès lors que celles-ci et celles-là ne sont plus
situées sur le même plan mais que « les différences surgissent sur
fond d’une identité plus profonde et comme plus sérieuse qu’elles »
(277). Ce point, capital dans l’analyse de Foucault, emporte avec lui
deux conséquences.
La première concerne une sorte de désarticulation du regard et du
langage au principe de la biologie moderne. L’anatomie comparée
permet, en effet, au regard de basculer vers l’invisible profondeur
des corps [15] . Or, il ne s’agit pas, en ouvrant quelques cadavres, de
mieux regarder ou de voir de plus près qu’auparavant ; la mutation
épistémologique dont Foucault traite ici ne concerne pas un simple
progrès dans la description, elle affecte plutôt le visible dans son
ensemble (et donc les conditions de possibilité de toute description).
L’anatomie comparée est strictement corrélative du décrochage
entre le plan (visible) des différences et le plan (invisible) des
identités : alors que, dans l’histoire naturelle, le regard venait en
quelque sorte déposer le visible dans le langage (puisqu’il s’agissait
de nommer et, en nommant, de faire apparaître les articulations du
réel dans la dimension analytique du discours), désormais « ce sont
les partages réels de l’anatomie qui vont permettre de nouer les
grandes familles du vivant » (282). Le regard n’est plus une fonction
du discours, il s’enfonce dans les corps pour rendre visible leur
invisible principe.
Mais alors, la notion d’identité change complètement de statut
épistémologique, ce qui ouvre la voie à de nouvelles manières de
concevoir les classes d’êtres. En effet, l’identité, résiduelle ou
« négative » dans le savoir classique de la nature (puisqu’elle était le
résultat d’une différenciation taxinomique), devient à présent le
fondement positif (quoique invisible) des différences manifestes
entre les êtres. L’homogénéité des systèmes fonctionnels prime
désormais sur l’hétérogénéité visible des structures organiques et
ce primat remet en question « tout ce qui avait pu apparaître
jusque-là à travers le quadrillage de l’histoire naturelle (genres,
espèces, individus, structures, organes) » (276). Un nouveau mode
de classification des êtres naturels apparaît en effet, qui s’appuie
notamment sur une redéfinition complète du rapport entre les
organes et les fonctions qu’ils supportent. Il y a ainsi des nécessités
fonctionnelles qui imposent des corrélations latérales entre des
systèmes organiques a priori indépendants :

[…] puisqu’il faut que l’animal se nourrisse, la nature de la proie


et son mode de capture ne peuvent pas rester étrangers aux
appareils de mastication et de digestion (et réciproquement)
(278).

Chaque vivant représente ainsi un système fonctionnel complexe


mais unifié : c’est cette unité de principe, cette « loi de solidarité de
l’organisme » (282), qui rend alors possible la reconstitution de
l’architecture générale d’un être vivant à partir d’un seul de ses
éléments (un os, ou même une facette d’os). Dans chaque organe
(comme élément fonctionnel), c’est toute l’organisation d’un
individu qui s’annonce [16] . Mais pour que l’être vivant fonctionne
comme un tel système intégré, il faut également que ses fonctions
vitales soient hiérarchisées entre elles et subordonnées les unes aux
autres : Cuvier finit notamment par établir la prééminence du
système nerveux sur les autres fonctions (reproduction, circulation,
locomotion, digestion). Cette analyse en termes d’intégration et de
hiérarchisation des fonctions permet donc de renouveler
complètement la classification des espèces vivantes dans la mesure
où leur organisation visible est rapportée à un plan d’organisation
qui, pour chacune d’elles, « définit les fonctions prééminentes,
distribue les éléments anatomiques qui lui permettent de s’effectuer
et les installe aux emplacements privilégiés du corps » (279). C’est
donc seulement à partir de ce plan d’organisation que les espèces
vivantes peuvent se ressembler et se distinguer les unes des autres.
Mais on comprend alors que les identités et les différences entre les
êtres « ne s’établissent plus les unes par rapport aux autres sur un
plan homogène » (281) : il y a bien un décrochage vertical entre
l’étalement visible des caractères distinctifs, qui tiennent à la
disposition manifeste des organes et le « cœur imperceptible des
identités » qui renvoie à « l’importance réciproque des fonctions »
(280). De cette manière, se constitue un « espace nouveau des
identités et des différences » (284) qui déconstruit rigoureusement
l’espace taxinomique du « tableau » classique. La procédure
classificatrice de l’histoire naturelle consistait en effet à rapporter
du visible à du visible dans l’élément homogène du discours : il
s’agissait d’opérer la caractérisation taxinomique des espèces à
partir de la comparaison ordonnée des structures individuelles,
selon un mouvement de généralisation qui prenait la forme d’un
« découpage linguistique » (282) de la continuité naturelle : le
problème était donc de « trouver un nom qui fût général et fondé »
(282). Or, désormais, le rapport entre les espèces et les individus ne
se noue plus dans cet entrecroisement du regard et du langage ; il se
fonde plutôt sur la dissociation entre une surface visible, où
prolifèrent les formes individuelles, et une profondeur où ces
multiplicités trouvent leur « invisible unité focale » (281) [17] . La
classification ne vise plus par conséquent la reconstitution de la
ligne continue et ordonnée des êtres naturels (l’échelle des êtres) ;
elle établit le rayonnement des êtres vivants autour et à partir de
foyers de cohérence fonctionnelle – rapportant ainsi l’éparpillement
des formes du vivant aux divers plans d’organisation, qui
constituent, selon l’expression de Foucault, autant de « plans » pour
entretenir la vie (285) – face à la menace surplombante de la mort.
Du point de vue archéologique, ce passage d’un mode de
classification à un autre correspond au changement radical qui
affecte la notion de vie. Celle-ci ne constitue plus en effet un
caractère taxinomique parmi d’autres mais elle devient justement
un « quasi-transcendantal », condition de possibilité de tout vivant
empirique et, au-delà, de tout classement possible des êtres
« vivants ». Pourtant, la redistribution des identités et des
différences s’opère dans un « espace sans continuité essentielle […]
qui d’entrée de jeu se donne dans la forme du morcellement » (284).
C’est qu’il n’est plus possible en effet d’ordonner la variété des
systèmes fonctionnels (et donc des êtres vivants) sous la forme de
séries continues. Le grand continuum de la nature classique, fondé
sur la corrélation entre « le continu de la représentation (des signes
et des caractères) et le continu des êtres (l’extrême proximité des
structures) » (285) se dissout sous la pression de formes vivantes
autonomes, resserrées autour de noyaux de cohérence
fonctionnelle isolés les uns des autres. La dissociation de l’être et de
la représentation ouvre donc le grand tableau des êtres naturels sur
cette énigme d’une vie qui, présente dans chaque être vivant,
n’assure pourtant aucune continuité de principe entre ses formes
multiples et variées [18] . Celles-ci se referment sur elles-mêmes,
constituant ainsi pour chaque être vivant, l’espace intérieur de ses
« cohérences anatomiques et de ses compatibilités physiologiques »
(287). Or Foucault souligne que cette discontinuité entre les vivants
repose elle-même sur une « continuité imprévue […] entre
l’organisme et ce qui lui permet de vivre » (286). Le vivant ne peut,
en effet, se lier à lui-même qu’en surmontant la différence qui le
sépare de l’extérieur, c’est-à-dire qu’en affrontant ses conditions
concrètes d’existence :

Le vivant, par le jeu et la souveraineté de cette force qui le


maintient en discontinuité avec lui-même, se trouve soumis à un
rapport continu avec ce qui l’entoure (286).

Le vivant se définit donc par ce mouvement continu (éminemment


dialectique) par lequel un dehors (milieu) et un dedans (organisme)
sont rapportés l’un à l’autre, dégageant dans ce rapport même ses
propres conditions de vie – celles d’un être qui n’est noué à lui-
même qu’à partir de ses interactions avec ce qui, hors de lui, lui
permet de « maintenir ou développer sa structure » (286). La vie
n’est donc plus soumise aux « lois générales de l’être, tel qu’il se
donne et s’analyse dans la représentation » (291) ; elle représente
plutôt cette force fondamentale qui, de l’intérieur même de chaque
vivant, résiste aux pressions de l’extérieur et qui, par conséquent,
signe irrésistiblement la précarité de l’existence individuelle tout en
lui accordant le droit d’ « avoir une histoire » (289). C’est dans la
forme de ce devenir suspendu à la menace d’un anéantissement
que se dessine alors la finitude de l’être vivant : la vie, vouée à
l’historicité de ses figures singulières, se découvre finie.
En mettant au premier plan de ses analyses cette « historicité
propre à la vie » (288) incompatible avec la continuité ontologique
de l’histoire naturelle et par conséquent avec l’échelle classique des
êtres, Cuvier aurait donc contribué à renouveler en profondeur
« tout l’a priori historique d’une science des vivants » (287) et il
aurait jeté par là même les bases de la biologie moderne, voire
celles de la théorie de l’évolution. Cette thèse archéologique va
explicitement à l’encontre de celle qui est traditionnellement
admise par l’histoire des sciences du vivant. Cette dernière prend
en effet appui sur les ressemblances frappantes entre le
« transformisme » et l’évolutionnisme, pour lier plutôt dans un
même destin épistémologique les œuvres de Lamarck et de Darwin
et pour rejeter dans les marges de ce progrès scientifique le « vieux
fixisme » (287) de Cuvier. Foucault oppose ici à cette reconstruction
historique de la pensée de l’évolution deux arguments solidaires qui
contribuent à réévaluer archéologiquement l’œuvre de Cuvier en
montrant comment en elle, à travers elle, la « vie » aurait atteint
pour la première fois son seuil de positivité (294) [19] . Le premier
argument avancé par Foucault est d’ordre méthodologique : il
consiste à indiquer qu’il n’y a pas plus (mais pas moins) de
ressemblances entre Lamarck et un certain évolutionnisme
qu’entre celui-ci et « les idées de Diderot, Robinet ou de Benoît de
Maillet » (287). Ce qui signifie qu’en s’en tenant au niveau des
ressemblances superficielles entre les opinions ou les théories, on
risque sans doute d’être pris dans une régression à l’infini (c’est le
mauvais infini des précurseurs) mais, surtout, on risque de
manquer ce qui fait la spécificité de l’idée d’évolution et qui ne se
réduit pas à l’idée d’une transformation continue des espèces [20] .
C’est sur ce point précisément que porte alors le second argument
de Foucault :

Lamarck ne pensait les transformations des espèces qu’à partir


de la continuité ontologique qui était celle de l’histoire naturelle
des classiques. Il supposait une gradation progressive, un
perfectionnement non interrompu, une grande nappe
incessante des êtres qui pourraient se former les uns à partir
des autres. Ce qui rend possible la pensée de Lamarck, ce n’est
pas l’appréhension lointaine d’un évolutionnisme à venir, c’est la
continuité des êtres, telle que la découvraient et la supposaient
les « méthodes » naturelles. Lamarck est contemporain d’A. L. de
Jussieu. Non de Cuvier (288).

Cette conclusion tranchée fait donc passer clairement la rupture


instauratrice de la biologie moderne entre l’œuvre de Lamarck et
celle de Cuvier. Selon Foucault, le premier reste pris dans les limites
d’une pensée continuiste : il ne pense les transformations des
espèces que pour « combler les écarts entre les extrémités de l’être »
(285), et il en vient ainsi à réduire le devenir à un « parcours sur la
table discrètement préalable des variations possibles » (288) ; le
second s’affranchit au contraire de ce cadre de pensée classique : en
faisant apparaître, grâce à ses observations anatomiques, la
diversité irréductible des modes principaux de l’organisation et le
grand nombre des variétés divergentes que chacun d’eux comporte,
il « introduit dans l’échelle classique des êtres une discontinuité
radicale » (288). C’est donc paradoxalement cette discontinuité qui
forme la condition de possibilité d’une pensée de l’évolution dans la
mesure où, en nouant le vivant sur ses propres conditions
d’existence, elle ouvre la perspective d’une « historicité propre à la
vie » (288).
Pourtant, dans l’analyse de Foucault, Cuvier ne vient pas
simplement remplacer Lamarck, au rang des « précurseurs » de
Darwin. Car « à l’époque de Cuvier, il n’existe pas encore d’histoire
du vivant, comme celle que décrira l’évolutionnisme » (288). Le
privilège accordé à l’œuvre de Cuvier tient plutôt au paradoxe
apparent sur lequel elle repose et qui, une fois dénoué, permet
d’établir sa fonction archéologique de rupture. Foucault souligne en
effet que cette œuvre développe bien une position « fixiste », c’est-à-
dire qu’elle affirme la fixité des espèces. Pourtant, cette affirmation
ne signifie pas, comme on pourrait d’abord le penser, un pur et
simple refus de l’histoire : elle consiste au contraire à opposer à
l’idée d’un devenir continu selon laquelle la transformation des
êtres reste soumise à un ordre naturel, universel et préalable, l’idée
que la stabilité des êtres est soumise à leur historicité fondamentale,
et qu’elle témoigne donc de leur précarité essentielle, soit de leur
rapport incertain et mouvant à des conditions d’existence qui ne
cessent de changer et de mettre en péril cette stabilité provisoire. La
position de Lamarck et celle de Cuvier conduisent ainsi chacune à
un renversement paradoxal : le transformisme, qui semble
proposer une théorie de l’histoire du vivant, contourne en réalité
l’historicité du vivant en situant ses transformations dans le cadre
d’un ordre préétabli, alors que le fixisme, apparemment peu
soucieux de penser l’évolution des espèces, place au contraire cette
historicité au principe de son effort pour penser le maintien du
vivant dans ses conditions d’existence [21] .
Pour élucider ce paradoxe – celui d’une « biologie sans évolution »
qui conditionne la théorie biologique de l’évolution (307) –, Foucault
pointe l’isomorphie entre la position fondatrice qu’occupe Cuvier à
l’intérieur des sciences du vivant et celle qu’occupe Ricardo dans le
domaine de l’économie. Le fixisme de l’un correspond strictement
au pessimisme de l’autre : ils adossent en effet la stabilité actuelle
des espèces vivantes ou la stabilité future des revenus industriels,
de la population et de la rente à une historicité fondamentale des
conditions d’existence ou des conditions de production qui dessine
leur condition de possibilité en soustrayant les êtres de la nature
comme les produits du travail humain à la continuité de l’ordre
naturel ou du système des échanges. Pourtant, la vie et le travail,
tous deux marqués par leur mode d’être historique, ne se
rapportent pas de la même manière à l’histoire : c’est qu’en effet le
travail humain, né du besoin, trouve dans le temps sa récompense
et dans l’histoire sa limite positive, alors que la vie, marquée avant
tout par la précarité de ses formes et par l’imminence de leur
destruction, voue le temps à l’illimitation d’un recommencement
perpétuel, à la rigueur affranchi « de toutes les limites de
l’Histoire » (292). En soulignant de cette manière ce qui oppose la
pensée du vivant et la pensée de la production, Foucault tend donc
à montrer que le même événement archéologique qui a rendu
possible l’historicisation de leur objet, donne lieu pourtant à un
éclatement du champ du savoir empirique, désormais irréductible à
une « réflexion homogène et uniforme » (292). Le savoir moderne
n’a plus l’homogénéité du grand réseau classique des positivités,
unifié et ordonné à partir de la théorie des signes et de la
représentation. L’économie, la biologie et la philologie trouvent
sans doute leur commune mesure dans l’émergence d’un thème
transcendantal (rabattu du côté de l’objectivité de la Vie, du Travail,
du Langage) et de l’histoire comme mode d’être de l’empiricité ;
elles n’en proposent pas moins des formes de positivité distinctes,
relayées par des philosophies irréductibles les unes aux autres : une
philosophie de la fin de l’histoire – corrélative de l’économie –, une
« ontologie de l’anéantissement des êtres » (291) – corrélative de la
biologie –, une philosophie de la relativité des cultures – corrélative
de la philologie.

3 - La philologie et la dispersion du
langage
L’analyse de la constitution de la positivité philologique va
confirmer cette tendance à la dispersion du savoir et de la pensée
modernes : car si « la constitution de l’historicité dans l’ordre de la
grammaire s’est faite selon le même modèle que dans la science du
vivant » (292), l’histoire des langues et l’histoire des vivants
renvoient finalement à des modes de pensée irréductibles l’un à
l’autre. Cette analyse de la philologie moderne répond toutefois à
un autre enjeu qui commande le précédent : il s’agit en effet de
montrer que l’éclatement des formes de positivité et des formes de
pensée tient pour l’essentiel à ce que le langage a cessé, à partir du
XIXe siècle, de constituer la forme et l’instrument privilégiés du

savoir empirique pour devenir « un objet de la connaissance parmi


tant d’autres » (309), avec son autonomie, ses lois et son historicité
propres : en perdant sa commande unitaire, le savoir moderne se
régionalise et, du même coup, se désystématise.
Pour exposer de tels enjeux, qui concernent la disposition générale
de l’épistémè moderne, Foucault déploie une analyse en deux temps.
Dans un premier temps, il revient sur ce processus d’objectivation
philologique du langage en montrant notamment que, s’il conduit à
reconnaître l’historicité de ses formes, il ne confère pourtant pas à
cette historicité le même sens que la biologie moderne. Puis il
analyse le mouvement singulier de « compensation » qui, à la fois, a
permis d’affranchir le langage de son nivellement objectif et a
contribué à la fragmentation, à la dispersion de ses modes d’être. Il
s’agit ainsi de montrer en quoi « le fractionnement du langage,
contemporain de son passage à l’objectivité philologique, [n’est] que
la conséquence la plus visible (parce que la plus secrète et la plus
fondamentale) de la rupture de l’ordre classique » (318). On
comprend alors que l’objectif de cette reconstruction déborde
largement celui de la description des conditions d’apparition d’une
nouvelle positivité : car si la disparition du discours classique, lieu
commun (et lieu de communication) de l’être et de la
représentation, forme la condition de l’apparition de l’homme (qui
s’impose comme le nouveau pôle d’articulation et d’animation de
tout le savoir moderne, à la place du Discours), Foucault situe dans
l’effort d’une certaine littérature pour « ramener à la contrainte
d’une unité peut-être impossible l’être morcelé du langage » (316), la
condition d’une « forme toute nouvelle de pensée » (318) et d’un
mode de savoir inédit dont l’homme serait à nouveau absenté [22] . En
abordant de nouveau la question du langage qui avait été si décisive
dans la description de l’épistémè classique, Foucault touche donc
aux enjeux fondamentaux de son archéologie : car il ne s’agit pas
seulement d’établir à distance le descriptif d’une mutation du
savoir ; il s’agit véritablement de renouer avec la double fonction,
historique et critique, d’un diagnostic du présent – qui ne peut être
fait qu’à partir de ce qui, depuis ses marges encore indistinctes,
inquiète ce présent.
Pour souligner d’emblée l’importance particulière que revêt, d’un
point de vue archéologique, la mutation qui se produit vers la fin du
XVIIIe siècle dans l’ordre du langage, Foucault commence par
indiquer qu’elle est à la fois contemporaine de celles qui ont eu lieu
dans l’ordre de l’économie et dans l’ordre de la biologie, et décalée
par rapport à elles [23] . Que cette mutation du langage s’éclaire de
manière privilégiée à partir de la transformation profonde qui
affecte le caractère dans la biologie moderne n’a « rien de
surprenant » (292) dans la mesure où l’histoire naturelle reposait
sur l’idéal d’une « langue bien faite » et soumettait le projet d’une
taxinomie à celui d’une dénomination caractéristique ayant pour
fin d’ordonner tous les êtres naturels dans l’élément du Discours-
Tableau. Or, depuis le chapitre VII, Foucault a montré comment le
caractère avait vu ses fonctions représentatives rapportées non plus
à sa structure visible mais « à une organisation d’ensemble » (293)
qui fixe désormais au vivant ses lois propres, son devenir singulier
et sa constitution autonome. Le mot connaît un décrochage
analogue par rapport aux fonctions représentatives que lui
assignait le discours classique : à la variété des plans d’organisation
du vivant, « décrochés » de la nappe continue et ordonnée des êtres
naturels, correspond en effet l’hétérogénéité des systèmes
grammaticaux qui définissent, pour chaque langue, l’espace de son
autonomie ainsi que les règles de son exercice. Pour autant, si le
décalage du caractère ou du mot par rapport à leurs fonctions
représentatives correspond à un même bouleversement
archéologique (le même que celui qui a concerné, dans le domaine
économique, le rapport du travail à la valeur), ce bouleversement
est sans doute plus délicat à cerner et à thématiser en ce qui
concerne le langage dans la mesure où il s’agit de l’élément même
dans lequel la culture se développe et se transforme :

Il n’est sans doute pas possible à une culture de prendre


conscience d’une manière thématique et positive que son
langage cesse d’être transparent à ses représentations pour
s’épaissir et recevoir une pesanteur propre (294).

En soulignant cette difficulté, l’archéologie fait de cette


transformation profonde, mais impensée, du langage sa propre
condition de possibilité. En effet, si l’analyse de la formation de la
philologie moderne et de la dispersion des modes d’être du langage
qui l’accompagne ne se situent pas exactement au même niveau
que les analyses précédentes, c’est qu’elles touchent à ce qui rend
possible une archéologie du savoir qui prend simultanément la
forme d’une archéologie des sciences humaines (mettant en lumière
la restructuration de leur champ au moyen de la linguistique), et
celle d’une archéologie de la littérature (mettant au jour, de manière
critique, l’alternative historique du langage et de l’homme). On
comprend ainsi l’intérêt qu’il y avait, pour Foucault, à inverser
l’ordre de présentation des nouveaux savoirs empiriques : la
constitution de l’économie politique à partir de la notion de
conditions de production avait mis en valeur les rapports internes
de l’histoire et de la finitude humaine ; mais ce n’est qu’avec la
constitution d’un régime moderne du langage que « l’ordre de la
pensée classique peut désormais s’effacer » (314). La fin du chapitre
VIII constitue de cette manière le dernier acte de ce drame qui
accomplit « la mutation de l’analyse du Discours en une analytique
de la finitude » (350) et qui définit, par là même l’espace de la
modernité, c’est-à-dire l’espace de « notre » pensée.
Pour caractériser l’être moderne du langage, Foucault dessine les
contours d’un quadrilatère philologique qui déconstruit, segment
par segment, le quadrilatère du langage classique, et contribue ainsi
à dénouer l’appartenance réciproque du langage et de la
connaissance qui était l’un des traits dominants de l’épistémè
classique. Évoquons rapidement les « quatre segments théoriques »
à partir desquels, selon Foucault, se constitue la philologie moderne
au début du XIXe siècle.
Le premier concerne « la manière dont une langue peut se
caractériser de l’intérieur et se distinguer des autres » (295). Alors
qu’à l’époque classique, cette distinction s’opérait à l’intérieur du
cadre général d’une analyse de la représentation (elle correspondait
aux différentes manières dont les signes verbaux pouvaient
décomposer cette représentation en ses divers éléments, puis les
recomposer), Schlegel la fait reposer sur la différence propre à
chaque langue, en tant qu’elle est soumise à des régularités
grammaticales qui définissent son autonomie. La diversité des
langues s’approfondit donc en étant référé à cet « espace
grammatical autonome » (295) qui isole chaque langue des autres :
s’il est possible de comparer ces espaces entre eux, cette
comparaison s’effectue désormais d’une langue à l’autre, en
fonction de ces « critères d’organisation intérieure » (297), et non en
fonction de leur mode (plus ou moins précis) de représentativité.
Ces comparaisons permettent notamment à Schlegel de distinguer
et de caractériser « deux grands types d’organisation linguistique »
(296) qui forment les pôles extrêmes entre lesquels toutes les autres
langues viennent s’inscrire dans leur diversité : le premier pôle
correspond à ces langues qui, comme le chinois, procèdent par
juxtaposition d’éléments grammaticaux autonomes ; l’autre pôle
correspond à celles qui, comme le sanskrit, se basent plutôt sur des
modifications flexionnelles du radical. Ces critères de
différenciation ne visent donc plus à la sélection d’une langue
parfaite, idéale, primitive, à partir de laquelle les autres auraient
dérivé et pourraient être distribuées hiérarchiquement ; ils
permettent au contraire d’établir que, malgré ce qui les différencie
du point de vue de leur organisation interne, « toutes les langues se
valent » (298). Selon Foucault, de telles analyses s’inscrivent en
rupture par rapport « au primat que la pensée classique accordait
au verbe être » (308) : car le langage ne se déploie plus à partir de la
forme propositionnelle et affirmative du « ceci est cela » qui
constituait selon la Grammaire générale la base de tout lien
attributif entre des mots, et donc de toute analyse verbale des
représentations mentales. Parler n’est plus une manière de penser
en énonçant l’être des choses ; c’est désormais le langage lui-même
qui « acquiert un être propre » (308), celui que lui confère son mode
d’organisation autonome.
Le second axe théorique de la philologie est consacré à l’étude des
variations internes qui affectent, à travers le temps, ces
organisations linguistiques. Cette étude repose sur un changement
profond de statut du langage : celui-ci n’est pas d’abord composé de
lettres (mots et syllabes), mais il relève plutôt d’un « ensemble
d’éléments phonétiques » (298) qui résultent eux-mêmes de
l’articulation et de la division des bruits de la bouche ou des lèvres
en une série de sons distincts, « affranchis des lettres qui peuvent
les transcrire » (299). Le primat de l’écriture sur la parole est donc
en train de s’inverser : le langage « a acquis une nature vibratoire
qui le détache du signe visible pour l’approcher de la note de
musique » (299). La mythologie et la mystique du verbe poétique,
pur éclat sonore, trouvent manifestement, dans ce renouvellement
de l’être du langage, leur source et leur justification. Mais celui-ci
rend également possible un certain type d’analyse qui s’attache à
dégager les conditions dans lesquelles peut se produire un
changement dans une sonorité [24] , et à établir la « constance des
transformations à travers l’Histoire » (300). Dans leurs variations
internes, les langues obéissent ainsi à des lois qui prescrivent pour
chacune son principe d’évolution. De ce point de vue, on commence
à comprendre pourquoi le langage et la vie n’obéissent pas au
même régime d’historicité, ou plutôt pourquoi il faut distinguer la
manière dont l’historicité propre au langage et l’historicité propre
au vivant se trouvent nouées à l’Histoire. Comme Foucault l’a
montré à partir de son analyse de l’œuvre de Cuvier, l’historicité du
vivant est virtuelle ; elle a besoin pour devenir réelle d’être
redoublée par une histoire des rapports entre le vivant et son
milieu (qui met en jeu les fonctions dans des conditions d’existence
modifiées par quelque événement externe) : « En un sens, l’histoire
de la vie est extérieure à l’historicité du vivant » (307). Au contraire,
l’historicité du langage est strictement coextensive à une histoire
des langues ; les langues ne sont plus soumises à l’aléa de ces
« choses de l’histoire humaine qui devaient, pour la pensée
classique, expliquer leur changement » (300), mais elles relèvent
d’un principe propre d’évolution qui préside à leur développement
régulier. Cette historicité du langage, mise au jour par l’étude des
variations internes des langues, dénoue ainsi la théorie classique de
l’articulation représentative. Le langage n’est plus étudié comme
l’élément dans lequel la représentation s’analyse elle-même en
articulant entre eux des signes verbaux qui la redoublent et la
rapportent à un contenu représentatif ; il relève plutôt à présent
d’une analyse morphologique qui identifie dans les mots non
seulement les sons qui les composent mais aussi « l’ensemble des
mutations que chacune de leur sonorité peut éventuellement
subir » (308). En trouvant sa réalité dans son propre développement
historique, le langage moderne acquiert une profondeur et une
mobilité dont le langage classique, déployé à la surface du discours,
était rigoureusement dépourvu.
La découverte de ce rapport fondamental du langage à l’histoire
permet également de renouveler la théorie classique des racines.
Celle-ci s’épuisait en effet dans une théorie de la désignation qui
consistait à revenir par l’étymologie à une « première découpe
nominale des choses » (308), soit à remonter par une démarche
indéfiniment régressive vers « une langue primitive toute peuplée
des premiers cris de la nature » (301). Or, sous l’impulsion des
analyses de Bopp en particulier, la recherche des racines change de
sens : elle s’inscrit désormais dans le cadre d’une démarche qui
propose d’analyser les langues non plus du point de vue du lien qui
permet à un mot de représenter quelque chose du monde, mais du
point de vue de leur histoire particulière, de l’altération de leurs
formes verbales et de leurs structures grammaticales. Alors que la
racine, établie du côté de la nature et du cri, était d’une certaine
manière pré- ou infralinguistique, reliant primitivement le langage
aux choses, le radical constitue cette « individualité linguistique
isolable, intérieure à un groupe de langues et qui sert avant tout de
noyau aux formes verbales » (308). Cette intégration du radical à la
structuration interne d’une langue est particulièrement claire dans
les analyses de Bopp sur les racines des verbes. Pour la Grammaire
générale en effet, la racine de tous les verbes était le verbe être,
dans la mesure où celui-ci était doué d’une fonction attributive et
d’un sens propositionnel immédiat [25] . Tous les autres verbes
étaient considérés comme des combinaisons entre une assertion
attributive originaire et des modifications adjectivales (« il court »
pouvait ainsi être décomposé en « il est courant »). Selon Foucault,
les analyses de Bopp sur le Système de conjugaison du sanskrit
rompent nettement avec ce type d’analyse :

[Ce] n’est pas l’adjonction de être qui transforme une épithète en


verbe ; le radical détient lui-même une signification verbale, à
laquelle les désinences dérivées de la conjugaison de être
ajoutent seulement des modifications de personne et de temps
(302).

Au statisme du langage classique qui dépend tout entier de la


fonction attributive de la copule liant entre elles des
représentations, s’oppose donc le dynamisme du langage moderne
qui « “s’enracine” non pas du côté des choses perçues, mais du côté
du sujet en son activité » (302), soit du côté de ses volontés et de ses
actions, telles que les transcrivent les formes de la conjugaison : « Il
court » n’exprime plus une manière d’être, mais une action réelle
imputable à un sujet agissant. Pour Foucault, cette réflexion sur la
nature des racines concerne clairement l’essence du langage – et
son essence politique : car elle dote celui-ci d’un pouvoir expressif
qui déborde sa simple capacité à imiter et à redoubler les choses en
en donnant une représentation satisfaisante, pour le renvoyer
plutôt au « vouloir fondamental de ceux qui parlent » (303). Le
langage n’est donc plus lié à l’action de manière seconde et
partielle ; c’est le langage tout entier qui est désormais constitué par
et dans l’action (historique) des hommes : il n’est plus « un
instrument, ou un produit – un ergon, comme disait Humboldt –,
mais une incessante activité – une energeïa » (303).
Cette requalification du langage comme activité expressive ne
contredit pourtant pas la découverte de la dimension grammaticale
autonome des langues, telle qu’elle avait été mise en valeur à partir
des deux segments théoriques précédents. Elle l’accomplit plutôt :
car les lois internes de la grammaire ne définissent pas les fonctions
statiques et définitives d’un système linguistique sans histoire ; elles
sont au contraire profondément liées à l’historicité du langage qui
s’offre comme la surface de projection de la liberté des hommes, de
leurs capacités d’action et de transformation. C’est désormais à
chaque peuple de produire son langage et celui-ci, par là même, se
charge d’une histoire où peut se déchiffrer « le libre destin des
hommes » (304). De manière complémentaire, l’analyse du langage
change de point d’application : car elle doit s’attacher à déchiffrer
cette histoire à partir des productions populaires où elle s’énonce
(le Altdeutsche Meistergesang pour Grimm, les chansons de
troubadours pour Raynouard), et non plus à partir des traités
savants qui prétendaient en maîtriser par avance les effets.
D’après Foucault, le langage se découvre ainsi simultanément une
double profondeur : celle de son organisation interne (autour et à
partir de structures grammaticales autonomes qui définissent sa
légalité propre) et celle de son enracinement historique (dans les
transformations obscures que lui impose la volonté populaire). Ce
double aspect de l’enquête philologique permet alors enfin de
renouveler la « définition du système de parenté entre les langues »
(304), en s’écartant cette fois de la théorie classique de la dérivation.
Celle-ci reposait sur un double principe de continuité : le premier
rattachait toutes les langues à une langue primitive, rassemblant
idéalement les articulations initiales de tout langage ; le second
assurait la communication horizontale des langues dans l’élément
universel et transparent de la représentation. Par conséquent,
comparer des langues entre elles revenait soit à les rapporter à
leurs racines primitives communes (pour établir leur caractère
dérivé), soit à les évaluer comme des modes distincts de
décomposition et de recomposition des mêmes représentations.
Mais dans ces deux cas, la différence réelle entre les langues était
neutralisée au profit d’un élément tiers (racines ou représentations)
valant comme la mesure commune de leurs rapports. Or c’est ce
mode d’analyse qui est mis en question par Grimm et Bopp : ceux-ci
se proposent en effet de procéder directement à la comparaison
entre deux ou plusieurs langues sans passer par la référence à ce
tiers. Une telle comparaison vise alors à faire ressortir la proximité
ou la distance qui existe entre des langues conçues à présent
comme des structures grammaticales hétérogènes, formant système
(puisqu’elles reposent chacune sur certaines combinaisons
déterminées entre telle forme de radicaux, tel type de flexions et
telle série de désinences) et désignant par leur configuration
actuelle l’ « indice de vieillissement » (305) de la langue que ce
système constitue. Dans ces conditions, comparer les langues entre
elles, cela revient non plus à dégager leur fondement an- ou
préhistorique (représentations ou racines primitives), mais bien à
manifester les rapports historiques qui existent entre leurs
systèmes actuels :

Lorsque deux langues présentent des systèmes analogues, on


doit pouvoir décider soit que l’une est dérivée de l’autre, soit
encore qu’elles sont toutes deux issues d’une troisième, à partir
de laquelle elles ont chacune développé des systèmes différents
pour une part, mais pour une part aussi analogues (305).

C’est donc l’histoire qui fournit désormais l’élément dans lequel se


nouent et se dénouent les rapports de parenté entre les langues. À
ce propos, Foucault rappelle en quoi consiste l’importance du
travail philologique de Bopp. C’est que, contrairement à Schlegel qui
pensait pouvoir établir la langue indienne comme langue primitive
à partir de laquelle toutes les autres (latin, grec, langues
germaniques et persanes) devaient être dérivées, Bopp « a montré
qu’entre le sanskrit, le latin et le grec, les langues germaniques, il y
avait un rapport de “fraternité”, le sanskrit n’étant pas la langue
mère des autres, mais plutôt leur sœur aînée, la plus proche d’une
langue qui aurait été à l’origine de toute cette famille » (305). De
cette manière, l’analyse comparative permet de faire apparaître
aussi bien les discontinuités qui existent entre les grandes familles
de langues (langues indoeuropéennes et langues sémitiques, par
exemple) que les analogies qui, à l’intérieur de chaque famille, se
tissent entre certaines langues obéissant aux mêmes modalités de
formation historique. Foucault souligne ainsi à nouveau
l’implication réciproque de l’historicité des langues et de l’histoire
du langage qui caractérise en propre l’entreprise philologique d’un
Bopp et définit le principe de la science moderne du langage.
Ce point appelle deux remarques. D’abord, au niveau général de
l’épistémè et du rapport entre les différents domaines de positivité
analysés par l’archéologue, cet entrecroisement marque une
différence claire entre les travaux de Bopp et ceux de Cuvier, dans
la mesure où ceux-ci se fondent plutôt sur une non-coïncidence
(extériorité réciproque) entre l’historicité du vivant et l’histoire de
la vie. Mais la mise en lumière de cette (double) emprise de
l’histoire sur le langage moderne paraît également avoir une
fonction critique dans la mesure où Foucault en tire argument pour
définir l’entreprise saussurienne dans sa rupture par rapport à la
constitution de la positivité philologique : la linguistique de
Saussure consisterait, en effet, pour l’essentiel à dénouer la
« vocation diachronique de la philologie, […] en restaurant le
rapport du langage à la représentation, quitte à reconstituer une
“sémiologie” qui, à la manière de la Grammaire générale, définit le
signe par la liaison entre deux idées » (307). L’enjeu de cette
situation, apparemment à contretemps, de l’entreprise
saussurienne est sans doute de préparer les conditions d’un
débordement et d’une reprise des sciences humaines par le
paradigme d’une linguistique structurale en déprise par rapport
aux contraintes de l’épistémè moderne. L’apparente « régression »
de Saussure par rapport à la philologie de Bopp marquerait alors la
possible réapparition d’une analyse synchronique du Discours
(indépendante des formes historiques d’un langage replié sur sa
propre épaisseur et sur ses conditions subjectives, humaines,
d’énonciation et de transformation), là où sa disparition laisse place
à la dispersion des modes d’être du langage moderne et au
surgissement corrélatif de la figure de l’homme [26] .
Car, avec la déconstruction philologique des quatre segments
théoriques de la Grammaire générale, c’est bien « l’ordre classique
du langage [qui] s’est désormais refermé sur lui-même » (308). La
clôture du Discours classique, liée au déclin de la représentation,
s’accompagne alors d’une double dispersion.
Dispersion des formes de positivité tout d’abord, puisque le langage,
« devenu un objet de la connaissance parmi tant d’autres » (309), a
cessé de pouvoir dominer le champ du savoir empirique : la
philologie, la biologie et l’économie politique constituent désormais
autant de savoirs autonomes, relevant de concepts, d’objets et de
méthodes spécifiques que ne suffit pas à unifier leur commune
appartenance à l’élément de l’histoire. Celle-ci apparaît même
plutôt comme un facteur hétérogénéisant dans la mesure où elle
contribue à nouer la vie, le langage, le travail sur eux-mêmes, mais
selon des modalités distinctes.
Dispersion du langage ensuite, puisque son objectivation
philologique se trouve bordée et comme « compensée » par un souci
de formalisation, par un retour des techniques d’interprétation et,
enfin, par l’apparition de la littérature – qui définissent autant de
modes d’être (corrélatifs mais irréductibles les uns aux autres) du
langage moderne. Cet éparpillement, qui touche aux fondements
mêmes de la pensée classique, signe donc la disparition du Discours
(comme pôle d’unification et d’homogénéisation du langage) et
permet d’expliquer que « la tâche philosophique d’une réflexion
radicale sur le langage » (316) ait été longtemps différée – et ce, au
moins jusqu’à l’œuvre philologique-philosophique de Nietzsche qui
forme à nouveau ici, dans le diagnostic foucaldien, le repère
commode d’une inquiétude renaissante quant à l’être du langage,
bientôt relayée par la quête poétique de Mallarmé.
On commence par là à comprendre la position centrale que l’œuvre
de Nietzsche occupe au sein du dispositif général de la pensée
moderne, tel que Foucault le décrit : cette œuvre porte en effet en
ses deux extrémités, les conditions d’une réflexion radicale sur
l’être du langage et la promesse ou la prophétie d’une disparition de
l’homme dans le sillage de la mort de Dieu. Autrement dit, elle met
en scène de manière particulièrement claire ce jeu d’éclipses qui,
dans les deux derniers chapitres des Mots et les choses, définit
l’enjeu actuel de la modernité à partir de l’alternative entre le
langage et l’homme. La fin des Mots et les choses se déploie ainsi
sous le double signe de la pensée nietzschéenne et de la pensée
structurale – l’une prenant le relais de l’autre, en la renforçant et en
la relançant, mais toutes deux répétant en direction du langage la
question critique qui avait été rabattue à partir de Kant dans les
limites d’une anthropologie philosophique. Il y a là, manifestement,
un décalage, et sans doute un élargissement, par rapport aux
conclusions de la Thèse complémentaire de Foucault, qui en
appelaient déjà à cette répétition non anthropologique de la
critique kantienne mais qui situaient dans la seule entreprise
nietzschéenne la possibilité d’une telle critique. En élargissant
l’enquête archéologique de l’Anthropologie kantienne aux « sciences
humaines », Foucault peut ainsi situer les efforts d’une linguistique
structurale dans la lignée de la critique nietzschéenne du langage
(« Qui parle ? »).
Cette hypothèse de lecture éclaire d’un jour nouveau la
présentation qui est faite par Foucault des différentes stratégies de
compensation visant à contrer le « nivellement du langage qui le
ramène au pur statut d’objet » (309) dans la philologie. En effet, face
à cette entreprise qui traite les mots comme « autant d’objets
constitués et déposés par l’histoire » (315), naît d’abord l’ambition
de neutraliser et de formaliser le langage en vue d’en faire le
support idéal du discours scientifique [27]  ou l’élément d’une logique
symbolique, constituée à part des langues naturelles et de leur
opacité historique. Ces techniques de formalisation bordent ainsi,
du côté des formes pures de la connaissance, une entreprise
philologique plutôt attachée à restituer au langage sa densité
concrète, sa dimension subjective et historique. Sur un autre bord,
du côté de la constitution du sens cette fois, se dessine alors « le
renouveau, très marqué au XIXe siècle, de toutes les techniques de
l’exégèse » (311). Il y a « renouveau » dans la mesure où « le langage
a repris la densité énigmatique qui était la sienne à la Renaissance »
(311). Ces techniques herméneutiques se distinguent pourtant de
celles qui commandaient, au XVIe siècle, l’interprétation et le
commentaire :

[…] il ne s’agira pas maintenant de retrouver une parole


première qu’on y aurait enfouie, mais d’inquiéter les mots que
nous parlons, de dénoncer le pli grammatical de nos idées, de
dissiper les mythes qui animent nos mots, de rendre à nouveau
bruyant et audible la part de silence que tout discours emporte
avec soi lorsqu’il s’énonce (311).
Nietzsche, Freud et Marx apparaissent ainsi comme les exégètes des
temps modernes, soucieux de fracturer le discours manifeste de la
morale, de la conscience ou de la « valeur » pour faire affleurer à sa
surface le sens latent qui l’anime en secret, depuis son insondable
profondeur [28] . C’est dans ce cadre général que l’œuvre
nietzschéenne est privilégiée, dans la mesure où justement elle
paraît assurer, dans la forme d’une philologie philosophique, une
répétition de la critique kantienne, mais qui ne s’appliquerait plus
cette fois à la connaissance (en vue d’en fixer les limites) mais au
langage (en vue de mettre au jour l’emprise qu’il a sur nous, avant
même que nous ayons commencé à parler) :

Dieu est peut-être moins un au-delà du savoir qu’un certain en


deçà de nos phrases ; et si l’homme occidental est si inséparable
de lui, ce n’est pas par une propension invincible à franchir les
frontières de l’expérience, mais parce que son langage le
fomente sans cesse dans l’ombre de ses lois : « Je crains bien que
nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous
croyons encore à la grammaire ».
(Nietzsche, Le crépuscule des idoles, trad. fr., 1911, p. 130) (311)

L’interprétation nietzschéenne est donc bien inscrite sous l’horizon


de la pensée critique, dont elle reprend et renouvelle la portée en
en déplaçant le point d’application. Mais Foucault ne s’en tient pas
là.
Il propose en effet d’examiner le rapport qui existe entre les
techniques d’interprétation et les techniques de formalisation. Ce
rapport semble d’abord être d’opposition : le souci de formalisation
correspond à des tentatives pour surmonter l’opacité nouvelle du
langage moderne (selon une visée scientifique ou logiciste), alors
que le souci interprétatif procède au contraire de la volonté d’en
sonder les profondeurs (selon une visée critique). Pourtant,
Foucault indique que ce partage mérite d’être relativisé, car
interpréter et formaliser relèvent en réalité de « deux techniques
corrélatives dont le sol commun de possibilité est formé par l’être
du langage, tel qu’il s’est constitué au seuil de l’âge moderne » (312).
Ainsi ramenées à leur fondement archéologique, ces deux
techniques paraissent en effet plutôt se présupposer
réciproquement. L’interprétation se fixe de comprendre le langage
dans sa dimension sédimentaire et historique ; mais, comme
l’enseigne la philologie, cette réalité historique est aussi, dans son
essence, une structure formelle. De manière complémentaire, toute
formalisation du langage présuppose une compréhension au moins
implicite de la signification des formes linguistiques dont elle
prétend traiter. Cette corrélation archéologique entre
l’interprétation et le formalisme est déjà perceptible dans « la
double marche du XIXe siècle vers le formalisme de la pensée et vers
la découverte de l’inconscient – vers Russell et vers Freud » (312).
Mais surtout, elle rend compte, de manière plus étonnante sans
doute, d’une certaine complémentarité, voire d’une certaine
symétrie, entre la phénoménologie et le structuralisme, en tant
qu’ils cherchent à entrecroiser la dimension formelle du langage et
son opacité historique – soit précisément les deux dimensions que
la philologie moderne avait permis de mettre au jour. Le
structuralisme représenterait de ce point de vue une tentative pour
ramener les figures de l’inconscient aux formes pures qui l’animent,
et la phénoménologie la tentative symétrique pour rapporter
l’ensemble de nos connaissances, même les plus systématiques, aux
significations vécues et au fond d’expérience qu’elles expriment.
Foucault semble donc mettre sur le même plan ces deux démarches
(également concernées par une théorie de la signification) alors
même que, dans d’autres passages des Mots et les choses, le
contraste dans l’évaluation de ces projets est plus manifeste : nous
avons vu plus haut le sort qu’il réserve à la phénoménologie, tandis
qu’il désigne le structuralisme comme « la conscience critique et
inquiète du savoir moderne » (221). Il faut donc préciser l’enjeu de
l’analyse de Foucault. Il ne s’agit pas en effet pour lui de soutenir
que phénoménologie et structuralisme sont des démarches
identiques [29] , mais seulement qu’elles trouvent leur « lieu
commun » (312) dans cet espace général qui s’ouvre en bordure de
la philologie moderne, à partir des tendances corrélatives à
l’interprétation et à la formalisation. Les projets phénoménologique
et structuraliste divergent donc à partir de ce « lieu commun » qui
définit leur commune appartenance à un espace du savoir
moderne, où le « signe » a cessé de valoir comme un pur élément
représentatif, liant le contenu (signifié) et la forme (signifiant) de
toute représentation dans l’unité d’une structure binaire, pour
entrer en oscillation entre les deux dimensions de la signification, la
dimension du sens et la dimension du signifiant. Il reste que ces
projets sont irréductibles l’un à l’autre et que cette irréductibilité
autorise, au-delà du simple diagnostic archéologique, un choix
philosophique que la fin du livre cherchera à imposer : la
phénoménologie, en tant qu’elle est liée au sens, à l’expérience et au
vécu, va apparaître de plus en plus solidaire de la configuration
anthropologique du savoir moderne ; le structuralisme, par contre,
paraît offrir la possibilité de contourner la référence à l’homme en
délivrant une analyse systématique des formes de l’inconscient et
de la culture dont la « théorie pure du langage », mise en œuvre par
la linguistique structurale, offre le schème privilégié. C’est pourquoi
il est « la conscience critique et inquiète du savoir moderne », c’est-
à-dire à la fois l’une de ses productions (en quoi il y a « lieu
commun » avec la phénoménologie) et l’une des formes actuelles de
sa contestation – l’un des signes donc de la transformation possible
de la pensée et du savoir modernes, sous l’impulsion d’une
« seconde critique de la raison pure » (394) dont la pensée
nietzschéenne permettait déjà de pointer l’enjeu crucial : la
dissolution de la figure de l’homme dans le « retour du langage ».
Cette mise en série de la puissance interprétative de l’œuvre
nietzschéenne et du programme structuraliste d’une formalisation
de l’impensé, dessine alors, comme sa propre marge, la possibilité
de l’ « apparition de la littérature » (313). Celle-ci tire en effet sa
singularité de sa radicalité : elle ne se soucie pas de la systématicité
du langage ni de son opacité propre et ne relève donc pas d’une
théorie de la signification (que celle-ci soit cherchée du côté du
signifié ou du côté du signifiant) [30]  ; en marge de toute visée
scientifique ou herméneutique qui continue de lier ce langage à des
contenus ou à des formes de signification, elle « ramène le langage
de la grammaire au pouvoir dénudé de parler, et là elle rencontre
l’être sauvage et impérieux des mots » (313). Il y a par conséquent,
un mode d’être « littéraire » du langage qui, au-delà de son mode
d’être significatif, concerne son pur déploiement autonome, dans la
forme d’une « intransitivité radicale » (313). La littérature énonce
en quelque sorte l’être négatif du langage, puisqu’il s’agit d’un
discours – ou même d’un « contre-discours » (59) – qui n’a « pour
contenu que de dire sa propre forme » (313) : ainsi défini par sa
négativité interne, le langage littéraire dessine alors l’envers de la
positivité philologique, dont il constitue à la fois une « figure
jumelle » et la forme de « contestation » la plus poussée.
Par conséquent, la littérature s’intègre parfaitement dans le
dispositif critique esquissé ici par Foucault. En un sens, elle conforte
les efforts conjoints de la réflexion formelle et de la critique
philologique (nietzschéenne) pour placer à nouveau la question du
langage au cœur des préoccupations de la pensée et du savoir
modernes et pour marquer de cette manière le « point d’inflexion »
(396) d’une épistémè qui s’est vouée à la réflexion anthropologique
sur la base de la disparition du Discours classique et de la
dispersion corrélative du langage moderne. La fin des Mots et les
choses le confirme : il y a une triple contestation, philosophique
(conduite ou du moins initiée par Nietzsche), scientifique (relevant
des « contre-sciences » structurales, avec la montée en elles du
paradigme linguistique) et littéraire (Mallarmé, Artaud, Bataille,
Roussel, Blanchot) du dispositif anthropologique. La littérature
constitue bien une marge irréductible de ce dispositif. Comme
l’explique Foucault au début du chapitre IX ainsi qu’à la fin du
chapitre X, cela tient en effet à ce qu’en elle se manifeste la
possibilité d’un « retour du langage » à cette unité perdue depuis la
dissolution du Discours classique. La littérature rapporte ainsi
l’effort initial de Nietzsche pour démystifier la grammaire et
soumettre celui qui parle à un soupçon radical, tout comme l’effort
terminal de la réflexion formelle pour structurer dans un langage
épuré de toute dimension anthropologique les contenus positifs du
savoir, à leur propre condition de possibilité : à savoir, celle d’une
expérience de l’être du langage, à partir de laquelle se dénoue la
trame d’une pensée et d’un savoir noués à partir de la figure de
l’homme. Selon Foucault, la littérature, en tant qu’elle propose de
réfléchir la question du langage dans la forme d’une telle
expérience, désigne alors le seuil critique de l’épistémè moderne,
c’est-à-dire cette marge de contestation et de transformation à
partir de laquelle l’ « archéologie des sciences humaines » s’excède
elle-même dans la direction de ce qui la rend possible [31] .

Notes du chapitre
[1] ↑ Se pose ici le problème du recours systématique, par Foucault, à des noms propres
(Ricardo, Cuvier, Bopp) pour désigner les ruptures fondatrices de l’économie politique, de
la biologie ou de la philologie. Ces désignations nominatives ont sans doute une fonction
polémique (Ricardo plutôt que Marx, Cuvier plutôt que Lamarck) ; il reste que Foucault a
reconnu le paradoxe que recèle cette extrême personnalisation des transformations
pourtant anonymes du savoir telles que cherche à les mettre au jour l’archéologue : « J’ai
dit “Cuvier”, “Bopp”, “Ricardo”, alors qu’en fait j’essayais par là d’utiliser le nom, non pas
pour désigner la totalité d’une œuvre qui répondrait à une certaine délimitation, mais
pour désigner une certaine transformation qui a lieu à une époque donnée et qu’on peut
voir mise en œuvre, à telmoment et en particulier dans les textes en question. L’usage que
j’ai fait du nom propre dans Les mots et les choses doit être réformé, et il faudrait
comprendre Ricardo ou Bopp non pas comme le nom qui permet de classer un certain
nombre d’œuvres, un certain ensemble d’opinions, mais comme le signe d’une
transformation. […] Car mon problème est de repérer une transformation. Autrement dit,
l’auteur n’existe pas » (DE, II, 77 [1970], p. 60-61). Les noms propres (y compris ceux de
Cervantès, Sade, Blanchot) fonctionneraient donc avant tout comme les « signes » visibles
d’une mutation archéologique insaisissable en dehors de ses effets.
[2] ↑ Voir Les mots et les choses, chap. VI, notamment p. 212-213.
[3] ↑ Cette polémique est d’une certaine manière préparée par la stratégie argumentative
qui consiste à différer au maximum la référence à « Marx » dans l’analyse des fondements
de l’économie politique.
[4] ↑ Voir, notamment, les propos de Sartre, dès la sortie des Mots et les choses :
« Derrière l’histoire, bien entendu, c’est le marxisme qui est visé. Il s’agit de constituer une
idéologie nouvelle, le dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser contre
Marx » (in L’Arc, no 30, « Jean-Paul Sartre », 4e trimestre 1966, p. 87-88).
[5] ↑ Voir Jean-Pierre Osier, « Présentation », in Ludwig Fuerbach, L’essence du
christianisme, Paris, Maspero, 1968 ; Gallimard, « Tel », 1992, p. 61-71.
[6] ↑ Louis Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 236.
[7] ↑ Étienne Balibar indique d’ailleurs que Foucault ne devait pas connaître la lecture
d’Althusser lorsqu’il a écrit Les mots et les choses, ce qui l’amènera à plusieurs repentirs
successifs, d’abord dans sa « Réponse au Cercle d’épistémologie » de l’ENS puis dans
L’archéologie du savoir (cf. François Dosse, op. cit., p. 397).
[8] ↑ Frédéric Gros, Michel Foucault, p. 52, n. 1.
[9] ↑ Dans la suite des Mots et les choses, l’attaque contre Sartre sera plus directe,
notamment lorsque Foucault dénoncera ceux qui « incitent la pensée à sortir de sa retraite
et à formuler ses choix ». Et il poursuit, répondant ainsi par avance aux objections
formulées par Sartre : « Peut-on dire que l’ignorent, en leur profonde niaiserie, ceux qui
affirment qu’il n’y a point de philosophie sans choix politique, que toute pensée est
“progressiste” ou “réactionnaire” ? Leur sottise est de croire que toute pensée “exprime”
l’idéologie d’une classe ; leur involontaire profondeur, c’est qu’ils montrent du doigt le
mode d’être moderne de la pensée » (p. 339). On pourrait dire alors, en forçant le trait,
qu’il y a un usage (sartrien) de Marx qui le maintient dans les limites de l’épistémè
moderne, ce qui n’exclut nullement qu’il y ait un autre usage de Marx qui permette au
contraire de diagnostiquer ce qui inquiète le présent. Que Foucault ait « joué » de ces
différents usages possibles de Marx (en distinguant par exemple la portée scientifique de
l’œuvre de Marx et sa portée historique), c’est ce que montrent tout particulièrement les
analyses de Stéphane Legrand (voir par exemple, « Le marxisme oublié de Michel
Foucault », in Actuel Marx, Dossier « Foucault et Marx », septembre 2004, p. 27-43).
[10] ↑ Voir à ce propos les analyses de Frédéric Keck dans Lévi-Strauss et la pensée
sauvage, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2004, p. 134-145.
[11] ↑ Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, p. 312-313.
[12] ↑ De ce point de vue, L’archéologie du savoir clarifie la position adoptée par Foucault
dans Les mots et les choses puisqu’y est clairement stigmatisée une certaine
anthropologisation de Marx (p. 23) qui est le propre de Sartre, non d’Althusser – ce dernier
écrivant Pour Marx sans doute aussi pour contrer une telle anthropologisation qui occulte
la dimension de rupture scientifique du projet marxiste.
[13] ↑ Foucault avait déjà associé ces deux figures dans une conférence de 1964 intitulée
« Nietzsche, Freud, Marx », où il ne s’agissait pourtant que de pointer la résurgence
moderne des techniques d’interprétation (cf. DE, I, 46 [1967]).
[14] ↑ Dans cette reconstruction archéologique du savoir biologique, saisi au plus près de
ses ruptures fondatrices, Foucault s’appuie explicitement sur l’étude d’Henri Daudin,
Cuvier et Lamarck. Les classes zoologiques et l’idée de série animale, 2 t., Paris, Félix Alcan,
1926-1927 (rééd. PUF, 1983). Cette étude se présentait comme une évaluation des
principales avancées de Cuvier et de Lamarck dans le domaine de la zoologie. Foucault a
manifestement trouvé toute la matière de son exposé sur l’œuvre de Cuvier dans le livre
de Daudin : le tome I faisait en effet apparaître l’importance du travail scientifique de
Cuvier dans le cadre du Museum d’Histoire naturelle ; l’ensemble du tome II consistait dans
une présentation détaillée des travaux et des découvertes de Cuvier (chap. VIII, 1 : « Les
caractères généraux de la réforme de la classification » et 2 : « Principe de la subordination
des caractères, lois de coexistence et unité de plan dans les premiers travaux de Cuvier »)
ainsi que dans une confrontation entre les apports respectifs de Cuvier et de Lamarck à la
pensée de l’évolution (chap. IX : « Cuvier : l’Anatomie et les plans généraux de
l’organisation » et X : « Lamarck : la défense de la série et la genèse des êtres vivants »).
Foucault a sans doute tiré son hypothèse archéologique d’une fondation de la biologie à
partir de l’œuvre de Cuvier de la lecture de l’autre ouvrage de Daudin, De Linné à Lamarck.
Méthodes de la classification et idée de série en botanique et en zoologie (1740-1790). Dans
cet ouvrage, Daudin tendait justement à présenter le travail de Lamarck comme étant pris
dans les limites de la taxinomie classique.
[15] ↑ Ce passage fait écho aux analyses concernant l’anatomo-clinique de Bichat dans
Naissance de la clinique (voir notamment le chap. VIII : « Ouvrez quelques cadavres »).
[16] ↑ Cuvier établit ainsi que la forme de la mâchoire inférieure constitue un indice
capital pour reconstituer l’organisation d’ensemble d’un animal, et par conséquent pour
établir des ressemblances et des différences entre les animaux : les organes de la
mastication renseignent en effet le naturaliste sur l’alimentation d’un animal, par
conséquent aussi sur sa digestion et sur le genre de vie qu’il est censé avoir, sur son milieu,
etc.
[17] ↑ Cette dissociation du visible et de l’invisible conduit, selon Foucault, à privilégier
désormais l’animal par rapport au végétal : « […] avec toutes ses figures déployées de la
tige à la graine, de la racine au fruit, le végétal formait, pour une pensée en tableau, un pur
objet transparent aux secrets généreusement retournés. Àpartir du moment où caractères
et structures s’étagent en profondeur vers la vie – vers ce point de fuite souterrain,
indéfiniment éloigné mais constituant – alors, c’est l’animal qui devient figure privilégiée,
avec ses charpentes occultes, ses organes enveloppés, tant de fonctions invisibles, et cette
force lointaine, au fond de tout, qui le maintient en vie » (Les mots et les choses, p. 289-
290).
[18] ↑ À travers cette opposition entre l’être représentable et la force énigmatique de la
vie, Foucault entend évoquer la métaphysique du « vouloir-vivre » de Schopenhauer, qu’il
interprète comme le projet original d’une « critique de la connaissance » (Les mots et les
choses, p. 291) radicalisant les enjeux de la critique kantienne. Car si ce projet vise bien à
rapporter la phénoménalité des choses et des êtres (leur apparition dans l’ordre du visible)
à cette « force fondamentale » (nouménale et invisible) de la Vie, ce n’est pas pour « fonder
le phénomène, [pour] en dire à la fois la limite et la loi, [pour] le rapporter à la finitude qui
le rend possible », mais aucontraire pour « le dissiper et [pour] le détruire comme la vie
elle-même détruit les êtres : car tout son être n’est qu’apparence » (ibid.). La Vie dévoile et
dénoue l’illusion dont se nourrit une connaissance vouée au seul être représentable des
choses.
[19] ↑ Foucault a repris cette démonstration lors des « Journées Cuvier » en
1969,s’exposant aux critiques, parfois sévères, d’épistémologues et d’historiens des
sciences du vivant (F. Dagognet, Y. Conry, C. Salomon, etc.) ; voir DE, II, 77 [1970].
[20] ↑ Foucault précise ainsi en 1969 le niveau d’analyse de sa démarche archéologique :
« […] le niveau auquel je me place n’est pas celui des conceptions, des théories : c’est celui
des opérations à partir desquelles, dans un discours scientifique, des objets peuvent
apparaître, des concepts peuvent être mis en œuvre et des théories peuvent être
construites. À ce niveau, on peut repérer des coupures » (L’archéologie du savoir, p. 58).
Cette démarche aboutit alors à privilégier la discontinuité historique des régimes de
formation discursive : « On peut avoir des concepts analogues les uns aux autres, des
théories isomorphes les unes aux autres et qui pourtant obéissent à des systèmes, à des
règles de formation différentes. Il me semble que la taxinomie de Jussieu est formée selon
le même schéma que celle de Linné, bien que et dans la mesure même où il essaie de le
dépasser. En revanche, la biologie de Cuvier me paraît obéir à d’autres règles de
formation. Une continuité conceptuelle ou un isomorphisme théorique peut parfaitement
recouvrir une coupure archéologique au niveau des règles de constitution des objets, des
concepts, des théories » (ibid., p. 59).
[21] ↑ Foucault reprend manifestement ici, sous la forme d’une thèse archéologique
tranchée, certaines des conclusions de l’étude très fournie d’Henri Daudin consacrée à
Cuvier et Lamarck : « [Lamarck] affirme la réalité d’une “série” animale unique et continue
[qui] est le produit d’une élaboration graduelle et ascendante. […] [Cette élaboration] est,
avant tout la mise à exécution, par étapes successives d’un plan total de la Nature. » Par
conséquent, même si Lamarck fait « une place de plus en plus grande aux actions et
réactions physiques par lesquelles les changements des circonstances suscitent des
modifications infiniment variées dans les habitudes et, par suite, dans l’organisation des
animaux, [il reste que] l’œuvre de la Nature, dans la pensée de Lamarck, ne dépend de ces
facteurs contingents que par ses détails, et non point quant à sa marche générale ou à ses
résultats d’ensemble. Issus d’une transformation graduelle des êtres qui les ont précédés,
les organismes actuellement vivants n’ont pas cessé de composer un ensemble réellement
continu, dont les lacunes apparentes sont destinées à être comblées par de nouvelles
observations : du degré inférieur au degré supérieur de cette échelle de perfection des
animaux, la complexité de l’organisation, la diversité et la spécialité des aptitudes
fonctionnelles croissent selon une règle uniforme ». Or Daudin affirme que
« contrairement à une opinion assez répandue, notamment chez des écrivains
transformistes, mais très superficielle, les travaux de Cuvier ont préparé et amorcé, plus
directement et plus effectivement que ceux de Lamarck lui-même, la dissolution du dogme
scientifique qui posait comme réguliers et nécessaires les rapports constitutifs de l’ordre
naturel ». En effet, Cuvier reconnaît « nettement l’impossibilité d’établir, soit un
enchaînement continu, soit une progression ascendante entre tous les animaux ». Cette
rupture tient à ce que le concept morphologique d’unité de plan qui revient à poser en
principe la constance fondamentale des composantes de l’organisation, s’oppose
radicalement à l’idée lamarckienne d’une évolution progressive des espèces. D’où la
conclusion de Daudin : « Au total, en dénonçant l’arbitraire édifiant de la représentation
sérielle du monde vivant, en reconnaissant le degré très inégal des rapports entre les types
zoologiques, en admettant enfin, que le nombre et la répartition des espèces, sinon leurs
caractères, peuvent être bouleversés, dans des cas exceptionnels, mais décisifs, par des
événements physiques – Cuvier a posé, plus que personne, la première moitié des conditions
nécessaires de Darwin » (Henri Daudin, op. cit., t. II, p. 253-256 ; nous soulignons). C’est
cette conclusion que Foucault traduit alors dans les termes d’une coupure archéologique,
définissant le seuil épistémologique à partir duquel une théorie de l’évolution est possible :
« Pour passer de l’état Linné à l’état Darwin du savoir biologiques, la transformation
Cuvier était nécessaire » (DE, II, 77 [1970], p. 58).
[22] ↑ La fin des Mots et les choses est clairement structurée par un tel jeu d’éclipses :
« L’homme s’étant constitué quand le langage était voué à la dispersion, ne va-t-il pas être
dispersé quand le langage se rassemble ? » (Les mots et les choses, p. 397).
[23] ↑ Foucault procède à deux découplages successifs pour faire apparaître
l’hétérogénéité qui caractérise le champ du savoir moderne : après avoir pointé ce qui
sépare sur le fond la pensée de la vie et la pensée du travail, il cherche à montrer ce qui
rend irréductibles l’une à l’autre la pensée de la vie et la pensée du langage. La dispersion
des modes d’être du langage soulignée à la fin du chapitre VIII et au début du chapitre IX,
fonctionne ainsi comme un indice et un élément de cet éclatement moderne du savoir, dès
lors qu’il n’est plus unifié à partir du Discours classique.
[24] ↑ Grimm observe notamment que les sonorités liées au radical d’un mot sont moins
sujettes au changement que celles qui appartiennent à la désinence.
[25] ↑ Voir Les mots et les choses, chap. IV, p. 109-111.
[26] ↑ C’est parce que, du point de vue de l’archéologie des savoirs, la modernité ne
représente aucune avancée, aucun « progrès » par rapport à l’âge classique que
l’apparente « régression » de la linguistique saussurienne par rapport aux conditions
fixées par la philologie moderne à l’analyse du langage, peut s’analyser comme une forme
de déprise de ces conditions mêmes. Elle est d’une certaine façon le prix à payer pour
sortir du sommeil anthropologique. En allant dans ce sens, Foucault met en garde de
manière récurrente contre toute interprétation psychologisante de la sémiologie de
Saussure qu’il interprète comme un malentendu : « Il était bien nécessaire […] que,
retrouvant le projet d’une sémiologie générale, Saussure ait donné du signe une définition
qui a pu paraître “psychologiste” (liaison d’un concept et d’une image) : c’est qu’en fait, il
redécouvrait là la condition classique pour penser la nature binaire du signe » (Les mots et
les choses, p. 81).
[27] ↑ Foucault précise toutefois qu’il ne s’agit pas de revenir à la fonction classificatrice
et ordonnatrice du discours classique mais que, si le langage se donne comme un
« tableau » des choses (selon une expression de Cuvier), c’est dans la mesure où « il se tient
à une certaine distance de la nature pour […] en recueillir finalement le portrait fidèle »
(Les mots et les choses, p. 310). Autrement dit, le langage n’est plus la grille de lecture
première de la nature mais son reflet à distance.
[28] ↑ Foucault reprend ici de manière très condensée le propos qu’il avait développé en
1964 lors du colloque de Cerisy consacré à Nietzsche (voir DE, I, 46 [1967]).
[29] ↑ La complémentarité ménagée par Foucault entre la phénoménologie et le
structuralisme n’a donc pas la même vocation polémique que le rabattement de Marx sur
Ricardo : car si le marxisme peut bien représenter pour Foucault « la conscience critique et
inquiète » de son temps, ce temps n’est plus le nôtre.
[30] ↑ Voir notamment Les mots et les choses, p. 59.
[31] ↑ Il semble par conséquent abusif de réduire le projet des Mots et les choses à
l’illustration du bien-fondé du structuralisme. L’ « archéologie des sciences humaines »,
qui trouve des appuis décisifs dans la pensée nietzschéenne comme dans le recours à
l’expérience littéraire, cherche en effet plutôt à situer l’effort de la réflexion formelle dans
le cadre plus général d’un « retour du langage ». C’est dans cette perspective que Les mots
et les choses dessinent, en contrepoint de l’ « archéologie des sciences humaines », le projet
d’une archéologie de la littérature (mettant en lumière l’expérience du langage) et celui
d’une archéologie du structuralisme (dont l’enjeu se rassemble à partir de la possibilité
d’une théorie pure du langage).
3. Le pli anthropologique du savoir

L a mise en perspective proposée par Foucault à la fin du


chapitre VIII a le mérite de clarifier les enjeux des deux
derniers chapitres des Mots et les choses, dans lesquels se rassemble
au fond la thèse du livre. Celle-ci concerne le rapport entre l’être du
langage et l’être de l’homme ou, plus précisément, les conditions
d’apparition, dans le domaine du savoir et de la pensée modernes,
de la figure de l’homme sur fond de disparition du Discours. Le
déclin de la théorie de la représentation, qui assurait l’unité du
Discours et, à travers elle, l’unité du savoir empirique à l’époque
classique, s’accompagne en effet d’une dissociation entre, d’une
part, « une connaissance empirique des formes grammaticales »
(349) (donnant lieu au quadrilatère philologique) et, d’autre part,
une analytique de la finitude qui prend la forme d’un « quadrilatère
anthropologique ». Ce face-à-face soigneusement ménagé par
Foucault entre le langage et l’homme constitue ainsi le champ
problématique de l’épistémè moderne, bordée d’un côté par la
clôture de la représentation, la dispersion du langage et
l’émergence du thème de la finitude, et de l’autre par la constitution
des « sciences humaines », elle-même corrélative d’un « retour » du
langage qui inquiète à nouveau le sol positif du savoir
anthropologique.
L’ensemble du chapitre IX (« L’homme et ses doubles ») est consacré
à mettre en place cette alternative du langage et de l’homme, en
tant qu’elle est liée archéologiquement à la « mutation de l’analyse
du Discours en une analytique de la finitude » (350). Ce
développement comprend trois moments principaux. Foucault
commence par souligner la fonction transitoire et intermédiaire de
l’homme au sein de l’épistémè moderne : il se donne essentiellement
comme cette « figure entre deux modes d’être du langage » (397) qui
trouve sa condition d’apparition dans la rupture de l’ordre
classique du langage. L’analyse cherche ensuite à caractériser de
manière positive en quoi consiste le pli anthropologique de la
pensée moderne : apparaissent ainsi les segments théoriques d’un
quadrilatère anthropologique qui rend compte de la cohérence
propre à l’analyse du mode d’être de l’homme. La fin du chapitre
marque alors la distinction et l’incompatibilité entre ce quadrilatère
de l’anthropologie moderne et le quadrilatère du langage classique
et trouve dans le retour contemporain de la question du langage le
signe, et les conditions, d’un « déracinement de l’Anthropologie »
(353) qui forme la base générale de la critique des « sciences
humaines » présentée dans le chapitre suivant.

1 - La fin du Discours
Les conditions d’apparition de l’homme comme fondement de la
pensée et du savoir modernes sont donc d’abord définies par
Foucault par la négative : elles sont liées en effet à la disparition du
Discours en tant que celui-ci « assurait le déploiement initial,
spontané, naïf de la représentation en tableau » (315) et attribuait
donc au langage la capacité d’analyser la suite des représentations
et d’ordonner la connaissance des choses. Le basculement du
langage hors de la représentation constitue de ce point de vue un
événement archéologique majeur qui suffit, selon Foucault, à
définir le « seuil du classicisme à la modernité » (315). Car si le
langage accède, dans l’objectivation philologique, à cet être
autonome et à cette dimension d’historicité profonde, qui lui
donnent un statut quasi transcendantal analogue à celui que
reçoivent à partir du XIXe siècle le travail et la vie, il reste qu’en se
régionalisant, la réflexion sur le langage n’exerce plus le rôle
recteur qu’elle avait pu jouer, au sein du savoir classique, dans la
constitution interne de l’Histoire naturelle ou de l’analyse des
richesses.
L’analyse de Foucault explore alors le contraste entre deux modes
d’être historiques du langage qui bordent l’émergence de la figure
philosophique et épistémologique de l’homme.
Nous avons vu plus haut que le langage, détaché de sa fonction
représentative, se présente d’abord sur le mode de l’éparpillement
et connaît de ce point de vue un destin singulier par rapport à la vie
et au travail. Cet éparpillement se donne comme « la conséquence la
plus récemment visible (parce que la plus secrète et la plus
fondamentale) de la rupture de l’ordre classique » (318). Pourtant,
Foucault ne s’en tient pas à ce repérage historique du point de
rupture de l’épistémè classique. Il indique, en effet, qu’au-delà d’une
telle rupture, et au plus près de notre actualité, le langage moderne
ne cesse de refaire son unité, ou du moins de reconduire la pensée
« vers son être unique et difficile » (317). Autrement dit, l’unité du
langage, qui était explicite sous le régime classique de la
représentation, est devenue problématique dans la modernité : c’est
la raison pour laquelle elle ne se signale plus que de biais et en
marge de la constitution positive d’un savoir empirique –
notamment à travers les entreprises irréductibles mais
complémentaires de Nietzsche et de Mallarmé qui dessinent les
limites entre lesquelles peut se formuler le questionnement
contemporain sur le langage [1] . Pour Nietzsche, l’unité du langage
est à chercher du côté de « celui qui parle » (317), et qui est
susceptible d’interroger de manière réflexive sa propre position de
sujet parlant (qui parle – quand je dis « je » ?). L’entreprise poétique
de Mallarmé, culminant dans le projet interminable du Livre,
prolonge et d’une certaine manière radicalise le questionnement
nietzschéen : car plutôt que de reconduire le langage à une instance
subjective dans laquelle il trouve le principe de son pouvoir, il s’agit
à présent pour le poète de « s’effacer lui-même de son propre
langage au point de ne plus vouloir y figurer qu’à titre d’exécuteur
dans une pure cérémonie du Livre où le discours se composerait de
lui-même » (317). L’élision de « celui qui parle » dans le mouvement
de constitution de la parole poétique permet ainsi, selon Foucault,
de replier le langage sur ses propres pouvoirs, à l’écart de toute
visée représentative ou signifiante. Mallarmé reconduit ainsi du
côté du langage lui-même l’interrogation nietzschéenne concernant
le sujet du langage : le langage devient en quelque sorte son propre
sujet, c’est-à-dire le principe autonome de production d’une réalité
qui ne serait donc plus extérieure au Livre, mais qui se constituerait
à partir de l’agencement matériel des mots sur la page. Cette
tentative poétique reçoit ici un statut privilégié dans la mesure où
elle revient à affirmer l’autonomie du langage, sans pour autant
ramener celle-ci à l’objectivité d’un déploiement grammatical ou à
l’origine subjective de la signification. Il y a donc une torsion
nietzschéenne de la philologie, qui renvoie à un questionnement
critique sur les fondements du langage et de la signification (qui
parle ? qui détient le sens des mots ?), et une torsion mallarméenne
de cette critique nietzschéenne qui la reconduit à la dimension
d’une interrogation radicale sur l’être du langage, c’est-à-dire sur la
relation fondamentale qui se noue « entre le langage et l’être »
(317). Malgré leurs différences, la mise au premier plan de la
question du langage dans l’œuvre de Nietzsche ou dans celle de
Mallarmé correspond donc à un même effort pour « reconstituer
l’unité perdue du langage » (318) – « perdue » justement depuis la
disparition du Discours classique. Il reste pourtant à savoir si ce
questionnement s’inscrit lui-même dans l’ouverture de cette
disparition ou s’il témoigne plutôt, à la manière d’un symptôme,
d’un nouveau mode de réflexion, coïncidant avec l’actualité de
l’archéologie :

Retrouver en un espace unique le grand jeu du langage, ce


pourrait être aussi bien faire un bond décisif vers une forme
toute nouvelle de pensée que refermer sur lui-même un mode
de savoir constitué au siècle précédent (318).

Malgré ces précautions oratoires et une rhétorique interrogative


visant à dramatiser le propos et à créer un certain suspense, il
semble bien, à lire la fin des Mots et les choses, que Foucault ne s’en
tient pas à l’alternative qu’il présente ici. En effet, dans les toutes
dernières pages du livre, le thème d’un « retour du langage », que la
pensée nietzschéenne, la littérature contemporaine ou la montée en
puissance des langages formels et du symbolisme structural
viennent attester, apparaît de nouveau, pour désigner cette fois plus
clairement la limite non encore archéologisable de l’épistémè
moderne, soit pour annoncer le dénouement de cette pensée et de
ce savoir élaborés à partir du XIXe siècle sur les ruines de la
représentation et du Discours classiques.
L’argument de Foucault livre à partir de là son véritable enjeu : car
c’est entre le fractionnement du langage (contemporain de la
dislocation du Discours et de la constitution d’une philologie au
début du XIXe siècle) et les formes actuelles de son unification
possible – entre ces deux modes d’être du langage qui bordent et
bornent donc historiquement le champ de l’épistémè moderne –,
que vient se loger la possibilité archéologique de l’homme.
L’alternative entre la dispersion et l’unité du langage sert donc à
fonder une alternative plus radicale – qui passe entre l’existence du
discours classique et l’existence de l’homme. Cette dernière
alternative peut faire elle-même l’objet d’une double lecture. Une
lecture historique, tout d’abord, allant du passé au présent (que
propose le chapitre IX) : l’homme vient occuper l’espace laissé
vacant par la dislocation du jeu classique des représentations ; son
apparition est donc contemporaine du morcellement du langage
moderne. Une lecture critique ensuite, qui remonte du présent au
passé (fin des chap. IX et X) : l’homme est sans doute voué à
disparaître lorsque le langage refait son unité et sollicite à nouveau
la pensée, ce qui est manifestement le cas actuellement ; le thème
de la « mort de l’homme » est donc étroitement dépendant de la
question, évoquée au début du chapitre IX, d’un « retour du
langage ». On notera que Foucault instaure ici entre l’homme et le
langage une profonde dissymétrie : alors que le premier ne doit son
apparition sur la scène du savoir qu’à « un coup de théâtre
artificiel » (318) qui en souligne le caractère tardif, donc sans doute
provisoire, le langage fait, pour sa part, l’objet d’une attention
soutenue depuis le début de l’enquête archéologique, attachée en
un sens à décrire les différents modes d’être historiques du langage
depuis la Renaissance jusqu’à la période actuelle : c’est pourquoi la
question de l’être de l’homme est subordonnée à celle du langage.
L’homme n’est donc donné comme archéologiquement pensable et
possible que dans les limites de l’épistémè moderne (entre les deux
seuils qui la bordent) et, plus précisément, dans les limites que lui
impose l’état de la réflexion sur le langage :

La seule chose que nous sachions pour l’instant en toute


certitude, c’est que jamais dans la culture occidentale l’être de
l’homme et l’être du langage n’ont pu coexister et s’articuler l’un
sur l’autre. Leur incompatibilité a été un des traits fondamentaux
de notre pensée (350).

Foucault trouve la trace archéologique de cette incompatibilité dans


l’exclusion réciproque du savoir classique, unifié à partir de la
fonction représentative du discours, et du projet d’une « science de
l’homme » : cette dernière a en effet pour condition de possibilité la
dissociation de l’être et de la représentation, telle qu’elle intervient
dans le sillage de la critique kantienne et dans la réflexion sur la
finitude humaine qu’une telle critique permet d’engager. À
l’intérieur de ce cadre général, l’argumentation de Foucault procède
a contrario : pour renforcer l’idée que l’homme est une production
artificielle liée aux exigences propres (mais strictement
circonscrites) du savoir moderne, il commence par montrer qu’
« avant la fin du XVIIIe siècle, l’homme n’existait pas » (319). Que
signifie cette affirmation, à première vue provocatrice ?
Poser l’inexistence de l’homme à l’époque classique, cela revient
d’abord à rappeler que le « grand jeu classique des
représentations » (318) ne requiert nullement la présence de
l’homme pour fonctionner. C’est ce qui ressort très précisément,
selon Foucault, de l’analyse des Ménines de Vélasquez, donnée en
ouverture des Mots et les choses et qui reçoit ici sa fonction propre.
La particularité de ce tableau est en effet qu’à la faveur d’une
souveraine mise en abyme, il représente la représentation en
chacune de ses fonctions, distribuées dans l’espace même de la toile
à partir de trois figures distinctes : celle du peintre, qui produit et
ordonne la représentation ; celle de son modèle, qui est représenté
sur la toile ; celle du spectateur, enfin, pour qui quelque chose est
représenté [2] . Or, cette « représentation en tableau » (319) paraît
s’élaborer à partir d’un manque central qui, paradoxalement lui
confère sa véritable cohérence. Il y a en effet, au cœur du tableau
de Vélasquez, ce fameux jeu de reflets qu’autorise un discret miroir
(placé à la fois au centre du tableau, mais comme en retrait – au
foyer de toutes les perspectives), et qui semble décaler cette
représentation par rapport à elle-même, creusant un vide entre ce
qui est représenté et ce qui rend possible la représentation : le
tableau est ainsi comme projeté en avant de lui-même, « vers cela
même qui est représenté, mais qui est absent » (319), à savoir le Roi,
que le peintre représenté sur la toile comme les spectateurs à
l’arrière-plan regardent. Mais, l’objet de la représentation (« ce que
l’artiste est en train de recopier sur sa toile ») qui est ainsi dérobé
aux regards, soustrait à la représentation en tableau, coïncide avec
son « sujet », lui-même dédoublé à travers la position du peintre
(« sujet » du Roi, faisant le portrait de son souverain modèle) et celle
du spectateur (celui pour qui « ce tableau existe et pour qui, du fond
du temps, il a été disposé »). La « place du Roi », telle qu’elle se
dessine sur le bord externe du tableau de Vélasquez, est donc aussi
celle que le peintre partage avec son modèle et celle que le
spectateur occupe lorsqu’il regarde le tableau ; c’est celle où l’objet
et le sujet de la représentation viennent échanger leur figure pour
rendre la représentation possible. Or, conclut Foucault, la
représentation classique, dont Les Ménines fournissent le
paradigme, suppose pour fonctionner, que cette « place du Roi », la
place d’un sujet-objet de cette représentation, demeure vacante,
c’est-à-dire qu’elle soit projetée hors de l’espace du tableau – qui se
contente d’en recueillir sur sa surface plane et neutralisée les reflets
incertains : ceux d’un « royal personnage » enfermé dans les limites
d’un miroir ; ceux d’un groupe de spectateurs donné en spectacle à
l’intérieur du tableau ; ceux enfin d’un peintre qui est « pris » lui
aussi dans ce spectacle, suspendant artificiellement son geste de
peindre au moment où il est représenté. Le « grand jeu classique
des représentations » tire justement son autonomie de ce qu’il
repousse à l’extérieur de l’espace du tableau ce manque essentiel
qui, précise Foucault, ne peut apparaître comme une lacune que
« pour le discours qui laborieusement décompose le tableau » – et
non pas du point de vue des règles qui ont présidé à sa composition
interne. C’est donc pour nous et non en soi que cette composition
paraît instable, attirée vers cette « place du Roi » où se désignent ses
conditions de possibilité :

Dans la pensée classique, celui pour qui la représentation existe,


et qui se représente lui-même en elle, s’y reconnaissant pour
image ou reflet, celui qui noue tous les fils entrecroisés de la
« représentation en tableau » – celui-là ne s’y trouve jamais
présent lui-même (319).

Selon Foucault, c’est le propre de la pensée moderne que de


convertir cette absence en présence, que de remplir le vide de la
place du Roi par le plein d’un objet (empirique) représenté qui se
donne aussi comme le sujet (transcendantal) de cette représentation
– l’homme apparaissant alors justement dans cette « position
ambiguë d’objet pour un savoir et de sujet qui connaît » (323). Le
basculement de l’absence à la présence correspond alors à
l’apparition, à la verticale du tableau, de la dimension d’une
profondeur qui renvoie aussi bien à l’opacité d’un contenu
(empirique) qu’à la forme d’une fondation (transcendantale).
L’existence de l’homme est ainsi rigoureusement contemporaine de
cette mutation générale du savoir qui met au jour « la puissance de
la vie, la fécondité du travail, ou l’épaisseur historique du langage »
(319). Pourtant, alors que la Vie, le Travail et le Langage s’étaient
chargés, à partir de l’empiricité, d’une dimension quasi
transcendantale, l’homme moderne, lui, va connaître une
surélévation transcendantale, dans la mesure où il va se proposer
comme le fondement absolu de cette vie, de ce travail, de ce langage
qui trament sa propre existence empirique. Le mouvement général
d’objectivation du transcendantal, ou plutôt de
transcendantalisation de l’objectivité, observé dans la constitution
des formes modernes de positivité se trouve ainsi repris du côté de
la subjectivité humaine, en laquelle vient s’unifier et comme se
boucler sur lui-même l’ensemble du savoir positif.
Il reste qu’avant de venir occuper cette « place du Roi » qui, dans la
construction même de Vélasquez, n’est impensée que parce qu’elle
est théoriquement impensable et pratiquement irreprésentable,
l’homme n’existe pas. Ce qui signifie donc que sa présence n’est pas
requise pour assurer le fonctionnement du système représentatif.
Mais cela signifie aussi, selon Foucault, que ce que l’âge classique a
cherché à penser à travers le concept de « nature humaine » par
exemple ne correspond en aucun cas au profil épistémologique de
l’homme moderne [3] . La « nature humaine » se définit en effet
comme un simple moment fonctionnel dans le redoublement
représentatif du savoir classique : elle correspond à ce « pli de la
représentation sur elle-même » par lequel le monde peut entrer
« dans la souveraineté d’un discours qui a le pouvoir de représenter
sa représentation » et, dans cette représentation redoublée, de
retrouver, « au-dessous du désordre de la terre, la nappe sans
rupture des êtres » (320). Il y a donc un rapport fondamental de la
nature humaine à la nature qui exprime avant tout la continuité de
la représentation et de l’être. Autrement dit, l’homme comme cet
être dont la « nature » est de connaître la Nature, et donc sa nature
– l’homme comme sujet et objet de toute connaissance possible –
n’existe pas à l’âge classique : l’homme n’est alors que ce qui permet
à la représentation de s’articuler sur elle-même, ce qui permet à
l’être représenté de s’ordonner dans la forme du discours. Se profile
donc ici, à l’occasion de l’exposition du concept classique de
« nature humaine », le thème de l’incompatibilité archéologique de
la transparence du discours, en lequel se nouent la représentation et
l’être, et de l’opacité de l’homme, comme cette « réalité épaisse et
première » (321) qui se donne à la fois comme contenu positif et
comme fondement de la connaissance. La condition première pour
que l’homme des « sciences humaines » apparaisse, ce sera donc
bien que « s’efface ce discours classique où l’être et la
représentation trouvaient leur lieu commun » et que l’espace
horizontal du tableau s’ouvre sur cet « espace vacant » (323) – la
« place du Roi » – qui désormais constitue sa dimension intérieure,
l’origine et le fondement de tout savoir possible.

2 - Le quadrilatère anthropologique
Il reste à comprendre comment s’opère ce basculement du Discours
à l’Homme. Comme l’a montré le chapitre VIII, l’ouverture de
l’espace d’ordre de l’épistémè classique correspond à la dissociation
de l’être et de la représentation : c’est cette dissociation qui, dans le
domaine des positivités, aboutit d’un même mouvement à
soustraire les besoins, les vivants, les mots à l’ « espace souverain »
du tableau représentatif (où pouvait s’effectuer leur mise en ordre),
et à replier plutôt le travail, la vie, le langage sur eux-mêmes, sur
leur loi intérieure et sur leur historicité profonde. La représentation
n’est donc plus l’élément primitif dans lequel les vivants, les
besoins, les mots viennent trouver leur vérité positive et
s’ordonner ; elle n’est plus désormais que la forme extérieure dans
laquelle l’ordre intérieur des choses vient se réfléchir en se
proposant comme objet pour une conscience ou pour un sujet
connaissant – pour un homme :

[La représentation] est, du côté de cet individu empirique qu’est


l’homme, le phénomène – moins encore peut-être, l’apparence –
d’un ordre qui appartient maintenant aux choses mêmes et à
leur loi intérieure. Dans la représentation, les êtres ne
manifestent plus leur identité, mais le rapport extérieur qu’ils
établissent à l’être humain (324).

L’homme se constitue donc comme le pôle à partir duquel la vie, le


travail, le langage peuvent réfléchir leur positivité, et accéder à la
représentation. En ce sens, cet homme, avec son « pouvoir de
donner des représentations » (324), est requis dans l’ordre du savoir
moderne comme la surface de projection et de réflexion de ces
formes positives qui s’offrent comme l’élément de son existence
empirique. C’est donc à partir de ce double mouvement simultané
(retrait des êtres hors de l’espace de la représentation, et
rabattement de l’activité représentative du côté de la conscience
humaine) que l’analyse du mode d’être de l’homme trouve sa
justification archéologique. Une telle analyse prend selon Foucault
la forme générale d’une « analytique de la finitude » à partir de
laquelle se dessinent les quatre segments théoriques d’un
quadrilatère anthropologique [4] .

Les deux faces de la finitude


Au principe de cette analytique et de ce nouveau quadrilatère,
Foucault décèle une profonde ambiguïté quant au statut et à la
fonction de la finitude anthropologique. On ne peut en effet se
représenter l’homme et il ne peut lui-même se représenter son être
qu’à partir des lois du travail, de la vie, du langage qui, depuis une
certaine extériorité, traversent son existence concrète. Les savoirs
empiriques modernes dessinent donc la figure d’un être fini,
devenu un simple objet pour l’investigation biologique, pour la
pensée économique et pour l’analyse philologique, et qui ne peut
que reprendre dans sa représentation cette objectivité première qui
s’impose immédiatement à lui. La positivité de ces savoirs dessine
donc une forme négative de la finitude humaine puisqu’elle invite à
définir l’homme avant tout par ce qui, irréductiblement, le limite :
la mort comme destin de la vie, l’aliénation comme destin du
travail, l’opacité des langues comme destin du langage. Cette
finitude « négative » qui s’annonce dans toute sa rigueur du côté de
l’existence concrète de l’homme, se trouve alors paradoxalement
confirmée dans l’effort pour faire passer les limites impérieuses
qu’elle indique d’abord en simples bornes à repousser indéfiniment
– c’est-à-dire dans la promesse eschatologique d’une récupération
totale de l’homme par lui-même : les thèmes d’une évolution future
des formes de vie, d’une prochaine désaliénation des structures de
production, du retour possible du langage à la transparence, sont
donc sollicités pour contourner, dans la forme adoucie d’un
« indéfini », la rigueur implacable de cette finitude première et
indépassable.
Mais la finitude anthropologique ne se conçoit pas seulement
comme le résultat des recherches empiriques (sur la vie, le travail,
le langage). Elle est également posée comme le fondement de la
positivité de telles connaissances :

[…] chacune de ces formes positives où l’homme peut apprendre


qu’il est fini ne lui est donnée que sur fond de sa propre finitude.
Or celle-ci n’est pas l’essence la mieux purifiée de la positivité,
mais ce à partir de quoi il est possible qu’elle apparaisse (325).

Le corps, le désir, le langage de l’homme sont donc à la fois les


formes positives et les formes fondamentales de sa finitude. C’est à
partir des limites spatiales de son corps que lui est donné le mode
d’être de la vie, tel qu’il lui prescrit (jusqu’à la mort) ses formes
actuelles d’existence ; c’est à partir de la béance de son désir que lui
apparaît le mode d’être de la production, en tant qu’il détermine
(jusqu’à l’aliénation) son existence d’agent économique ; c’est dans
le temps de son langage enfin que lui est donné le mode d’être du
langage, avec la sédimentation historique de chacune de ses
paroles. Il y a ainsi une répétition du positif dans le fondamental
qui repose sur une certaine « circularité d’institution » [5]  du fini à
partir de l’expérience et de la connaissance humaines. Et cette
structure de renvoi de la finitude à elle-même prend la forme d’une
répétition du Même : c’est la même finitude qui se donne ici, du côté
des positivités, comme une limitation externe (empirique) et
comme une détermination négative de l’être de l’homme, et là, du
côté du fondement comme la limitation interne et la condition
positive de son pouvoir de connaître [6] . Les limites et les pouvoirs
de l’homme se conditionnent réciproquement.
L’analytique de la finitude s’oppose alors doublement à l’analyse
classique des représentations. D’abord, elle fait jouer l’identité et la
différence (du positif et du fondamental, en l’occurrence) dans
l’élément de la répétition, du Même, et s’oppose ainsi à une analyse
classique qui cherchait plutôt à faire apparaître, dans l’espace
distributif du tableau, les identités et les différences entre les choses
représentées. Par ailleurs, ce jeu moderne de la finitude
anthropologique renverse clairement la priorité métaphysique de
l’infini qui prévalait à l’époque classique. Dans la pensée classique
en effet, la finitude humaine était conçue seulement comme
« inadéquation à l’infini » (327) : l’analyse et la mise en ordre des
représentations était donc soutenue et comme redoublée par une
telle métaphysique de l’infini qui relançait sans cesse l’effort de la
connaissance au-delà des limites imposées par cette finitude
humaine aux contenus empiriques du savoir. Or la pensée moderne
s’élabore, en dehors de cet excès de l’infini sur le fini – et de toute
référence à un infini fondateur –, à partir du seul renvoi de la
finitude à elle-même, selon le « jeu interminable d’une référence
redoublée » (327) [7] . L’homme apparaît alors précisément au point
d’articulation de ce redoublement, comme ce repli de la finitude sur
elle-même [8]  – dont Foucault va chercher à montrer qu’il existe
différentes manières de le penser. La répétition du positif dans le
fondamental, qui met en évidence le lien des positivités à la
finitude, constitue en effet la matrice théorique de trois autres
segments théoriques (« L’empirique et le transcendantal », « Le
cogito et l’impensé », « Le recul et le retour de l’origine ») qui
définissent les divers modes de constitution historique du pli
moderne de la finitude et qui permettent de boucler sur lui-même le
quadrilatère anthropologique.
La confusion de l’empirique et du transcendantal
Que ce quadrilatère s’organise dans le sillage de la critique
kantienne et qu’il serve simultanément de révélateur des
ambiguïtés liées au destin philosophique de cette critique, c’est ce
qui ressort clairement de l’analyse de la répétition empirico-
transcendantale [9]  qui culmine dans une dénonciation en règle des
apories de l’entreprise phénoménologique [10] . En quoi consiste une
telle répétition ? En ce que l’homme est défini comme « un être tel
qu’on prendra en lui connaissance de ce qui rend possible toute
connaissance » (329). Foucault situe dans cette constitution d’un
« étrange doublet empirico-transcendantal » (329) l’origine d’une
confusion entre deux niveaux d’analyse que la critique kantienne
avait pourtant cherché à distinguer, notamment lorsqu’elle s’était
attachée à séparer les conditions formelles, a priori, du savoir de ses
contenus empiriques. Autrement dit, il s’agit bien, à travers cette
figure particulière de la répétition anthropologique, de prolonger
l’élucidation et la dénonciation des avatars du postkantisme [11] 
entamée dans le chapitre VII : on retrouve ainsi l’idée d’une
inflexion du kantisme vers une anthropologisation du thème
transcendantal qui constitue le trait caractéristique de la pensée
moderne – et qui rend nécessaire, contre les répétitions
anthropologiques, une répétition de la critique (prenant d’abord la
forme de la pensée nietzschéenne avant de prendre également la
forme de la pensée formelle et de la pensée structurale à la fin du
chapitre X). Cette anthropologisation correspond ici à la recherche
de ce qui, au niveau même des contenus empiriques de l’existence
humaine, pourrait valoir simultanément comme les conditions
transcendantales de la connaissance de ces contenus. Pour étayer sa
démonstration archéologique, Foucault se propose alors d’expliciter
et de reconstruire les formes historiques prises par une telle
recherche dans la pensée postkantienne.
Il repère d’abord une sorte de démembrement du projet unitaire de
la critique kantienne qui conduit aux positions distinctes mais
archéologiquement complémentaires d’un positivisme (Comte) et
d’une réflexion eschatologique (Marx). La répétition du
transcendantal dans l’empirique peut en effet s’opérer au niveau du
corps, ce qui revient à privilégier la dimension d’une esthétique
transcendantale : il y a alors une « nature de la connaissance
humaine » (330), au sens où c’est la nature empirique et sensible de
l’homme qui en détermine les formes et les conditions de
possibilité. Mais cette répétition peut également s’opérer au niveau
des « conditions historiques, sociales ou économiques » (330) de
l’existence humaine – ce qui conduit alors à privilégier plutôt une
sorte de dialectique transcendantale : il y a une « histoire de la
connaissance humaine » (330) qui correspond aussi bien à l’histoire
des illusions successives dans lesquelles ce conditionnement socio-
économique plonge l’humanité qu’à l’histoire du
déconditionnement de cette humanité, qui sera enfin rendue à elle-
même dans la forme de la connaissance vraie de sa propre
essence [12] . Foucault dégage ainsi les contours de deux formes
générales d’analyse qui procèdent au fond d’un même mouvement
d’absorption de l’empirique (qu’il soit naturel ou historique) dans le
transcendantal. De telles analyses offrent alors le paradoxe de
poursuivre la démarche critique, mais en l’appliquant aux contenus
mêmes de la connaissance empirique (puisqu’elles y cherchent
précisément les conditions de cette connaissance) : lorsqu’elle
s’applique à la nature de la connaissance, cette « critique » propose
ainsi de distinguer « la connaissance rudimentaire, imparfaite, mal
équilibrée, naissante, de celle qu’on peut dire sinon achevée, du
moins constituée dans ses formes stables et définitives » (330) ; et
lorsqu’elle s’applique à l’histoire de la connaissance, elle propose de
faire le départ entre ce qui relève de l’idéologie et ce qui relève de la
théorie scientifique de l’histoire. Il s’agit donc, par l’intermédiaire
de ces partages « critiques », de fixer les critères d’une connaissance
vraie, que cette connaissance se fonde sur la nature ou sur l’histoire
de l’homme. Mais le partage le plus essentiel concerne le statut de la
vérité elle-même. Le naturalisme comme l’historicisme prétendent
en effet faire coïncider la vérité de leur objet et la vérité de leur
discours. Ils peuvent alors prendre la forme d’une analyse
positiviste (comme celle de Comte) lorsque la vérité (naturelle ou
historique) de l’homme précède celle du discours sur l’homme ; ou
d’un discours eschatologique (comme celui de Marx) lorsque au
contraire la vérité du discours sur l’homme précède et esquisse de
loin celle de l’homme lui-même.
L’enjeu de cette reconstitution archéologique des discours est
manifestement double. Il s’agit d’abord de mettre en évidence
comment le positivisme et le marxisme, en tant qu’ils procèdent à la
répétition transcendantale de l’empirique, sont
« archéologiquement indissociables » (331), c’est-à-dire qu’ils
constituent un jeu d’options conceptuelles contemporaines et
strictement équivalentes du point de vue de la disposition
épistémique qui les rend possibles. Mais il s’agit aussi, et surtout,
pour Foucault d’indiquer en quoi cette répétition ne constitue pas le
dernier mot de la pensée moderne ; mais en quoi il désigne plutôt
une aporie qui suscite, en contrepoint et en forme de contestation,
un autre type de discours : un « discours qui ne serait ni de l’ordre
de la réduction ni de l’ordre de la promesse […], un discours dont la
tension maintiendrait séparés l’empirique et le transcendantal, en
permettant pourtant de viser l’un et l’autre en même temps » (331).
Ce discours, c’est celui de la phénoménologie, identifiée par
Foucault rapidement à une « analyse du vécu » (332) : celle-ci a
alors pour intérêt de faire de cette dimension du « vécu » le lieu
d’expression d’une expérience qui délivre simultanément ses
propres conditions de possibilité transcendantales. Au lieu de
réduire l’homme à la dimension objective d’une nature ou d’une
histoire, il s’agit en effet de ressaisir ces deux dimensions à partir
d’une « théorie du sujet » « où s’enracineraient à la fois l’expérience
du corps et celle de la culture » (331) : la nature et l’histoire ne se
donnent donc plus dans cette perspective comme des contenus
objectifs indépassables prescrivant par avance à la connaissance
ses formes et ses conditions de possibilité ; elles ne se livrent à une
connaissance possible qu’à travers l’expérience vécue qui à la fois
leur donne leur profil subjectif (mon corps et mon histoire), et les
fonde sur cette donnée immédiate d’une corporéité aux
significations sédimentées (c’est à partir de la sédimentation
historique et culturelle des formes d’expression de mon corps que je
m’ouvre au monde). Ce niveau d’analyse que privilégie la
phénoménologie (et tout particulièrement l’orientation que lui
donne Merleau-Ponty [13] , manifestement privilégiée par Foucault
dans ce passage) permettrait donc de considérer l’homme comme
un « doublet empirico-transcendantal » sans réduire l’une de ces
dimensions à l’autre : il s’agit en effet d’éviter le rabattement du
transcendantal sur les contenus empiriques comme dans
l’objectivisme naturaliste ou historiciste, mais de privilégier la
restauration de « la dimension oubliée du transcendantal » (332) à
partir de l’enracinement des formes de la connaissance dans
l’expérience vécue du corps et de la culture.
Mais Foucault ne s’en tient pas à cette présentation. Il cherche en
effet à montrer comment la phénoménologie, qui se présente ici
comme une issue à la naïveté positiviste et au prophétisme
marxiste, reconduit en réalité, à partir d’une analytique du sujet, les
insuffisances de tout discours élaboré à partir du postulat
anthropologique de la répétition empririco-transcendantale. La
limite de l’entreprise phénoménologique éclate alors : elle tient en
effet à ce qu’elle propose un « discours de nature mixte » (332),
centré sur le « vécu », cette dimension ambiguë de la réalité qui est
à la fois de l’ordre de l’expérience concrète et de l’ordre de ce qui
vient la fonder. La synthèse du corps et de l’histoire que la
phénoménologie entend opérer (en soustrayant le corps à
l’objectivité de la nature et les significations de la culture à
l’objectivité de l’histoire et en les rapportant tous deux à l’unité
fondatrice d’une expérience originaire du vécu) représente donc
une fausse sortie puisque, « malgré les apparences » (332), elle
appartient en réalité au même réseau archéologique que le
positivisme et le marxisme. C’est cette corrélation archéologique qui
autorise alors le « rapprochement récent » (332) opéré entre ces
discours a priori incompatibles par une œuvre comme celle de
Merleau-Ponty, qui s’attache justement à fonder l’unité du corps et
de l’histoire dans la dimension du sens. Ce type de démarche, qui
met au premier plan non plus la face objective de l’homme – sa
nature ou son histoire – mais sa face existentielle, vivante – son
corps, sa culture, est dénoncé par Foucault dans la mesure où elle
ne fait que reconduire le postulat anthropologique d’un homme
conçu comme « doublet empirico-transcendantal ». D’une manière
qui semble à première vue extérieure aux problématiques qui
viennent d’être évoquées, cette dénonciation prend appui une
nouvelle fois dans le texte de Foucault sur l’effet de contestation
radicale contenu dans la thématique nietzschéenne d’un effacement
de la figure de l’homme lié à l’avènement du surhomme. Le recours
décalé, et à la limite anachronique, à cette thématique [14]  a
manifestement une double fonction : il vaut sans doute d’abord
comme une provocation à penser en dehors du cadre
nécessairement instable et finalement aporétique de
l’anthropologie (il indique donc une sortie possible) ; mais il sert
aussi, et peut-être surtout, à renvoyer le discours
phénoménologique à une disposition de savoir archéologiquement
déterminée, vouée à parcourir sans fin les possibilités ouvertes par
l’infléchissement anthropologique du thème transcendantal. La
phénoménologie est ce sens le lieu où, sous l’allure d’une
refondation radicale, la modernité ne fait que réfléchir ses
ambiguïtés constitutives.

L’impensé
De telles ambiguïtés sont liées pour l’essentiel à la structure du pli
anthropologique qui, dans la pensée moderne, organise le lien des
positivités à la finitude fondamentale ou encore le « redoublement
empirico-transcendantal ». Or, les mêmes ambiguïtés sont
reconduites, selon Foucault, dans toute réflexion qui porte sur l’être
de l’homme comme sujet pensant et réfléchissant son être dans sa
pensée :

L’homme est un mode d’être tel qu’en lui se fonde cette


dimension toujours ouverte, jamais délimitée une fois pour
toutes, mais indéfiniment parcourue, qui va, d’une part de lui-
même qu’il ne réfléchit pas dans un cogito, à l’acte de pensée par
quoi il la ressaisit ; et qui, inversement, va de cette pure saisie à
l’encombrement empirique, à la montée désordonnée des
contenus, au surplomb des expériences qui échappent à elles-
mêmes, à tout l’horizon silencieux de ce qui se donne dans
l’étendue sablonneuse de la non-pensée (333).

La répétition empirico-transcendantale interdit donc de maintenir


l’une en dehors de l’autre la transparence à soi de la pensée
réflexive et l’opacité des contenus empiriques. À partir du moment
où l’homme ne peut se penser qu’à partir de son être, tel qu’il lui est
donné immédiatement dans l’expérience, il s’expose à être le « lieu
de la méconnaissance » (333) : car cet être empirique qu’il se
propose d’élucider dans le mouvement de sa réflexion forme
simultanément le socle impensé de cette réflexion. L’idéal cartésien
d’une « transparence immédiate et souveraine [du] cogito » (333) est
donc mis à mal par la circularité moderne du cogito et de l’impensé.
Une grande partie de l’analyse de Foucault consiste justement à
souligner ce qui distingue le cogito classique, reposant sur une
continuité de principe entre l’être et la pensée qui communiquent
immédiatement dans l’élément de la représentation [15] , et le cogito
moderne (postkantien), centré sur la figure dédoublée de l’homme
et voué à chercher les conditions de possibilité de sa pensée dans sa
propre constitution empirique d’être vivant, travaillant et parlant.
Le problème de la pensée moderne n’est plus en effet de se
représenter l’être qui pense comme une substance universelle,
assurant dans la transparence de son discours la communication
immédiate entre la représentation (« je pense ») et l’être (« je
suis ») ; il est de « parcourir, redoubler et réactiver sous une forme
explicite l’articulation de la pensée sur ce qui en elle, autour d’elle,
au-dessous d’elle n’est pas pensée, mais ne lui est pas pour autant
étranger, selon une irréductible, une infranchissable extériorité »
(335). Entre l’être et la pensée, il y a désormais solution de
continuité. Le langage que l’homme utilise, la vie qu’il sent l’animer,
le travail dans lequel il investit son énergie, constituent autant de
dimensions de son être dans lesquelles il se reconnaît et se
méconnaît tout à la fois. Voire : il s’y reconnaît à la mesure de sa
méconnaissance qui forme ainsi comme l’horizon indépassable de
tout rapport à soi. On est donc bien loin de l’idéal classique d’une
transparence à soi de l’être dans l’exercice souverain de sa pensée.
Selon Foucault, cette manière de lier la réflexion transcendantale
aux conditions empiriques de toute réflexion se situe également au
plus loin de la problématique kantienne où elle avait pourtant
trouvé son thème initial. À la rupture radicale avec le thème
cartésien de la cogitatio (sur fond de rupture archéologique de
l’espace de la représentation), s’ajoute ainsi le « déplacement »
(334), ou l’infléchissement anthropologique, de la question
transcendantale :

La question n’est plus : comment peut-il se faire que l’expérience


de la nature donne lieu à des jugements nécessaires ? Mais :
comment peut-il se faire que l’homme pense ce qu’il ne pense
pas, habite ce qui lui échappe sur le mode d’une occupation
muette, anime, d’une sorte de mouvement figé, cette figure de
lui-même qui se présente à lui sous la forme d’une extériorité
têtue (334) ?

En passant de la connaissance de la nature à la connaissance de soi


de l’homme, la question critique change donc profondément de
sens, puisqu’elle ne repose plus sur la distinction entre le sujet qui
connaît et l’objet à connaître, mais qu’elle porte désormais sur un
être qui se donne à la fois comme l’objet et comme le sujet de la
connaissance et qui, du fait même de ce redoublement empirico-
transcendantal, est soumis au régime d’une méconnaissance
fondamentale, grevant et relançant d’un même mouvement l’effort
pour parvenir à la pleine et entière connaissance de soi.
La reconstruction philosophique proposée par Foucault vise par
conséquent à circonscrire le champ théorique d’un
transcendantalisme postkantien, susceptible de renouveler en
profondeur le thème classique du cogito en l’adossant à cette
dimension de l’impensé qui est comme l’ombre portée de
l’empiricité humaine dans la réflexion transcendantale. L’enjeu de
cette reconstruction est clairement polémique : il s’agit en effet (une
fois de plus) de situer archéologiquement l’entreprise de la
phénoménologie en la rapportant à ses conditions historiques de
possibilité plutôt qu’à son programme explicite. Foucault prend ici
notamment le contre-pied des affirmations de Husserl dans la
Krisis, selon lesquelles la phénoménologie transcendantale
réaliserait le destin de la ratio occidentale en opérant la jonction
entre « le thème cartésien du cogito et le motif transcendantal »
(336) kantien. Or, selon Foucault, cette prétention n’est que « le
constat, fort sensible et ajusté, de la grande rupture qui s’était
produite dans l’épistémè moderne au tournant du XVIIIe et du XIXe
siècle » (336). La phénoménologie n’est donc pas la reprise, en
régime transcendantal, de la problématique cartésienne du cogito :
son insistance sur le thème de la conscience est avant tout l’effet de
la mutation archéologique qui a définitivement dénoué la
continuité entre l’être et la représentation sur laquelle reposait
l’évidence du cogito classique et qui a conduit, dans le sillage de la
critique kantienne mais au-delà de Kant lui-même, à privilégier la
dimension anthropologique de l’analyse transcendantale –
reconduisant celle-ci de « la possibilité d’une science de la nature à
la possibilité pour l’homme de se penser » (336) [16] . Cette mise en
perspective archéologique vise donc à relativiser les prétentions
universalistes de la phénoménologie husserlienne ; mais elle
permet également de relever l’instabilité propre à une démarche
qui a partie liée avec « l’interrogation sur le mode d’être de
l’homme et sur son rapport à l’impensé » (336). Foucault reconstitue
en effet de manière elliptique et néanmoins suggestive la double
filiation de cette démarche : avec Merleau-Ponty, comme nous
l’avons vu précédemment, elle se prolonge dans un discours mixte,
voué à la « description du vécu » (337) qui rabat le motif
transcendantal du côté des « analyses empiriques sur l’homme »
(336) ; avec Heidegger, elle remonte au contraire du cogito à cet
impensé qui, au-delà de l’écran de l’homme et de la subjectivité,
noue le rapport fondamental de la pensée à l’Être. Le destin de la
phénoménologie ne se joue donc pas sur la scène d’une histoire
universelle de la raison, mais dans les limites qu’impose dans
l’épistémè moderne le « rapport de l’homme à l’impensé » (337). Que
ce rapport soit dénoué dans la forme d’une anthropologie de
l’expérience vécue ou dans celle d’une « ontologie de l’impensé »
(337) importe donc finalement peu à l’archéologue qui se contente
de recueillir ces options doctrinales comme les témoignages d’une
certaine disposition épistémique de la pensée moderne – dont la
phénoménologie husserlienne rassemble, sans le savoir, les traits
constitutifs.
Car l’effort phénoménologique pour élucider les fondements
implicites de la subjectivité opérante, enfouis dans un champ
d’expériences antéprédicatives, ne fait que confirmer la nécessité
archéologique dans laquelle se trouve la pensée moderne, de
« penser l’impensé » (338), qu’il s’agisse « de réfléchir dans la forme
du Pour-soi les contenus de l’En-soi [Hegel], de désaliéner l’homme
en le réconciliant avec sa propre essence [Marx], d’expliciter
l’horizon qui donne aux expériences leur arrière-fond d’évidence
immédiate et désarmée [Husserl], de lever le voile de l’Inconscient
[Schopenhauer], de s’absorber dans son silence ou de tendre
l’oreille vers son murmure indéfini [Freud] » (338). Cette
récapitulation sommaire répond à un double enjeu. Il s’agit d’abord,
pour Foucault, de montrer que l’impensé, sous la grande diversité
de ses formes, est constitutif d’une pensée de l’homme qui ne peut
se déployer que sous la condition préalable de la méconnaissance
de son objet. Mais cette mise au point a également une portée
polémique : car, on ne peut pas ne pas relever dans l’énumération
proposée par Foucault, la volonté manifeste d’effacer la singularité
du projet phénoménologique en replaçant celui-ci dans la
continuité historique d’autres formes de pensée (la phénoménologie
hégélienne ou la psychanalyse freudienne). Ce rabattement de la
phénoménologie dans les limites de l’épistémè moderne conduit
ainsi à l’envisager seulement comme une manière, parmi d’autres,
de parcourir les plis d’une disposition épistémique déterminée.
C’est cette disposition générale de l’épistémè qui soumet
l’élucidation moderne du mode d’être de l’homme à la double
contrainte d’un dévoilement et d’une fondation – rapportant l’un à
l’autre, dans la forme instable d’une pensée du Même, le positif et le
fondamental, l’empirique et le transcendantal, l’impensé et la
pensée.

L’originaire et la dispersion du temps


C’est la même instabilité qui, selon Foucault, traverse les rapports
complexes que la pensée moderne cherche à nouer entre l’homme
et son origine. Ces rapports répètent clairement le repli de la
finitude sur elle-même qui fournit la structure générale de
l’analytique de la finitude. Foucault rappelle en effet que l’homme
n’apparaît dans l’ordre du savoir que sur fond de positivités
historiques qui le surplombent et, en un sens, le précèdent :

L’homme ne se découvre que lié à une historicité déjà faite : il


n’est jamais contemporain de cette origine qui à travers le temps
des choses s’esquisse en se dérobant (341).

Du coup, il ne peut penser sa propre origine qu’à partir de


l’historicité immémoriale des choses, que sur le fond du « déjà
commencé du travail, de la vie et du langage » (341). Apparaît ainsi
le niveau proprement anthropologique d’un « originaire » qui
désigne cette articulation entre l’être de l’homme (travaillant,
vivant, parlant) et l’être historique des choses. En un sens, l’être de
l’homme se temporalise originairement à partir de la temporalité
des choses :

Dès le premier objet manipulé, dès la manifestation du besoin le


plus simple, à l’envol du mot le plus neutre, ce sont tous les
intermédiaires d’un temps qui le domine presque à l’infini, que
l’homme sans le savoir ranime. Sans le savoir, mais il faut bien
que cela soit su d’une certaine manière, puisque c’est par là que
les hommes entrent en communication et se trouvent dans le
réseau déjà noué de la compréhension (342).

L’originaire figure, d’une certaine manière, l’impensé dans la forme


du temps. Il renvoie à ce niveau implicite de l’expérience de
l’homme que la phénoménologie s’est fixée pour tâche,
précisément, d’expliciter, en vue de mettre au jour le point
d’articulation de l’homme aux choses, soit la dimension de leur
« compréhension » mutuelle (l’homme se comprenant à partir de
son rapport à des choses qui le « comprennent » dans leur
historicité propre) sur fond de méconnaissance et d’inadéquation
fondamentales – puisque « l’originaire, en l’homme, c’est ce qui
d’entrée de jeu l’articule sur autre chose que lui-même ; c’est ce qui
introduit dans son expérience des contenus et des formes plus
anciens que lui et qu’il ne maîtrise pas » (342). Mais Foucault va
plus loin dans l’élaboration conceptuelle de cet originaire qui
définit selon lui à la fois le mode d’être-dans-le-temps et le mode
d’être-au-monde de l’homme moderne. Un renversement se produit
en effet, qui répète celui qui, à partir de la finitude positive de
l’homme, permettait d’accéder à sa finitude fondamentale. Sauf
qu’ici, c’est la dimension historique des choses qui vient s’articuler
sur l’homme, compris alors comme « l’ouverture à partir de laquelle
le temps en général peut se reconstituer, la durée s’écouler, et les
choses faire, au moment qui leur est propre, leur apparition » (343) :
d’originé (par l’histoire propre des choses), l’homme devient ainsi
originant, fondant en deçà de toute origine positive, la possibilité
même du temps. L’originaire constitue donc, en l’homme, mais au-
delà de son être positif, cette dimension irréductible de
temporalisation des choses et des êtres (en tant qu’ils sont pris dans
une histoire) : il définit cette « origine sans origine ni
commencement à partir de quoi tout peut prendre naissance »
(343). On voit alors ce que cette reconstruction de l’analytique de la
finitude doit à la pensée heideggérienne d’Être et temps [17]  : le
Dasein y est précisément identifié comme ce mode d’être
irréductible à tous les êtres empiriques (étants) qui, par l’ouverture
primordiale qu’implique sa transcendance, permet d’expliciter les
rapports authentiques de l’être au temps. L’herméneutique
heideggérienne remplit donc par excellence le programme général
de la pensée moderne, celui d’une élucidation du fondement de
l’origine. Foucault souligne toutefois à nouveau combien ce
programme est lui-même instable ou ambigu, dans la mesure où les
diverses tentatives pour « restituer le domaine de l’originaire » et le
décrire dans les termes d’une présence à soi de l’origine ont pour
corrélat la découverte de l’insurmontable « recul de l’origine »
(344), lui-même envisagé alternativement selon la perspective
eschatologique d’un accomplissement à venir (Hegel, Marx,
Spengler) ou celle d’un retrait essentiel (Hölderlin, Nietzsche,
Heidegger). L’intérêt de cette alternative réside moins dans le détail
de ses références (Foucault ne s’y attarde pas lui-même, se
contentant de brèves allusions à partir de quelques noms propres)
que dans les conclusions auxquelles elle conduit Foucault et qui
s’inscrivent pleinement dans la perspective heideggérienne de
l’analytique du Dasein [18]  :

Par là, dans cette tâche infinie de penser l’origine au plus près et
au plus loin de soi, la pensée découvre que l’homme n’est pas
contemporain de ce qui le fait être – ou de ce à partir de quoi il
est ; mais qu’il est pris à l’intérieur d’un pouvoir qui le disperse, le
retire loin de sa propre origine, mais la lui promet dans une
imminence qui sera peut-être toujours dérobée ; or, ce pouvoir
ne lui est pas étranger ; […] ce pouvoir est celui de son être
propre (345).

L’originaire définit donc à la fois le domaine à partir duquel


l’expérience de l’homme s’articule au temps des choses et constitue
leur positivité historique, et le point d’effondrement de son être,
dissous dans le mouvement même par lequel il cherche à fonder
son propre rapport positif aux choses et à soi. C’est ce « rapport
insurmontable de l’être de l’homme au temps » (346), qui maintient
l’homme à distance de la source de son être, et qui, dans cette
distance même, fait apparaître les choses avec leur temporalité
propre.
En mettant au premier plan la dimension de l’originaire comme
rapport au « temps fondamental – ce temps à partir duquel le temps
peut être donné à l’expérience » (346), Foucault s’appuie donc
manifestement sur l’enseignement de Heidegger pour caractériser
ce mouvement de redoublement-fondation du fini qui est repéré
comme le trait dominant de la pensée moderne. De même en effet
que la positivité simultanément supposait et fondait la finitude, que
l’empirique révélait le transcendantal et y trouvait sa propre
justification, que le cogito se dédoublait en pensée et impensé,
remontant indéfiniment de celui-ci à celle-là, de même l’origine
reculée des choses, tout en déterminant l’apparition de l’homme, ne
s’énonce elle-même qu’à partir de l’ouverture temporalisante de la
finitude. Mais il est clair aussi qu’avec ce nouage heideggérien de la
finitude et du temps, Foucault se tient au plus près des conditions et
des limites de la pensée moderne, en tant qu’elle cherche à penser le
Même à travers le jeu des doubles anthropologiques [19] . Ce que fait
apparaître Heidegger en effet, c’est que le mouvement de repli de
toute fondation est soumis au principe premier d’une dispersion,
corrélatif d’une expérience de la finitude qui soumet absolument
l’être de l’homme au temps. Autrement dit, le pli anthropologique
est constitutivement pris dans la contrainte d’un « dévoilement
toujours à accomplir du Même », soit dans cet écart à soi jamais
comblé qui rapporte l’homme au jeu dialectique [20]  d’une « identité
séparée d’elle-même dans une distance qui lui est, en un sens,
intérieure, mais en un autre la constitue » (351). La dynamique
d’auto-institution du fini qui caractérise l’anthropologie moderne
devient ainsi, dans l’analyse archéologique de Foucault (s’étayant
sur l’analytique heideggérienne), la marque de l’instabilité
profonde d’une réflexion qui, pensant l’homme sous la contrainte
de l’historicité et de la temporalité, ne parvient pas à l’identifier
sous la forme pleine et positive d’un objet à connaître, mais ne peut
l’envisager que sous la forme d’une « répétition qui donne
l’identique mais dans la forme de l’éloignement » (351). La pensée
du Même n’est donc pas une pensée de l’identité simple, mais une
pensée du Double, de cet écart « infime mais invincible, qui réside
dans le “et” du recul et du retour, de la pensée et de l’impensé, de
l’empirique et du transcendantal, de ce qui est de l’ordre de la
positivité et de ce qui est de l’ordre des fondements » (351). C’est à
partir de ses doubles, soit d’une identité qui ne se donne que dans la
dispersion du temps, et que sous la condition de l’impensé, que
l’homme apparaît comme cette figure à la fois incontournable et
profondément instable autour de laquelle gravitent la pensée et le
savoir modernes. Hölderlin, Nietzsche, Heidegger occupent ainsi
sans doute, dans la présentation de Foucault, une place à part,
puisqu’en donnant à penser l’insurmontable distance à soi du
Même, ils rendent possible une critique du pli anthropologique
comme repli fondateur de la finitude sur elle-même.

3 - Le dépli du pli anthropologique


De la récapitualtion du système de « doubles » caractérisant les
diverses modalités de la réflexion moderne sur l’homme, Foucault
tire successivement deux conclusions. La première conclusion,
d’ordre récapitulatif et historique, vise à montrer que le
quadrilatère anthropologique ne constitue pas la simple reprise, ou
le simple développement du quadrilatère du langage classique. La
ressemblance qui paraît lier terme à terme chacun des segments
théoriques qui composent ces deux quadrilatères [21]  ne résiste pas
en effet à une analyse archéologique qui fait apparaître que
l’analytique de la finitude est plutôt issue d’une dissociation interne
de la théorie classique du discours, corrélative de la disparition du
primat de la représentation. Cette dissociation, qui signe
l’incompatibilité archéologique du Discours et de l’être de l’homme,
s’opère sur la base de la distinction critique élaborée par Kant entre
le niveau empirique et le niveau transcendantal de la connaissance
et donne lieu à un dédoublement du quadrilatère du discours
représentatif en un quadrilatère philologique et en un quadrilatère
anthropologique. Comme Foucault l’a montré plus haut [22] , la
philologie effectue en effet la reprise des fonctions représentatives
du Discours mais en les décalant vers le fonctionnement empirique
du langage – fonctionnement désormais lié à la légalité interne et à
l’opacité historique de systèmes linguistiques autonomes. De son
côté, l’analyse du mode d’être de l’homme décale la théorie de la
représentation du côté d’une analytique transcendantale, telle
qu’elle se déploie de Kant à Heidegger – soit d’un questionnement
portant sur les conditions a priori de la représentation et de la
connaissance de la nature à un questionnement portant sur le
rapport fondamental de la finitude au temps. Foucault analyse donc
bien, au principe de la configuration moderne du savoir, une
dissociation de la question du langage et de la question de la
représentation qui conduit à l’opposition entre la philologie et
l’anthropologie : la première inscrit ses quatre segments théoriques
« dans un espace intérieur au langage », alors que la seconde repose
au contraire sur l’extériorité de l’être à la représentation [23]  et se
déploie par là comme analytique de l’homme « fini, déterminé,
engagé dans l’épaisseur de ce qu’il ne pense pas et soumis, en son
être même, à la dispersion du temps » (349). L’enjeu de cette
récapitulation, fondée sur un jeu complexe d’opposition et
d’inversion, est d’abord évidemment d’étayer la thèse historique de
l’incompatibilité archéologique entre « l’existence du discours
classique (appuyée sur l’évidence non questionnée de la
représentation) et l’existence de l’homme, telle qu’elle est donnée à
la pensée moderne » (349). Mais il s’agit aussi, en prenant appui sur
cette thèse, d’avancer l’hypothèse d’une incompatibilité actuelle
entre la réflexion sur l’être de l’homme et la réflexion sur l’être du
langage. C’est une telle hypothèse, à valeur de diagnostic critique,
qui commande le « choix philosophique » (350) proposé par
Foucault à la fin des Mots et les choses. Le retour contemporain de
la question du langage, à travers l’émergence des disciplines
structurales, le développement des langages formels ou encore
l’effort d’une certaine littérature pour déployer l’être brut du
langage, vaut en effet selon lui comme l’indice et l’annonce d’une
disparition prochaine de la figure philosophique et épistémologique
de l’homme, et la recomposition de l’épistémè autour d’un langage
réunifié. Ainsi, dans les dernières pages du livre, la littérature
contemporaine répète le quadrilatère anthropologique en le
soumettant à l’expérience radicale d’un langage « éprouvé et
parcouru comme langage » (394) qui coïncide avec l’expérience de
la finitude. En mobilisant in fine la référence à l’expérience
littéraire du langage, Foucault ne cherche pourtant pas à opérer
une ultime synthèse, en forme de réconciliation, entre l’être de
l’homme et l’être du langage [24]  ; il tente plutôt de rejoindre la
limite où vient se dissoudre la positivité que l’homme ne cesse de
faire et de refaire dans les sciences humaines, de désigner le point
d’effondrement – de dépli et de contestation – de la configuration
anthropologique du savoir moderne. L’expérience littéraire investit
l’espace du Double que la pensée anthropologique avait replié dans
la figure du Même [25] . Tout l’effort de Foucault consiste donc à
déceler les conditions d’une transformation possible de cette
configuration anthropologique de la modernité dont il vient de
parcourir différentes manifestations historico-philosophiques.
Or ce travail de diagnostic critique reconduit doublement Foucault
à Kant. D’une manière négative tout d’abord, puisque l’archéologue
établit que le lien entre la phénoménologie et sa « réflexion de
niveau mixte » (352) et le détournement anthropologisant de la
critique kantienne, était préparé à l’intérieur même du kantisme – à
partir du rassemblement terminal de cette critique autour de la
question : « Qu’est-ce que l’homme ? ». Foucault dénonce cette
confiscation anthropologique de la critique, qui conduit la
philosophie moderne à « l’oubli de l’ouverture qui l’a rendue
possible » (353) et, par conséquent, à une forme de « sommeil
anthropologique » (353), réplique moderne du « sommeil
dogmatique » dont Hume était censé avoir sorti Kant en lui faisant
apercevoir les limites d’une rationalité épurée de tout rapport avec
l’expérience. C’est ici que le diagnostic critique dévoile son versant
positif : car il s’agit bien, pour Foucault, d’envisager la possibilité
actuelle d’un réveil de la pensée, et donc d’une sortie de l’état de
minorité dans lequel l’anthropologisme la tient. Une première
possibilité correspond manifestement à la tentative heideggériano-
binswangérienne [26]  pour déborder l’anthropologie philosophique
vers la « pensée radicale de l’être » (353), étayée sur une analytique
existentiale du Dasein [27] . En un sens, le programme de la
littérature contemporaine, tel que Foucault l’explicite à la fin du
chapitre X (p. 394-395), prolonge ce programme d’une ontologie de
la finitude qui, au lieu de se replier sur l’homme, en disperse au
contraire la figure dans le rapport à soi du langage. Mais la pensée
peut également se libérer des fausses évidences de l’anthropologie
moderne en renouant avec « le projet général d’une critique de la
raison » (353), tel que « l’expérience de Nietzsche » et les prophéties
du Zarathoustra en ont jeté les bases :

À travers une critique philologique, à travers une certaine forme


de biologisme, Nietzsche a retrouvé le point où l’homme et Dieu
s’appartiennent l’un à l’autre, où la mort du second est
synonyme de la disparition du premier, et où la promesse du
surhomme signifie d’abord et avant tout l’imminence de la mort
de l’homme (353).

La « mort de l’homme », avant que d’être réductible à un slogan


commode pour identifier la position de Foucault, signifie donc
d’abord pour ce dernier la possibilité (encore indéterminée) d’une
pensée alternative qui ne serait plus soumise au dogme
anthropologique, mais qui serait rendue à l’inquiétude de ce qui
reste à penser lorsque l’homme cesse de s’imposer comme la source
et le terme de toute vérité. La référence à Nietzsche définit ainsi
avant tout, par son pouvoir positif d’inquiétude, une contre-
référence philosophique à opposer à l’humanisme pathétique de
quelques « belles âmes » (352) [28] , bientôt relayée par la
contestation qu’oppose aux sciences humaines l’apparition de
quelques contre-sciences (psychanalyse, ethnologie, linguistique) et
du contre-discours littéraire. Penser « dans le vide de l’homme
disparu » (353), c’est en ce sens refaire l’expérience de Borgès, soit
cette expérience limite de l’absence de tout « lieu commun »
(Discours ou Homme) donné comme sol d’évidence pour l’exercice
de la pensée. La « mort de l’homme », c’est donc le point de fuite de
l’anthropologisme moderne, « le dépli d’un espace où il est enfin à
nouveau possible de penser » (353), c’est-à-dire de pratiquer une
« archéologie des sciences humaines » valant simultanément
comme l’analyse de leurs conditions de possibilité historiques, et
comme le « déracinement » (353) – la déprise critique – de la
disposition fondamentale, mais archéologiquement circonscrite, du
savoir qui les soutient. Ce sont ces deux tâches qui animent le
chapitre ultime des Mots et les choses, précisément consacré à
dessiner la configuration épistémologique du savoir moderne et à
déterminer la situation problématique qu’y occupent les « sciences
humaines ».

Notes du chapitre
[1] ↑ Voir G. Le Blanc, op. cit., p. 35.
[2] ↑ Nous renvoyons ici au commentaire de H. Dreyfus et P. Rabinow, op. cit., p. 41-47.
[3] ↑ Foucault reprend et prolonge ici des éléments d’analyse fournis plus haut (cf. Les
mots et les choses, chap. III, p. 85).
[4] ↑ On trouve une présentation ramassée de ce quadrilatère dans le livre de F. Gros,
Foucault et la folie, p. 113-118. Voir également H. Dreyfus et P. Rabinow, op. cit., p. 47-70.
[5] ↑ J.-M. Salanskis, Herméneutique et cognition, Villeneuve d’Ascq, PUS, « Philosophie »,
2003, p. 74.
[6] ↑ Ibid., p. 69-70.
[7] ↑ Si des métaphysiques de la vie, du langage, du travail apparaissent alors dans les
marges de l’analytique de la finitude, ce sont des métaphysiques « mesurées par des
finitudes humaines » (p. 328). La métaphysique, que la pensée classique vouait à l’au-delà
du fini, est donc elle-même passée du côté de l’anthropologie de la finitude.
[8] ↑ J.-M. Salanskis relève bien ce que la construction foucaldienne de l’analytique de la
finitude comme « pensée du Même » et renvoi du fini à lui-même doit à Heidegger (op. cit.,
p. 70-72).
[9] ↑ Dans la première partie de L’ontologie manquée de Michel Foucault, B. Han montre
bien que ce thème de la répétition empirico-transcendantale provient de la Thèse
complémentaire, dont l’ensemble du chapitre IX des Mots et les choses est d’une certaine
manière issu.
[10] ↑ Voir à ce sujet les analyses de G. Le Blanc, op. cit., p. 63-67.
[11] ↑ Pour Foucault, le programme général des sciences humaines est à compter au
nombre de ces avatars.
[12] ↑ Nous voyons encore sur cet exemple combien le Marx de Foucault en 1966 est un
Marx humaniste, feuerbachien : c’est le Marx de Sartre, non celui d’Althusser.
[13] ↑ On en trouve confirmation dans l’article de Guillaume Le Blanc, « Les créations
corporelles. Une lecture de Merleau-Ponty », in Methodos, no 4/2004, « Penser le corps »
(http://methodos.revues.org/document129html). Voir également la note de Dreyfus et
Rabinow, op. cit., p. 59.
[14] ↑ Notons les réserves de J.-M. Salanskis à l’égard de cette récurrence du topos
nietzschéen : « Ce frisson nietzschéen, nous ne le partageons pas. Surtout, il nous semble
qu’une telle hypothèse dissout le problème plutôt qu’elle ne le résout, et ne fait nullement
droit au projet de rétablir la conscience critique : quelle est l’option d’un “savoir
nietzschéen” de l’homme quant aux fonctions de l’empirique et du transcendantal ? » (op.
cit., p. 75). À quoi nous sommes tenté d’objecter à notre tour que le recours à Nietzsche
définit sans doute moins pour Foucault une option caractérisée à l’intérieur d’une
réflexion sur l’homme que la position indéterminée d’un seuil dont le franchissement doit
conduire à une réflexion sur le langage. Au lieu de contribuer à dissoudre le problème
critique, la référence à Nietzsche sert plutôt à Foucault pour indiquer la possibilité (voire la
nécessité) d’une déprise de sa formulation anthropologique.
[15] ↑ Ce point avait déjà été évoqué plus haut par Foucault, cf. Les mots et les choses, p.
322-323.
[16] ↑ Cette attaque contre la phénoménologie emporte avec elle une thèse quant à la
démarche de l’histoire de la philosophie : celle-ci est en effet destituée de sa prétention à
dialectiser et à totaliser le devenir des philosophies et rendue au régime des ruptures
archéologiques.
[17] ↑ Voir, sur ce point, les précisions de H. Dreyfus et P. Rabinow, op. cit., p. 63.66.

[18] ↑ Nous faisons l’hypothèse que, si le nom de Heidegger accompagne ici celui de
Hölderlin (comme c’était le cas déjà, à la fin de Naissance de la clinique) et surtout celui de
Nietzsche, c’est pour indiquer les conditions d’une pensée authentique de l’origine selon
laquelle celle-ci ne s’esquisse qu’en se dérobant et, dans cette élision fondamentale, défait
la figure positive de l’homme en le renvoyant à la rigueur d’une finitude fondamentale de
cet être (toujours - déjà là) qui ne peut être pensé que sous la condition du temps. La
proximité ménagée ici entre Nietzsche et Heidegger renvoie directement à la Thèse
complémentaire de Foucault sur l’Anthropologie kantienne où Kant était lu à travers le
Kantbuch de Heidegger et où le programme moderne, postkantien, d’une anthropologie
philosophique se trouvait dénoncé aussi bien par les prophéties nietzschéennes et l’appel à
une répétition de la critique (contre les répétitions du pli anthropologique) que par la
perspective heideggérienne d’une analytique du Dasein irréductible à une analytique de la
finitude humaine. Dans ces conditions, et même si le couple Nietzsche/Heidegger
n’apparaît plus explicitement dans la suite des Mots et les choses, il est possible de penser
que, renforçant la prophétie nietzschéenne de la mort de l’homme et de l’advenue
imminente du Surhomme, les analyses foucaldiennes de la littérature, très proches de
celles de Blanchot, doivent beaucoup à la notion heideggérienne de la finitude (cf.
notamment, p. 394-395) : l’expérience littéraire est une manière de penser la finitude
radicale sans penser l’homme.
[19] ↑ Foucault peut dégager à partir de là le rapport de symétrie et d’inversion qui se
noue entre la pensée classique et la pensée moderne. La première s’attachait à produire,
par l’intermédiaire de l’analyse des représentations, une « genèse de la Différence à partir
de la monotonie secrètement variée du Pareil » (Les mots et les choses, p. 350) : l’analyse du
Don Quichotte manifestait justement ce mouvement du Semblable vers le Différent. La
seconde paraît vouée au contraire « à une pensée du Même, toujours à conquérir sur son
contradictoire » (ibid.).
[20] ↑ « Dialectique » doit ici s’entendre moins au sens hégélien de la dynamique de
transformation d’une réalité à partir des contradictions qui la travaillent, qu’au sens
kantien de ce qui produit les illusions de la raison. Parler d’une dialectique
anthropologique en ce second sens permettrait alors d’interpréter la série de « doubles »
qui composent les segments théoriques du quadrilatère anthropologique comme autant
d’antinomies. Dans sa Thèse complémentaire, Foucault parlait d’ailleurs d’ « illusion
anthropologique » et dans Histoire de la folie de « cercle anthropologique ».
[21] ↑ La théorie du verbe aurait alors son correspondant dans l’analyse de la finitude, la
théorie de l’articulation dans l’analyse du redoublement empirico-transcendantal, la théorie
de la désignation dans l’analyse de l’impensé de toute pensée, la théorie enfin de la
dérivation dans l’analyse du rapport de l’homme à son origine (cf. Les mots et les choses, p.
347).
[22] ↑ Voir notamment Les mots et les choses, p. 308.
[23] ↑ Voir Les mots et les choses, p. 324.
[24] ↑ Nous sommes en désaccord sur ce point avec l’hypothèse de lecture proposée par
Frances Fortier dans son livre Les stratégies textuelles de Michel Foucault. Un enjeu de
véridiction, Québec, Nuit Blanche Éditeur, coll. « Littérature(s) », 1997, p. 177.
[25] ↑ Le thème du « double » (lié à ceux de la distance, de l’écart, de la mort) est au cœur
des analyses proposées par Foucault dans Raymond Roussel (1963).
[26] ↑ Le premier texte philosophique de Foucault était consacré à une introduction à la
traduction française du Rêve et l’existence de Binswanger (cf. DE, I, 1 [1954]). Sur cette
« introduction », voir la mise au point de F. Gros, Foucault et la folie, p. 21-27, ainsi que
l’article de Jean-Claude Monod, « Le rêve, l’existence, l’histoire. Foucault lecteur de
Binswanger » (in Alter, no 5/1997, « Veille, sommeil, rêve », p. 89-99).
[27] ↑ Foucault reprend ici encore certains éléments d’analyse de sa Thèse
complémentaire où, sous l’influence du Kantbuch de Heidegger et de la lecture de
Binswanger, il montrait que l’anthropologie authentique est celle qui s’infléchit en
ontologie fondamentale, en analytique de l’être-au-monde.
[28] ↑ Foucault pense encore sans doute ici à Sartre et à son existentialisme.
4. La contestation des « sciences
humaines »

L es chapitres VII et VIII ont analysé le mode de constitution


historique de nouveaux savoirs empiriques (économie,
biologie, philologie) ; le chapitre IX a cherché à montrer comment
ces savoirs, élaborés en rupture avec l’analyse classique des
représentations, ont pu requérir comme leur centre de gravité la
figure de l’homme, et comment une analytique de la finitude
anthropologique a pu former le pli où s’est alimentée la pensée
moderne depuis Kant. Il reste à Foucault à aborder « cet ensemble
de discours » qui, sous l’unité nominale des « sciences humaines »,
« prend pour objet l’homme en ce qu’il a d’empirique » (355). Les
analyses antérieures vont donc être à nouveau mobilisées pour
tenter de cerner d’abord le statut épistémologique de ces « sciences
humaines », en tant qu’elles prétendent délivrer et fonder un
discours de vérité sur l’être empirique de l’homme ; pour examiner
ensuite les grandes régions théoriques (psychologie, sociologie,
analyse des littératures et des mythes), à travers lesquelles se
constitue et se déploie un tel discours, identifié par Foucault à un
discours de l’inconscient qui reprend à son compte l’idéal classique
de la représentation ; pour interroger enfin ce rapport complexe de
contestation, fait de proximité et de distance à la fois, qui relie
certaines « contre-sciences » actuelles (psychanalyse, ethnologie,
linguistique) ainsi que l’expérience littéraire contemporaine au
domaine de positivité que délimitent les régions parcourues par les
« sciences humaines ». L’enjeu de ces analyses, qui mènent à son
terme le projet d’une « archéologie des sciences humaines », est
clairement critique. Car Foucault veut montrer en quoi les
« sciences humaines » ne sont pas à proprement parler des sciences
– et comment, en marge de celles-ci, se développent des formes de
savoir (rassemblées autour du paradigme linguistique) et des
formes d’expérience (l’expérience littéraire contemporaine,
l’expérience de pensée nietzschéenne) qui, au lieu de privilégier la
figure positive de l’homme, font valoir au contraire les conditions de
sa dispersion, de sa dissolution. Autrement dit, les sciences de
l’homme qui, au moment où Foucault écrit Les mots et les choses,
représentent un domaine en pleine expansion [1] , constituent à ses
yeux une entreprise au moins paradoxale, en tout cas faussement
évidente : l’ « archéologie des sciences humaines » a justement pour
fonction de relever ces fausses évidences, d’inquiéter et de
contester, depuis la marge ouverte par certaines contre-sciences et
certains contre-discours, le dogme épistémologique et
anthropologique qui les anime et qui endort la pensée
contemporaine.

1 - La situation épistémologique des


sciences humaines
Cette contestation se fonde d’abord sur l’analyse du cadre
épistémique général à l’intérieur duquel les sciences humaines
peuvent prendre place. D’emblée, l’apparition de telles sciences
humaines est en effet rapportée à « un événement dans l’ordre du
savoir » (356). Cela signifie qu’elles ne doivent pas être comprises
comme l’élaboration et l’application de méthodes (enfin)
scientifiques à propos d’un objet qui les aurait précédées (et dont
l’humanisme de la Renaissance comme la « nature humaine »
classique n’auraient formé que de douteuses approximations), ni
comme la prise de conscience historique que l’homme est, lui aussi,
un objet déterminable. Elles dépendent plutôt de la « redistribution
générale de l’épistémè » (356) que Foucault étudie depuis le chapitre
VII et qui voit l’homme apparaître comme le fondement possible de
la vie, du travail, du langage, au moment où la théorie de la
représentation et la fonction unifiante du Discours disparaissent.
Pourtant, faire valoir la rupture des champs de pensée contre la
continuité rassurante d’une téléologie rationnelle, ne suffit sans
doute pas encore à déterminer le domaine et la forme de positivité
propres aux sciences humaines. Il faut en effet pour cela en référer
la structuration immanente « à une disposition épistémologique
précise et fort bien déterminée dans l’histoire » (357), laquelle
disposition épistémologique se laisse alors représenter sous la
forme d’un trièdre, délimitant « un espace volumineux et ouvert
selon trois dimensions » (358). On notera qu’en schématisant de
cette manière le champ de l’épistémè moderne, Foucault entend
d’abord rappeler combien, à ce champ, fait défaut l’homogénéité
qui caractérisait le savoir classique, tout entier rassemblé à partir
du projet d’une analyse de la représentation et du thème de la
mathesis universalis et, d’une certaine manière, clos sur lui-même.
Le trièdre des savoirs modernes représente au contraire une
structure ouverte, éclatée, dispersée : il n’est donc plus ordonné « à
l’idéal d’une mathématisation parfaite » (357), mais consiste plutôt
dans l’articulation de trois axes directeurs (celui des sciences
déductives, mathématiques et physiques, celui des sciences
empiriques de la vie, du langage, du travail, et enfin celui de la
pensée de la finitude), composant entre eux certains plans
communs d’intervention et d’échange théoriques [2] . Le premier de
ces plans communs met en relation les disciplines mathématiques
et les domaines empiriques pour rendre compte à la fois de l’
« application des mathématiques aux sciences empiriques » et de
l’expression du mathématisable au sein des domaines positifs de la
linguistique, de la biologie et de l’économie. Un second plan
commun se dessine entre l’axe philosophique et l’axe empirique,
qui permet soit de « ramener la philosophie aux concepts et aux
problèmes issus de l’élaboration des divers domaines empiriques »,
soit à l’inverse de développer, « au fondement de ces empiricités,
des ontologies régionales qui essaient de définir ce que sont, en leur
être propre, la vie, le travail et le langage » (358). Un troisième plan
commun complète alors cette construction du trièdre des savoirs :
situé à l’intersection de la dimension philosophique et de celle des
disciplines mathématiques, il concerne d’une manière générale les
modalités d’une formalisation de la pensée. C’est de ce côté, qui
correspond aux préoccupations contemporaines liées à la
possibilité de langages formels, que Foucault entrevoit, à la fin des
Mots et les choses, l’une des issues possibles au repli
anthropologique de la pensée moderne.
La présentation de ce trièdre des savoirs a manifestement pour
fonction de laisser en suspens une question essentielle : où se situe
l’entreprise des sciences humaines – qui paraît jusqu’ici exclue du
schéma général de l’épistémè moderne ? C’est que, précisément, la
construction de Foucault vise à rendre compte de leur profonde
indétermination épistémologique : car elles ne trouvent leur site
que dans le vide ouvert entre les trois plans d’intersection qui
forment le trièdre épistémologique du savoir moderne. Pour
accentuer encore cette indétermination et cette « instabilité
essentielle » des humaines, Foucault évoque même leur
« répartition en nuage » (359) : autant dire qu’elles ne se définissent
que par rapport aux autres dimensions du savoir, dont elles
dépendent donc essentiellement. Cette première clarification de la
situation épistémologique des sciences humaines ne vaut pourtant
pas immédiatement comme une condamnation ; elle indique plutôt
leur ambivalence constitutive, qui « les fait apparaître à la fois
périlleuses et en péril » (359). Elles sont en péril précisément parce
qu’elles occupent une position instable, relativement indéterminée,
à la marge des domaines de savoirs constitués et de leurs plans
d’intersection respectifs – ce qui les rend scientifiquement
douteuses. Mais ce « caractère dérivé et second » (359) qu’elles
reçoivent de leur situation « hypo-épistémologique » (366) constitue
également en retour une menace constante pour la réflexion
épistémologique dans la mesure où, n’étant établies véritablement
nulle part, elles risquent de se propager partout, et notamment de
s’insinuer dans ces « plans intermédiaires qui unissent les unes aux
autres les trois dimensions de l’espace épistémologique » (359) : il y
a ainsi une tendance moderne à l’anthropologisation, inhérente au
déploiement en « nuage » des sciences humaines. Si celles-ci ne se
constituent dans leur positivité qu’à partir d’un certain parasitage
des autres formes de savoir (sciences déductives, sciences
empiriques, réflexion philosophique), il convient alors de savoir
quelles sont les modalités d’un tel parasitage.
Il est possible tout d’abord de situer plus précisément la positivité
des sciences humaines en partant de la relation privilégiée que
celles-ci entretiennent avec les sciences empiriques de la vie, du
travail et du langage [3] . Tout le problème est en effet de savoir
comment elles traitent spécifiquement leur objet, l’homme, alors
même que celui-ci s’offre déjà à un savoir positif dans la biologie,
l’économie ou la linguistique. C’est ici qu’apparaît le trait constitutif
des sciences humaines. Selon Foucault, en effet, elles ne se donnent
pas pour objet le mécanisme positif de la vie humaine (tel que peut
l’analyser la biologie), mais plutôt « ce vivant qui de l’intérieur de la
vie à laquelle il appartient de fond en comble et par laquelle il est
traversé en tout son être, constitue des représentations grâce
auxquelles il vit, et à partir desquelles il détient cet étrange capacité
de pouvoir se représenter justement la vie » (363) ; non pas le
mécanisme positif de la production (tel qu’il est analysé par
l’économie), mais plutôt « cet être qui, de l’intérieur des formes de
la production par lesquelles toute son existence est commandée,
forme la représentation de ces besoins, de la société par laquelle ou
contre laquelle il les satisfait, si bien qu’à partir de là il peut
finalement se donner la représentation de l’économie elle-même »
(364) ; non pas enfin le mécanisme positif du langage (tel qu’il
s’analyse du point de vue philologique ou linguistique), mais plutôt
« cet être qui, de l’intérieur du langage par lequel il est entouré, se
représente, en parlant, le sens des mots ou des propositions qu’il
énonce, et se donne finalement la représentation du langage lui-
même » (364). Il y a donc non seulement parasitage mais, dans les
termes de Foucault, « redoublement » (365) des sciences de la vie,
du travail et du langage qui décrivent des fonctionnements et des
mécanismes positifs, par des sciences humaines qui étudient plutôt
la manière dont l’homme se représente ces fonctionnements (les lois
vitales, les lois de l’échange, les lois linguistiques) à travers lesquels
il s’apparaît à lui-même comme un être fini. Par conséquent, ce
n’est ni l’homme en lui-même (tel que l’analytique de la finitude en
parcourt le mode d’être) ni ses purs fonctionnements (tels que les
isolent la biologie, l’économie ou la linguistique) qui forment le
champ d’analyse spécifique des sciences humaines, mais
précisément l’homme en tant qu’il est capable de se représenter ses
propres fonctionnements d’être fini. Dans ces conditions, les
sciences humaines sont bien « intermédiaires dans l’espace du
savoir moderne » (359) : elles occupent, et parcourent indéfiniment,
le vide qui sépare la dimension des sciences empiriques et la
dimension d’une philosophie de la finitude constituante. Ainsi
ramenées à leur situation épistémologique singulière, elles ne se
définissent donc pas tant par leur objet explicite (l’homme) que par
leur forme implicite, celle d’un « redoublement » de savoirs
constitués qu’elles reprennent dans la dimension de la
représentation [4] .
Cette présentation appelle deux remarques. On comprend en effet
d’abord que l’identification d’un tel redoublement représentatif
comme caractéristique fondamentale des sciences humaines, leur
assigne une position tout à fait spécifique dans l’espace du savoir
moderne : situées en recul par rapport aux savoirs positifs, dont
elles dépendent pourtant, elles se trouvent, écrit Foucault, en
« position “ana-” ou “hypo-épistémologique” » (366), ce qui signale
leur caractère second et dérivé et ce qui constitue une première
brêche dans leur prétention à la reconnaissance « scientifique » [5] .
Ce sont des sciences « négatives », en un double sens. Elles sont
d’abord, comme l’écrit Frédéric Gros, des sciences de la négativité,
distinctes des savoirs positifs pris sur l’homme dans la biologie,
l’économie, la philologie : elles reprennent les fonctionnements
positifs de l’homme à partir de la négativité qu’introduit dans ces
fonctionnements le recul représentatif par lequel ces
fonctionnements cessent de valoir immédiatement pour lui comme
des mécanismes positifs et nécessaires pour lui apparaître comme
la marque extérieure de sa finitude [6] . Mais les sciences humaines
sont aussi, et du même coup, des sciences « négatives » – au sens où
l’on parle de « théologie négative » – dans la mesure où ce sont des
sciences sans objet positif, à la différence de ces sciences du
fonctionnement humain qui peuvent immédiatement objectiver
l’homme dans ses conduites, ses comportements, ses phrases : et ce
sont des sciences sans objet précisément parce que ce ne sont pas
véritablement des « sciences », mais seulement la forme générale
donnée à la mise en rapport, par l’intermédiaire de la
représentation, de la positivité empirique et de la négativité
humaine qui la fonde dans l’élément de la finitude.
Il faut faire ici une autre remarque. Foucault assigne en effet aux
sciences humaines l’objectif d’une analyse de la représentation, qui
décale donc les contenus empiriques des savoirs positifs vers la
forme de leur redoublement. On ne peut manquer de souligner
qu’ainsi présentées, ces sciences humaines paraissent réactiver le
schème du redoublement représentatif qui valait de manière
centrale dans le déploiement du savoir classique. En un sens, il
apparaît donc que « les sciences humaines, à la différence des
sciences empiriques depuis le XIXe siècle, et à la différence de la
pensée moderne, n’ont pu contourner le primat de la
représentation ; comme tout le savoir classique, elles se logent en
elle » (375) : la position singulière des sciences humaines à
l’intérieur de l’épistémè moderne tient alors pour une large part à
cet anachronisme concerté, qui consiste à faire jouer ce « primat de
la représentation » non plus dans la dimension intériorisante de la
mathesis où son redoublement servait essentiellement la mise en
ordre discursive de l’être représenté, mais plutôt en rapport avec ce
domaine empirique des mécanismes positifs qui se donne
immédiatement à l’homme sous l’aspect d’une extériorité non
consciente. Il y a donc, au cœur des sciences humaines, un usage
décalé du schème représentatif [7]  qui détermine selon Foucault leur
paradoxe constitutif :
Tout en prenant place là seulement où il y a représentation, c’est
à des mécanismes, des formes, des processus inconscients, c’est
en tout cas aux limites extérieures de la conscience qu’elles
s’adressent (367).

C’est ce paradoxe d’une « représentation inconsciente » [8]  que


Foucault va explorer dans la suite du chapitre X, en analysant plus
précisément la nature du « redoublement » qui prescrit aux
sciences humaines la forme générale de leur positivité.

2 - La représentation inconsciente
Une fois explicitée la position singulière [9]  que viennent occuper les
sciences humaines dans l’espace épistémique moderne, Foucault
cherche en effet à déterminer le mode de structuration de leur
domaine. Ce domaine se déploie à partir de trois grandes « régions
épistémologiques », qui correspondent logiquement au
redoublement de la biologie, de l’économie et de la philologie du
côté de la sphère représentative. Une « région psychologique »
apparaît ainsi en relation avec la biologie, mais décalée jusqu’à
cette possibilité, pour l’être vivant, de se représenter, à la limite en
les suspendant, les conditions de son propre fonctionnement
biologique ; une « région sociologique » se déploie ensuite, à partir
du savoir économique, mais aussi en retrait par rapport à lui,
lorsque l’homo œconomicus parvient à se donner la représentation
de la société dans laquelle ce savoir contribue à objectiver son
activité ; enfin, se distingue, en relation décalée avec une philologie
vouée à l’explicitation des lois et des formes du langage, la région de
l’analyse des littératures et des mythes reposant sur la capacité de
l’homme parlant à faire passer, dans le cadre fixé par la grammaire
et la syntaxe de son propre langage, « le jeu de ses représentations »
(367). Le plus important pour Foucault n’est pourtant pas tant
d’identifier ces différentes régions ni de rendre compte de leurs
entrecroisements possibles au sein des sciences humaines, que de
faire apparaître d’abord les concepts qui, positivement, structurent
et balisent leur champ, pour examiner ensuite le statut paradoxal
qu’y reçoit la représentation, renvoyée du côté de l’inconscient et de
la finitude.
Les sciences de l’homme trouvent en effet leur positivité
épistémologique dans l’élaboration de trois modèles constituants
issus des trois domaines d’analyse empirique du fonctionnement
humain (biologie, économie, étude du langage). Chacun de ces
modèles catégorise le savoir des sciences humaines en rapportant
les différentes régions épistémologiques que Foucault vient de
caractériser à un couple de concepts opératoires : le couple
fonction/norme forme ainsi le premier modèle, transféré de la
biologie vers la psychologie qui prend pour objet la représentation
que l’homme se fait de son insertion dans des conditions d’existence
qu’il cherche en permanence à ajuster ; le couple conflit/règle
constitue le deuxième modèle, transféré de l’économie vers la
sociologie, qui se donne comme point d’application les
représentations que l’homme a ou se fait de sa propre inscription
socioéconomique et de ses rapports avec d’autres êtres de besoin ;
le dernier modèle enfin, fondé sur le couple signification/système,
est transféré de l’étude objective du langage à l’étude des
littératures et des mythes qui cherche à analyser la manière dont
l’homme se rapporte à l’ensemble des signes qu’il produit à travers
ses conduites ou ses discours. Chacun de ces couples correspond
donc bien à la projection, dans la dimension de la représentation,
des fonctionnements positifs de l’homme vivant, travaillant,
parlant, tels qu’ils sont analysés par la biologie, l’économie et la
philologie : ils décalent vers le domaine de la connaissance de
l’homme les éléments de savoir élaborés d’abord pour rendre
compte de l’objectivité de la vie, du travail et du langage.
Ce premier repérage catégoriel conduit alors Foucault à deux séries
de remarques, visant à faire apparaître combien le champ des
sciences humaines est en quelque sorte saturé par ces trois modèles
constituants, et également à évaluer les effets, sur la constitution de
ce champ lui-même, de leur évolution historique. Il apparaît en
effet tout d’abord que chaque couple conceptuel est susceptible
d’être utilisé comme un opérateur catégoriel dans d’autres
domaines que celui où il a fait son apparition. Il reçoit ainsi une
certaine universalité au sein de l’espace ouvert par les sciences
humaines :

Tous ces concepts sont repris dans le volume commun des


sciences humaines, ils valent en chacune des régions qu’il
enveloppe : de là vient qu’il est difficile souvent de fixer les
limites, non seulement entre les objets, mais entre les méthodes
propres à la psychologie, à la sociologie, à l’analyse des
littératures et des mythes (369).

Cette sorte d’indétermination méthodologique constitue l’un des


aspects fondamentaux de l’instabilité constitutive des sciences
humaines : les trois grandes régions épistémologiques que Foucault
a présentées ne délimitent pas en effet chacune un territoire
autonome, relevant de catégories d’analyse clairement définies. Il y
a au contraire, au principe des sciences humaines, un
recouvrement partiel et réciproque de chacune de ces régions et un
parasitage interne de leurs modèles conceptuels. Pour autant, cette
première remarque ne vaut pas pour une critique globale de
l’entreprise des sciences humaines, qui seraient coupables d’un
manque de rigueur méthodologique les rendant indignes du statut
de « sciences ». Selon Foucault, en effet, la « surimpression de
plusieurs modèles n’est pas un défaut de méthode » (370), du moins
pas nécessairement : il s’agit plutôt d’une caractéristique propre à
ce domaine de savoir qui tire sa positivité du redoublement formel
d’autres formes de savoirs et du transfert conceptuel qui en est la
conséquence. C’est dans cette perspective que Foucault évoque le
travail de Georges Dumézil, qu’il présente comme un exemple
d’intégration réussie, parce que parfaitement maîtrisée, des trois
modèles catégoriels repérés précédemment :

On sait avec quelle précision remarquable on a pu conduire


l’étude des mythologies indo-européennes en utilisant, sur fond
d’une analyse des signifiants et des significations, le modèle
sociologique (370).

Cette référence au travail de Dumézil [10]  permet en un sens


d’éclairer l’enjeu général du chapitre X. L’ « archéologie des
sciences humaines » trouve en effet son accomplissement dans une
« archéologie du structuralisme » [11]  qui cherche à montrer
comment les sciences humaines, comme formes de savoir a priori
hantées par la vérité de l’homme, en sont venues à produire leur
propre contestation [12] , à partir de la montée en puissance du
paradigme linguistique (liée chez Dumézil d’abord, puis chez Lévi-
Strauss et Lacan, à l’importance croissante prise par la notion de
système signifiant) et de la réorganisation conséquente des couples
catégoriels à partir desquels elles se constituent. Il s’agit donc moins
de dénoncer de manière univoque toute entreprise relevant des
« sciences humaines » que d’accéder aux conditions de leur
autorectification – celle-ci s’accomplissant paradoxalement dans la
dissolution de l’homme telle que l’annonce la préoccupation
contemporaine du langage (dans l’analyse structurale comme dans
l’expérience littéraire).
La réorganisation des modèles constituants qui conduit à cette
profonde réévaluation des « sciences humaines », s’explicite alors,
dans l’analyse de Foucault, à partir d’une reconstruction critique de
l’histoire récente de ces sciences. Une telle reconstruction met en
effet en lumière un double « glissement ». Il y a d’abord le
glissement progressif du règne du modèle biologique (dans le sillage
de Comte et du romantisme) au règne du modèle économique (dans
le sillage de Marx) puis au règne du modèle philologique (dans le
sillage de Freud) et linguistique (avec l’émergence historique du
structuralisme) qui fixe donc pour les sciences humaines actuelles
leur style dominant d’analyse. Mais si le structuralisme trouve sa
place dans cette histoire, c’est à la faveur d’un autre glissement,
enchâssé dans le premier, et qui concerne non pas seulement la
domination actuelle du modèle linguistique mais aussi une
transformation inhérente à chacun des couples constituants :

[Ce glissement] a fait reculer le premier terme de chacun des


couples constituants (fonction, conflit, signification), et fait surgir
avec d’autant plus d’intensité l’importance du second (norme,
règle, système). (371).

Pour Foucault, ce « renversement » constitue un élément décisif


dans l’histoire des sciences humaines dans la mesure où il conduit
effectivement à la constitution de « contre-sciences » structurales,
dont la particularité est qu’elles ne reconduisent plus le savoir à
l’homme (leur objet impossible), mais bien plutôt, comme on va le
voir, à la dimension inconsciente de normes, de règles et de
systèmes [13] . Il importe donc d’analyser de plus près les conditions
et les conséquences de ce « passage d’une analyse en termes de
fonctions, de conflits, de significations à une analyse en termes de
norme, de règles et de systèmes » (372).
Précisons d’abord qu’une telle inversion ne correspond pas à la
disparition pure et simple des couples constituants mais plutôt à la
subordination de la première série de concepts à la seconde. Ainsi,
la norme devient ce qui, « de l’intérieur de l’activité qui la pose »
(371), vient déterminer la fonction, au lieu d’en être une simple
variable d’ajustement ; la règle devient ce qui régit le conflit, au lieu
de n’en former que la provisoire limitation ; le système enfin
devient la condition de possibilité de l’ensemble des significations,
au lieu d’en être seulement l’intégration partielle. Autrement dit, le
primat de la fonction, du conflit et de la signification sur la norme,
la règle et le système, faisait apparaître au sein des sciences
humaines une tension entre ces deux pôles – tension qui, selon
Foucault, conduisait à un « partage essentiel » (372) entre des
productions normales et des productions pathologiques, liées à tout
ce que le jeu des normes, des règles, des systèmes se montrait
incapable d’intégrer : il y avait ainsi place pour une analyse des
défaillances psychologiques (individuelles ou collectives), des
pathologies sociales (liées à des situations de conflit
insurmontables), des faillites du sens (liées à la possibilité de
comportements ou de discours insignifiants). De ce point de vue,
l’un des effets remarquables de l’inversion historique repérée par
Foucault est que l’ensemble des comportements, des faits sociaux,
des discours, au lieu d’être divisés en normaux et pathologiques,
sont susceptibles d’être unifiés du point de vue de la norme, de la
règle et du système :

Il n’a plus été possible de parler même à propos des malades de


« conscience morbide », même à propos de sociétés
abandonnées par l’histoire, de « mentalités primitives », même à
propos de récits absurdes, de légendes apparemment sans
cohérence, de « discours insignifiants ». Tout peut être pensé
dans l’ordre du système, de la règle et de la norme (372).

Cette réunification du champ des sciences humaines à partir de la


réorganisation historique de leurs modèles constituants, elle-même
corrélative d’une préoccupation nouvelle pour la question du
langage, se signale tout particulièrement, selon Foucault, dans
l’apparition de la psychanalyse freudienne, pour laquelle le
langage, voie d’accès privilégiée à l’inconscient, apparaît
précisément comme l’élément où la distinction « du normal et
pathologique, du compréhensible et de l’incommunicable, du
signifiant et de l’insignifiant » (372) cesse d’être pertinente.
L’intervention de la figure de Freud dans l’exposé de Foucault a une
fonction bien précise : elle permet d’achever l’analyse de l’évolution
des sciences humaines en ajoutant au double glissement des
sciences humaines vers le modèle linguistique et vers le primat de
la série norme-règle-système sur la série adjacente fonction-conflit-
signification, un ultime déplacement historique, qui correspond à
« l’importance de plus en plus marquée de l’inconscient » (374).
Reste alors à comprendre quel rôle l’inconscient est appelé à jouer
dans la constitution historique des sciences humaines.
Pour élucider ce point, il faut sans doute repartir du problème, en
forme de paradoxe, mentionné plus haut : car si les sciences
humaines se déploient bien dans l’espace de la représentation,
comment peuvent-elles en même temps s’approcher de « cette
région de l’inconscient où l’instance de la représentation est tenue
en suspens » (373) ? La solution de ce problème réside, selon
Foucault, dans la dissociation entre la conscience et la
représentation, telle qu’elle s’opère dans tout le « savoir
contemporain sur l’homme » (374) : c’est en effet parce que « la
représentation n’est pas la conscience » (373) qu’il est possible de
maintenir les sciences humaines sous la loi du redoublement
représentatif (c’est ce qui définit en propre leur position
hypoépistémologique) tout en lui assignant pour tâche de mettre au
jour cet ensemble « d’éléments ou d’organisations qui ne sont
jamais donnés comme tels à la conscience » (373), à savoir les
normes qui déterminent les fonctions, les règles qui régissent les
conflits, les systèmes qui rendent possibles les significations. Les
sciences humaines sont bien soumises en ce sens à la dimension
paradoxale d’une représentation inconsciente. Or celle-ci a la
particularité de réaffirmer la position intermédiaire des sciences
humaines, bornées par les deux dimensions des sciences
empiriques et de l’analytique de la finitude. Foucault montre en
effet comment chaque couple de concepts fonctionne à la fois à
partir du redoublement des sciences empiriques (puisque les
grandes catégories qui les composent apparaissent sur la surface de
projection de ces sciences) et en direction des figures de l’Autre (le
retrait de l’origine, l’impensé) qui creusent, dans l’analytique de la
finitude, la pensée du Même :

Le couple signification-système, c’est ce qui assure à la fois la


représentabilité du langage (comme texte ou structure analysés
par la philologie ou la linguistique) et la présence proche mais
reculée de l’origine (telle qu’elle est manifestée comme mode
d’être de l’homme dans l’analytique de la finitude). […] Le couple
conflit-règle assure la représentabilité du besoin (de ce besoin
que l’économie étudie comme processus objectif dans le travail
et la production) et la représentabilité de cet impensé que
dévoile l’analytique de la finitude. Enfin, le concept de fonction a
pour rôle de montrer comment les structures de la vie peuvent
donner lieu à la représentation (même si elles ne sont pas
conscientes) et le concept de norme comment la fonction se
donne à elle-même ses propres conditions de possibilité et les
limites de son exercice (374).

À chaque fois une représentation inconsciente vient redoubler la


possibilité d’une représentation consciente et la reconduit vers ce
qui la fonde tout en la limitant. À travers ce thème d’une
représentation inconsciente, Foucault entend donc indiquer de
quelle manière le redoublement des fonctionnements empiriques
de l’homme (tels que les isolent les sciences empiriques de la vie, du
travail et du langage) dans la dimension de la représentation
s’accomplit non pas dans la forme d’une prise de conscience, par cet
homme, de sa vérité enfin dévoilée, mais plutôt dans la forme d’une
mise au jour de ces règles, de ces systèmes et de ces normes qui
constituent l’horizon impensé de sa finitude radicale. L’enjeu
principal de ces analyses est manifestement de faire apparaître, au
cœur même du dispositif des sciences humaines, un certain nouage
de la représentation et de la finitude à partir de la dimension de
l’inconscient. Or c’est ce nouage que la psychanalyse tend
précisément à dénouer, s’imposant ainsi à la limite du champ des
sciences humaines, comme une « contre-science » [14] .
3 - L’inconscient, l’histoire : l’homme et son
Autre
À quoi tient en effet le pouvoir « de mise en question, de critique et
de contestation » (385) que Foucault lui attribue ? Sans doute
d’abord au fait que, comme science de l’inconscient, elle reprend
d’une certaine manière à son compte l’ « animation critique qui
inquiète de l’intérieur tout le domaine des sciences humaines »
(388). Nous avons vu en effet comment la représentation fournit le
champ même des sciences humaines et leur condition de possibilité,
et comment l’inconscient constitue leur objet propre. Or cet objet se
dérobe à toute saisie positive et les sciences humaines paraissent
donc vouées à relancer en permanence le « dévoilement du non-
conscient » (376), soit de cet ensemble de normes, de règles et de
systèmes signifiants, qui conditionnent absolument les formes et les
contenus de toute conscience, mais qui « s’esquivent en elle » (375).
Se trouve ainsi clairement délimité le domaine spécifique des
sciences humaines :

On dira donc qu’il y a « science humaine » non pas partout où il


est question de l’homme, mais partout où on analyse, dans la
dimension propre à l’inconscient, des normes, des règles, des
ensembles signifiants qui dévoilent à la conscience les
conditions de ses formes et de ses contenus (376).

L’un des effets paradoxaux du glissement historique vers une


analyse en termes de normes, règles et systèmes, est donc qu’il fait
apparaître, comme l’objet propre des sciences humaines, non pas
l’homme, mais cette dimension de l’inconscient qui en borde, du
côté de la finitude, la positivité. C’est en effet dans la mesure où
l’inconscient constitue la limite fondatrice de la représentation qu’il
est à la fois au principe et à l’horizon de l’entreprise de dévoilement
des sciences humaines.
Or, la psychanalyse reçoit, selon Foucault, par rapport à cette
entreprise, une position décalée, mais tout à fait privilégiée dans la
mesure où elle l’achève et, qu’en l’achevant, elle la conteste. Elle
l’achève dans la mesure où elle se propose immédiatement de
laisser venir au langage le « discours de l’inconscient » (385) et
qu’elle place ainsi au cœur de sa démarche la question des rapports
entre la représentation et la finitude, soit la question des modalités
sous lesquelles la finitude, telle qu’elle s’expose dans le discours de
l’inconscient, peut être reprise dans la dimension de la
représentation. Or c’est à propos précisément de cette question que
la psychanalyse conteste le développement des sciences humaines,
dans la mesure où elle s’efforce de soustraire l’inconscient à
l’espace du représentable où celles-ci le cantonnaient. Autrement
dit, c’est le thème même d’une représentation inconsciente qui
paraît contesté par la psychanalyse [15] . Car si, pour les sciences
humaines, « l’importance de plus en plus marquée de l’inconscient
ne compromet en rien le primat de la représentation » (374), pour
celle-ci au contraire, il s’agit d’ « enjamber la représentation, [de] la
déborder du côté de la finitude et [de] faire ainsi surgir, là où
attendaient les fonctions porteuses de leurs normes, les conflits
chargés de règles et les significations formant système, le fait nu
qu’il puisse y avoir système (donc signification), règle (donc
opposition), norme (donc fonction) » (386). Deux remarques
s’imposent ici pour bien saisir l’enjeu de la contestation
psychanalytique. D’abord, il faut souligner que la psychanalyse se
situe clairement dans la perspective historique du renversement
propre aux trois couples conceptuels grâce auxquels Foucault
modélise le type d’analyse des sciences humaines : sa contestation
s’inscrit bien par conséquent à l’intérieur de l’espace
épistémologique qu’elles délimitent. Mais ce renversement signifie
surtout ici que l’inconscient dont traite la psychanalyse doit être
distingué de l’inconscient tel que les sciences humaines se le
donnent pour objet [16] . Ce dernier est en effet entièrement pris dans
le mouvement d’explicitation de la conscience qui conduit à
dégager ce qui, au-dessous d’elle (390), la conditionne et
conditionne par là même la représentation de ses opérations. Il n’y
a ainsi de représentation du sens qu’à partir du recul, en chaque
signification, du système, « toujours inconscient parce qu’il était
déjà là avant elle » (373) et ipso facto soustrait à toute saisie directe,
promis seulement à un dévoilement futur. Les sciences humaines
vont ainsi du conscient à l’inconscient, sans quitter la dimension de
la représentation :

Elles vont de ce qui est donné à la représentation, à ce qui rend


possible la représentation, mais qui est encore une
représentation (375).

D’une représentation consciente des significations du langage, elles


remontent donc à la représentation du système-inconscient qui la
rend possible. L’inconscient, c’est en quelque sorte tout ce qui fait
que la représentation consciente s’échappe à elle-même, mais du
dedans d’elle-même : c’est l’élément de ce qui est représentable sans
être actuellement représenté. Or Foucault montre que la
psychanalyse prend le contre-pied de cette procédure de
« dévoilement du non-conscient » et de la dialectique qui la sous-
tend. L’inconscient ne s’annonce plus en effet du dedans de la
représentation, comme cette dimension implicite (ou cette
doublure) de la conscience, qui creuse le représentable vers ce qui
le fonde ; il se découvre plutôt « aux confins extérieurs de la
représentation » (389), comme ce qui cerne la conscience depuis son
dehors et permet ainsi d’en énoncer les conditions de structure, qui
coïncident avec les « figures concrètes de la finitude » (389) :

En cette région où la représentation reste en suspens, au bord


d’elle-même, ouverte en quelque sorte sur la fermeture de la
finitude, se dessinent les trois figures par lesquelles la vie, avec
ses fonctions et ses normes, vient se fonder dans la répétition
muette de la Mort, les conflits et les règles, dans l’ouverture
dénudée du Désir, les significations et les systèmes, dans un
langage qui est en même temps Loi (386).

À travers ces figures de la Mort, du Désir, de la Loi, qui


schématisent aux yeux de Foucault le dispositif freudien (articulé
autour de la pulsion de mort, de l’économie libidinale et de la
rhétorique de l’inconscient) [17] , le discours de l’inconscient se
présente alors comme le discours de l’impensé, qui ne donne lieu à
aucune relève dialectique ni à aucun savoir positif sur l’homme
puisqu’au contraire il permet d’en cerner strictement les conditions
de possibilité. Nous comprenons ainsi pourquoi la psychanalyse
reçoit une fonction critique par rapport aux sciences humaines :
c’est qu’elle se propose comme tâche de libérer l’analytique de la
finitude de la sphère représentationnelle où celles-ci l’ont
cantonnée, et de soustraire pour cela l’inconscient à la loi du
redoublement représentatif pour le reconduire du côté de « ce qui
borde et définit, vers l’extérieur, la possibilité même de la
représentation » (386), à savoir la dimension impensée de la
finitude, avant qu’elle ne soit repliée sur la figure positive de
l’homme. La psychanalyse répète donc d’une certaine manière la
critique kantienne en tant qu’elle sanctionne le retrait du savoir et
de la pensée modernes hors de l’espace de la représentation – cet
espace que les sciences humaines ont manifestement réinvesti à
contretemps pour élaborer de manière positive la figure de
l’homme dont l’analytique de la finitude avait pourtant souligné la
fragilité. C’est parce qu’elles en restent au « primat de la
représentation » que les sciences humaines se montrent incapables
de penser l’inconscient et qu’elles se contentent de faire du Même
avec de l’Autre – signalant de cette manière leur ambiguïté
archéologique : elles s’obstinent à penser la finitude dans la
dimension de la représentation, alors même que l’analytique de la
finitude, dont est solidaire la thématique psychanalytique de
l’inconscient, s’est élaborée historiquement sur les ruines de la
représentation.
La psychanalyse est donc bien en position de contestation par
rapport aux sciences humaines : elle les reconduit à leurs propres
limites, celles d’une anthropologie de la finitude qui cherche à se
faire passer pour une science empirique de l’homme. Or « rien n’est
plus étranger à la psychanalyse que quelque chose comme une
théorie générale de l’homme ou une anthropologie » (388) : si elle a
affaire à l’homme, ce n’est pas en effet à travers le prisme d’une
connaissance où il est question de son pouvoir de représentation,
mais directement à travers les formes concrètes de sa finitude,
unifiées dans l’expérience limite de la folie [18] , ou déployées au
cours des étapes de l’analyse, à la faveur donc de « cet étranglement
du rapport entre deux individus, dont l’un écoute le langage de
l’autre, affranchissant ainsi son désir de l’objet qu’il a perdu (lui
faisant entendre qu’il l’a perdu), et le libérant du voisinage toujours
répété de la mort (lui faisant entendre qu’un jour il mourra) » (387-
388). En ramenant de cette manière la positivité de l’homme, telle
qu’elle forme le domaine des sciences humaines, à la négativité de
la finitude, telle que la psychanalyse en parcourt les figures
concrètes, Foucault tente donc de penser les conditions d’un dépli
du pli anthropologique. Car si l’inconscient n’est pas la doublure de
la conscience, alors la pensée du Même, devenue dans les sciences
humaines pensée du redoublement représentatif, peut s’ouvrir sur
cette dimension de l’Autre (Mort, Désir, Loi) qui la borde de
l’intérieur et qui l’écarte résolument de la figure positive de
l’homme.
Mais la contestation des sciences humaines ne s’opère pas
seulement depuis la requalification psychanalytique du discours de
l’inconscient, ainsi soustrait à toute enquête psychologique. Elle se
fonde encore sur l’analyse critique du rapport que les sciences
humaines entretiennent avec l’Histoire (et avec leur propre
histoire), et sur la manière dont l’ethnologie contemporaine
(principalement, pour Foucault, celle de Lévi-Strauss) se nourrit de
cette analyse pour reconduire une nouvelle fois l’homme à son
Autre (sous la forme cette fois de son impensé culturel et de la
forme temporelle de sa finitude). La démonstration de Foucault
s’opère en deux temps, dans la mesure où la position spécifique du
contre-savoir ethnologique ne peut s’expliciter qu’à partir d’une
élucidation préalable du rapport de l’Histoire aux sciences
humaines (de même que, précédemment, la valeur contestataire de
la démarche psychanalytique n’apparaissait qu’à partir de l’analyse
du rapport des sciences humaines à la thématique de l’inconscient).
Les rapports de l’Histoire (entendue ici en son double sens de
devenir concret des choses et des êtres dans le temps et de
discipline réfléchissant ce devenir) aux sciences humaines s’étayent
à partir du paradoxe constitutif de l’analytique de la finitude. En
effet, dans la mesure où, à partir du XIXe siècle, la nature, le travail
et le langage ont reçu chacun une historicité propre et ont noué leur
vérité autour de ce noyau d’historicité, l’homme s’est trouvé en
quelque sorte « déshistoricisé » (380) :

L’homme n’est pas lui-même historique : le temps lui venant


d’ailleurs que de lui-même, il ne se constitue comme sujet
d’Histoire que par la superposition de l’histoire des êtres, de
l’histoire des choses, de l’histoire des mots (381).

D’une certaine manière, l’homme se découvre « fini » à travers cette


histoire des positivités qui le surplombent et qui lui assignent un
mode d’être dérivé, une certaine passivité. Mais cette finitude
positive de l’homme qui s’annonce dans l’histoire des mots, des
choses et des êtres « se renverse aussitôt » en finitude
fondamentale, lorsqu’il apparaît que « ce qui parle dans le langage,
ce qui vit, ce qui travaille, c’est l’homme lui-même » (381).
L’historicité humaine se donne ainsi comme l’ouverture
temporalisante à partir de laquelle le temps des choses peut être
envisagé et circonscrit dans des savoirs empiriques [19] . Un tel
renversement de perspective (qui lie l’historicité de l’homme
vivant, parlant, travaillant à l’analytique de la finitude) permet
alors de mieux cerner les rapports de l’Histoire aux sciences
humaines.
En effet, dans la mesure où l’homme apparaît d’abord traversé par
l’histoire de cette vie, de ce langage, de ce travail qui le constituent
comme être empirique, « tout contenu de l’Histoire quel qu’il soit
relève de la psychologie, de la sociologie ou des sciences du
langage » (382). Pourtant, ces contenus historiques que délivrent les
différentes sciences de l’homme ne peuvent apparaître, avec leur
positivité et leur stabilité apparentes, que dans l’ouverture
fondamentale de l’historicité humaine qui les renvoie aussitôt à
leur profonde relativité. Les sciences humaines sont donc des
sciences historiques puisqu’elles renvoient immanquablement à
l’historicité fondamentale de leur objet (l’homme) et de leurs
méthodes. L’Histoire joue de cette manière par rapport à
l’entreprise des sciences humaines la fonction ambiguë d’une
limite : limite constitutive d’une part, puisqu’elle permet de
circonscrire les conditions de validité de chaque science de
l’homme ; mais limite négative d’autre part, puisqu’elle « ruine
d’entrée de jeu leur prétention à valoir dans l’élément de
l’universalité » (382) et que, du coup, la positivité de l’homme,
dégagée à partir des déterminations de la psychologie, de la
sociologie, de l’analyse des langages, n’est pas la positivité pleine et
définitive d’un « objet intemporel » donné à la transparence d’un
savoir lui-même « sans âge » (383), mais la forme provisoire et
instable d’un être de part en part historique, inséré dans un certain
espace culturel :

[…] l’homme n’apparaît jamais dans sa positivité sans que celle-ci


soit aussitôt limitée par l’illimité de l’Histoire (382).

Les sciences de l’homme sont ainsi perpétuellement débordées par


le mouvement de l’Histoire qui les arrache « à une positivité calme,
enracinée et définitive » et soumet à la « loi du temps » (383) aussi
bien les formes singulières du travail, de la vie, du langage que la
positivité de l’homme qui se les représente et cherche à élaborer le
savoir positif de cette représentation.
L’enjeu de cette analyse préalable est assez clair : il s’agit en effet,
pour Foucault, de mettre au jour de ce qui, de l’intérieur (avec le
thème de l’inconscient) ou de l’extérieur (avec la dimension de
l’Histoire) des sciences humaines, constitue leur limite, c’est-à-dire
aussi bien le principe que le point d’effondrement de leur
démarche :

En dévoilant l’inconscient comme leur objet le plus fondamental,


les sciences humaines montraient qu’il y avait toujours à penser
encore dans ce qui était déjà pensé au niveau manifeste ; en
découvrant la loi du temps comme limite externe des sciences
humaines, l’Histoire montre que tout ce qui est pensé le sera
encore par une pensée qui n’a pas encore vu le jour (383).

Dans ces conditions, les sciences humaines apparaissent


profondément liées à l’analytique de la finitude – les thèmes de
l’historicité et de l’inconscient renvoyant respectivement au retrait
de l’origine et à la dimension de l’impensé. Et pourtant, Foucault
montre comment leur propre démarche les conduit à esquiver cette
analytique pour tenter de fonder leur positivité. C’est ainsi que,
déjà, l’inconscient était rabattu dans la dimension du représentable
et soumis à l’exigence d’un dévoilement (ce que permet de contester
la psychanalyse par un retour à la rigueur concrète de la finitude,
dans ce qu’elle a d’irreprésentable – Mort, Désir, Loi). De la même
manière, l’Histoire – par où s’indique la loi d’une « finitude qui n’a
jamais fini, qui est toujours en retrait par rapport à elle-même »
(384) – est à son tour contournée dans la perspective d’un
« historicisme » consistant à dissoudre « le moment de la finitude
[…] dans le jeu d’une relativité à laquelle il n’est pas possible
d’échapper et qui vaut elle-même comme un absolu » (384). Cet
historicisme dégrade donc la finitude en faisant de la positivité
historique du sujet qui connaît la condition même d’une
connaissance positive, absolument valable dans les limites qui la
détermine. Au lieu que l’Histoire s’impose comme la limite externe
de tout savoir positif sur l’homme, elle est alors posée comme le
fondement interne d’un tel savoir : non plus le principe de
dissolution de sa positivité, mais la garantie quasi transcendantale
de cette même positivité.
Ainsi, de même que la psychanalyse ramène tout savoir sur
l’homme à l’impensé de sa finitude, à ce qui seul peut fonder ce
savoir tout en le rendant en quelque sorte impossible, c’est à
l’ethnologie qu’il revient, selon Foucault, de restituer à la dimension
de l’Histoire sa fonction « critique » de contestation des sciences
humaines. Le propre de la démarche ethnologique, telle qu’elle est
ici présentée, consiste en effet à faire apparaître l’historicité comme
l’impensé des cultures, soit ce qui assure leur singularité et leurs
différences et empêche de les rapporter à une figure universelle et
intemporelle de l’homme. L’ethnologie est déjà elle-même une
entreprise historique, au sens où elle trouve ses conditions
d’apparition dans « une certaine position de la ratio occidentale qui
s’est constituée dans son histoire et qui fonde le rapport qu’elle peut
avoir à toutes les autres sociétés, même à cette société où elle est
historiquement apparue » (388). C’est sous cet horizon d’historicité
que peut prendre forme le savoir ethnologique comme savoir de
l’Autre – savoir travaillé jusque dans ses fondements par un rapport
à l’Autre qui conditionne et creuse par avance tout discours positif
de l’homme sur lui-même. Dans ces conditions, l’ethnologie tire son
pouvoir de contestation de ce qu’elle prend clairement à rebours le
mouvement de repli historiciste par où les sciences humaines
tentent d’assurer leur positivité en rapportant leurs contenus
empiriques (tels que les délivrent la psychologie, la sociologie ou
l’analyse des littératures et des mythes) « à la positivité historique
du sujet qui les perçoit » (389). Les différences entre les cultures
risquent donc d’être ramenées à un centre de perspective qui en
assure la cohérence et l’unité du point de vue du savoir : la finitude
de l’homme qui s’annonce dans le mouvement indéfini de l’Histoire
est ainsi retournée en fondement positif du savoir de l’homme sur
l’homme. Un tel savoir se borne alors à identifier et à articuler
l’ensemble des « représentations que les hommes, dans une
civilisation, peuvent se donner d’eux-mêmes, de leur vie, de leurs
besoins et des significations déposées dans leur langage » (390) : on
retrouve ainsi le trait caractéristique des sciences humaines,
comprises comme sciences du redoublement représentatif, appliqué
ici au devenir historique de l’homme comme être culturel.
Or, pour Foucault, l’ethnologie doit justement sa position singulière
dans le dispositif d’ensemble des sciences humaines, au fait qu’elle
rend problématique ce jeu de représentations en mettant en
lumière plutôt ce qu’il laisse impensé, à savoir les modalités
structurales de sa constitution historique et symbolique :

L’ethnologie montre comment se fait dans une culture la


normalisation des grandes fonctions biologiques, les règles qui
rendent possibles ou obligatoires toutes les formes d’échange,
de production ou de consommation, les systèmes qui
s’organisent autour ou sur le modèle des structures
linguistiques (389).

Le savoir ethnologique ainsi défini se situe clairement dans la


perspective du passage d’une analyse en termes de fonctions, de
conflits et de sens (donnant lieu à des représentations individuelles
et collectives) à une analyse en termes de normes, de règles et de
systèmes (débordant ces représentations du côté des structures qui
les rendent possibles). Son problème n’est donc pas tant de rendre
compte des représentations que les individus ont ou se font de leurs
fonctionnements (biologiques, économiques, linguistiques) que de
montrer à quelles conditions de telles représentations sont
possibles et, par conséquent, sous quelles contraintes structurales,
d’ordre inconscient [20]  et historique, se déploie chaque
manifestation culturelle [21] . C’est ici, selon Foucault, que « le
problème de l’histoire se trouve retourné » (389) dans la mesure où
le savoir ethnologique met en lumière l’historicité propre de ces
cultures qu’elle analyse dans leur mode de structuration interne.
Chaque ensemble culturel est ainsi pris dans un devenir historique
qui fixe à l’entreprise des sciences humaines ses limites propres :
c’est toujours à l’intérieur d’une culture donnée, et en relation avec
des objets historiquement déterminés et structurés, qu’elles
peuvent s’appliquer. Autrement dit, les sciences humaines ont une
histoire et cette histoire coïncide avec la constitution de certaines
formes culturelles, d’où l’homme ne cesse de s’absenter,
disparaissant sous le réseau de normes, règles et systèmes qui
décrivent son fonctionnement d’être culturel et historique plutôt
qu’ils ne permettent d’accéder à sa « nature » première et véritable.
L’analyse de Foucault aboutit donc à mettre en lumière la
« profonde parenté » et même la « symétrie » (390) qui rassemblent
les entreprises de la psychanalyse et de l’ethnologie en une même
marge contestataire, à la limite des sciences humaines constituées.
En effet, de même que la psychanalyse cherche à faire apparaître ce
point où la finitude échappe à la loi du redoublement représentatif
à travers une figure positive de l’inconscient (différent du non-
conscient), de même l’ethnologie se charge de rapporter les
représentations qu’analysent sans fin les sciences humaines aux
fonctionnements positifs qui les conditionnent. Autrement dit,
ethnologie et psychanalyse ne sont ni des sciences humaines parmi
les autres, ni des sciences humaines au-dessus des autres (parce
qu’elles seraient plus rigoureuses dans leur démarche) : elles
permettent plutôt de montrer comment les « sciences humaines »
justement n’en sont pas dans la mesure où elles se rapportent à ces
dimensions de l’analytique de la finitude et des sciences empiriques
qu’elles reprennent dans la forme (hypoépistémologique) d’un
redoublement représentatif. Par ailleurs, si l’homme qui forme le
pôle d’investigation privilégié de telles « sciences humaines » est
précisément constitué dans sa positivité de sujet-objet par le jeu de
ce redoublement (qui répète dans la forme du savoir, le pli
anthropologique formant la structure de la pensée moderne), alors
le propre des « contre-sciences » envisagées par Foucault dans ces
dernières pages des Mots et les choses, est d’en problématiser
radicalement le mode de constitution épistémologique, en mettant
au jour cet impensé (inconscient ou histoire) qui en dessine les
limites extérieures et fait apparaître, en lieu et place de cette
positivité, le creux d’une finitude.
En thématisant de cette manière la fonction critique de la
psychanalyse et de l’ethnologie, Foucault poursuit clairement un
double objectif qui fixe sans doute l’horizon d’attente de son
« archéologie des sciences humaines ». Il s’agit d’abord de mettre en
valeur la « corrélation fondamentale » (391) qui existe entre ces
deux « contre-sciences » en tant qu’elles font apparaître, à leur
point de croisement, une même exigence structurale articulée à la
dimension de l’inconscient (culturel ou individuel). Cette
corrélation, qui engage les analyses de Lévi-Strauss et celles de
Lacan [22] , trouverait selon Foucault sa condition de possibilité dans
Totem et tabou, où s’esquisse la possibilité d’une « double
articulation de l’histoire des individus sur l’inconscient des cultures,
et de l’historicité de celles-ci sur l’inconscient des individus » (391).
On sait pourtant comment Lévi-Strauss, dès Les structures
élémentaires de la parenté, a critiqué l’ouvrage de Freud, auquel il
reprochait d’avoir élaboré un simple mythe dépourvu de toute
portée explicative : Foucault reconnaît d’ailleurs lui-même un peu
plus loin la limite de l’entreprise de Freud, qui revient à assimiler
« les mécanismes et les formes d’une société à la pression et à la
répression de fantasmes collectifs, retrouvant ainsi, mais à une plus
grande échelle, ce que l’analyse peut découvrir au niveau des
individus » (391). Il suit ainsi les critiques que Lévi-Strauss
adressent à Freud (et qui, par contrecoup, ont sans doute constitué
l’apport décisif de Lévi-Strauss à Lacan) [23] . Or ces critiques se
concentrent autour de la question de l’inconscient. Au lieu de
concevoir celui-ci comme la surface de projection des désirs
refoulés et comme l’instance dynamique à partir de laquelle
s’élabore l’ensemble de la vie psychique (avec ses conflits internes),
Lévi-Strauss y voit avant tout l’ « organe d’une fonction spécifique
[la fonction symbolique] » qui « se borne à imposer des lois
structurales […] à des éléments inarticulés qui proviennent
d’ailleurs : pulsions, émotions, représentations, souvenirs » [24] .
L’inconscient n’est donc plus thématisé à partir de ses contenus
représentatifs, il est désormais conçu comme une forme vide,
comme un pur système de contraintes logiques imposant son mode
de structuration, au-delà du psychisme individuel, à l’ensemble des
manifestations de la vie collective : les systèmes de parenté, les
systèmes symboliques (mythes), les formes de la vie économique
peuvent être analysés comme de purs effets de structure (de
normes, de règles, de systèmes), liés à une causalité formelle qui,
d’une certaine manière, s’absente en eux [25] .
C’est à partir de cette refonte de la notion d’inconscient et de
l’élucidation de son lien privilégié à l’ordre de la structure, que se
justifie alors la double articulation de l’ethnologie et de la
psychanalyse, ménageant ainsi aux confins des sciences humaines
et de la configuration anthropologique du savoir moderne, l’espace
actuel de savoirs structuraux, définitivement soustraits à la loi de la
représentation (qui prévaut en sociologie et en psychologie). Ainsi
l’ethnologie peut étendre ses investigations « du côté des processus
inconscients qui caractérisent le système d’une culture donnée »
(391) : cette dimension d’un inconscient culturel, grâce à laquelle
l’ethnologie peut rejoindre la psychanalyse, ne renvoie aucunement
à des contenus représentatifs (élaborés par un collectif
d’individus) [26] , mais bien à « l’ensemble des structures formelles
qui rendent signifiants les discours mythiques, donnent leur
cohérence et leur nécessité aux règles qui régissent les besoins,
fondent autrement qu’en nature, ailleurs que sur de pures fonctions
biologiques, les normes de vie » (391). C’est à partir du moment où
l’inconscient coïncide avec ce jeu anonyme de « structures
formelles » (normes, règles, systèmes), absolument dégagées de
toute instance subjective et représentative [27] , qu’il est donc
susceptible de fournir une grille de lecture, ou encore une surface
d’objectivation pour les organisations sociales – comme pour la vie
psychique individuelle. De ce point de vue, Foucault suit
manifestement les analyses proposées par Lévi-Strauss dans son
« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » pour présenter l’autre
aspect du rapprochement entre ethnologie et psychanalyse : celui
qui précisément a pu conduire Lacan [28]  à découvrir que
« l’inconscient lui aussi possède – ou plutôt qu’il est lui-même une
certaine structure formelle » (391). Affirmer en effet que
l’inconscient est une structure formelle, c’est encore placer toute sa
réalité du côté du système anonyme de lois et de fonctions
symboliques qui définit pour l’individu le discours de l’Autre en lui
– discours à travers lequel il peut s’identifier lui-même en accédant
par l’analyse à sa propre structure objective : une telle objectivation
ne signifie pas en effet un reflux de l’inconscient vers le conscient,
selon la logique du dévoilement qui prévaut dans les sciences
humaines représentatives ; elle correspond plutôt à une
objectivation de l’inconscient en tant que tel, soit à une
objectivation du système de lois symboliques en quoi il consiste [29] .
La psychanalyse peut donc rejoindre « la dimension d’une
ethnologie » (391) et, inversement, l’ethnologie tendre vers la
dimension de la psychanalyse dans la mesure où elles se fondent
toutes deux sur cet inconscient structural, ou symbolique, dont
Lévi-Strauss fait « le terme médiateur entre moi et autrui » [30] , soit
le point de communication et de recoupement entre une analyse
(ethnologique) de l’étrangeté de l’Autre, appartenant à une culture
différente, mais découvert comme un autre nous-mêmes (obéissant
aux mêmes structures formelles), et une analyse (psychanalytique)
de cet Autre étranger à soi-même, et qui pourtant définit le pôle
d’objectivation de la subjectivité.
C’est à la faveur de cette double articulation que l’analyse de
Foucault remplit alors son second objectif. Car il s’agit de montrer
que les savoirs structuraux que constituent l’ethnologie et la
psychanalyse ne peuvent s’articuler l’une à l’autre dans la
dimension de l’inconscient qu’à partir de la montée en puissance du
paradigme linguistique, qui fournit ainsi leur « modèle formel »
(392), comme c’est le cas chez Lacan et chez Lévi-Strauss [31] .
Foucault s’appuie là encore sur l’ « Introduction à l’œuvre de Marcel
Mauss » pour indiquer que les rapports de l’individu et de la société
ne peuvent s’élucider qu’à partir de la perspective d’une
structuration linguistique de l’inconscient [32]  :
La chaîne signifiante par quoi se constitue l’expérience unique
de l’individu est perpendiculaire au système formel à partir
duquel se constituent les significations d’une culture : à chaque
instant la structure propre de l’expérience individuelle trouve
dans les systèmes de la société un certain nombre de choix
possibles (et de possibilités exclues) ; inversement les structures
sociales trouvent en chacun de leurs points de choix un certain
nombre d’individus possibles (et d’autres qui ne le sont pas) – de
même que dans le langage la structure linéaire rend toujours
possible à un moment donné le choix entre plusieurs mots ou
plusieurs phonèmes (mais exclut tous les autres) (392).

En esquissant cette analogie entre la structuration interne du


langage (entée sur les rapports du signifiant au signifié) et la
structuration des rapports entre l’individuel et le social, Foucault
laisse donc entendre que la linguistique permet à l’ethnologie et à la
psychanalyse de s’articuler autour de la dimension non
représentative de l’inconscient, en tant qu’il fonctionne avant tout
comme un système symbolique.

4 - L’éternel retour du langage


Dans ces conditions, le « thème d’une théorie pure du langage »
(392) reçoit dans le finale des Mots et les choses une position
privilégiée. À première vue, cette théorie accompagne le
développement actuel des sciences de l’inconscient, auxquelles elle
offre une assise formelle. La linguistique paraît ainsi pouvoir
constituer une « contre-science » particulièrement décisive : elle
reconduirait en effet le savoir sur l’homme à la fois du côté des
« positivités extérieures à l’homme » (392) (dans la mesure où elle a
affaire à l’ordre symbolique dans ce qu’il a d’irréductible à la
représentation) et du côté de l’analytique de la finitude (puisque le
langage est « en lui-même une positivité qui vaut comme le
fondamental », 392). La théorie du langage se donnerait alors
comme la théorie de l’impensé des sciences humaines, soit comme
la théorie de cet ordre symbolique de l’inconscient qui forme à la
fois une structure positive extérieure à l’homme (puisque les lois
structurales de l’inconscient s’imposent à lui) et une structure
fondamentale pour toute connaissance de l’homme. Pourtant, cette
fonction de modélisation assignée à la linguistique structurale
(« coiffant » d’une certaine manière les efforts de l’ethnologie et de
la psychanalyse pour ramener les sciences humaines à leurs
propres conditions de possibilité épistémologiques) paraît
insuffisante aux yeux de Foucault pour rendre compte du « rôle
beaucoup plus fondamental » qu’elle joue dans la pensée
contemporaine. Deux sortes d’arguments sont ici avancés. Les
premiers visent à réévaluer la relation de la linguistique aux
sciences de l’homme. La linguistique n’est en effet pas réductible à
une discipline formelle qui viendrait de l’extérieur, et de manière
seconde, appliquer sa méthode à des contenus déjà élaborés dans
les sciences humaines, qu’elle permettrait donc seulement de
restructurer en en proposant une « version linguistique » (393)
homogène. Au contraire, « elle est le principe d’un déchiffrement
premier » (393) : ce qui signifie qu’elle permet d’articuler le réel
dans son ordre symbolique, en faisant apparaître les choses elles-
mêmes comme « les éléments d’un système signifiant » (393), régi
par des invariants de structure. Par conséquent, si la linguistique
structurale se caracté rise par une tendance à la formalisation,
celle-ci permet plutôt d’ouvrir « à nouveau et selon une dimension
toute nouvelle » « le rapport des sciences humaines aux
mathématiques » (393), soit à cet axe des disciplines formelles et a
priori qui formait la troisième dimension du « trièdre des savoirs »
présenté au début du chapitre X. Autrement dit, la linguistique
reçoit bien à son tour une fonction spécifique par rapport aux
sciences humaines, celle de les reconduire à la question « [des]
conditions et [des] limites d’une formalisation justifiée » (393). C’est
donc à un ultime débordement des sciences humaines qu’elle
invite : non plus du côté des positivités, non plus du côté de la
finitude, mais du côté de l’a priori mathématique [33] . L’ethnologie,
la psychanalyse et la linguistique sont donc bien complémentaires
(comme sciences de l’inconscient symbolique) puisqu’elles
ramènent les sciences humaines (et les trois régions qu’elles
délimitent) à ce trièdre des savoirs qui constitue leur condition de
possibilité épistémologique et, finalement, la forme générale de leur
contestation. Par l’articulation combinée de ces trois « contre-
sciences », les sciences de l’homme sont ainsi reconduites de leur
position « hypoépistémologique » à leurs propres conditions de
possibilité épistémologiques [34] .
Foucault, pourtant, n’en reste pas là. Il avance en effet un dernier
type d’argument, à valeur archéologique cette fois, concernant la
montée en puissance de la linguistique au sein des savoirs
structuraux. Celle-ci manifeste en effet, sous une forme scientifique,
le retour de « la question de l’être du langage dont on a vu combien
elle était liée aux problèmes fondamentaux de notre culture » (394).
En un sens, la linguistique remet au premier plan l’alternative
historique (évoquée au début du chap. IX) entre le langage et
l’homme. Car si la figure de l’homme s’était imposée, sur le seuil de
la modernité, en lieu et place du Discours classique, la pensée
contemporaine semble plutôt portée vers l’élision, ou la dissolution
de l’homme dans le jeu des structures signifiantes et des systèmes
symboliques. De fait, Foucault note que « la linguistique ne parle
pas plus de l’homme lui-même, que la psychanalyse ou
l’ethnologie » (393) : tout son effort (en quoi elle définit une
« contre-science ») consiste en effet au contraire à montrer
comment l’ensemble des phénomènes (élaborations discursives,
mais aussi rites et formes sociaux, manifestations psychologiques)
que les sciences humaines interprètent en les rapportant au pôle
anthropologique-représentatif, relèvent en réalité de modes de
structuration symboliques, inconscients et anonymes, qui
conditionnent leur apparition et leur appropriation objective en
termes psychologiques ou sociologiques. Dans la mesure donc où
elle se fixe comme tâche de « structurer les contenus positifs de
l’expérience » (394) par la voie d’une formalisation, la linguistique
contemporaine se situe au plus près de cette marge de contestation
de l’ « anthropologisme » moderne, à laquelle l’entreprise
archéologique de Foucault s’alimente tout entière. Nous
comprenons alors ce que celle-ci doit au structuralisme de Lévi-
Strauss.
Il serait pourtant excessif de réduire l’entreprise de Foucault à cette
inspiration structuraliste – même si celle-ci est réelle et clairement
marquée par Foucault lui-même, notamment lorsqu’il définit l’
« inconscient positif du savoir » comme le niveau propre de
l’analyse archéologique des discours [35] . Car si le langage amorce
manifestement son retour au premier plan de la culture
contemporaine dans le sillage de la linguistique structurale et des
efforts d’un certain formalisme, ce retour se fonde aussi, et de
manière complémentaire, sur l’expérience d’une certaine
littérature « vouée au langage [qui] fait valoir, en leur vivacité
empirique, les formes fondamentales de la finitude » (394). Là où les
langages formels ramènent la positivité de l’homme à l’articulation
logique d’un système signifiant d’où il s’absente, le langage littéraire
le soumet à l’épreuve radicale de sa finitude. La littérature
contemporaine (celle qui s’ordonne autour des figures tutélaires de
Bataille, Blanchot, Artaud et Roussel) [36]  occupe ainsi, dans la
construction d’ensemble de Foucault, une position au moins aussi
importante que celle qu’il accorde à la linguistique et aux savoirs
structuraux : s’y articulent en effet, sous la forme d’une expérience
fondamentale, en marge de tout savoir positif de l’homme sur
l’homme, les conditions d’une déprise radicale de cette pensée du
Même qui avait replié la finitude sur elle-même dans le mouvement
autofondationnel de l’anthropologie. Ce que le « nouveau mode
d’être de la littérature » (395) fait apparaître, c’est justement que,
dans le langage, l’homme n’accède pas au dévoilement de son
identité, de son être positif et plein, mais qu’il y est livré plutôt à la
puissance dispersive d’une écriture qui le met à distance de lui-
même, et qui, dans cet écart constitutif, s’affirme comme « pensée
du dehors » et comme expérience de l’homme « fini » (394). La
« fin » de l’homme coïncide alors avec l’épreuve de la folie, dont la
méticulosité obsessionnelle des textes de Roussel ou la
matérialisation sauvage du langage dans l’œuvre d’Artaud portent
le témoignage : l’expérience littéraire du langage coïncide
strictement avec l’expérience radicale de l’Autre – d’une finitude
qui renvoie l’homme non pas à ce qui le fonde et à ce qui fonde le
savoir qu’il peut prendre de lui-même, mais bien à « ce qui le
limite » dans son être même et empêche justement cet être de
constituer un domaine de savoir absolument positif. La littérature
contemporaine déconstruit dans l’ordre de l’expérience (de la mort,
de la « pensée impensable », du retrait de l’origine) ce que
l’analytique de la finitude moderne avait replié dans l’ordre du
savoir anthropologique. Dans ces conditions, l’expérience littéraire
reçoit, au sein de l’archéologie de Foucault, une fonction singulière.
Sans doute se constitue-t-elle en contrepoint des savoirs structuraux
– puisqu’elle n’appartient pas à l’ordre des « sciences de
l’inconscient » ; et pourtant elle prend part à sa manière décalée,
presque expérimentale, à ce que l’on pourrait désigner à présent
comme le quadrilatère de la contestation – où elle vient
naturellement se loger aux côtés de la psychanalyse, de l’ethnologie
et de la linguistique, à laquelle la lie archéologiquement une
commune préoccupation pour la question du langage. C’est en tout
cas en écho à ce souci contemporain du langage que le thème
nietzschéen de la fin de l’homme [37]  vient résonner une dernière
fois, resserrant ainsi la conclusion des Mots et les choses autour de
l’alternative historique majeure de l’homme et du langage qui
forme le cœur du dispositif archéologique de Foucault :

Plus que la mort de Dieu – ou plutôt dans le sillage de cette mort


et selon une corrélation profonde avec elle, ce qu’annonce la
pensée de Nietzsche, c’est la fin de son meurtrier ; c’est
l’éclatement du visage de l’homme dans le rire, et le retour des
masques (396-397).

Ce jeu ironique des doubles qui renvoie l’homme à la multiplicité de


ses simulacres plutôt qu’à la forme pleine et positive de son identité,
et au cœur de l’œuvre de Klossowski, à laquelle le nietzschéisme de
Foucault doit beaucoup [38] . La mort de l’homme prend en tout cas
l’allure de cette « absolue dispersion » (397) que lui impose le
nouveau mode d’être du langage, tel que le réfléchit, sur le plan de
l’expérience, la littérature contemporaine et tel que l’analyse, sur le
plan formel, la linguistique structurale.
L’archéologie de Foucault paraît donc s’alimenter également à ces
divers apports théoriques et expérimentaux pour rejoindre (et
conforter) son inspiration nietzschéenne et nourrir la dimension
critique de son projet [39]  : car il s’agit bien toujours de « penser au
plus près cette disparition de l’homme – et le sol de possibilité de
toutes les sciences de l’homme – dans sa corrélation avec notre
souci du langage » (397). Cette corrélation entre la fin de l’homme et
le retour du langage tient donc lieu ici de principe d’inquiétude,
dans la mesure où elle définit les conditions d’une déprise de la
configuration anthropologique de la pensée et du savoir modernes,
dont l’ « archéologie des sciences humaines » s’est justement fixé
comme tâche de faire le diagnostic, en la reconduisant jusqu’à ce
seuil actuel où apparaissent ses propres limites. Toute la difficulté
de l’entreprise foucaldienne est ici résumée : elle réside dans la
nécessité d’identifier la marge de contestation depuis laquelle elle
est elle-même devenue possible, c’est-à-dire aussi bien depuis
laquelle « quelque chose de nouveau est en train de commencer »
(396). C’est ainsi que l’ « archéologie des sciences humaines » trouve
sa raison d’être et son aboutissement dans une archéologie du
structuralisme (mettant au premier plan la constitution
contemporaine de l’inconscient symbolique) et dans une
archéologie de la littérature (analysant, dans les termes d’une
ontologie de la finitude, les expériences limites du langage).

Notes du chapitre
[1] ↑ Voir la quatrième de couverture des Mots et les choses : « Les sciences humaines
d’aujourd’hui sont plus que du domaine du savoir : déjà des pratiques, déjà des
institutions. »
[2] ↑ Nous renvoyons à la schématisation géométrique du « trièdre des savoirs » que
propose J.-M. Salanskis (op. cit., p. 60) en vue de comparer la présentation des sciences
humaines dans Les mots et les choses et les différentes schématisations de la « galaxie
cognitive » élaborées depuis les années 1970.
[3] ↑ Pour Foucault, le rapport des sciences humaines aux mathématiques est sans doute
le moins problématique et ne concerne pas leur constitution positive. Celle-ci est donc
plutôt à chercher du côté du rapport qu’elles entretiennent avec les sciences empiriques et
l’analytique de la finitude.
[4] ↑ Ce point est bien mis en valeur par Frédéric Gros dans Foucault et la folie, p. 120-121.
[5] ↑ Foucault revient plus loin (Les mots et les choses, p. 376-378) sur cette question de la
scientificité des « sciences humaines ». Il indique alors que si l’archéologie permet de
« déterminer la manière dont elles se disposent dans l’épistémè où elles s’enracinent », elle
a à « montrer aussi en quoi leur configuration est radicalement différente de celle des
sciences au sens strict » (p. 377) avec lesquelles elles sont seulement en relation de
voisinage et de redoublement. Bien qu’elles appartiennent au même sol archéologique
qu’un certain nombre de sciences empiriques, elles ne sont pourtant pas elles-mêmes des
« sciences », puisqu’elles sont seulement logées « en dessous, dans [l’]espace de projection »
(p. 378) de la biologie, de l’économie, de la philologie ou de la linguistique.
[6] ↑ Voir F. Gros, Foucault et la folie, p. 120.
[7] ↑ Ce point est bien analysé par J.-M. Salanskis, op. cit., p. 64.
[8] ↑ Nous reprenons cette expression à J.-M. Salanskis qui, dans Herméneutique et
cognition, fournit des éclaircissements utiles sur ce passage (op. cit., p. 66-67).
[9] ↑ Cette position est à la fois centrale (puisque tout savoir peut être anthropologisé) et
périphérique (puisque les sciences de l’homme ne font qu’occuper l’espace intermédiaire
qui sépare et relie à la fois les sciences empiriques et l’analytique de la finitude).
[10] ↑ Dès la parution de son Histoire de la folie, Foucault reconnaît sa dette intellectuelle
envers le travail de Georges Dumézil en des termes non équivoques qui mettent l’accent
sur la notion de « structure » : « Comme Dumézil le fait pour lesmythes, j’ai essayé de
découvrir des formes structurées d’expérience dont le schéma puisse se retrouver, avec
des modifications, à des niveaux divers. […] J’ai voulu décrire la modification d’une
structure d’exclusion » (« La folie n’existe que dans une société », in DE, I, 5 [1961], p. 168).
[11] ↑ Il s’agissait, selon H. Dreyfus et P. Rabinow, du titre initialement retenu par
Foucault pour Les mots et les choses (op. cit., p. 37).
[12] ↑ L’objectif de rectifier la compréhension première des sciences de l’homme, est ainsi
clairement exposé dans un entretien de 1967 (avec P. Caruso) : « Je crois que les sciences
humaines ne conduisent pas du tout à la découverte de quelque chose qui serait l’
“humain” – la vérité de l’homme, sa nature, sa naissance, son destin ; ce dont s’occupent en
réalité les diverses sciences humaines est quelque chose de bien différent de l’homme, ce
sont des systèmes, des structures, des combinaisons, des formes, etc. » (« Qui êtes-vous,
professeur Foucault », in DE, I, 50 [1967], p. 616).
[13] ↑ Sur la présentation foucaldienne du projet des sciences humaines, nous renvoyons
aux analyses et au questionnement originaux proposés par G. Le Blanc dans L’esprit des
sciences humaines, notamment p. 64-83. L’auteur y revient notamment de manière critique
sur le « désir de défaire l’homme des sciences humaines » (p. 83) qui conduit Foucault à
proposer « l’effacement de la distinction du normal et du pathologique et la promotion de
la seule positivité des normes qui, désormais affranchies de toute altérité, peuvent se
développer dans leur seul jeu structural, comme un pur langage » (p. 84).
[14] ↑ Dans « contre-science », le « contre » s’applique aussi bien à la prétention
« scientifique » des sciences humaines, qu’à leur objet supposé (l’homme).
[15] ↑ Nous nous écartons sur ce point de l’analyse de J.-M. Salanskis qui tend à mettre
sur le même plan l’inconscient représentatif des sciences humaines et l’inconscient
structural, l’ « inconscient du système », au cœur de ce qu’il désigne comme des « sciences
humaines structurales » (op. cit., p. 67). Il nous semble pourtant que l’idée même de
« contre-sciences » avancée par Foucault à l’appui de sa critique des sciences humaines,
suppose la distinction claire entre deux régimes de l’inconscient. Nous suivons donc plutôt
ici l’interprétation de F. Gros (in Foucault et la folie, p. 121-122).
[16] ↑ Pour l’analyse de cette distinction, voir François Wahl, Qu’est-ce que le
structuralisme ?, 5 : Philosophie, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Essais », 1973, p. 56-65.
[17] ↑ Voir F. Gros, Foucault et la folie, p. 118-119.
[18] ↑ Foucault reprend ici, sous une forme très ramassée, la question des rapports entre
folie et psychanalyse, telle qu’il l’avait abordée dans son Histoire de la folie : comme
expérience radicale de la finitude, la folie est en effet présentée comme la vérité et
l’altérité de l’expérience moderne (Les mots et les choses, p. 387), irréductible en ce sens à
tout savoir positif, mais aussi au savoir analytique dont elle constitue plutôt l’horizon
indépassable et inaccessible à la fois. Foucault paraît ainsi réactiver, dans Les mots et les
choses, le thème critique d’une expérience limite qui formerait le point d’effondrement de
l’historicité du savoir.
[19] ↑ Le rapport de l’homme à l’histoire, pris dans le mouvement d’autofondation du fini
qui forme la matrice de l’analytique de la finitude, est manifestement élaboré par Foucault
en écho aux analyses de Être et temps sur « Temporellité et historialité » (trad. fr. F. Vezin,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1986, voir notamment le § 75 :
« L’historialité du Dasein et l’histoire du monde »).
[20] ↑ L’inconscient dont il est question ici n’est donc pas en deçà de la conscience,comme
cette dimension d’un « non encore conscient » de l’ordre du représentable à dévoiler
progressivement ; il s’agit plutôt d’un au-delà de la conscience, qui détermine celle-ci en
retour comme l’un de ses effets de structure.
[21] ↑ Lorsqu’il écrit ces lignes, Foucault a manifestement en vue le travail de LéviStrauss
dans Les structures élémentaires de la parenté (Paris, PUF, 1949), où il s’agit précisément de
ramener l’étude d’une culture à ces « invariants de structure » (Les mots et les choses, p.
388) que sont les normes de reproduction biologique, déterminant la prohibition de
l’inceste, les règles de la réciprocité, fondant l’échange des femmes et le mariage, enfin les
relations internes aux ensembles sociaux envisagés comme de vastes systèmes signifiants.
[22] ↑ À regarder le détail des propos de Foucault, il semble néanmoins que celui-ci ait
surtout pris appui sur les travaux de Lévi-Strauss, où il a pu trouver le motif de cette
articulation entre ethnologie et psychanalyse.
[23] ↑ Sur ces rapports entre ethnologie et psychanalyse et sur l’apport de Lévi-Strauss à
la problématique lacanienne de l’inconscient (à travers la notion d’ « efficacité
symbolique »), nous renvoyons aux analyses de Markos Zafiropoulos dans Lacan et Lévi-
Strauss ou le retour à Freud (1951-1957) (Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui »,
2003, notamment p. 60-72). Par ailleurs, dans L’homme total. Sociologie, anthropologie et
philosophie chez Marcel Mauss (Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 1997), B. Karsenti
a bien mis en lumière ce que la problématique lévi-straussienne de l’inconscient comme
fonction symbolique devait à l’œuvre de Marcel Mauss (cf. notamment III.4. :
« L’anthropologie, science des structures inconscientes », p. 271-278).
[24] ↑ Claude Lévi-Strauss, « L’efficacité symbolique » [1949], in Anthropologie
structurale, Paris, Plon, 1958, chap. X, p. 224.
[25] ↑ Voir F. Dosse, op. cit., p. 141-142.
[26] ↑ Il faut donc distinguer l’inconscient culturel dont est amené à traiter l’ethnologie
structurale et l’inconscient collectif dont traite Jung (sur ce point, voir la mise au point de
B. Karsenti, op. cit., p. 262-270).
[27] ↑ Pour Lacan, « cette extériorité du symbolique par rapport à l’homme est la notion
même de l’inconscient » (« Situation de la psychanalyse en 1956 », in Écrits, II, Paris, Le
Seuil, coll. « Points », 1971, p. 19).
[28] ↑ Voir M. Zafiropoulos, op. cit., p. 59.
[29] ↑ Cette objectivation est le propre de la cure chamanique, telle que Lévi-Strauss
l’avait analysée dans son article de 1949 sur « L’efficacité symbolique » (voir B. Karsenti,
op. cit., p. 277-278, note).
[30] ↑ C. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » [1950], in Marcel
Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995, p. XXI.
[31] ↑ Sur cette question du symbolisme inconscient, Lévi-Strauss précède manifestement
Lacan (voir notamment « L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie » [1945]
et « Linguistique et anthropologie » [1953], repris dans Anthropologie structurale).
[32] ↑ Ce sont principalement les travaux de Jakobson et de Troubetzkoy que Lévi-Strauss
met en avant dans ses propres analyses, notamment celles qui permettent d’aller « de
l’analogie des signifiés multiples (dans les mythologies, par exemple) à l’unité d’une
structure dont les transformations formelles délivreraient la diversité des récits » (Les
mots et les choses, p. 392). Le modèle retenu par Lévi-Strauss est celui de la phonologie :
celle-ci permet en effet de « définir une langue par un petit nombre de relations
constantes, dont la diversité et la complexité apparente du système phonétique ne font
qu’illustrer la gamme possible des combinaisons autorisées » (« Introduction à l’œuvre de
Marcel Mauss », op. cit., p. XXXV).
[33] ↑ En mettant ainsi en valeur l’apport critique de la réflexion contemporaine sur les
langages formels, Foucault reconnaît implicitement l’importance du travail mené par
Gilles-Gaston Granger dans Pensée formelle et sciences de l’homme (Paris, Aubier-
Montaigne, coll. « Analyse et raisons », 1960).
[34] ↑ Ainsi l’élision ou la dissolution de l’homme dans le jeu des structures signifiantes et
des systèmes symboliques ne conduit pas tant à la faillite de toute anthropologie qu’à la
réappropriation de ses objets et au renouvellement complet de ses formes théoriques. C’est
ainsi que l’ « archéologie des sciences humaines », doublée par une archéologie du
structuralisme, s’inscrit pleinement dans l’histoire moderne et contemporaine de
l’anthropologie, dont elle met au jour les tensions et les ruptures, les ambiguïtés et les
paradoxes, mais aussi les transformations internes et les marges de problématisation.
[35] ↑ Cf. DE, II, 72 [1970], p. 19.
[36] ↑ Il est étonnant que les références mobilisées par Foucault ici excluent
rigoureusement les travaux de certains « nouveaux romanciers » (Robbe-Grillet, Butor,
Pleynet notamment), dont les préoccupations formelles étaient pourtant très proches de
celles des « structuralistes » (autour de Barthes, de Ricardou et du groupe Tel Quel). Cette
absence est d’autant plus remarquable que Foucault avait pris part en 1963 aux débats
organisés par le groupe de Tel Quel lors du grand colloque de Cerisy sur Le nouveau roman
(cf. « Débat sur le roman » et « Débat sur la poésie », in DE, I, 22 et 23 [1964]). Peut-être
faut-il justement voir dans cette lacune l’indice que Foucault cherche à dissocier la
contestation littéraire de la contestation structurale de l’anthropologisme moderne.
[37] ↑ De ce thème récurrent tout au long de l’ouvrage de Foucault, les différents
segments du quadrilatère de la contestation forment les possibles variations.
[38] ↑ Sur le rapport de Foucault à Klossowski, nous renvoyons à notre article :
« Foucault, Deleuze et les simulacres », Concepts, no 8, mars 2004 : « Gilles Deleuze Michel
Foucault, continuité et disparité », p. 3-26.
[39] ↑ Dans un entretien avec P. Caruso, Foucault analyse lui-même en ces termes
l’apport spécifique de la littérature (d’une certaine littérature) à la critique
« structuraliste » des sciences de l’homme : « Je crois que l’expérience de l’érotisme [chez
Bataille] et celle du langage [chez Blanchot], comprises comme expériences de la dis-
solution, de la disparition, du reniement du sujet (du sujet parlant et du sujet érotique),
m’ont suggéré […] le thème que j’ai transposé dans la réflexion sur les analyses
structurales ou “fonctionnelles” comme celles de Dumézil ou de Lévi-Strauss » (DE, I, 50
[1967], p. 614-615).
Conclusion

L es mots et les choses constituent de toute évidence un livre de


rupture(s) : non seulement parce que la fonction critique de ce
livre se détermine à partir d’un certain nombre de refus
(thématiques et méthodologiques), mais encore parce que l’
« archéologie des sciences humaines » définit, au sein même de
l’œuvre de Foucault, une limite à partir de laquelle le travail
ultérieur du philosophe devait redéfinir en profondeur ses
orientations. Nous voudrions, en guise de conclusion, revenir sur
ces deux lignes de rupture qui traversent Les Mots et les choses et
assurent la singularité et la radicalité de leur projet.
1 / La première ligne de rupture, autour de laquelle se rassemblent
la conclusion et la thèse de l’ « archéologie des sciences humaines »,
concerne l’ « anthropologisme » dominant dans la pensée et dans le
savoir contemporains. Les savoirs structuraux (psychanalyse,
ethnologie, linguistique) comme savoirs de l’inconscient et
l’expérience contemporaine du langage littéraire sont alors
convoqués et mobilisés (en renfort du prophétisme nietzschéen)
contre cette figure envahissante de l’homme que les sciences
humaines se montrent incapables de fonder, mais dont elles ne
peuvent pourtant se passer. Il est à noter que cette rupture avec le
thème anthropologique et ses diverses variations se soutient elle-
même d’une autre rupture, méthodologique cette fois, qui concerne
directement l’histoire des sciences et le présupposé d’un progrès
continu des sciences vers la vérité, lié à un mouvement historique
de rationalisation d’une objectivité préexistante et stable.
L’archéologue oppose à cet optimisme épistémologique la notion
d’épistémè qui forme ainsi la clé de voûte d’une sorte
d’épistémologie de la rupture caractéristique des Mots et les choses.
Au lieu de mesurer le développement de telle théorie à un domaine
d’objets préexistants, Foucault cherche en effet plutôt à dégager, à
partir de l’archive discursive d’une époque donnée le réseau de
nécessités qui forme la trame unique de tous les discours possibles
de cette époque. À partir de l’épistémè ainsi définie et dans les
limites strictes qu’elle impose, s’organise la relation systématique
entre ces discours et s’opère, corrélativement, le reconditionnement
historique de l’ « objectivité ». C’est ainsi que l’homme apparaît,
dans la construction de Foucault, comme le simple « effet d’un
changement dans les dispositions fondamentales du savoir » (398) –
un effet aussi récent que provisoire. Cette position méthodologique
implique par conséquent un certain relativisme historique et
épistémologique, clairement assumé par Foucault dans la
conclusion des Mots et les choses :

L’homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui


se soit posé au savoir humain (398).

L’ « histoire du Même » (15, 398) que prétendent retracer Les mots


et les choses procède ainsi à l’identification du triple
reconditionnement épistémique qui est à l’œuvre dans la culture
européenne depuis le XVIe siècle : le Semblable – et le jeu des
signatures, l’identité et la différence articulées à partir de l’analyse
des représentations, et enfin l’Homme comme le produit de
l’analytique de la finitude, constituent ainsi trois modalités
historiquement déterminées de la pensée du Même.
Ce relativisme, qui s’alimente sans doute autant au thème
nietzschéen d’une « histoire de la vérité » qu’à une forme de
structuralisme méthodologique, se heurte alors logiquement à deux
objections – sur lesquelles Foucault a pris appui pour relancer sa
propre réflexion après Les mots et les choses. La première de ces
objections concerne évidemment le statut de la vérité : celle-ci ne
relève pas d’une adéquation du discours à l’être puisqu’il n’y a pas
d’objectivité préalable aux discours ; au contraire, chaque épistémè
définit, pour une époque donnée, le système des conditions que
doivent remplir ces discours pour être reconnus comme « vrais » [1] .
Une autre objection peut alors être formulée, qui concerne le statut
de l’histoire [2] . Car, selon l’archéologie, chacun de ces systèmes de
vérité est parfaitement étanche, refermé sur son propre principe
d’organisation : l’analyse de la synchronie intradiscursive prime
d’une certaine manière sur celle de la diachronie interépistémique.
De sorte que s’il y a « histoire de la vérité », celle-ci ne doit pas être
comprise sur le mode hégélien de l’avènement progressif de cette
vérité à travers ses aliénations successives ; elle renvoie plutôt à la
mise en lumière de la discontinuité profonde qui sépare les
épistémès renaissante, classique et moderne. On comprend alors
(c’est le fond de l’objection) que si l’archéologue excelle à chaque
fois à décrire le mode de structuration interne de chacune de ces
épistémès, il doit cependant renoncer à rendre compte de leur
successivité historique autrement qu’en recourant à un
nominalisme de l’événement (comme irruption énigmatique de
l’Autre dans la pensée du Même) [3] . Par là, la question du statut du
discours archéologique lui-même se trouve posée : car on comprend
bien que ce discours ne peut lui-même être tenu que depuis une
certaine extériorité qui lui assure le recul nécessaire à la
description de cette pensée moderne de la finitude – à laquelle,
cependant, il ne cesse d’appartenir : « Nous pensons en ce lieu »
(397). Quelles sont alors les conditions de possibilité d’une déprise
de ce lieu actuel et inactuel à la fois depuis lequel s’énonce le
discours de l’archéologue ? L’hétérotopie de Borgès, sur laquelle
s’ouvrait le livre de Foucault, fournit en un sens une réponse à cette
question en offrant à l’analyse un modèle de déprise qui consiste à
faire jouer l’ordre des mots contre l’ordre des choses et à porter
ainsi la pensée à ses propres limites. De façon plus générale,
l’expérience littéraire apparaît de manière récurrente dans Les
mots et les choses comme cette expérience limite, expérience des
limites ou des seuils, où la pensée est comme attirée vers ce dehors
d’elle-même où se dénoue l’ordre du discours et où l’impensable
devient possible (à nouveau). Tout se passe donc comme si la
pensée (structurale) du dedans (qui fait apparaître la régularité des
épistémès) et la pensée (littéraire) du dehors venaient régulièrement
s’articuler dans le texte des Mots et les choses pour ouvrir l’épistémè
au principe de sa possible transformation.
2 / Il reste que Les mots et les choses reposent fondamentalement
sur une méthodologie « archicésuraliste » [4]  qui renvoie l’ensemble
des discours d’une époque à l’organisation structurale de leur
impensé et, donc à la clôture des épistémès sur elles-mêmes [5] . De ce
point de vue, l’ouvrage de 1966 introduit manifestement une
rupture à l’intérieur même de l’œuvre de Foucault : il y a un avant
et un après Les mots et les choses, y compris et peut-être d’abord
pour Foucault lui-même. Il est possible de noter en effet que les
deux premières archéologies s’attachaient scrupuleusement à
établir la corrélation nécessaire entre la dimension des discours
(archives) et celle des pratiques (économiques, politiques, sociales)
au sein de structures historiques globales que certains événements
déterminables (comme l’ouverture de l’Hôpital général, ou encore
la Révolution française, etc.) avaient le pouvoir de mener à leur
propre transformation. Autrement dit, pris dans le jeu des pratiques
sociales, les discours de vérité constituant le savoir avaient une
histoire et l’archéologie permettait de dégager simultanément leur
portée épistémologique et leurs enjeux politiques. Or, dans Les mots
et les choses, le savoir est comme soustrait à l’ordre historique des
pratiques et replié sur le seul niveau de l’archive discursive. Sans
doute cette radicalisation de la méthode archéologique est-elle
d’abord l’effet d’une rectification théorique des ouvrages
antérieurs : l’Histoire de la folie pouvait se lire comme une « histoire
du référent » [6] , ordonnée à la figure d’une folie fondamentale
relativisant tous les efforts du savoir positif ; de même Naissance de
la clinique cherchait à articuler la constitution historique du savoir
médical aux modes de structuration d’une expérience perceptive.
En repliant le savoir sur la sphère autonome du discours, Foucault
pouvait ainsi opposer l’archéologie de ce savoir à l’histoire d’une
expérience [7] .
Cet effort manifeste pour recentrer l’analyse sur l’ordre impensé
des discours laisse pourtant en suspens la question de leur réelle
autonomie par rapport aux pratiques sociales et celle du fondement
de leur historicité [8] . Comme l’a bien montré Frédéric Gros [9] , ce
sont précisément ces questions (de l’histoire et des pratiques) qui
sont au cœur des débats suscités par Les mots et les choses et du
travail d’explication et d’ « auto-analyse » qui devaient amener
Foucault à réaménager en profondeur les enjeux de sa démarche,
dans L’archéologie du savoir [10]  d’abord, puis dans les textes qui
entourent et préparent la parution de Surveiller et punir. Ce n’est
pas le lieu ici de rentrer dans le détail de ces ouvrages. Il suffit
d’indiquer de manière succincte dans quelle direction la
perspective rigoureusement internaliste des Mots et les choses se
trouve ainsi réorientée et même pour une part rectifiée. On prendra
pour cela appui sur le long article que Foucault, au plus fort de la
polémique suscitée par son livre deux ans plus tôt, adresse à la
revue Esprit en 1968 [11]  et où s’esquisse effectivement une telle
réorientation de l’analyse.
Foucault y défend, en effet, sa démarche archéologique en la
présentant comme une démarche d’ « individualisation des
discours » [12]  qui doit s’appuyer simultanément sur l’analyse de
leurs règles de formation et de transformation (et non, comme chez
Sartre, sur le postulat d’un « choix philosophique fondamental ») [13] 
et sur la mise au jour des corrélations qui existent non seulement
entre les différents discours prenant part à une formation
discursive déterminée, mais aussi entre ces discours et « le contexte
non discursif où elle fonctionne (institutions, rapports sociaux,
conjoncture économique et politique) » [14] . Dans ces quelques
pages, Foucault infléchit manifestement la position archéologique
des Mots et les choses, au moment même où il prétend la justifier :
car l’affirmation de l’autonomie du discours enveloppe désormais la
prise en compte de pratiques non discursives (économiques,
politiques et sociales) qui contribuent à individualiser
historiquement une formation discursive. À partir de là, un double
décrochage peut s’opérer : d’abord, le discours peut lui-même être
identifié à une « pratique » prenant place parmi d’autres pratiques
(ce qui lève l’objection d’une opposition entre théorie et pratique) ;
ensuite, l’archéologie comprise comme une étude des « règles de
formation » des unités discursives, peut s’écarter de la recherche
d’un ordre fondamental sous-jacent à ces unités et constituant, sous
la forme d’une structure implicite, leur a priori historique.
L’analyse des règles de formation des discours devient ainsi
compatible avec l’histoire des conditions matérielles de leur
transformation.
C’est d’ailleurs explicitement dans cette voie que s’engage Foucault
à la fin de L’archéologie du savoir, lorsqu’il se demande si au fond
« d’autres archéologies » ne sont pas possibles qui ne seraient pas
limitées à la région des discours scientifiques. Il envisage ainsi
successivement trois domaines d’application de la méthode
archéologique qu’il vient de définir : la « sexualité », qui réclamerait
selon lui une analyse « non pas dans la direction de l’épistémè, mais
dans celle de ce qu’on pourrait appeler l’éthique » [15]  ; la peinture,
en tant qu’ « elle est toute traversée – et indépendamment des
connaissances scientifiques et des thèmes philosophiques – par la
positivité d’un savoir » [16]  ; et enfin le « savoir politique », dont
l’analyse se ferait principalement dans la direction « des
comportements, des luttes, des conflits, des décisions et des
tactiques » [17] . Un tel savoir ne serait pas seulement le « reflet » ou
l’expression de conditions objectives ou de pratiques réelles, mais il
s’élaborerait à l’ « articulation d’une pratique et d’une théorie
politique » [18]  indépendamment de toute prise de conscience
individuelle ou collective et requérerait par conséquent, au même
titre que les discours scientifiques, une analyse de sa formation et
de ses transformations.
L’intérêt de ces explications et de ces perspectives se situe au-delà
de l’objectif limité visé initialement par Foucault. Car les propos de
ce dernier ne permettent sans doute pas d’éclairer d’un jour
nouveau le projet des Mots et les choses, par exemple en dévoilant a
posteriori la dimension profondément politique de ce livre [19] . Mais,
malgré cet échec, ou grâce à lui, elles contribuent à provoquer, à
l’intérieur même du travail de Foucault, le glissement d’une
archéologie des savoirs et de leur constitution intradiscursive vers
une analyse généalogique des pratiques (discursives et non
discursives), de leur formation et de leur transformation
corrélatives [20] . Les mots et les choses constituent, de ce point de
vue, autant un point d’achèvement que le point de départ d’un
profond remaniement méthodologique et conceptuel. Foucault y
pousse en effet à la limite un certain usage, qui lui est propre, du
kantisme en faisant de l’a priori historique et de l’épistémè les
verrous transcendantaux d’un savoir retiré dans les profondeurs du
discours. Le travail d’excavation propre à l’analyse archéologique
favorisait en un sens ce transcendantalisme structural (c’est-à-dire
sans sujet), dont Les mots et les choses livrent à la fois la méthode et
les résultats les plus spectaculaires (la description et l’articulation
systématique des grandes épistémès, la délimitation
épistémologique et historique de la positivité de l’homme). Il reste
que Foucault devait logiquement ranimer, à propos de son propre
travail archéologique, l’inquiétude qui traverse de part en part le
projet des Mots et les choses, en tentant de donner corps à la
dimension de ce « dehors » où se jouait jusqu’ici, dans les blancs de
l’ « archéologie des sciences humaines », le rapport entre les
discours et les pratiques. Les caricatures et les malentendus
auxquels a donné lieu la publication de ce livre auront ainsi eu
pour effet bénéfique d’amener Foucault à relancer très vite sa
réflexion dans des directions nouvelles : « à penser d’abord la
formation et la transformation des discours corrélativement à celles
des pratiques non discursives », à articuler ensuite le savoir et le
pouvoir au sein de la volonté de vérité, à réinvestir enfin la
question de la « subjectivité » à partir d’une problématisation
éthique et politique du gouvernement de soi et des autres.

Notes du chapitre
[1] ↑ Foucault reviendra sur ce problème des conditions de la vérité dans L’ordre du
discours, p. 15-22 et p. 32-38 notamment.
[2] ↑ Il s’agit de l’objection centrale formulée par Sartre notamment à l’encontre des Mots
et les choses.
[3] ↑ Il reste que la mutation archéologique entre les différentes époques du savoir peut
se produire sans transition (comme c’est le cas avec la liquidation brutale de l’épistémè de
la Renaissance) ou, au contraire, de manière plus douce (comme c’est le cas avec la
recomposition du savoir à partir de la fin du XVIIIE siècle, qui s’opère en plusieurs phases
successives).
[4] ↑ J.-G. Merquior, op. cit., p. 72.
[5] ↑ Cette méthodologie a pu susciter ici et là des objections fortes qui mettent en cause
la rigidité à laquelle elle contraint le savoir. Nous n’entrerons pas ici, faute de place, dans
le détail de ces objections. Pour s’en faire une idée, il est possible néanmoins de consulter
le recueil qu’en propose J.-G. Merquior, op. cit., chap. 5 : « Vers une appréciation de
l’archéologie ».
[6] ↑ L’archéologie du savoir, p. 64.
[7] ↑ Nous avons pu noter cependant que cette radicalisation internaliste trouve ses
propres limites dans le fait que l’archéologie continue de recourir à la forme privilégiée de
l’expérience littéraire pour penser cette « érosion du dehors » qui seule rend possible
l’histoire du savoir.
[8] ↑ Cette question est au cœur de l’analyse de H. Dreyfus et P. Rabinow dans Michel
Foucault. Un parcours philosophique (voir la première partie : « L’illusion du discours
autonome »).
[9] ↑ Michel Foucault, p. 47-54.
[10] ↑ Ce livre ne constitue donc pas le « discours de la méthode » des ouvrages
précédents, mais bien plutôt une étape décisive dans le déplacement de l’archéologie vers
la généalogie.
[11] ↑ « Réponse à une question », in Esprit, no 371, mai 1968 (repris in DE, I, 58 [1968]).
La question à laquelle Foucault répond est la suivante : « Une pensée qui introduit la
contrainte du système et la discontinuité dans l’histoire de l’esprit n’ôte-t-elle pas tout
fondement à une intervention politique progressiste ? N’aboutit-elle pas au dilemme
suivant : ou bien l’acceptation du système, ou bien l’appel à l’événement sauvage, à
l’irruption d’une violence extérieure, seule capable de bousculer le système ? » (ibid., p.
673). Notons que la « réponse » à Esprit sera reprise, de manière développée, dans la
réponse au Cercle d’épistémologie de l’ENS (« Sur l’archéologie des sciences », in DE, I, 59
[1968]).
[12] ↑ « Réponse à une question », p. 674.
[13] ↑ Ibid., p. 675.
[14] ↑ Ibid., p. 676.
[15] ↑ L’archéologie du savoir, p. 253. Dans le contexte du livre de 1969, on comprend
aisément que la préoccupation « éthique » qui fait ici dans le corpus foucaldien l’une de ses
premières apparitions ne doit rien à un quelconque retour au sujet...
[16] ↑ Ibid.
[17] ↑ Ibid., p. 254.
[18] ↑ Ibid. Foucault continue donc de rejeter une certaine épistémologie marxiste et
tente plutôt de forger une méthode archéologique alternative lui permettant d’aller au-
delà des limites de l’analyse des Mots et les choses sans adopter nécessairement les outils
théoriques du marxisme.
[19] ↑ La conclusion de la « réponse » à Esprit, qui cherche à définir les conditions d’une
« politique progressiste » (ibid., p. 693), paraît de ce point de vue en complet décalage par
rapport aux réflexions épistémologiques présentées plus haut par Foucault.
[20] ↑ On trouve un indice de ce glissement dans le mode même de problématisation dans
la manière dont Foucault reprend dans Surveiller et punir le problème de la constitution
historique des sciences humaines, en liant cette fois clairement cette constitution à
l’élaboration d’une production de l’individu déterminé à la fois comme « effet et objet de
pouvoir, comme effet et objet de savoir » (p. 225) : « Il faut regarder du côté de ces
procédés d’écriture et d’enregistrement, il faut regarder du côté des mécanismes
d’examen, du côté de la formation des dispositifs de discipline, et de la formation d’un
nouveau type de pouvoir sur les corps. La naissance des sciences de l’homme ? Elle est
vraisemblablement à chercher dans ces archives de peu de gloire où s’est élaboré le jeu
moderne des coercitions sur les corps, les gestes, les comportements » (p. 224).
Résumé analytique de la seconde
partie des Mots et les choses
(chapitres VII-X)

L a seconde partie des Mots et les choses est consacrée à l’analyse


de l’épistémè moderne, à partir de laquelle prend sens le
programme général d’une « archéologie des sciences humaines ».
Pour Foucault, la reconfiguration d’ensemble de l’espace du savoir
au seuil de la modernité passe par une mutation épistémique
majeure : celle qui fait passer d’une pensée de l’Ordre à une pensée
de l’Histoire. Le savoir ne déploie plus son réseau dans la dimension
horizontale et plane du tableau ; il plonge désormais à la verticale
des choses, pour faire ressortir leur noyau caché d’historicité. Ce
décrochage vertical du savoir provient d’un décalage entre la
représentation et ce qui vient la fonder. La pensée kantienne, sur le
bord interne de la modernité, permet d’analyser ce décrochage
dans les termes d’un écart entre l’empirique et le transcendantal. Ce
basculement épistémique, repéré par l’archéologue, s’opère en deux
phases successives qui permettent d’assimiler la rupture des
champs de pensée au franchissement d’un seuil.

Chapitre VII : Les limites de la


représentation
Le chapitre VII (« Les limites de la représentation ») fait transition
entre l’exposé concernant le savoir classique et la présentation du
savoir moderne. Il s’agit donc d’y marquer le seuil qui relie et
sépare à la fois l’âge classique et la modernité et d’analyser à cette
fin la première étape de la transformation archéologique qui rend
possible la constitution du savoir moderne de la vie, du travail, du
langage. L’argumentation de Foucault procède ici en deux temps.
1 / Dans un premier temps, Foucault s’attache à montrer comment
les œuvres d’Adam Smith, de Jussieu, de Lamarck, de Vicq d’Azyr ou
de Jones soumettent l’analyse des représentations qui prévalait
dans la pensée classique à des modifications internes qui
provoquent un certain décrochage par rapport à ce mode d’analyse,
sans pour autant le mettre radicalement en question. Dans les trois
domaines empiriques étudiés, il se produit selon Foucault une
mutation analogue qui renouvelle en profondeur l’a priori
historique du savoir et la manière de rendre compte, sur le plan
empirique, de l’ordre des choses.
Dans le domaine de l’économie tout d’abord (« La mesure du
travail »), Foucault soutient que la pensée économique de Smith
reste soumise pour l’essentiel aux mêmes contraintes
épistémologiques que celles qui pesaient sur les analyses de Turgot
ou de Cantillon : ici comme là, c’est le travail qui sert déjà de
« mesure de la valeur d’échange » (p. 234). Toutefois, cette analyse
se réorganise à présent autour du pôle irréductible du travail-
mesure qui devient le fondement ultime et secret du besoin et des
échanges. La nouveauté de Smith tient donc au fait de rapporter le
grand réseau ordonné des échanges à la verticalité obscure du
temps laborieux.
Le savoir classique de la nature connaît un décrochage « du même
type » (p. 238) (« L’organisation des êtres »). Le « grand tableau de
l’Histoire naturelle » est comme fracturé et ouvert sur une
dimension invisible, mais essentielle, celle de l’organisation des
êtres naturels et du réseau différencié des fonctions (reproduction,
alimentation, circulation, respiration) qu’elle détermine. Le
principe même de la taxinomie classique, à savoir la superposition
du langage et de la nature dans l’élément homogène du discours
représentatif, est mis en crise dès lors que les choses et les êtres se
sont refermés sur leur loi intérieure de développement, sur leur
organisation interne, distincte désormais de celle du langage ou du
discours. L’importance de l’œuvre de Lamarck n’est par conséquent
pas à chercher du côté de ce qui opposerait son « transformisme »
au « fixisme » de Cuvier, mais plutôt du côté de cette rupture de
l’espace taxinomique, du paradigme classique de la classification à
partir du thème de l’organisation.
Le domaine du langage enfin connaît une reconfiguration analogue,
même si, du fait du caractère structurant de ce domaine pour
l’ensemble du savoir à l’âge classique, elle est plus lente et plus
discrète (« La flexion des mots »). Le décrochage concerne ici la
mise au jour d’un système flexionnel des langues qui vient
réorienter le rapport de l’articulation à la désignation. À son tour le
langage cesse de pouvoir replier rigoureusement la représentation
sur elle-même et s’ouvre à la dimension intérieure, historique et
formelle, d’une constitution grammaticale des langues fondée sur
l’ensemble des flexions qui affectent leurs éléments représentatifs
(sons, syllabes, racines). C’est la comparaison des langues qui
constitue l’opérateur de cette transformation dans la mesure où elle
ne vise plus à reconstituer un noyau originaire de la langue, mais
permet désormais de mettre au jour le système de modifications
formelles et grammaticales qui assure son unité fonctionnelle.
L’activité laborieuse des hommes, l’organisation interne des
vivants, les lois purement grammaticales du langage désignent donc
ces éléments soustraits au domaine du visible représenté et qui
pourtant permettent de nouer « les formes visibles des êtres – la
structure des vivants, la valeur des richesses, la syntaxe des mots »
(p. 252).
2 / Ce décrochage dans l’ordre du savoir se trouve alors rapporté
dans un deuxième temps à l’ « événement d’en-dessous » (p. 251)
qui en fonde archéologiquement l’unité et la nécessité : à partir de
la pensée critique de Kant (« Idéologie et critique ») se produit le
basculement d’une analyse des représentations à une nouvelle
configuration de savoir fondée sur « le décalage entre l’être par
rapport à la représentation » (p. 258) – décalage sensible dans la
prise en compte sur le plan empirique des dimensions du travail, de
l’organisation et de la flexion. De fait, si cette dissociation
correspond à l’ « émergence simultanée d’un thème transcendantal
et de champs empiriques nouveaux » (p. 256), cette corrélation
nouvelle entre le transcendantal et l’empirique a pu prendre, entre
le XIXe siècle et le XXe siècle, des formes variées qui se rapportent
toutes néanmoins à la rupture kantienne dans le champ de la
pensée et du savoir (« Les synthèses objectives »). Foucault tire un
double enseignement de la reconstruction de ces formes de pensée :
1 / il fait d’abord apparaître « un triangle critique-positivisme-
métaphysique de l’objet » (p. 258) qui délimite l’espace
philosophique de la modernité (au moins jusqu’au début du XXe
siècle) ; 2 / par ailleurs, il montre que l’entreprise
phénoménologique, qui hésite entre une version formelle et une
version empirique du transcendantal, se situe au cœur des
ambiguïtés de la pensée moderne, tiraillée entre une tendance à la
formalisation et une visée anthropologique (ce tiraillement traverse
le XXe siècle et désigne le point de fuite à partir duquel s’écrit l’
« archéologie des sciences humaines »).
La seconde phase de la transformation archéologique qui affecte le
système du savoir à partir de la fin du XVIIIe siècle, est présentée
dans le chapitre VIII, qui en détaille les implications
épistémologiques, avant d’être analysée sur le plan philosophique
au chapitre IX. Les « sciences humaines », étudiées dans le chapitre
X, se situent justement selon Foucault dans l’espace de projection
des sciences empiriques et de la pensée de la finitude, dont elles
constituent une reprise décalée et pour cette raison instable.

Chapitre VIII : Travail, vie, langage


Foucault achève dans ce chapitre l’analyse de la mutation du savoir
qu’il avait entamée au chapitre VII. Il s’attache notamment à
montrer en quoi l’émergence du thème transcendantal,
caractéristique de la pensée moderne, concerne également les
champs empiriques de la vie, du travail et du langage, dans la
mesure où ces objets positifs fonctionnent désormais comme des
« quasi-transcendantaux », qui ne constituent plus leur vérité dans
l’élément de la représentation mais qui la tiennent de ce rapport
nouveau qui les nouent à eux-mêmes dans la forme brouillée du
temps (temps de la production, durée de la vie, sédimentation du
langage) (« Les nouvelles empiricités »). Foucault étudie
successivement les formes de positivité (économie politique,
biologie, philologie) qui procèdent de cette mutation archéologique
majeure.
L’analyse des conditions d’apparition de l’économie politique se fait
en deux temps (« Ricardo »). 1 / Foucault marque d’abord la
distance qui sépare les réflexions (encore classiques) de Smith et
celles (résolument modernes) de Ricardo sur la question du travail.
2 / Il développe ensuite les conséquences de cette rupture de
paradigme en montrant que celle-ci ouvre simultanément sur la
dimension historique de la production, sur l’inscription de la
finitude humaine au cœur du dispositif épistémologique de
l’économie, et enfin sur l’implication de ces deux premiers éléments
dans la perspective d’une « fin » de l’Histoire. C’est sur ce dernier
point que se fonde l’interprétation polémique que Foucault donne
du marxisme, reconduit dans les limites d’un débat avec Ricardo.
L’analyse que Foucault consacre à la constitution épistémologique
de la biologie moderne comporte également deux moments
principaux (« Cuvier »). 1 / Il commence par souligner la distance
qui sépare Cuvier de l’Histoire naturelle, dans la mesure
notamment où il affranchit la subordination des caractères de leur
fonction taxinomique « pour les faire entrer […] dans les divers
plans d’organisation des êtres vivants » (p. 275-276). 2 / Foucault
s’attache ensuite à montrer comment le thème d’une historicité
propre à la vie et au vivant se trouve placé au principe et au cœur
de la biologie moderne. Cette reconstruction archéologique du
savoir biologique conduit par conséquent Foucault à réévaluer
l’importance de l’œuvre de Cuvier et à relativiser, de manière
polémique, l’importance traditionnellement attribuée à Lamarck
dans l’histoire de la pensée de l’évolution. L’archéologue va même
jusqu’à soutenir le paradoxe d’une « biologie sans évolution » (p.
307), issue du « fixisme » de Cuvier, qui conditionnerait la théorie
biologique de l’évolution.
L’analyse de la constitution de la positivité philologique prend acte
tout d’abord de ce que le langage a cessé, à partir du XIXe siècle, de
constituer la forme et l’instrument privilégié du savoir empirique
pour devenir « un objet de la connaissance parmi tant d’autres » (p.
309) avec son autonomie, ses lois et son historicité propres
(« Bopp »). Pour définir les principaux caractères de cet objet,
Foucault procède ici encore en deux temps. 1 / Il revient d’abord sur
le processus d’objectivation du langage en montrant notamment
que, s’il conduit à reconnaître l’historicité de ses formes, il ne
confère pas pour autant à cette historicité le même sens que la
biologie moderne. 2 / Ensuite, il analyse le mouvement singulier de
« compensation » qui, à la fois, a permis d’affranchir le langage de
son nivellement objectif et a contribué à la dispersion de ses modes
d’être (« Le langage devenu objet »).
Ce dernier point touche aux enjeux fondamentaux de l’archéologie
foucaldienne, en tant que celle-ci se fonde sur l’alternative
historique du langage et de l’homme : car l’apparition de la figure
moderne de l’Homme est liée à la disparition du discours classique.

Chapitre IX : L’homme et ses doubles


Il reste à comprendre de quelle manière le basculement
épistémologique de l’Ordre à l’Histoire analysé depuis le chapitre
VII, renvoie au basculement archéologique du Discours à l’Homme.
Le chapitre VIII a montré comment la dissociation de l’être et de la
représentation aboutit, dans le domaine des positivités, à soustraire
les besoins, les vivants, les mots à l’espace souverain du tableau
représentatif pour replier plutôt le travail, la vie, le langage sur leur
loi intérieure et sur leur historicité profonde. Or l’homme se
constitue justement comme le pôle à partir duquel vie, travail et
langage peuvent réfléchir leur positivité et accéder désormais à la
représentation. Retrait des êtres hors de l’espace de la
représentation et rabattement de l’activité représentative du côté de
la conscience humaine fournissent ainsi sa justification
archéologique à une analyse du mode d’être de l’homme comme de
cet être vivant, parlant, travaillant qui est susceptible de se faire des
représentations de cette vie, de ce travail, de ce langage. Cette
analyse prend la forme générale d’une analytique de la finitude à
partir de laquelle se dessinent les quatre segments théoriques d’un
quadrilatère anthropologique.
Au principe de ce nouveau quadrilatère, Foucault décèle une
profonde ambiguïté quant au statut et à la fonction de la finitude
anthropologique : celle-ci est en effet à la fois constituée – elle se
donne comme une dimension négative de l’être de l’homme pris
dans des fonctionnements positifs qui le limitent – et constituante,
puisque, suivant Kant, elle se donne comme le fondement de la
connaissance de ces positivités. La pensée moderne naît et se
développe à partir de ce renvoi perpétuel d’une finitude à l’autre,
« selon le jeu interminable d’une référence redoublée » (p. 327).
(« L’analytique de la finitude »).
L’analyse de la répétition empirico-transcendantale permet de
dégager une première modalité du pli anthropologique de la
finitude. Celle-ci se présente comme la confusion des deux niveaux
d’analyse que la critique kantienne avait cherché à distinguer mais
que la phénoménologie, identifiée ici à un « discours de nature
mixte » (p. 332) tend à rabattre l’un sur l’autre, notamment à
travers la dimension ambiguë du « vécu » (« L’empirique et le
transcendantal »).
Cette ambiguïté, qui est liée selon Foucault à la structure même du
pli anthropologique, est reconduite dans la réflexion qui porte sur
le rapport que l’homme entretient avec sa propre pensée. À partir
du moment où l’homme ne peut se penser qu’à partir de son être,
tel qu’il lui est donné immédiatement dans l’opacité de l’expérience,
il s’expose en effet à être « le lieu de la méconnaissance » (p. 333)
puisque cet être empirique qu’il se pose d’élucider dans le
mouvement de sa réflexion forme simultanément le socle impensé
de cette réflexion. Il faut donc distinguer la transparence à soi du
cogito classique (qui assure la communication immédiate de la
représentation – « je pense » – et de l’être – « je suis ») et la
circularité du cogito et de l’impensé qui enjoint à la pensée
moderne de « penser l’impensé » (p. 338). Foucault reconstitue alors
la généalogie philosophique de ce topos moderne, qui s’élabore sous
des formes variées mais complémentaires de Hegel à Freud, en
passant par Marx et Husserl (« Le cogito et l’impensé »).
Ce mouvement circulaire de dévoilement et de fondation qui voue
la pensée moderne à un déséquilibre constitutif est enfin relancé à
propos des rapports entre l’être de l’homme et l’être du temps.
Reprenant des schèmes de pensée heideggériens, Foucault indique,
en effet, que l’originaire définit à la fois le domaine à partir duquel
l’expérience de l’homme vient s’articuler au temps des choses et
constituer leur positivité historique, et le point d’effondrement de
son être, dissous dans le mouvement même par lequel il cherche à
fonder son propre rapport positif aux choses et à soi. Il y a donc un
« rapport insurmontable de l’être de l’homme au temps » (p. 346)
qui maintient cet homme à distance de la source de son être et qui,
dans cette distance même, fait apparaître les choses avec leur
temporalité propre. C’est ainsi le mouvement de redoublement-
fondation du fini qui est envisagé dans la forme du temps (« Le
recul et le retour de l’origine »).
Foucault tire de l’ensemble de ce développement deux conclusions.
Il établit tout d’abord que le quadrilatère anthropologique constitué
au cœur du dispositif de la pensée moderne, ne forme pas la simple
reprise ou le simple développement du quadrilatère du langage
classique (« Le discours et l’être de l’homme »). Leur ressemblance
ne résiste pas en effet à l’analyse archéologique qui fait apparaître
que l’analytique de la finitude est plutôt issue d’une dissociation
interne de la théorie classique du Discours.
Or cette analyse reconduit doublement Foucault à Kant : 1 / d’abord
parce qu’il observe un détournement anthropologique de la critique
qui a conduit la pensée moderne à « l’oubli de l’ouverture qui l’a
rendue possible » (p. 353) (« Le sommeil anthropologique ») ; 2 /
ensuite parce qu’il envisage la possibilité actuelle d’un réveil de la
pensée et d’une réanimation (à valeur de déprise) du geste critique
en direction d’une pensée non anthropologique (telle que
l’esquissent aussi bien l’expérience de pensée nietzschéenne que les
contre-savoirs structuraux ou encore la littérature contemporaine).

Chapitre X : Les sciences humaines


Après avoir analysé (chap. VII et VIII) le mode de constitution
historique de nouveaux savoirs empiriques (économie politique,
biologie, philologie) et cherché à montrer (chap. IX) comment ces
savoirs, élaborés en rupture avec l’analyse classique des
représentations, ont pu requérir comme leur centre de gravité la
figure de l’Homme, et comment une analytique de la finitude
anthropologique a pu former le pli où s’est alimentée la pensée
moderne depuis Kant, il reste à Foucault à aborder « cet ensemble
de discours » qui, sous l’appellation de « sciences humaines »,
« prend pour objet l’homme en ce qu’il a d’empirique » (p. 355). Tel
est l’objet de ce dernier chapitre des Mots et les choses, dans lequel
se rassemblent les enjeux d’une « archéologie des sciences
humaines ».
Foucault commence par déterminer le cadre épistémologique
général à l’intérieur duquel les « sciences humaines » peuvent
prendre place. Ce cadre, qui définit la disposition épistémologique
du savoir moderne, prend la forme d’un trièdre, délimitant « un
espace volumineux et ouvert selon trois dimensions » (p. 358), celles
des sciences empiriques de la vie, du langage, du travail (étudiés au
chap. VIII), de la pensée de la finitude (analysée au chap. IX) et des
sciences déductives (mathématiques et physiques) (« Le trièdre des
savoirs »). Les sciences humaines appartiennent donc à cette
disposition épistémologique générale. Pourtant, elles n’existent que
dans l’espace de projection des sciences empiriques (par lesquelles
l’homme se découvre fini) et de la pensée de la finitude
(constituante) : pour cette raison, elles ne sont pas à proprement
parler des « sciences », mais se déploient à un niveau « ana- » ou
« hypo-épistémologique » (p. 366) dans la mesure où elles ne se
définissent pas tant par leur objet explicite (l’homme) que par leur
forme implicite, celle d’un « redoublement » de savoirs constitués
qu’elles reprennent dans la dimension de la représentation (« La
forme des sciences humaines »).
Foucault examine ensuite les grandes régions théoriques
(psychologie, sociologie, analyse des littératures et des mythes) à
travers lesquelles se constitue et se déploie le discours des sciences
humaines (« Les trois modèles »). Il fait apparaître notamment
comment ces « sciences » trouvent leur positivité épistémologique
dans l’élaboration de trois modèles constituants issus des trois
domaines d’analyse empirique du fonctionnement humain. Ces
trois modèles renvoient chacun à un couple conceptuel déterminé
(fonction/norme, conflit/règle, signification/système). Une
reconstruction critique de l’histoire des sciences humaines fait par
ailleurs apparaître un double glissement : 1 / d’abord le glissement
du modèle biologique vers le modèle philologique et linguistique ; 2
/ ensuite une transformation inhérente à chacun des couples
constituants qui tend à subordonner la première série de concepts
(fonction, conflit, signification) à la seconde (normes, règles,
systèmes). Cette dernière transformation est essentielle dans la
mesure où elle met au premier plan une dimension nouvelle de
l’inconscient qui met en crise le primat de la représentation au sein
des sciences humaines.
C’est dans cette perspective critique que Foucault interroge alors le
rapport de contestation qui relie certaines « contresciences »
actuelles (ethnologie, psychanalyse, linguistique) ainsi que
l’expérience littéraire contemporaine au domaine de positivité
parcouru par les sciences humaines (« L’histoire » et
« Psychanalyse, ethnologie »).
La psychanalyse s’attache en effet à soustraire l’inconscient à la
dimension du représentable où les sciences humaines le
cantonnent. Elle vise plutôt à « enjamber la représentation, [à] la
déborder du côté de la finitude » (p. 386). En mettant à nu les
formes concrètes de la finitude (Mort, Désir, Loi), elle conteste ainsi
la tentative des sciences humaines de faire passer l’analytique de la
finitude pour une science empirique de l’homme.
Parallèlement à cet effort de la psychanalyse pour ramener tout
savoir sur l’homme à l’impensé de sa finitude, il revient à
l’ethnologie de restituer à la dimension de l’histoire sa fonction
critique de contestation des sciences humaines. Le propre de
l’entreprise ethnologique est en effet de faire apparaître l’historicité
comme l’impensé des cultures, comme ce qui empêche de les
rapporter à une figure universelle et intemporelle de l’homme. Son
problème n’est donc pas tant de rendre compte des représentations
que les individus se font de leurs fonctionnements (biologiques,
économiques, linguistiques) que de montrer à quelles conditions de
telles représentations sont possibles et sous quelles contraintes,
d’ordre à la fois inconscient et historique, se déploie chaque
manifestation culturelle.
Il se dégage ainsi une « profonde parenté » et même une
« symétrie » entre la psychanalyse et l’ethnologie, en tant qu’elles se
soustraient à la loi de la représentation qui prévaut en psychologie
et en sociologie pour faire valoir les droits d’un inconscient
structural qui coïncide avec le jeu anonyme de structures formelles
(normes, règles, systèmes) absolument dégagées de toute instance
subjective ou représentative. Cette symétrie autorise alors la
psychanalyse à rejoindre « la dimension d’une ethnologie » du
psychisme inconscient et l’ethnologie à s’attacher à l’analyse d’un
inconscient culturel. Ce recouvrement réciproque des démarches de
la psychanalyse et de l’ethnologie ne peut lui-même s’opérer qu’à
partir de la montée en puissance du paradigme linguistique qui
fonde leurs rapports actuels. S’esquisse ainsi la possible refonte du
champ des sciences humaines à partir de ce retour du langage,
effectif aussi bien dans le domaine de la linguistique structurale
(qui permet cette fois de renouveler le rapport des sciences
humaines à la dimension de la formalisation) que dans le domaine
du langage littéraire (qui confronte, jusqu’à la folie, l’évidence
supposée de l’homme à l’épreuve d’une « pensée du dehors »). En
tout cas, ce souci actuel du langage que manifestent sous des formes
très différentes la linguistique structurale et l’expérience littéraire,
réactive l’alternative de l’homme et du langage qui polarise en
quelque sorte l’espace du savoir moderne. L’Homme était né de la
disparition du Discours ; le diagnostic d’un retour en force de la
préoccupation du langage, en marge des sciences humaines,
annonce sans doute que « quelque chose de nouveau est en train de
commencer » (p. 396) qui recouvrira jusqu’à l’effacer la figure de
l’homme « comme à la limite de la mer un visage de sable » (p. 398).
Glossaire

A priori historique

C ette expression sert à désigner l’ensemble des règles qui


conditionne, pour tous les discours d’une époque donnée, la
formation de leurs objets, la définition de leurs concepts,
l’élaboration de leurs méthodes ainsi que la forme de leur
véridiction. Le recours à cette figure historicisée du transcendantal
permet donc de faire apparaître le réseau de nécessités qui
parcourt et unifie l’ensemble du savoir, au-delà de la divergence des
doctrines particulières ou des projets singuliers. L’archéologie vise
par conséquent à remonter de la dispersion des discours tenus à
une époque donnée du savoir, à ce qui conditionne leur
compossibilité et fonde par là même leur corrélation.

Archéologie
L’archéologie désigne le mode d’analyse privilégié par Foucault
dans les années 1960 (de l’Histoire de la folie à L’archéologie du
savoir). Dans Les mots et les choses, l’analyse archéologique se
déploie dans une double dimension, historique et critique. Il s’agit
en effet d’abord de restituer dans leur positivité le dessin, la
position et le fonctionnement des figures épistémologiques propres
à chaque époque du savoir et d’identifier ainsi les modes de
constitution et de transformation de l’épistémè qui les soutient et les
rend possible. Mais, l’enquête historique que propose Foucault dans
son « archéologie des sciences humaines » n’a pas seulement une
visée rétrospective ; elle a également une portée critique dans la
mesure où l’archéologue lui-même se situe à la limite de cette
configuration de pensée qu’il désigne comme celle de « notre »
modernité, mais qu’il ne peut analyser qu’à partir d’un certain
« dehors », ou du moins qu’à partir de cette marge de contestation
que lui fournit la montée en puissance actuelle de certaines formes
de savoir et de discours irréductibles à toute récupération
anthropologique. La description des archives du passé est par
conséquent inséparable d’un diagnostic de « notre » actualité.

Doublet empirico-transcendantal
C’est par cette figure du redoublement que Foucault caractérise
l’être de l’homme, tel qu’il émerge au sein du dispositif de la pensée
et du savoir modernes. L’homme y apparaît en effet à la fois comme
objet (empirique) et comme sujet (transcendantal) d’une
connaissance, portant en lui les conditions de possibilité de cette
connaissance. Selon Foucault, cette confusion entre les deux
niveaux d’analyse que la pensée kantienne avait pourtant contribué
à distinguer témoigne d’un dévoiement anthropologique de la
problématique critique inaugurée par Kant, et dont les principaux
avatars sont la phénoménologie (comme analyse d’un « vécu », qui
renvoie aussi bien à la dimension d’une expérience originaire de
l’homme qu’à celle de ses propres conditions de possibilité
transcendantales) et les sciences humaines (où il est question pour
l’homme de se représenter ses propres fonctionnements d’être fini
et d’accéder ainsi à leurs conditions de possibilité).
Épistémè
La notion d’ « épistémè » renvoie dans Les mots et les choses à ce
réseau anonyme de contraintes à partir duquel s’élaborent les
différentes figures épistémologiques propres à chaque époque du
savoir. Le cloisonnement des épistémès, privilégié par Foucault dans
la perspective discontinuiste du livre de 1966, rend alors
problématique le statut des mutations interépistémiques : le
passage d’une épistémè à une autre reste inexplicable, et relève
seulement de certains « événements » discursifs (comme la pensée
critique, sur le seuil de la modernité) qui permettent de le justifier
après coup.

Langage
Les mots et les choses proposent d’une certaine manière une
histoire des modes d’être du langage. Celui-ci se laisse ainsi
successivement penser sous le régime des « signatures », du
« Discours », et enfin de l’ensemble hétérogène formé par la
littérature et la philologie ou la linguistique. Le système complexe
qui fait jouer ensemble les signes, les choses et leurs ressemblances
à la Renaissance, cède en effet la place à la binarité du discours
classique, fondé sur la liaison, interne au régime de la
représentation, entre un signifiant et un signifié ; et celui-ci laisse
place à son tour à un morcellement des formes du langage,
dispersées entre le contre-discours littéraire (qui s’élabore en marge
et comme en excès de tout langage représentatif) et les théories
générales de la signification (prises en charge aussi bien par la
philologie, sur le versant objectif du langage, que par la linguistique
ou la psychanalyse, sur son versant symbolique, en rapport avec la
dimension « inconsciente » de ses manifestations). Cette histoire des
modes d’être du langage qui double l’ « archéologie des sciences
humaines » a une portée critique dans la mesure où elle s’élabore à
partir de l’alternative majeure de l’Homme et du Langage, centrale
dans Les mots et les choses. Car si la figure de l’homme s’impose, sur
le seuil de la modernité, en lieu et place du Discours classique, la
pensée contemporaine semble plutôt portée vers l’élision ou la
dissolution de l’Homme dans le jeu des structures signifiantes et des
systèmes symboliques.

Modernité
Dans Les mots et les choses, la modernité désigne une certaine
époque du savoir, dessinant une configuration de pensée inaugurée
par l’apparition du thème transcendantal (dans l’orbe du criticisme
kantien) et caractérisée à la fois par l’irruption de la dimension de
l’histoire dans l’ordre des sciences empiriques et par l’élaboration
d’une anthropologie de la finitude. Dans la perspective
archéologique de Foucault, la modernité est bornée par un double
seuil : le seuil de sa constitution positive qui s’opère en rupture avec
l’âge classique (comme âge de la représentation), et le seuil de sa
transformation possible puisqu’elle définit ce « lieu où nous
pensons » (à partir duquel l’entreprise archéologique est donc
possible) mais dont le retour du langage (à travers une certaine
littérature comme à travers la montée en puissance du paradigme
linguistique et des langages formels) invite aussi à nous déprendre.

Savoir/Sciences
L’archéologie de Foucault prend pour objet privilégié
d’investigation l’articulation entre le niveau des connaissances
scientifiques, avec leurs régularités discursives, et le niveau
épistémique du savoir où ces connaissances trouvent leurs
conditions de possibilité historiques. Il s’agit par conséquent de
montrer « comment une science s’inscrit et fonctionne dans
l’élément du savoir » (L’archéologie du savoir, p. 246). Cela implique
que le savoir déborde le domaine des seules sciences positives dont
il fonde plutôt le déploiement au sein de l’épistémè. Par ailleurs, le
savoir se présente comme un élément englobant la théorie et la
pratique : il peut être soit directement impliqué dans l’élaboration
de théories (scientifiques ou philosophiques), soit indirectement
investi dans des pratiques (comme c’est le cas dans l’ordre des
échanges économiques) qu’il informe de ses déterminations. Enfin,
le recours à cette dimension fondamentale du savoir permet
d’articuler et d’intégrer au sein d’une même épistémè différents
régimes de discours. Ainsi, la grammaire générale a beau ne pas
répondre aux critères formels d’une connaissance scientifique, elle
n’en relève pas moins de la même configuration du savoir classique
que la mathématique cartésienne. Cette distinction entre savoir et
sciences permet encore de préciser le statut épistémologique des
« sciences » humaines qui, sans être à proprement parler des
« sciences » – puisqu’elles redoublent plutôt les sciences empiriques
de la vie, du travail et du langage, appartiennent pourtant au même
domaine de savoir que ces dernières. L’archéologie des « sciences
humaines » se donne ainsi pour tâche de déterminer la manière
dont celles-ci prennent place et fonctionnent au sein du champ de
savoir qui conditionne leur apparition et leurs formes spécifiques.
Indications bibliographiques

C ette bibliographie vise avant tout à fournir quelques repères


utiles au lecteur des Mots et les choses. Il s’agit donc d’une
bibliographie sélective, qu’il est possible de compléter en se
référant au travail de Michael Clark, Michel Foucault. An Annotated
Bibliography. Tool Kit for a New Age (Garland Publishing, 1983) ou
encore à la « Bibliographie générale » établie par Jean-François
Bert, dans la revue Le Portique (no 13/14 : 1er et 2e semestre 2004,
« Michel Foucault. Usages et actualités », p. 339-353).

Bibliographie
I. Œuvres de Michel Foucault
Le lecteur désireux de se faire une idée d’ensemble des domaines
de recherche qu’a investis l’œuvre de Michel Foucault, pourra
commencer par la lecture de la précieuse anthologie établie et
présentée par Arnold I. Davidson et Frédéric Gros, Michel Foucault.
Philosophie (Paris, Gallimard, « Folio-Essais », 2004). Cette
anthologie, qui peut servir d’introduction générale à l’œuvre de
Foucault, s’articule selon les trois phases identifiables de la
démarche foucaldienne : 1 : Anthropologie et langage (qui couvre
l’ensemble des ouvrages de la période « archéologique », jusqu’à
L’archéologie du savoir ; c’est dans cet ensemble que s’inscrit la
problématique des Mots et les choses) ; 2 : Régimes de pouvoir et
régimes de vérité (qui couvre la période dite « généalogique »,
jusqu’à La volonté de savoir ; c’est aussi la période des premiers
cours au Collège de France qui accompagnent une sorte de
« political turn » dans la pensée de Foucault) ; 3 : Le gouvernement
de soi et des autres (qui renvoie au dernier Foucault, celui des deux
derniers volumes de l’Histoire de la sexualité et de l’interrogation
éthique venant en quelque sorte recroiser la réflexion sur le
pouvoir engagée lors de la période précédente).
Principaux livres de Michel Foucault
Maladie mentale et personnalité, Paris, PUF, « Initiation
philosophique », 1954 ; rééd. en 1962, dans la même collection, sous
le titre Maladie mentale et psychologie ; rééd. « Quadrige », 1997.
Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon,
« Civilisations d’hier et d’aujourd’hui », 1961 ; rééd. sous le titre
Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
des histoires », 1972 ; rééd. « Tel », 1976.
Naissance de la clinique. Archéologie du regard médical, Paris, PUF,
« Galien », 1963 ; rééd. « Quadrige », 1990.
Raymond Roussel, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1963 ; rééd.
« Folio-Essais », 1992 (avec une introduction de Pierre Macherey).
Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1966 ; rééd.
« Tel », 1990.
L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des
sciences humaines », 1969.
Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1975 ; rééd. « Tel », 1993.
La volonté de savoir. Histoire de la sexualité, I, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1976 ; rééd. « Tel », 1994.
L’usage des plaisirs. Histoire de la sexualité, II, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1984 ; rééd. « Tel », 1997.
Le souci de soi. Histoire de la sexualité, III, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1984 ; rééd. « Tel », 1997.
Autres ouvrages
La pensée du dehors [1966], Montpellier, Fata Morgana, 1986 (voir
plus bas la sélection des Dits et écrits).
Utopies et hétérotopies. Conférences radiophoniques diffusées sur
France Culture en décembre 1966 [CD audio], INA, « Mémoire vive »,
2004.
Ceci n’est pas une pipe [1968], Montpellier, Fata Morgana, 1973.
L’ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France
prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971.
La peinture de Manet [1971], suivi de Michel Foucault, un regard
(sous la dir. de Maryvonne Saison), Paris, Le Seuil, « Traces écrites »,
2004.
Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…
Un cas de parricide au XIXe siècle, présenté par Michel Foucault,
Paris, Julliard/Gallimard, « Archives », 1973.
Herculine Barbin dite Alexina B., présenté par Michel Foucault,
Paris, Julliard/Gallimard, « Archives », 1978.
Le désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille
au XVIIIe siècle, en collaboration avec Arlette Farge, Paris,
Julliard/Gallimard, « Archives », 1982.
Sept propos sur le septième ange, Montpellier, Fata Morgana, 1986.
Les machines à guérir, en collaboration avec Blandine Barret-
Kriegel, Anna Thalamy, Bruno Fortier, Bruxelles, Mardaga,
« Architectures », 1995.
Cours au Collège de France (parus et à paraître)
Résumé des cours, 1970-1982, Paris, Julliard, 1988.
De la gouvernementalité. Leçons d’introduction au cours des années
1978 et 1979 [cassettes audio], Paris, Le Seuil, 1989.
La volonté de savoir. Cours au Collège de France (1970-1971), à
paraître.
Théories et Institutions pénales. Cours au Collège de France (1971-
1972), à paraître.
La société punitive. Cours au Collège de France (1972-1973), à
paraître.
Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974),
édition établie par Jacques Lagrange, Paris, Gallimard / Le Seuil,
« Hautes Études », 2003.
Les anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), édition
établie par Valerio Marchetti et Antonella Salomoni, Paris,
Gallimard / Le Seuil, « Hautes Études », 1999.
« Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976),
édition établie par Mauro Bertani et Alessandro Fontana, Paris,
Gallimard / Le Seuil, « Hautes Études », 1997.
Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-
1978), édition établie par Michel Senellart, Paris, Gallimard / Le
Seuil, « Hautes Études », 2004.
Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979),
édition établie par Michel Senellart, Paris, Gallimard / Le Seuil,
« Hautes Études », 2004.
Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France (1979-
1980), à paraître.
Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France (1980-1981), à
paraître.
L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981-1982),
édition établie par Frédéric Gros, Paris, Gallimard / Le Seuil,
« Hautes Études », 2001.
Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France
(1982-1983), à paraître.
Le gouvernement de soi et des autres : le courage de la vérité. Cours
au Collège de France (1983-1984), à paraître.
Articles et entretiens
Ceux-ci sont rassemblés dans les Dits et écrits (1954-1988), édition
établie par Daniel Defert et François Ewald, avec la collaboration de
Jacques Lagrange, vol. I : 1954-1969 ; vol. II : 1970-1975 ; vol. III :
1976-1979 ; vol. IV : 1980-1988, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des
sciences humaines », 1994 ; rééd. « Quarto », 2001 (2 vol.).
Nous proposons ci-dessous une sélection de textes des Dits et écrits
qui offrent un éclairage intéressant sur l’ensemble des Mots et les
choses ou sur des points particuliers de l’analyse de Foucault [1] .
Entretiens généraux au sujet des Mots et les choses
DE, I, no 34 [1966] : « Michel Foucault, Les mots et les choses »
(entretien avec Raymond Bellour).
DE, I, no 37 [1966] : « Entretien avec Madeleine Chapsal ».
DE, I, no 39 [1966] : « L’homme est-il mort ? » (entretien avec Claude
Bonnefoy).
DE, I, no 47 [1967] : « La philosophie structuraliste permet de
diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui” » (entretien avec G. Fellous).
DE, I, no 48 [1967] : « Sur les façons d’écrire l’histoire » (entretien
avec R. Bellour).
DE, I, no 50 [1967] : « Qui êtes-vous, professeur Foucault ? »
(entretien avec P. Caruso).
DE, I, no 54 [1968] : « Interview avec Michel Foucault » (entretien
avec I. Lindung).
DE, I, no 55 [1968] : « Foucault répond à Sartre » (entretien avec J.-P.
Elkabbach).
Textes portant sur le cadre méthodologique des Mots et les choses
DE, I, no 58 [1968] : « Réponse à une question » (pour la revue
Esprit).
DE, I, no 59 [1968] : « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au
cercle d’épistémologie ».
DE, I, no 66 [1969] : « Michel Foucault explique son dernier livre »
(entretien avec
J.-J. Brochier).
DE, II, no 72 [1970] : « Préface à l’édition anglaise des Mots et les
choses [The Order of Things] ».
DE, II, no 85 [1971] : « Entretien avec Michel Foucault » (J. G.
Merquior et S. P. Rouanet). Ce texte porte sur le problème général
des « relations entre les formations discursives et les formations
sociales et économiques » que le livre de 1966 avait « laissées dans
l’ombre » (p. 157).
DE, II, no 103 [1972] : « Revenir à l’histoire ».
Textes se rapportant à des points particuliers de l’analyse proposée
par Foucault dans Les mots et les choses
Littérature :
DE, I, no 9 [1962] : « Le cycle des grenouilles » (sur La science de
Dieu de Jean-Pierre Brisset).
DE, I, no 13 [1963] : « Préface à la transgression » (hommage à
Georges Bataille).
DE, I, no 14 [1963] : « Le langage à l’infini ».
DE, I, no 17 [1963] : « Distance, aspect, origine » ; no 22 [1964] :
« Débat sur le roman » ; no 23 [1964] : « Débat sur la poésie » ; no 24
[1964] : « Le langage de l’espace » (sur les œuvres de Robbe-Grillet,
Pleynet, Baudry, Ollier).
DE, I, no 21 [1964] : « La prose d’Actéon » (sur l’œuvre de Pierre
Klossowski).
DE, I, no 25 [1964] : « La folie, l’absence d’œuvre ».
DE, I, no 38 [1966] : « La pensée du dehors » (sur Maurice Blanchot).
DE, II, no 82 [1970] : « Folie, littérature, société » (entretien avec T.
Shimizu et M. Watanabe).
Psychologie :
DE, I, no 2 [1957] : « La psychologie de 1850 à 1950 ».
DE, I, no 3 [1957] : « La recherche scientifique et la psychologie ».
DE, I, no 30 [1965] : « Philosophie et psychologie » (entretien avec A.
Badiou).
Linguistique :
DE, I, no 60 [1969] : « Introduction » à la Grammaire générale et
raisonnée d’A. Arnauld et C. Lancelot.
DE, I, no 70 [1969] : « Linguistique et sciences sociales ».
Questions épistémologiques :
DE, II, no 76 [1970] : « Discussion » de l’exposé de François Dagognet
sur « la situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie », lors des
Journées Cuvier de mai 1969 ; et no 77 [1970] : « La situation de
Cuvier dans l’histoire de la biologie » (conférence suivie d’une
discussion).

II. Travaux sur l’œuvre de Michel Foucault


Généralités
Biographies :
Éribon Didier, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989 ; rééd.
« Champs », 1991.
Colombel Jeannette, Michel Foucault, la clarté de la mort, Paris,
Odile Jacob, 1994.
Miller James, La passion Foucault, trad. fr. H. Leroy, Paris, Plon,
« Biographies », 2004.
Contexte et réception de l’œuvre de Foucault :
Cusset François, French Theory. Foucault, Derrida et Cie et les
mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La
Découverte, 2003.
Dosse François, Histoire du structuralisme, 2 vol., Paris, La
Découverte, 1992. On consultera plus particulièrement au sein du
volume 1, le chapitre 15 (« L’inconscient, un univers symbolique »)
qui met bien en place les conditions d’apparition et les enjeux
théoriques du paradigme structural, le chapitre 18 (« La raison
déraisonne : l’œuvre de Michel Foucault ») consacré à l’Histoire de
la folie, et le chapitre 34 (« 1966 : l’année lumière / II. Foucault
comme des petits pains ») qui revient sur le succès inattendu des
Mots et les choses ; au sein du volume 2, les chapitres 22 et 23,
consacrés à « Foucault et la déconstruction de l’histoire ».
Éribon Didier, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard,
1994.
Lexiques :
Revel Judith, Le vocabulaire de Michel Foucault, Paris, Ellipses, 2002.
Leclercq Stéfan (dir.), Abécédaire de Michel Foucault, Mons/Paris,
Sils Maria / Vrin, 2004.
Présentations générales de l’œuvre de Foucault
Quelques ouvrages utiles pour avoir une vue d’ensemble du parcours
foucaldien et de ses principaux enjeux
Billouet Pierre, Foucault, Paris, Les Belles Lettres, « Figures du
savoir », 1999.
Deleuze Gilles, Foucault, Paris, Minuit, « Critique », 1986.
Gros Frédéric, Michel Foucault, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1996.
Kremer-Marietti Angèle, Michel Foucault. Archéologie et généalogie,
Paris, Seghers, 1974 (rééd.
Librairie générale française, « Biblio-Essais », 1985).
Merquior José-Guilherme, Foucault, ou le nihilisme de la chaire,
Paris, PUF, 1986.
Potte-Bonneville Mathieu, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire,
Paris, PUF, « Philosopher », 2004.
Revel Judith, Michel Foucault. Expériences de pensée, Paris, Bordas,
coll. « Philosophie présente », 2005.
Sheridan Alan, Discours, sexualité et pouvoir : initiation à Michel
Foucault, trad. fr. P. Miller, Bruxelles, Mardaga, 1985.
Autres ouvrages consacrés en partie à l’œuvre de Foucault
Habermas Jürgen, Le discours philosophique de la modernité, trad.
fr. C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
philosophie », 1998, chap. 9 (« Les sciences humaines démasquées
par la critique de la raison ») et 10 (« Apories d’une théorie du
pouvoir »).
Lecourt Dominique, Pour une critique de l’épistémologie (Bachelard,
Canguilhem, Foucault), Paris, François Maspero, 1972 ; chap. 4 :
« L’archéologie et le savoir (à propos de Michel Foucault) ».
Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, suivi de « Foucault
révolutionne l’histoire », Paris, Le Seuil, « Points-Histoire », 1996, p.
200-242.
Parties d’ouvrages ou articles consacrés plus spécialement à Les mots
et les choses (sélection)
Parties d’ouvrages
Brieler Ulrich, Die Unerbittlichkeit du Historizität. Foucault als
Historiker, Köln-Weimar-Wien, Böhlau Verlag, « Beiträge zur
Geschichtskultur. Bd 14 », 1998 ; voir I.6. « Die Welt als Text : Die
Ordnung der Dinge » (présentation des principales articulations des
Mots et les choses).
Dekens Olivier, L’épaisseur humaine. Foucault et l’archéologie de
l’homme moderne, Paris, Kimé, « Philosophie-épistémologie », 2003 ;
voir chap. 1 : « Dialectique de l’humanisme. Plis et déplis de
l’homme » (sur l’anthropologie de la finitude déployée à partir du
chap. IX des Mots et les choses) et chap. 3 : « Méthodologie. Foucault
transcendantal » (sur le rapport de Foucault à Kant).
Dreyfus Hubert et Rabinow Paul, Michel Foucault. Un parcours
philosophique – au-delà de l’objectivité et de la subjectivité, trad. fr. F.
Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences
humaines », 1984 ; voir toute la première partie (« L’illusion du
discours autonome ») et notamment le chap. II : « L’archéologie des
sciences humaines » (on trouvera ici une interprétation du chap. I
des Mots et les choses – consacré au tableau de Velasquez Les
suivantes, ainsi qu’une analyse du chap. IX – « L’homme et ses
doubles »).
Fortier Frances, Les stratégies textuelles de Michel Foucault. Un
enjeu de véridiction, Québec, Nuit Blanche Éditeur, 1997 ; l’ensemble
du chapitre intitulé « La sujétion anthropologique » est consacré à
une lecture des Mots et les choses.
Frank Manfred, Qu’est-ce que le néo-structuralisme ? De Saussure et
Lévi-Strauss à Foucault et Lacan, trad. fr. C. Berner, Paris, Cerf,
1989 ; voir les Leçons 7 à 9, consacrées à Les mots et les choses et à
L’archéologie du savoir.
Gros Frédéric, Foucault et la folie, Paris, PUF, « Philosophies », 1997 ;
dans le chapitre « Folie et finitude : les leçons de la psychanalyse »,
F. Gros revient sur la mise en place du thème de la finitude dans Les
mots et les choses et sur le statut de « contrescience » que Foucault y
accorde à la psychanalyse.
Gutting Gary, Michel Foucault’s Archaelogy of Scientific Reason :
Science and the History of Reason, Cambridge, Cambridge University
Press, 1989 ; le livre consacre deux longs chapitres à Les mots et les
choses où sont reprises les principales articulations de l’épistémè
classique et de l’épistémè moderne (chap. 4 : « The Order of Things, I.
From ressemblance to representation », p. 139-179 ; chap. 5 : « The
Order of Things, II. The Rise and Fall of Man », p. 181-226). Chacun
de ces chapitres se conclut par une rapide évaluation des résultats
auxquels parvient Foucault ainsi que des difficultés rencontrées par
son investigation archéologique du savoir. On trouvera également
dans le livre de G. Gutting de bons résumés des autres ouvrages de
la période dite « archéologique » de Foucault (le chap. 2 est consacré
à l’Histoire de la folie, le chap. 3 à Naissance de la clinique, le chap. 6
à L’archéologie du savoir). Il s’agit par conséquent d’un bon outil de
travail pour prendre connaissance des enjeux épistémologiques et
critiques du travail du « premier » Foucault.
Han Béatrice, L’ontologie manquée de Michel Foucault – entre
l’historique et le transcendantal, Grenoble, Jérôme Millon, « Krisis »,
1998 ; une analyse des tensions à l’œuvre dans les premiers textes
archéologiques de Foucault à propos de la notion d’ « a priori
historique » est proposée dans le chap. I (« L’ambivalence du
kantisme dans Les mots et les choses ») à partir notamment d’une
lecture détaillée de la préface des Mots et les choses (p. 93-108).
Le Blanc Guillaume, L’esprit des sciences humaines, Paris, Vrin, coll.
« Problèmes & controverses », 2005, Introduction générale et
première partie : « La configuration moderne des sciences
humaines ».
Salanskis Jean-Michel, Herméneutique et cognition, Villeneuve
d’Ascq, PUS, coll. « Philosophie », 2003 ; voir le chapitre II : « Le
thème représentationnel » (notamment p. 46-76), dans lequel J.-M.
Salanskis souligne l’importance prise par ce thème de la
représentation à la fois pour caractériser l’épistémè de l’âge
classique et pour définir l’allure propre des sciences humaines.
L’objectif de l’auteur est de confronter le paradigme linguistique
mis en exergue par Foucault pour « contrer » les sciences de
l’homme traditionnelles au paradigme cognitiviste qui a conduit à
une refonte du champ des sciences humaines à partir des années
1970.
Wahl François, Qu’est-ce que le structuralisme ?, 5 : Philosophie. La
philosophie entre l’avant et l’après du structuralisme, Paris, Le Seuil,
« Points-Essais », 1973 ; on lira avec profit le chapitre I de ce livre
(« Y a-t-il une épistémè structuraliste ? ») qui confronte directement
les propositions de Foucault sur le signe et la représentation à leur
version phénoménologique.
Recensions et articles (sélection par ordre chronologique)
Principales recensions
Serres Michel, « Le retour de la Nef » (août 1966), in Hermès, I : La
communication, Paris, Minuit, 1969 ; rééd. Le Seuil, « Points-Essais »,
p. 191-205.
Amiot Michel, « Le relativisme culturaliste de Michel Foucault », Les
Temps modernes, no 248, janvier 1967, p. 1271-1298.
Le Bon Sylvie, « Un positiviste désespéré : Michel Foucault », ibid., p.
1299-1319.
De Certeau Michel, « Les sciences humaines et la mort de
l’homme », Études, t. CCCXXVI, mars 1967, p. 344-360 (repris sous le
titre « Le noir soleil du langage », dans Michel de Certeau, Histoire
et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 15-
36).
Burgelin Pierre, « L’archéologie du savoir », Esprit, no 35, mai 1967,
p. 843-861.
Canguilhem Georges, « Mort de l’homme ou épuisement du
cogito ? », Critique, no 242, juillet 1967, p. 599-618.
Corvez Maurice, « Le structuralisme de Michel Foucault », Revue
thomiste, t. LXVIII, 1968, p. 101-124.
Wahl Jean, note critique sur Les mots et les choses dans la Revue de
métaphysique et de morale, 74e année, no 2 (avril-juin 1969), p. 250-
251.
Articles portant sur différents aspects ou thèmes des Mots et les
choses
« Entretiens sur Foucault » (B. Balan, G. Dulac, G. Marcy, J.-P.
Ponthus, J. Proust, J. Stefanini, E. Verley), La Pensée, no 137, janvier-
février 1968, p. 3-37.
Huppert George, « Divinatio et eruditio : Thoughts on Foucault,
History and Theory, no 13, 1974, p. 191-207.
Leary David E., « Michel Foucault, an historian of the human
sciences », Journal of the History of the Behavioral Sciences, no 12,
1976, p. 286-293.
Pratt Vernon, « Foucault and the history of classification’s theory »,
Studies in History and Philosophy of Science, no 8, 1977, p. 163-171.
Chevalier Jean-Claude, « La grammaire générale et la critique
moderne », Langages, no 7, septembre 1977, p. 1-33.
Philipson Henri, « Comment écrire l’histoire ? Michel Foucault
révolutionne-t-il l’histoire de l’économie politique ? », Cahiers de
Philosophie, Université de Lille 3, no 13, hiver 1981, p. 103-118.
Kelkel Arion L., « La fin de l’homme et le destin de la pensée : la
mutation anthropologique de la philosophie de Martin Heidegger et
Michel Foucault », Man and World, no 18, 1985, p. 3-38.
Cottier Georges, « La mort de l’homme : une lecture de Michel
Foucault », Revue thomiste, t. LXXXVI, avril-juin 1986, p. 269-282.
Lebrun Gérard, « Note sur la phénoménologie dans Les mots et les
choses », in Michel Foucault philosophe (Actes de la rencontre
internationale de Paris, 9-11 janvier 1988), Paris, Le Seuil, « Des
Travaux », 1989, p. 33-53.
Machado Roberto, « Archéologie et épistémologie », ibid., p. 15-32.
Frank Manfred, « Sur le concept de discours chez Foucault », ibid., p.
125-136. [L’auteur propose, à la fin de son article, une rapide lecture
de la préface des Mots et les choses et de la notion d’ « ordre » qui y
est mobilisée.]
Ménard Claude, « L’autre et son double », in Michel Foucault. Lire
l’œuvre, L. Giard (dir), Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 129-140.
[Sur le traitement par Foucault de la théorie économique dans Les
mots et les choses.]
Terra Ricardo, « Foucault, lecteur de Kant : de l’anthropologie à
l’ontologie du présent », in L’année 1798. Kant, sur l’anthropologie,
Jean Ferrari (dir.), Paris, Vrin, 1997, p. 159171. [Cet article permet
d’établir un lien entre trois figures foucaldiennes de Kant : le Kant
de l’Anthropologie, au centre de la Thèse complémentaire de 1961 ; le
Kant « critique », celui qui inaugure la pensée moderne dans Les
mots et les choses ; le Kant des Lumières enfin, celui que Foucault
réhabilite dans les deux versions de son texte sur « Qu’est-ce que les
Lumières ? » – voir DE, IV, no 339 et no 351 [1984], p. 562-578 et p.
679-688.]
Dagron Tristan, « Espaces et fictions : notes sur Foucault et la
Renaissance », in Lectures de
Michel Foucault, 2 : Foucault et la philosophie, E. da Silva (dir.),
Lyon, ENS Éditions, « Theoria », 2003, p. 87-94.
Gros Frédéric, « De Borgès à Magritte », in Michel Foucault, la
littérature et les arts, Ph. Artières (dir.), Actes du colloque de Cerisy
– juin 2001, Paris, Kimé, 2004, p. 15-22.
Mercier Carine, « Les mots et les choses et Surveiller et punir : deux
histoires critiques de la production de l’homme comme objet des
sciences humaines », Le Portique, no 13/14 : 1er et 2e semestre 2004,
« Michel Foucault. Usages et actualités », p. 305-319.
Sabot Philippe, « L’envers du désordre. Connaître, décrire, classer à
l’âge classique », in G. Samama (dir.), La connaissance des choses.
Définition, description, classification, Paris, Ellipses, « Philo », 2005,
p. 105-120.
Schwarte Ludger, « Foucault, l’esthétique du dehors », Chimères, no
54/55, automne 2004, p. 19-32.

Notes du chapitre
[1] ↑ Ces textes sont cités DE, suivis du tome dans la première édition, du numéro du
texte et de l’année de sa publication ou de sa diffusion.Ce texte, écrit par Foucault à
l’intention d’un public anglophone qui connaissait encore mal son œuvre, présente
l’intérêt de clarifier l’orientation générale de la démarche des Mots et les choses et de
revenir sur quelques-uns des problèmes méthodologiques et théoriques soulevés par la
publication de ce livre en 1966 (et abordés plus directement dans L’archéologie du savoir
en 1969). Foucault justifie d’abord le choix qui a été fait de traiter l’histoire du savoir
occidental depuis la Renaissance en prenant pour point d’appui les domaines empiriques
de la nature, des richesses et du langage et non les domaines des sciences déductives : il
s’agit en effet de montrer que même des domaines de savoir non formalisés sont réglés par
un code de savoir et une systématicité propres. Il revient ensuite sur l’un des résultats
majeurs de son approche archéologique de l’histoire du savoir qui est de faire apparaître
entre les diverses formes de positivité ainsi identifiées des isomorphismes structurels,
conduisant à la description d’un « espace épistémologique propre à une période
particulière » (p. 9). Foucault propose enfin de préciser ce qui distingue sa démarche de
celle de l’histoire des sciences traditionnelle : au lieu de chercher à décrire l’inconscient de
la science, comme cette dimension négative qui lui résiste et la fait dévier de sa destination
rationnelle, l’archéologue cherche plutôt à « mettre au jour un inconscient positif du
savoir » (p. 9) qui correspond à cet ensemble systématique de règles mises en œuvre à leur
insu par les scientifiques et les philosophes d’une époque donnée pour élaborer leurs
objets, leurs concepts, leurs théories. L’archéologie du savoir ne part donc pas tant de ce
que les scientifiques eux-mêmes peuvent savoir et dire de leurs résultats ou de leurs
théories que des théories, concepts et objets d’étude dont il cherche à faire apparaître les
règles de formation (inconscientes) : « J’ai essayé de déterminer le fondement ou système
archéologique commun à toute une série de “représentations” ou de “produits”
scientifiques dispersés à travers l’Histoire naturelle, l’économie et la philosophie de l’âge
classique » (p. 10). On peut voir dans cette présentation de la méthode archéologique une
critique de la « psychanalyse de la connaissance objective » proposée par Gaston
Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique (ouvrage publié en 1938) : cette
démarche revient en effet à rapporter les erreurs tenaces dans lesquelles s’enferme la
science ou les obstacles qu’elle rencontre dans son développement comme les effets de la
« libido » du savant. Foucault évoque enfin trois problèmes qui sont restés en suspens dans
Les mots et les choses. 1 / Le problème du changement, envisagé dans Les mots et les choses
sous la forme d’une discontinuité radicale entre les épistémès et à partir de la
« combinaison des transformations concomitantes » qui se trouvent par exemple « à la
naissance de la biologie, de l’économie politique, de la philologie, d’un certain nombre de
sciences humaines et d’un nouveau type de philosophie à l’orée du XIXe siècle » (p. 11). Il
importe cependant de restituer à chacune de ces transformation son allure spécifique, ses
lois et ses rythmes propres pour éviter l’impression de « redistributions globales » du
savoir à « rapporter au génie d’un individu, d’un nouvel esprit collectif, ou même à la
fécondité d’une seule découverte » (ibid.). 2 / Le problème des causes du changement,
délibérément laissé de côté dans Les mots et les choses au profit de la seule description des
transformations elles-mêmes : il manque donc à ce livre une analyse des règles de
transformation des discours. 3 / Le problème du sujet, complètement évacué d’une
démarche qui privilégie le système anonyme du savoir et plus précisément l’analyse des
conditions que doit remplir un discours pour être validé comme discours « scientifique » :
« Il me semble que l’analyse historique du discours scientifique devrait, en dernier lieu,
ressortir à une théorie des pratiques discursives plutôt qu’à une théorie du sujet de la
connaissance » (p. 13). Foucault revendique donc à cette occasion l’orientation
antiphénoménologique du livre de 1966.

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