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Revue européenne de psychologie appliquée 55 (2005) 217–223

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Article original

Les effets directs et indirects des stéréotypes sociaux sur une décision
d’orientation scolaire
The Effect of salient Social Stereotypes on Academic-Tracking Decisions
A. Channouf *, C. Mangard, C. Baudry, N. Perney
Laboratoire de psychologie sociale, U.F.R. psychologie et sciences de l’éducation, université de Provence, 29, avenue Robert-Schuman,
13621, Aix-en-Provence, cedex 01, France

Reçu le 12 janvier 2004 ; reçu en forme révisée le 24 janvier 2005 ; accepté le 26 février 2005

Résumé
Des professeurs de collège devaient décider de l’orientation scolaire d’un élève de 3e dont l’appartenance sociale (favorisée vs défavorisée)
était induite expérimentalement. Les informations stéréotypiques liées à l’origine sociale de l’élève étaient délivrées soit directement soit
indirectement. Les résultats montrent qu’un élève de milieu social favorisé est davantage orienté en seconde générale qu’un élève de milieu
social défavorisé et, symétriquement, qu’un élève d’origine sociale défavorisée est davantage orienté en seconde professionnelle qu’un élève
d’origine sociale favorisée. Toutefois, ces différences de décisions d’orientation sont principalement observées lorsque les informations sté-
réotypiques liées à l’appartenance sociale sont délivrées indirectement, c’est-à-dire sans que le sujet ait vraiment conscience de leur influence.
© 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract
Middle-school teachers had to make decisions about the academic tracking of ninth-grade students whose social class (upper-middle vs.
underprivileged) was experimentally induced. Stereotypical information about the student’s family background was given either directly or
indirectly. The results showed that a student from a well-off home was more often oriented towards a college-prep curriculum than a student
from an underprivileged home, and symmetrically, an underprivileged student was more often oriented towards vocational school than a
well-off student. However, these decisional differences were only observed when the stereotypical information about the student’s social class
was given indirectly, i.e. in such a way that the subject was unaware of its impact.
© 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Stéréotypes sociaux ; Décision d’orientation scolaire ; Influence inconsciente

Keywords: Stereotypes; Decisions about the academic tracking; Unconscious influence

1. Introduction partie, les possibilités, réelles ou représentées, des choix socio-


professionnels qui s’offriront par la suite à l’élève (cf. Gui-
Dans l’enseignement secondaire français, l’orientation des chard et Cassar, 1998 ; Guichard et al., 1994 ; Guichard et
élèves vers une filière générale ou vers une filière profession- Huteau, 2001 ; Huteau, 1992 ; Huteau et Vouillot, 1988). On
nelle dès le passage de la classe de 3e vers la classe de seconde ne peut donc qu’espérer que la décision d’orientation soit la
constitue un enjeu social majeur tant pour les élèves que pour plus objective possible et que seules puissent être prises en
leurs familles (cf. e. g. Duru-Bellat et Henriot-van Zanten, compte les informations individuelles relatives aux cursus et
1992). En effet, cette orientation détermine, pour une grande aux performances scolaires de l’élève au moment de l’orien-
tation afin que le principe consensuel fondamental de l’éga-
* Auteur correspondant. lité des chances soit respecté. Même si les interprétations
Adresse e-mail : ahmed.channouf@up.univ-aix.fr (A. Channouf). divergent, les travaux des sociologues (cf. Boudon, 1973 ;
1162-9088/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.erap.2005.02.003
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Bourdieu et Passeron, 1964, 1970) nous ont unanimement sont réexaminés par une commission d’appel. Dans cette déci-
appris que, statistiquement, un élève de milieu social défavo- sion d’orientation, importante dans la vie d’un élève et de sa
risé n’a pas les mêmes chances d’accéder à une filière géné- famille, nombreux sont les travaux qui ont souligné l’exis-
rale qu’un élève de milieu social favorisé. Les résultats de tence de biais qui sont liés à l’origine sociale. Duru-Bellat et
ces recherches devraient impliquer de laisser à un élève donné Henriot-van Zanten (1992) par exemple, ont montré que dans
sa chance de réussite dans les filières générales malgré ces une fourchette de notes allant de 9 à 10,3, les élèves sont
déterminismes sociaux. On peut même penser et espérer que dispersés dans des filières différentes selon leur origine
les professionnels de l’enseignement secondaire impliqués sociale. En effet, l’orientation en second cycle long est beau-
dans l’orientation des élèves (les professeurs et les conseillers coup plus fréquente pour les enfants de cadres que pour les
d’orientation psychologues) soient très bien informés des tra- enfants d’ouvriers plutôt destinés à un second cycle court (voie
vaux des sociologues, pour ne tenir compte que des seules professionnelle comme le BEP ou le CAP). Ainsi, les résul-
compétences de l’élève (i. e. savoirs et savoir-faire) afin d’évi- tats scolaires ne seraient pas les seuls déterminants du cursus
ter les préjugés et les biais d’évaluation liés à la connaissance scolaire. Les décisions d’orientation seraient soumises à des
qu’ils peuvent avoir de son milieu d’origine. Mais si tel n’était influences sociales probablement plus inconscientes que cons-
pas le cas, on pourrait craindre que les stéréotypes sociaux cientes. C’est l’objet d’étude de cette recherche. L’hypo-
aggravent les inégalités déjà très importantes. Même si ce thèse que nous formulons et testons ici est que la décision
n’est pas exactement la problématique que nous abordons ici, d’orientation scolaire est influencée par les stéréotypes liés à
on peut citer les travaux en psychologie sociale sur les sté- l’appartenance sociale et que cette influence est d’autant plus
réotypes implicites (cf. Banaji et al., 1993 ; Bargh, 1984, forte que le stéréotype est indirectement induit.
1992 ; Dumora et Lannegrand, 1996 ; Greenwald et Banaji,
1995 ; Lewicki, 1986 ; Pratto et Bargh, 1991) qui montrent 1.1. Les stéréotypes
que ce type de croyance n’est hélas pas toujours facile à
contrecarrer. Cette difficulté tient au fait que les stéréotypes Se former une impression sur autrui se fait souvent de
interviennent souvent de manière indirecte et parfois en dehors manière plus ou moins spontanée. Aussi, des informations
des processus conscients. traitées de manière inconsciente peuvent influencer ou déter-
La recherche présentée ici a ainsi pour objectif de compa- miner l’impression qu’une personne se fait d’une autre per-
rer les effets des stéréotypes directement activés aux effets sonne. Bargh et Pietromonaco (1982) ont réalisé une expé-
des stéréotypes indirectement activés d’appartenance sociale rience sur la formation d’impression au cours de laquelle ils
sur une décision d’orientation scolaire auprès d’une popula- ont introduit des informations inconscientes : il s’agissait
tion de professeurs de l’enseignement secondaire. Nous ne d’amorces présentées en subliminal, c’est-à-dire en dessous
manipulons pas les stéréotypes implicites au sens méthodo- du seuil de perception consciente (cf. Channouf, 1995,1997 ;
logique du terme, mais plutôt la saillance ou non des infor- Channouf, 2000a,2000b pour les aspects techniques de
mations stéréotypiques, qui permet d’étudier les influences l’amorçage subliminal). Ils ont formulé l’hypothèse selon
inconscientes sur l’évaluation, en l’occurrence, la décision laquelle la présentation d’une information relevant d’une caté-
d’orientation (Channouf, 2004). Il s’agit d’une décision gorie (l’hostilité par exemple) peut, au moins temporaire-
concernant le passage d’élèves de 3e en classe supérieure ment, augmenter l’accessibilité à la catégorie et conduire
assortie d’une orientation quasi décisive du type d’étude l’individu à un biais dans son jugement. Les auteurs présen-
(filière scientifique ou littéraire générale ou filière profession- taient aux sujets, placés à 56 cm de l’écran d’un ordinateur,
nelle). Précisons, au préalable, que la procédure d’orienta- des mots amorces de manière subliminale. Les mots appa-
tion débute, en classe de 3e, dès le second trimestre par des raissaient comme des éclairs lumineux aux quatre coins de
vœux provisoires formulés par l’élève et ses parents. Ces l’écran. Les sujets n’étaient pas informés qu’il s’agissait de
vœux sont examinés par le conseil de classe. En fonction de mots. Dans un premier temps, ils devaient dire si l’éclair était
ces vœux et des résultats scolaires de l’élève, le conseil de apparu à gauche ou à droite de l’écran de l’ordinateur. Ces
classe formule des propositions provisoires d’orientation. À mots avaient pour caractéristique d’être à 80, 20 ou à 0 %
ce stade, le désaccord possible peut déboucher sur une ren- sémantiquement reliés à la notion d’hostilité. Dans un second
contre entre les parents, l’élève et le professeur principal. temps, une tâche de formation d’impression leur était propo-
L’élève et/ou la famille peuvent également solliciter l’avis sée. Après avoir lu la description d’un comportement ambigu
du conseiller d’orientation psychologue afin de trouver des quant à sa nature hostile, les sujets devaient évaluer l’acteur
solutions. Au troisième trimestre, la famille et l’élève émet- (fictif) du comportement sur plusieurs échelles dont six étaient
tent des vœux définitifs sous forme de choix hiérarchisés. Lors directement reliées au concept d’hostilité. Les résultats mon-
du conseil de classe de la fin de l’année scolaire, les profes- trent que plus les sujets ont été amorcés avec des mots séman-
seurs vont prononcer des propositions définitives d’orienta- tiquement reliés à l’hostilité, plus ils ont tendance à évaluer
tion. En cas d’accord des familles, les propositions du conseil négativement l’individu qui leur était présenté par la suite.
valent comme décisions d’orientation. Mais en cas de désac- Cette expérience montre que l’impression que se sont formés
cord, les parents ont la possibilité de faire appel. L’avis du les sujets sur l’individu est fonction de la quantité d’informa-
conseil de classe est ainsi suspendu et les choix de l’élève tion reliée à l’hostilité, information à laquelle ils avaient été
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exposés de manière infraliminaire, c’est-à-dire sans en avoir tion dans laquelle l’information quant à l’origine sociale d’un
conscience. Ainsi, des catégories sémantiques peuvent être élève est délivrée indirectement (condition « stéréotype indi-
activées sans que le sujet puisse en avoir conscience et influen- rect ») orientent plus favorablement en seconde générale
cer les jugements. C’est également le cas des stéréotypes, l’élève de milieu social favorisé que l’élève de milieu social
comme le montrent les travaux de Devine (1989). Au cours défavorisé. Cette différence devrait diminuer voir disparaître
d’une expérience, elle a présenté, durant 80 millisecondes, lorsque l’information est délivrée directement. En effet, dans
des mots liés au stéréotype du Noir en vigueur à cette période cette condition de « stéréotype direct », l’élève de milieu social
aux États-Unis tels que « paresseux », « athlète », « Jazz », défavorisé devrait davantage être orienté vers une seconde
« Harlem », « ghetto », « basket-ball », etc. Selon la condi- générale qu’il ne l’aurait été en condition de « stéréotype indi-
tion expérimentale, ces mots représentaient 80 ou 20 % des rect ». Concernant la décision d’orientation en seconde pro-
items de la liste, le reste étant des mots neutres. Ensuite, cha- fessionnelle, nous nous attendons à ce que les enseignants
que sujet devait donner son impression sur un individu–cible placés en condition de « stéréotype indirect », y orientent
d’origine ethnique indéterminée et décrit de manière assez plus favorablement l’élève d’origine sociale défavorisée que
sommaire. La description était ambiguë et permettait ainsi de l’élève d’origine sociale favorisée. En condition expérimen-
décrire le comportement de l’individu aussi bien comme tale de « stéréotype direct », la différence devrait diminuer
agressif que comme non agressif. Les résultats montrent que voir disparaître car l’élève d’origine sociale défavorisée
les sujets de la condition expérimentale contenant 80 % de devrait être moins orienté en seconde professionnelle qu’il
mots stéréotypiques du Noir jugent l’individu–cible comme
ne l’aurait été en condition de « stéréotype indirect ».
étant plus hostile que les sujets placés en condition de 20 %
de mots stéréotypiques. Ce résultat est observé aussi bien
1.3. Prétest 1
auprès de sujets qui adoptent (consciemment) les préjugés
sur les Noirs qu’auprès de ceux qui les refusent. Ce qui
Un prétest a été réalisé afin de permettre l’opérationalisa-
confirme que les stéréotypes et les préjugés peuvent être acti-
vés de manière automatique et opérer en dehors de toute cons- tion de la variable indépendante relative à l’origine sociale de
cience et de tout contrôle conscient. Mais Devine (1989) mon- l’élève. Trente-six enseignants ont participé à ce prétest. À par-
tre surtout que même si nous refusons consciemment des tir d’informations qui leur étaient proposées, ces sujets devai-
stéréotypes parce que nous les jugeons non fondés, s’ils font ent donner leur avis sur le type de milieu social auquel un élève
partie de l’héritage collectif de la société dans laquelle nous était susceptible d’appartenir. Ils devaient se prononcer, pour
vivons, ils seront automatiquement activés dès que nous per- chaque information, sur une échelle en sept points allant de 1
cevons un membre du groupe concerné par ces stéréotypes. (très défavorisé) à 7 (très favorisé). L’objectif était de repérer
Mais cette idée ne semble pas avoir l’unanimité des cher- les informations associées aux stéréotypes liés aux deux clas-
cheurs en psychologie sociale. Mais il reste possible néan- ses sociales (favorisée vs défavorisée). N’ont été retenues que
moins que des stéréotypes puissent être activés malgré nous, celles fréquemment situées autour de 5–6 pour le profil favo-
de manière non consciente, et biaiser nos jugements envers les risé et autour de 2–3 pour le profil défavorisé. Les résultats
personnes concernées par ces stéréotypes. Outre l’effet des du prétest ont ainsi pu révéler que pour les informations ayant
stéréotypes, de plus en plus de psychologues sociaux ont mis une étiquette scolaire, 75 % des sujets ont situé « boursier »
en évidence des biais qui influencent nos activités de juge- entre 2–3, 55 % des sujets ont situé « non boursier » entre
ment alors même que nous croyons nous prononcer de manière 5–6, 78 % ont situé « aide aux devoirs » entre 2–3 et 94 % des
objective et rationnelle. Cela nous amène à supposer que la 36 participants ont situé « cours particuliers » entre 5–6.
connaissance du milieu d’origine d’un élève, si elle est déli- Concernant les informations relatives aux activités extrasco-
vrée de manière indirecte, c’est-à-dire sans que le professeur laires, 57 % des sujets ont situé « football » entre 2–3, 60 %
en prenne clairement conscience, peut, à l’instar des effets pro- des sujets ont situé « tennis » entre 5–6, 54 % des sujets ont
duits par les stéréotypes implicites à partir desquels on peut situé « temps libre avec les copains » entre 2–3 et 79 % des
extrapoler, biaiser une décision d’orientation. Nous formu- enseignants ont situé « solfège–piano » entre 5–6.
lons par conséquent l’hypothèse générale suivante : si lors
d’une décision d’orientation scolaire, les professeurs ont une 1.4. Prétest 2
information indirecte sur l’origine sociale de l’élève, alors ils
ne pourront pas la contrôler et leur décision prendra en compte, Les biais d’orientation sont d’autant plus fréquents et mar-
sans qu’ils en aient conscience, cette information même s’ils qués qu’ils concernent des élèves de niveau moyen dont les
croient que seules des informations individuelles pertinentes notes se situent entre 9 et 10,3 (cf. Duru-Bellat et al., 1993).
ont fondé leur décision. En revanche, si l’information relative Pour une classe de seconde, ce seuil se situe entre 8 et 9,5
à l’origine sociale est donnée de manière directe et explicite, (Dumora et Lannegrand, 1996). Nous avons donc estimé qu’il
alors les effets sur la décision seront moindres. était nécessaire d’effectuer un second prétest auprès d’autres
professeurs de collège afin de déterminer l’intervalle de notes
1.2. Hypothèses opérationnelles
où il est difficile pour un enseignant de prendre une décision
Ainsi, nous nous attendons à ce que lors d’une décision concernant l’orientation d’un élève en classe de 3e. Les résul-
d’orientation scolaire, les enseignants placés dans une condi- tats obtenus auprès de cinq enseignants révèlent que cet inter-
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valle se situe entre 9 et 9,7 pour les matières principales, c’est- présentation de l’élève, son dernier bulletin trimestriel et deux
à-dire pour le français, les mathématiques, l’histoire, la feuilles de questions. La passation se déroulait de manière
géographie et les sciences physiques. Cette fourchette de notes individuelle et anonyme. Les sujets étaient informés qu’il
correspond à un niveau moyen faible. La technologie, les arts s’agissait d’une étude portant sur les modalités de fonction-
plastiques, l’éducation musicale, l’éducation physique et spor- nement d’un conseil de classe. Il leur était demandé de lire le
tive étant des enseignements peu déterminants pour décider dossier dans l’ordre de présentation et de répondre aux ques-
d’un passage en classe supérieure, la moyenne dans ces dis- tions le plus spontanément et le plus sincèrement possible.
ciplines a été estimée par les enseignants à 12/20. Dans le La première page était destinée à présenter l’étude. Dans la
bulletin trimestriel de l’élève, nous avons donc fait osciller la condition expérimentale « stéréotype direct », y figuraient des
moyenne de la classe entre 10,1 et 10,4 pour les matières statistiques authentiques sur la répartition, au niveau national,
principales et entre 11,8 à 12,1 pour les autres (la moyenne des élèves dans les différentes filières du second cycle selon la
de l’élève oscillant entre 9 et 9,7 pour les matières principa- catégorie socioprofessionnelle du chef de famille (cf. Annexe
les et entre 10 et 12 pour les autres). Les appréciations confir- A). L’objectif était ici d’attirer l’attention des sujets sur
maient un niveau moyen faible (e. g. « résultats à peine l’influence de cette variable sociale (C.S.P.) sur l’orientation
moyen », « passable », « c’est un peu juste », etc.). scolaire. Dans la condition « stéréotype indirect », ces statis-
tiques n’apparaissaient pas. Sur la seconde page du dossier,
2. Méthode figuraient plusieurs informations sur un élève désigné par des
initiales. Ces informations révélaient que l’élève âgé de 16 ans
2.1. Sujets était de sexe masculin et de nationalité française. On y appre-
nait qu’il avait redoublé sa classe de 4e et qu’il avait un frère
Quatre-vingt professeurs de collège de l’enseignement
scolarisé dans le même collège. Cette page de présentation
public ayant enseigné au moins une année en classe de 3e
contenait également des informations sur son origine sociale.
générale ont participé à cette recherche.
Dans la condition « origine sociale défavorisée », il était pré-
2.2. Mesures cisé que l’élève était demi-pensionnaire, boursier, qu’il béné-
ficiait de l’aide au devoir proposé par les aides éducateurs du
2.2.1. Les variables indépendantes et dépendantes collège, qu’il aimait les jeux vidéo, les films d’action, qu’il
Deux variables indépendantes inter-sujets ont été consti- pratiquait assidûment le football et passait son temps libre
tuées. La première est relative au type d’induction de l’appar- avec ses copains. Dans la condition « origine sociale favori-
tenance sociale de l’élève et comporte deux modalités : indi- sée », on y apprenait que l’élève était demi-pensionnaire, non-
rect et direct. La seconde variable indépendante, qui comporte boursier, qu’il suivait des cours particuliers avec une étu-
également deux modalités, est l’appartenance sociale de diante engagée par les parents, qu’il aimait les jeux vidéo, les
l’élève qui est amené à être orienté vers une seconde générale films d’action, qu’il pratiquait le tennis tous les mercredis,
ou vers une seconde professionnelle. Cet élève est soit de suivait des cours de solfège et jouait du piano. Sur la troi-
milieu social favorisé soit de milieu social défavorisé. sième page du dossier figurait le bulletin du troisième trimes-
Deux variables dépendantes ont été mesurées. Les sujets tre. Ce bulletin (de notes et d’appréciations) était d’un niveau
devaient donner leur avis sur le passage de l’élève en seconde moyen faible (cf. Annexe B). Les enseignants étaient infor-
générale en se prononçant sur une échelle en sept points allant més que l’élève avait obtenu des résultats homogènes tout au
de (1) très défavorable à (7) très favorable. Ils devaient éga- long de l’année. Sur les deux dernières pages du dossier, les
lement donner, sur une même échelle en sept points, leur avis sujets devaient répondre à une série de questions. Ils devaient
sur le passage de l’élève en seconde professionnelle. d’abord donner leur avis sur le passage de l’élève en seconde
Quatre groupes expérimentaux ont ainsi été constitués (plan générale puis en seconde professionnelle à l’aide d’une échelle
expérimental 2 × 2). Un premier groupe de professeurs devai- en sept points allant de très défavorable (1) à très favorable
ent décider de l’orientation d’un élève d’origine favorisée dont (7). Ces deux variables dépendantes étaient contrebalancées.
l’appartenance sociale était induite de manière indirecte. Un Ils devaient ensuite indiquer, sur une échelle en cinq points
second groupe de sujets devait décider de l’orientation d’un allant de (1) pas du tout à (5) beaucoup, quelle importance ils
élève défavorisé dont l’appartenance sociale était induite de avaient accordé aux informations contenues dans le dossier
manière indirecte. Un troisième groupe devait donner son avis (le redoublement, l’appartenance sexuelle, les résultats sco-
sur l’orientation d’un élève favorisé dont l’appartenance laires, le sport, l’âge, le fait que l’élève soit boursier, demi-
sociale était induite de manière directe et enfin un quatrième pensionnaire, l’aide au devoir, les loisirs, les appréciations
groupe de professeurs devait donner son avis sur l’orienta- des enseignants, la fratrie) pour donner leur avis de passage.
tion d’un élève défavorisé dont l’appartenance sociale était
induite de manière directe.

2.3. Procédure 3. Résultats

Chaque professeur recevait un dossier de cinq pages com- Les résultats concernant la variable dépendante relative au
portant une feuille de présentation de l’étude, une feuille de passage en seconde générale (cf. Tableau 1) révèlent que, dans
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Tableau 1 Tableau 2
Moyennes des avis relatifs au passage en seconde générale selon le type Moyennes des avis relatifs au passage en seconde professionnelle selon le
d’induction de l’appartenance sociale (directe vs indirecte) et l’origine sociale type d’induction de l’appartenance sociale (directe vs indirecte) et de l’ori-
de l’élève induite (favorisée vs défavorisée) gine sociale de l’élève induite (favorisée ou défavorisée)
Average ratings regarding potential entry into a college-prep curriculum, Average ratings regarding potential entry into vocational school, according
according to the student’s social class (upper-middle class vs. underprivi- to the student’s social class (upper-middle class vs. underprivileged) and
leged) and how it was induced (directly vs. indirectly). how it was induced (directly vs. indirectly).
Type d’induction de Type d’induction de
l’appartenance sociale l’appartenance sociale
de l’élève de l’élève
Directe Indirecte Directe Indirecte
Appartenance sociale induite Favorisée 4,80 4,80 Appartenance sociale induite Favorisée 3,80 3,65
Défavorisée 4,30 3,50 Défavorisée 4,35 5,40

la condition « stéréotype indirect » dans laquelle l’apparte- tats confirment là encore qu’en condition directe, les effets
nance sociale de l’élève a été induite de manière non explicite, du stéréotype sont réduits. Dans la condition « stéréotype
l’élève de milieu social favorisé recueille en moyenne un avis direct », on observe que l’élève de milieu social défavorisé
plus favorable que l’élève d’origine sociale défavorisée (4,8 est orienté davantage en seconde professionnelle que l’élève
vs 3,5 ; F (1,76) = 9,46, p = 0,003). Dans la condition « sté- d’origine sociale favorisée (4,35 vs 3,8 F (1,76) = 17,78,
réotype direct » dans laquelle l’influence de l’appartenance p = 0,000). Ce dernier résultat confirme les effets d’apparte-
sociale des élèves a été révélée de manière explicite, aucune nance sociale sur les décisions d’orientation scolaire.
différence significative n’émerge entre les avis des ensei- Par ailleurs, concernant l’importance accordée aux diver-
gnants quant au passage en seconde générale des élèves d’ori- ses informations contenues dans le dossier, les résultats mon-
gine sociale favorisée et défavorisée (4,8 vs 4,3, ns.). Confor- trent que les sujets affirment avoir tenu compte davantage des
mément à nos attentes, on observe que dans cette condition, informations se rapportant aux résultats scolaires, aux appré-
l’élève d’origine sociale défavorisée est orienté plus favora- ciations des enseignants et au redoublement (informations sur
blement en seconde générale qu’il ne l’est en condition indi- le critère scolaire) que des informations se rapportant aux loi-
recte (4,3 versus 3,5 ; F (1, 76) = 3,40, p = 0,070). Ces résul- sirs, au sport et au soutien scolaire (informations sur le cri-
tats confirment que lorsque les professeurs n’ont pas tère social). Les moyennes sont respectivement de 4,04 et de
conscience de l’influence du stéréotype lié à la classe sociale
2,61 (F (1,79) = 213,11, p = 0,000). Cette différence signifi-
(condition « stéréotype indirecte »), leur décision est biaisée
cative est observée aussi bien en condition « stéréotype
par ce stéréotype. En effet, on observe qu’à dossier stricte-
direct » (4,04 pour les critères scolaires vs 2,65 pour les cri-
ment identique où seules les informations stéréotypiques
tères sociaux) qu’en condition « stéréotype indirect »
concernant l’appartenance sociale changent, un élève de
(4,03 pour les critères scolaires vs 2,58 pour les critères
milieu social favorisé a plus de chance d’être orienté vers une
sociaux). Ainsi, quelle que soit la condition expérimentale,
seconde générale qu’un élève de milieu social défavorisé.
les enseignants sous-estiment l’importance des critères
Ainsi, à notes et parcours scolaires égaux, un élève qui se
sociaux dans leur décision d’orientation.
livre à des activités scolaires et extrascolaires stéréotypiques
des classes sociales favorisées a plus de chance, si le profes-
seur a connaissance de ces informations, d’être orienté vers
une seconde générale qu’un élève dont les activités scolaires 4. Discussion et conclusion
et extrascolaires sont stéréotypiques des classes sociales défa-
vorisées. Ces résultats confirment l’hypothèse théorique que Les résultats que nous avons observés confirment les hypo-
l’effet du stéréotype de classe est plus important lorsqu’il est thèses que nous avons formulées. Ils mettent en évidence deux
indirect que lorsqu’il est direct. phénomènes : l’un est classique, l’autre est plutôt nouveau.
Les résultats concernant la variable dépendante relative au Le premier montre qu’à conditions égales (les dossiers concer-
passage en seconde professionnelle (cf. Tableau 2) révèlent nant l’élève fictif sont identiques), un élève d’origine sociale
que, dans la condition « stéréotype indirect », l’élève d’ori- défavorisée a moins de chance d’être orienté vers une filière
gine sociale défavorisée recueille en moyenne un avis plus générale qu’un élève d’origine sociale favorisée. Symétrique-
favorable qu’un élève d’origine sociale favorisée (5,4 vs 3,65 ; ment, à conditions égales, un élève d’origine sociale défavo-
F (1, 76) = 20,58, p = 0,000). Ce résultat va dans le sens de risée a plus de chance d’être orienté vers une seconde profes-
notre hypothèse. En effet, à dossier égal et à notes égales, les sionnelle qu’un élève d’origine sociale plus favorisée. Ces
élèves de milieu social défavorisé sont orientés, plus que les résultats vont dans le sens des nombreuses données statisti-
élèves de milieu social favorisé, vers une seconde profession- ques disponibles sur la répartition des élèves dans les diffé-
nelle. Dans la condition « stéréotype direct », les élèves de rentes filières de l’enseignement, y compris dans l’enseigne-
milieu social défavorisé obtiennent un avis significativement ment supérieur. Les statistiques publiées par l’INSEE sur
moins favorable à celui obtenu en condition de « stéréotype l’origine sociale des étudiants français dans l’enseignement
indirect » (4,35 vs 5,40 ; F (1,76) = 7,41, p = 0,008). Les résul- supérieur (cf. tableaux de l’économie française, 2002–2003)
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révèlent par exemple que les filles et fils de cadres supérieurs scolaire (aide aux devoirs vs cours particuliers) et des loisirs
et de professions libérales sont trois fois plus nombreux à (piano vs football) est délivrée de manière explicite et directe
l’université que les filles et fils d’ouvriers et d’employés. Ils (condition « stéréotype direct »), c’est-à-dire après que les
sont quatre fois plus nombreux que les filles et fils d’artisans sujets aient été informés de l’influence de cette variable sociale
ou de commerçants et 16 fois plus nombreux que les filles et sur le parcours scolaire des élèves, elle attirerait l’attention
fils d’agriculteurs exploitants. Le second phénomène que nous des enseignants sur le fait qu’il existe un déterminisme lié à
avons observé lors de cette expérience est moins classique. Il la classe sociale. Cela les inciterait alors à se laisser moins
montre que les effets du stéréotype d’appartenance sociale influencer par cette information stéréotypique et à se concen-
sont plus importants lorsque l’information relative au milieu trer davantage sur l’information individuelle (le dossier de
d’origine est révélée de manière insidieuse, indirecte (i.e. sans l’élève). En revanche, lorsque l’information sur l’origine
que les sujets soient informés au préalable de l’influence de sociale est délivrée sans que les sujets aient eu, au préalable,
la profession et catégorie sociale du chef de famille sur la connaissance des effets éventuels de cette variable sur l’orien-
répartition des élèves dans le second cycle) que lorsqu’elle tation et la répartition des élèves au sein de l’enseignement
est révélée de manière directe et explicite (i.e. après que les secondaire, les enseignants n’auraient pas la possibilité de
sujets aient pris connaissance des statistiques sur la réparti- contrecarrer l’influence des informations stéréotypiques liées
tion des élèves dans l’enseignement secondaire selon leur ori- à la classe sociale en focalisant leur attention exclusivement
gine sociale). Lorsque l’information sur la nature du soutien sur les informations individuelles.

Annexe 1

Statistiques relatives à la répartition des élèves dans le second cycle, général ou professionnel, selon la profession
et catégorie sociale (PCS) du chef de famille (Source DEP)

PCS Agriculteur Employé Ouvrier Professions Professions Personne


Paysan intermédiaires libérales sans activité
Commerçant Cadres Chômeurs
2nd cycle professionnel
(4) CAP
(5) BEP 9,1 16,2 38,2 11,6 4,9 20
(6) Bac Pro
2nd cycle général
(7) 2nd GT
(8) 1e générale 10,7 16,1 21,1 19,5 23,2 9,4
(9) Terminale générale
Note : malgré la démocratisation de l’enseignement, on assiste encore de nos jours à une différenciation des parcours scolaires en fonction du milieu social
d’origine. En effet, un nombre considérable d’enfants de milieu modeste est plutôt orienté vers la voie professionnelle et la majorité des enfants de milieu aisé
plutôt vers la voie générale.

Annexe 2

Bulletin du troisième trimestre

Discipline Moyenne de l’élève Classe Moy Maxi Mini Appréciations et recommandations des professeurs
Français 9,5 10,1 16,7 6,5 Des difficultés mais de la bonne volonté cependant
Mathématiques 9,3 10,2 16,9 5,2 Résultats à peine moyens
Histoire 9,4 10,4 17 5,5 Des résultats insuffisants
Géographie
LV1 anglais 9 10,3 17,1 3,5 Peut mieux faire
LV2 9,2 10,2 16 4 Pas assez de participation
SVT 9,4 10,3 17 4,2 Doit faire des efforts
Sciences physiques 9,3 10,1 15,5 4,8 On attend mieux
Technologie 10,6 12,1 17,6 7 Passable
Arts plastiques 10 11,8 16,5 5 C’est un peu juste
Éducation musicale 12 12 17 7 Élève attentif
Éducation physique 11 12 18 8 Résultats convenables
A. Channouf et al. / Revue européenne de psychologie appliquée 55 (2005) 217–223 223

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