Vous êtes sur la page 1sur 6

On connaît l’importance qu’a eue la rencontre entre Jacques Lacan et Alexandre Kojève

dans la formation et l’œuvre du premier, au point qu’il ait pu le considérer comme son seul
maître, tel que l’on peut lire dans une dédicace de Lacan à Kojève des années 60 où le
premier écrit : ‘’Pour Kojève qui fut mon maître (vraiment le seul)’’1. Lacan, comme bien
d’autres intellectuels, parmi lesquels Georges Bataille, Raymond Queneau, Michel Leiris,
Henry Corbin, Maurice Merleau-Ponty, Raymond Aron, Eric Weil ont suivi régulièrement les
cours de Kojève sur Hegel quand celui-ci a remplacé Alexandre Koyré à l’Ecole Pratique des
Hautes Etudes.

Le ‘stade du miroir’: une lecture kojevienne de Wallon

J’aimerais évoquer un point important qui me semble essentiel pour mieux comprendre
l’incidence qu’a eue la rencontre avec Kojève dans la formation du jeune Lacan. Lacan
présente son fameux ‘stade du miroir’ en 1936, lors d’une communication internationale à
Marienbad, soit à la même époque où il fréquentait le cours de Kojève. Cet exposé est
partiellement repris lors d’une publication de 1938 dans un des chapitres de l’Encyclopédie
Française, consacré à ‘La vie mentale’. Je dirai tout de suite que les observations sur
lesquelles Lacan s’appuie pour esquisser son ‘stade du miroir’ proviennent directement
d’Henri Wallon, les observations cliniques mais nullement la théorie. Mais qu’est-ce que le
stade du miroir ? C’est une sorte d’apologue qui, décrivant le comportement du petit enfant
entre 6 et 18 mois devant la glace nous permet de déduire quelle est la construction de la
personnalité chez les enfants. Pour Lacan, le nourrisson manque de coordination motrice et
psychologique, il est morcelé –c’est son mot clé, le morcèlement. Et c’est par l’image qu’il
trouve dans un miroir, sa propre image ou celle des autres, qu’il obtient un semblant d’unité
corporelle qui le stabilise. C’est tout –et c’est déjà pas mal, si l’on pense que depuis un demi
siècle les psychologues cognitivistes ne font que confirmer, d’une manière ou d’une autre,
ce modèle façonné par Lacan dans les années 30. Mais la question est : y a-t-il une incidence
directe du cours de Kojève dans cette conception dédoublée de l’être humain à ce stade de
l’enfance? Eh bien, on peut facilement démontrer que le fameux stade du miroir de Lacan
provient d’une lecture croisée de deux auteurs : Wallon et Kojève. En effet, dans
l’Introduction à la lecture de Hegel (cours de l’année 1934), au moment de la démonstration
du passage de la simple sensation à une perception plus structurée chez l’homme, Kojève
écrit : ‘’A ce stade [le passage de la Sensation a la Perception structurée] l’être est
morcelé’’2. Il ne serait peut-être pas exagéré de supposer que Lacan prend ici sa notion de
‘corps morcelé’ de Kojève. Mais ce n’est pas tout, car la reconstruction kojèvienne de la
Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, implique des ‘stades’ et il évoque, précisément,
l’enfant en bas âge, je cite : ‘’C’est l’attitude cognitive de l’homme ‘naïf’; à l’état exclusif
peut-être celle de l’enfant en bas âge’’. La coprésence des notions telles que : a) le ‘stade’,
b) l’enfant en bas âge, et c) le morcèlement, me semble plus que le produit du hasard et
nous permet de déduire la pensée kojevienne du premier modèle théorico-clinique de Lacan,
modèle qui a été validé au plan scientifique par d’autres courants.

Le désir

Un des concepts clés de Kojève est la notion du désir, qu’il conçoit essentiellement comme
une médiation, à savoir que c’est par le biais du désir d’un autre que mon désir peut exister
–c’est-à-dire non seulement se manifester mais aussi ‘prendre naissance’ en tant que désir
humain différent du désir animal ou, tout simplement, le simple désir immédiat de quelque
chose– même au sens vital. On voit l’héritage kojévien chez Lacan chez qui le désir est un
des termes clés de sa conception de la psychanalyse. Kojève problématise le désir en tant
que ‘désir de’ quelque chose car cette condition lui semble satisfaisante chez l’animal, mais
non pas chez l’humain. Il précise donc que l’homme est inévitablement dans le social et qu’il
ne peut être dans le social que par l’intermédiaire d’une médiation. Si l’on pense un instant
à ce qui défraie la chronique ces dernières années, un thème éminemment politique, à
savoir l’autisme, l’autiste n’est pas quelqu’un qui ne parle pas ou qui n’a pas d’amis, c’est
quelqu’un chez qui la médiation du désir de l’autre n’a pas été au rendez-vous pendant la
toute petite enfance –de là la précocité du trouble. Je cite Kojève: ‘’Le Désir qui porte sur un
autre Désir, pris en tant que Désir [c’est-à-dire et non pas en tant qu’objet], créera donc par
l’action négatrice et assimilatrice qui le satisfait, un Moi essentiellement autre que le ‘Moi’
animal’’ -donc c’est l’idée que le désir humain crée le monde. ‘’Le Désir humain doit porter
sur un autre désir’’3, écrit Kojève en 1939. Là aussi, difficile de ne pas voir la filiation avec
l’énoncé de Lacan que voici ‘’le désir est le désir de l’autre’’ –à savoir le désir
indépendamment même de la chose désirée– car celle-ci ne saurait être que secondaire.
Non seulement Lacan peut dire ‘’le désir de l’homme est le désir de l’autre’’, mais de plus
il a cette formule très connue, un peu alambiquée et qui, de ce fait, peut paraître opaque:
‘’le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant’’ [c’-à-d pour un autre]
–c’est toujours la même structure de la médiation par le langage. Selon moi, même cette
idée de Lacan aussi prend son origine dans cette définition de Kojève que je cite: ‘’Désirer le
Désir d’un autre, c’est donc en dernière analyse désirer que la valeur que je suis ou que je
‘représente’ soit la valeur désirée par cet autre’’4. Pratiquement mot à mot la définition de
Lacan. En plus, c’est Raymond Queneau, auditeur et éditeur de Kojève, qui publie à la même
époque de cette formule de Lacan, l’écrit intitulé: ‘’X prend Y pour Z’’5 –lui aussi dans la
droite ligne kojévienne. Une fois encore, la structure de la médiation –qui ne doit pas être
conçue seulement comme une stratégie pour résoudre des conflits, comme on peut
l’enseigner en sciences politiques, mais c’est surtout la possibilité même d’être dans un
monde socialisé– et, par ricocher, être, subsidiairement, une stratégie à suivre.

Pour finir, sachons que tous ces termes qui semblent abstraits, eux aussi sont confirmés
par les sciences cognitives dans ce que l’on nomme les ‘’prérequis de la parole’’: pour
apprendre à parler et, donc, à exister par la parole en incorporant et en s’incorporant au
monde socialisé, ce qui est crucial est le regard de l’autre comme médiateur entre le bébé
(l’enfant) et le monde –c’est surtout la médiation de l’autre qui compte– plus que le monde
comme tel.

Le maître et l’esclave

Mais ces considérations et sur la médiation et sur le désir de l’autre, non seulement sont
constitutives de l’être (humain) in statu nascendi, mais le sont aussi au cœur même de la
lecture kojevienne de Hegel, à savoir sur la théorie du maître et de l’esclave (ou maîtrise et
servitude, comme d’autres préfèrent le traduire) car, à nouveau ce rapport maître/esclave
ne peut être conçu qu’en termes de désir et de médiation. Car maître et esclave n’ont de
sens que par la médiation et je dirais même l’échange réciproque des places et des fonctions
de chacune des parties.

Ainsi, l’esclave peut devenir maître du maître et celui-ci esclave de l’esclave –je cite: ‘’Dans
le monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le monde technique,
transformé par son travail, il [l’Esclave] règne –ou, du moins, règnera un jour– en Maître
absolu’’6. Et, on peut ajouter, que le Maître devient esclave de l’esclave puisqu’il dépend de
lui pour subsister (je cite: ‘’De même, le maître se rapporte d’une manière médiatisée à la
chose, à savoir par l’Esclave’’). Paradoxalement, ce sera le Maître qui aura un rapport
immédiat à la chose consommée, et produite par l’Esclave, alors que ce dernier, au
contraire, par la travail, mise sur la médiation, même au sens temporel.

Ces changements de place alternants, l’Esclave devient Maître –le Maître est esclavisé dans
son rapport au monde par le biais de l’esclave– je fais l’hypothèse qu’ils ont été décisifs dans
la conception lacanienne du transfert où, il faut un changement, une mutation de places et
de position subjective, par où l’aimé devient aimant (le névrosé, qui est trop satisfait dans sa
plainte devient avide d’un savoir sur son inconscient) et l’analyste, dans un premier temps
mis dans une position de vouloir savoir ce qui ne va pas chez le névrosé, devient celui qui
détient la clé du savoir sur la névrose et le désir refoulé de son patient. Ainsi, Lacan peut
lire Le Banquet de Platon et le transfert, à travers les renversements successifs du maître et
de l’esclave à travers ce que Lacan nomme la métaphore de l’amour.

Kojève Clinicien

Je m’arrêterai sur un dernier point qui me paraît important et c’est que c’est grâce aux
caractérisations de deux figures de l’esprit de Hegel, développées par Kojève dans les
années 30, que Lacan a pu construire deux modalités plus ou moins symptomatiques chez
l’homme, à savoir celles de l’hystérie et celle de la névrose obsessionnelle ou, ce qui revient
presque au même, celles de la femme et de l’homme à travers les figures du sceptique et du
sotïcien: le sceptique nie le monde, mais sans travailler, le stoïcien travaille, mais seulement
dans la pensée, il n’agit jamais. Cela ne peut pas ne pas nous rappeler les rapports que
Lacan a tissé avec ces deux névroses classiques: l’obsessionnel (donc l’homme) et
l’hystérique (donc la femme), soit le travail et la décision –et c’est pourquoi Lacan pensait
que l’analyste devait être le fruit des deux: il devait être ‘un travailleur décidé’. En effet,
l’hystérique est toujours décidé(e), mais ne veut pas travailler –l’obsessionnel, quant à lui, il
travaille tout le temps, mais ne se décide jamais. Entre le caprice d’une décision sans autre
conséquence que celle d’inculper l’autre de son propre malêtre et la procrastination de
travailler mais sans se décider… il se passe ce que l’on appelle une vie.

Ajoutons aussi pour finir, dans la dette de Lacan envers Kojève, que la formule ‘être
parlant’, qui a fait fortune chez Lacan –se trouve au moins à trois reprises dans
l’introduction à la lecture de Hegel publié en 1947, donc bien avant l’emploi de ce syntagme
par le psychanalyste.

Conclusion

Le jeune Lacan a surtout été marqué par la rencontre de Kojève, théoricien singulier, et de
son cours sur Hegel. Lacan est à l’affut des outils théoriques afin de pouvoir mieux saisir la
psychanalyse. C’est que Freud ne lui est alors déjà plus suffisant pour comprendre la
découverte freudienne. On décèle ainsi que Lacan songeait à une articulation que l’on
pourrait appeler ‘’Freud avec Hegel’’. Et, pour finir sur une note pro-européenne, on peut
aisément supposer que seule la guerre a mis fin à cette première période de Lacan,
marquée qu’elle était par la lecture kojévienne du théoricien qui chercha à comprendre
l’avènement d’un Napoléon et d’un Staline.

Juan Pablo Lucchelli est psychiatre et psychanalyste à Paris.

Membre de l’Ecole de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Il a


publié La Perversion (éditions Payot-Lausanne, 2005), Le transfert, de Freudà Lacan; Le
malentendu des sexes et Métaphores de l’amour (Presses Universitaires de Rennes, 2009,
2011 et 2012) ; Lacan avec et sans Lévi-Strauss (éditions Cécile Defaut, 2014) ; Lacan, de
Wallon à Kojève (éditions Michèle, 2017) ; Autisme quelle place pour la psychanalyse ? éd.
Michèle, Paris, 2018.
* Texto presentado en el encuentro ‘‘Europe Kojève 2018’’ en el Parlamento Europeo,
Bruselas, 7 de junio de 2018. http://confrontations.org/events/europe-kojeve-2018/

Notes bibliográfiques:

1
La dédicace se trouve dans un exemplaire de la revue ‘’Psychanalyse’’, adressée par Lacan
à Kojève (Fonds Alexandre Kojève, Bibliothèque nationale de France).

2
Kojève, A., Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Tel-Gallimard, 1947, p. 45.

3
Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 368.

4
Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 14, les guillemets sont de Kojève.

5
Comme l’a bien remarqué J.-C. Milner dans L’œuvre Claire, Paris, Seuil, 1994, p. 115, n.
19.

6
Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 28.

Vous aimerez peut-être aussi