Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
: étude historique et
économique / par Doan-
Vinh-Thuan,...
lu»
DOAN-VINH-THUAN '
PARIS
AUGUSTIN CHALLAMEL, KDITEUU
\ RUE JACOH, 17
Librairie Maritime el Coloniale.
1909
ET SON AVENIR
MAÇON, PHOTAT KHÎ:RES, IMl'IMMBUHS
LA
PAU
DOAN-VINH-THUAN
AVOCAT A l\ COUH u'AFPKk
PARIS
AUGUSTIN CHALLAMEL, ÉDITEUR
RUE JACOB, 17
Librairie Maritime et Coloniale.
1909
LA FRANCE D'ASIE
Origine des races de l'Indo-Chine, leur lutte. — Triomphe des Annamites sur
les Moïs. — Historique des dynasties annamites. — Pénétration des Euro-
péens : Anglais, Hollandais, Français, rôle des missionnaires. Lutte avec
la France (1824, 1817,1858,1860, 1861, 1867). Acquisition delà Cochinchine
par la France.
CULTURE DU POIVRE
CULTURE DE TEXTILES
LE JUTE
RICHESSES MINIÈRES
Mines d'or 34
,
— de fer 38
— de salpêtre 20
— d'argent 14
— de cuivre 9
— de plomb 8
— de zinc 7
— de soufre 2
— de houille 2
— de mercure 1
— d'étain 1
Total 136
La plupart de ces exploitations entreprises par la main-d'oeuvre
indigène ont été ensuite délaissées. Un moment, on a pensé qu'il y
aurait quelque profit à recueillir le mineraisoit dans le Fleuve Rouge
ou Song-Coï, soit dans la Rivière Claire, que l'on disait très riche
enalluvions aurifères. Certaines personnes ont déjà tenté la recherche
de ces alluvions. On obtient à chaque panier de sable aurifère
1 demi-gramme d'or.
D'après les documents établissant les recherches dans le fleuve
Sang-Coï il s'y trouverait des couches minéralisées dont l'épais-
seur varierait de 1 à 2 mètres. Ce sont des quartz aurifères im-
prégnés de pyrites et de galènes également aurifères. On a jugé
opportun de faire une usine d'essai ; suivant le calcul, on pourrait
exploiter au moins 20.000 tonnes par an, à raison de 70 tonnes
par jour. L'exploitant obtiendrait de ces gîtes environ 13 grammes
d'or à la tonne, avec une proportion double d'argent. Les dépenses
3
— 34 —
d'exploitation (y compris les dépenses imprévues), l'extraction, le
roulage, le transport du minerai à l'usine et les frais généraux ne
dépasseraient guère 14 à 17 francs par tonne. J'estime d'après les
chiffres que les propriétaires de ces mines pourront bénéficier de
1540 fr. par jour.
On n'a jamais songé à exploiter les mines de fer si abondantes,
si riches, qui occupent presque tous les plateaux du Delta. Il faut
cependant songer sérieusement à cette exploitation, puisque le fer
est la principale source de la consommation locale, en raison du
développement que va prendre la France d'Asie, par la construc-
tion de voies ferrées, de ponts, de charpentes et d'autres oeuvres
d'art de toute nature. Suivant les statistiques de la douane, l'Indo-
Chine consomme du fer de toute espèce. Les statistiques de la
douane ne donnent pas le détail pour le Tonkin, mais seulement
le chiffre global des objets importés.
En 1896 4.790 tonnes importées.
En 1898 7.128 —
En 1901 24.471 —
Il manque les chiffres des cinq dernières années sur l'importation
de fer, mais il convient de remarquer que la construction des réseaux
indo-chinois a consommé au moins quatre fois plus de fer qu'en
l'année 1901.
J'ai relaté quelques chiffres d'importations sur lesquels j'ai passé
rapidement parce qu'ils concernent plus spécialement certaines caté-
gories de consommateurs.
Continuerai-je cette énumération des gîtes métallifères ? Dois-je
dire qu'il y a abondance de mines de galène,de plomb argentifère,
de quartz, de dolomie cuprifère qui dominent dans la vallée de
Ngan-Son où serpente une rivière qui dessert un bassin minier très
abondant.
CHAPITRE VI
1. Ln piastre vaut environ 2fi\ 10 A 2fr. 90; sa valeur varie suivant le change.
— 37 —
certain que les paysans, les cultivateurs, les commerçants, tous
nous vendent leur récolte, au lieu de la vendre à des marchands
étrangers. Ne tardons pas à résoudre cette question importante.
Associons-nous, établissons-nous des usines de décortiquage du riz
pour, en premier lieu, défendre notre intérêt national, et deuxième-
ment pour fournir des places aux gens oisifs et sans métier.
A cette heure, toute la question du développementindustriel peut
se ramener à ces deux problèmes, savoir : 1° enrichir le budget local,
exploiter les terres vierges, agrandir les domaines ruraux ; 2° enri-
chir le peuple, civiliser les indigènes, nourrir les pauvres et perfec-
tionner les ouvriers.
Hâtons-nous donc de créer de nombreuses industries, les premiers
moteurs de civilisation, pour relever notre race et la faire prospérer.
En Indo-Chine, la presque totalité de la richesse économique et
industrielle est inconnue encore aujourd'hui. L'une des industries
qui devraient le plus prospérer est sans contredit l'industrie de la
broderie, dont le centre est à Hanoï. Cette industrie déjà célèbre
en Europe, comme les porcelaines Awata du Japon, manque d'organi-
sation. Il n'existe ni manufacture ni atelier sérieux. A Hanoï, la brode-
rie ne se fait que chez les particuliers et c'est très incommode pour
les commerçants. Parfois, en effet, il peut arriver des accidentsimpré-
vus dont personne n'est responsable. Certains ateliers chez les par-
ticuliers où ne travaille que la femme et les enfants, offrent un aspect
simple et modeste ; on n'y voit pas de machines. A chaque métier
se trouvent deux femmes, l'une assise et les pieds tendus, fait aller
la navette à la main, l'autre tisse les fils de toute couleur suivant
le caprice du dessin. Il n'y a point d'autre force motrice que celle
du muscle de la femme. Quand le travail devient délicat, les
aiguilles sont maniées et piquées de haut en bas et de bas en haut,
fil par fil, chaque motif étant reproduit sur le modèle même, dont
la trame transparente laisse suivre le détail, et le serrage des fils,
aux passages plus ou moins bombés, se fait par la force de la
main.
En dehors des métiers d'art qui ne comportent qu'un minimum de
machinisme et jusque dans l'industrie, où le machinisme peut au
contraire acquérir son maximum de développement, persistent les
vieilles méthodes ; on ne cherche pas à inventer de nouveaux styles
ni à perfectionner le mécanisme.
Il est encore plus facile de donner d'autres exemples de procédés
— 38 -
industriels rudimentaires. Telle l'industrie de la nacre sur bois.
Cette industrie est unique dans le monde entier. Il n'y a que l'Indo-
Chine et le Japon qui puissent l'exercer. Mais toujours, l'organisa-
tion fait défaut. On ne voit pas de fabricant sérieux s'ingénier à
développer cette industrie, non seulement pour l'amélioration de
l'ameublement des indigènes, mais encore pour l'exportation en
Europe.
L'impression la plus forte de vitalité indo-chinoise, dont je me
souviens avec une véritable tristesse, c'est celle que produit l'indus-
trie des nattes. Les nattes que l'on vend en France sont des nattes
indo-chinoises. 11 est étrange et incompréhensible, que les indigènes
et les Français n'en fassent pas le commerce ; ils laissent tous les
profits aux Chinois. Ceux-ci achètent les nattes annamites et les
exportent en Europe, sous le nom de « natte de Chine », mais, en
réalité, la natte de Chine provient uniquement de notre France
d'Asie.
CHAPITRE VII
Tableauxcomparatifs des importations et exportations. — Extension nécessaire
de l'activité économique ; insouciance coupable. — Navigation, cabotage
sans développement, voies de communicationsinsuffisantes. — Concurrence
redoutable et habile de la Chine. — Moyens de la contrebalancer, de la
réduire.
1901 343.522
1902 480.578
1903 398.118
1904 425.886
1905 331.523
1906 361.923
1907 721.058
Les exportations en 1907 et 1906 se répartissent de la manière
suivante entre les divers pays destinataires.
1907 1906
Pays Tonnes Tonnes
1. Ces chiffres sont extraits des documents officiels publiés par la Quinzaine
coloniale, 1907, n° 1C.
— 41 —
fois, depuis trois ans, on a vu l'état des recettes du budget général,
atteindre en mois d'août 1907, 19.750.000 piastres, en excédent
de 3.650.000 piastres, sur les recettes correspondantes de l'année
1906.
Au moins, peut-on considérer ces rendements comme une pro-
messe d'une ère de prospérité commerciale, qui commence et ne
fera que croître et progresser.
Quoique la situation, d'ailleurs à ce point de vue, soit loin d'être
encore brillante, elle le serait davantage, si nous faisions tous nos
efforts pour améliorer notre organisation industrielle.
A l'heure actuelle, le mouvement commercial accuse des plus-
values qui sont le témoignage d'un développement économique
plus rapide et plua considérable qu'en ces derniers temps. Le déve-
loppement du commerce général de la France d'Asie et spécialement
de ses échanges avec la Francemétropolitaine a déjà procuré d'excel-
lents débouchés à certaines industries de la métropole.
La République française d'outre-mer doit devenir non seulement
à cause de la consommation intérieure, accrue et réservée à l'indus-
trie métropolitaine, mais encore par sa situation domaniale, par
l'extension de ses voies de communication vers la Chine et vers le
Siam, et enfin, par son rayonnement politique sur les autres États
circonvoisins, le grand marché des produits français en Extrême-
Orient.
Ces considérations imposent de grands devoirs. Il convient de
préciser le problème. La péninsule indo-chinoise possède de nombreux
ports : Saïgon, Tourane, Haïphong, Mytho et les autres ports sur le
Mékong. Je m cite que les plus importants. Or aucun n'a l'ampleur
de ceux de Hong-kong et Shanghaï, en Chine, Yokohama et Naga-
saki, au Japon. Il faudrait les agrandir pour les préparer au rôle
qui leur incombe. Or le plan de réformes maritimes, déjà réclamé
depuis de longues années, demeure sans applications par le manque
d'énergie du gouvernement. Il est temps de réorganiser convena-
blement nos ports et nos communications, alors que le Tonkin s'in-
génie à trouver des débouchés pour ses industries et que la Cochin-
chine va exporter ses produits surabondants. Il est également indis-
pensable d'avoir des services de navigation intérieure. Si l'on
néglige le commerce de cabotage, on manquera de communications
rapides, de marchés nécessaires et des fournitures de première néces-
sité.
Tout cela serait dans l'ordre. Il est incroyable, au contraire, qu'on
_ 42 —
se plaise à aggraver la durée des voyages, au lieu d'encourager
ceux qui seraient tentés de faire le commerce de cabotage voire
même au long cours.
Il est très regrettable, au moment où nous sommes entrés dans
une période de renaissance, et d'activité nationale de voir les navires
anglais et allemands sillonner en tous sens, non seulement la merde
Chine, mais encore la longue route maritime qui conduit d'Extrême-
Orient en Europe. Le pavillon français qui flottait jadis sur toutes
les mers, aujourd'hui ne se voit plus guère que dans les ports de
France et quelques ports des colonies.
Le service de navigation en Indo-Chine est déjà presque orga-
nisé actuellement, mais cette organisation ne relève pas du gou-
vernement de la colonie : elle est due aux Chinois, qui possédant un
tempérament d'hommes d'affaires, ont rivalisé avec les Français sur
toutes les lignes fluviales, grandes et petites, du Mékong et de la
rivière de Saïgon.
Nous citerons l'exemple d'un Chinois, arrivé en Cochinchine, il
y a une vingtaine d'années, sans fortune, ni bagages. Il commença
à travailler au début, pendant cinq ans. En possession de quelques
milliers de piastres, il sacrifia cette petite fortune pour acquérir une
ohaloupe d'occasion. Avec ce bateau, il détient aujourd'huiles com-
munications de toutes les stations de la rivière de Saïgon. C'est
incroyable, mais cela est exact ! Ce Chinois, chaque année, achète
un bateau nouveau, si bien qu'à l'heure actuelle, il est million-
naire. Les bateaux semblent engendrer des bateaux ; il en possède
actuellement une douzaine au moins, et il tient en maître presque
toutes les stations importantes. Cette rivalité commerciale est une
véritable invasion. Les Chinois réussissent comme ils veulent. Il
y a deux ans, lors d'un séjour en Cochinchine durant les grandes
vacances, j'ai remarqué qu'à la descente des trains des voyageurs
arrivant de Saïgon, les Chinois qui les attendaient avec une patience
inlassable, les accueillaient et les embauchaient, hurlant, criant,
pour que les matelots activassent le départ et la marche et qu'ils
puissent arriver le plus tôt possible à destination. Il est évident
que cette façon d'agir permet aux Chinois de faire des affaires,
parce que leurs bateaux arrivent presque toujours les premiers à
destination et surtout que leur chargement peut être vendu meil-
leur marché que celui des autres bateaux.
D'ailleurs, les Chinois sont si nombreux. Quand même la riva-
lité des autres puissances limiterait leur intervention, les Indo-Chi-
— 43 —
nois seraient encore de longtemps incapables de lutter contre une
pareille invasion.
Par exemple, il est très curieux de voir, la nuit, les Chinois
hôteliers, circuler constamment sur le port, dans la main une lan-
terne, portant le nom de son hôtel. Sitôt que le courrier parvient
au port, ils se pressent, ils courent, ils volent pour montrer leurs
lanternes aux voyageurs et pour les aider à porter leurs bagages.
Une fois que le voyageur est entré dans son hôtel, à n'importe
quelle heure, on lui apporte la théière, l'eau chaude pour la toilette
et un repas substantiel.
Je ne conteste pas, d'après mes impressions, que les Chinois ne
puissent nous concurrencer. A cette heure, ils sont les principaux
facteurs de l'activité économique de la France extrême-orientale.
A leur exemple, l'indigène s'inculque le sens et la pratique des
affaires ; déjà s'est établi un hôtel assez confortable près de la gare
de Mytho.
Y aurait-il un péril économique pour la France d'Asie ? Pourtant
je vois presque partout que les étrangers ont fortifié et développé
leurs colonies. Il faut que la France métropolitaine s'occupe un
peu plus d'organiser sérieusement une instruction commerciale et
industrielle, afin que le pays puisse diriger et développer sa richesse..
Si cette rapide étude du développement économique de l'Indo-Chine
inspire aux esprits un sentiment, ce n'est ni une crainte ni un regret,
mais plutôt de l'admiration et de l'espoir. Quelles que soient les
misères inhérentes aux crises, la nation indo-chinoise aura gagné à
se renouveler pour réaliser de plus grandes destinées.
Toutefois, la rénovation économique et morale se fait déjà sentir. '
La France coloniale aura été une source de biens, non pas seule-
ment pour la France mais encore pour le mouvement commercial
du monde.
L'Indo-Chine pourrait concurrencer les autres nations par ses
produits d'importation et d'exportation, en luttant de bon marché
dans la vente d'articles identiques. Et si le grand commerce asia-
tique devient de plus en plus un commerce de spécialités et de
nouveautés, il fera admirablement profiter les grands artistes et les
connaisseurs de son art plastique et de ses beautés harmonieuses,
et les nations à ce contact développeront et étendront encore leur
sens artistique. Dans cette coopération utile et bienfaisante, l'Indo-
Chine aura sa belle part, tout en satisfaisant ses intérêts économiques
sans danger pour personne.
CHAPITRE VIII
L'ENSEIGNEMENT PUREMENT ANNAMITE
4° Enseignement supérieur.
VEnseignement secondaire.
Comme le primaire, l'enseignement secondaire en Indo-Chine
comprend deux catégories : les écoles de l'État (le collège Chas-
seloup-Laubat, l'école secondaire de Hanoï, l'école professionnelle,
l'école normale) et les écoles libres dirigées par les religieux : l'Ins-
titution Tabert de Saïgon le collège Saint-Jacques et l'école des
Jésuites. En fait ces dernières sont des écoles plutôt payantes ;
sauf, pour un petit nombre d'élèves qui ont obtenu des bourses
d'État et sont obligés de passer leurs examens au collège de Chas-
seloup-Laubat, et quelques métis ou orphelins qui sont exemptés
des frais scolaires.
4
— 50 —
Une fois que l'on entre dans ces dernières écoles, surtout à l'Ins-
titution Tabert, on sort difficilement diplômé, car l'enseignement
de cet établissement est fort exigeant. L'élève capable ou non doit
rester deux ans dans chaque classe, or il y a huit classes dans cette
Institution, l'élève fait donc seize ans d'étudesjusqu'à la classe de
première.
Il est certain qu'un telle méthode d'enseignement est funeste. On
y trouve les mêmes défauts que dans l'enseignement primaire, mais
en quelque sorte aggravés.
A part quelques élèves exceptionnels qui sont régulièrement
inscrits au tableau d'honneur trimestriel et ne restent qu'un an
dans chaque classe, les autres se découragent et sortent au bout
de quelques années d'études.
D'ailleurs certaines études particulières comme le catéchisme, le
dessin, l'histoire sainte prolongent sans résultats bien profitables
le stage scolaire.
L'enseignement de l'État, en Indo-Chine,comprend deux établis-
sements secondaires : l'un à Saïgon, l'autre à Hanoï, Celui de
Saïgon, le collège Chasseloup-Laubat, a une organisation suffi-
samment développée. L'établissement ne reçoit que les élèves sortis
de l'école primaire et qui ont passé avec succès leurs examens.
La durée des études dans cet établissement est de quatre ans,
mais les deux premières années, on laisse les élèves dans le col-
lège de Mytho. Cet enseignement secondaire est d'ailleurs, loin
d'être gratuit, les frais scolaires s'élèvent à environ 140 piastres par
an pour les élèves refusés à leurs examens.
Toutefois, la France d'Asie accorde un avantage aux élèves
diplômés de l'enseignement secondaire. Seuls ils peuvent être nom-
més comme employés dans l'administration, seuls ils peuvent y
obtenir des emplois subalternes quelconques.
Dans le collège de Chasseloup-Laubat, il existe encore deux
autres catégories d'enseignement : l'une pour les enfants euro-
péens, candidats au brevet élémentaire, et les autres pour l'ensei-
gnement professionnel.
Ce dernier prend les candidats qui méritent d'être admis dans
l'enseignement technique. On en fait de bons et habiles ouvriers,
soit des industries mécaniques, soit des industries d'art. Trois
écoles professionnelles ont été créées déjà en 1898 et dans les
années suivantes, la première à Saïgon, la seconde à Hanoï et la
— 51 —
troisième à Hué, Elles ont bien réussi et rendent de réels services.
En effet, les élèves indigènes habiles y apprennent à exécuter de
remarquables travaux manuels. Mais il semble que l'enseignement
professionnel manque de précision.
A la sortie de ces écoles, je me suis rendu compte que la majo-
rité des élèves ne devenaient ni ouvriers, ni mécaniciens, ni indus-
triels, faute de méthode dans l'enseignement. Ainsi sont-ils sou-
vent incapables de s'en servir dans les services techniques et les
entreprises privées,
VEnseignement supérieur.
Réforme générale.
Juridictions indigènes.
Juridictions françaises.
1. Ce mol est traduit en langue du pays. Cela veut dire « fumeur d'opium ».
— 61 —
giè ; son intelligence s'affaiblit, les yeux s'enfoncent dans leur
orbite, la pupille se dilate, le regard s'enfièvre, la démarche est
incertaine ; le malheureux est voué à une mort certaine et rapide.
C'est le suc du pavot blanc qui produit cette déchéance physique
et morale en empoisonnant le sang.
Mais pourquoi un état civilisé se déshonore-t-ii en tirant profit
de l'exploitation d'un produit dont la nocivité n'est plus à
démontrer ?
La France d'Asie pourrait mettre fin à ce fléau en suivant
l'exemple donné par la Chine. A la suite de l'ordonnance impériale
rendue publiquel'année dernière dans la gazette de Pékin, l'usage
de l'opium a été progressivement interdit dans l'empire du Milieu.
Cette interdiction est bien accueillie du public instruit qui y voit
un symptôme de rénovation. Mais il faut se rendre compte de la
mentalité chinoise et de sa résistance à la moindre innovation pour
comprendre qu'il ne suffira pas d'une simple manifestation de l'au-
torité centrale pour arrêter l'extension de ce fléau. Le gouverne-
ment sera obligé de recourir à des mesures sévères et à des dispo-
sitions draconiennes. En effet, d'après la statistique des douanes
chinoises, nous relevons ce détail caractéristique qu'il est entré en
Chine, en 1906, 804 piculs d'opium de l'Inde '. On n'a jamais vu
pareil chiffre ; il dépasse les chiffres normaux enregistrés jusqu'alors.
Il est évident que le consommateur a pris ses précautions pour ne
pas manquer d'opium pendant les deux ou trois ans à l'expiration
desquels il est persuadé que l'édit impérial permettra de continuer
à fumer en toute sécurité, mais dans trois ans, les autorités recour-
ront à une répression impitoyable. C'est compréhensible. L'édit
impérial n'ose pas supprimer brusquement l'usage de l'opium. Les
fumeurs invétérés ne pourraient s'y soumettre. Ils devront dimi-
nuer petit à petit leur dose et dans quelques années, ils seront libé-
rés de cette funeste habitude.
Remarquons, d'ailleurs, que la race indo-chinoise ne résisterait
pas longtemps à cette terrible contagion, et il est de l'intérêt de la
France d'endiguer le fléau qui lui enlève d'utiles auxiliaires et
menace de se répandre dans la métropole. En effet, la proportion
des fumeurs dans quelques villes de France augmente tous les ans.
A Brest, à Toulon et à Bordeaux, des officiers, mais des officiers de
La femme doit faire son devoir envers son mari qui détient tous
les droits que lui confère la loi morale.
D'après la morale de Confucius, la femme doit regarder son mari
comme un seigneur et le vénérer avec tout le respect dont elle est
capable. Dans ses relations avec son épouse, le devoir de la femme
est de témoigner par son maintien et son langage l'obéissance et
la soumission. Quand le mari parle, la femme doit écouter, quand il
donne ses ordres, celle-ci ne doit jamais désobéir. Dans les cas
douteux, elle doit demander avec soumission à son mari d'expli-
quer ses ordres, d'éclairer ses avis. Si parfois le mari se met en
colère, à quelque moment que ce soit, elle doit se taire, même si
elle a raison. Elle attendra que son mari revienne à l'état nor-
mal. A ce moment, elle se permettra d'indiquer son opinion. L'in-
fériorité sooiale de la femme repose dans la morale de Confucius
— 64 —
sur le principe de l'éducation féministe. En vertu de ce principe,
la femme est obligée d'obéir à tous les ascendants de la famille de
son mari.
Ainsi la science de la femme se ramène à une double obéissance :
l'obéissance au mari qui est le premier de ses devoirs, puis
l'obéissance aux parents du mari qui ont pouvoir sur elle. Cette
soumission est assez pesante et parfois pénible, mais elle est
entrée dans les moeurs et on l'accepte facilement.
Après le mariage, les deux époux ne peuvent quitter le foyer
paternel. Ils doivent rester près des parents du mari, trois ans au
moins pour permettre à ceux-ci de surveiller les rapports du jeune
ménage, de conseiller les jeunes époux en cas d'inexpérience, soit
dans leur métier, soit dans leur conduite et de jouer un rôle de
conciliation en cas de mésintelligence ou de rupture. Cette épreuve
passée, la femme continue à vivre sous la tutelle du mari ; elle
n'est pas libre.
La doctrine de Confucius, on le voit, place la femme dans un
état de perpétuelle infériorité.
J'en arrive à l'étude du mariage. Elle peut être intéressante
parce que cet acte important de la vie sociale s'accomplit dans
des conditions dont nous n'avons pas idée en Europe.
Le mariage en Indo-Chine n'est pas un mariage d'amour, mais
plutôt une union forcée. Le fiancé ne connaît presque jamais avant
le mariage, la voix et le caractère de sa future épouse et celle-ci ne
voit aussi presque jamais avant ses fiançailles le visage de son
fiancé.
Elle entend seulement célébrer la fortune, la dignité, et la valeur
morale du jeune homme ; elle en conclut qu'elle va bientôt se
marier.
La plupart des mariages sont laissés au choix des parents. Il
arrive souvent qu'après les fiançailles des ruptures se produisent
parce que les parents aperçoivent des défauts dont ils ne se dou-
taient pas. Des paroles peu déférentes à l'égard des beaux-parents
suffisent à faire rompre l'union projetée.
Les. vieux Indo-Chinois exigeaient que les jeunes fiancés leur
témoignassent une politesse raffinée, et si les attentions n'étaient pas
assez continues, ils en profitaient pour faire rompre les fian-
çailles.
Le mariage n'était non plus un contrat véritable, mais une
— 65 —
sorte d'engagement unilatéral où l'homme possédait les droits du
maître et la femme remplissait tous les devoirs inférieurs. Le
mariage des vieux Indo-Chinois ressemblait à celui des Romains.
Après le mariage, la femme tombait sous la dépendance du mari
comme dans le mariage manus. Le mari exerçait sur la femme toute
sa puissance maritale et la femme n'était plus que la film loco, dans
la famille de son mari.
A l'heure actuelle, en Indo-Chine, on ne connaît pas d'autre
mariage que le mariage réglant l'union légitime de l'homme et de la
femme avec rupture facile du lien conjugal. Mais la question de
communauté des biens, ou du régime dotal, est encore inconnue.
D'après la morale de Confucius, le mariage doty être un mariage
d'amour véritable et le mariage d'argent est interdit. Avec la
marche de la civilisation, les moeurs traditionnelles s'affaiblissent
et le mariage d'amour disparaît ; le mariage d'honneur et d'intérêt
le remplace.
Le mariage des vieux Indo-Chinois n'intéressait que la famille et
le droit n'avait pas à intervenir pour en régler les conditions. Ce
fait social n'était pas à proprement parler de son domaine ; ce
n'était pas un acte juridique, mais un état de fait qui se produisait
et auquel la coutume rattache certaines conséquences juridiques.
Or un état de fait existe en l'absence de toute forme. Il n'y avait
pas d'affiches posées à la mairie dans les huit jours précédant le
mariage. On n'avait pas besoin de l'autorisation nécessaire pour
des réunions de plusieurs centaines de personnes ; ce qui explique
que le mariage ait été soustrait à la loi générale du formalisme. 11
est vrai qu'il se faisait certaines cérémonies usitées en vue de cons-
tater publiquement l'établissement de la vie commune et l'admis-
sion de la femme au culte privé du mari. La famille du mari et ses
invités allaient chercher la nouvelle épouse. On la conduisait avec
un cortège solennel à la maison du mari où elle allait passer sa vie
et où désormais elle prendrait part aux sacrifices domestiques et
deviendrait étrangère à sa famille naturelle.
En général, le mariage a lieu après trois ans de fiançailles.
Chaque année, on célèbre une fête, « Lê-sho-dàn », première fête
de fiançailles, début de l'amour, par laquelle on permet aux jeunes
fiancés de converser entre eux et de sortir ensemble, La seconde
fête « Lè'tèt » a lieu au nouvel an de la deuxième année. Toute la
famille du fiancé passe lu matinée chez les parents de la jeune
5
— 66 —
femme qui leur offrent ainsi qu'à d'autres un déjeuner délicat.
Après le repas les parents du jeune homme offrent à leur bru des
cadeaux dont l'importance varie d'après la classe de la famille.
Si les parents sont riches, ils donnent quelques livres de bijoux en
or et des diamants de grande valeur. S'ils sont pauvres, le cadeau
obligatoire pour eux consiste en une paire de bracelets faits d'un
alliage d'or et de cuivre. La troisième fête de « Lê-Hôi » est une
fête par laquelle les deux parents se promettent de s'entendre et
de fixer le jour du mariage. L'habitude a voulu que l'intervalle
entre la fête de « Lê-hôi » et le mariage ne soit que de trois à six
mois.
La cérémonie du mariage dure deux jours. La veille du mariage
est un jour de réception. Chacune des deux familles reçoit des
convives qui apportent à la famille à laquelle ils rendent visite
quelques ligatures de sabèques ou quelques piastres blanches. Si
la famille est très riche, les cadeaux de visite sont plus importants
et la réception se prolongera durant deux jours.
Si nous jetons un coup d'oeil sur la société indo-chinoise, nous
voyons tout de suite qu'elle pratique une morale qui traite des
devoirs de l'homme envers ses semblables et établit entre eux une
solidarité réciproque. En vertu de cette solidarité sociale, chaque
voisin des jeunes mariés leur vient en aide en leur apportant
quelques ligatures ou quelques piastres pour que ceux-ci puissent
fonder une famille nouvelle. On peut considérer cette solidarité à
trois points de vue différents : soit comme sacrifice de l'intérêt par-
ticulier à l'intérêt général, soit comme obéissance à la grande loi
universelle de l'amour, soit comme relation de sympathie entre
individus qui se connaissent.
Le jour du mariage, le jeune homme avec sa famille et les
invités se rend au domicile de la jeune épouse et la famille de celle-
ci lui fait un accueil solennel.
Les cérémonies ont une forme religieuse et traditionnelle. Elles
consistent en cadeaux aux ancêtres, donations qui se perpétuent
d'âge en âge. Les deux époux se présentent au temple et
demandent aux aïeux que l'union reste indissoluble et perpétuelle.
Lors du départ de la maison, l'épouse se rend en cortège chez le
jeune homme.
A son arrivée à la maison conjugale la jeune femme se rend
directement avec le mari dans la chambre conjugale où dans l'in-
— 67 —
timité il s'abandonnent à la tendre affection. Ils boivent dans le
même verre et mangent ensemble le même gâteau. Ils indiquent
par là que désormais tout est commun entre eux.
Ensuite, ils vont saluer leurs ancêtres pour marquer leur respect
et faire acte de politesse ; la nouvelle épouse témoigne qu'elle
devient désormais fille de la famille.
D'après la loi de Confucius, le divorce inflige à la femme une
honte qu'un nouveau mariage même ne peut effacer. Toutefois,
Confucius le déclare légitime dans les sept cas suivants : l'adultère
de la femme ; la désobéissance ; la lèpre ; la stérilité ; la lasciveté ;
la loquacité ; le penchant au vol. Dans ces sept cas, la femme se
trouve vis-à-vis de son mari en une réelle infériorité.
En effet, toute femme est plus ou moins affligée de certaines
maladies : la jalousie, la sottise, la mauvaise humeur, l'indocilité,
etc. Sans exagérer, sept femmes sur dix en sont atteintes. Il en
résulte que le beau sexe est assez mal partagé.
On déclare en Europe que la femme indo-chinoise est achetée.
En réalité, ce n'est pas exact, on ignore les moeurs du pays et par
suite, on le juge mal. En Indo-Chine, la morale sociale est plus
étroite et plus stricte qu'en Europe. Il arrive souvent que le mari
en possession d'une belle fortune épouse une femme pauvre. Il offre
alors aux beaux-parents une somme dont une partie fera face aux
dépenses nécessitées par les cérémonies et les fêtes du mariage, et
le reste permettra de prendre une servante qui remplacera dans le
ménage les soins de la jeune femme. L'idéal pour la jeune fille
indo-chinoise est d'échapper à la tutelle des parents pour contracter
un beau mariage qui lui assure plus d'indépendance et lui permet
de compter dans la société. En effet le meilleur sort pour elle, c'est
d'avoir un mari le plus-noble, le plus riche. Bien qu'elle soit obligée
d'obéir à son époux, de se soumettre à ses volontés, elle profite
des avantages de sa situation, elle occupe un rang bien supérieur à
la jeune fille.
Toutefois, si l'adultère de la part du mari est une distraction
passagère, l'adultère de la femme est une grave injure. Lorsqu'elle
est tombée dans l'un des sept cas de divorce admis par Confucius et
qui fournissent au mari autant de prétextes pour la mettre à lu
porte du logis conjugal, sans recourir à ce qu'on appelle la sépara-
tion, son sort est assez malheureux. Mais il faut le dire, un quart
des ménages finissent par le divorce.
— 68 —
Je ne veux pas dire par là que l'adultère de la part de la femme
soit fréquent ; il est au contraire très rare, les femmes sont presque
toutes fidèles, mais le divorce se produit la plupart du temps par
suite de la révélation des défauts dont les femmes sont atteintes.
Bien entendu, c'est toujours le mari qui prend l'initiative de cette
mesure.
Dans les hautes classes, le divorce est moins fréquent : le
concubinage le rend presque inutile. Celui-ci est profondément
entré dans les moeurs indo-chinoises. La bigamie l'est encore davan-
tage. La bigamie, dans ce pays, provient du désir d'éviter le divorce
à la femme stérile. En effet la loi morale de Confucius permet au
mari de divorcer d'avec sa femme si, après trois ans de mariage,
elle n'a pas d'enfants. Afin d'éviter le divorce pour cause de stéri-
lité, l'épouse se charge d'aller demander la main d'une femme qui
plaît à son mari. Celui-ci ne s'occupe guère du second mariage.
La cérémonie, l'ordre et l'importance des cadeaux, tout est réglé
par la première femme.
Une petite fête assez simple est célébrée lors du second mariage,
et d'après le rang que la nouvelle épouse occupe dans la société.
En général, la seconde femme est plus souvent une femme pauvre
ou divorcée, belle et jeune, car les femmes riches et nobles refuse-
raient de partager l'amour conjugal avec une autre femme à laquelle
elles seraient soumises. J'ai vu beaucoup de familles où la bigamie
est pratiquée. L'homme en tant que maître ordonne tout, dirige
tout avec parfois lien du mal, et impose à ses deux femmes son
affection en leur défendant de se disputer et de médire l'une de
l'autre. La jalousie peut, en effet, s'emparer d'elles, mais elles
doivent la réfréner et se contraindre.
Depuis vingt ans, beaucoup d'usages ont changé en Indo-Chine.
Les moeurs se sont peu à peu transformées. 11 est loisible de se
demander si l'homme s'est émancipé et si la condition de la femme
s'est améliorée. Il faut reconnaître que la subordination du fils de
famille à la puissance paternelle n'existe pour ainsi dire plus.
Maintenant, il peut se marier avec la personne qui lui plaît, en
demandant toutefois le consentement de ses parents.
Depuis la diffusion de l'éducation européenne et l'application du
code Napoléon, la femme en arrive à disposer librement de su
personne aussi bien que l'homme. Aussi discute-t-on sur l'institu-
tion du mariage antique qu'on juge de plus en plus inopportune,
— 69 —
depuis que l'infériorité de la femme disparaît graduellement des
moeurs. Aujourd'hui que le culte du foyer domestique tend à dispa-
raître, nombre de femmes se livrent à des commerces clandestins
et font le métier de raccrocheuscs. Elles circulent tout le soir dans
les rues sombres et obscures et raccrochent tous les passants.
Je me rappelle qu'un jour, par hasard, tout en me promenant
avec mes camarades, je m'étais aventuré dans les faubourgs situés
à quinze minutesdu centre de Saïgon. Toutes les rues sont presqueen
zigzag et éclairées par quelques lanternes à pétrole qui ne donnent
qu'une très faible lumière, à peine comparable à la pâle clarté de la
lune ; de temps à autre, de maigres ombres surgissent sous cette
lueur blafarde. Ce sont des filles de trottoirs*. Je m'arrêtai pour
contempler le spectacle de ces êtres femelles vêtues de robes de
toute couleur, rouge, verte, bleue, blanche, et je dis à mes cama-
rades î « Nous pouvons faire quelques visites par ici, mais tenons-
nous sur nos gardes et restons sages. » Nous comprenions que les
jeunes gens de famille honorable ne doivent pas fréquenter ces
quartiers immoraux.
Nous avancions, tout en discutant ces questions de moralité,
quand tout à coup, nous arrivons devant une maisonnette sans
étage, isolée et construite d'une façon tellement fragile avec sa
charpente en bambou, sa porte en bambou, ses fenêtres en bambou,
ses planchers en bambou, le seuil en bambou, toute la maison en
bambou, sauf les femmes, que nos regards furent vivement attirés.
Se tenant devant la porte à demi-obscure, un tenancier proclame
le prix des femmes et l'on marchande à cette porte, on discute sur
telle ou telle des filles exposées que le client désigne par sa place
dans son rang. Nous continuâmes notre chemin et nous arrivâmes
devant l'une des plus belles maisons bâties à l'européenne. On entre
dans un salon que l'on croirait la salle d'exposition d'un grand
magasin chinois ou indou à Saïgon, et là on rencontre une jolie et
petite créature qu'entretient un amant de coeur. Mon camarade
connaissait bien cette fille qui était autrefois une paysanne. Aujour-
d'hui, grâce à sa beauté, elle est devenue une grande demi-mondaine,
une duchesse, comme on les appelle à Paris.
Mon ami me présente à cette personne, fort aimable, et d'un
charme exquis. Nous causons avec elle sur des sujets très variés,
et je remarque que son intelligence est d'une vivacité subtile
et à tout propos elle émet des réflexions originales, et même
profondes.
— 70 —
La conversation se prolongeait, rendue fort intéressante par les
piquantes saillies de la demi-mondaine. Mais l'heure de la prome-
nade habituelle en voiture était arrivée, notre interlocutrice nous
quitte en prenant gracieusement congé de nous.
Enfin nous partîmes. Pour regagner notre domicile, nous tra-
versions la rue de Boresse (c'est la rue principale du quartier de la
prostitution). Dans des maisons de tolérance, on trouve des pros-
tituées, des clandestines, ou parfois des filles insoumises ou gri-
settes, comme on dit à Bordeaux ; elles appartiennent à toutes les
classes, à toutes les races et à toutes les nations. Je perçus du bruit
au premier étage de l'une de ces maisons de médiocre apparence et
je levai la tête. Il n'y avait ni fenêtres ni vitres, et de la rue, le
regard pouvait facilement pénétrer jusqu'au fond de l'appartement.
Des nipponnes à la figure peinte, aux cheveux bien lissés, vêtues de
robes de toutes couleurs sur lesquelles étaient brodés toutes sortes
d'animaux, des chimères, des cigognes, des papillons célestes dan-
saient, jouaient, chantaient et criaient de toute la force de leurs
voix aiguës ; certes les dames japonaises devaient célébrer une fête ;
on pouvait le croire à leurs chants joyeux.
C'est une prostitution d'un genre assez curieux et assez original
que celle des femmes nipponnes ; charmantes créatures, elles sont
douces et raffinées, discrètes et légères, elles n'ont rien de la vul-
gaire grossièreté des prostituées européennes. Chaque maison a ses
femmes renommées dont la beauté mérite les hommages.
Sur les pancartes suspendues dans le salon d'attente, on inscrit
les noms des grandes favorites populaires : Ml,e Chrysanthème,
M" 0 Jasmin, M,,c OEillet, Mllc Lotus, etc. Elles ne savent guère
parler, en dehors de la langue nipponne, que le français et l'anglais
surtout, mais l'anglais des dialectes provinciaux et le français du
dialecte basque espagnol.
Quand on entre dans le salon, vaste local, sans ornements ni
motifs de décoration, aux murs simplement tapissés d'un papier
aux reflets changeants, et dont tout le pourtour est orné d'élégants
bancs d'acajou sur lesquels sont assises les jolies nipponnes, on
croirait assister à une exposition de charmantes poupées de luxe
dont les riches vêtements flottent et éblouissent les yeux des visi-
teurs. Les poupées se mettent à sourire, d'un de ces sourires figés
et gênés même qui paraît un sourire de commande.
Elles inclinent gracieusement la tête et tout le corps en adressant
— 71 —
aux visiteurs des mots confus. La bouche est à peine ouverte. Elles
nous disent tout d'abord : « Bonnxar Missieu » et l'on remarque
qu'elles ont l'air joyeux et content, mais si l'on s'en va sans leur
payer un verre, elles font des gestes obscènes et insolents, et
crient : « Sayonara : adieu ».
Toute cette immoralité féminine, c'est la civilisation européenne
qui l'a introduite dans les moeurs indigènes en Extrême-Orient. La
femme, en ce pays, est ou sérieuse et fidèle à ses devoirsd'épouse,
ou dépravée, elle s'abandonne à la débauche.
En Cochinchine, l'organisation existante de la police des moeurs
est tellement sévère qu'elle porte atteinte à trois principes du
droit public. Par l'arrestation qu'elle opère, elle. enfreint les prin-
cipes du droit constitutionnel qui protègent la liberté individuelle.
Par le jugement qu'elle rend, elle enfreint le principe du droit
administratif qui fait veiller à la sécurité publique ; par la condam-
nation qu'elle prononce, elle enfreint les règles de la procédure
criminelle et le principe du droit pénal qui exige que toute peine
soit prévenue par la loi.
Grâce au règlement municipal très sévère, la fille oisive qui
s'abandonne secrètement à la vie de débauche ne tarde pas à tom-
ber entre les mains des agents de la sûreté qui la détiennent pré-
ventivement. Ils l'amènent au poste de police des moeurs et on la
met au violon où elle doit passer la nuit. Le lendemain, si quel-
qu'un vient la réclamer et la prendre sous sa responsabilité, on la
met en liberté après lui avoir donné une carte. Désormais, elle est
sous la surveillance de la police et devient une femme « en carte ».
En réalité, toute prostituée, quelle que soit sa catégorie, est par
définition inscrite, c'est-à-dire « cartée ».
Si personne ne vient la réclamer et en revendiquer la responsabi-
lité, elle est envoyée dans le quartier des maisons de tolérance où
la tenancière lui verse une certaine somme d'argent, et désormais
elle deviendra fille soumise et devra travailler durement pour rem-
bourser à la patronne ou tenancière l'argent qu'elle lui a avancé.
Une fois qu'elle est entrée, elle ne peut plus quitter la maison
d'infamie, à moins de rembourser des frais exorbitants, en dehors
des frais de nourriture. De cette façon, elle est obligée de continuer
à perpétuité sa vie de débauche, et elle devient une véritable
esclave.
Cet infâme métier qui s'est développé avec la civilisation, est une
honte et une ignoble dégradation.
— 72 —
L'introduction de la civilisation occidentale n'aura-t-elle donc pas
d'autres effets ?
La nouvelle France d'Asie n'aura-t-elle d'autre ambition que de
remplacer l'exploitation de la femme dans la famille par l'exploita-
tion en dehors de la famille, ce qu'on pourrait appeler l'exploitation
industrielle ?
Il serait assez simple cependant, si nous voulons essayer de pro-
téger le beau sexe, de fonder une société des féministes indo-
chinois qui réclamerait l'émancipation de la femme, en l'affranchis-
sant du servage immoral et en lui donnant une instruction solide,
telle que la connaissance obligatoire de sa langue maternelle ; on
veillerait à son éducation en lui apprenant l'art de bien se conduire,
de bien tenir le ménage et de bien élever les enfants.
On lui apprendrait aussi un métier sérieux en rapport avec ses
aptitudes qui lui permettrait de pourvoir à ses besoins sans tom-
ber dans l'esclavage du vice, et en même temps, quand elle est seule,
occuperait son activité et ses pensées, et refrénerait son imagina-
tion si facilement accessible aux séductions du mal.
Si l'on étudie la physiologie de la femme indo-chinoise, on peut
remarquer qu'elle est naturellement bonne et naïve. Elle ne cherche
jamais à gaspiller son argent comme certaines femmes européennes.
Elle obéit toujours à ses supérieurs par suite de la faiblesse de son
sexe et de sa douceur naturelle. Elle possède un fonds de tendresse
inépuisable. Un enfant pour la Cochinchinoise est un précieux trésor,
un compagnon à venir, une source d'amour sans fin.
Trop souvent pour l'Européenne il est une charge, un embarras,
une occasion de dépenses, restreignant d'autant son goût pour le
luxe.
Mais enfin, pour se faire respecter et acquérir de l'influence
et du prestige, la Cochinchinoise doit mettre fin à son ignorance.
Dans l'ancien empire, alors qu'on comprenait si mal l'utilité de
l'instruction pour les hommes, on ne concevait pas que la femme en
fût capable et la méritât. Et cependant, c'est le seul moyen pour
elle de disposer de sa personne, d'être vraiment consciente de ses
actes et d'acquérir une sérieuse dignité. Il faut se mettre sans
retard à l'oeuvre et organiser l'instruction obligatoire de la femme,
Agir ainsi, c'est préparer au pays un splendide avenir.
CONCLUSION
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
La Religion en Indo-Chine Il
CHAPITRE III
L'Administration de l'Indo-Chine 15
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
Développement industriel 35
CHAPITRE VII
Mouvementcommercial 39
ClIAPITnK VIII
L'enseignement en Indo-Chine il
CHAPITRE IX
L'opium 60
....
CHAPITRE XI
La femme en Cochinchine 63
CONCLUSION 73