Vous êtes sur la page 1sur 88

La France d'Asie et son avenir

: étude historique et
économique / par Doan-
Vinh-Thuan,...

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Doan Vinh Thuan. Auteur du texte. La France d'Asie et son avenir
: étude historique et économique / par Doan-Vinh-Thuan,....
1909.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart


des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le
domaine public provenant des collections de la BnF. Leur
réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet
1978 :
- La réutilisation non commerciale de ces contenus ou dans le
cadre d’une publication académique ou scientifique est libre et
gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment
du maintien de la mention de source des contenus telle que
précisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale
de France » ou « Source gallica.bnf.fr / BnF ».
- La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait
l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la
revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de
fourniture de service ou toute autre réutilisation des contenus
générant directement des revenus : publication vendue (à
l’exception des ouvrages académiques ou scientifiques), une
exposition, une production audiovisuelle, un service ou un produit
payant, un support à vocation promotionnelle etc.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de


l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes
publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation


particulier. Il s'agit :

- des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur


appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés,
sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable
du titulaire des droits.
- des reproductions de documents conservés dans les
bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont
signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque
municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à
s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de
réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le


producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du
code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica


sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans
un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la
conformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions


d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en
matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces
dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par
la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition,


contacter
utilisation.commerciale@bnf.fr.
LA

Étude historique et économique

lu»
DOAN-VINH-THUAN '

AVOUAT A I A COIll II'AI'IT.I.

PARIS
AUGUSTIN CHALLAMEL, KDITEUU

\ RUE JACOH, 17
Librairie Maritime el Coloniale.
1909
ET SON AVENIR
MAÇON, PHOTAT KHÎ:RES, IMl'IMMBUHS
LA

PAU

DOAN-VINH-THUAN
AVOCAT A l\ COUH u'AFPKk

PARIS
AUGUSTIN CHALLAMEL, ÉDITEUR
RUE JACOB, 17
Librairie Maritime et Coloniale.
1909
LA FRANCE D'ASIE

Origine des races de l'Indo-Chine, leur lutte. — Triomphe des Annamites sur
les Moïs. — Historique des dynasties annamites. — Pénétration des Euro-
péens : Anglais, Hollandais, Français, rôle des missionnaires. Lutte avec
la France (1824, 1817,1858,1860, 1861, 1867). Acquisition delà Cochinchine
par la France.

Avant de montrer l'état d'un pays et son avenir, il me faut


exposer quelques notions historiques qui nous servent comme bases
du principe de l'évolution de cet état.
La péninsule indo-chinoise, qui forme aujourd'hui un ensemble
de races, était autrefois un pays où affluèrent tous les peuples de
l'Extrême-Orient.
Vers l'année 225*0 avant Jésus-Christ, des Mongols vinrent pro-
bablement des hauts plateaux de l'Asie et s'établirent dans le sud
de la Chine, c'est-à-dire dans la région du Tonkin actuel; tandis que
dans l'Annam et dans la Cochinchine, les Malais et les Japonais
migrateurs venaient fixer leur demeure.
A l'intérieur de l'Indo-Chine se trouvait la tribu des Mois, race
purement indigène habitant le long du fleuve Mékong. Cette tribu
se relia et communiqua avec l'autre côté du fleuve où se trouvaient
les tribus aryennes qui semblent s'être fixées dans le Cambodge et
le Siam actuels. Chaque tribu forma son royaume.
Dans le centre de l'Annam, les Malais fondèrent un royaume
Ciampa ou Lûm-ap et au Cambodge, royaume Khmcr, bien que tous
— 6—
ces peuples se croisassent en fondant une nouvelle race qu'on
appelle aujourd'hui les Annamites, ou bien les Giao chi* autrefois.
Ce nouveau peuple lutta pour son indépendance, d'une part contre
la Chine, d'autre part contre les Ciampas. A partir de l'an 968, le
peuple annamite est indépendant de l'empire du Milieu 2; il est
gouverné par les rois de sa propre race, mais il continue à lutter
contre les Ciampas et reste toujours maître de la partie méridionale
de la péninsule.
Vers 1600, les Ciampas laissent dépérir leur armée et cèdent
enfin aux Annamites toutes les provinces de la Cochinchine. L'his-
toire constate que la province du Tonkin et celle de Cochinchine se
réunirent sous la dynastie de Le. A cette époque, les chefs indi-
gènes et les Chinois firent une révolte. Un soulèvement formidable
renversa la dynastie de /,<?, que remplaça celle de Trinh. En l'année
1773, les montagnards de Tayson sont pris d'une ardeur belliqueuse,
se soulèvent, chassent la dynastie de Trinh et établissent celle des
Nguyèn. Après ce changement de dynastie, les partisans de Le
luttent toujours contre ceux de Nguyèn et des alternatives de succès
et de défaites se succèdent. Nguyên-Anh, chef de la dynastie de
Nguyèn, aidé par une troupe française en mission avec l'évêque
tfAdran l'emporte définitivement sur les Le et prend le nom de
Gia-Long, empereur de l'Annam. Sous l'empire de Gia-Long, on fait
de nombreuses conquêtes sur les Cambodgiens, mais enfin, ceux-ci
abandonnenttoutes les provinces du Cambodge et se réfugient dans
l'intérieur. Après le règne de Gia-Long^ mort en 1820, vint Minh-Mang
dont le règne de vingt-deux ans, c'est-à-dire de 1820 à 1842, marqua
une période de barbarie terrible à l'égard des Européens. Ensuite,
de 1812 à 1847, règne Thicu-Tri. Sous son règne, le peuple anna-
mite perd la province du Cambodge, reprise par les Siamois, qui
proclament Ncac-Ong-Duong roi du Cambodge.
En 1847, Tu-Duc, second fils de Thiêu-Tri, lui succéda sur le
trône. Son bas Age ne lui permet pas de gouverner sagement son
peuple et il est obligé délaisser tous ses pouvoirs aux grands man-
darins de la cour. Ceux-ci furent plutôt révoltés que bons gouver-
nants ; ils ordonnèrent de massacrer les missionnaires et les chré-
tiens. Pour ce motif une armée européenne composée de Français et

i. C'csl-à-dire les deux orteils qui «ejointcnl.


2. La Chine.
d'Espagnols attaqua l'Empire de l'Annam. Et pour un autre motif,
il faut savoir comment la France a conquis la péninsule indo-chinoise.
Il convient de rappeler certains épisodes et certains incidents qui
expliquent le conflit entre la France et l'Annam.
Au point de vue commercial, la France, après avoir vu les An-
glais s'installer et réussir dans les Indes, manifesta son intention
de coloniser les pays d'Extrême-Orient. Auparavant on ne connaît
presque rien des relations de l'Europe avec l'Indo-Chine. C'est en
l'année 1596 que le dominicain espagnol Diego Adverto y aborda
et à la même époque, il y eut des navires portugais qui entreprirent
les premières opérations commerciales et les échanges.
En 1624, le Père de Rhodes y essaie de fonder une première
église catholique et quinze ans après, c'est-à-dire en 1639, on y
compte 82.G00 chrétiens. Le P. de Rhodes assurait ainsi la base des
missions étrangères. En 1637 les Hollandais entrent en relations
commercialesavec Haiphong. Vers cette époque, les Anglais et les
Français voulaient en faire autant, mais ils ne tardent pas à aban-
donner ces tentatives. 11 ne resta que les Hollandais, qui furent
parfois très mal reçus par Trinh, lorsque celui-ci était en rébellion
contre Nguyèn.
A cette époque, Pierre Poivre et les missionnaires français abor-
daient en Cochinchine. C'était une période de grands malheurs pour
le pays d'Annam. Le prince légitime trop jeune laissait le gouver-
nement aux mains de Trinh ; celui-ci tantôt traite les missionnaires
avec de grands honneurs, tantôt les persécute et les met à mort.
A la même époque le prince Nguyèn-Anh, poursuivi par les guer-
riers deTayson, avait trouvé protection auprès de l'évêqued'Adran,
celui-ci proposa au prince fugitif de l'emmener en France et de le
faire protéger par Louis XVI. En 1787 le roi de France consentit
à signer le traité par lequel il promettait au jeune prince de l'aider
d'une armée en échange de l'île de Poulo-Condor (Côn-nôn) et de
la baie de Tourane. A cause de la protection de la France, Nguyèn-
Anh, plus tard Gin Long devenu roi, se montra reconnaissant et
devint le protecteur et l'ami des Européens.
Après la mort de Gia Long, son fils Minh-Mang lui succède et
se montre cruel envers les Européens. Une terrible querelle pro-
voquée par la haine de ce monarque s'éleva entre l'Europe et le
roi d'Annam. '
En 1824 Minh-Mang chassait de Hué M. Chaigneau, ancien ami
_8—
de son père et refusait de recevoir le capitaine de Bougainville.
En 1831, il repoussait la demande que lui adressait M. Laplace de
reconnaître M. Chaigneau comme consul de France.
En 1847, sous le règne de Thieu-Tri survient un grand conflit
entre la France et l'Annam, causé par le refus d'admettre les chré-
tiens dans le pays. Deux navires français, la Gloire etlaVictorieuse
pénétrant dans la baie de Tourane, bombardèrent les forts pour
effrayer le roi et pour faire cesser les massacres de l'intérieur.
Thieu-Tri, par esprit de représailles envoya cinq frégates pour
attaquer les bâtiments français. Les corvettes annamites combat-
tirent ces bâtiments et les coulèrent dans la baie même. Ensuite
M. Montigny, commandant du Câlinât, détruit l'un des forts de
Tourane. En 1857 Monseigneur Diaz, évêque espagnol, se mit
d'accord avec le roi d'Annam pour obtenir réparation des violences
commises contre les Européens et les chrétiens de l'Annam qu'on
estimait alors au chiffre total de six cent mille.
Le 31 août 1858, une expédition franco-espagnole commandée
par l'amiral Rigault de Genouilly et par le colonel espagnol Lan-
geroto qui arrive à Tourane pour marcher d'accord avec les Fran-
çais, veut entrer avec les bâtiments de guerre dans la rivière de Hué,
bien qu'il y ait quantité de barres qui obstruent la rivière. Les
deux amiraux changent de direction et vont s'emparer de la cita-
delle de Gia-Dinh (Saïgon actuel) 18 mars 1860.
L'histoire rapporte qu'en avant du port se dressait une caserne
solidement bâtie que les Français et les Espagnols eurent grand'-
peine à prendre.
Après trois jours de luttes sanglantes et des pertes cruelles des
deux côtés, un grand officier cochinchinois livra la caserne en
ouvrant la quatrième porte confiée à sa garde.
Grâce à cette trahison, les soldats français et espagnols se ren-
dirent maîtres de la ville. L'amiral Rigault, après la prise de Saïgon,
retourna à Tourane et voulut continuer le siège du camp annamite,
mais ses soldats n'étaient plus en nombre, après les grands sacri
fices d'hommes qu'avait coûtés la prise de la caserne de Saïgon. Il
donne l'ordre d'abandonner les forts de Tourane et de se concentrer
en Cochinchine. Puis il rentre en France, laissant le comman-
dement au contre-amiral Page. Celui-ci fait un grand effort pour
détruire les batteries annamites à Tourane, mais bientôt, il recule
— 9 —
aussi, exécutant l'ordre du gouvernement et aborde directement à
Saïgon.
La garnison deGia-Dinh, commandée par le commandant d'Aries,
à la tête de 1000 hommes, était bloquée par une armée indigène;
aussitôt l'amiral Charner amène comme renfort une division navale
forte de 3000 hommes. Les 25 et 26 février 1861, l'armée française
s'emparait des ouvrages de Ky-Hoa, malgré une résistancesanglante;
elle occupait successivement les citadelles de Hoc-Mon, de Rach-
Tra, de Trang-bang et de Tay-ninh. A cette époque, les habitants
étaient dispersés par suite de la destruction de leurs citadelles.
Toutes ces villes furent prises par l'amiral Charner, mais celui-ci
n'osait pas toucher à l'organisation de l'administration annamite ;
par conséquent, les indigènes, après leurs défaites, n'étaient pas
encore soumis.
Tu-Duc, roi d'Annam, demanda la paix au gouvernement fran-
çais et signa la cession des trois provinces de Gia-dinh, Trang-bang,
Tay-ninh, conquises par la France. Les habitants, une fois le traité
de paix signé, retournent à leur poste et reprennent leur vie
normale.
A la fin de la conquête, en 1861, l'amiral Charner remettait ses
pouvoirs à l'amiral Bonnard et quittait la Cochinchine. En 1867,
l'amiral Bonnard voyant que les Annamites désorganisent leur
armée et seront facilement victimes de la violence, donne l'ordre
d'attaquer encore les trois autres provinces intérieures : c'est-à-dire
Gocong, Mytho et Vinh-long.
A cette époque, Phan-thanh-Dan, gouverneur général de la pro-
vince de Dinh-Tuong, surpris de voir la flotte française pénétrer
dans le fleuve Mékong et lancer quelques projectiles sur la citadelle
de Mytho et outré de l'invasion des trois croiseurs cuirassés fran-
çais, s'embarqua sur une frégate pour aller demander réparation
des dommages que lui causaient les Français.
A peine monté sur le navire amiral il était, sur un signe, entouré
de baïonnettes et on lui faisait signer la cession des trois provinces
dont je viens de parler. Nous comprenons très bien qu'une fois
dans cette situation, on pouvait lui imposer ce qu'on voulait. On
lui présenta le traité à signer; il le signa sans le connaître.
Il ne demandait qu'une seule chose : c'était avoir la vie sauve.
On voit que les mandarins supérieurs de cette époque n'ont ni
— 10 —
dignité, ni patriotisme, ils étaient plutôt abrutis par l'opium, fiers
de leur grade et orgueilleux de leur ignorance même.
L'amiral Bonnard, aussitôt après la prise de ces trois nouvelles
provinces, préparait les préliminaires d'une expédition dans le
royaume d'Annam. Tu-Duc, effrayé par ces préliminaires, conclut
un traité de paix, versa une indemnité de 20 millions de francs en
lingots d'or et d'argent et abandonna aux Français la Cochinchine
entière.
CHAPITRE II

Civilisation antique de l'Indo-Chine, civilisation très développée jadis. — La


religion en Indo-Chine. — Croyance en Dieu. — Culte des ancêtres, son
importance, sa véritable forme. — Philosophie de Confucius. — Discussion.
— Doctrine de Bouddha.

Dans ce chapitre, je vais parler de la civilisation antique de ce


peuple. C'était une civilisation particulière, plus avancée que l'on
pourrait le croire. Les vestiges de cette civilisation que nous avons
retrouvés aujourd'hui, nous témoignent qu'il y a eu une richesse
énorme dans ce pays et une grande puissance de génie artistique
chez les habitants. Cette prospérité dont jouirent ces peuples pen-
dant plusieurs siècles ne nous présente aujourd'hui que des ruines,
mais ces ruines sont encore grandioses. Dans l'Angkor, sur la rive
septentrionale du Grand-Lac (Biên-Hô), l'on découvre de vastes
ruines depuis des siècles exposées à la pluie et au soleil.
Je me rappelle (j'étais tout jeune, à cette époque) qu'on a fait
des travaux pour l'établissement d'une voie ferrée qui devait passer
sur le tombeau d'un riche mandarin, aujourd'hui sans famille ni des-
cendants. Les coolies, c'est-à-dire les manoeuvres, démolirent ce
monument en pierre et trouvèrent dans la tombe une plaque en or où
étaient gravés les titres de ce mandarin. L'exécution artistique sur-
passait tout ce qu'on peut faire aujourd'hui.
Nous savons donc que les Extrêmes-Orientauxont eu leur civili-
sation plusieurs siècles avant l'Europe. Cependant à cette époque
lointaine, les Asiatiques se sont préoccupés des miracles, du surna-
turel, du merveilleux. 11 y eut un engouement général pour ces
études, l'on voulait y voir une communication avec la divinité ; on
négligea les arts et les sciences exactes ; mais à la fin, tout le monde
s'en fatigua, faute de résultats. Et il advint qu'à la recherche de ces
choses illusoires, les asiatiques perdirent leurs talents scientifiques.
Mais enfin, il subsiste encore une morale de Confucius. Celui-ci
était le plus célèbre philosophe delà Chine. Il nous a laissé quelques
livres de doctrine, les uns se rapportant à la morale, les autres
contenant la religion.
Puisque j'en arrive à la religion je dois exposer les différents
points du culte de ce pays.
— 12 —
Dans l'Indo-Chine, il y a plusieurs variétés de cultes, entre
autres le culte des ancêtres ; c'est le plus important par le nombre
de ses sectateurs. D'après la théorie de Confucius, « pour être
homme, il faut adorer le père et respecter la mère ». La raison en
estque la religion de Confucius autant ou plus qu'une autre religion,
est une sociologie. La part de la métaphysique ou de la spéculation
y est presque complètement nulle et le culte traditionnel est émi-
nemment la morale pratique. C'est ce qui l'a fait très longtemps
considérer comme athée. Confucius n'est pas un athée : il admet
Dieu, mais ne lui rend pas de culte, ce qui n'est pas contradictoire.
Je trouve que le fondateur de cette religion nous a donné de bien
sages préceptes. Il nous ordonne de croire qu'il y a deux êtres bien
supérieurs à nous. L'un d'eux est le premier moteur des mondes,
d'après la théorie philosophique qu'il nous a montrée : c'est le
créateur de l'Univers, c'est Dieu. S'il n'existe pas, d'où nous venons?
où nous allons ? l'autre, ce sont nos proches qui surveillent notre
sommeil, quand nous sommes dans le berceau et nous caressent à
notre réveil : ce sont les parents. Si nous les perdions, nous serions
en danger comme un mouton dans une vaste prairie sans berger et
malheureux comme une fleur grimpante sans soutien. Ils sont en
vie, nous devons les respecter et les adorer s'ils sont morts. Pour
moi, le culte des ancêtres est un idéal social que préconisa Con-
fucius.
Le culte des ancêtres, pour les Annamites, ne se tient pas dans
des temples comme chez les bouddhistes. Chaque famille élève dans
la maison ses autels des ancêtres, représentés par une tablette de
bois sculptée et portant le nom de tel aïeul sur tel autel qui lui
appartient. Chez les riches, l'autel est mieux fait ; ils remplacent ces
tablettes, y mettent de jolies tentures, soit en soie brodée, soit en
papier peint à l'encre de Chine.
Un arbre à jeunes feuilles, à branches cassées est la signification
qui nous explique que la personne est morte jeune ou dans la force
de l'âge. Mais si cet arbre se présente à nos yeux les fleurs fanées,
les feuilles tombées, la branche cassée, le symbole de cette vision
nous révèle encore une autre idée ; c'est que la personne est morte
en sa vieillesse. Et pour caractériser les ancêtres féminins, on ne
les représente qu'avec des lotus ou des chrysanthèmes. On voit que
ce peuple a beaucoup de sens artistique et sa langue ne renferme
guère que des figures.
— 13 —
Riches et pauvres apportenttout leur soin, tout leur zèle religieux,
à l'entretien de cet autel, dont l'ornement, la décoration varient
suivant les fêtes, la qualité, le rang des familles.
Les cérémonies du culte ont surtout lieu au jour anniversaire de
la mort des différents ancêtres et à l'époque du jour de l'an. Le
culte ancestral n'est pas un véritable culte comme le croient les
Européens. C'est un culte mutuel et traditionnel. Il y a beaucoup
d'indigènes qui ne croient pas que leur offre de trente-six plats
puisse faire plaisir à leurs ancêtres, mais non, ils veulent récréer la
famille aux jours de fête, conserver le lien amical avec les voisins
invités et célébrer les jours de repos.
Avant d'aborder le culte de Bouddha, il convient de consacrer
quelques lignes à la philosophie même de Confucius."
Confucius croit à la métempsychose. telle que Pythagore l'importa
en Grèce. Toutefois le dogme de la transmigration des âmes d'un
corps à un autre dans les théories de ces deux philosophes est tout
à fait différent. Pythagore dit qu'il y a une transmigration des âmes
d'un corps vivant à un autre et des âmes humaines dans des corps
d'animaux ; tandis que le dogme de Confucius déclare qu'après la
mort, l'âme humaine à sa sortie du cadavre, va devant la justice
avec deux surveillants dont l'un marque les vices et l'autre les
vertus pour établir une balance.
Si l'âme a plus de vices que de vertus, elle est condamnée à
descendre d'un ou deux degrés de sa vie passée, c'est-à-dire que
cette âme transmigre dans un corps de nouveau-né, donc sa vie
future sera sujette à plus de peines que de bonheur. Au contraire
pour l'âme qui a plus de vertus que de vices, elle monte de degrés,
c'est-à-dire que son existence future aura plus de plaisir et moins de
peine, plus de satisfaction, moins de mécontentement et de soucis.
Par ces passages, l'âme doit se purifier ; quand elle n'a que des
vertus, elle peut entrer dans le Néant, c'est-à-dire dans le paradis
des âmes, où complètement immatérielle, sans vices ni vertus, elle
est bienheureuse.Voilà la théorie de Confucius sur la métempsychose.
Mais pour ma part, je crois que ce philosophe use d'une séduction
pour nous faire accepter sa théorie morale. Au lieu de nous dire
formellement ; « Faites le bien, évitez le mal », il revêt sa doctrine
de poésie et de promesses pour la vie future.
Le paradis et la justice étemelle je ne les vois pas, je ne vois
que l'esthétique ; le sentiment de Confucius est purement d'idéal
social.
— 14 —
La religion bouddhiste est bien connue en Europe ; c'est pourquoi
je n'en parle pas en détail. Je résume ici simplement quelques-unes
des idées que partagent ses fidèles. Bouddha, c'est-à-dire le sage, a
existé au v° siècle avant l'ère chrétienne. La secte a été fondée par
le chef des Çakias, qui considérait dans sa morale « que vivre, c'est
souffrir et que la souffrance naît de la passion ».
Pour se libérer des souffrances et de la vie humaine, il faut être
sage ou être courageux, ou être vertueux ou bien faire de bonnes
actions ; alors toutes les actions vertueuses seront récompensées
par des Bouddhassupérieurs. Le lieu de l'anéantissement(Canh-phât)
s'ouvre aux fidèles dès la fin de leur vie. Voilà le but de la religion
bouddhiste, qui est si simple et si naïve à côté de celle de Confucius.
Les fidèles bouddhistes adorent le créateur de l'Univers comme
Dieu suprême, qu'ils appellent Ngoc-hoang dai-dê ; Dieu de la
terre, Ong-thô-Dia ; Déesse des eaux, Ba-thi-Long ; Dieu des
récoltes, Thân nông ; Dieu de la guerre, Quan-công ; Dieu de l'enfer,
Thâp-Diên, etc.
Contrairement à d'assez vives critiques qu'ont élevées contre cette
religion des écrivains qui ne l'ont pas approfondie et en ont méconnu
les véritables principes, le bouddhisme exalte l'être humain et
s'adresse aux plus nobles facultés de l'individu dont toutes les forces
doivent tendre vers la perfection.
Malheureusement en Indo-Chine le bouddhisme tombe en déca-
dence ; on ne poursuit plus cet idéal si pur et si noble imposé par
Bouddha à ses disciples.
Il n'en est pas moins vrai que cette doctrine a exercé une influence
considérable sur les races de l'Extrême-Orient qu'elle a fait sortir
de la barbarie en leur inspirant des pensées sublimes et en introdui-
sant dans la vulgarité et la grossièreté des actes de la vie un je ne
sais quoi d'élégant et de raffiné.
CHAPITRE III
Administration de l'Indo-Chine. — Forme du gouvernement. — Esprit de rou-
tine. — Pouvoir central. — Administration provinciale. — Administration
communale. — La police. — L'administration cantonale. — Réformes et
réorganisation actuelle de l'administration.

Autrefois, l'organisation de l'Indo-Chine était uniformisée par le


système gouvernemental, lorsque le Tonkin, l'Annam et la Cochin-
chine étaient gouvernés par le seul souverain de l'Annam.
Aujourd'hui, le gouvernement est complètement décentralisé.
Pour bien faire comprendre, il convient de dire que l'Indo-Chine
se compose de quatre parties distinctes : le Tonkin, le royaume d'An-
nam, la Cochinchine et le Cambodge.
Quelle que soit la région, Cochinchine ou Tonkin, l'éducation
politique de ces deux pays a été partout presque la même, et le
système du gouvernement est aujourd'hui la République coloniale.
Mais l'Annam et le Cambodge gardent encore leur souveraineté
monarchique sous une forme arriérée qui remonte dans le passé
aboli, c'est-à-dire toujours absolue et despotique.
Je ne conteste pas qu'on cherche à supprimer la royauté et à la
remplacer par la République.
A mon avis, si l'on conserve la royauté, le roi doit être un bon
roi, qui sache aimer son peuple, d'autre part le gouvernement de la
République doit s'occuper de l'intérêt national et social et non pas
de son intérêt personnel.
Le système du gouvernement de l'Annam a toujours été la
monarchie absolue et héréditaire, assistée de ministres. Ceux-ci,
investis d'une partie de l'autorité royale, sont choisis par la voie du
concours.
Pour mieux exposer la politique de ce pays, je vais prendre les
éléments du gouvernement un par un et essayer de montrer combien
ils présentent de défauts et même de vices. Entre le roi et la com-
mune, il y a un nombre considérable de mandarins, c'est-à-dire de
fonctionnaires de divers ordres, relevant du monarque et pourvus
des grades littéraires requis au concours, pour l'admission à telle
ou telle fonction. On ne voit dans ce pays que des autocrates et des
— 16 —
esclaves, des lettrés et des ignorants, mais la bourgeoisie libérale
n'existe presque pas. Les mandarins n'ont pas de retraites ni de
traitements suffisants ; aussi ne vivent-ils que de cadeaux. Mais
pour les obtenir, il leur faut nuire aux droits et aux intérêts du
peuple et pour que ce peuple ne aéfende pas ses intérêts personnels
et ne porte pas de plaintes devant la justice, il faut qu'il soit igno-
rant. L'ignorance du peuple est une abondante source de revenus
pour les mandarins annamites qui ne songent qu'à leur intérêt per-
sonnel. C'est honteux à dire : ils ne vivent que d'aumônes.
La tradition routinière s'étend à tout ce peuple, même actuellement
et je ne sais quand cet état d'esprit finira.
En tête de l'empire se trouve un « fils du ciel », grand pontife,
chef nominal du royaume. Le roi qui était autrefois investi de l'au-
torité suprême n'est plus maintenant roi que de nom.
Auprès de l'empereur, il y a des surveillants des actes, pénétrant
jusque dans l'intérieur de son palais ; une autre puissance plus redou-
table encore, parce qu'elle est plus absolue et plus directe, c'est le
Co-Mât ou conseil secret, qui est à peu près un conseil de régence
à vie. C'est le conseil le plus élevé et le plus secret. Là n'assistent
que les grands ministres et les personnages royaux. Le Co-Mât a
presque toujours été en conflit avec le souverain, heureusement, il
y avait auprès du conseil des censeurs sévères et des juges capables
de concilier les différends. Ces autorités, parfois peu puissantes, ne
pouvaient exercer leurs fonctions à cause des caprices du roi qui les
empêchait de réaliser le bien de l'État.
L'histoire nous rapporte que le monarque Hièp-Hoz, successeur
de Tu-Duc, se défiant du conseil du Co-Mât, refusa de reconnaître
la France au début de la conquête et faillit être empoisonné par la
cour de Hué, quelques instants après qu'il avait accordé une audience
à la cour au représentant de la France.
Au-dessous de l'autorité royale, il y a des délégués Tông-Dôc ou
gouverneurs qui administrent les provinces. Toutes les provinces
sont gouvernées et se soumettent au gouverneur général. Celui-ci
exerce une autorité considérable, surtout loin de la cour; il jouit
d'une indépendance presque absolue.
A côté du gouverneur, l'on remarque un Quan-bô, chef de service
administratif, un Quan-An-Shat ou Quan-An, c'est-à-dire un chef
de service judiciaire ou lieutenant criminel, un Lanh-binh, comman-
dant militaire. Tous ces fonctionnaires, placés sous les ordres du
— 17 —
Quan-Tông-Dôc, sont les représentants du pouvoir royal, nommés
et investis par lui.
Chaque province est divisée en préfectures [Phu) et quelques sous-
préfectures (Huyèn).
Les communes sont groupées pour la défense de l'intérêt commun.
Dans toutes les communes il y a deux catégories d'habitants : les
inscrits [dân-xâu) et les non inscrits (dân-lau). Les seconds ne payent
pas de contributions personnelles et leur nom ne figure pas sur les
rôles des impôts ; on les prend comme manoeuvres les jours de cor-
vée (lam-xâu), tandis que les inscrits payent par an une certaine
somme et sont alors considérés comme francs de corvée.
Entête de chaque commune, il y a les chefs des services commu-
naux. On les appelle notables : ils sont nommés pour un temps
déterminé, variable suivant les localités. Les notables, à vrai dire,
sont très nombreux et nommés pour chaque fonction communale,
telles que celles de chef du service rural, surveillance du marché,
la justice communale, la présidence des fêtes, des affaires commu-
nales, des affaires gouvernementales, etc. Chacun s'occupe de sa
fonction. Pour lever les impôts fonciers ou personnels, les notables
choisissent de préférence un homme riche et considéré. Avant
d'entrer en fonction, il lui faut donner des arrhes ou hypothéquer
ses immeubles. A côté de lui, les notables choisissent deux adjoints :
le Huong-than et le Huong-hao, parfois remplissant la fonction du
maire. « Ce sont des hommes fins, insinuants, habiles, parleurs,
ingénieux à défendre les administrés, à leur éviter des charges, à
leur obtenir des privilèges '. » Ce sont des agents du conseil du
maire, des avocats de la commune.
L'administration communale surveille rigoureusement les habi-
tants qui passent d'un village à un autre et même leur interdit le
déplacement avant le payement de leurs contributions, faute des-
quelles, maires et adjoints seront rendus responsables. L'adminis-
tration résidentielle prend des mesures pour empêcher l'émigration
excessive. Une fois arrivés dans un village, les émigrants doivent
aller tout de suite se présenter au maire et lui dire la raison de leur
changement de résidence, leur déclarer d'où ils viennent, lui mon-
trer la carte d'impôt personnel et enfin des certificats de moralité.
On voit ici l'administration de la commune annamite qui est un
— 18 —
véritable corps constitué, méritant de posséder la personnalité civile
comme les communes françaises, conformément à la loi. Les com-
munes annamites sont de petites républiques presque autonomes,
notamment en cas de choix de main-d'oeuvre pour les travaux d'uti-
lité publique.
Il n'existait encore, les années dernières dans l'Annam, d'autre
police que celle de la commune. C'est le maire qui exerçait les fonc-
tions d'officier de paix, qui organisait et dirigeait les gardes de nuit
et se chargeait de veiller à la sécurité publique. Il est responsable
envers les supérieurs en cas de négligence dans ses fonctions. Mais
maintenant on laisse le soin de veiller à la sécurité nocturne à un
autre notable (Huong-quan) qui est en Cochinchine, principalement,
préposé à ces fonctions.
La nuit est divisée en cinq veilles, do 9 heures du soir à 5 heures
du matin, comprenant deux heures chacune, les pirates ou voleurs
nocturnes rôdent assez fréquemment, la nuit, d'un village au village
voisin. Le cai-mô (sorte de tronc d'arbre cylindrique creusé à l'inté-
ireur, qui sert de tambour très bruyant) frappe de trois coups, à un
quart d'heure d'intervalle, pour indiquer que la garde veille à la sécu-
rité. Mais, si les coups sont redoublés, c'estqu'il y a des malfaiteurs ou
des vols. Les sons retentissent, réveillent tout le village et appellent
les hommes au secours des gardes. Quand les pirates pénètrent dans
le village ou qu'un incendie éclate, on se sert de gros tambours pour
convoquer les habitants du voisinage.
Au-dessus de la commune se trouve le canton. C'est une subdi-
vision de la sous-préfecture. Chaque canton a un chef, qui est un
personnage riche ou entouré de la considérationgénérale, élu par les
hô-tê (conseillers municipaux) et chargé des fonctions intermédiaires
entre la commune et la province. Le chef du canton jouit à l'égard
des notables d'une prépondérance qui lui permet de maltraiter et
d'exploiter les habitants. S'il est riche, il paie quelques piastres aux
conseillers municipaux pour obtenir leur voix; s'il est pauvre, il
promet son influence et son crédit pour rendre des services, et de
faire du bien aux villageois. Mais, une fois élu, il oublie ce qu'il a
dit et cherche à duper les gens encore davantage. J'ai vu de ces
gens-là qui font leur fortune en quelques années de fonctions,'?lors-
qu'ils reçoivent beaucoup de cadeaux des victimes de leurs méfaits.
Ils forcent même les habitants à donner la main-d'oeuvre sans payer
le travail. Heureusement, le peuple comprend, depuis ces dernières
— 19 —
années, son droit et son devoir, et porte plainte contre son chef dila-
pidateur devant la justice supérieure; par conséquent, les moeurs
d'antan disparaissent déjà peu à peu. Et j'espère que l'organisa-
tion administrative et la civilisation sociale s'établiront rapidement
et convenablement pour le bien-être et l'éducation morale du
peuple.

ORGANISATION ADMINISTRATIVE ACTUELLE.

L'organisation rationnelle de l'Indo-Chine, depuis quelque temps


se réalise progressivement, et c'est surtout la Cochinchine qui en
retire des profits, C'est un pays qui se développe a.vec rapidité, si
bien que l'on voit aujourd'hui à Saïgon tous les éléments de la civi-
lisation européenne propagés grâce aux relations rapides par mer
aveo le reste du monde entier. Pour ce motif, la France l'a choisie
comme le siège du gouvernement général de l'Indo-Chine, le siège
de l'arsenal maritime et le port d'attache de la flotte, tandis qu'on
laisse à l'Annam, au Tonkin et au Cambodge respectivement un
résident supérieur.
A l'époque de M. Doumer, on transféra la résidence du gouver-
nement général de la Cochinchine au Tonkin par préférence pour
le climat du nord qui est plus sain et suivant le développement de
l'organisation administrative.
En Cochinchine, on confie l'administration, au nom de la Répu-
blique, à un lieutenant-gouverneur, représentant du gouverneur
général et soumis aux ordres du Ministre des colonies.
Le lieutenant-gouverneur administre avec un conseil colonial et
un conseil privé, élu par deux systèmes, les uns par les colons et
les autres par les indigènes. Le conseil colonial vote le budget local
dans la session annuelle. Le conseil supérieur, présidé par le gou-
verneur général, est composé des chefs des services généraux et des
administrations locales et des résidents des chambres de commerce,
et d'agriculture. Il y a encore une commission permanente, composée
des membres du Conseil supérieur, pour les crédits, les marchés,
pour les travaux et les fournitures. Cette commission siège dans
l'intervalle des sessions du Conseil supérieur.
En province, l'administration est également bien organisée : on y
trouve des établissements du service civil, du service judiciaire, du
service des travaux publics, l'administration des postes et des télé-
-20 -
graphes, des commissariats, de la gendarmerie, des trésoreries
locales, des services médicaux, des services d'assistance, etc.
Je ne veux pas insister davantage sur la Coehinchine. Ce pays
est aujourd'hui presque complètement civilisé.
Il me reste encore à parler de l'enseignement, de l'industrie, du
commerce et à émettre quelques réflexions sur la réforme de l'orga-
nisation judiciaire. Je renvoie ces questions aux chapitres suivants.
CHAPITRE IV
Physionomie du pays, — Richesse économique. — Caractères des habitants. —
Culture du riz, mode d'exploitation. — Le coton, son utilité. — Culture du
tabac, — Nécessité de son extension, — Culture du poivre, son avenir, —
Culture des textiles. — L'abaca, son importance, sa propagation. — Le jute,
son utilité et son mode de culture.

En abordant l'étude de l'expansion économique et des richesses


naturelles de la France d'Asie, il convient d'en rappeler la superficie
et l'élévation de la population. La France extrêmes-orientale a une
superficie de 65.000 kilomètres carrés et renferme une population
de 22 millions d'habitants. Comme augmentation de la population,
nous pouvons compter au moins, 180.000 âmes par an.
Rappelons d'abord que grâce à la douceur de son climat, à l'abon-
dance des pluies et à la richesse de son réseau hydrographique, la
péninsule indo-chinoise est l'un des pays de l'Extrême-Orient les
plus propres à l'agriculture et les plus riches d'avenir. La constitu-
tion géologique et l'altitude variée de ses diverses parties la rendent
propre à toutes les productions du sol. Depuis le niveau de la mer
jusqu'au sommet des montagnes, les plantes poussent facilement,
sans interruption et sans terres incultes, grâce à la composition
chimique du sol et à la douceur du climat.
Dans la Cochinchine, la terre est plate et basse, ce qui fait qu'on
n'y peut cultiver proprement que du riz. Peut-on imaginer que ce
pays modifiera jamais son unique exploitation ? Nous pouvons
considérer d'abord la culture du riz, parce qu'il est la base de la
nourriture des indigènes. D'autre part, le sol se prête à la culture
des céréales, du maïs, des pastèques, de la canne à sucre, du café,
du cacao, des poivres et des arbres à caoutchouc, etc., dans les
terrains élevés. Le problème agricole de la France d'Asie sera bientôt
résolu à notre grand avantage. Grâce à la fertilité du sol et aux élé-
ments nutritifs de l'eau des pluies qui tombent périodiquement, la
culture n'exige ni préparation spéciale comme en France, ni effort
soutenu, ni études particulières pour en tirer profit. Tout le monde
peut récolter. A vrai dire, le peuple indo-chinois est un peuple
heureux. Le pays lui fournit tout en abondance. Sa nourriture est
variée ; outre le riz, il se nourrit de poissons, de volailles, de
— 22 —
légumes, rien ne lui manque ; il a tout à très bon marché. C'est
pourquoi, les Annamites vivent sans soucis, au sein de l'abondance,
L'idée ne leur était jamais venue de songer à de mauvaises saisons
et de se préoccuper de l'avenir ; ils vivaient au jour le jour comme
la cigale de La Fontaine,
C'est d'aujourd'hui seulement que ce peuple éprouve et comprend
les besoins de la vie luxueuse : auparavant, il ne songeait pas à
s'enrichir. Ce qu'il voulait, c'était la tranquillité, la paix, une vie
facile. L'insouciance, tel était le fond de sa morale.
Dans ces dernières années, les Indo-Chinois ont manifesté l'inten-
tion de changer leurs habitudes de paresse. Tout le monde se hâte
de cultiver la terre et de développer le commerce et l'industrie. Les
Indo-Chinois comprennent que depuis trop longtemps les Chinois
(juifs par excellence) les ont volés suffisamment et que même ils les
voleront encore, s'ils ne savent y mettre ordre.
Le mode d'exploitation, le plus en usage à l'heure actuelle en
Indo-Chine est le système de métayage. Chaque grand propriétaire
fournit aux cultivateurs nouveau venus les terrains, une habitation,
les provisions et les avances nécessaires pour la durée de l'année
agricole. Quand vient la première récolte, les paysans remboursent
graduellement les avances reçues et payent une redevance fixée à
30 gias i de baddy 2 par hectare pour la rizière de première classe,
et 20 gias pour la deuxième. Les bonnes rizières peuvent pro-
duire à chaque récolte 150 gias ou 5.700 kilos. Les produits sont
vendus aussitôt au propriétaire ou bien aux Chinois. Ces derniers
qui connaissent toutes les ruses commerciales, font un très
bon métier. Ils vont, au moment de la récolte, chez les paysans ou
cultivateurs, donner des arrhes. Ceux-ci sont bien obligés de les
prendre car ils en ont grand besoin pour payer la main-d'oeuvre.
Puis ils se voient dans la nécessité de vendre leurs produits aux
Chinois à bas prix. Mais, dans beaucoup de cas, la culture du riz
exige d'abord de coûteux travaux de défrichement, de semailles, de
fauchage, etc. Souvent, le paysan ne se préoccupant pas de l'avenir,
avance sa récolte pour satisfaire quelques besoins de fantaisie, sans
s'apercevoir qu'il fait des dettes. Débiteur, il est obligé de céder sa
récolte au propriétaire en remboursement des avances reçues et des"
dettes inutiles.

1. Gia : c'est une mesure de 38 à 40 kilos.


2. Riz non décortiqué.
— 23 —
L'Européen qui considérerait los travaux d'agriculture dans ce
pays, plaindrait certainement lo manoeuvre ou le cultivateur. Il le
verrait plongé jusqu'à mi-corps dans l'eau, aidé des buffles énormes
qui sont ses compagnons de labour et travaillant avec une patience
que rien ne lasse.
Cependant, il ne faut pas oublier que le riz est une source
puissante de revenus pour notre France d'Asie dont presque toutes
les parties se prêtent merveilleusement à la culture de cette plante.
Mais sur ces terres doivent être tentées des expériences nouvelles,
c'est là que l'on doit faire des essais pour les autres cultures. L'initia-
tive gouvernementalea tenté déjà des cultures de coton, de maïs, de
tabac. Le coton pourrait réussir particulièrement au Tonkin et en
Annam, surtout dans les terres élevées. Jusqu'en ces derniers temps,
on n'a cultivé au Tonkin que des cotonniers de petite taille. Ils ne
demandentpas grand soin, fournissent un rendement très abondant et
presque toujours sûr. On sème en février et l'on récolte en juillet.
Le coton rend service aussi bien que le riz. Ces produits doivent
être exportés en cas d'abondance, ou bien être conservés sur les
lieux mêmes pour la filature et lo tissage.
En ce pays les riches font journellement usage d'étoffes de soie ;
mais les pauvres ne peuvent pas facilement en avoir. Donc les tissus
de coton pour eux seront une précieuse ressource.
Il y a une autre culture que l'on trouve sur le sol indo-chinois :
c'est la culture du tabac, lequel pousse indifféremment en plaine ou
en montagne, mais à la condition que le terrain soit riche en fumier.
Le peuple reste indifférent à cette culture, qui demande pourtant
bien peu de soins et offre de grandes ressources à la main-d'oeuvre.
Il y a des paysans salariés à quinze sous par jour pour arroser le
tabac et le surveiller. Je prévois que dans l'expansion économique
indo-chinoise, le tabac sera pour nous une source de richesse et
nous rapportera 50 % en six mois de culture. On a déjà développé
au Tonkin, en Annam et surtout dans la Cochinchine, la culture
du tabac, qui occupe une place très étendue dans la province de
Biên-hoa où elle recouvre une centaine d'hectares.
D'après une communication, relative à la province de Bentré, on
peut, dans un hectare de terrain, planter 12.000 pieds de tabac. On
le récolle au bout de trois mois. On a calculé, pour un hectare de
tabac, la dépense occasionnée par le fumier de tourteaux d'arachides,
le fumier de buffles, le fumier de poissons, l'achat de seaux pour
l'arrosage et la pépinière. Elle se monte en totalité à 360 piastres.
— 24 —
Une récolte de 12.000 pieds à 8 feuilles donne 96.000 feuilles. On
les coupe et on les dispose en petites tablettes assez minces, à forme
rectangulaire, de 18 à 20 centimètres de long et de 14 à 15 de lar<p.
Ces tablettes s'élèvent au nombre d'environ 20.000, qui seront
vendues au prix de 0S03 cents la tablette, d'où un rendement de
600 piastres par hectare. Déduction faite des dépenses, le planteur
aura un bénéfice de 240 piastres environ.
Au Tonkin, la production de tabac ne satisfait que les besoins
locaux, c'est-à-dire ceux des indigènes. Ce tabac tonkinois dont la
couleur est presque noire et la saveur très forte, se nomme (thuôc-lèo) ;
les habitants ne s'en servent que pour la pipe à eau. C'est une sorte
de narghileh turc, mais bien plus beau, incrusté de nacre et garni
d'argent, composé d'un flacon rempli d'eau parfumée, traversé avant
d'arriver à la bouche par un petit tube de bambou flexible.
Dans la région de l'Annam on en cultive aussi, mais ce n'est pas
une culture digue d'attirer l'attention, attendu que la population
est de 7 millions d'âmes, mais la production annuelle seulement de
76.000 kilogrammes, et la superficie cultivée de 500 hectares.
Un officier en mission dans la région montagneuse de Caobkng
nous a affirmé que les plants de tabac dans cette région sont plus
beaux que ceux de l'Annam et que la récolte y est plus abondante.
Il a pratiqué un essai en faisant fabriquer par les soldats, une
trentaine de mille de cigares. Ces cigares avaient un bel aspect et
revenaient, tous frais compris, à 3 centimes la pièce.
L'Indo-Chinois aime beaucoup fumer. C'est une habitude dont il
ne peut pas se défaire. La cigarette est pour lui, un ami préféré.
La plupart des Indo-Chinois modernes et les Européens, ne con-
somment que le tabac importé de l'étranger ou d'origine algérienne,
parce qu'il est moins fort et de plus agréable aspect.
Et cependant la France d'Asie pourrait alimenter elle-même la
consommation locale ? Si le tabac est fort, il est facile d'y remédier
par l'analyse. Pour en diminuer la dose de nicotine, on n'aurait qu'à
remplacer par d'autres engrais chimiques les tourteaux d'arachides.
Jusqu'ici les procédés scientifiques manquent à la culture du tabac,
qui n'est encore qu'empirique et par suite défectueuse.
Il y a quelques années, une manufacture de tabac s'est créée/
c'est celle de Phaly. C'est une société en commandite fondée par
des indigènes, par action de 100 piastres. Elle dispose d'un capital
de 2.500 piastres. On y fabrique des cigares et des cigarettes et on
— 25 —
achète le tabac dans la province de Chobo, où le cultivent les
Muongs'. La manufacture emploie déjà une cinquantaine d'ouvriers
qui confectionnent par jour 800 cigares et 3.000 cigarettes, La
société fabrique aussi le tabao pour la pipe, Le tabac a bon goût et,
l'expérience scientifique aidant, il deviendra encore meilleur *.
Conservons et encourageons cette culture. Elle servira de base
économique à notre richesse nationale et empêchera les importations
de cigares et cigarettes d'Algérie et d'Egypte. Si nous nous occu-
pons sérieusement de cette culture, non seulementelle suffira à la
consommation intérieure, mais nous pourrons encore exporter du
tabac soit en France, soit dans la plupart des pays d'Europe. Cette
exportation de tabac nous permettra sûrement de rivaliser avec le
tabac américain, comme notre riz cochinchinois fait concurrence à
celui de Birmanie.
En résumé, la culture du tabac, facilement productive dans toute
l'Indo-Chine pourra permettre, le jour où elle aura été améliorée,
d'installer des manufactures florissantes dans la France coloniale.
Ainsi, par exemple, un ingénieur français, M. Lecache, a établi au
Tonkin, une nouvelle manufacture de tabacs comprenant 200 ouvriers.
Elle est en pleine prospérité.

CULTURE DU POIVRE

Il résulte d'un rapport de la chambre de commerce de Saïgon que


le chiffre de consommation et de vente du poivre en Cochinchine
et dans le Cambodge place ce pays au quatrième rang parmi les
pays exportateurs du même produit. La culture du poivre occupe
en Cochinchine et, notamment au Cambodge, une superficie de
milliers d'hectares appartenant surtout aux régions élevées.
Dans la province de Hatiên, les poivres sont de meilleure qualité
et on en exporte beaucoup en Europe, quoique le prix d'achat sur les
lieux de production soit bien supérieur à ceux des poivres étrangers
(les prix des poivres à Singapour sont de 15 à 17°/0 plus bas que
ceux de Saïgon). Mais les poivres de la France extrême-orientale

1. La fabrication étant mauvaise faute de pratique, les cigares ne purent se vendre ;


la manufacturede Phaly périclita et fut fermée.
— 26 —
jouissent d'une détaxe douanière différentielle de 50 % sur les pro-
duits étrangers,
En conséquence, les poivres indo-chinois pourront entrer en con-
currence avec les poivres étrangers sur les marchés de la France
d'Europe.

CULTURE DE TEXTILES

On savait depuis longtemps que le sol de la France d'Asie, sous


l'action des pluies de mai à septembre dans la Cochinchine et de
février et de mars d'une part et de juillet et d'août d'autre part dans
le Tonkin, se fertilise do façon à permettre à l'agriculture de faire
une excellente récolte de textiles. Ces plantes se développent avec
rapidité dans les terrains fertilisés et dans quelques années, on aura
une récolte superbe et abondante.
Or le cultivateur annamite confie toutes ses plantes au sol sans
guère se servir de fumier. Probablement un jour, quand il aura
appris la compositiondesengrais convenant à ses plantes, il retirera
un grand profit de sa culture méthodique. On a remarqué déjà au
Tonkin et en Annam que cette culture est une source de richesses
insoupçonnées. Elle va prendre de l'extension et, au cours de son
développement, trouvera des débouchés dans l'industrie du pays et
dans le commerce d'exportation.
Je relate dans une statistique commerciale de Manille qu'en 1897
les Philippins ont exporté en Europe jusqu'à 231 millions de kilo-
grammes de chanvre ou abaca au prix de 0 fr. 50 le kilo, soit 115
millions de francs.
L'abaca est une sorte de plante originaire des Philippines mêmes
et qu'on appelle aussi le chanvre de Manille.
Le gouvernement de la France d'Asie a fait un essai de ces plantes
d'abaca sur le sol indo-chinois. Au jardin botanique de Saïgon et à
Hanoï, l'abaca a donné de bons résultats, mais il faut le planter dans
un sol humide et bien fumé. L'abaca de Hanoï fut malheureusement
gelé pendant l'hiver de 1901 à 1902 comme les vignes sous les froids
baisers d'avril.
En effet, la température hivernale du Tonkin descend parfois
jusqu'à 2 degrés au-dessus de zéro.
Je me rappelle qu'à cette époque un planteur de la région était
désespéré : ses milliers de caféiers libérias étaient complètement
- -
27

gelés, croyait-il, par trois nuits glaciales. Cependant, au bout de


quelques jours, il s'aperçut que ses caféiers n'étaient pas perdus,
seul l'abaca avait été atteint. Le planteur, n'avait pas pour cela
abandonné la culture de l'abaca, Après quelques mois de nouvelles
plantations, l'abaca se multiplia avec rapidité et l'espérance rentra
dans son coeur joyeux à l'idée des bénéfices à venir.
On a déjà essayé d'acclimater cette plante dans divers terrains.
On a reconnu que c'est de préférence dans les vallées du Fleuve
Rouge et delà Rivière Claire que l'abaca se développe le mieux,
grâce à la condensation du sol produite par la pluie et l'humus des
crêtes, généralement meuble sur une profondeur appréciable, con-
servant l'humidité du fond et absorbant facilement, l'air humide.
La durée de croissance de l'abaca est de quatre ans. Au bout
de la quatrième année, il émet ses bourgeons terminaux et est mûr
pour l'industrie. On coupe le tronc au niveau du sol et puis on
détache successivement les feuillets parenchymateux, qu'on presse
entre deux cylindres de bois tournés de même sens.
Ainsi broyés et déduits, on les fait macérer dans une lessive de
calcaire faible pendant deux ou trois jours, opération qui tend à
assurer l'imputrescibilité de la fibre. On les lave ensuite à grande
eau pour les débarrasser de la surabondance de parenchyme et on
les fait sécher au soleil. Puis on les broie à nouveau au marteau de
bois jusqu'à ce que les fibres soient complètement libres 1.
La manière de préparer ce procédé dedécortication, pourrait dis-
penser d'une machine coûteuse dans une plantation de peu d'étendue.
On pourrait y employer la main-d'oeuvre du pays. Ce serait un
moyen plus économique, vu le bas prix des salaires.
D'après des rapports du mois d'août 1903, j'ai constaté qu'en
Indo-Chine à cette époque l'on avait déjà fait pousser 100.000 pieds
d'abaca qui nous ont donné un excellent résultat et qui ont exigé
50 hectares de superficie à raison de 2.000 pieds par hectare.
En 1904, les plants se multiplièrent par les rejets croissant au
pied de la tige mère, et vers le milieu de l'année 1905, on compta
sur le sol de la France d'Asie un million de pieds.
En trois ans de plantation, on a déjà exporté environ 100.000
tiges dont la vente a rapporté une somme s'élevant à 25.000 francs.
Si le développement de cette plante et son exportation continuent

1. Nccton, op. cit., p. 124.


— 28 —
à progresser dans la même proportion en 1908, on retirera de lo
vente de ce produit une somme de 250 à 300,000 francs.
Les prix de l'abaca ont assez varié depuis quelques années, c'est-
à-dire depuis la guerre entre les États-Unis et l'Espagne au sujet
de Cuba. Depuis cette guerre les Philippins voient prospérer le
commerce de l'abaca. Ils le cèdent au prix très élevé de 600 à 650
francs la tonne.
Notre sol silico-argileux renferme beaucoup d'humus. Pourquoi
ne retirerions-nous pas de grands bénéfices de cette culture, qui
tient déjà le troisième rang dans notre commerce d'exportation ? Si
nous voulons faire des efforts persistants pour cultiver en grand cet
abaca, nous pourrons sûrement rivaliser avec l'exportation de
Manille.

LE JUTE

Le jute est une plante originaire de l'Inde ; elle est la grande


richesse de Calcutta.
D'après la statistique de ce pays, il produit chaque année un
rendement d'au moins 1.500.000 tonnes de filasse dont on n'expose
sur le marché exportateur que la moitié, et l'autre moitié, les Hin-
dous la gardent pour les industries locales.
Sur le sol indo-chinois, le jute pourrait être cultivé, soit dans la
rizière, soit sur les collines ombragées, mais, à la condition que la
terre fût humide et fertilisante. La culture est facile, son rendement
abondant et rapide ; enfin des débouchés s'ouvrent facilement dans
le commerce ou l'industrie pour la fabrication des tapis, moquettes,
hamacs, sacs, toiles, ficelles, etc., qui font du jute une culture de
tout repos et appelée à un remarquable développement économique
dans toutes les régions de l'Indo-Chine.
Depuis des années, notre France d'Asie n'emploie que les sacs
venant de Calcutta. Sur le marché de 1905, on a payé 30 roupies
(1 fr. 70 la roupie) ou 51 francs les 100 sacs.
La Cochinchine et le Cambodge consomment pour leur riz et leur
poivre de 15 à 20 millions de sacs de jute par an. On voit tout de
suite que l'Indo-Chine fait une dépense considérable pour l'achat de
ses sacs; d'après les calculs, la somme s'élève à 10 millions de
francs. Si nous faisions la plantation de jute et le fabriquions nous-
mêmes, ce serait un débouché pour notre industrie nationale et les
capitaux resteraient dans le pays.
— 29 —
Il résulte que la culture des textiles en Indo-Chine est éminem-
ment favorable au commerce intérieur et peut devenir la source d'une
vraie puissance industrielle, car la matière première est indispen-
sable à la consommation annuelle.
Il reste la question de la décortication des fibres à résoudre. Bien
entendu, si l'on faisait une très forte culture de jute, il serait indis-
pensable d'avoir des machines. Les ouvriers de ce pays sont déjà
familiarisés avec ce travail.
Dès qu'ils auront vu le fonctionnement de ces machines, ils ne
manqueront pas de se perfectionner dans leur tâche en rendant des
services à la fabrication.
Il y a encore bien d'autres plantes textiles : bananier sauvage,
amiante, coton minéral, mais je ne peux insister longuement sur
ces cultures. Ce qui est important, c'est de montrer en quelques
mots, le développement agricole de ce pays, qui s'accroît sans cesse
et fait entrevoir dans l'avenir une richesse merveilleuse.
CHAPITRE V

Richesso agricole : lo ver h soie abondant surtout en Annam. — Procédés de la


sériciculture, modifications qu'il y aurait à introduire, pour faire du marché
indo-chinois lo premier du monde au point de vue do la soie. — Richesses
minières considérables: or, fer, galène, plomb argentifère, quartz, dolomie;
le bassin minier est fort étendu (vallée de Ngan-Son).

Dans la France extrême-orientale, chaque région a sa culture


propre et sa richesse spéciale. Ce pays, nous pouvons le dire, réali-
sera bientôt son oeuvre économique.
L'Annam, entre autres, renferme une abondante source de
revenus, le commerce et l'industrie séricicole. Il faut noter que
l'Annam a une population de 7 millions d'âmes dont presque la
moitié s'occupe de sériciculture.
Est-ce une base de richesse que l'élevage des vers à soie qui
nous fournissent les soies grèges ? Est-ce que l'industrie séricicole
servira les commerces locaux et empêchera l'importation des pro-
duits étrangers? L'élevage des vers à soie et le filage des cocons cons-
tituent-ils une évaluation exacte pour l'avenir de la production de
l'Indo-Chine?
L'histoire constate qu'au xvie siècle, les Muongs (population
originaire de l'Indo-Chine) connaissaient déjà l'utilisation des vers
à soie que leur avaient enseignée les Chinois. Après une série de
luttes contre les Annamites, les Muongs ou Mois disparaissaient et
laissaient toute leur sériciculture dans la main de leurs adversaires.
Les siècles ont passé sans que les Indo-Chinois apprissent à
améliorer la soie : ils ne l'utilisent que pour l'industrie locale.
Pourtant, dans l'Indo-Chine, on pratique beaucoup cette culture,
mais surtout au Tonkin et en Annam. Suivant des observations
qu'on a faites en Annam, les vers à soie se reproduisent toujours
entre eux sans que les Annamites aient songé jamais à établir le
moindre croisement ; il en est résulté un appauvrissement et une
dégénérescence presque complète. Si l'on veut pratiquer sérieuse^
ment la sériciculture qui, je le répète, est la principale richesse de
l'Empire, il faut faire croiser les vers à soie d'Indo-Chine avec
ceux de Chine ou du Japon et se livrer à une sélection microscopique
sévère.
— 31 —
Il est bien évident qu'on devra sacrifier quelque argent au début,
mais, dans l'avenir, on en retirera un bénéfice qu'on a peine à
croire.
Tous les éléments sont là ; les mûriers en quantité, les vers à
soie innombrables, les manufactures de soie déjà organisées; les
marchés français, chinois, et américains très favorables aux pro-
duits, Ce développement prendra-t-il de l'extension? Il convient
d'observer que depuis quelques années, les soies indo-chinoises ne
sont pas utilisées directement à la métropole.
Avant d'arriver dans les manufactures de soieries de Lyon, elles
passent d'abord en Chine. Et à qui la faute ? Au manque d'amélio-
ration des grèges filées. Pour cette raison, les Chinois, en achètent à
bas prix et avant d'arriver au marché européen, les soies grèges
passent dans les machines chinoises pour donner la soie filée.
D'après une statistique établie par la Chambre de commerce de
Lyon, la France a reçu en 1899, la plus grande partie des grèges
filées à Canton. La quantité reçue représente plus de 64 millions
de francs.
A la suite de la campagne de 1900, les grèges filées à Nam-
Dinh se sont élevées au prix de 35 francs le kilo sur le marché
européen, alors que la soie filée chez l'indigène ne valait normale-
ment qu'environ 18 francs le kilo.
Si nous essavons de calculer le produit de 1908 pour 1 million de
kilogrammes de soie grège ou filée, à raison de ce taux de 18 francs,
le kilo, nous trouvons que le bénéfice s'élève au chiffre de 18 mil-
lions de francs.
D'après les calculs les plus récents faits à la suite de sérieuses
enquêtes, on évalue en 1904 à 600.000 kilogrammes, la moyenne
de soie grège produite annuellement par l'Annam et le Tonkin. Et
au bout de 3 ans, c'est-à-dire en 1907, ce chiffre s'élève presque au
double, car l'amélioration de la filature annamite a déjà profité, tout
à la fois à la France d'Asie, dont elle augmente la richesse au point
de vue agricole, commercial et industriel et à la France d'Europe,
Il est bon d'ajouter qu'en ce moment les Annamites comprennent
leurs intérêts économiques et ont organisé une association séricicole
sous le nom de Société de Tam-Ty.
Cette société est en train de chercher des améliorations. Bientôt,
elle aura des méthodes modernes, des machines européennes, des
magnaneries perfectionnées et les outils nécessaires. Alors des
32 —
.—
capitaux afflueront et l'on verra dans une dizaine d'années, le mar-
ché de la France coloniale devenir, pour la soie, un des premiers du
monde entier.

RICHESSES MINIÈRES

Est-ce que la France d'Asie est un pays de mines ? Cette question


ne peut plus faire de doute, aujourd'hui, que plusieurs ingénieurs
français, allemands et américains après avoir entrepris des recherches
ces dernières années, ont abouti au même résultat. Nous pouvons
admettre que le sous-sol indo-chinoisrenferme une immense quan-
tité de capitaux dormants.
Ils ont été exploités un peu sous le règne de Le, par les Chinois
et les Annamites, mais faute d'expérience et faute de capitaux dis-
ponibles, ils ne purent en exploitant ces gisements miniers, arriver
qu'à un faible résultat. Il y avait encore un autre inconvénient : les
exploitants ne pouvaient ni vendre ni employer les métaux trouvés.
A cette époque, il y eut des ordonnances royales tellement
sévères que les exploitants de mines étaient obligés d'apporter leurs
métaux trouvés devant le roi et celui-ci leur remettait quelques
lingots, soit d'or, soit d'argent en échange, mais l'échange était
une bien faible compensation en pourcentage.
Les premiers n'avaient pas le droit de faire circulerleurs métaux
sans qu'ils fussent frappés de la marque du monarque régnant. De
telles entraves faisaient que personne n'enviait d'exploiterdes mines
et de continuer les recherches. Mais en tout cas, le rendement fut
assez fort. Il est bon de rappeler que le roi Tu-Duc a indemnisé, de
ses propres lingots d'or, l'Espagne jusqu'à concurrence de 200.000
francs et la France pour 20 millions. Ces lingots que l'on voit
aujourd'hui à l'Hôtel des Monnaies, à Paris, pèsent de 1 à 3 kilog.
d'or pur.
A l'époque du règne de Gia-Long, l'or était excessivement rare.
Il y en a en circulation, mais on le garde comme un trésor secret.
La coutume est de le placer dans un pot qu'on enterre au milieu de
la maison ou au pied d'un arbre. On ne s'en sert qu'en cas de force
majeure, par exemple la guerre ; on l'emporte sur soi pour se pro-
curer les provisions nécessaires pendant la fuite. C'est pourquoi l'or
et l'argent disparurent en peu de temps de la circulation. La sa-
pèque qui « est une pièce ronde percée d'un trou carré, équivaut
— 33 —
normalement à un quatre cent millième de piastre, c'est-à-dire qu'une
piastre vaut 2 fr. 50 et représente 4.760 sapèques. On enfile 590
sapèques sur un lien de jonc ou de paille souple qu'on appelle une
ligature». Les sapèques circulent,à la place des lingots d'or et
d'argent comme monnaies légales.
Je reviens sur la situation minière actuelle qui est aussi pour
nous, une forte richesse.
D'après une enquête d'un ingénieur français, publiée dans un
journal de VAsie française de 1904, on trouvait à cette époque cent
trente-six mines, pouvant se répartir de la façon suivante :

Mines d'or 34
,
— de fer 38
— de salpêtre 20
— d'argent 14
— de cuivre 9
— de plomb 8
— de zinc 7
— de soufre 2
— de houille 2
— de mercure 1

— d'étain 1

Total 136
La plupart de ces exploitations entreprises par la main-d'oeuvre
indigène ont été ensuite délaissées. Un moment, on a pensé qu'il y
aurait quelque profit à recueillir le mineraisoit dans le Fleuve Rouge
ou Song-Coï, soit dans la Rivière Claire, que l'on disait très riche
enalluvions aurifères. Certaines personnes ont déjà tenté la recherche
de ces alluvions. On obtient à chaque panier de sable aurifère
1 demi-gramme d'or.
D'après les documents établissant les recherches dans le fleuve
Sang-Coï il s'y trouverait des couches minéralisées dont l'épais-
seur varierait de 1 à 2 mètres. Ce sont des quartz aurifères im-
prégnés de pyrites et de galènes également aurifères. On a jugé
opportun de faire une usine d'essai ; suivant le calcul, on pourrait
exploiter au moins 20.000 tonnes par an, à raison de 70 tonnes
par jour. L'exploitant obtiendrait de ces gîtes environ 13 grammes
d'or à la tonne, avec une proportion double d'argent. Les dépenses
3
— 34 —
d'exploitation (y compris les dépenses imprévues), l'extraction, le
roulage, le transport du minerai à l'usine et les frais généraux ne
dépasseraient guère 14 à 17 francs par tonne. J'estime d'après les
chiffres que les propriétaires de ces mines pourront bénéficier de
1540 fr. par jour.
On n'a jamais songé à exploiter les mines de fer si abondantes,
si riches, qui occupent presque tous les plateaux du Delta. Il faut
cependant songer sérieusement à cette exploitation, puisque le fer
est la principale source de la consommation locale, en raison du
développement que va prendre la France d'Asie, par la construc-
tion de voies ferrées, de ponts, de charpentes et d'autres oeuvres
d'art de toute nature. Suivant les statistiques de la douane, l'Indo-
Chine consomme du fer de toute espèce. Les statistiques de la
douane ne donnent pas le détail pour le Tonkin, mais seulement
le chiffre global des objets importés.
En 1896 4.790 tonnes importées.
En 1898 7.128 —
En 1901 24.471 —
Il manque les chiffres des cinq dernières années sur l'importation
de fer, mais il convient de remarquer que la construction des réseaux
indo-chinois a consommé au moins quatre fois plus de fer qu'en
l'année 1901.
J'ai relaté quelques chiffres d'importations sur lesquels j'ai passé
rapidement parce qu'ils concernent plus spécialement certaines caté-
gories de consommateurs.
Continuerai-je cette énumération des gîtes métallifères ? Dois-je
dire qu'il y a abondance de mines de galène,de plomb argentifère,
de quartz, de dolomie cuprifère qui dominent dans la vallée de
Ngan-Son où serpente une rivière qui dessert un bassin minier très
abondant.
CHAPITRE VI

L'industrie se développe assez rapidement ; les rizeries se forment; détails sur


le travail que l'on y fait, conseils et encouragements prodigués. — Lenteur
du progrès industriel par suite de la routine. — Industrie de la broderie,
fort ingénieuse, mais reposant sur des procédés rudimentaires ; il en est
ainsi pour toute industrie telle l'industrie de la nacre sur bois, l'industrie
de la natte.

La France d'Asie deviendra-t-elle un pays industriel? Une ère


d'industrie grandiose paraît s'ouvrir pour le pays, témoin les pre-
miers essais hâtifs, désordonnés encore, qui se manifestent actuel-
lement. Mais il faut que la France d'Europe s'y intéresse en
participant à ce mouvement et en s'occupant de gérer ses inté-
rêts nationaux.
L'Indo-Chine est un pays neuf; tout lui manque, tout lui est
nécessaire. Si nous voulons développer son industrie stationnaire*
il est absolument certain que le génie de ce peuple ne manquera pas
de donner de très féconds résultats. Ce peuple est en effet intelli-
gent, vif, sobre, travailleur et acharné à la tâche ; sa décadence
est imputable à son gouvernement qui ne lui donne pas une instruc-
tion convenable, ne veut lui apprendre un métier quelconque et le
laisse malgré tout dans l'oisiveté. Il est intéressant de constater le
développement de l'industrie de ce pays. En 1904, il y avait 9 rize-
ries à Saïgon et Cholon et 300 décortiqueurs à bras dans les fau-
bourgs. Au bout de trois ans après, les rizeries augmentent presque
de la moitié, c'est-à-dire qu'en 1907 le nombre des rizeries est de 16.
La plupart des rizeries de Cholon sont aux mains des Chinois et les
autres dirigées par des Allemands.
Dans toutes ces grandes usines, on ne trouve ni Français ni Indo-
Chinois. Et pourquoi la métropole parle-t* elle toujours de son génie
colonisateur et laisse-t-elle échapper la principale ressource écono-
mique de cette colonie sans s'apercevoir que la richesse du pays
s'écoule comme un torrent ?
Depuis quelques années, des décortiquages de riz ont été créés,
alimentant surtout le commerce d'exportation entre les mains d'Alle-
mands tels que Spédelf et Cic et réalisant les plus forts bénéfices de
toutes les autres industries.
— 36 —
Cette industrie, qui donne à Cholon un aspect de cité purement
industrielle ou mieux qui la fait ressembler au Far-West américain,
a fait des progrès très considérables.
Vers le mois de mars — c'est le grand mois de récolte — on
aperçoit les jonques chargeurs qui reviennent de la province, entas-
sées dans l'arroyo de Cholon et qui accostent au bord du magasinage.
A cette époque la cité apparaît dans une atmosphère de fumée pous-
siéreuse ; on y entend des bruits persistants et uniformes, le va-et-
vient des porteurs de paddy, le brouhaha des élévateurs, des polis-
seurs, des chaudières, le roulement des meules, des tamis, le tour-
noiement des ventilateurs. Tout cela met dans la ville un mouvement
intense et ininterrompu.
En 1881, Cholon ne fournissait que 332.000 tonnes de riz sorti
des meules ; ce chiffre s'est successivement élevé, en 1885, à
474.000 tonnes; en 1890, à 600.000 tonnes ; en 1895, à 617.745
tonnes; en 1900, à 915.657 ; en 1901, à 902.360; en 1906, il s'élève
formidablement à 1.500.000 tonnes.
Une statistique de la chambre de commerce de Saïgon nous ren-
seigne, dans la Quinzaine Coloniale, sur les recettes des douanes et
régies qui, comme on sait, constituent de beaucoup la plus impor-
tante ressource du budget général et par suite desquelles la situation
financière de la France coloniale s'améliore et progresse toujours.
D'informations récentes, il résulte que pour le premier semestre de
1907, ces recettes ont atteint le chiffre de 14.409.000 piastres *,
donnant un excédent de 1.150.000piastres sur les recettes correspon-
dantes de 1906.
On sait que les moulins indigènes n'ont pas disparu, en raison
des usines à vapeur concurrentes. Aussi les consommateurs locaux
préfèrent-ils le riz blanc que manipulent les indigènes ou les Chinois.
On le paye bien plus cher que le riz blanc d'usine. Le riz
moulu à bras exige plus de soins ; il est moins cassé, de qualité
supérieure et sans odeur particulière comme le riz sorti d'une usine
mécanique.
La France d'Asie et sa métropole pourront-elles exercer leur acti-
vité dans l'industrie du riz ? C'est là, une question d'intérêt urgent,
qu'il ne faut pas tarder h résoudre, car notre richesse économique y *
est impliquée et en dépend. Dès que nous dirigeons une usine, il est

1. Ln piastre vaut environ 2fi\ 10 A 2fr. 90; sa valeur varie suivant le change.
— 37 —
certain que les paysans, les cultivateurs, les commerçants, tous
nous vendent leur récolte, au lieu de la vendre à des marchands
étrangers. Ne tardons pas à résoudre cette question importante.
Associons-nous, établissons-nous des usines de décortiquage du riz
pour, en premier lieu, défendre notre intérêt national, et deuxième-
ment pour fournir des places aux gens oisifs et sans métier.
A cette heure, toute la question du développementindustriel peut
se ramener à ces deux problèmes, savoir : 1° enrichir le budget local,
exploiter les terres vierges, agrandir les domaines ruraux ; 2° enri-
chir le peuple, civiliser les indigènes, nourrir les pauvres et perfec-
tionner les ouvriers.
Hâtons-nous donc de créer de nombreuses industries, les premiers
moteurs de civilisation, pour relever notre race et la faire prospérer.
En Indo-Chine, la presque totalité de la richesse économique et
industrielle est inconnue encore aujourd'hui. L'une des industries
qui devraient le plus prospérer est sans contredit l'industrie de la
broderie, dont le centre est à Hanoï. Cette industrie déjà célèbre
en Europe, comme les porcelaines Awata du Japon, manque d'organi-
sation. Il n'existe ni manufacture ni atelier sérieux. A Hanoï, la brode-
rie ne se fait que chez les particuliers et c'est très incommode pour
les commerçants. Parfois, en effet, il peut arriver des accidentsimpré-
vus dont personne n'est responsable. Certains ateliers chez les par-
ticuliers où ne travaille que la femme et les enfants, offrent un aspect
simple et modeste ; on n'y voit pas de machines. A chaque métier
se trouvent deux femmes, l'une assise et les pieds tendus, fait aller
la navette à la main, l'autre tisse les fils de toute couleur suivant
le caprice du dessin. Il n'y a point d'autre force motrice que celle
du muscle de la femme. Quand le travail devient délicat, les
aiguilles sont maniées et piquées de haut en bas et de bas en haut,
fil par fil, chaque motif étant reproduit sur le modèle même, dont
la trame transparente laisse suivre le détail, et le serrage des fils,
aux passages plus ou moins bombés, se fait par la force de la
main.
En dehors des métiers d'art qui ne comportent qu'un minimum de
machinisme et jusque dans l'industrie, où le machinisme peut au
contraire acquérir son maximum de développement, persistent les
vieilles méthodes ; on ne cherche pas à inventer de nouveaux styles
ni à perfectionner le mécanisme.
Il est encore plus facile de donner d'autres exemples de procédés
— 38 -
industriels rudimentaires. Telle l'industrie de la nacre sur bois.
Cette industrie est unique dans le monde entier. Il n'y a que l'Indo-
Chine et le Japon qui puissent l'exercer. Mais toujours, l'organisa-
tion fait défaut. On ne voit pas de fabricant sérieux s'ingénier à
développer cette industrie, non seulement pour l'amélioration de
l'ameublement des indigènes, mais encore pour l'exportation en
Europe.
L'impression la plus forte de vitalité indo-chinoise, dont je me
souviens avec une véritable tristesse, c'est celle que produit l'indus-
trie des nattes. Les nattes que l'on vend en France sont des nattes
indo-chinoises. 11 est étrange et incompréhensible, que les indigènes
et les Français n'en fassent pas le commerce ; ils laissent tous les
profits aux Chinois. Ceux-ci achètent les nattes annamites et les
exportent en Europe, sous le nom de « natte de Chine », mais, en
réalité, la natte de Chine provient uniquement de notre France
d'Asie.
CHAPITRE VII
Tableauxcomparatifs des importations et exportations. — Extension nécessaire
de l'activité économique ; insouciance coupable. — Navigation, cabotage
sans développement, voies de communicationsinsuffisantes. — Concurrence
redoutable et habile de la Chine. — Moyens de la contrebalancer, de la
réduire.

Depuis déjà plusieurs années, la situation commerciale de l'Indo-


Chine s'est développée fortement sur le marché. Les progrès de la
situation économique se font graduellement et sans cesse. Lorsque
l'on consulte, en effet, les renseignements officiels, qui ont été
publiés sur les tarifs des marchés importateurs et exportateurs, on
constate que le mouvement commercial de notre France extrême-
orientale s'est affirmé d'une manière remarquable, par la plus-
value continue des produits commerciaux et par une succession
ininterrompue d'excédents budgétaires.
Il n'y a pas de raison pour que l'Indo-Chine échappe à une loi
générale qui est une loi de la nature. La prospérité du commerce du
riz, déjà reconnue dans le monde entier, est une preuve de l'abon-
dance des récoltes et des recettes budgétaires elles-mêmes.
Il n'en avait pas fallu davantage pour provoquer les dépréciations
et éveiller les inquiétudes de l'opinion publique, toujours impres-
sionnable. Cependant, je ne puis dissimuler la véritable cause de
la crise de 1904, qui s'est abattue sur l'Indo-Chine, frappant tour à
tour les trois régions agricoles les plus riches : l'Annam, le Tonkin,
et surtout la Cochinchine; détruisant en partie leurs récoltes, ame-
nant par suite un état de gêne général dans l'activité du commerce
et dans la situation des finances publiques. Mais les indigènes ne
découvraient point en ces crises ce que je viens de dire : c'étaient
des ouragans, des inondations, fléaux passagers, qui causaient le
désastre des plantes. Heureusement que les récoltes du riz se renou-
vellent et que les indigènes n'ont jamais désespéré.
C'est ce qui s'est produit, en effet. Dès la fin de 1906, la récolte,
favorisée par des conditions climatériques excellentes, s'annonçait
comme plus que satisfaisante et on a déjà constaté, en Cochinchine,
une reprise considérable de l'exportation des riz, par comparaison
avec la période précédente de 1906.
— 40 —
Les exportations de riz et de ses dérivés au port de Saïgon, pen-
dant le premier trimestre 1907, se sont élevées au total formidable
de 721.058 tonnes, soit le double de l'année passée, pendant la même
période, qui n'a atteint que 361.923 tonnes '.
Il convient de relever les chiffres ci-contre pour donner l'idée de
l'importance du marché d'exportation.
Premier semestre Exportations
Tonnes

1901 343.522
1902 480.578
1903 398.118
1904 425.886
1905 331.523
1906 361.923
1907 721.058
Les exportations en 1907 et 1906 se répartissent de la manière
suivante entre les divers pays destinataires.
1907 1906
Pays Tonnes Tonnes

Ports de France 71.507 66.468


Colonies françaises 8.208 5.286
Ports d'Europe 47.906 38.318
Port-Saïd, à ordre 26.997
Indes néerlandaises 10.392 38.885
Singapour 19.162 71
Philippines 29.104 37.336
Hong-Kong 369.277 104.500
Autres ports de Chine 87.936
Annam et Tonkin 967 6.705
Japon ; 49.556 87.680
Grâce aux demandes actives de Hong-Kong et de la Chine, les
cours se sont maintenus constamment en hausse. Pour la première

1. Ces chiffres sont extraits des documents officiels publiés par la Quinzaine
coloniale, 1907, n° 1C.
— 41 —
fois, depuis trois ans, on a vu l'état des recettes du budget général,
atteindre en mois d'août 1907, 19.750.000 piastres, en excédent
de 3.650.000 piastres, sur les recettes correspondantes de l'année
1906.
Au moins, peut-on considérer ces rendements comme une pro-
messe d'une ère de prospérité commerciale, qui commence et ne
fera que croître et progresser.
Quoique la situation, d'ailleurs à ce point de vue, soit loin d'être
encore brillante, elle le serait davantage, si nous faisions tous nos
efforts pour améliorer notre organisation industrielle.
A l'heure actuelle, le mouvement commercial accuse des plus-
values qui sont le témoignage d'un développement économique
plus rapide et plua considérable qu'en ces derniers temps. Le déve-
loppement du commerce général de la France d'Asie et spécialement
de ses échanges avec la Francemétropolitaine a déjà procuré d'excel-
lents débouchés à certaines industries de la métropole.
La République française d'outre-mer doit devenir non seulement
à cause de la consommation intérieure, accrue et réservée à l'indus-
trie métropolitaine, mais encore par sa situation domaniale, par
l'extension de ses voies de communication vers la Chine et vers le
Siam, et enfin, par son rayonnement politique sur les autres États
circonvoisins, le grand marché des produits français en Extrême-
Orient.
Ces considérations imposent de grands devoirs. Il convient de
préciser le problème. La péninsule indo-chinoise possède de nombreux
ports : Saïgon, Tourane, Haïphong, Mytho et les autres ports sur le
Mékong. Je m cite que les plus importants. Or aucun n'a l'ampleur
de ceux de Hong-kong et Shanghaï, en Chine, Yokohama et Naga-
saki, au Japon. Il faudrait les agrandir pour les préparer au rôle
qui leur incombe. Or le plan de réformes maritimes, déjà réclamé
depuis de longues années, demeure sans applications par le manque
d'énergie du gouvernement. Il est temps de réorganiser convena-
blement nos ports et nos communications, alors que le Tonkin s'in-
génie à trouver des débouchés pour ses industries et que la Cochin-
chine va exporter ses produits surabondants. Il est également indis-
pensable d'avoir des services de navigation intérieure. Si l'on
néglige le commerce de cabotage, on manquera de communications
rapides, de marchés nécessaires et des fournitures de première néces-
sité.
Tout cela serait dans l'ordre. Il est incroyable, au contraire, qu'on
_ 42 —
se plaise à aggraver la durée des voyages, au lieu d'encourager
ceux qui seraient tentés de faire le commerce de cabotage voire
même au long cours.
Il est très regrettable, au moment où nous sommes entrés dans
une période de renaissance, et d'activité nationale de voir les navires
anglais et allemands sillonner en tous sens, non seulement la merde
Chine, mais encore la longue route maritime qui conduit d'Extrême-
Orient en Europe. Le pavillon français qui flottait jadis sur toutes
les mers, aujourd'hui ne se voit plus guère que dans les ports de
France et quelques ports des colonies.
Le service de navigation en Indo-Chine est déjà presque orga-
nisé actuellement, mais cette organisation ne relève pas du gou-
vernement de la colonie : elle est due aux Chinois, qui possédant un
tempérament d'hommes d'affaires, ont rivalisé avec les Français sur
toutes les lignes fluviales, grandes et petites, du Mékong et de la
rivière de Saïgon.
Nous citerons l'exemple d'un Chinois, arrivé en Cochinchine, il
y a une vingtaine d'années, sans fortune, ni bagages. Il commença
à travailler au début, pendant cinq ans. En possession de quelques
milliers de piastres, il sacrifia cette petite fortune pour acquérir une
ohaloupe d'occasion. Avec ce bateau, il détient aujourd'huiles com-
munications de toutes les stations de la rivière de Saïgon. C'est
incroyable, mais cela est exact ! Ce Chinois, chaque année, achète
un bateau nouveau, si bien qu'à l'heure actuelle, il est million-
naire. Les bateaux semblent engendrer des bateaux ; il en possède
actuellement une douzaine au moins, et il tient en maître presque
toutes les stations importantes. Cette rivalité commerciale est une
véritable invasion. Les Chinois réussissent comme ils veulent. Il
y a deux ans, lors d'un séjour en Cochinchine durant les grandes
vacances, j'ai remarqué qu'à la descente des trains des voyageurs
arrivant de Saïgon, les Chinois qui les attendaient avec une patience
inlassable, les accueillaient et les embauchaient, hurlant, criant,
pour que les matelots activassent le départ et la marche et qu'ils
puissent arriver le plus tôt possible à destination. Il est évident
que cette façon d'agir permet aux Chinois de faire des affaires,
parce que leurs bateaux arrivent presque toujours les premiers à
destination et surtout que leur chargement peut être vendu meil-
leur marché que celui des autres bateaux.
D'ailleurs, les Chinois sont si nombreux. Quand même la riva-
lité des autres puissances limiterait leur intervention, les Indo-Chi-
— 43 —
nois seraient encore de longtemps incapables de lutter contre une
pareille invasion.
Par exemple, il est très curieux de voir, la nuit, les Chinois
hôteliers, circuler constamment sur le port, dans la main une lan-
terne, portant le nom de son hôtel. Sitôt que le courrier parvient
au port, ils se pressent, ils courent, ils volent pour montrer leurs
lanternes aux voyageurs et pour les aider à porter leurs bagages.
Une fois que le voyageur est entré dans son hôtel, à n'importe
quelle heure, on lui apporte la théière, l'eau chaude pour la toilette
et un repas substantiel.
Je ne conteste pas, d'après mes impressions, que les Chinois ne
puissent nous concurrencer. A cette heure, ils sont les principaux
facteurs de l'activité économique de la France extrême-orientale.
A leur exemple, l'indigène s'inculque le sens et la pratique des
affaires ; déjà s'est établi un hôtel assez confortable près de la gare
de Mytho.
Y aurait-il un péril économique pour la France d'Asie ? Pourtant
je vois presque partout que les étrangers ont fortifié et développé
leurs colonies. Il faut que la France métropolitaine s'occupe un
peu plus d'organiser sérieusement une instruction commerciale et
industrielle, afin que le pays puisse diriger et développer sa richesse..
Si cette rapide étude du développement économique de l'Indo-Chine
inspire aux esprits un sentiment, ce n'est ni une crainte ni un regret,
mais plutôt de l'admiration et de l'espoir. Quelles que soient les
misères inhérentes aux crises, la nation indo-chinoise aura gagné à
se renouveler pour réaliser de plus grandes destinées.
Toutefois, la rénovation économique et morale se fait déjà sentir. '
La France coloniale aura été une source de biens, non pas seule-
ment pour la France mais encore pour le mouvement commercial
du monde.
L'Indo-Chine pourrait concurrencer les autres nations par ses
produits d'importation et d'exportation, en luttant de bon marché
dans la vente d'articles identiques. Et si le grand commerce asia-
tique devient de plus en plus un commerce de spécialités et de
nouveautés, il fera admirablement profiter les grands artistes et les
connaisseurs de son art plastique et de ses beautés harmonieuses,
et les nations à ce contact développeront et étendront encore leur
sens artistique. Dans cette coopération utile et bienfaisante, l'Indo-
Chine aura sa belle part, tout en satisfaisant ses intérêts économiques
sans danger pour personne.
CHAPITRE VIII
L'ENSEIGNEMENT PUREMENT ANNAMITE

1° Enseignement annamite primaire et secondaire.

Enseignement primaire annamite. — Il est artificiel et incomplet. — Enseigne-


ment secondaire ; il est donné dans les cours de Doc-Hoc ; il est couronné
par des examens qui ouvrent l'accès au mandarinat. — Cet enseignement est
archaïque; il repose sur la routine ; il est rebelle à toute innovation.
La pédagogie est a réformer ; elle néglige le jugement pour ne s'adresser qu'à
la mémoire qu'elle surcharge inutilement. — Nombreusesannées consacrées
à apprendre l'écriture idéographique. — Pour les besoins de la vie quoti-
dienne, on se sert de l'écriture cursive, assez difficile. — Les Cochinchinois
ont adopté l'écriture ;< Quâc-ngu ».
2° Enseignement franco-indo-chinois primaire.

11 est assez récent. — Enseignement primaire provincial, enseignement primaire


cantonal. — Pour le cantonal établissement de bourses communales.— Pour
le provincial, bourses de l'État. — Situation misérable des instituteurs, trai-
tement insuffisant. — Enseignement routinier, mal ordonné.

3° Enseignement secondaire franco-indo-chinois.


Il comprenddeux catégories : les écoles de l'État et les établissementsreligieux
libres. — Les établissementslibres sont payants (école Tabert) ; le stage sco-
laire y est très long et l'enseignement peu pratique. — L'enseignement de
l'État comprend deux établissements, l'un h Hanoï, l'autre h Satgon, — A
Saïgon, le collège de Chasseloup-Laubat a une bonne organisation. — Les
élèves diplômés entrent dans l'administration. — L'enseignement profession-
nel y est donné ainsi que trois écoles créées à Saïgon, Hanoï, Hué; malheureu-
sement cet enseignement manque de méthode.

4° Enseignement supérieur.

Il est tout récent. — La première Université indo-chinoise a été ouverte à


Hanoï le 4 novembre 1907; tous les cours ne sont pas encore professés; il
faut attendre pour émettre une opinion.

Avant la conquête de la France, l'enseignement indo-chinois,


organisé à l'antique, était rudimentaire. Sous le régime féodal, c'est-
à-dire à l'époque où le Cochinchinois et le Tonkinois étaient vassaux
— 45 —
du suzerain annamite, l'enseignement suivit le programme du
royaume d'Annam. Il y avait, en dehors des écoles féodales, les
écoles libres ou communales créées par les familles honorables et
riches pour y propager leurs idées morales. Elles étaient ouvertes à
toutes les classes de la population, mais la loi sur l'enseignement
obligatoire y était naturellement inconnue. Ces écoles sont tenues
par des maîtres libres, respectés de tous pour leur savoir et tenus
en haute estime en raison de leur sagesse. Bien qu'ils n'aient pas
toujours des titres universitaires, ils possèdent une instruction et
une éducation suffisantes pour diriger les cours élémentaires.
Depuis nombre d'années, les écoles existent, mais elles ne sont
pas suffisamment fréquentées par suite des préjugés *du peuple qui
ne se rend pas compte de la nécessité de s'instruire. Cependant, on
a remarqué que les indigènes apprennent dans leur extrême jeu-
nesse avec une très grande facilité, une patience qui jamais ne se
lasse. Devenus hommes, ils oublient rapidement ce qu'ils ont appris
avec tant de zèle. La cause en est dans la mauvaise organisation de
l'enseignement. On ne sait pas enseigner aux jeunes annamites des
connaissances spéciales, qui les initieraient aux procédés de chaque
métier. On leur enseigne la lecture, l'écriture des caractères idéo-
graphiques qui étaient la base d'étude du chinois classique et le
calcul. L'instituteur leur fait encore apprendre quelques textes de
morale de Confucius, quelques caractères phonétiques et les exerce
à des lectures vulgaires.
Cet enseignement est absolument artificiel. Les instituteurs s'ap-
pliquent à traduire fidèlement le texte de l'auteur sans songer à
critiquer et à émettre des idées nouvelles. Ils se reposent sur la
routine. Les élèves sérieux, intelligents et attentifs se sentent-ils
capables de se présenter au concours littéraire ; ils s'adresseront à
des professeurs titrés (giao-tho) pour subir les premiers examens,
qui les dispensent du service militaire ainsi que de la corvée. Ces
examens se passent au Tonkin et dans le village de Nam-Dinh.
D'ordinaire, la ville est calme et paisible, mais à l'époque des exa-
mens, Nam-Dinh est envahie par une foule qui s'élève au moins à
20 au 30.000 personnes et qui remplit les rues, les auberges, les
restaurants provisoires de ses cris vibrants et de son continuel brou-
haha.
Les examens, à l'époque actuelle, sont bien moins durs qu'au-
trefois, par suite de l'affaiblissement du mandarinat.
— 46 -
Que devient l'élève reçu au Khoa ! ? 11 est admis à suivre les cours
de l'école de Doc-Hoc (directeur des études) établie dans chaque
chef-lieu de province. Les élèves des cours de Doc-Hoc sont seuls
autorisés à se présenter à l'unique examen de Cu-nhon 2 qui a lieu
tous les ans et qui est le concours suprême. Après les examens,
les candidats reçus sont classés d'après leur rang d'admission. Les
premiersobtiennent les diplômesde Cu-nhon dont l'État fixe chaque
année le nombre ; les seconds reçoivent simplement les diplômes
de Tu-Tai 3.
Après le concours de licence, les candidats sont classés en plu-
sieurs séries : les premiers sont inscrits sur la table d'honneur
(Chanh-bang) et seuls admis à se présenter aux examens de Tàn-Shi
ou de doctorat, définitifs.
Ces concours ont lieu au Palais royal. Les candidats sont exami-
nés par des ministres choisis et présidés par le roi, qui reste le juge
de l'admission définitive.
Le candidat reçu Tân-Shi aura une place de mandarin supé-
rieur. Il va gouverner directement le peuple, sans connaître la
science du gouvernement, sans posséder un texte de loi, sans avoir
accompli le moindre stage.
La seconde série est inscrite sur une deuxième table d'honneur
(Pho-bang). C'est parmi eux que l'on choisira les Phu * ou Huyên b
au fur et à mesure des vacances qui se produiront.
Cet enseignement est archaïque. Les élèves préoccupés de déchif-
frer d'innombrables caractères ne peuvent acquérir ni sentiment
littéraire ni culture générale et le résultat de ces études est à peu
près nul. On dépense beaucoup de temps à écrire sans grande utilité
des poésies banales ou à composer d'élégantes maximes, au lieu
d'apprendre ce qui devrait être utile à la vie privée et à la vie
publique.
Quant à la pédagogie, la grosse question, c'est la question des
études primaires. Est-il possible à la mémoire de retenir tous les
caractères idéographiques si nombreux et si compliqués? Ne lui

1. Cycle qu'ils ont droit de parcourir jusqu'au but.


2. Grade équivalent à la licence.
3. Grade équivalent au titre de bachelier.
4. Chefd'une subdivision de la province.
5. Sous-chef d'une subdivision de la province.
— 47 -
impose-t-on pas un travail qui l'absorbe, fatigue l'activité intellec-
tuelle et nuit au jugement ?
L'écriture annamite est la même que celle des Chinois, des Japo-
nais et celle des Coréens. Elle se compose de signes ou de caractères
élémentaires qui représentent plus ou moins des lettres composées
et ont un caractère symbolique; autant il y a d'objets divers, autant
il y a de mots. Le mode de combinaison des caractères annamites
est très compliqué et très varié. Par conséquent le nombre des idéo-
grammes symboliques est très considérable.
Pour apprendre à écrire, l'Indo-Chinois passe toute sa jeunesse
à se mettre dans la tête des milliers de caractères d'un dessin assez
compliqué, mais ce travail aride et pénible n'est rien auprès de
l'effort intense qu'exige la lecture. Tout d'abord, l'élève lit la lecture
en langue morte, tous les textes du manuel classique,puis il les traduit
en langue maternelle. On se livre à peu près au même travail en France,
quand on lit des textes de Gaius pour faire une traduction en droit
romain.
Les élèves qui se présentent au concours de Cu-nhon ou de Tân-
shi parlent la langue morte bien mieux ou au moins aussi bien que
la langue maternelle. Pour arriver à ce résultat, ils se sont imposé
un véritable surmenage pendant plusieurs années et le profit intel-
lectuel est bien problématique. Cependant, la langue indo-chinoise
est une langue musicale ou plutôt phonétique, qui plaît à l'imagi-
nation et la met admirablement en relief. L'écriture est théorique-
ment esthétique ; la composition des caractères-images représente
assez ingénieusement les différents attributs des objets. Un exemple
permettra de mieux saisir le génie de cette langue : le mot Dieu
renferme les idées de « seul-homme-très grand ou de puissance »,
c'est-à-dire : «un seul homme de toute puissance ou Dieu ». Tous les
signes particuliers combinés pour former une lettre semblent don-
ner plus de logique à l'expression. Mais les inconvénients pra-
tiques l'emportent de beaucoup. 11 faut consacrer beaucoup de
temps à l'écriture d'une lettre et quand on est obligé de corres-
pondre avec les Européens, la difficulté s'aggrave et devient presque
insoluble. Mais les Annamites possèdent à côté de l'écriture idéo-
graphique dont les inconvénients sautent aux yeux, une écriture
cursive (pha-ta) très simplifiée dont les caractères sont déformés et
fort illisibles. Ils s'en servent pour les besoins de la vie quotidienne
et surtout pour le commerce ; les livres commerciaux sont écrits en
cursive.
— 48 -
L'écriture cursive constitue vraiment une écriture différente de
l'idéographie classique et un Indo-Chinois même instruit serait bien
souvent incapable de la déchiffrer et de la lire.
Pourtant, nous, Cochinchinois, nous avons adopté de bon gré, à
côté de l'écriture idéographique, une écriture courante (guâc-ngu) *
c'est-à-dire la transformation phonétique exacte en lettre latine de
la langue orale cochinchinoise.
Ce quâc-ngu n'offre aucune difficulté à la vulgarisation et n'al-
tère pas la prononciation étrangère. En même temps, les signes en
sont accessibles aux Occidentaux et d'un usage facile aux commer-
çants pour la tenue des livres conformémentau règlement édicté par
la loi.
Il en résulte encore un autre avantage. Les indigènes ne perdent
pas des années à posséder le quâc-ngu, comme le caractère phoné-
tique. Il suffit d'étudier convenablement pendant six mois ou un
an au plus,
VEnseigncment franco-indo-chinois.

Il y a une huitaine d'années, l'enseignement franco-indo-chinois


tendait à la transformation des anciennes écoles annamites en
écoles publiques françaises.
L'enseignement primaire provincial existe déjà pour le peuple
dans tous les chefs-lieux de provinces, mais il faut établir une dis-
tinction entre l'enseignement primaire provincial et un autre ensei-
gnement primaire lui aussi, mais cantonal.
Le dernier est étudié au moyen de bourses données par la com-
mune et tous les ans, les élèves de cette école passent un examen
dans l'école primaire provinciale pour obtenir une bourse de l'État.
Grâce à ces faveurs, les élèves boursiers pourront poursuivre
leurs études jusqu'au brevet élémentaire.
A l'heure actuelle, l'enseignement primaire provincial voit ses
conditions d'existence s'améliorer. Cependant, il existe encore un
vice grave et vraiment capital. C'est la triste condition des institu-
teurs, trop chargés d'élèves dans une classe inférieure, ils sont en
outre extrêmement mal payés. Le traitement d'un instituteur titu-
laire est ordinairement de 16 piastres par mois.

1. Cela veut dire : la langue de pays.


— 49 —
S'ils sont en province, ces appointements leur permettent de
vivre, mais à la capitale, ils sont obligés de s'imposer des priva-
tions ou de demander un supplément à leurs parents.
Cette situation précaire n'est pas faite pour encourager le zèle
des instituteurs et j'en ai entendu souvent déclarer qu'ils voudraient
bien quitter leur poste, s'ils pouvaient trouver ailleurs un emploi
quelconque.
Il est bien évident que la méthode d'enseignement se ressent de
cet état d'esprit et c'est la routine qui prédomine ; aussi les résul-
tats sont-ils médiocres.
Le travail des élèves laisse fort à désirer. Ils entrent à l'école à
huit ans et en sortent à quinze ans ; dans cet espace de temps, ils
ont beaucoup à apprendre, beaucoup aussi à désapprendre.
Le programme est très vague et mal coordonné.
Au sortir de ces sept années d'études mal dirigées, les jeunes
gens ne parlent pas le français ; ils connaissent à peine la géogra-
phie de l'Indo-Chine. Je ne parle pas de notions de géographie
générale qui sont très confuses; je me souviens de tel instituteur
de l'école primaire qui mettait un quart d'heure à trouver Toulouse
sur la carte physique de la France. L'histoire est seulement effleu-
rée, ils se contentent de connaître les quatre opérations d'arithmé-
tique.
Pour atténuer ces défauts, il faudrait recruter un personnel d'élite
qui s'appliquerait à inculquer avec zèle dans les esprits des notions
claires et précises, et des inspecteurs qui contrôleraient la
méthode d'enseignement et remédieraient aux vices du programme.

VEnseignement secondaire.
Comme le primaire, l'enseignement secondaire en Indo-Chine
comprend deux catégories : les écoles de l'État (le collège Chas-
seloup-Laubat, l'école secondaire de Hanoï, l'école professionnelle,
l'école normale) et les écoles libres dirigées par les religieux : l'Ins-
titution Tabert de Saïgon le collège Saint-Jacques et l'école des
Jésuites. En fait ces dernières sont des écoles plutôt payantes ;
sauf, pour un petit nombre d'élèves qui ont obtenu des bourses
d'État et sont obligés de passer leurs examens au collège de Chas-
seloup-Laubat, et quelques métis ou orphelins qui sont exemptés
des frais scolaires.
4
— 50 —
Une fois que l'on entre dans ces dernières écoles, surtout à l'Ins-
titution Tabert, on sort difficilement diplômé, car l'enseignement
de cet établissement est fort exigeant. L'élève capable ou non doit
rester deux ans dans chaque classe, or il y a huit classes dans cette
Institution, l'élève fait donc seize ans d'étudesjusqu'à la classe de
première.
Il est certain qu'un telle méthode d'enseignement est funeste. On
y trouve les mêmes défauts que dans l'enseignement primaire, mais
en quelque sorte aggravés.
A part quelques élèves exceptionnels qui sont régulièrement
inscrits au tableau d'honneur trimestriel et ne restent qu'un an
dans chaque classe, les autres se découragent et sortent au bout
de quelques années d'études.
D'ailleurs certaines études particulières comme le catéchisme, le
dessin, l'histoire sainte prolongent sans résultats bien profitables
le stage scolaire.
L'enseignement de l'État, en Indo-Chine,comprend deux établis-
sements secondaires : l'un à Saïgon, l'autre à Hanoï, Celui de
Saïgon, le collège Chasseloup-Laubat, a une organisation suffi-
samment développée. L'établissement ne reçoit que les élèves sortis
de l'école primaire et qui ont passé avec succès leurs examens.
La durée des études dans cet établissement est de quatre ans,
mais les deux premières années, on laisse les élèves dans le col-
lège de Mytho. Cet enseignement secondaire est d'ailleurs, loin
d'être gratuit, les frais scolaires s'élèvent à environ 140 piastres par
an pour les élèves refusés à leurs examens.
Toutefois, la France d'Asie accorde un avantage aux élèves
diplômés de l'enseignement secondaire. Seuls ils peuvent être nom-
més comme employés dans l'administration, seuls ils peuvent y
obtenir des emplois subalternes quelconques.
Dans le collège de Chasseloup-Laubat, il existe encore deux
autres catégories d'enseignement : l'une pour les enfants euro-
péens, candidats au brevet élémentaire, et les autres pour l'ensei-
gnement professionnel.
Ce dernier prend les candidats qui méritent d'être admis dans
l'enseignement technique. On en fait de bons et habiles ouvriers,
soit des industries mécaniques, soit des industries d'art. Trois
écoles professionnelles ont été créées déjà en 1898 et dans les
années suivantes, la première à Saïgon, la seconde à Hanoï et la
— 51 —
troisième à Hué, Elles ont bien réussi et rendent de réels services.
En effet, les élèves indigènes habiles y apprennent à exécuter de
remarquables travaux manuels. Mais il semble que l'enseignement
professionnel manque de précision.
A la sortie de ces écoles, je me suis rendu compte que la majo-
rité des élèves ne devenaient ni ouvriers, ni mécaniciens, ni indus-
triels, faute de méthode dans l'enseignement. Ainsi sont-ils sou-
vent incapables de s'en servir dans les services techniques et les
entreprises privées,

VEnseignement supérieur.

Il est bien temps aujourd'hui que la France d'Extrême-Orien


possède une Université unique sous le nom d' « Université indo-
chinoise ». L'ouverture de cours de cette nouvelle Université a eu
lieu le 4 novembre 1907,
A Hanoï, on souhaite avec enthousiasme son succès rapide ; elle
répond en effet aux désirs des indigènes qui depuis longtemps la
réclamaient.
Les indigènes, désireux de recevoir l'enseignementsupérieur qui
y est donné, sont déjà inscrits au nombre de cent vingt-cinq. Dans
ce nombre, il y a quatre-vingt-dix élèves qui ont justifié de la pos-
session de brevets élémentaires et sont reconnus comme étudiants
réguliers. Les autres sont admis comme auditeurs libres à titre
facultatif. On leur permet de suivre les cours qui leur plairont.
L'organisation de cette Université est encore sommaire et provi-
soire : en effet la bibliothèque n'est pas encore tout à fait installée,
non plus que la salle des conférences et j'espère que cette organisa-
tion provisoire fera bientôt place à une organisation définitive. En
particulier l'Université devrait avoir une salle de lecture annexée à
la bibliothèque et ouverte à tous.
D'ailleurs les programmes de l'enseignement ne sont pas termi-
nés. C'est ainsi qu'il n'existe encore ni chaire d'histoire, ni chaire
de philosophie indo-chinoise. Mais tout cela se réalisera bientôt;
il faut attendre encore quelques années et alors l'Indo-Chine
possédera un enseignement supérieur qui rendra de grands services
à la jeunesse indigène
CHAPITRE IX

Une réforme de l'Enseignement s'impose ; il faut aider à l'évolution, marcher


de pair avec le progrès. — L'A ni o indo-chinoise a besoin de s'adapter à
l'âme française; elle ne sait quelle méthode suivre ; c'est à la France qu'il
appartient de la guider. — Les résultats en seront considérables. — La
nation indo-chinoiso peut se relever, abandonner sa routino, et s'européa-
niser, or jusqu'ici la France n'a h peu près rien fait; il est temps d'aider lo
mouvement des esprits qui s'organisent pour la création d'associationsd'en-
couragoments.
Juridictions indigènes : L'administration communale joue le rôle du juge d'ins-
truction, elle transmet les pièces h l'administrationpréfectorale. — Le Phu
juge en premier ressort, le lieutenant criminel en dernier ressort, si la peine
n'entraîne que la bastonnade. — Sinon, il transmet le dossierau ministre do
la justice, qui a besoindo lasanction royale. Donc trois juridictions en matière
criminelle. — En matière civile, il est à peu près do mémo, les juges sont
les administrateurs. A tous les degrés, la justice est gratuite.
Juridiction française : La justice française ignorant souvent les moeurs ot la
mentalité de l'Indo-Chine se trompe étrangement. — Exemples probants.
— Réorganisation de la justice nécessaire. — On peut s'inspirer de l'organi-
sation des tribunaux répressifs de l'Algérie; ces tribunaux ont donné de
bons résultats. — Pourquoi n'en serait-il pas de même en Indo-Chine?

Le grand problème de l'enseignement indo-chinois, celui où


l'avenir même du pays est engagé, c'est le problème moral, les
Européens et les Indo-Chinois s'efforcent d'y travailler de concert,
afin d'éveiller la mentalité de la nation et lui permettre d'y appor-
ter la solution favorable.
La raison nous montre que la France d'Extrême-Orient doit
réformer son enseignement supérieur et se préparer à la refonte
complète des programmes d'études générales.
Lorsque l'Indo-Chine sera moins pauvre, l'indigène pourra meu-
bler son esprit de connaissances utiles qui fortifieront son juge-
ment, appuieront son sens pratique et le mettront à même d'élargir
sa situation pour le plus grand bien de la France d'Europe et de
l'humanité. s
Il faut qu'il se produise une évolution énergique qui transforme
la mentalité de la nation.
L'histoire de l'Extrême-Orient présente dans la suite des siècles
de nombreuses vicissitudes révélant le triomphe successif de ten-
— 53 —
(lances contraires. Tour à tour à travers les âges, l'Extrême-Orient
s'est ouvert, refermé, réouvert, selon que la civilisation dans la
marche à la surface du globe terrestre, monte vers le Nord ou
descend vers le Sud et les oscillations de la mentalité ont été fort
espacées,
Lo mouvement do va-et-vient qui ne doit pas être perpétuel,
puisqu'il a eu un commencement, finira par se limiter, j'en suis
persuadé. D'ailleurs, après une période de repos succédant à une
période d'intense activité, la marche en avant reprend avec plus
d'ardeur et une plus sage orientation fait franchir chaque fois une
nouvelle étape.
Depuis la barbarie jusqu'à la demi-civilisation actuelle, c'est-à-
dire du xvii0 au xxe siècle, les Extrêmes-Orientaux se sont mis à
comprendre le sens du beau qui est dans sa véritable acception la
réalisation de l'humanitarisme. Au xvn° siècle, plongés encore
dans la barbarie, ils vivaient écrasés par l'ignoble et injuste tyra-
nie des bureaucrates qui ne tendaient à rien moins qu'à se faire
adorer comme des bouddhas vivants.
Depuis que l'éducation occidentale a imprégné ces peuples et,
élargissant leur mentalité, a brisé les cadres étroits de la féodalité
et par contre-coup ébranlé aussi la puissance féodale et la famille
des nobles.
Le problème de l'enseignement si important dans l'oeuvre de la
transformation sociale doit avant tout nous occuper et provoquer la
réalisation indispensable de réformes nécessaires.
On aperçoit sans peine le vice fondamental de l'enseignement.
L'instruction est vraiment trop élémentaire et repose sur une péti-
tion de principe.
Ne voit-on pas l'expression des sentiments de la masse des Indo-
Chinois, se manifester de l'ardent désir de posséder un enseigne-
ment supérieur bien approprié à toutes les nécessités sociales?
L'expérience de la francisation des intelligences est tentée avec
une opiniâtre énergie. Pour la réaliser, il faut continuer de mettre
en contact la civilisation occidentale avec les habitudes d'esprit
des indigènes et l'enseignement sérieusement organisé sera l'agent
le plus actif de l'adaptation de l'âme indo-chinoise à l'âme fran-
çaise.
Cet idéal que certains pourraient traiter de chimérique est plus
facilement accessible, qu'on ne le croit. Il suffit d'étudier l'état
— 54 —
d'âme des indigènes pour s'en convaincre, Ils composent un peuple
à l'esprit pacifique, doux, curieux ; la race est fine, gaie, spirituelle,
artiste dit M. Weulersse, Et il serait facile de créer une nouvelle
France d'Extrême-Orient dans la péninsule indo-chinoise,
Le mouvement national en faveur de la réforme de l'enseigne-
ment est assez désordonné et confus encore. Il faut que la France
protectrice de l'Indo-Chine prenne la baguette magique et montre
elle-même ce qu'il faudrait faire. Certes, on est obligé de compter
avec lo temps, pour réaliser la transformation des facultés men-
tales. Mais si l'on néglige l'amélioration de l'enseignement et sur-
tout celle de l'enseignement industriel et commercial, les étrangers
viendront mettre la main sur notre situation économique et nous
arracher violemment à notre milieu moral naturel pour y substi-
tuer un milieu artificiel et étranger.
Le jour, lointain encore, où cette évolution nécessaire aura élevé
l'esprit des indigènes à la hauteur des circonstances, elle trouvera
naturellement et d'elle-même sa réalisation dans l'emploi général
de la langue française.
Elle ne sera plus alors un instrument douteux qu'imaginent les
Français. Mais une consécration durable de notre évolution défini-
tive.
Depuis le gouvernement de M. de Lanessan, M. Doumer,
M. Beau et quelques membres du comité de perfectionnement de
l'enseignement indigène ne cessent de réclamer pour les Indo-Chi-
nois, une éducation morale, une instruction stricte et précise qui
puissent servir également leurs intérêts et ceux de la France d'Eu-
rope par une sage formation de leur coeur et de leur esprit.

Réforme générale.

Je vais maintenant parler de la réforme de la société indigène


par l'éducation européenne. Aujourd'hui, la société indo-chinoise,
éveillée comme d'un long sommeil par l'invasion européenne,
cherche instinctivement à se réformer et à vivre d'une vie nou-
velle. Frappés de la supériorité du développement qu'assurent les
méthodes scientifiques de la France, ces peuples si bien doués par
la nature, qui ne s'estiment inférieurs aux Européens ni par l'in-
telligence ni par la moralité, désirent posséder la connaissance
scientifique si nécessaire pour se bien connaître et se rendre
— 55 —
maîtres des forces de la nature. Le respect que la force vaut au
Japon exalto chez les Asiatiques soumis aux puissances européennes
le sentiment do leur abaissement et de la passion de leur relève-
ment moral. Ils ne prétendent pas s'appuyer sur la force brutale
pour se soulever contre les Européens et les expulser de l'Indo-
Chine.
Telle n'est pas leur pensée.
La France d'Asie désire acquérir une mentalité supérieure pour
s'élever au niveau des nations voisines ; elle entend coopérer sans
arrière-pensée avec la France au perfectionnement de ses moyens
d'action et échanger avec la métropole la variété de ses produits
pour satisfaire à la multiplicité de ses besoins d'ordre plus élevé.
Elle comprend que des rapports amicaux peuvent et doivent exister
entre elle et la France d'Europe et que chacune des deux nations
fidèle à ses traditions, respectueuse de ses sentiments, soumise à
ses affinités, est appelée à vivre sur le pied d'une parfaite égalité.
11 est temps pour la métropole de diriger le mouvement qui com-

mence, si elle ne veut pas que d'autres s'y emploient.


Je me permets de citer des exemples. Des fils des mandarins
sont partis pour le Japon ; ils y ont commencé leurs études. Ils
ont pris cette détermination sans doute à cause du manque de sym-
pathie à leur égard des colons français de l'Indo-Chine ou bien
par suite du nombre inférieur de bourses attribuées aux étudiants
indo-chinois.
Sur une population de 22 millions d'âmes, 19 bourses seulement
sont accordées aux étudiants indo-chinois en France.
Ces faits méritent-ils d'attirer l'attention du gouvernement de
l'Indo-Chine ? Cette légitime et puissante revendication des Indo-
Chinois qui aspirent à renouveler leur nation appelle-t-elle une
réorganisation de l'instruction modernisée à l'européenne ?
Doit-on introduire dans le programme des écoles indigènes, à
côté des notions traditionnelles de morale, les éléments des sciences
enseignées aux écoliers d'Europe? La raison semble le réclamer.
En effet, l'enseignement occidental bien appliqué stimulera non
seulement la classe éclairée, mais toute la nation indo-chinoise ;
le besoin de s'instruire deviendra de plus en plus impérieux, d'au-
tant plus que les Indo-Chinois essayent de rivaliser dans l'industrie
et le commerce avec les pays voisins. Depuis longtemps les Indo-
Chinois veulent avoir des commerçants, des industriels de leur
— 56 —
race; ils réclament des professeurs, des fonctionnaires aussi ins-
truits que les Européens ; enfin, ils veulent prouver qu'ils ne sont
ni arriérés ni incapables de se livrer à des travaux scientifiques.
Déjà depuis quelques années, les Indo-Chinois impatients d'ac-
quérir l'enseignement européen, ont fondé des sociétés d'enseigne-
ment mutuel pour envoyer les jeunes annamites dans les divers
établissements d'enseignement. Les frais d'instruction sont sup-
portés conjointement par les familles associées.
Les associations constituées prennent le titre d' « Association
d'encouragement à l'enseignement secondaire, supérieur et profes-
sionnel ».
Elles comprennent une seule catégorie de membres qui paient
une cotisation annuelle de six piastres.
L'association fera imprimer une circulaire qu'elle .enverra à
toute personne qui, désirant participer à cette oeuvre de propa-
gande de l'influence française, deviendra membre adhérent de
l'association,

Juridictions indigènes.

Avant la conquête de la France, toute action judiciaire, tant au


criminel qu'au civil, relevait tout d'abord des chefs de la com-
mune, L'administration municipale, juge de l'instruction, interro-
geait les parties, convoquait les témoins, enfin prononçait soit un
jugement définitif, soit le renvoi devant le tribunal du Huyên ou
du Phu.
En matière de crime d'après la loi annamite, l'administration
communale doit poursuivre le criminel, introduire l'affaire crimi-
nelle et consigner par écrit les déclarations du coupable, les dépo-
sitions des témoins, puis elle transmet les pièces probantes à
l'administration préfectorale.
Le Huyên ou le Phu, juge en premier ressort, écrit son juge-
ment et le renvoie au lieutenant criminel qui procède à une
seconde instruction judiciaire, s'il y a lieu. La décision du lieute-
nant criminel doit être le dernier ressort, si le crime ou délit
n'entraîne que la peine du bâton, comme actuellement en Angle-
terre la peine du chat à neuf queues. Mais si la peine encourue
entraîne les travaux forcés, l'exil ou la mort, il rend le jugement
au nom du gouverneur de la province et transmet tout le dossier
— 57 —
au ministre do la justice. Celui-ci, juge suprême, collabore avec le
roi, dont la sanction est nécessaire, si lo crime entraîne la peine
capitale. On remarque que la peine do mort passe généralement
sous les trois juridictions. D'abord la juridiction communale ou
préfectorale sert do premier ressort ; le jugement du lieutenant
criminel ou de l'administration de la province révisé par le minis-
tère de la justice constitue le second ressort. Enfin la dernière
juridiction est le jugement suprême rendu par le ministre de la
justice de concert avec le roi ; donc la peine est soumise à la sanc-
tion du souverain.
En matière civile, les procédés judiciaires sont à peu près les
mêmes. Les Annamites n'ont pas eu l'idée de faire la séparation
des pouvoirs administratifs et judiciaires comme en France. Les
administrateurs de la province ont le droit d'exercer le pouvoir
judiciaire aussi bien que leur propre pouvoir.
En principe la justice indo-chinoise joue un rôle bien différent
de celui qui est exercé en France.
Le juge annamite déclare toujours que la partie commise a tort,
et qu'il faut la punir de son méfait. Il la condamne non seulement
à donner des indemnités pécuniaires, mais encore à subir la peine
du bâton, ou des travaux forcés qui maintiennent le condamné en
prison et le déshonorent pour toujours.
Dans tous les cas et pour tous les degrés, la justice annamite
est gratuite. Les hommes d'État annamite n'ont jamais pensé à
donner un appointement convenable aux magistrats, ni à réclamer
des frais des parties sujettes à la justice. Probablement qu'ils
interprétaient strictement la morale de Confucius qui déclare que
les magistrats choisis parmi les plus dignes et les plus vertueux,
remplissent un sacerdoce, qu'ils doivent en conséquence apporter
dans l'exercice de leurs fonctions l'esprit de désintéressement et
ne songer qu'à leur devoir de justice sans y faire entrer la moindre
idée de gain.

Juridictions françaises.

Après la conquête de la France en 1864, en Indo-Chine, surtout,


en Cochinchine, la juridiction indigène a été supprimée complète-
ment ainsi que la justice indigène, et remplacée par celle de la
France. Toutefois, les pays de protectorat : l'Annam, le Tonkin et
— 58 —
lo Cambodge se servent encore de leur juridiction, mais une juri-
diction de nom, non pas de pouvoir.
Je ne prétends pas que la juridiction et la loi française soient
mauvaises, mais je proteste contre l'application do la loi française
on Cochinchine; elle me paraît se tromper étrangement et je
prends la liberté de citer quelques erreurs fondamentales que com-
met la justice française dans les affaires indigènes.
Un capitaliste qui poursuivait des débiteurs me disait : « Je ne
suis jamais sûr do gagner complètement mes procès, no sachant
pas si le juge appliquera la loi européenne ou la loi indigène qui
impose au débiteur un taux plus élevé et maintes fois j'ai perdu
tous les intérêts que me rapportait la créance. »
Je cite encore une autre erreur de la justice criminelle. Un jour
le nommé D. qui voulait montrer sa vigueur, frappa son adversaire
d'un coup de coutelas au bras droit, le couteau entama la chair et
pénétra jusqu'aux os. L'agresseur est arrêté et amené devant le tri-
bunal de première instance où l'instruction est faite par la police
municipale. A ce propos, nous allons nous rendre compte des
moeurs des boys, des cuisiniers qui cherchent toujours à se battre
pour montrer leur vigueur et leur bravoure. La victime du coup de
coutelas était un ancien cuisinier.
Il ne voulait pas voir son adversaire condamné, mais il préten-
dait se venger lui-même. Il prend la parole et déclare à la justice
française que le nommé D. jouait avec lui et lui avait involontaire-
ment porté le coup de coutelas. La justice française sans approfon-
dir cette affaire, sans comprendre la pensée des deux parties
adverses signe une ordonnance de non-lieu et les libère tous les
deux.
S'imagine-t-on que l'affaire s'en tiendra là? La victime conserve
dans son coeur une terrible rancune contre son agresseur.
Un jour, il se vengera de son adversaire quand il trouvera l'occa-
sion favorable, il le poignardera ou le tuera en lui lançant à l'im-
proviste une balle de plomb élastique '. Comment juger cette
action? La considérera-t-on comme un meurtre, un assassinat? On
ne sait, et les juges sont parfois embarrassés.
Si nous avions des magistrats ou juges indigènesqui comprennent
,

1. Une balle en plomb, de la grosseur d'une pomme, est attachée à un caout-


chouc élastique et les malfaiteurs s'en servent pour frapper les individus et les
assommer.
— 59 —
la mentalité indigène et punissent ces batailleurs de quelques mois
de prison, la vengeance n'aurait pas lieu.
Il y a encore une autre difficulté pour les magistrats européens
dans ces pays de colonisation. Le recrutement des tribunaux fran-
çais est défectueux; on ne choisit pas des juges compétents pour
rendre la justice et les tribunaux sont composés souvent do magis-
trats ignorants des coutumes et de la langue du pays. L'impuissance
des cours de justice et l'imperfection de la loi contrarient la répres-
sion des crimes ou des délits et ne peuvent assurer la sécurité des
habitants tant européens qu'indigènes.
Cette impuissance peut être expliquée par cet aphorisme : « Les
lois ne font pas les moeurs, mais ce sont les moeurs qui font les
lois, » Aussi doit-on céder à la pression de l'opinion publique qui
réclame avec instance la réorganisation des tribunaux d'Extrême-
Orient. La moitié des magistrats devraient être indigènes. Comme
juges d'instruction, ils se chargeraient de faire convenablement
l'enquête et de mener habilement l'instruction des inculpés. On se
dispenserait de recourir à des interprètes plus ou moins fidèles et
variant leur interprétation suivant la quantité d'épices qu'ils ont
reçues des justiciables, et les procureurs de la République pourraient
sévir énergiquement parce qu'ils seraient bien renseignés. Cette
réforme est déjà accomplie dans l'organisation des tribunaux répres-
sifs de l'Algérie. Ces tribunaux sont composés de juges de paix et
de juges de compétence, l'un choisi parmi les fonctionnaires fran-
çais et l'autre parmi les fonctionnaires ou notables indigènes. Les
affaires, instruites suivant une procédure expéditive, sont jugées
d'après les règles établies.
Cette réforme a eu pour résultat d'amener une diminution consi-
dérable des délits, des attentats et des crimes. La preuve est faite,
et ce qui se fait en Algérie peut être réalisé également en Indo-
Chine. Il n'y a point d'objection à élever. Nous sommes convaincu
qu'il serait très facile d'organiser un pouvoir judiciaire connaissant
la langue du pays et comprenant la mentalité indigène et ainsi la
sécurité des personnes et des biens serait entièrement assurée.
Je ne doute point que la métropole ne se rende aux leçons de
l'expérience et ne réalise rapidement les réformes reconnues par
tous d'une nécessité absolue.
-
CHAPITRE X
LUTTE CONTRE L'OPIUM

Sa dangereuse propagation. — Les funestes conséquences qu'il produit. —


L'issue fatale. — Moyens énergiques de le combattre. — Il faudrait imiter
la campagne habile de la Chine qui prétend l'enrayer d'ici peu. — Souhai-
tons-le vivement. — Débarrassons-nous de ce fléau qui menace de gagner
la métropole, et d'y causer d'incalculables ravages.

Depuis quelques années, l'opium livre en Indo-Chine une lutte


terrible et incessante et augmente le nombre de ses victimes, mal-
gré les représailles qu'on exerce contre lui. L'opium est un véritable
fléau pour les indigènes et les Européens dont il ruine, non pas
seulement la santé, mais encore la bourse ; les riches deviennent
pauvres ; les pauvres deviennent malfaiteurs ou mendiants.
La passion de l'opium est une maladie tout à fait originale qui
s'empare des gens faibles d'esprit et des personnes que leur état
maladif oblige parfois de recourir à ce funeste narcotique pour
assoupir leur souffrance ; le suc du pivot blanc est en effet un
calmant et un agréable tonique pour l'imagination.
Je connais bien des fumeurs d'opium qui, sous l'influence de
cette drogue enivrante, transforment spontanément leurs idées,
leurs sentiments. Leur force morale, semblable à un baromètre, est
sujette à nombre de fluctuations ; elle monte et s'abaisse, suivant
l'heure à laquelle ils s'opiacent, la dose du narcotique qu'ils
prennent et l'habitude qu'ils ont de la supporter.
Après avoir fumé l'opium, 1' « avaleur de feu » * devient gai
comme un pinson, vif et hardi comme un coq, agréable parleur,
d'une éloquence sans bornes. Mais quand l'heure de la fumerie
approche, sa réserve d'activité est épuisée. 11 bâille, s'assoupit, et
se désintéresse de tout. Il ne peut se raisonner que par quelques
grains d'opium. C'est une véritable maladie chronique et, je le
répète, au bout de deux ou trois ans, l'état de santé du fumeur s'est
complètement transformé. Il devient maigre, indolent, sans éner-

1. Ce mol est traduit en langue du pays. Cela veut dire « fumeur d'opium ».
— 61 —
giè ; son intelligence s'affaiblit, les yeux s'enfoncent dans leur
orbite, la pupille se dilate, le regard s'enfièvre, la démarche est
incertaine ; le malheureux est voué à une mort certaine et rapide.
C'est le suc du pavot blanc qui produit cette déchéance physique
et morale en empoisonnant le sang.
Mais pourquoi un état civilisé se déshonore-t-ii en tirant profit
de l'exploitation d'un produit dont la nocivité n'est plus à
démontrer ?
La France d'Asie pourrait mettre fin à ce fléau en suivant
l'exemple donné par la Chine. A la suite de l'ordonnance impériale
rendue publiquel'année dernière dans la gazette de Pékin, l'usage
de l'opium a été progressivement interdit dans l'empire du Milieu.
Cette interdiction est bien accueillie du public instruit qui y voit
un symptôme de rénovation. Mais il faut se rendre compte de la
mentalité chinoise et de sa résistance à la moindre innovation pour
comprendre qu'il ne suffira pas d'une simple manifestation de l'au-
torité centrale pour arrêter l'extension de ce fléau. Le gouverne-
ment sera obligé de recourir à des mesures sévères et à des dispo-
sitions draconiennes. En effet, d'après la statistique des douanes
chinoises, nous relevons ce détail caractéristique qu'il est entré en
Chine, en 1906, 804 piculs d'opium de l'Inde '. On n'a jamais vu
pareil chiffre ; il dépasse les chiffres normaux enregistrés jusqu'alors.
Il est évident que le consommateur a pris ses précautions pour ne
pas manquer d'opium pendant les deux ou trois ans à l'expiration
desquels il est persuadé que l'édit impérial permettra de continuer
à fumer en toute sécurité, mais dans trois ans, les autorités recour-
ront à une répression impitoyable. C'est compréhensible. L'édit
impérial n'ose pas supprimer brusquement l'usage de l'opium. Les
fumeurs invétérés ne pourraient s'y soumettre. Ils devront dimi-
nuer petit à petit leur dose et dans quelques années, ils seront libé-
rés de cette funeste habitude.
Remarquons, d'ailleurs, que la race indo-chinoise ne résisterait
pas longtemps à cette terrible contagion, et il est de l'intérêt de la
France d'endiguer le fléau qui lui enlève d'utiles auxiliaires et
menace de se répandre dans la métropole. En effet, la proportion
des fumeurs dans quelques villes de France augmente tous les ans.
A Brest, à Toulon et à Bordeaux, des officiers, mais des officiers de

1. Qotntainè coloniale, notice cit., n»0, 1007.


— 62 —
la marine et quelques demi-mondaines, s'abandonnent à la funeste
passion de l'opium et en prennent des doses plus considérables
parfois que les asiatiques.
Nous devrions nous inspirer de la campagne entreprise contre ce
fléau par le gouvernement du Céleste Empire. Dans l'interdiction
partielle et temporaire de l'opium, il ne cherche qu'un moyen, et le
meilleur, pour arriver dans un délai plus ou moins rapproché à
supprimer complètement ce terrible poison.
J'espère que la décision récente de M. le Ministre des Colonies
en ce qui concerne l'opium apportera certaines restrictions à la
consommation de ce produit et à Saïgon tout autant qu'à Paris, on
comprendra qu'il est temps d'agir et d'endiguer le fléau, qui ne
semble pas devoir résister à de sages et habiles mesures de
prophylaxie.
A partir du jour où l'interdiction absolue de l'opium sera décré-
tée, les indigènes et les Européens d'Indo-Chine verront leur
déchéance s'arrêter, et leur existence sauvée sera tout entière
consacrée au développement de la colonie et de la puissance de la
métropole pour laquelle ils éprouveront une reconnaissance
sans fin.
CHAPITRE XI
LA FEMME EN COCHINCHINE

Soumission de la femme à l'égard de son mari. — Morale de Confucius décré-


tant le principe de l'éducation féministe. — La femme doit obéissance 5
son mari, puis aux parents de son mari ; elle est dans un état de perpétuelle
infériorité. — Le mariage en Indo-Chine. — Son originalité. — Ce sont les
parents qui le font. — Actuellement, le mariage d'amour est peu à peu
remplacé par le mariage d'intérêt. — Cérémonies de l'ancien mariage, céré-
monies assez solennelles, accomplies après trois ans»de fiançailles. —
Cadeaux usités variant d'après la condition sociale. — Fêtes qui accom-
pagnent le mariage. — L'union est indissoluble, l'épouse devient fille de la
famille. — Honte du divorce. — Il est légitime dans sept cas. — Fausse
opinion sur le mariage indo-chinois. — La morale indo-chinoise est fort
stricte. — Le divorce peu fréquent dans les classes élevées par suite du
concubinage. — Existence de la bigamie. — Transformation lente des
moeurs. — Liberté plus grande accordéo aux fils, à la femme. — Dévelop-
pement de l'immoralité. — Étude sur les filles de joie. — Maisons de tolé-
rance, description des appartements et de leurs hôtesses. — Organisation
de la police des moeurs. — Sa sécurité. — Elle enfreint trois principes du
droit public. — Les femmes en carte. — Le métier de la prostitution. —
Il faut instruire et éduquer la femme pour l'enlever à l'esclavage de
l'immoralité. — La femme indo-chinoiso est d'un naturel doux et bon. —
Elle est bonne mère de famille. — Elle aime les enfants. — Par l'instruction,
on développera et l'on préparera l'avenir du pays.

La femme doit faire son devoir envers son mari qui détient tous
les droits que lui confère la loi morale.
D'après la morale de Confucius, la femme doit regarder son mari
comme un seigneur et le vénérer avec tout le respect dont elle est
capable. Dans ses relations avec son épouse, le devoir de la femme
est de témoigner par son maintien et son langage l'obéissance et
la soumission. Quand le mari parle, la femme doit écouter, quand il
donne ses ordres, celle-ci ne doit jamais désobéir. Dans les cas
douteux, elle doit demander avec soumission à son mari d'expli-
quer ses ordres, d'éclairer ses avis. Si parfois le mari se met en
colère, à quelque moment que ce soit, elle doit se taire, même si
elle a raison. Elle attendra que son mari revienne à l'état nor-
mal. A ce moment, elle se permettra d'indiquer son opinion. L'in-
fériorité sooiale de la femme repose dans la morale de Confucius
— 64 —
sur le principe de l'éducation féministe. En vertu de ce principe,
la femme est obligée d'obéir à tous les ascendants de la famille de
son mari.
Ainsi la science de la femme se ramène à une double obéissance :
l'obéissance au mari qui est le premier de ses devoirs, puis
l'obéissance aux parents du mari qui ont pouvoir sur elle. Cette
soumission est assez pesante et parfois pénible, mais elle est
entrée dans les moeurs et on l'accepte facilement.
Après le mariage, les deux époux ne peuvent quitter le foyer
paternel. Ils doivent rester près des parents du mari, trois ans au
moins pour permettre à ceux-ci de surveiller les rapports du jeune
ménage, de conseiller les jeunes époux en cas d'inexpérience, soit
dans leur métier, soit dans leur conduite et de jouer un rôle de
conciliation en cas de mésintelligence ou de rupture. Cette épreuve
passée, la femme continue à vivre sous la tutelle du mari ; elle
n'est pas libre.
La doctrine de Confucius, on le voit, place la femme dans un
état de perpétuelle infériorité.
J'en arrive à l'étude du mariage. Elle peut être intéressante
parce que cet acte important de la vie sociale s'accomplit dans
des conditions dont nous n'avons pas idée en Europe.
Le mariage en Indo-Chine n'est pas un mariage d'amour, mais
plutôt une union forcée. Le fiancé ne connaît presque jamais avant
le mariage, la voix et le caractère de sa future épouse et celle-ci ne
voit aussi presque jamais avant ses fiançailles le visage de son
fiancé.
Elle entend seulement célébrer la fortune, la dignité, et la valeur
morale du jeune homme ; elle en conclut qu'elle va bientôt se
marier.
La plupart des mariages sont laissés au choix des parents. Il
arrive souvent qu'après les fiançailles des ruptures se produisent
parce que les parents aperçoivent des défauts dont ils ne se dou-
taient pas. Des paroles peu déférentes à l'égard des beaux-parents
suffisent à faire rompre l'union projetée.
Les. vieux Indo-Chinois exigeaient que les jeunes fiancés leur
témoignassent une politesse raffinée, et si les attentions n'étaient pas
assez continues, ils en profitaient pour faire rompre les fian-
çailles.
Le mariage n'était non plus un contrat véritable, mais une
— 65 —
sorte d'engagement unilatéral où l'homme possédait les droits du
maître et la femme remplissait tous les devoirs inférieurs. Le
mariage des vieux Indo-Chinois ressemblait à celui des Romains.
Après le mariage, la femme tombait sous la dépendance du mari
comme dans le mariage manus. Le mari exerçait sur la femme toute
sa puissance maritale et la femme n'était plus que la film loco, dans
la famille de son mari.
A l'heure actuelle, en Indo-Chine, on ne connaît pas d'autre
mariage que le mariage réglant l'union légitime de l'homme et de la
femme avec rupture facile du lien conjugal. Mais la question de
communauté des biens, ou du régime dotal, est encore inconnue.
D'après la morale de Confucius, le mariage doty être un mariage
d'amour véritable et le mariage d'argent est interdit. Avec la
marche de la civilisation, les moeurs traditionnelles s'affaiblissent
et le mariage d'amour disparaît ; le mariage d'honneur et d'intérêt
le remplace.
Le mariage des vieux Indo-Chinois n'intéressait que la famille et
le droit n'avait pas à intervenir pour en régler les conditions. Ce
fait social n'était pas à proprement parler de son domaine ; ce
n'était pas un acte juridique, mais un état de fait qui se produisait
et auquel la coutume rattache certaines conséquences juridiques.
Or un état de fait existe en l'absence de toute forme. Il n'y avait
pas d'affiches posées à la mairie dans les huit jours précédant le
mariage. On n'avait pas besoin de l'autorisation nécessaire pour
des réunions de plusieurs centaines de personnes ; ce qui explique
que le mariage ait été soustrait à la loi générale du formalisme. 11
est vrai qu'il se faisait certaines cérémonies usitées en vue de cons-
tater publiquement l'établissement de la vie commune et l'admis-
sion de la femme au culte privé du mari. La famille du mari et ses
invités allaient chercher la nouvelle épouse. On la conduisait avec
un cortège solennel à la maison du mari où elle allait passer sa vie
et où désormais elle prendrait part aux sacrifices domestiques et
deviendrait étrangère à sa famille naturelle.
En général, le mariage a lieu après trois ans de fiançailles.
Chaque année, on célèbre une fête, « Lê-sho-dàn », première fête
de fiançailles, début de l'amour, par laquelle on permet aux jeunes
fiancés de converser entre eux et de sortir ensemble, La seconde
fête « Lè'tèt » a lieu au nouvel an de la deuxième année. Toute la
famille du fiancé passe lu matinée chez les parents de la jeune
5
— 66 —
femme qui leur offrent ainsi qu'à d'autres un déjeuner délicat.
Après le repas les parents du jeune homme offrent à leur bru des
cadeaux dont l'importance varie d'après la classe de la famille.
Si les parents sont riches, ils donnent quelques livres de bijoux en
or et des diamants de grande valeur. S'ils sont pauvres, le cadeau
obligatoire pour eux consiste en une paire de bracelets faits d'un
alliage d'or et de cuivre. La troisième fête de « Lê-Hôi » est une
fête par laquelle les deux parents se promettent de s'entendre et
de fixer le jour du mariage. L'habitude a voulu que l'intervalle
entre la fête de « Lê-hôi » et le mariage ne soit que de trois à six
mois.
La cérémonie du mariage dure deux jours. La veille du mariage
est un jour de réception. Chacune des deux familles reçoit des
convives qui apportent à la famille à laquelle ils rendent visite
quelques ligatures de sabèques ou quelques piastres blanches. Si
la famille est très riche, les cadeaux de visite sont plus importants
et la réception se prolongera durant deux jours.
Si nous jetons un coup d'oeil sur la société indo-chinoise, nous
voyons tout de suite qu'elle pratique une morale qui traite des
devoirs de l'homme envers ses semblables et établit entre eux une
solidarité réciproque. En vertu de cette solidarité sociale, chaque
voisin des jeunes mariés leur vient en aide en leur apportant
quelques ligatures ou quelques piastres pour que ceux-ci puissent
fonder une famille nouvelle. On peut considérer cette solidarité à
trois points de vue différents : soit comme sacrifice de l'intérêt par-
ticulier à l'intérêt général, soit comme obéissance à la grande loi
universelle de l'amour, soit comme relation de sympathie entre
individus qui se connaissent.
Le jour du mariage, le jeune homme avec sa famille et les
invités se rend au domicile de la jeune épouse et la famille de celle-
ci lui fait un accueil solennel.
Les cérémonies ont une forme religieuse et traditionnelle. Elles
consistent en cadeaux aux ancêtres, donations qui se perpétuent
d'âge en âge. Les deux époux se présentent au temple et
demandent aux aïeux que l'union reste indissoluble et perpétuelle.
Lors du départ de la maison, l'épouse se rend en cortège chez le
jeune homme.
A son arrivée à la maison conjugale la jeune femme se rend
directement avec le mari dans la chambre conjugale où dans l'in-
— 67 —
timité il s'abandonnent à la tendre affection. Ils boivent dans le
même verre et mangent ensemble le même gâteau. Ils indiquent
par là que désormais tout est commun entre eux.
Ensuite, ils vont saluer leurs ancêtres pour marquer leur respect
et faire acte de politesse ; la nouvelle épouse témoigne qu'elle
devient désormais fille de la famille.
D'après la loi de Confucius, le divorce inflige à la femme une
honte qu'un nouveau mariage même ne peut effacer. Toutefois,
Confucius le déclare légitime dans les sept cas suivants : l'adultère
de la femme ; la désobéissance ; la lèpre ; la stérilité ; la lasciveté ;
la loquacité ; le penchant au vol. Dans ces sept cas, la femme se
trouve vis-à-vis de son mari en une réelle infériorité.
En effet, toute femme est plus ou moins affligée de certaines
maladies : la jalousie, la sottise, la mauvaise humeur, l'indocilité,
etc. Sans exagérer, sept femmes sur dix en sont atteintes. Il en
résulte que le beau sexe est assez mal partagé.
On déclare en Europe que la femme indo-chinoise est achetée.
En réalité, ce n'est pas exact, on ignore les moeurs du pays et par
suite, on le juge mal. En Indo-Chine, la morale sociale est plus
étroite et plus stricte qu'en Europe. Il arrive souvent que le mari
en possession d'une belle fortune épouse une femme pauvre. Il offre
alors aux beaux-parents une somme dont une partie fera face aux
dépenses nécessitées par les cérémonies et les fêtes du mariage, et
le reste permettra de prendre une servante qui remplacera dans le
ménage les soins de la jeune femme. L'idéal pour la jeune fille
indo-chinoise est d'échapper à la tutelle des parents pour contracter
un beau mariage qui lui assure plus d'indépendance et lui permet
de compter dans la société. En effet le meilleur sort pour elle, c'est
d'avoir un mari le plus-noble, le plus riche. Bien qu'elle soit obligée
d'obéir à son époux, de se soumettre à ses volontés, elle profite
des avantages de sa situation, elle occupe un rang bien supérieur à
la jeune fille.
Toutefois, si l'adultère de la part du mari est une distraction
passagère, l'adultère de la femme est une grave injure. Lorsqu'elle
est tombée dans l'un des sept cas de divorce admis par Confucius et
qui fournissent au mari autant de prétextes pour la mettre à lu
porte du logis conjugal, sans recourir à ce qu'on appelle la sépara-
tion, son sort est assez malheureux. Mais il faut le dire, un quart
des ménages finissent par le divorce.
— 68 —
Je ne veux pas dire par là que l'adultère de la part de la femme
soit fréquent ; il est au contraire très rare, les femmes sont presque
toutes fidèles, mais le divorce se produit la plupart du temps par
suite de la révélation des défauts dont les femmes sont atteintes.
Bien entendu, c'est toujours le mari qui prend l'initiative de cette
mesure.
Dans les hautes classes, le divorce est moins fréquent : le
concubinage le rend presque inutile. Celui-ci est profondément
entré dans les moeurs indo-chinoises. La bigamie l'est encore davan-
tage. La bigamie, dans ce pays, provient du désir d'éviter le divorce
à la femme stérile. En effet la loi morale de Confucius permet au
mari de divorcer d'avec sa femme si, après trois ans de mariage,
elle n'a pas d'enfants. Afin d'éviter le divorce pour cause de stéri-
lité, l'épouse se charge d'aller demander la main d'une femme qui
plaît à son mari. Celui-ci ne s'occupe guère du second mariage.
La cérémonie, l'ordre et l'importance des cadeaux, tout est réglé
par la première femme.
Une petite fête assez simple est célébrée lors du second mariage,
et d'après le rang que la nouvelle épouse occupe dans la société.
En général, la seconde femme est plus souvent une femme pauvre
ou divorcée, belle et jeune, car les femmes riches et nobles refuse-
raient de partager l'amour conjugal avec une autre femme à laquelle
elles seraient soumises. J'ai vu beaucoup de familles où la bigamie
est pratiquée. L'homme en tant que maître ordonne tout, dirige
tout avec parfois lien du mal, et impose à ses deux femmes son
affection en leur défendant de se disputer et de médire l'une de
l'autre. La jalousie peut, en effet, s'emparer d'elles, mais elles
doivent la réfréner et se contraindre.
Depuis vingt ans, beaucoup d'usages ont changé en Indo-Chine.
Les moeurs se sont peu à peu transformées. 11 est loisible de se
demander si l'homme s'est émancipé et si la condition de la femme
s'est améliorée. Il faut reconnaître que la subordination du fils de
famille à la puissance paternelle n'existe pour ainsi dire plus.
Maintenant, il peut se marier avec la personne qui lui plaît, en
demandant toutefois le consentement de ses parents.
Depuis la diffusion de l'éducation européenne et l'application du
code Napoléon, la femme en arrive à disposer librement de su
personne aussi bien que l'homme. Aussi discute-t-on sur l'institu-
tion du mariage antique qu'on juge de plus en plus inopportune,
— 69 —
depuis que l'infériorité de la femme disparaît graduellement des
moeurs. Aujourd'hui que le culte du foyer domestique tend à dispa-
raître, nombre de femmes se livrent à des commerces clandestins
et font le métier de raccrocheuscs. Elles circulent tout le soir dans
les rues sombres et obscures et raccrochent tous les passants.
Je me rappelle qu'un jour, par hasard, tout en me promenant
avec mes camarades, je m'étais aventuré dans les faubourgs situés
à quinze minutesdu centre de Saïgon. Toutes les rues sont presqueen
zigzag et éclairées par quelques lanternes à pétrole qui ne donnent
qu'une très faible lumière, à peine comparable à la pâle clarté de la
lune ; de temps à autre, de maigres ombres surgissent sous cette
lueur blafarde. Ce sont des filles de trottoirs*. Je m'arrêtai pour
contempler le spectacle de ces êtres femelles vêtues de robes de
toute couleur, rouge, verte, bleue, blanche, et je dis à mes cama-
rades î « Nous pouvons faire quelques visites par ici, mais tenons-
nous sur nos gardes et restons sages. » Nous comprenions que les
jeunes gens de famille honorable ne doivent pas fréquenter ces
quartiers immoraux.
Nous avancions, tout en discutant ces questions de moralité,
quand tout à coup, nous arrivons devant une maisonnette sans
étage, isolée et construite d'une façon tellement fragile avec sa
charpente en bambou, sa porte en bambou, ses fenêtres en bambou,
ses planchers en bambou, le seuil en bambou, toute la maison en
bambou, sauf les femmes, que nos regards furent vivement attirés.
Se tenant devant la porte à demi-obscure, un tenancier proclame
le prix des femmes et l'on marchande à cette porte, on discute sur
telle ou telle des filles exposées que le client désigne par sa place
dans son rang. Nous continuâmes notre chemin et nous arrivâmes
devant l'une des plus belles maisons bâties à l'européenne. On entre
dans un salon que l'on croirait la salle d'exposition d'un grand
magasin chinois ou indou à Saïgon, et là on rencontre une jolie et
petite créature qu'entretient un amant de coeur. Mon camarade
connaissait bien cette fille qui était autrefois une paysanne. Aujour-
d'hui, grâce à sa beauté, elle est devenue une grande demi-mondaine,
une duchesse, comme on les appelle à Paris.
Mon ami me présente à cette personne, fort aimable, et d'un
charme exquis. Nous causons avec elle sur des sujets très variés,
et je remarque que son intelligence est d'une vivacité subtile
et à tout propos elle émet des réflexions originales, et même
profondes.
— 70 —
La conversation se prolongeait, rendue fort intéressante par les
piquantes saillies de la demi-mondaine. Mais l'heure de la prome-
nade habituelle en voiture était arrivée, notre interlocutrice nous
quitte en prenant gracieusement congé de nous.
Enfin nous partîmes. Pour regagner notre domicile, nous tra-
versions la rue de Boresse (c'est la rue principale du quartier de la
prostitution). Dans des maisons de tolérance, on trouve des pros-
tituées, des clandestines, ou parfois des filles insoumises ou gri-
settes, comme on dit à Bordeaux ; elles appartiennent à toutes les
classes, à toutes les races et à toutes les nations. Je perçus du bruit
au premier étage de l'une de ces maisons de médiocre apparence et
je levai la tête. Il n'y avait ni fenêtres ni vitres, et de la rue, le
regard pouvait facilement pénétrer jusqu'au fond de l'appartement.
Des nipponnes à la figure peinte, aux cheveux bien lissés, vêtues de
robes de toutes couleurs sur lesquelles étaient brodés toutes sortes
d'animaux, des chimères, des cigognes, des papillons célestes dan-
saient, jouaient, chantaient et criaient de toute la force de leurs
voix aiguës ; certes les dames japonaises devaient célébrer une fête ;
on pouvait le croire à leurs chants joyeux.
C'est une prostitution d'un genre assez curieux et assez original
que celle des femmes nipponnes ; charmantes créatures, elles sont
douces et raffinées, discrètes et légères, elles n'ont rien de la vul-
gaire grossièreté des prostituées européennes. Chaque maison a ses
femmes renommées dont la beauté mérite les hommages.
Sur les pancartes suspendues dans le salon d'attente, on inscrit
les noms des grandes favorites populaires : Ml,e Chrysanthème,
M" 0 Jasmin, M,,c OEillet, Mllc Lotus, etc. Elles ne savent guère
parler, en dehors de la langue nipponne, que le français et l'anglais
surtout, mais l'anglais des dialectes provinciaux et le français du
dialecte basque espagnol.
Quand on entre dans le salon, vaste local, sans ornements ni
motifs de décoration, aux murs simplement tapissés d'un papier
aux reflets changeants, et dont tout le pourtour est orné d'élégants
bancs d'acajou sur lesquels sont assises les jolies nipponnes, on
croirait assister à une exposition de charmantes poupées de luxe
dont les riches vêtements flottent et éblouissent les yeux des visi-
teurs. Les poupées se mettent à sourire, d'un de ces sourires figés
et gênés même qui paraît un sourire de commande.
Elles inclinent gracieusement la tête et tout le corps en adressant
— 71 —
aux visiteurs des mots confus. La bouche est à peine ouverte. Elles
nous disent tout d'abord : « Bonnxar Missieu » et l'on remarque
qu'elles ont l'air joyeux et content, mais si l'on s'en va sans leur
payer un verre, elles font des gestes obscènes et insolents, et
crient : « Sayonara : adieu ».
Toute cette immoralité féminine, c'est la civilisation européenne
qui l'a introduite dans les moeurs indigènes en Extrême-Orient. La
femme, en ce pays, est ou sérieuse et fidèle à ses devoirsd'épouse,
ou dépravée, elle s'abandonne à la débauche.
En Cochinchine, l'organisation existante de la police des moeurs
est tellement sévère qu'elle porte atteinte à trois principes du
droit public. Par l'arrestation qu'elle opère, elle. enfreint les prin-
cipes du droit constitutionnel qui protègent la liberté individuelle.
Par le jugement qu'elle rend, elle enfreint le principe du droit
administratif qui fait veiller à la sécurité publique ; par la condam-
nation qu'elle prononce, elle enfreint les règles de la procédure
criminelle et le principe du droit pénal qui exige que toute peine
soit prévenue par la loi.
Grâce au règlement municipal très sévère, la fille oisive qui
s'abandonne secrètement à la vie de débauche ne tarde pas à tom-
ber entre les mains des agents de la sûreté qui la détiennent pré-
ventivement. Ils l'amènent au poste de police des moeurs et on la
met au violon où elle doit passer la nuit. Le lendemain, si quel-
qu'un vient la réclamer et la prendre sous sa responsabilité, on la
met en liberté après lui avoir donné une carte. Désormais, elle est
sous la surveillance de la police et devient une femme « en carte ».
En réalité, toute prostituée, quelle que soit sa catégorie, est par
définition inscrite, c'est-à-dire « cartée ».
Si personne ne vient la réclamer et en revendiquer la responsabi-
lité, elle est envoyée dans le quartier des maisons de tolérance où
la tenancière lui verse une certaine somme d'argent, et désormais
elle deviendra fille soumise et devra travailler durement pour rem-
bourser à la patronne ou tenancière l'argent qu'elle lui a avancé.
Une fois qu'elle est entrée, elle ne peut plus quitter la maison
d'infamie, à moins de rembourser des frais exorbitants, en dehors
des frais de nourriture. De cette façon, elle est obligée de continuer
à perpétuité sa vie de débauche, et elle devient une véritable
esclave.
Cet infâme métier qui s'est développé avec la civilisation, est une
honte et une ignoble dégradation.
— 72 —
L'introduction de la civilisation occidentale n'aura-t-elle donc pas
d'autres effets ?
La nouvelle France d'Asie n'aura-t-elle d'autre ambition que de
remplacer l'exploitation de la femme dans la famille par l'exploita-
tion en dehors de la famille, ce qu'on pourrait appeler l'exploitation
industrielle ?
Il serait assez simple cependant, si nous voulons essayer de pro-
téger le beau sexe, de fonder une société des féministes indo-
chinois qui réclamerait l'émancipation de la femme, en l'affranchis-
sant du servage immoral et en lui donnant une instruction solide,
telle que la connaissance obligatoire de sa langue maternelle ; on
veillerait à son éducation en lui apprenant l'art de bien se conduire,
de bien tenir le ménage et de bien élever les enfants.
On lui apprendrait aussi un métier sérieux en rapport avec ses
aptitudes qui lui permettrait de pourvoir à ses besoins sans tom-
ber dans l'esclavage du vice, et en même temps, quand elle est seule,
occuperait son activité et ses pensées, et refrénerait son imagina-
tion si facilement accessible aux séductions du mal.
Si l'on étudie la physiologie de la femme indo-chinoise, on peut
remarquer qu'elle est naturellement bonne et naïve. Elle ne cherche
jamais à gaspiller son argent comme certaines femmes européennes.
Elle obéit toujours à ses supérieurs par suite de la faiblesse de son
sexe et de sa douceur naturelle. Elle possède un fonds de tendresse
inépuisable. Un enfant pour la Cochinchinoise est un précieux trésor,
un compagnon à venir, une source d'amour sans fin.
Trop souvent pour l'Européenne il est une charge, un embarras,
une occasion de dépenses, restreignant d'autant son goût pour le
luxe.
Mais enfin, pour se faire respecter et acquérir de l'influence
et du prestige, la Cochinchinoise doit mettre fin à son ignorance.
Dans l'ancien empire, alors qu'on comprenait si mal l'utilité de
l'instruction pour les hommes, on ne concevait pas que la femme en
fût capable et la méritât. Et cependant, c'est le seul moyen pour
elle de disposer de sa personne, d'être vraiment consciente de ses
actes et d'acquérir une sérieuse dignité. Il faut se mettre sans
retard à l'oeuvre et organiser l'instruction obligatoire de la femme,
Agir ainsi, c'est préparer au pays un splendide avenir.
CONCLUSION

Depuis un quart de siècle, la France d'Asie est entrée dans la


communauté française et son éducation a commencé.
Aujourd'hui, la métropole n'a plus de doute sur l'aptitude de
notre race à réaliser son «ouvre coloniale, à comprendre la nécessité
de se moderniser.
Jadis elle redoutait le développement de l'Indo-Chine, elle y
voyait à tort une cause de dangers permanents. C'est pourquoi la
France d'Extrême-Orientétait restée stationnaire jusqu'en ces der-
niers temps et son développement était inférieur à tous égards à
celui des nations asiatiques qui l'entouraient.
En ce moment, on se hâte d'élever l'Indo-Chine au niveau des
États étrangers, on développe sa puissance économique par une
série de réformes fort utiles. On supprime les multiples entraves
qui paralysaient le commerce et l'industrie et gênaient leur essor.
D'habiles et sages mesures encouragent l'initiative de la race et
stimulent l'esprit de recherches et d'invention et il est à espérer
que les Indo-Chinois dont l'intelligence possède tant de souplesse et
une merveilleuse puissance d'assimilation sauront se prêter à cette
oeuvre de rénovation et deviendront d'utiles collaborateurs.
Au premier rang s'impose le développement de la production
agricole, base de toute richesse, aliment essentiel du mouvement
d'échanges qui doit s'établir au grand avantage de la France métro-
politaine et de la France coloniale.
Quels sont les moyens les plus efficaces d'éviter l'antagonisme
entre les deux nations et d'empêcher la concurrence de devenir nui-
sible à la métropole ?
C'est là un problème que nous tenions à résoudre. En principe
d'abord pour guider notre action, il semble nécessaire de faire
appel à l'amour des indigènes pour le sol natal, à l'attachement
qu'ils professent pour la terre des ancêtres et d'employer à l'égard
des sujets distincts ou protégés les véritables principes de la civi-
lisation occidentale.
Or j'ai essayé de démontrer ci-dessus que plusieurs personnages
— 74 —
importants de la métropole avaient eu la même pensée et s'étaient
efforcés de trouver les moyens les plus pratiques de la réaliser.
M. de Lanessan avait eu l'intention de créer des machines de soie
et de coton ; M. Doumer fit construire une ligne de chemin de fer
de Saïgon jusqu'en Chine pour prolonger la ligne du transsibérien
et faciliter toutes les communications commerciales de ce pays
avec l'Indo-Chine; M. Beau, gouverneur général, a envoyé en
France une mission composée de fonctionnaires qui doivent visiter
des usines, faire des enquêtes sur le développement de certaines
industries et rechercher les conditions de leur établissement en
Indo-Chine.
Il faut songer en effet que le développement économique de notre
pays éveillant en nous plus fortement l'affection pour la métropole
sera pour elle une sûre garantie de notre fidélité, mais le sentiment
doit aussi, surtout chez les Français de la métropole, encourager
les actes de la solidarité maternelle. Or, sous le rapport de l'esprit
et des oeuvres de colonisation, l'éducation française est fort en
retard. Sont-ils nombreux les Français et les indigènes qui ont col-
laboré aux mêmes travaux et ont essayé de retirer un juste bénéfice
de leur activité mise en commun ? Faute de courage et d'initiative
on ferme les yeux devant la réalité, on agit à contresens, on recule
devant des efforts dont les résultats seraient très profitables aux
deux peuples. Cependant, il est absolument urgent de comprendre
que ce nouvel empire marche vers un splendide avenir et se fait
connaître dans le monde par sa remarquable variété de productions.
Grâce à de multiples et délicates transitions climatériques qui sont
un avantoge de premier ordre, certaines contrées, en Cochinchine,
baignées par le Mékong, et au Tonkin, par le Fleuve Rouge et la
Rivière Claire, présentent les cultures les plus variées et les plus
riches, favorisées par un climat merveilleux.
Que d'admirables campagnes dans cette France d'Asie 1 Elle offre
à nos yeux émerveillés le trésor de ses rizières et de ses prairies fer-
tiles et fraîches si favorables à l'élevage dans le delta. Les céréales
y abondent et le sous-sol rivalise d'abondance avec la terre culti-
vée. Les Européens peuvent y trouver de larges revenus, s'ils sont
énergiques et entreprenants.
La main-d'oeuvre abonde partout et peu exigeante permet de
rendre fructueuse les tentatives d'introduction de plantes nouvelles
et d'étendre facilement le domaine des cultures depuis longtemps
— 75 —
en usage tels : le riz, le coton, le poivre, le café, le thé, le jute,
les épicés, etc. Non seulement ces produits enrichissent les mar-
chés de la colonie, mais encore exportés en Chine, au Japon, aux
Indes, et en Europe, ils donnent des revenus considérables.
Si les commerçants français ou indo-chinois se donnent la peine de
constater que l'évolution de la situation économique s'accomplit
merveilleusement, ils seront les plus empressés et les plus ardents
à en tirer parti.
On sait aujourd'hui que partout le commerce et l'industrie sont la
base de la civilisation contemporaine. C'est pourquoi la concurrence
des produits, la rivalité des débouchés amèneront des guerres san-
glantes, des désastres affreux. N'en avons-nous* pas vu récemment
un terrible exemple qu'on ne saurait assez méditer ? La guerre
russo-japonaise est un avertissement. Ce ne fut pas une guerre
d'ambition dominatrice, de gloriole belliqueuse, mais plutôt une
guerre de colonisation, de nécessité commerciale.
La rivalité entre ces deux États dans la Mandchourie est une
rivalité de nature, conséquence du développementde la civilisation.
Les deux peuples veulent étendre leur zone d'influence, afin de
faire face aux nécessités sociales des deux nations, de satisfaire à la
lutte pour la vie si intense et si pénible.
Aussi la politique d'expansion coloniale prend-elle de plus en
plus d'importance, et comme le terrain d'action s'étend chaque
jour et devient presque illimité, il est à prévoir que le caractère paci-
fique finira par prévaloir. Le progrès de l'industrie indo-chinoise
n'est sans doute pas considérable, mais il ne s'arrête pas et tend
à s'élever indéfiniment.
On voit, en Annam, des filatures de soie et de coton et, au Ton-
kin, une manufacture d'allumettes, des fabriques de faïences et de
broderie atteindre un certain degré de prospérité.
Ces sources de richesses sont presque toutes aux mains des
étrangers dont l'association avec quelques Français dissimulé mal
le progrès de l'invasion étrangère. Il est d'ailleurs assez bizarre de
constater qu'une grande partie du trafic de l'Indo-Chine se fait dans
les entrepôts étrangers qui ont su attirer les denrées du pays.
Ce défaut, avec beaucoup d'autres assez graves, qui existent
dans l'organisation de la colonie, doivent disparaître à bref délai.
Il faut se hâter de remédier à la situation économique paralysée
dans son essor, l'intérêt commun de l'Indo-Chine et de la France
l'exige.
- - 76

La France d'Extrême-Orient possède les ressources suffisantes


pour réaliser tous les travaux nécessaires à l'accroissement de sa
prospérité. Sa population que l'on évalue à 22 millions d'individus
est l'une des plus douces et des plus aisément gouvernables du
globe; enfin sa force d'expansion est assez grande pour que la
France d'Europe puisse espérer la voir peupler et exploiter toutes
les régions encore incultes et inhabitées qui avoisinent le delta, le
Mékong et le Fleuve Rouge, c'est-à-dire la partie la plus belle
comme site, la plus riche comme produits de la France d'Asie.
TABLE DES MATIERES

CHAPITRE PREMIER

Les Races de l'Indo-Chine. Pénétration des Européens 5

CHAPITRE II

La Religion en Indo-Chine Il

CHAPITRE III

L'Administration de l'Indo-Chine 15

CHAPITRE IV

Richesses économiques. Cultures 21

CHAPITRE V

Richesses économiques. Mines 30

CHAPITRE VI

Développement industriel 35

CHAPITRE VII

Mouvementcommercial 39

ClIAPITnK VIII

L'enseignement en Indo-Chine il
CHAPITRE IX

Réforme de l'enseignement. Juridiction indigène, juridiction française.... 52


— 78 —
CHAPITRE X

L'opium 60
....
CHAPITRE XI

La femme en Cochinchine 63
CONCLUSION 73

MAÇON, PROTAT IRBIIBS, IMPRIMEURS,

Vous aimerez peut-être aussi