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20/01/2003 - Par
Agnès Guillot, Chercheur en Psychophysiologie
La robotique de A à Z
Ce dossier, adapté de l'introduction rédigée pour le tome « Approche dynamique de la cognition artificielle » (A. Guillot
& E. Daucé, Eds.) du Traité des sciences cognitives (Hermès), résume l'évolution des idées sur les systèmes artificiels
depuis les automates historiques jusqu'à l'approche animat actuelle.
Des premiers automates aux robots humanoïdes autonomes, revivez l'Histoire de la robotique à travers les décennies.
Si l'Homme s'inspire de la nature pour rendre les robots de plus en plus vivants, quels sont les enjeux de la robotique
de demain ? Ce dossier vous propose un tour d'horizon complet des techniques et des problématiques du domaine
robotique.
Note : Agnès Guillot, auteur de ce dossier, est maître de conférences en Psychophysiologie à Paris-X Nanterre et
poursuit ses recherches sur les systèmes artificiels adaptatifs à l'AnimatLab du laboratoire d'informatique de Paris-VI
(Université Pierre et Marie Curie).
ressemblant au vivant. Voici l'histoire de la robotique, depuis les premiers automates jusqu'aux
robots.
Le canard de Vaucanson, célèbre automate. © ac-grenoble.fr
Au XVIe siècle, Léonard de Vinci construisit le premier androïde capable de coordonner les mouvements de ses bras, de
ses jambes et même de ses mâchoires. Au XVIIIe siècle – considéré comme l'âge d'or des automates - le célèbre
canard de Jacques de Vaucanson, qui pouvait boire, se nourrir, caqueter, s'ébrouer dans l'eau, digérer sa nourriture et
même… déféquer, a ébloui par sa complexité les spectateurs de l'époque.
À la même période, les horlogers Jaquet-Droz inventèrent une musicienne, un écrivain et un dessinateur réalisant
vraiment les mouvements correspondant à la pratique de leur art.
Au XIXe siècle, l'automate parlante Euphonia d'Eugène Faber était supposée dialoguer avec les spectateurs et
l'automate turc du baron von Kempelen jouait aux échecs – actionné peut-être par un humain caché dans le dispositif.
Ce n'est qu'au tout début du XXe siècle que les robots firent leur apparition, suite aux travaux d'ingénieurs qui voulaient
tester des hypothèses émises par des biologistes et des psychologues. Le chien électrique conçu par Hammond et
Miessner en 1915 était attiré par une lumière, selon le phototropisme animal mis en évidence par Loeb en 1918. Les
machines de Russell (1913) et de Stephens (1929), les tortues cybernétiques de Grey Walter (1950), le renard
électronique de Ducrocq (1953) ou l'homéostat d'Ashby (1952) étaient, elles, dotées de capacités d'apprentissage
directement issues des travaux des psychologues Thorndike (1911), Hull (1943) et du physiologiste Pavlov (1903) sur
l'Homme et l'animal.
Ces réalisations sont des robots, car elles ne se comportent plus comme de simples automates dont les organes
moteurs – leurs mécanismes – obéissent à un programme préétabli. À la différence des automates, ils ont des organes
sensoriels – les capteurs – qui recueillent des informations de l'environnement qui vont, elles, influencer l'activité de
leurs organes moteurs – les actionneurs.
Grey Walter et une tortue cybernétique sans carapace
Au milieu du XXe siècle, les travaux de McCulloch et Pitts sur les neurones artificiels simulant les lois
de la logique (1943), et ceux de Turing, concernant une machine universelle capable théoriquement de
résoudre tous les problèmes en manipulant des symboles (1936, 1950), ont amorcé l'idée qu'il était
possible qu'un système artificiel puisse être aussi performant qu'un esprit humain.
ces systèmes comme des cerveaux isolés d'un corps, excluant l'action dans l'élaboration de leurs connaissances. Des
réalisations semblaient prouver, par leur efficacité, que des ordinateurs pouvaient se passer d'organes sensoriels et
moteurs pour raisonner ou communiquer.
Le robot virtuel « SHRDLU » dialogue (en majuscules) avec l'expérimentateur (en minuscules). © DR
Par exemple, l'architecture de raisonnement à base de règles General Problem Solver (de Newell et Simon en 1963)
était capable de résoudre des problèmes complexes. Un système-expert comme Mycin (de Buchanan et Shortliffe en
1984) faisait des diagnostics plus rapidement et précisément qu'un médecin spécialisé. Le robot virtuel Shrdlu de
Winograd (1971) pouvait dialoguer avec l'expérimentateur pour demander des éclaircissements sur l'objet qu'il devait
choisir dans un monde de blocs virtuels.
En 1972, la critique du philosophe Dreyfus intitulée « What computers can't do » souligna néanmoins les limitations de
ces systèmes, découlant principalement du fait que le programmeur doit avoir une connaissance à priori des conditions
dans lesquelles les architectures cognitives sont testées. Un humain doit en effet fournir et préparer les données que le
système artificiel aura en entrée – notamment sous forme de symboles – et il devra aussi interpréter les symboles que
le système lui restituera en sortie. Ce faisant, l'Homme néglige d'apporter à la machine des connaissances qu'il ne juge
pas utiles parce qu'elles lui paraissent évidentes, mais qui se révèlent absolument cruciales dans la résolution de
problèmes « de tous les jours » et dans la communication.
Quelques connaissances de « sens commun » que l'ordinateur Cyc a élaborées à partir d'informations
fournies par des humains. © DR
Le projet n'a pas abouti et l'hypothèse la plus fréquemment évoquée expliquant son échec concerne le fait que Cyc n'a
pas pu expérimenter le monde par ses capteurs et ses effecteurs, comme le réalisent tous les systèmes biologiques,
humains ou non.
C'est par expérience qu'un organisme se forge toutes les informations qui lui seront indispensables pour « comprendre
» son environnement physique et social afin de s'y comporter au mieux. Cette construction nécessaire rejoint l'ancienne
notion d'Umwelt (« monde propre ») de l'éthologiste von Uexküll (1909), désignant la représentation du monde que se
bâtit empiriquement chaque animal avec ses propres organes sensoriels et moteurs. Par définition, cette
représentation sera différente entre espèces – car elles n'ont pas les mêmes équipements – et entre individus d'une
même espèce – car ils ne vivent jamais très exactement les mêmes expériences.
Les automates et robots ont évolués au fil des décennies, mais comment ont été
créés les animats ?
En 1986, par réaction contre les limitations de l'IA classique, Rodney Brooks – doctorant chez McCarthy – a l'idée de
concevoir l'architecture de contrôle d'un robot en écartant toute notion « intelligente » de représentation mentale et en
réintégrant l'action dans la construction des connaissances du système. Il affirme en effet qu'un système artificiel doit
se concevoir comme un système entier se comportant dans un environnement réel. Ce qu'il a nommé la « robotique
comportementale » (behavior-based robotics) retrouvait ainsi l'esprit des concepteurs des premiers robots du début du
XXe siècle.
Celle-ci vise à concevoir des systèmes artificiels simulés ou des robots réels inspirés des animaux, aptes à exhiber de
façon autonome des capacités adaptatives dans un environnement complexe, dynamique et imprévisible (Meyer et
Guillot, 1991 ; Meyer, 1996). En cela, elle se définit comme complémentaire de l'IA classique, qui peut être plus
performante quand on connaît ou on peut prédire les caractéristiques d'un environnement. Les animats sont dits «
situés », car ils appréhendent le monde à leur façon par leurs capteurs et leurs actionneurs afin d'y réagir au mieux,
avec une intervention humaine minimale.
Le but de cette approche n'est donc plus de concevoir des systèmes aussi intelligents mais de leur apporter une
capacité d'apprentissage.
lasers, ont peu à peu été remplacés par des dispositifs inspirés des organes sensoriels des animaux.
Les particularités de l'œil de mouche intéressent beaucoup les roboticiens. © 1suisse, Flickr
Le déplacement animal
Les systèmes de locomotion naturels inspirent aussi les roboticiens. Aujourd'hui, les machines constituent tout un
bestiaire : elles empruntent leur mode de déplacement aux arthropodes, aux reptiles, aux amphibiens… Pris parmi
d'autres, un robot grimpe aux murs en utilisant de très nombreux microcils adhésifs, à la façon de ceux qui équipent les
extrémités des pattes du gecko. Brachiator, un robot de l'Université de Nagoya, au Japon, imite le mode de
déplacement de branche en branche du gibbon. Ce robot-singe apprend à coordonner ses mouvements afin de se
balancer, de lâcher d'une main le barreau d'une échelle horizontale et d'attraper de l'autre main un barreau situé un
peu plus loin. Il utilise son système visuel pour apprécier la distance à franchir et le balancement à effectuer.
Dans les premiers dispositifs, tous les paramètres de ce réseau étaient fixés et dérivaient – le plus souvent – des
connaissances acquises en biologie. Dans un second temps ont été élaborés des animats qui modifiaient eux-mêmes
leur système nerveux par des étapes d'apprentissage, où des succès et des échecs précèdent des réajustements dans
les connexions entre les neurones. Ici, l'architecture est figée et imposée par le concepteur ; en revanche, les forces
excitatrices ou inhibitrices des connexions varient. Enfin, cette émancipation a atteint son apogée dans l'application,
dès les années 1990, des algorithmes génétiques et autres méthodes évolutionnistes qui dérivent de l'évolution
darwinienne.
Peu à peu, grâce à ces procédures inspirées de la biologie, le roboticien est progressivement libéré de toutes les idées
préconçues qui risquaient de biaiser la conception de ses systèmes. Par exemple, il ne choisira bientôt plus la nature, le
nombre et la position des capteurs visuels d'un robot ; ceux-ci seront plus efficacement déterminés sous la contrainte
d'une sélection artificielle. Le roboticien est en passe de reproduire, en accéléré, plusieurs milliards d'années
d'évolution…
Hexapod (AnimatLab,à gauche) a fait évoluer un « cerveau » pour pouvoir marcher et Golem (Brandeis
University, à droite) a conçu par évolution à la fois une morphologie et son «cerveau» qui lui
permettent de ramper. © DR
Plus spectaculaire encore, une équipe de l'Université Cornell, a construit un hélicoptère de la taille d'une molécule, de
l'ordre du milliardième de mètre, qui associe une partie motrice d'une molécule, l'ATPase, à des pales métalliques qui
tournent quand on fournit de l'énergie au système. Dans un avenir proche, ces nanomachines se déplaceront peut-être
à l'intérieur de nos cellules pour, par exemple, y apporter des médicaments spécifiques.
Les microvéhicules (Sandia National Laboratories , à gauche) et la drosophile de Berkeley University (à
droite). © DR
Ecobot-II, équipé d’un système digestif « vivant » constitué d’une série de huit piles à combustible
microbiennes hébergeant des bactéries prélevées dans la boue d’une station d’épuration voisine. ©
Chris Melhuish, University of Bristol and University of the West of England
D'autres animats peuvent se mouvoir, comme le robot nageur du MIT, grâce à des actionneurs vivants, de vrais
muscles de grenouille. D'autres encore utilisent un cerveau réel. En effet, des équipes italo-américaines ont connecté le
système nerveux d'une lamproie aux capteurs lumineux et aux roues d'un robot mobile. Les circuits nerveux de l'animal
sont capables d'apprendre à un robot à se déplacer vers une lumière.
Maintenir en vie un encéphale isolé n'est pas chose aisée, aussi les roboticiens du centre Suny Health, à Brooklyn, ont
opté pour un contrôle du robot par un cerveau in vivo, et sont parvenus à entraîner des singes et des rats à utiliser
leurs ondes cérébrales pour déplacer un bras robotique.
En d'autres termes, si le contrôle d'une machine par un être vivant ne pose pas de problème éthique, il n'en va pas de
même quand une machine gouverne l'action d'un être vivant. C'est notamment le cas lorsque des biologistes
télécommandent les déplacements d'un rat à l'aide d'impulsions électriques envoyées dans certaines zones de son
système nerveux, même si l'objectif déclaré est d'utiliser ce rat pour détecter la présence éventuelle d'humains
ensevelis sous des décombres.
Slugbot, le robot qui fabrique son énergie en digérant des limaces. © C. Melhuish
C'est le projet majeur de l'AnimatLab, nommé Psikharpax, un « rat artificiel », c'est-à-dire un robot dont les
fonctionnalités sont inspirées le plus possible du rat, animal hautement adaptatif et dont beaucoup de structures
anatomiques et nerveuses ont l'avantage d'être connues des biologistes. Il présente un système de navigation intégré
à un système lui permettant d'enchaîner ses actions, ce qui lui confère des capacités polyvalentes encore non
implantées dans un robot. Ces deux systèmes sont fortement inspirés de ceux mis en évidence chez le rat, ce qui
permettra aussi aux biologistes de vérifier que les conséquences comportementales des structures nerveuses sont
bien celles auxquelles ils s'attendaient.
Au XVIIIe siècle, Voltaire, ébloui par les automates de Jacques de Vaucanson, compara le savant à Prométhée tant il «
semblait, de la nature imitant les ressorts, prendre le feu des cieux pour animer les corps ». Les machines illustraient
en effet de façon spectaculaire l'objectif déclaré de Vaucanson, qui cherchait « une reproduction de moyens en vue
d'obtenir l'intelligence expérimentale d'un mécanisme biologique ». Ainsi, presque trois siècles plus tard, l'inspiration
biomimétique anime à nouveau les concepteurs de systèmes artificiels.
Cependant, plutôt que de voler le feu céleste, ils préfèrent s'inspirer des astuces que la nature a découvertes au cours
de l'évolution, afin que leurs créatures deviennent, non pas aussi intelligentes que l'être humain, mais aussi adaptatives
que le plus simple des systèmes vivants.
D'autre part, ces robots adaptatifs et autonomes pourront être utiles dans des situations où un agent artificiel doit
assurer sa « survie » ou accomplir sa mission sans l'aide d'un humain, et dans un milieu imprévisible.