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La personne du Christ

dans la “ conversion ” de saint Augustin

Quelle est la portée de la « conversion »de Saint Augustin, pendant son


séjour à Milan, au cours de l’été 386, selon le récit qu’il en a fait lui-
même dans les Confessions ? Quelle est la part du platonisme et celle du
christianisme dans le cheminement spirituel suivi à ce moment par le
futur docteur ? Il ne s’agit pas, dans les lignes qui vont suivre, de reprendre
ces vastes problèmes. Nous laissant instruire par un certain nombre
d’enquêtes qui ont été menées, même si elles sont loin d’être convergentes,
nous ne mettons en avant qu’une seule préoccupation : relisant les pages
des Confessions relatives à la crise violente qui est rapportée à la fin
du livre VII et au livre VIII, nous chercherons à discerner quelle est la
part qui revient à la personne du Christ parmi les éléments qui ont agi sur
le jeune professeur à ce moment décisif de son existence.
hes textes qui nous sollicitent au premier chef sont consignés dans
les chapitres des Confessions qui vont de VII, 13 à VIII, 30, c’est-à-dire
depuis le moment où il lit avec enthousiasme les livres des platoniciens,
au printemps de l’année 386, jusqu’à la journée, décisive à ses yeux,
du jardin de Milan, datée du mois d’août de la même année. Il convient,
bien sûr, de compléter cette lecture par d’autres témoignages, émanant
de la plume d’Augustin, que nous pouvons connaître et qui concernent
cette période.
Car nous ne doutons pas, quant à nous, que la scène du jardin, qui clôt
le livre VIII, soit présentée par l’auteur comme un point d’aboutisse­
ment d’un très long itinéraire, comme une étape de sa vie après laquelle
toutes choses seront envisagées par lui d’une manière nouvelle, comme
l’entrée dans un havre de paix, même si, après cette expérience, il continue
à se poser de graves questions, même si dans la suite il ne se considère
jamais comme parvenu au but.
C’est le théologien et l’évêque qui écrit les Confessions, douze ans après
les événements milanais qui nous intéressent. Il convient donc de faire la
4 M ARC LOBS

critique entre certains éléments du récit demeurés vivants dans son


souvenir et qui ont la marque de l’authenticité, et d’autres qui proviennent,
avec suffisamment d’évidence, de la réflexion du chrétien assuré qu’il
est devenu dans les années qui ont suivi la crise de 386. Cette critique n’est
pas aisée ; nous ne nous cachons pas toute la part d’hypothèse qui inter­
vient lorsqu’il y a à trancher dans un pareil domaine. On peut quand
même se sentir autorisé à procéder à un certain nombre de déductions, si
elles demeurent empreintes de modération.
Collationnant les textes où Augustin, en premier lieu dans ses Confes­
sions, fait mention de Jésus-Christ, nous nous proposons de suivre le plan
suivant :
1) Augustin ayant abondamment mentionné Saint Paul, nous jugeons
utile, dans un premier temps, de voir de près la manière dont sont faites
ces citations ou allusions, pour cette période qui a précédé la crise du
jardin. I/apôtre de la justification par la foi en Jésus-Christ peut être
considéré comme une pierre de touche permettant d’apprécier le caractère
« chrétien » de l’espérance du salut, telle qu’elle a été ressentie et expri­
mée.
2) Nous verrons ensuite, en dehors de Paul lui-même, les autres
références au Christ, afin de nous rendre compte, par la façon dont il est
présenté, de la place qu’il occupe à ce moment dans les réflexions et les
combats de l’auteur.
3) En conclusion de ce qui précède, nous examinerons les textes
des Confessions où, toujours pour cette même période, Augustin, faisant le
bilan de ses convictions personnelles, reconnaît tout ce qui le sépare encore
de la foi en Jésus-Christ.
4) Puis il conviendra de présenter une appréciation sur la portée de la
scène du jardin de Milan et sur le contenu « christologique » qu’on peut y
discerner.
5) Avant de conclure, nous passerons en revue les textes christologiques
que nous fournissent les écrits de Cassiciacum.

1. — Collationnement des citations de Saint Paul.


Notons d’abord que le livre VII des Confessions donne un ordre de
succession d’événements que l’on n’est point en droit de contredire a
priori :
a) VII, 13 : Après un long développement sur l’origine du mal et sur
la responsabilité de l’homme quand il y succombe (1-12), problème qui
sollicitait depuis longtemps le jeune professeur, Augustin mentionne
qu’il eut un jour brusquement l’occasion de lire des « livres platoniciens » :
« Tu m’as procuré, par l’entremise d’un homme que gonflait un prodigieux
orgueil, certains livres des platoniciens (quosdam platonicorum libros),
traduits du grec en latin ». Certainement le platonisme n’était pas inconnu
du jeune intellectuel ; cependant il s’est mis à cette lecture avec une ardeur
LE CHRIST D A N S LA CONVERSION DE S A I N T A U G U S T IN 5

particulière et à une date qui, si elle ne peut être exactement précisée


(fin de l’hiver ou printemps 386), n’en a pas moins fortement marqué le
souvenir de Saint Augustin.
b) C’est quelque temps après (VII, 27) qu’il s’est mis à lire les épîtres de
Paul, poussé par l’intérêt qu’avait suscité en lui ses lectures platoni­
ciennes. C’est ce qu’il rapporte : « Je me saisis donc avec la plus grande
avidité des œuvres vénérables de ton Esprit, surtout celles de l’apôtre
Paul ». Et cette lecture, ajoute-t-il, lui a permis de mieux comprendre
certaines considérations platoniciennes.
Augustin a donc lu successivement les ouvrages néoplatoniciens, puis
ceux de Saint Paul. Il ne nous dit rien sur l’intervalle qui a séparé ces deux
« lectures ».
Ceci est en plein accord avec le témoignage d’un des dialogues de Cassi-
ciacum, écrit en novembre 386, moins d’un an après les événements
(C. Academicos II, 5) : les livres de Plotin qu’il a lus ont été comme un
parfum tombant sur une petite flamme et provoquant un immense
incendie (incredibile incendium), au-delà de tout ce que l’on peut imaginer.
C’est alors, poursuit-il que, « titubant, plein de hâte et d’hésitations, je
saisis l’apôtre Paul... Je le lus tout entier avec la plus grande attention
et la plus grande piété »h
Ces considérations nous permettent de procéder au découpage suivant.
Il faut considérer d’abord les citations pauliniennes qui prennent place1

1. Comment comprendre le pourquoi de ces deux lectures successives ? P. Cottr-


CEIAE (Recherches sur les Confessions, p. 169) pose précisément cette question en
écrivant : « Aucune explication n’est fournie sur les événements qui l’on conduit à
se saisir avidement des Épîtres de Paul ». Tout ce que l’on peut dire, c’est que
la lecture des épîtres est une conséquence directe des lectures platoniciennes :
Augustin se sent poussé à étudier à fond le rapport qu’il peut y avoir entre le système
philosophique auquel il s'initiait avec enthousiasme et le christianisme (cf. A. Soqi-
Gnac, B.A. 13, p. 108). C’est d’ailleurs ce que laisse entendre le texte du Contra
Academicos II, 5 (B,A., p. 68) déjà cité ci-dessus : après avoir ressenti l’incredibile
incendium, le jeune Augustin rentre tout entier en lui-même (lotus in me rediham),
puis il ajoute tout de suite : « Je me mis à réfléchir cependant, je l’avoue, sans faire
de pause (trad. Courcelle, p. 168) (respexi tamen confitebor quasi de itineré), à cette
religion qui m’avait été enseignée dès l’enfance et comme enfoncée jusqu’à la
moelle ». C’est pour concrétiser son désir de connaître vraiment le christianisme,
qu’il se donne, non sans crainte, à la lecture assidue de Saint Paul. Le même processus
est attesté dans le De vita beata 4 (B.A. 4, p. 228) d’une manière raccourcie : « Je lus
alors quelques livres de Platon..., je les confrontai (collataque cum eis), autant que je
pus, avec l’autorité de ceux qui nous ont transmis les saints mystères », ce qui vise
normalement Saint Paul. — P. Courcelle précise les choses en disant que c’est Simpli-
cianus qui lui a conseillé de se livrer à cette confrontation (p. 171-3). Ceci est fort
probable, en effet, à condition toutefois de ne point méconnaître ce qu’Augustin
dit clairement dans deux textes (C. Acad. II, 5 et Conf. VII, 27), à savoir qu’il y
a deux étapes bien marquées dans ses lectures et que notamment la mise en route
de la lecture paulinienne a eu lieu à une date précise dont il a conservé le souvenir.
A noter que J. O’Meara (La jeunesse de St Augustin, 1958, p. 204-207) voit dans
l’utilisation de l’apôtre un contrecoup de l’influence des Manichéens, pour lesquels les
épîtres pauliniennes représentaient le noyau de l’Écriture des chrétiens.
6 MARC LODS

chronologiquement entre les deux lectures, plotinienne, puis paulinienne


(VII, 13 à 26), puis celles qui suivent le moment de la « découverte » de
Saint Paul (VII, 27 et VIII).
A : VII, 13 à 26
— VII, 13 à 15 : Augustin, qui vient de mentionner qu’il a lu avec
avidité les œuvres de Plotin et autres auteurs platoniciens, expose, du
point de vue chrétien, ce qu’il y trouve et ce qu’il n’y trouve pas. Il y
trouve, écrit-il (VII, 13), une doctrine sur Dieu et sur son Verbe issu de
lui, laquelle est conforme à l’Écriture ; mais il n’y trouve point mention
d’une incarnation du Verbe, ni de l’œuvre que celui-ci a accomplie pour le
salut des hommes. A ce propos, il cite le prologue de Jean ; le début du
chapitre 1 de l’évangile, lorsqu’il est fait mention du Verbe issu de Dieu,
co-créateur du monde et lumière des hommes, est, dit-il, vraiment «plato­
nicien ». Mais ce qui est dit du Verbe fait chair et habitant parmi les
hommes (Jn. 1, 14), ceci ne se rencontre point chez Platon.
C’est très exactement dans la même lancée (VII, 14) qu’Augustin
poursuit par une citation de Saint Paul (PMI. 2, 6-n) : Oui, dit-il, Plotin,
comme l’apôtre, affirme que le Verbe existe « en forme de Dieu et qu’il
n’a pas estimé que ce fût un vol que d’être égal à Dieu » (PMI. 2, 6),
puisque, de fait, il est égal à Dieu « par nature ». Mais les platoniciens ne
disent rien de l’abaissement du Verbe, de sa mort sur la croix et de sa gloire
finalement manifestée aux hommes en vue de leur salut (PMI. 2, 7-11).
Ét il continue : Oui, comme Plotin, le Nouveau Testament enseigne
que les hommes reçoivent tout de la plénitude du Verbe (Jn 1, 16) ; mais
c’est en opposition à lui que Paul écrit qu’« au temps marqué, il est mort
pour les impies » (Rom. 5, 6), et que Dieu « n’a pas épargné son Fils
Unique, en le livrant pour nous tous » (Rom. 8, 32).
De même, seul l’Évangile des chrétiens peut proclamer, ce que les
philosophes ne savent pas, que le Christ est doux et humble de cœur et
qu’il accueille ceux qui sont fatigués et chargés (Mt. 11, 28-29).
Puis Augustin revient à Paul pour dire avec lui que ce sont les plato­
niciens, « dressés sur un cothurne » qui, « bien qu’étant capables de
connaître Dieu, ne le glorifient point comme Dieu et ne lui rendent point
grâces, car ils s’égarent dans leurs raisonnements et leur cœur sans intelli­
gence est plongé dans l’obscurité ; se disant sages, ils deviennent insensés »
(Rom. 1, 21-22).
Da citation paulinienne se poursuit (VII, 15) : « Us transforment la
gloire du Dieu incorruptible en idoles et simulacres de toutes sortes, à la
ressemblance de l’image de l’homme corruptible, des oiseaux, des qua­
drupèdes et des serpents » (Rom. 1, 23)2.

2. G. Madec a étudié très en détail les citations de Rom. 1 dans l’ensemble de


l’œuvre augustinienne : « Connaissance de Dieu et action de grâces. Essai sur les
citations de l’fjp. aux Romains I, 18-25 dans l’œuvre de saint Augustin » Rech.
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ha portée de cette dernière citation de Saint Paul pose un problème du


fait que l’apôtre a bien en vue l’idolâtrie sous sa forme la plus simple
et la plus grossière, à savoir l’adoration de la divinité sous l’aspect imagé
d’hommes ou de bêtes diverses. Augustin y met-il le même contenu
et accuse-t-il les platoniciens, ou certains d’entre eux, de faire place dans
leur théologie à la dévotion rendue aux images*I,*3 ?
Quoi qu’il en soit de la réponse à donner à cette question, Augustin, en
affirmant qu’il n’avait point, quant à lui, succombé à cette idolâtrie,
rapporte sans aucun doute la position qui avait été la sienne après avoir lu
les livres des philosophes : il a alors rejeté avec force cette idolâtrie qui
lui faisait penser à celle du culte rendu aux bêtes par les Égyptiens, ainsi

augustiniennes II, 1962, p. 273-309. Certains éléments de cette enquête ont été
repris et complétés dans un article postérieur : « Une lecture de Confessions VII,
ix, 13-xxi, 27 » Rev. Études august, 16, 1970, p. 94-99. G. Madec donne une liste
très complète des citations pauliniennes, qui vont dans le même sens que celles de
Conf. VII, 14-15 et ss. : Sermo 150, 9 (PL 38, 813), Sermo 197, 1 (PL 38, 1022),
Sermo 241, 3 (PL 38, 1135), Sermo 141, 2 (PL 38, 777), Sermo Mai 126, 7, Enarr. in
ps. 57, 18 ; In Ioh. evang. tract. 2, 4 ; 14, 3, etc.
C’est dans Conf. VII, 14-15 que la citation de Rom. 1, 21-23 apparaît à propos
des platoniciens pour la première fois ; elle reviendra souvent, on le verra. Mais
Augustin s'y était référé déjà en parlant des Manichéens :
a) Conf. V, 5 : « Leur cœur sans intelligence est plongé dans l’obscurité » (Rom.
I, 21)... » Bien que connaissant Dieu, ils ne le glorifient pas comme Dieu et ne lui
rendent point grâces ; ils s’égarent dans leurs raisonnements (1, 21 ab) et ils se disent
sages (x, 22a) » ... « Ils transforment la gloire du Dieu incorruptible... à la ressem­
blance de l’image de l’homme corruptible... des oiseaux, des quadrupèdes, des
serpents (1, 23) »... « Us changent ta vérité en mensonge; ils honorent et servent
la créature plus volontiers que le créateur (1, 25) ».
b) C. Faustum 14, 10-11 : citation de Rom. 1, 25 : « Us ont honoré et servi la
créature à la place du créateur » ; et C. Faustum 20, 19 et 21, 6 : citation de l’ensemble
Rom. 1, 20-25 (cf. Madec, art. cité, 1962, p. 284, n. 62 ; art. cité, 1970, p. 94 a. 75.76).
3. On peut comprendre de diverses manières le reproche d’idolâtrie qu’Augustin
fait ici aux disciples de Platon : R. J. O’Connell pense que ce grief est général et
vise seulement l'orgueil des philosophes qui prétendent s’élever jusqu’à Dieu par la
raison et qui, considérant l’âme comme une parcelle de la substance divine, s’ido­
lâtrent eux-mêmes : à proprement parler, ils adorent ainsi la créature, à savoir
l’âme, au lieu du créateur (Rom. 1, 25) (St. Augustine’s Early Theory of Man, A.D.
386-391, Cambridge, Mass. 1968, notamment le chap. 3 intitulé : Idolatry p. 87-111 ;
St. Augustine’s Confessions. The Odyssey of Soûl, Cambridge Mass. 1969). G. Madec,
étudiant spécialement la citation paulinienne dans Conf. VII, 15 (« Une lecture de
Confessions VII, IX, 13-xxi, 27. Notes critiques à propos d’une thèse de R. J.
O’Connell », Rev. Études augustin. 16, 1970, p. 93-106) estime que le culte polythéiste,
dont parle Saint Paul, rendu à divers « phantasmes » ou simulacres ou fictions,
au cours duquel sont adorés des idoles, ainsi que le soleil (p. 96), ne vise pas l'en­
semble du néo-platonisme, mais certains de ces philosophes. Étant donné qu’Augus­
tin, en mentionnant les libri platonicorum (VII, 13), ne donne aucun nom propre
d’auteur, il convient de songer à « la caution que le néo-platonisme post-plotinien a
donné au paganisme et au polythéisme » (p. 99). En effet, beaucoup pensent à Por­
phyre qui s’intéressait fort à la théurgie et qui composa un traité sur les « Images des
dieux » (cf. CourCEPEE, Les lettres grecques, p. 164 — avec des réserves —;0’Meara,
La jeunesse de saint Augustin, 1948, p. 185-201 ; Porphyry’s Philosophy from Oracles
in Augustine, 1959, p. 151-176 ; A. Sopignac, B.A. 13, p. 78-79),
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qu’à la dévotion au veau d’or dans le désert, lui aussi d’origine égyptienne
(Ex. 32, 1-6 ; A et. 7, 39). Il s’exprime en toute clarté: «Voilà ce que j’ai
trouvé (chez les platoniciens), mais je n’en ai point mangé (Inveni haec
ibi et non manducavi) »4.
Et Augustin insiste : Issu moi-même des nations idolâtres (ex gentibus),
écrit-il, j’étais « tendu vers l’or (intenii aurum) » des Égyptiens, cet or
que les Israélites avaient, sur l’ordre de Dieu, subtilisé aux Égyptiens ;
mais, dit-il, « je n’ai prêté nulle attention (et non adtendi) aux idoles des
Égyptiens », auxquelles les Israélites avaient rendu hommage par le
moyen de l’or égyptien dont ils avaient fabriqué leur veau.
Dans ce même paragraphe, Augustin ne se présente pas seulement en
adversaire des « Égyptiens », mais aussi du même coup des « Athéniens »,
ceux auxquels Saint Paul s’était adressé ; il cite alors l’apôtre qui avait,
de la part de Dieu, proclamé devant l’Aréopage d’Athènes : « C’est de
Dieu que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Act. 17, 28).
De texte de VII, 15 se termine par une nouvelle référence à Rom. 1,
dont Augustin donne le verset terminal : Des païens (et les philoso­
phes), écrit-il, ont erré par orgueil, confiant dans leurs fausses richesses :
« Ils ont changé la vérité de Dieu en mensonge et ont honoré la créature
plus volontiers que le créateur » (Rom. 1, 25).
De l’examen de ces trois paragraphes (VII, 13 à 15), on peut conclure
qu’Augustin ne fait certainement point état des sentiments que lui
a suggérés sur le moment la lecture zélée de Plotin, mais bien plutôt
de ses réflexions postérieures sur le rapport existant entre platonisme
et christianisme. Ce n’est d’ailleurs que plus tard, nous l’avons vu (VII, 27),
qu’il place le début de sa propre lecture des écrits de Paul.
On notera toutefois qu’Augustin insiste fortement sur la référence à
Rom. 1, 21-25 et qu’il y revient comme à un texte privilégié : les néoplato­
niciens rentrent bien dans la catégorie que décrit l’apôtre ; ils sont capables,
parce que Dieu a accordé à tout être humain une part de sa révéla­
tion, d’avoir une connaissance correcte du Dieu invisible et de lui rendre
la louange qui lui est dûe, mais, abusant par orgueil de cette grâce, ils sont
tombés dans l’égarement et la folie.
— VII, 16 : De l’avis commun5, ce paragraphe décrit une expérience
spirituelle qu’il a été donné au jeune Augustin de vivre à l’imitation et
avec l’aide de Plotin : on peut parler, en effet, d’une « extase plotinienne ».
D’auteur rapporte comment, « entrant dans l’intimité de mon cœur »
et voyant la réalité des choses « avec l’œil de mon âme », il est monté,

4. Augustin dit qu’il n’a pas fait comme Ésaü, dont il vient de parler, qui a vendu
son droit d’aînesse contre la possibilité de manger un « plat d'Égypte (Aegyptium
cibum) », c’est-à-dire de goûter à l’idolâtrie des Égyptiens.
5. A la suite de Paul H enry (Plotin et l’Occident, 1934, P- 112-114), Pierre Cour-
CEMÆ a entraîné l’adhésion à peu près générale par sa magistrale démonstration
{Recherches sur les Confessions, 1950, p. 159-167).
LE CHRIST D A N S LA CONVERSION DE S A I N T A U G U S T IN g

par une ascèse spirituelle, dans les hauteurs incorporelles jusqu’à se


dépasser lui-même ; il a été «ébloui» par la lumière divine et a «frissonné
d’amour et d’effroi sacré » ; puis il est redescendu des sommets et s’est
retrouvé en lui-même, loin de Dieu, « dans la région de la dissemblance »,
Augustin donne la conclusion de cette expérience : le platonisme lui
a effectivement permis de s’élever et de s’approcher de Dieu, de reconnaître
en lui « Celui qui est » (Ex. 3, 14) et de saisir la vérité « rendue visible à
l’intelligence à travers la création » (Rom. 1, 20).
Il lui vient donc à la plume une référence à Romains 1, cette fois pour
reconnaître l’accord profond qu’il constate entre l’affirmation apostolique
et l’extase qu’il vient de vivre, même si cette « expérience »n’a pas abouti
complètement au résultat escompté. Grâce à la poussée qu’avait exercé
sur lui le platonisme, il a pu se rendre compte de la possibilité qui est
donnée à l’homme de monter vers Dieu par un mouvement de foi :
l’homme, purifié dans son être profond, est alors aspiré vers les régions
supérieures, où il peut contempler, au moins partiellement, la gloire
invisible de la divinité. C’est exactement ce que Saint Paul explique : «Des
perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l’intelligence à
travers les œuvres de la création (invisibilia per ea quae facta sunt intellecta
conspiciuntur) » (Rom. 1, 20).
Augustin fait ici un récit qui a toute apparence d’être un mémorial
exact de ses expériences spirituelles de disciple de Plotin ; nous pouvons
estimer, en conséquence, que la référence qu’il donne au texte de Paul aux
Romains est à considérer comme un témoignage de ce qu’il pensait et
croyait à ce moment de son itinéraire.
— VII, 23-26 : Après un certain nombre de pages consacrées à commen­
ter les éléments positifs que lui ont apportés ses contacts avec les plato­
niciens et où l’on ne rencontre ni citations néotestamentaires, ni mention
du Christ, Augustin poursuit le récit, de ses expériences :
De paragraphe 23 fournit une deuxième description d’extase ploti-
nienne, dans des termes assez semblables à ceux qui avaient été employés
précédemment en VII, 16. Augustin possède alors un réel amour de
Dieu (iam te amabam) et une certaine jouissance de lui, bien que non stable
(non stabam frui Deo meo) ; il se sentait entraîné vers lui à cause de sa
beauté (rapiebar ad te décoré tuo) ; bien qu’attaché au sol par le poids de
ses habitudes charnelles (pondus hoc consuetudo carnalis), il affirme à
nouveau vraie la parole apostolique déjà citée : j’étais parfaitement
certain (eram certissimus) que « tes perfections invisibles sont rendues
visibles à l’intelligence depuis la création du monde, à travers tes œuvres »,
(Rom. 1, 20).
Au cours de l’extase même, il a pu parvenir, dans l’éclair d’un regard
frémissant, jusqu’à l’Être lui-même ; et il enchaîne : « C’est alors (tunc.vero)
IO MARC LODS

que j’aperçus les perfections invisibles (de Dieu) rendues visibles à l’intelli­
gence à travers les œuvres de la création » (toujours Rom. i, 20)6.
Cependant, comme lors de l’expérience précédente, il est contraint de
redescendre dans les lieux terrestres, ne conservant de ce qu’il a entrevu
qu’une « mémoire amoureuse ».
Au paragraphe 24, Augustin dresse le bilan de ce qu’il vient d’expéri­
menter : Non, il n’avait pas encore la voie afin de jouir pleinement de
Dieu. C’est, écrit-il, parce qu’il n’avait pas encore rencontré le Christ ;
il ne l’avait pas encore « embrassé » (amplecterer), ni reconnu comme
médiateur entre Dieu et les hommes (I Tim. 2,5), ni comme «homme placé
au-dessus de toutes choses et Dieu béni éternellement » [Rom. 9, 5)
ni comme chemin, vérité et vie (Jn. 14, 6), ni comme Verbe fait chair
(Jn. x, 14) ; et il se résume en ces mots : « Je n’étais pas encore assez
humble pour posséder Jésus Dieu de l’humilité ».
Nul doute que nous ayons dans ces considérations, non un témoignage
sur les sentiments qu’il avait autrefois éprouvés, mais un jugement qui
ne lui est venu à l’esprit que plus tard, lorsqu’il fait le bilan de son passé.
De paragraphe 25 fournit une analyse de ce qu’était alors la « christo­
logie » du professeur milanais : nous y reviendrons d’ici peu. Celui-ci
voit en Jésus-Christ « un homme d’une éminence sagesse », « participant
à la sagesse d’une manière parfaite » ; ce n’est que « plus tard », écrit-il,
qu’il reconnut combien cette appréciation était incomplète et erronnée.
De paragraphe 26 élargit l’analyse en ce sens qu’Augustin expose
ici quelle était alors sa conception de Dieu lui-même. Son langage est
teinté de platonisme. Il rappelle ses expériences extatiques qui l’ont
rapproché de Dieu : il a déjà appris, explique-t-il, «à chercher la vérité au-
delà du monde des corps »7et, une fois de plus, il mentionne, pour exprimer
ce qu’il a découvert grâce aux platoniciens, le verset paulinien : « J ’aperçus
tes perfections invisibles rendues visibles à l’intelligence à travers les
œuvres de la création » (Rom. 1, 20).
Mais il poursuit : cette voie, dans laquelle il s’est à peine engagé,
ne l’a point mené au but ; il a reculé ; car, dans sa faiblesse, il méconnaît
encore Jésus-Christ comme Sauveur ; ce n’est que « plus tard » (postea)
qu’il trouvera l’apaisement, en méditant cette fois sur les Écritures :
nous reviendrons sur ces pages.

6. Olivier du R oy (L’intelligence de la foi en la Trinité selon Saint Augustin,


Études august. 1966) qui pourtant voit dans la première extase (VII, 16), non une
tentative mystique, mais une authentique « révélation », non une expérience fondée
sur Plotin, mais une « conversion intellectuelle » aux mystères chrétiens (p. 72-81),
considère la citation de Rom. 1, 20, incluse dans l'un et l’autre récits d’expérience
mystique (VII, 16 et 23), comme un simple procédé rédactionnel (p. 81.84.88).
Sa démonstration ne nous paraît guère convaincante.
7. Ce que Pierre Courceuæ considère comme le récit d’une troisième extase
plotinienne (ouvr. cité, p. 160-163).
L E CHRIST D A N S LA CONVERSION DE S A I N T A U G U S T IN n

Tous les développements des paragraphes 23 à 26, destinés à comparer la


situation « platonicienne » du moment avec celle de l’Augustin rédacteur
des Confessions, n’apportent guère d’éclairage en ce qui concerne la
première. Pour en rester aux données de l’Augustin du printemps 386, nous
constatons seulement que, bien que, sans aucun doute, il ait eu connais­
sance de bien des textes de la Bible, ne serait-ce que par les homélies
d’Ambroise qu’il avait l’occasion d’écouter, il ne les a point reçus très
profondément et qu’il se contentait d’une appréciation assez générale
sur la personne et l’œuvre de Jésus-Christ ; par contre, il s’appuie forte­
ment sur un verset au moins, qui est Rom. 1, 20 ; or ce texte précisément
ne fait point partie de l’enseignement directement « christologique »
de l’épître de Saint Paul aux Romains.

B : VII, 27 à VIII, 29
— VII, 27 ; Ce paragraphe fait mention de la lecture « avide » de
Saint Paul. Il commence ainsi : « Je me saisis avec la plus grande avidité
des œuvres vénérables (mot à mot : du vénérable stylet) de ton Esprit,
surtout celles de l’apôtre Paul (itaque avidissime arripui venerabilem stilum
spiritus tui, et prae ceteris apostolum Paulum) ». Augustin s’exprime
en termes semblables dans le Contra Academicos (II, 5) (novembre 386) :
arripio apostolum Paulum. Il ajoute qu’il a lu les écrits de l’apôtre en
entier : perlegi totum intentissime atque castissime.
Peut-on saisir une évolution qui se dessinerait chez le futur docteur à
partir de ce moment ?
Bien certainement il avait déjà pris connaissance auparavant des
lettres apostoliques, mais il précise dans le récit des Confessions : autrefois
il les avait lues dans leur teneur littérale (textus sermonis ejus) et y avait
perçu des contradictions internes et des désaccords entre l’écrivain
chrétien et le témoignage de la Roi et des Prophètes. Maintenant cela
change. En vérité, c’est parce que d’abord les livres platoniciens l’avaient
captivé qu’il s’est intéressé à l’apôtre Paul : «Je me mis (à le lire) et trouvai
(et coepi et inveni) que tout ce que j’avais lu de vrai là (illac = dans les
livres de Plotin) était dit ici (hac = chez Paul), avec ta grâce à l’appui
(cum commendatione gratiae tuae) ». En effet, ajoute l’auteur, la grâce
fait que l’on y voit clair et que l’on ne peut alors se glorifier que de ce
que l’on a reçu ; et « qu’as-tu que tu ne l’aies reçu » (I Cor. 4, 7) ? Si,
« selon l’homme intérieur, on peut prendre plaisir à Dieu » (Rom. 7, 22),
l’homme que nous sommes ne peut pas s’abstenir de pécher : « Qui me
délivrera de ce corps de mort, sinon ta grâce par Jésus-Christ notre
Seigneur » (Rom. 7, 24) ? C’est ce Jésus-Christ « que tu as créé au commen­
cement de tes voies » (Prov. 8, 22), c’est lui « en qui le prince de ce monde
n’a rien trouvé qui fut digne de mort et qu’il a pourtant fait périr, annu­
lant ainsi l’acte qui nous était contraire » (Col. 2, 38).
Nous continuons la lecture : or précisément tous ces témoignages sur le
Christ Sauveur, les livres platoniciens ne les présentent point. Et Augustin
12 M ARC LODS

termine son livre VII ainsi : « Autre chose est d’apercevoir du haut d’un
sommet boisé la patrie de la paix sans découvrir le chemin qui y mène...,
autre chose de tenir la voie qui y conduit... ; ces pensées me prenaient aux
entrailles, d’une manière surprenante, pendant que je lisais le moindre
de tes apôtres (cf. I Cor. 15, 9) ; j’avais considéré tes œuvres (considerave-
ram opéra tua) (reprise approximative de Rom. 1, 20) et j’étais dans la
stupéfaction ». Il convient donc de distinguer deux étapes successives sur
le chemin de la vérité ; apercevoir de loin le but, et s’engager sur la voie qui
y conduit, forment deux niveaux bien différents de la vie spirituelle ;
Augustin déclare qu’il n’en est encore qu’à la première étape : il ne peut
alors que « considérer » à distance la gloire de Dieu.
Il n’y a point de raison de douter qu’effectivement, après avoir lu
Plotin, Augustin s’est mis à l’étude de Saint Paul et qu’il s’est ainsi
rendu compte des analogies entre les deux doctrines ; un rapprochement
s’impose à lui et l’incite à la réflexion. Mais, lorsqu’il écrit qu’il manque au
platonisme un sauveur et que ce sauveur est le Christ, il n’est pas certain
du tout que ce défaut lui soit apparu sur le champ ; il est bien plus pro­
bable que la référence à Jésus-Christ, qu’il mentionne à propos de la
« grâce » donnée par Dieu, afin de pouvoir suivre le chemin que sans
elle on ne peut qu’apercevoir de loin, soit le produit d’une réflexion pos­
térieure aux événements qu’Augustin relate ici.
— VIII, 1-2 : Augustin fait le point avant la visite qu’il a décidé de
faire au prêtre Simplicianus. Il cite Saint Paul pour souligner qu’il
n’est pas encore parvenu au but : Je voyais encore les choses de Dieu en
énigme et comme au travers d’un miroir (I Cor. 13, 12), -— mon cœur
n’était pas encore purifié du vieux levain (I Cor. 5, 7). Et une fois de
plus il revient à Romains 1 pour avouer qu’il faisait alors partie de ces
païens qui, « tout en connaissant Dieu, ne le glorifient pas comme Dieu,
ni ne lui rendent grâces... et qui, tout en se donnant pour sages, sont
devenus fous » (Rom. 1, 21-22).
Soucieux de la conversation qu’il va avoir avec Simplicianus et conscient
de ses attaches sexuelles qui font de lui un captif, il note encore que
l’apôtre laisse le chrétien libre de vivre dans le célibat ou dans l’état
matrimonial (I Cor. 7, 27 ss.).
—■ VIII, 9-12 : Simplicianus a dirigé son entretien vers la conversion
par laquelle a passé le rhéteur romain Victorinus, quelques années aupa­
ravant. Augustin en fait ensuite le commentaire.
Cet événement, dit-il (VIII, 9), est une illustration de la parole pauli-
nienne sur la grâce de Dieu, « qui a choisi ce qui est faible aux yeux du
monde pour confondre les forts, ce qui est vil pour réduire à néant ce qui
est » (I Cor. 1, 28). Ceci est écrit par l’apôtre qui, se disant « le plus petit »
(I Cor. 15, 9), avait converti l’orgueilleux Sergius Paulus (Ad. 13, 7-12),
montrant ainsi comment les vases vils, une fois purifiés, deviennent
des vases d’honneür utiles à leur maître et propres à toute bonne œuvre
(2 Tim. 2, 21).
LE CHRIST D A N S LA CONVERSION DE S A I N T A U G U ST IN 13

Poursuivant sa méditation (VIII, 11) sur l’exemple laissé par Victorinus,


Augustin rapporte quelle lutte intérieure il a lui-même subie, tiraillé
entre deux volontés contraires, celle de l’esprit et celle de la chair (Gai.
5,17) ; il se compare au soldat, embarrassé de ses « impedimenta » (2 Tim.
2, 4) et qui hésite à entrer au service de son maître.
De plus en plus douloureusement engagé dans ce combat (VIII, 12),
il entend la voix divine lui dire : « Debout, toi qui dors, le Christ va t’illu­
miner » (Eph. 5,14) ; mais il est encore incapable d’obéir ; il ne peut que se
lamenter : « Malheur à moi ; qui me délivrera de ce corps de mort, sinon
ta grâce par Jésus-Christ, notre Seigneur » (Rom. 7, 24-25) ?
—- VIII, 14 : Maintenant, c’est Ponticianus qui vient rendre visite
à Augustin chez lui. Il trouve sur une table un exemplaire des épîtres de
Paul : « Il y avait par hasard sur une table de jeu, devant .nous, un livre
qu’il remarqua ; il le prit, l’ouvrit et découvrit que c’était l’apôtre Paul ;
il ne s’y attendait pas, car il avait pensé que c’était un des livres qui
servait à mon épuisant enseignement. Souriant alors, il me regarda
et me félicita en exprimant sa surprise de trouver à l’improviste sous
mes yeux cet ouvrage et lui seul... Je lui appris que je consacrais mes
plus grands soins à ces écrits ».
— VIII, 22 : Ponticianus a rappelé l’exemple de ces croyants qui avaient
su, par amour pour Dieu, renoncer aux joies de fonder une famille, afin
de se consacrer entièrement à une vie de chasteté. Après le départ de son
visiteur, Augustin s’est retiré avec Alypius dans le jardin de la maison
(VIII, 19). Ses luttes intérieures deviennent plus intenses encore. Au
cours de ce débat, il cite encore deux textes pauliniens illustrant sa dou­
leur : « Autrefois, écrit l’apôtre, vous étiez ténèbres, mais maintenant
vous êtes lumière dans le Seigneur» (Eph. 5, 8). Puis : «Ce n’est pas
moi qui accomplis (le mal), c’est le péché qui habite en moi » (Rom. 7, 17).
— VIII, 29 : Vient le récit de la « scène du jardin ». Ayant perçu,
du fond de l’enclos où il s’était rendu seul, le sollennel Toile, lege, «Prends
et lis », Augustin comprend que Dieu lui ordonne d’ouvrir le livre des
lettres de Paul et d’y lire la première page qui se présenterait. Il revient
à l’endroit où l’attendait Alypius. « C’était là que j’avais déposé le livre
de l’apôtre en me levant ». «Je le saisis, l’ouvris et lus en silence le premier
chapitre où se jetèrent mes yeux ». C’était l’exhortation de Saint Paul :
« Non, pas de banquets ni d’ivrogneries ; non, pas de coucheries ni
d’impudicité ; non, pas de disputes ni de jalousies ; mais revêtez-vous du
Seigneur Jésus-Christ et ne vous faites pas des pourvoyeurs de la chair
dans les convoitises » (Rom. 13, 13-14). Et Augustin conclut : « Je ne
voulus pas en lire davantage, ce n’était pas nécessaire ». Il se sent en
sécurité ; toute incertitude a disparu.
C’est bien une parole de l’apôtre Paul qui a déclanché le processus
du dénouement de la crise. Mais cette fois, c’est un texte d’exhortation
éthique ; celui-ci est extrait de la partie parénétique qui forme la conclu­
sion de Vépitre aux Romains.
14 MARC LODS

Uanalyse des citations de Saint Paul, que nous venons de faire, nous
conduit à la conclusion suivante : si l’on met de côté les références pauli-
niennes qui sont, semble-t-il, inspirées par des réflexions faites après les
événements par un Augustin émettant un jugement sur son passé et
évoquant ses souvenirs, il reste, pensons-nous, quatre textes qui ont
sérieusement arrêté la pensée d’Augustin lorsqu’il méditait sur les thèses
plotiniennes qui l’avaient enflammé :
1) Professant sa foi dans le plotinisme, il discerne, dans l’affirmation
de Saint Paul de Rom. i, 20, une résonnance du thème platonicien de
l’ascension de l’âme vers Dieu : le Dieu invisible se rend visible à l’intelli­
gence par ses œuvres. Il ne s’agit que d’un seul verset, en vérité. Néan­
moins, dans sa brièveté, cette proclamation lui a permis de dire qu’il
existait en tout cas sur ce point une vue commune entre christianisme et
platonisme (VII, 16.23.26)®.
2) Toujours dans la ligne du plotinisme dans laquelle il s’était engagé
à fond, Augustin aperçoit dans certaines affirmations néotestamentaires
sur le Verbe de Dieu une ressemblance heureuse avec le point de vue
des platoniciens relatif au Dogos de Dieu, pensée issue de sa pensée, et
c’est à ce propos qu’il mentionne le prologue de Jean, ainsi que le début du
développement christologique de Paul, Phil. 2, 6 : le Verbe est bien réelle­
ment «en forme de Dieu » (VII, 14).
3) Avant la visite de Simplicianus qu’il rapporte au début du livre
VIII, il se réfère à l’apôtre à propos du problème de la continence ;
il est lié à sa concubine par des chaînes qu’il n’est pas capable de rompre,
bien qu’en son cœur il le désire. Il se souvient alors que Saint Paul, bien
que donnant sa préférence au célibat plutôt qu’au mariage, laisse au
chrétien la liberté d’être uni à une femme. Appliquant cette autorisation
à son propre cas, il se sent rassuré, au moins pour un temps (VIII, 2).
4) Tout à la fin de son cheminement apparaît une exhortation morale,
celle que l’apôtre donne aux chrétiens de Rome (Rom. 13, 13-14). Il ne
s’agit ni de christologie, ni de discours sur la contemplation de Dieu.
La parole de l’apôtre est une considération sur la nécessaire sanctification
du chrétien justifié : sauvé par Jésus-Christ, celui-ci doit s’abstenir de
tout excès de convoitise charnelle. Augustin a lu ces mots en pensant aux
liens sexuels qui, il le sentait profondément, le retenaient loin de Dieu.
Il a reçu cette parole apostolique comme une libération : si Dieu ordonne8

8. Bien qu’en VII, 26 la citation de Rom. I, 20 apparaisse comme une conclusion


directement tirée de l’expérience d'une des extases « plotiniennes », il serait exagéré
certainement d'aller jusqu’à dire qn'Augustin avait trouvé dans le platonisme
qu’il rencontrait un « enseignement » relatif au chapitre 1 des Romains, du même
genre que celui qui était donné chez certains philosophes à propos de l’explication
dite « platonicienne » du prologue de l’évangile de Jean. Il convient de se référer à
l’étude très complète de G. Madbc, « Connaissance de Dieu et action de grâces.
Essai sur les citations de l'Ép. aux Romains I, 18-25 », Rech. augustinienne II
1962, p. 273-309 : c’est surtout la Ire partie : Bilan d'une conversion ; grandeur
et misère du platonisme (p. 276-309), qui intéresse notre propos.
LE CHRIST D A N S LA CONVERSION DE S A I N T A U G U S T IN 15

avec cette force et cette clarté la continence à l’homme, c’est qu’il lui
donne aussi la volonté et le pouvoir pour y parvenir.
En dehors de ces quelques références à l’apôtre Paul9, dont il ne faut
certes pas minimiser l’importance, on ne voit pas bien ce qu’Augustin,
à ce moment de sa vie, imprégné comme il l’était de platonisme, a pu
retenir de fondamental, pour la solution des problèmes qui le tourmen­
taient, de sa lecture de l’apôtre. Il ne faut, en tout cas, pas douter de la
véracité de son témoignage au sujet de l’ardeur qu’il a mise à cette
entreprise ; mais on n’a pas l’impression que la théologie paulinienne
ait alors exercé sur lui une influence réelle. Ce n’est que sensiblement
plus tard qu’un changement sera perceptible. Il n’a d’abord retenu
de l’apôtre que ce qui lui paraissait s’accorder avec le platonisme, et c’est,
en somme, assez peu de chose10.

2. Collationnement des mentions de Jésus-Christ.


En nous basant sur les textes que nous venons d’examiner, la question
suivante doit être posée : quelle place Augustin attribue-t-il à la personne
du Christ, au cours du printemps et de l’été 386 ? Comment décrit-il
le rôle qu’il lui reconnaît, à partir du moment où il s’est trouvé en contact

9. Faut-il prendre en considération un souvenir qu’Augustin évoque en conclusion


du livre X des Confessions, quand il rend son témoignage au Christ médiateur véri­
table entre Dieu et les hommes ? Il se souvient (X, 70) d’une époque où, accablé
par le sentiment de sa misère et songeant à fuir dans la solitude, il a été fortifié par le
mot de l’apôtre (2 Cor. 5, 15) : « De Christ est mort pour tous, afin que ceux qui
vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort pour eux ».
Donc courage, J ésus-Christ a racheté l’homme pécheur et celui-ci ne doit pas penser
à une retraite ; il doit « vivre » au milieu des hommes pour le service de son Sauveur.
P. Courceeee (ouvr. cit. p. 198 n. 2 et 199, n. 1) rapporte ce souvenir à l’expérience
du jardin de Milan : Augustin aurait donc, à cette époque, lu et médité un texte
paulinien sur le Christ opérant la rédemption par sa mort sur la croix. Courcelle
en tire également la conclusion qu’Augustin aurait procédé à une « lecture suivie » de
l’apôtre ; après Romains 13, lu au jardin, seraient venues peu après les lettres aux
Corinthiens. On doit plutôt penser que le désir de solitude qui est mentionné dans ce
texte vise le temps où, après sa « conversion » ou peut-être même déjà revenu dans sa
patrie, il a appris à reconnaître en Jésus-Christ le Sauveur accordant le pardon
de Dieu par sa mort rédemptrice. Nous mentionnons encore, pour mémoire, la
thèse de J. P épin (Primitiae spiritus, RH R 1951, p. 155-202), d’après laquelle l’extase
d’Ostie, qui eut lieu après le baptême, à l’automne 387, aurait été une sorte de
démarquage de la situation évoquée par Paul en Romains 8 ; comme cette expérience,
toute teintée de mysticisme, est encore très marquée par le platonisme ; il faudrait en
conclure que le chapitre 8 des Romains avait été compris par Augustin, comme le
verset de 1, 20, dans un sens platonicien.
10. O. du R oy, qui marque avec tant de force les deux étapes successives de
l’évolution du futur docteur, d’abord son acceptation de la transcendance de Dieu que
les platoniciens lui ont révélée, puis, en second stade, la foi dans le Christ incarné,
avec toutes les conséquences qu'il convient d’en tirer, écrit à propos de Saint Paul
{L’intelligence de la foi... p. 414) : « Alors seulement, lisant saint Paul, il découvre
la voie d’humilité tracée par le Christ incarné ». C’est précisément ce que le texte
des Confessions ne laisse pas du tout apparaître, à savoir la concomitance entre
la lecture paulinienne et l’ouverture vers la foi positive au Christ incarné et crucifié.
I f* ■ ■ • • M ARC l o d s

avec les écrits platoniciens ? Ce que nous avons dit, assez longuement,
de l’apôtre Paul nous permet de passer rapidement sur certains textes.

A : VII, 13 à 15 : ce passage, destiné à expliquer quelles ont été ses


premières réactions à la lecture des livres platoniciens, est rédigé selon
un plan assez particulier11. En quatre paragraphes successifs, Augustin
résume «ce qu’il a lu »dans ces livres : d’abord ce qu’il y reconnaît comme
chrétien et qui peut se retrouver exactement dans tel ou tel passage
de la Bible ; ensuite « ce qu’il n’y a pas lu », c’est-à-dire ce qui est dit
dans les Écritures et qui ne se rencontre pas chez les platoniciens :
VII, 13 : Ce qu’il lit dans les livres (ibi legi), c’est la reconnaissance du
Verbe issu de Dieu dès le commencement, véritable Dieu, co-créateur du
monde, lumière de Dieu, qui éclaire tout homme, ainsi que l’expriment les
premiers versets du prologue johannique (Jn. 1, 1-10). Mais il n’a pas lu
(non ibi legi) que le Verbe était venu chez les hommes pour qu’ils de­
viennent enfants de Dieu, selon Jn. 1, ix et 12.
VII, 14 : Il y a lu (ibi legi) que le Verbe est né, non de la volonté de
l’homme, mais de Dieu (Jn. 1,13). Mais il n’y a pas lu (non ibi legi) que le
Verbe a été fait chair et qu’il a habité parmi nous (Jn. 1, 14).
Et il poursuit : « J ’ai collecté dans ces écrits (indagavi in illis litteris) »
que le Fils, « existant dans la forme de Dieu, n’a pas tenu pour vol d’être
l’égal de Dieu » (Phil. 2, 6), puisque par nature (naturaliler) il est cela
même. Mais ces livres ne disent pas (non habent illi libri) qu’il s’est anéanti,
prenant la forme d’un esclave, devenant semblable aux hommes, s’abais­
sant lui-même jusqu’à la mort de la croix (Phil. 2, 7-11).
4e paragraphe : Il y a (est ibi) chez les platoniciens une affirmation
selon laquelle « avant tous les temps et au-dessus de tous les temps,
subsiste immuablement le Fils unique de Dieu, éternel comme Dieu »
et d’après laquelle « les âmes reçoivent de sa plénitude (Jn. 1, 16) la
possibilité d’être heureuses et, en participant à la sagesse permanente,
se renouvellent afin d’être sages ». Mais il n’y a pas (non est ibi) que
le Verbe « est mort pour les impies au temps marqué » (Rom. 5, 6) et
qu’il a été livré pour nous tous (Rom. 8, 32).
Ea conclusion à tirer de cette quadruple opposition est que les platoni­
ciens, « dressés sur le cothurne », manquent d’humilité et se montrent
semblables à ceux dont Saint Paul parle en Rom. 1, 21-22 : ils ne sont pas
capables, tout en connaissant Dieu, de lui rendre grâces et se disant
sages ils sont des insensés.
VII, 15 : Augustin poursuit dans le même mouvement : « Je lisais
(legebam ibi) », dans les livres platoniciens, que (de nouveau citation de
Rom. 1, 23) ils avaient « transformé la gloire de l’essence incorruptible de
Dieu... à la ressemblance de l’image de l’homme corruptible, des oiseaux,

11. Cette structure a été fort bien mise en lumière par G. Madec (Rev. Études au­
gust. 1970, p. 84-88), à la suite d ’O. du R oy iT,’intelligence de la foi..., p. 84 n. 19.20.21).
L E CHRIST DANS LA CONVERSION D E S A I N T A U G U S T IN 17

des quadrupèdes, des serpents », Bien qu’ayant, quant à lui, refusé


d’aller jusqu’à pratiquer la vénération des images, il reconnaît que les
philosophes platoniciens (encore citation de Rom. 1, 25) « ont transformé la
vérité de Dieu en mensonge et ont honoré et servi la créature plus volontiers
que le créateur ». Voilà bien, écrit-il, ce que j’y ai trouvé (inveni haec ibi).
Il convient de souligner, comme on l’a fait, le caractère quelque peu
artificiel de cette composition alternée en VII, 13-15 et même il est
possible de penser qu’Augustin, réfléchissant sur ses expériences passées,
a stylisé abusivement les réactions qui s’étaient manifestées au moment
où il lisait Plotin et les philosophes. On ne peut pas pour autant mécon­
naître que ce qu’il exprime est fondamental à la fois au sujet de ses
convictions propres et pour ce qui regarde l’exégèse qu’il fait de l’Écriture
chrétienne : à la suite de Plotin qui l’y engage, il admet la réalité d’un
Christ-Verbe, céleste, lumineux, immuable et éternel comme Dieu lui-
même, manifestant sa plénitude, existant en forme de Dieu et» égal à
lui, comme le disent Saint Jean dans les dix premiers versets du prologue
évangélique et Saint Paul dans le début de sa confession christologique
des Philippiens (Phü. 2, 6). Sans doute précise-t-il (VII, 13) qu’il ne re­
trouve pas « en propres termes (non quidern his verbis) » chez les plato­
niciens cette partie de la doctrine chrétienne ; mais «le sens était absolu­
ment le même (sed hoc idem omnino) ». Il a donc bien ressenti et exprimé,
comme le dit G. Madec, « l’identité et la différences des deux doctrines »12.
D’important ensemble « christologique », que nous lisons en Conf.
VII, 13 à 15, attire une remarque à propos du prologue de Jean et son
utilisation par les néo-platoniciens eux-mêmes. Dans un autre contexte
(Civ. Dei X, 29, 2), Augustin, rappelant l’un des entretiens qu’il avait eus
avec Simplicianus, rapporte qu’un philosophe platonicien, selon Simplicia-
nus, disait « qu’il faudrait écrire en lettres d’or le début de l’évangile de
Jean et le placer dans toutes les églises à l’endroit le plus élevé ». C’est
donc d’un néo-platonicien contemporain d’Augustin13 qu’il s’agit :
celui-ci, non seulement a connaissance du prologue johannique, mais,
en tant que platonicien, il en approuve le contenu et se déclare disposé
à en intégrer la doctrine dans son système de pensée.
B : VII, 24 : plus loin, Augustin, revenant sur ce que les platoniciens

12. G. Madec, Christus, scientia et sapientia nostra, Rech. augustin. X, 1975,


p. 78. On peut préciser qu’il est fort probable que c'est Simplicianus qui, intervenant
à ce moment, a suggéré à son ami les termes essentiels de la comparaison qu’il
établit entre platonisme et christianisme, ainsi que le bilan qu’il présente, comme
le proposent P. CouRCEEEB (ouvr. cité, p. 172-173) et G. Madec (Rev. Études august.
1970, p. 136 ; Rech. augustin. X, 1975, p. 82). Ce qui nous intéresse seulement dans
cette enquête, c’est l’attitude d'Augustin lui-même, quelle qu’en ait été la source.
13. Il ne nous semble point nécessaire de faire de ce philosophe anonyme un
« chrétien néoplatonicien » (cf. G. Bardy, note : « Bes platoniciens et l’Évangile de
Jean», B.A. 34, p. 633-634). Sur la question des rapports entre la théologie du
prologue de Jean et le système néoplatonicien, voir encore P. CourcEEEE (ouvr.
cité, p. 170-173) et G. Madec (Christus, scientia... 1975, p. 81-82).

2
i 8 M ARC LODS

ne lui ont point apporté, note encore quelques paroles qu’« il n’avait pas
lues chez eux », bien qu’il cherchât la voie (et quaerebam viam), à savoir
qu’«il n’y a qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ »
(I Tim. 2, 5), que celui-ci est-au-dessus de toutes choses (Rom. 9, 5),
qu’il est la voie, la vérité et la vie (Jn. 14, 6), qu’il a été fait chair (Jn.
x, 14) et qu’il s’est humblement montré vêtu de notre « tunique de peau »
(Gen. 3, 21).
C : VII, 25 : Augustin brosse ici un schéma de sa position « christolo-
gique » à cette époque14 : « Je voyais seulement dans le Christ (tantumque
sentiebam) un homme d’une éminente sagesse à qui nul ne saurait être
égalé (excellentis sapientiae viro cui nuïlus posset aequari) ; sa merveilleuse
naissance d’une vierge, — symbole du mépris que l’on doit avoir pour
les biens temporels, au prix de l’immortalité, notre but —, me semblait
lui avoir mérité, par un effet de la providence divine, une grande autorité
de magistère (tantam auctoritatem magisterii mentisse) ». Donc Jésus-
Christ n’est qu’un homme, corps, âme et intelligence, « ce dont témoignent
les Écritures dans leur lettre (ex his quae de illo scripta tmderentur) »,
car « ce qu’elles rapportent est vrai (vera scripta sunt) ». « En Christ je
reconnaissais un homme complet (totum hominem in Christo agnoscebam) »,
« l’homme lui-même (ipsum hominem) ». « C’est... par une excellence sin­
gulière de la nature humaine et une participation plus parfaite à la
sagesse, que je l’estimais placé au-dessus de tous les autres (magna quadam
naturae humanae excettentia et perfectiore pwrticipatione sapientiae praeferri
ceteris arbitrabar ».
Il convient de noter que cette christologie « humaniste », professée par
Augustin à cette époque, correspond d’une manière générale à ce que le
néoplatonicien Porphyre a écrit sur Jésus-Christ dans sa Philosophie des
Oracles, dont Augustin lui-même, dans la Cité de Dieu, nous donne d’im­
portants extraits : « De Christ fut un homme très pieux et il est devenu
immortel... Mais c’est par ignorance que les chrétiens l’adorent... Il était
lui-même juste et, comme les justes, il a été admis dans le ciel. Aussi ne le
blasphémeras-tu pas... » (Civ. Dei XIX, 23, 2 ; E u sè b e , Dem. evang.
III, 7, 1-3). Nous pouvons reconnaître en Conf. VII, 25 un écho de cet
exposé platonicien sur le Christ15.

14. Cf. la note générale de A, Sougnac : « ha christologie d’Augustin au temps


de sa conversion » dans B.A. 13, p. 693-698.
15. Exposé de la question des rapports entre Porphyre et l’Augustin platonicien
dans P. CourceiAB, « St Augustin photinien à Milan », Rie. Ai storia relig. X, 1954,
p. 63-70 ; J. O’Meara, Porphyry’s Philosophy from Oracles, 1959, p. 155 ; A. Sougnac,
B.A. 13, 1962, p. 693-694. A. Solignac fait justement remarquer que Porphyre,
s'il a reconnu en Jésus-Christ un homme juste, n’a jamais dit qu’il croyait en sa
naissance d’une vierge. Donc Augustin n’a, de toute façon, point suivi Porphyre
sur toute la ligne ; ceci semble bien certain, mais n’exclut pas que, pour l’essentiel,
il se soit inspiré assez profondément d’un philosophe néoplatonicien. Voir sur
l'influence privilégiée de Porphyre sur Augustin la longue démonstration de
O’Meara, La jeunesse de St Augustin, 1958, p. 185-201.
LE CHRIST D A N S LA CONVERSION DE S A I N T A U G U S T IN ig

On peut encore rapprocher de la profession de foi augustinienne qui est


en jeu celle d’Amelios, cité par Eusèbe (Praeft. evang. XI, 19) ; celui-ci
est présenté comme un « zélé partisan de la philosophie platonicienne ».
Il écrivait : « C’est ce Logos, à qui tout ce qui existe doit son origine...,
assis auprès de Dieu et Dieu lui-même... ; toutes choses ont été faites
par lui, sans effort ; c’est en lui que l’animal vivant puise l’être et la
vie ». A vrai dire, Amelios allait plus loin dans le sens «chrétien »qu’Augus­
tin, lorsque celui-ci se trouvait sous l’emprise de ses lectures platoni­
ciennes, puisque, poursuit Eusèbe dans sa citation, il reconnaît que
le Logos « s’est revêtu de la chair humaine », « a pris l’apparence d’un
homme », puis enfin « est redevenu Dieu ». Amelios nomme lui-même
Jean «le Barbare » et vise le verset de Jean 1, i16
Tout ce qu’Augustin expose sur le Christ, dans ce paragraphe 25 du
livre VII, prend place assez exactement dans la ligne de ce qu’il avait
expliqué depuis le début du livre. Cependant, en terminant, il fait une
remarque assez étonnante : parler comme il le fait du Christ, sans ad­
mettre la portée de son incarnation, c’était, écrit-il, sans qu’il le sache
encore, partager l’erreur de Photinus (Photini falsitate) ; il ne s’en est
rendu compte que plus tard (aliquando posterius).
Cette référence à Photinus de Sirmium est peu claire ; en fait, on ne
voit pas bien, d’après la connaissance que nous avons des doctrines de
cet hérétique, en quoi l’exposé christologique que présente Augustin est
spécifiquement «photinien »17. G. Madec résume fort bien le problème en se
refusant à « rechercher une origine précise » aux concepts d’Augustin et
donne tout simplement à la christologie exposée le qualificatif d’« adop­
tianisme »18 ; il s’agit d’une christologie qui fait droit à la fois à l’immutabi­
lité divine et à l’humanité, c’est-à-dire, en somme, que, tout en affirmant
l’idée platonicienne de l’immutabilité divine, Augustin confesse aussi, — ce
que certains platoniciens admettaient également, — l’humanité du Christ,
sage par participation à la sagesse de Dieu.

16. Sur Amelios et ses rapports avec le texte d’Augustin, cf. G. Bardy (B.A. 34,
1959 , P- 634) ; A. Sougnac (B.A. 13, 1962, p. 682) ; P. CouRCEEEE (Recherches...
p. 172). Parmi les commentateurs anciens, CyrieeE d’AeExandrib, C. Julianum 8
(PG 76, 936a) et T héodore?, Thérapeutique II, 87-89 (SC 57, p. 162).
17. P. CouRCEEEE (« St Augustin photinien », 1954, p. 66, et Les Confessions
dans la tradition littéraire, p. 36) pense qu’il n’est question ici que d’une influence
des livres platoniciens, surtout ceux de Porphyre. A. Soeignac (B.A. 13, 1962,
p. 694) explique la mention de Photinus en admettant qu’il existait un groupe
de disciples de Photinus à Milan, avec lesquels Augustin se serait trouvé en contact.
Selon O’ConnEEE (St Augustin’s Early Theory of Man, 1968, p. 260-263), le « photi-
nianisme » dont s’accuse Augustin est une variante de la théologie « antiochéenne »,
selon laquelle le Logos s’unit à un homme complet (Logos-Anthrôpos) ; ce qui, aux
yeux de O’Connell, n’est point hérétique du tout ; tout au plus est-il question d’une
erreur de formulation ; c'est cette erreur-là qu’il aura à cœur de dénoncer plus tard.
18. G. Madec (Rev. Études augustin. 16, 1970, p. 119). Tel est aussi l’avis d’O.
DU R oy (L’intelligence de la foi, 1966, p. 92 note) qui estime que la christologie
dont témoignent les écrits d’Augustin à ce moment « est tout à fait exempte de
photinianisme ».
20 MARC LODS

Qu’il soit ou non pertinent de rapprocher cet « adoptianisme plato­


nicien » des hérésies de Photinus, l’important est d’apprécier le contenu
lui-même de la foi christologique d’Augustin à ce moment de son itiné­
raire spirituel ; l’opinion qui est exprimée sur la personne de Jésus pouvait
fort bien être exprimée par tel philosophe adhérent peu ou prou au néo­
platonisme.
Ee chapitre VII, 25 fait aussi mention d’Alypius et de ses préoccupations
théologiques. Notre propos n’est point d’élucider les questions posées
par cette mention. Nous disons seulement qu’Augustin atteste que son
ami et lui se préoccupaient intensément l’un et l’autre de christologie,
mais rien n’indique qu’ils soient, ni l’un ni l’autre, sortis du stade philo­
sophique de leurs réflexions ni qu’ils aient alors adhéré au « mystère »
chrétien de l’incarnation.

D : VIII, 2 : Au début du livre VIII, Augustin résume ainsi sa foi


de lecteur de Plotin : « Je t’avais trouvé, toi notre créateur, et ton Verbe,
Dieu auprès de toi, Dieu unique avec toi, par qui tu as tout créé (Verbum
tuum, apui te Deum, tecumque unum Deum, per quoi creasti omnia) ».
Augustin reprend ici, d’une manière raccourcie, son développement de
VII, 13-15.
Ainsi, dans les premiers mois de l’an 386, la position théologique d’Au­
gustin est, en somme, relativement claire ; elle se présente ainsi :
a) Auprès du Dieu suprême et unique, se trouve son Eogos éternel,
issu de lui et co-créateur du monde.
b) Jadis est apparu un homme remarquable par sa sagesse et justement
renommé parmi les hommes ; c’est Jésus dit le Christ ; on peut même soute­
nir qu’il est né d’une vierge, miracle qui souligne l’idéal qui fut le sien
de mépriser les choses temporelles.

E : VII, 26 à VIII, 12 : Au cours de ces chapitres que nous avons


déjà examinés, lorsqu’Augustin fait mention du Christ, c’est la plupart
du temps dans un texte cité des Écritures ; le contexte montre qu’il
n’évoque pas réellement des souvenirs qu’il aurait conservés sur ce qu’il
pensait autrefois ; mais, ce faisant, ou bien il rapporte l’opinion d’un
autre, ou bien il désire souligner ce qui le séparait encore de la foi chrétienne
complète :
a) VII, 26 : « J ’ai cherché ta voie dans le Christ notre Sauveur (in
Christo salvatore nostro viam tuam quaererem) ». Et tout de suite après,
il avoue qu’il n’avait pas alors « le fondement de l’humilité qui est Jésus-
Christ ».
b) VII, 27 : Nous avons déjà évoqué les citations faites de Rom. 7, 24-
27 ; Prov. 8, 22 ; Col. 2, 14, où le Christ est nommé ; mais précisément
ce Christ-là, dit-il, n’est pas encore présent en lui.
c) VIII, 3 : Simplicianus félicite son visiteur d’avoir lu les livres plato­
LE CHRIST D A N S LA CONVERSION DE S A IN T A U G U S T IN 21

niciens, car ceux-ci, dit-il, sont susceptibles de l’initier à Dieu « et à son


Verbe ».
d) VIII, 4.10 : Méditant sur la conversion de Victorinus à Rome,
telle que vient de la rapporter Simplicianus, Augustin se remémore
ce qu’il a appris au sujet du nouveau converti :
— VIII, 4 : Au moment de faire le pas décisif, Victorinus craint, s’il
s’obstinait à refuser de confesser Jésus-Christ devant les hommes, d’être
renié par lui devant les anges (Le ia, 9) et d’être déclaré coupable, s’il
avait honte plus longtemps du baptême institué par le Christ.
— VIII, 10 : Plus tard, sanctionné comme orateur chrétien par les
décrets de l’empereur Julien, Victorinus avait préféré le Christ à sa
brillante carrière mondaine, car c’est le Verbe de Dieu qui donne l’élo­
quence à la bouche des enfants (Sap. 10, ai ; Mt. 21, 16).
Ces références au Christ se comprennent fort bien ; elles ne concernent
que Victorinus.
e) VIII, 12 : Nous lisons ici les références christologiques qu’Augustin
avait trouvées en Efihes, 5, 14 et Rom. 7, 24-25 (ces versets sont déjà
cités en VII, 27), dont nous avons déjà parlé. Ce sont des invocations
apostoliques au Christ illuminateur et sauveur ; elles s’appliquent sans
doute à la situation de crise que décrit l’auteur, alors qu’il est en proie
à de violentes luttes intérieures ; cependant elles expriment le sentiment
de celui qui revient par la pensée sur ses expériences passées mieux que
la réflexion de celui qui les vivait.

F : VIII, 29 : Il nous faut revenir au Toile lege.


On doit remarquer que, depuis le début du livre VIII jusqu’à notre
paragraphe, le nom de Jésus-Christ n’apparaît que dans les deux mentions
que nous venons de rappeler (VIII, 12), lesquelles sont incluses dans des
citations de Saint Paul. Notons aussi qu’il serait de toute manière fort
difficile de tronquer de pareilles citations sans en modifier la portée
essentielle.
Il est caractéristique que, dans l’ensemble du livre VIII, tout entier
consacré à la description du combat dramatique qui va déboucher sur
la délivrance, Augustin ne songe point à évoquer, sinon comme en passant
et par une touche fort légère, ni l’action, ni même le nom du Christ.
Ce nom revient encore une fois, au livre VIII, lorsqu’il lit le texte
des Romains que lui a mystérieusement indiqué la voix providientielle
énonçant à ses oreilles et à son cœur le « Prends et lis » : « Non, pas de
banquets ni d’ivrogneries ; non, pas de coucheries ni d’impudicités ; non,
pas de disputes ni de jalousies : mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-
Christ » (Rom. 13, 13-14).
Ce verset provoque quelque étonnement dans l’esprit d’un chrétien
attentif à voir dans Vêpître de Paul aux Romains le lieu de la proclamation
du salut gratuit en Jésus-Christ et la charte de la justification par la foi.
22 M ARC LODS

Or ce qui a mis fin à la crise que subissait le futur docteur, ce n’est pas
une proclamation de la réalité du salut, ni une annonce de la rédemption
du monde, ni une affirmation sur la vie chrétienne en Jésus-Christ ;
c’est une simple exhortation éthique sur la mise en pratique des com­
mandements de Dieu ; elle est empruntée à la seconde partie de la lettre,
là où l’apôtre ne fait que tirer les conséquences pratiques de la doctrine
exposée auparavant avec tant d’éclat.
Augustin n’a donc pas été arrêté dans son chemin par une parole
néotestamentaire proclamant la seigneurie ou la puissance du salut
du Christ, mais par une exhortation apostolique mentionnant seulement
qu’à la base du commandement relatif à la vie journalière du fidèle, il y
a la présence nécessaire de Jésus-Christ dont il faut qu’il soit « revêtu ».
De Christ n’est sans doute point absent de la certitude qui s’est emparée
brusquement du futur chrétien ; mais on ne peut certes pas dire qu’il y a
tenu la première place. Il n’apparaît point comme le sauveur ou le média­
teur rencontré personnellement, ni même comme celui qui apporte aux
hommes en général des commandements nouveaux de la part de Dieu,
mais comme une aide venant au secours d’une volonté indécise.
En somme, d’après les Confessions, ni avant la crise, ni pendant, ni
au moment même où celle-ci se dénoue, le Christ n’apparaît comme ayant
été le moteur de l’évolution en cours.
Nous pouvons même dire que la lecture du livre IX qui suit ne nous
fournit pas non plus d’indice d’après lequel, ni au lendemain de la scène
du jardin, ni pendant le séjour à Cassiciacum, ni au moment du baptême,
ni non plus lors des derniers entretiens avec Monique, la réflexion d’Au­
gustin se soit arrêtée sur ce que contenait, à ses yeux, l’acte de confesser
sa foi au Christ Jésus incarné19.
^ ’influence platonicienne semble donc bien demeurer l’influence
dominante. A ce propos, il ne faut point méconnaître que, dans certains
milieux cultivés, en particulier à Milan même, la philosophie néoplato­
nicienne se trouvait être imprégnée de christianisme. En dehors du témoi­
gnage donné par Augustin lui-même, nous avons signalé ci-dessus deux
exemples selon lesquels certains philosophes de cette école professaient

19. On ne peut guère faire état du texte de Conf. IX, I, car il est, en vérité, trop
peu probant pour ce qui regarde le temps précédant le baptême : adressant sa louange
à Dieu et évoquant sa récente délivrance, Augustin reconnaît qu’après une longue
suite d’armées, il a pu alors incliner son cou devant « le Christ Jésus, mon soutien
et mon rédempteur» et courber ses épaules sous son joug léger (Mt. 11, 30). Ailleurs
encore (IX, 9), Augustin rapporte qu’au cours de ses méditations de Cassiciacum,
il lit le Psaume 4, versets 3 et 4 : « Jusques à quand, fils des hommes, aurez-vous le
cœur appesanti ; sachez que le Seigneur a magnifié son saint ». Il applique ces derniers
mots au Christ que le Seigneur Dieu a ressuscité et glorifié et qui répand ensuite son
Esprit sur les siens. Cette référence « christologique » est encore bien peu consistante ;
elle ne va pas plus loin que les passages des dialogues dont il sera question dans notre
étude.
LE CHRIST D AN S LA CONVERSION DE S A I N T A U G U S T IN 23

ou en tout cas admettaient une certaine forme de christologie en accord


avec la tradition chrétienne :
a) De prologue de Jean, selon les dires de Simplicianus lui-même,
tenait une place chez certains platoniciens (Civ. Dei X, 29, 2). On peut
penser que ce fut le cas d’Amelios (selon Eusèbe, Praep. evang. XI, 19).
b) Porphyre (Philosophie des oracles, selon Civ. Dei XIX, 23, 2)
s’est exprimé sur un Christ, homme juste et aimé des dieux.
3. Limites des convictions « chrétiennes » à'Augustin.
Une fois de plus reprenons les textes des Confessions concernant les
expériences dont Augustin fait mention et qui ont leur place vers le
milieu de 386. Comme conséquence de ce qui précède, nous interrogeons
cette fois l’auteur des Confessions sur les aveux d’insuffisance qu’il
énonce à propos de sa foi en Jésus-Christ. Nous référant à un certain
nombre de passages déjà étudiés, nous serons très bref à leur égard.
Disons tout de suite qu’Augustin est amené à reconnaître franchement
ses très grandes lacunes.
A : VII, 24 : Il vient de prendre connaissance des ouvrages platoniciens ;
il est captivé par les visions qui lui sont possibles sur les choses célestes ;
mais il avoue leur insuffisance en ces termes : « Je cherchais la voie
(viam) pour acquérir la force qui me rendrait capable de jouir de toi,
mais je ne la trouvais point (nec inveniebam), car je n’avais pas embrassé
(amplecterer) Jésus-Christ, médiateur entre Dieu et l’homme, homme lui-
même (selon I Tim. 2, 5), qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni
éternellement (selon Rom. 9, 5)..., chemin (via), vérité et vie (Jn. 14, 6),
Verbe fait chair (Jn. 1, 14) ». Et plus clairement encore, s’il est possible,
il poursuit : « Je n’étais pas encore assez humble pour posséder mon
Dieu, Jésus humble, et je ne savais pas quel enseignement donne sa
faiblesse (non enim tenebam Deum meum Iesum humilis humilem, nec
cujus rei magistra esset ejus infirmitas noveram) ».
C’est donc bien de l’humilité manifestée dans l’incarnation du Fils
de Dieu, « se construisant une maison de boue », écrit-il encore plus
loin, qu’il s’agit ; elle lui échappait complètement ; Jésus-Christ n’était
pas son sauveur.
B : VII, 25 : Nous avons cité cet important passage où Augustin définit
sa « christologie » à ce moment de sa vie :
« Je ne voyais dans le Christ, mon Seigneur, qu’un homme d’une
éminente sagesse (excellentis sapientiae viro), à qui nul ne saurait être
égalé ». Il est effectivement né d’une vierge, ce qui le place évidemment
dans une situation exceptionnelle. Il était doué, « par un effet de la pro­
vidence divine, d’une très grande autorité de magistère ». «Mais ce que
renfermait le mystère du Verbe fait chair, je ne pouvais même pas le
soupçonner (ne suspicari quidem poteram) ». On ne peut admettre, à
24 MARC LODS

son propos, que ce que rapporte la lettre des Écritures. Ce qu’Augustin


croit positivement, c’est, d’une part, que le Verbe de Dieu est immuable :
« Cela je le savais dans la mesure de mes forces et n’en doutais aucune­
ment (ego jam noveram, quantum poteram, nec omnino quicquam inde
dubitabam) ». D’autre part, il sait que l’homme Jésus est venu confor­
mément aux récits des Évangiles.
Il conclut : « Ce n’est pas en tant que vérité personnifiée, mais par une
excellence singulière de la nature humaine et une participation plus
parfaite à la sagesse que je l’estimais placé au-dessus de tous les autres ».
Donc le Christ n’est pas, à ses yeux, « la vérité en personne (non persona
veritatis) », mais seulement un homme supérieur qui « a participé d’une
manière plus parfaite à la sagesse (perfectiore participation sapientiae) ».
Jésus-Christ est un homme, non le Fils de Dieu venu sur terre, d’une
part ; de l’autre, le Verbe est issu de Dieu et il n’est point venu en Jésus.
Un point important pour nous, c’est de noter les mots de conclusion
que donne Augustin lui-même : ce n’est que plus tard (aliquanto posterius)io
qu’il reconnaît que cette christologie est erronnée et qu’il l’a abandonnée
pour «la vérité catholique ».

C : VII, 26 : Augustin revient, brièvement cette fois, sur ce même thème.


A ce moment, malgré les certitudes que les platoniciens avaient impri­
mées dans son esprit, dit-il, « je demeurais trop faible pour jouir de toi
(nimis tamen infirmas ad fruendum te)..., bien que j’aie cherché ta voie dans
le Christ notre Sauveur ». Car on doit admettre que « le fondement de
l’humilité, c’est Jésus-Christ ». Ceci, les livres platoniciens ne le lui en­
seignent point.
Ce n’est que plus tard qu’il a trouvé l’apaisement dans les Écritures
(postea in libris tuis) et qu’il connut la voie (viam) qui conduit à la patrie
bienheureuse, « non seulement pour la contempler, mais pour y habiter
(non tantum cernendam, sed et habitandam) ». S’il avait d’abord rencontré
la Bible (sanctis tuis litteris) et ensuite seulement les livres de Plotin
(ilia volumina), les choses auraient évolué autrement.
C’est toujours la même note ; ce n’est que plus tard qu’il lit vraiment
les Écritures, qu’il les comprend et qu’il peut se dire chrétien. Il tient à le
répéter sans cesse.

D : VII, 27 : Ayant lu Saint Paul et estimant que normalement cette


lecture aurait dû le conduire tout de suite au Christ, Augustin reconnaît
qu’il n’en a rien été sur le moment. Sans doute, l’apôtre lui a fait voir
la beauté et l’infini de Dieu, comme Plotin ; mais du salut que l’homme20

20. Quelle que soit la durée de ce postmus ; lire à ce sujet l'étude très précise
G. Madec (« Une lecture de Confessions VII, ix, 13-xxi, 27 », Rev. Études augustin.
1970, p. 107-123).
LE CHRIST D A N S LA CONVERSION DE S A I N T A U G U ST IN 25

ne peut obtenir que du Christ son rédempteur, les ouvrages platoniciens


ne disaient rien (hoc illae litterae non habent).
« Autre chose est d’apercevoir du haut d’un sommet boisé la patrie
de la paix sans découvrir la voie qui y mène et de s’évertuer en vain
dans des régions impraticables..., autre chose de tenir la voie (tenere
viam) qui y conduit ».
C’est bien cela son jugement sur lui-même : le platonisme fait voir le
but, mais, pour trouver et suivre, au milieu des embûches, le chemin qui
y parvient, seul le Sauveur peut en donner la volonté et la force21. C’est
dire bien clairement que le but est loin d’être atteint. Augustin sait
qu’il ne s’était même pas encore engagé sur le chemin.
En analysant la portée de ce passage capital que constitue le texte
VII, 27, nous nous rendons bien compte que nous n’apportons pas des
éléments bien nouveaux à propos de l’opposition très nette, sur laquelle
Augustin revient sans cesse, entre, d’une part, le point de démarrage de sa
foi christologique, qu’il a identifié avec ce que le platonisme lui avait
apporté et qui n’est que du niveau de la connaissance, donc réduit forcé­
ment à assez peu de chose, et, d’autre part, la déficience de cette foi,
qui lui faisait négliger l’essentiel, à savoir l’humilité de l’incarnation
du Fils de Dieu pour le salut des hommes22.

21. O. du R oy (L'intelligence de la foi, 1966, p. 96-105) a fort bien montré, à


partir de ce texte capital et au moyen de nombreuses citations postérieures d'Augus­
tin, l’opposition entre la « patrie » contemplée de loin grâce à l’enseignement des
philosophes, et la « voie », à savoir Jésus-Christ, qu’Augustin, à ce moment, ne
connaissait point. O. du Roy précise qu’à l'époque des premières lectures ploti-
niennes, Augustin éprouvait en lui-même « la présomption qui voulait atteindre à la
patrie, en négligeant la voie du Christ humilié » (p. 456).
22. Un certain nombre d’opinions exprimées récemment vont dans le même sens
que ce que nous disons : P. CouRCEWÆ écrit : « Il faut maintenir qu’à cette date
Augustin connaissait le dogme de l’incarnation, mais n’y croyait pas » (Les confes­
sions... dans la tradition littéraire, 1963, p. 60). « Il n’ignore pas l’existence du dogme
catholique, mais il le méconnaît et n’en pénètre pas le mystère » (id. p. 60 n. 2).
A. Sougnac : « Ce qu’Augustin méconnaît à cette époque, c'est le mystère de
l’incarnation » (B.A. 13, 1962, p. 695). « Sa christologie à cette époque excluait donc
la divinité du Christ pour ne garder en lui qu’un idéal humain de sagesse et de vérité »
(id., p. 697-8). O. du R oy, résumant son analyse de l'ensemble VII, 13-27, écrit :
Du moment que, en bonne théologie, le Christ est confessé totalement Dieu et
totalement homme, Augustin «nous dit alors combien il était encore loin de tenir
la règle de foi sur ce point » (L'intelligence de la foi, 1965, p. 90). « Il est incontestable
qu’Augustin a d’abord découvert l’intelligence du mystère de Dieu et de son Verbe
avant d’acquérir... l’intelligence de l’Incarnaiton et de sa signification. Celle-ci ne
lui viendra qu’après l’expérience d’un obscurcissement intellectuel sous le poids
des habitudes sensibles... » (id., p. 97). A. Mandouze : Pour Augustin, « la croyance
en Dieu a précédé la foi au Christ et le platonisme a anticipé sur le christianisme »
(Si. Augustin. L ’aventure de la raison et de la grâce, 1968, p. 511). G. Madëc : sur
Conf. VII, 23 : « Il a précisé qu’il lui manquait la vérité complémentaire de l’incar­
nation ». « Il ajoute qu’il lui reste à trouver le médiateur, le Verbe incarné (Rev.
Études augustin. 1970, p. 85). Sur VII, 25 : « Il connaissait l’existence du dogme
catholique de l’incarnation : il en ignorait la teneur » (id., p. 120). Également sur
VII, 25 : Augustin avoue « la méconnaissance du mystère du Verbe incarné, la
26 MARC LODS

E : VIII, i : Au cours de sa méditation sur les liens qu’il discerne


entre Saint Paul et Plotin, Augustin écrit encore, songeant aux attaches
charnelles dont le platonisme ne le débarrassait point, le laissant de plus
en plus chancelant : « Du côté de ma vie temporelle tout vacillait ; il
fallait que mon cœur soit purifié du vieux levain. Da voie, c’est-à-dire
le Sauveur lui-même, m’attirait, mais je ne me sentais pas le courage
de passer par ses étroits défilés (et placebat via ipse salvator et ire per
ejus angustias adhuc pigebat) ». Dà encore, c’est l’aveu qu’à cette époque
il se refusait à s’engager sur le chemin qui le mènerait au but, car la
voie est trop étroite ; il en est encore à son point de départ.

F : VIII, a : Un peu plus tard, alors qu’il vient de décider de rendre


visite à Simplicianus, Augustin confesse : « J’avais déjà trouvé la perle
précieuse ; il me fallait vendre tout ce que j’avais pour l’acheter (Mt. 13,
45-46) et j’hésitais encore (et dubitabam) ». Il est bien probable que la
perle représente, à ses yeux, le Christ lui-même. Il sait donc, comme le
marchand de la parabole, où se trouve la perle qu’il cherche, mais, n’y
mettant pas le prix voulu, il ne possède encore rien du tout.
Ces témoignages donnent bien à entendre que Jésus-Christ ne tenait
point dans sa vie la place d’un Sauveur. Augustin restait entravé dans son
péché et ses erreurs ; il confesse sa misère avec douleur ; mais aucun
processus de salut n’est encore en cours en vue de sa libération.

G : C, Academicos II, 5-6 (B.A. 4, p. 68-70) : Après avoir rappelé qu’à


la suite de la lecture des platoniciens il s’est allumé en lui un incredibile
incendium, Augustin poursuit : Je me mis à réfléchir à cette religion
(respexi tamen... in illarn religionem) qui avait été celle de mon enfance et
qui « m’attirait à mon insu (ipsa me ad se nescientem rapiebat) ». Pour­
quoi « à son insu », sinon pour indiquer qu’aux premiers contacts en tout
cas, il demeurait dans une certaine « ignorance » de ce qui n’était qu’un
mouvement intérieur, qui ne lui devint sensible que plus tard ?
Augustin continue (II, 6) : « Je n’avais été effleuré alors (tune) que de
faibles rayons de la lumière, mais le visage de la philosophie se découvrit
à moi... » Ua philosophie le passionne, mais la lumière, qui ne sera
complète que plus tard, est encore « à ce moment » voilée.
Sans doute à Cassiciacum un progrès est-il réalisé, nous le verrons

réduction de la personnalité du Christ à sa dimension humaine » {id., p. 126). Sur


VII, 26 : Les platoniciens « ne lui ont pas révélé la charité qui édifie sur le fondeemnt
de l’humilité, le Christ Jésus » (id. p. 86). Bien que présentant des nuances, ces
appréciations sur la position christologique d’Augustin au printemps de 386 font
état des importantes lacunes qu’elle présente ; il convient de tirer toutes les consé­
quences de l’aveu qu’en fait Augustin.
L E CH RIST D A N S LA CONVERSION DE S A I N T A U G U S T IN 27

avec plus de détail, mais, dans le temps qui a précédé ces entretiens,
il n’est pas encore très avancé sur sa route23.

4. — La scène du jardin
La. scène du jardin, telle qu’elle se présente dans l’autobiographie des
Confessions, n’est-elle qu’une fiction littéraire ? Augustin, qui lui donne
dans les Confessions, une allure poétique24, n’en fait point mention
dans les précisions biographiques que fournissent les dialogues de Cassi-
ciacum (C. Acad. II, 5 ; De vita beata 4), qui ont cependant été écrits
quelques semaines après les événements.
Il semble toutefois impossible de ne pas tenir compte de l’importance
énorme que visiblement son auteur lui attribue parmi les diverses péri­
péties de son itinéraire spirituel, au cours de l’année 386. La scène du jar­
din, qui clôt solennellement le livre VIII des Confessions et qu’Augustin
n’a pas songé à remettre en question dans ses Rétractations (II, 6), cons­
titue un point d’arrivée stable au bout d’un long et dur chemin25.

23. Il serait intéressant de mener une enquête sur les pages des Confessions qui
relatent la période qui précède le contact avec les platoniciens (V, 23 à VII, 12).
On peut constater que, depuis le début de son séjour milanais, le jeune rhéteur se
pose des questions toutes semblables à celles dont nous avons fait mention et y
répond dans le même style incertain. Dès son arrivée à Milan, il mentionne ses incer­
titudes à l’égard de la personne du Christ de la même manière que deux ans plus tard :
Dors de son premier contact avec Ambroise, il écrit : « J’avais perdu tout espoir
(desperabam) de trouver (la vérité) dans ton Église... Je demeurais suspendu à
ses paroles (d’Ambroise), insouciant et dédaigneux du fond... De salut est loin
des pécheurs (cf. Ps. 118, 155), tel que j’étais alors » (V, 23). « J’étais sans espoir
(desperandi) que la voie qui mène à toi fut ouverte à l'homme... Je ne me croyais pas
encore tenu d’entrer dans la voie catholique... D’Église catholique ne m’apparaissait
pas encore victorieuse » (V, 24). Cherchant la certitude, « je trouvais beaucoup
plus de probabilité dans les opinions d’un grand nombre de philosophes (que chez les
chrétiens) » (V, 25). Toujours à l’écoute des homélies d’Ambroise : « Je gardais mon
cœur contre toute adhésion (tenebam cor meum ab omni adsensione) » (VI, 6). Pris par
des projets mondains, « je tardais (tardabam) à me tourner vers le Seigneur » (cf.
Sir- 5 . 7) (VI, 20). Quand Monique arrive à Milan, il lui dit qu’il n’est pas encore
catholicus christianus : « Je n’avais pas encore atteint la vérité ». Monique se déclare
quand même assurée qu’un jour elle verrait son fils fidelem catholicum, c’est-à-dire
chrétien ayant la « foi », ce qui n’est pas alors le cas (VI, 1).
24. De récit « fourmille d’intentions littéraires », écrit P. CouRCEEEE (Recherches,
p. 191).
25. P. CouRCEEEE, qui est disposé à regarder la scène du jardin comme un simple
doublet littéraire d’une scène analogue, rapportée par Ponticianus, où il est question
de la « conversion » au célibat de deux jeunes courtisans de Trêves (Conf. VIII, 15)
(Recherches, p. 197), reconnaît par ailleurs qu’Augustin a bien été amené à prendre
la décision capitale de rompre avec sa vie mondaine et sentimentale, à un moment
précis dont il a eu conscience : « On ne saurait douter que la crise suprême n’ait
eu lieu un certain jour dont Augustin a retenu la date », à savoir exactement,
comme le dit Augustin lui-même (Conf. IX, 2, 4), vingt jours avant les vacances de
la vendange, ce qui donne les premiers jours d’août 386 (ouvr. cité, p. 201). D’ailleurs
il ne faut pas trop s’étonner de ne point voir figurer l’anecdote du jardin dans les
écrits de Cassiciacum. De baptême n’est pas davantage évoqué dans le « De immorta-
28 MARC LODS

D’ailleurs, en De vita beata 4, Augustin fait allusion à une tempête qui


l’a récemment assailli et qui « est venue au secours des incertitudes »qui le
retardaient, « C’est alors, précise-t-il, que je fus pris d’une si vive douleur
de poitrine que, ne pouvant supporter plus longtemps le fardeau d’une
profession qui me faisait peut-être voguer vers les sirènes, je lâchai tout
et conduisis ma barque, bien mal en point et faisant eau, vers la tranquillité
tant désirée ».
Ce récit du dialogue est sans doute bien moins dramatique que celui des
Confessions ; il atteste cependant la réalité d’un changement brusque et
capital pour l’avenir du prosélyte.
Douleur de poitrine, mystère de la voix énonçant les mots : « Prends et
lis », mais sans doute les deux à la fois26, tels sont les éléments détermi­
nants dans lesquels Augustin a saisi une réponse à sa prière et à ses
angoisses ; ce qui lui survenait, il l’a reçu comme une intervention directe
de Dieu, lequel lui accordait, dans sa grâce, la force d’obtenir ce qu’il
n’avait jamais réussi jusqu’ici à atteindre, même à entreprendre : la libé­
ration des attaches sensuelles qui le liaient à sa maîtresse et l’apaisement
de la soif des honneurs mondains. Ce qui le retenait encore, c’était, écrit-il
(De vita beata 4), « la séduction d’une femme et des honneurs (uxoris
honorisque illecebra) ». Maintenant il dit à Dieu : « Tu m’as si bien converti
à toi que je ne recherchais plus ni épouse, ni rien de ce qu’on espère dans le
siècle (nec uxorem quaererem, nec aliquam spem saeculi hujus) » (Conf.
VIII, 29).
Da délivrance, dont il a relaté les circonstances et noté les effets à la fin
du livre VIII, est donc bien réelle. Une victoire est remportée. Une volonté
forte s’est substituée à la sienne pour le débarrasser de ses entraves.
C’est donc bien l’œuvre manifeste de la grâce de Dieu qui le libère de son
péché, sans qu’il l’ait mérité. Il peut ainsi, en toute honnêteté, demander le
baptême.
Cependant, si Augustin a acquis la certitude que c’est une force du
Très-haut qui a fait de lui un vainqueur, cela ne veut pas dire que ce
soit l’action propre de Jésus-Christ. Des textes que nous avons examinés
nous obligent à le dire fort nettement. En premier lieu, nous l’avons vu,
la parole de l’apôtre Paul en Rom. 13, 13-14, qui lui a été donnée par le
Toile, lege, est une parole de force en vue de l’action, une exhortation
destinée à entraîner la volonté déficiente27, non une parole sur le Christ
sauveur et rédempteur. Si le verset se termine par la mention du Christ,

litate animae » ou le « De quantitate animae », datant de 387 et du début de 388 ;


il était pourtant tout proche (Pâques 387).
26. Ce qui est bien probable quand ou lit parallèlement C. Acad. I, 3, De vita
beata 4 et Conf. IX, 4. 13.
27. Comme l'écrit René N ouaii,ha T (Le spiritualisme chrétien dans sa constitution,
1976, p. 54), dans la scène du jardin, la lecture de 1’« exhortation de St Paul contre
le vieil homme et sa turpitude marque sans doute un point de non-retour dans son
évolution ».
LE CH RIST D AN S LA CONVERSION D E S A I N T A U G U S T IN 29

ce n’est pas suffisant pour dire que c’est lui qui est personnellement
intervenu par sa parole.
5. — Témoignage christologique des Dialogues
Des trois dialogues datant certainement de Cassiciacum (C. Academicos,
De vita beata, De ordine) (sans doute novembre et décembre 386), qui cé­
lèbrent abondamment la sagesse et la gloire de Dieu, ne sont pas, quoi
qu’on en ait dit, très riches numériquement en développements relatifs à la
personne du Christ. Il faut reconnaître que les conditions dans lesquelles ils
ont été composés contraignaient, en quelque sorte, leur auteur à demeurer
dans des normes très strictes : ce sont des leçons de philosophie données à
des jeunes gens et basées sur des entretiens dialogués entre Augustin et
ses amis et élèves. Cependant, étant donné que ces écrits se placent entre
la scène du jardin et le début des catéchèses en vue du baptême, on
peut considérer comme particulièrement important le témoignage chris­
tologique donné par celui qui va peu après être instruit dans la confession
de foi de l’Église.
A : Textes peu significatifs par eux-même ou se rapportant en premier
lieu à d’autres interlocuteurs qu’à Augustin.
a) De ord. I, 29 (B.A. 4 p. 348) : De jeune Dicentius discute avec son
camarade Trygetius ; il en vient à affirmer que le Christ est Fils de Dieu
et qu’il est réellement Dieu. Augustin arbitrant la conversation, approuve
son élève par ces mots : « Ce n’est pas improprement que le Fils reçoit le
nom de Dieu ».
b) De ord, I, 21 (id. p. 336) : Il ne s’agit que du seul Dicentius qui se
déclare enthousiasmé par la philosophie. De texte s’achève par ces mots :
« Et il rendait grâces au Christ en soupirant (Et cum suspirio gratias
Christo agebat) ».
c) De ord. I, 32 (id., p. 356) : Augustin dialogue avec Monique ; il fait
l’éloge de la vraie philosophie qui n’est pas une sagesse de ce monde,
mais provient d’un monde caché à nos regards ; c’est ce que le Christ a
dit (satis ipse Christus significat) ; « Mon royaume n’est pas de ce monde »
(Jn. 18, 36).
B : Témoignages sur le Verbe issu de la sagesse de Dieu qui ne sont
pas sans analogie avec la christologie exposée dans les Confessions, notam­
ment avec le tableau dressé VII, 25 :
a) De vita beata 34 (B.A. 4, p. 282) : «Nous avons ainsi appris, d’autorité
divine, que le Fils de Dieu n’est rien d’autre que la Sagesse de Dieu
(Dei Filium nihil esse aliud quam Dei sapientiam) ; et le Fils de Dieu est
évidemment Dieu ». D’accent est bien mis sur la divinité du Verbe de
Dieu identifié à la Sagesse.
b) C. Acad. II, 1 (B.A. 4, p. 62) : « Celui que je prie, le Verbe de Dieu,
c’est la Vertu et la Sagesse du Dieu suprême (summi Dei Virtutem atque
3° M ARC LODS

Sapientiam). Car n’est-ce pas elle-même que les mystères nous pré­
sentent comme Fils de Dieu (tradunt Dei Filium) ? » La mention du
Verbe, étant puissance et sagesse de Dieu, provient sans doute de I Cor.
i, 2428. Cependant la formule n’est précisément pas différente de celle
des platoniciens ; cette terminologie est fort semblable, de toute manière,
à celle qu’Augustin avait précédemment utilisée29.
c) C. Acad. III, 43 (B.A. 4, p. 200) : Dans cette conclusion de l’ensemble
du traité, Augustin fait un parallèle entre autorité et raison : «... Tout
le monde sait que nous sommes amenés à la connaissance sous la double
pression de l’autorité et de la raison (auctoritatis atque rationis). Aussi
est-ce pour moi une certitude, que je ne m’écarterai absolument sur
aucun point de l’autorité du Christ (a Christi auctoritate) ; car je n’en
trouve pas qui ait plus de poids. Quant à ce qui doit être recherché par la
raison la plus subtile (subtilissima ratione persequendum est)..., j’ai con­
fiance de pouvoir trouver pour le moment chez les platoniciens des doc­
trines qui ne répugnent pas à nos mystères (apud platonicos me intérim
quod sacris nostris non repugnet reperturum esse confido) ». Un double
mouvement intérieur est donc ressenti par Augustin : l’autorité du

28. A.-M. I/A BonnardièrE (Augustinus magister III, p. 90-100) note que I Cor.
1, 24 est la première citation scripturaire qui nous ait été conservée ; cf. O. du Roy,
Vintelligence de la foi, p. 32-33. Dans le texte du De vita beata 34, qui vient d’être
mentionné, il n’est question que de la sagesse de Dieu ; est-ce également une allusion
au texte de Saint Paul ?
29. Ce texte de C. Acad. II, 1 est à rapprocher, en particulier, de Conf. VII, 25.
Il faut noter aussi que le thème du Christ Sagesse de Dieu a été longtemps
privilégié chez Augustin. De vera religione 3 (B.A. 8, p. 27-28) (texte signalé et
commenté par G. Madec, Rev. Études augustin. 1970, p. 128-129) : Augustin,
développant le thème de la Vertu et de la Sagesse de Dieu, suppose ici un entretien
avec Platon, lequel déclare accepter de reconnaître en Jésus-Christ un être « que
la Vertu et la Sagesse de Dieu ont soustrait à la loi de la nature (quant forte ipsa
Dei Virtus atque Sapientia ab ipsa rerum natura exceptum), et, après l’avoir éclairé,
non par l’enseignement des hommes, mais dès le berceau, par une illumination intime,
l’ont doué d’un charme si vif, d’un ascendant si fort et d’une dignité si haute...
c’est par l’action et le gouvernement de la Sagesse de Dieu que celui-ci (le Christ),
pour le véritable salut du genre humain, s ’est acquis un mérite personnel immense et
qui dépasse l’homme (sapientiae Dei, qua g estante et gubernante ille pro vera salute
generis humani, magnum aliquid proprium, et quod supra homines esset mereretur) ».
Ce texte a ceci de particulier que le Verbe n’est point identifié à la sagesse de Dieu ;
il est seulement soumis à cette sagesse, exactement comme dans Conf. VII, 25 ; il y a
certainement ici une coloration de christologie humaniste. On peut remarquer encore
que, dans la très belle prière qui ouvre les Soliloques (I, 2-6), Augustin s’adresse
bien, on n’en peut point douter, au Dieu de l’Évangile et non au Dieu des philo­
sophes, car elle est comme saturée de réminiscences néotestamentaires, prouvant
que son auteur a médité la Bible en « chrétien ». Cependant, alors que tout semblait
l’y pousser, il ne fait aucune mention de Jésus-Christ, ni comme référence à sa
« théologie » quand il médite sur Dieu, ni comme médiateur de la prière elle-même.
Au moment où il écrit les Soliloques (sans doute peu après le séjour à Cassiciacum),
deux choses seulement, avoue-t-il, l’intéressent et sollicitent sa réflexion 1 Dieu et
l'âme, « absolument rien d'autre (nihil omnino) » (I, 7 ; cf. I, 27 ; II, 1) ; ce qui
signifie que, dans sa méditation, il se tourne vers Dieu sans éprouver le besoin
de faire intervenir aucun médiateur entre lui-même et Dieu.
LE CHRIST D A N S LA CONVERSION DE S A I N T A U G U S T IN 31

Christ, d’une part, mais, d’autre part, la « raison » philosophique, qu’il


trouve chez les platoniciens et à laquelle il se soumet avec « confiance »,
à la seule condition qu’elle ne conduise pas à ce que défend la foi chré­
tienne. Ainsi, à Cassiciacum, la porte reste encore largement ouverte à la
raison philosophique, à côté, sinon indépendamment, de l’autorité
reconnue au Christ30.
C : Textes qui indiquent une évolution de la position christologique
d'Augustin :
De ord. II, 16 (B.A. 4, p. 388-390) : Augustin développe le même thème
qu’en C. Acad. III, 43. Il y a, dit-il, deux voies de connaissance, la raison
et l’autorité et il développe ainsi ses vues sur la raison : la raison, dit-il,
oblige, non seulement à ne pas dédaigner les mystères chrétiens, mais à les
comprendre (intelligere) comme il se doit. C’est ainsi que la vraie philo­
sophie, à laquelle aboutit la raison, enseigne le principe suprême des
choses (ut doceat quod sit omnium rerum principium) ; ce principe, c’est
« le Dieu unique, tout puissant et tri-puissant, Père, Fils et Saint Esprit,
qu’enseignent les vénérables mystères (quem unum Deum omnipotentem
eumque tripotentem, Patrem, Filium et Spiritum sanctum, docent veneranda
mysteria) ». Après cette affirmation trinitaire Augustin ajoute ceci, qui
est plus important en ce qui concerne la christologie : « Qu’un si grand
Dieu ait daigné assumer et construire pour nous un corps semblable au
nôtre (quod hoc etiam nostri generis corpus tantus propter nos Deus adsume-
re atque agere31 dignatus), plus cela paraît vil, plus cela est rempli de
miséricorde et inaccessible... à l’orgueil des habiles ».
Ce texte du De ordine est sans doute le plus ancien témoignage augus-
tinien de la formulation trinitaire dans son énoncé complet ; surtout l’affir­
mation de l’incarnation du Christ dans l’humilité est donnée avec la
clarté la plus évidente.
Il convient de mentionner encore deux textes des Dialogues qui appa­
raissent comme fort éclairants, en ce sens qu’ils visent une incarnation
divine au sein de la nature humaine :
a) De ord. II, 27 (B.A. 4, p. 410) : D’autorité divine, écrit Augustin,

30. Il est bien difficile de dire, avec A. Solignac (B.A. 13, p. 108), à propos de ce
texte C. Acad. III, 43, que « la foi chrétienne devient alors la norme qui juge la
raison sans supprimer la raison ». Il nous paraît difficile aussi de suivre O. du Roy,
lorsque, citant uniquement, dans le texte du C. Acad., le membre de phrase relatif à
l'autorité reconnue au Christ, il écrit : « On ne peut douter que sa soumission soit
entière et décidée » (L’intelligence de la foi, p. m ) ; il parle plus loin encore de
« soumission absolue à l’autorité du Christ » (p. 112). Sa conclusion nous paraît bien
trop catégorique, au moins trop concise. Plus loin (p. 123) il explique mieux le
texte, pensons-nous, en disant que « la raison ou la possession de la vérité est le
but suprême, l’autorité ou la foi est le moyen d’y parvenir ».
31. Sur la curieuse formule : corpus agere, signifiant l’incarnation, cf. T. van
Bavee, Recherches sur la christologie de saint Augustin, 1954, p. 6, n. 3, et G. Madec,
Rev. Études augustin. 1970, p. 126 n. 247.
32 M ARC LODS

« montre à l’homme, en le construisant lui-même, jusqu’à quel point


elle s’est abaissée pour lui (ipsum hominem agens32 ostendit ei quousque
se propter ipsum depresserit)33.
b) C. Acad. III, 42 (B.A. 4, p. 198) : Il existe une vraie philosophie, celle
du monde intelligible, à laquelle les hommes sont conduits par le Dieu
souverain qui, par miséricorde, « a incliné et abaissé jusqu’au corps
humain l’autorité de la raison divine (divini intellectus auctoritatem usque
ad ipsum corpus humanum declinavit atque submitteret) »34.
Da lecture des textes ci-dessus pose des questions qui ont été abordées et
résolues différemment. De toute façon il convient de les confronter
avec l’important document christologique qu’est le livre VII, 25 des
Confessions. Quel a été, d’après cette confrontation, le chemin parcouru,
semble-t-il, entre la lecture plotinienne à Milan (mai-juin 386) et les
entretiens de Cassiciacum (août-nov. 386) ?
Certains auteurs ont été sensibilisés par les formulations générales
sur le Christ Sagesse en particulier35. D’autres ont plus volontiers mis le
doigt sur les affirmations christologiques relatives à la Trinité et à l’incar­
nation, notamment le texte de De ordine II, 1636.
Il faut, pensons-nous, reconnaître qu’une évolution s’est incontestable­
ment manifestée pendant ces quelques mois, mais qu’il serait exagéré de
dire cependant qu’Augustin tient à propos de la personne du Christ,
à Cassiciacum, un langage clair et univoque. Sans doute, dans sa retraite,
il parle de l’incarnation du Fils de Dieu d’une manière positive, ce qui est
nouveau (De ord. II, 16 et 27 ; C. Acad. III, 42). Mais il ne renonce nulle­
ment — et ceci pour des raisons qui ne sont pas seulement d’ordre litté­
raire —, à maintenir sa position antérieure, à savoir sa confiance fort
étendue dans la raison humaine pour parvenir à Dieu (C. Acad. III, 43).

32. Même remarque qu’à la note 31.


33. Texte commenté par G. Madec (Rev. Études augustin. 1970, p. 126).
34. Texte cité et commenté par G. Madec, id., p. 125-6, n. 245.
.35. T. van BavEE (Recherches... 1954, P- 7-8) estime que la terminologie très
élémentaire des Dialogues ne présente que peu de différence avec ce qui est dit dans
les Confessions et qu’elles apparaissent comme théologiquement peu satisfaisantes.
A. GriedmEi ER (Christ in Christian Tradition, 1965, p. 321) déclare lui aussi insatis­
faisantes les premières formules christologiques des Dialogues. R. J. O’Connell
(St. Augustine’s Early Theory of Man, 1968, p. 264-265) pense que les affirmations
christologiques de Cassiciacum sont plus en rapport avec une théologie de la Trinité
qu’avec une théologie de l’Incarnation, laquelle ne sera pleinement reçue et professée,
en termes adéquats, que plus tard par Augustin qui en est encore à ce moment au
stade qu'il déclare « photinien » dans les Confessions.
36. Ch. BOYER (Christianisme et néoplatonisme dans la formation de St Augustin,
1920, p. 168-169) souligne le caractère stable et définitif en quelques sorte de la
proclamation de foi faite dans ce texte à propos de l’incarnation. P. CourcEEEE
(Recherches..., p. 173 n. 4) écrit : « A Cassiciacum... Augustin professe déjà la doctrine
catholique du Verbe ». C’est surtout O. du R oy qui a savamment exposé comment la
pensée d’Augustin, à Cassiciacum et déjà auparavant, était fondamentalement trini-
taire, notamment dans son étude des Dialogues (L’intelligence de la foi, p. 109-171).
L E CHRIST D AN S LA CONVERSION DE S A I N T A U G U S T IN 33

Et surtout il ne semble point entièrement détaché de la représentation


d’un Christ-Verbe et Sagesse divine personnifiée, qui s’est sans doute
« incarné »pour le salut, mais comme une puissance insufflée à un homme
particulièrement doué, à un sur-homme (De vera religione 3).
Augustin certainement a « progressé »et s’est affermi dans la croissance
de la foi chrétienne qu’il avait déclarée sienne, soumis à toutes sortes d’in­
fluences que l’on peut supposer ou même connaître et qui ont été ana­
lysées souvent et d’une manière savante (lecture de la Bible, sermons
d’Ambroise, entretiens avec Simpicianus, influence d’Alypius, etc.).
On ne peut dire cependant que ce progrès, si sensible soit-il, puisse pour
autant modifier son point de départ et le début de l’itinéraire qu’il a suivi :
sous une influence platonicienne qui est demeurée profonde, Augustin
a été surtout mû par la vision d’un Dieu tout-puissant, immuable et
sage, et en premier lieu par l’expérience de la puissance mystérieuse
de ce Dieu qui abat les obstacles, qu’ils soient d’ordre éthique ou intellec­
tuel, pour attirer les hommes à lui.
Il n’est pas possible, nous semble-t-il, d’opérer un choix clair entre
la thèse selon laquelle, d’après les Dialogues, Augustin n’était encore à
Cassiciacum qu’un néoplatonicien qui se croyait sincèrement chrétien et
celle qui fait alors de lui un chrétien dans la pleine acception du terme37.
Il est en marche assurément, mais, au cours de cette avancée, la foi
qu’il éprouve dans l’œuvre rédemptrice du Christ devenu homme manque
encore de précision et ne se manifeste pas encore comme pleinement
personnelle.
Au moment de sa conversion Augustin se donne au Dieu de la révélation
biblique qui, cela est évident, est le Dieu de Jésus-Christ ; c’est le Dieu
unique ayant à ses côtés son Verbe, immuable comme lui. Mais le Christ
n’intervient pas directement. Augustin se rend compte, dans sa conscience,
pour employer le langage paulinien dont il n’use pas encore, qu’il est
justifié, non par les œuvres, mais par la foi, car c’est bien cela l’expérience
de sa délivrance. Cependant cette foi n’est pas, comme chez Paul, centrée
sur le Christ. Sa foi s’adresse au Dieu tout-puissant et miséricordieux.
Elle consiste dans l’acceptation globale de la doctrine chrétienne, dont il
est prêt à confesser la force et la vérité ; elle se réfère aussi à ce que les
Ecritures disent sur Dieu, dont il a expérimenté la puissance et la sagesse.
Cependant le Christ ne tient pas la première place. Quand il écrit les
Confessions, bien des années après les moments importants qu’il relate,
il rend abondamment gloire à Dieu pour son intervention, mais, par
souci de vérité, il prend soin de mentionner le moins possible ses réfé­
rences à Jésus-Christ Seigneur et Sauveur.
C’est justement parce que la place dévolue au Christ dans la crise
milanaise apparaît comme si réduite que quelques historiens ont été

37. Ce sont les termes mêmes avec lesquels O. dtj R oy présente le dilemme
(L’intelligence de la foi, p. in ) .

3
34 M ARC LOBS

conduits à conclure que, dans cette évolution si fondamentalement


spirituelle, il ne s’agissait pas d’une conversion chrétienne, mais d’une
expérience platonicienne seulement. Pour toutes sortes de raisons,
cette thèse est insoutenable.
Ce qu’il faut retenir de ces considérations, c’est une explication du fait
qu’Augustin, pendant si longtemps, n’a pas senti le besoin de rejeter le
platonisme qui est bien réellement une voix de salut, mais sans sauveur.
Son expérience au jardin de Milan n’était pas, à ses yeux, en contradiction
avec l’idéal platonicien théocentrique qu’il avait professé depuis quelque
temps. Plus tard, étant parvenu plus au fond de la révélation biblique
et étant devenu, à dater de son ordination, un membre actif de l’Église
catholique, il a de mieux en mieux compris la puissance et le rôle rédemp­
teur du Christ, et il a pu reprocher à ses anciens amis platoniciens de se
montrer orgueilleux en refusant la doctrine fondamentale de l’incarnation
du Verbe. Ces reproches, qui sont devenus de plus en plus incisifs, nous
les lisons dans les Confessions, où il ne se fait pas faute de se critiquer
lui-même, tel qu’il avait été au temps où il n’était attentif qu’aux liens,
superficiels en somme, existant entre christianisme et platonisme.
Cependant, bien qu’enrichi par une connaissance sans cesse accrue de la
Bible, il est resté fidèle aux données de son expérience première. Aucune
méditation, si fructueuse soit-elle, n’a pu lui faire oublier la manière
dont il avait été saisi au moment où la puissance de Dieu était intervenue
vigoureusement dans sa vie. Sa conversion avait été théocentrique ;
elle a imprimé sur son esprit une marque qui ne s’est point effacée. Bien
sûr, il parviendra plus tard à une foi chrétienne complète, adressée au
Christ qui fait toutes choses nouvelles dans le monde et dans l’homme ;
mais il demeurera un certain temps, longtemps même sans doute, marqué
par le signe de la grâce octroyée par le Dieu de force et d’amour, inter­
pellant directement son enfant38.

Marc IyODS

Faculté libre de théologie protestante


de Paris

38. Nous nous permettons de renvoyer, pour les considérations finales de cet
exposé, à notre article : « A propos de l’itinéraire spirituel de St Augustin », Positions
luthériennes 2, 1954, p. 49-69.

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