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Revue de l'histoire des religions

Les usages du Livre saint dans l’islam et le christianisme.


Présentation
Gilles Veinstein

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Veinstein Gilles. Les usages du Livre saint dans l’islam et le christianisme. Présentation. In: Revue de l'histoire des religions,
tome 218, n°1, 2001. Les usages du Livre saint dans l'islam et le christianisme. pp. 5-12;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.2001.5160

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_2001_num_218_1_5160

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GILLES VEINSTEIN
Collège de France

Les usages du Livre saint


dans l'islam et le christianisme
Présentation

La Revue de l'histoire des religions a déjà accueilli les actes


d'une de nos réunions, tenue dans ; le cadre du : Centre
Thomas-More,, au couvent dominicain* de, L'Arbresle. À cette
occasion, j'ai donné à ses lecteurs un aperçu de ces rencontres
périodiques d'universitaires spécialistes du christianisme et de
l'islam1. C'est à la table ronde sur « Bible et Coran. Les
usages du Livre saint dans le christianisme et l'islam », organisée
par Mme Dominique de Courcelles et moi-même, qui s'est
déroulée les 18-19 avril 1998, qu'est consacré; le présent
numéro2.
L'idée que le Coran est à l'islam ce que la Bible est au
judaïsme et au christianisme est communément répandue et

1. Cf. Les voies de la sainteté dans l'islam et le christianisme, RHR, 215,


1, janvier-mars 1998.
2. Le programme comprenait1 les communications suivantes : Pierre
Gibert, « Qu'est-ce qu'une Bible ?» ; Michel Chodkiewicz, « Les
musulmans et la Parole de Dieu » ; Sonia Fellous, « La spécificité des Bibles
juives : Orient-Occident, . ix^xv6 siècle » ; François Déroche, « Vers une
archéologie du manucrit coranique, Г- Ve s. de l'Hégire» ; Frédéric Hitzel;
« Le Coran dans les bibliothèques et la . société . de , l'Empire ; ottoman » ;
François Laplanche, « Pratiques erudites - et lectures de la Bible au
xvne siècle»; Marthe Bernus, «Le Coran dans les „ arts islamiques »;
Dominique de Courcelles, « Usages liturgiques des Bibles à la fin du Moyen
Âge en Catalogne et en Castille » ; Marc Gaborieau et Constant Hamès,
« Usages magiques du Coran en Inde et en Maurétanie » ; Michèle Sacquin,
« Le : colportage évangélique de la Bible ; dans : la . France rurale au
XIXe siècle ».
Revue de l'histoire des religions. 218 - 1/2001, p. 5 à 12
6 GILLES VEINSTEIN

semble trouver un appui dans le Coran lui-même, quand Dieu


y déclare à son Prophète : « II a fait descendre sur toi le Livre
avec la Vérité ; celui-ci déclare véridique ce qui était avant lui.
Il avait fait descendre la Tora et l'Évangile - direction
auparavant pour les hommes - et il avait fait descendre la Loi. »3
Les débats ont en. effet mis en évidence bien des,
similitudes témoignant de cette parenté. originelle, comme des
échanges ; entretenus au cours de l'histoire : ainsi,, les deux livres
saints ont été matérialisés sous la forme commune du codex
(la tradition juive conservant toutefois jusqu'à nos jours celle
du rouleau antique - le volumen - pour la Tora). Dans \ les
deux cas, on relève, au long du Moyen Âge, un même souci
de rigueur, dans la fixation du texte, joint à une même liberté
dans l'ornementation, domaine où s'exercent les influences ;
réciproques et une évidente émulation entre les deux religions
dans la magnificence et la monumentalita4.
Mais ? certaines . des communications n'en ont pas moins >.
mis en évidence d'importantes différences dans les conditions
d'accès au Livre saint et dans les usages qui -, en sont faits,
dans la tradition musulmane d'une part, dans les traditions
chrétiennes, catholique et protestante, d'autre part. Ce sont
ces exposés: qui ont: été retenus pour; le présent volume,
-

puisque les contraintes de place de la RHR nous imposaient


de faire un choix, aussi douloureux fût-il, dans le programme
initial. Ce tri • n'implique - est-il : besoin de . le souligner ? -
aucun jugement de valeur. Il : a été uniquement guidé par le
souci d'aboutir à un ensemble aussi cohérent que: possible
autour du thème qui aura, finalement, dominé les débats et
sur lequel i l'investigation collective- nous paraît avoir été
menée le plus loin.
On serait tenté de mettre les différences constatées dans les
conditions d'accès ; au > Livre saint en relation ? avec les
évolutions socioculturelles, techniques, politiques; institutionnelles, .

3. Coran, III, 3-4, trad. D: Masson. .


4.\Cela ressortait en particulier des exposés de Marthe Bernus,
François Déroche et Sonia Fellous.
PRÉSENTATION 7

différenciées de l'Occident chrétien ? et de l'Orient musulman.


De tels facteurs ont certainement joué leur rôle en effet. Mais
nos débats ont mis em évidence ce •. qui, dans les ? évolutions
divergentes, n'était ■: qu'un ? développement ' logique de :
l'hétérogénéité fondamentale des deux Livres, au-delà de leurs
similitudes apparentes. .
D'emblée, les deux exposés introductifs de Pierre Gibert et
de Michel Chodkiewicz nous avaient ouvert avec vigueur cette
voie prometteuse : ils se livrèrent avec bonne grâce à l'exercice
élémentaire mais non des , plus faciles,- consistant à*: expliquer
ce qu'était pour le premier la Bible, pour le second le Coran.
Au moment de remettre leurs textes pour la publication, ces
auteurs pris d'un : scrupule de modestie, se sont récriés, niant
avoir . fait œuvre r originale et prétendant s'être . contentés > de
résumer ce que tout . le monde , savait. Au lecteur d'évaluer
pour son î propre compte en quoi les » deux textes concernés
complètent ou non ses connaissances. Pour, notre part, nous
n'avons pas douté de l'utilité de ces mises au point autorisées,
qui nous dotaient, de façon commode,* d'une base de départ


solide et particulièrement stimulante. Il en ressort notamment
que . la Bible n'est pas un livre , mais une bibliothèque, un
ensemble d'écrits de natures et d'objets. différents, élaboré
entrais, langues; (hébreu,, araméen,\ grec),, sur une , période de
quelque douze siècles, la . liste des composantes et leur ordre
de succession n'ayant été fixés qu'après coup et de façon
tardive. Le canon varie d'ailleurs, de façon plus ou moins
importante, selon qu'il s'agit du judaïsme ou des différentes
confessions chrétiennes. Le Coran est au contraire. un livre unique,
élaboré en une seule : langue, l'arabe. Il est lié à la mission
d'un seul Prophète, Mahomet, qui en a eu la révélation
pendant vingt-trois ans de sa . vie. Mais il y a » plus : la Bible est
tout entière inspirée par Dieu (en ce sens, elle est bien le Livre
saint, la sola scriptura de Luther, les -, « Saintes Écritures »),
mais Dieu ne s'y exprime pas directement. Le Coran au
contraire est la Parole même de Dieu descendue du ciel, ou plus
exactement, selon les termes de Chodkiewicz, la transcription,
sans défaut en un codex (mushaf) de la Parole incréée. « C'est
ô GILLES VEINSTEIN

une révélation du Seigneur des mondes. »5 Ce sont là des


différences ; fondamentales qu'il faut , garder à l'esprit : quand • on
considère l'accès du fidèle au texte sacré.
Il i semblerait que tout ait été : fait pour faciliter cet ; accès
dans le christianisme, beaucoup plus que dans l'islam, si l'on
considère la question des traductions et de l'impression. , Les
communications de Dominique de Courcelles sur les Bibles
catalanes et castillanes du Moyen Âge, et de Marc Gaborieau
sur les Corans •. indiens : du* xixe siècle, sont ; deux : exemples
parmi; bien d'autres, mais qui suffisent à illustrer le décalage
chronologique saisissant entre : les deux > religions •■ à cet égard.
Le premier, auteur mentionne des Bibles traduites en catalan
dès : le début du • xnie siècle et : une première édition, la г Bible
valencienne, dès 1478.' Le second rappelle que la première
édition i, d'un Coran en arabe, dans l'Empire russe, ne fut pas
antérieure à 1787 (l'impression qui eut lieu à Venise en 1530
était extérieure au » monde musulman), et que le mouvement
de traduction dans les langues véhiculaires et vernaculaires,
comme- celui : d'impression - du texte' sacré, ne s'intensifient
qu'au xixe siècle: Mais cette constatation appelle restrictions .
et commentaires. , Ce qui ■ est fait i dans le catholicisme pour

rendre la Bible plus accessible au fidèle est, en quelque sorte,


contrebalancé par. les mesures prises par ailleurs : pour
empêcher l'accès direct du commun des mortels à la lettre sacrée et
en i réserver le monopole - à des happy few; gouvernants et ■
clercs « qui revendiquent le contrôle et la maîtrise de la
doctrine et du ' salut des âmes ». Les *; obstacles ; dressés par • les
inquisitions successives et la police cléricale sous toutes ' ses
formes, engagée dans une lutte sans merci contre les hérésies,
ont pourtant leurs limites : ils n'empêchent pas l'émergence, à
partir du xvie siècle, au sein même du catholicisme, d'un
courant « critique », philologique et historicisant, ď «
intellectuels » qui lisent la Bible en dépit des bulles d'interdiction. ,

Surtout, ils restent impuissants à endiguer l'essor du


protestantisme qui fait précisément du droit de tous à lire la Bible

5. Coran, LVI, 80.-


PRÉSENTATION 9

une ligne de rupture fondamentale avec Rome. Michèle Sac-


quin ■ suit ainsi l'action de sociétés évangéliques • protestantes,
étrangères d'abord, françaises ensuite, qui * s'emploient < à
convertir les populations rurales en France au cours ; du
xixe siècle: Elles n'hésitent pas à utiliser, pour mieux parvenir
à leurs fins, une Bible catholique; la traduction de Lemaistre
de Sacy, dans son édition de 1701; munie d'approbations épis-
copales.il est à noter cependant que ces prosélytes se heurtent
à des difficultés, non plus de principe, mais pratiques, dans la
diffusion* du Livre saint : s'ils ; répondent à l'illettrisme de
nombre de leurs > interlocuteurs t en- organisant, des lectures
publiques, c'est plutôt la longueur, la complexité, l'obscurité
de la Bible qui risquent de dérouter ce public. Ils répondent
pragmatiquement à cette difficulté en substituant à la totalité
du Livre saint' le seul Nouveau Testament ou même de petits
traités ad hoc qui rencontrent un grand succès.
La diffusion du Coran, dont François Déroche retrace les
phases initiales, n'a quant à elle jamais connue d'entraves;,
mais elle est tout entière • marquée par le fait qu'il ; s'agit de
transmettre la parole même de Dieu. La \ forme; jusque dans
ses moindres - détails; devient donc aussi importante t que le
fond.' Seule une « lettre » irréprochable en exprime pleinement
Г «esprit». Le souci attribué par la tradition au calife
Othmân (644-656) de supprimer toute divergence dans la
récitation du texte en commanditant une recension de référence et
en la faisant distribuer aux mosquées de toutes les villes, est
quelque peu anachronique puisque les exemplaires vocalises
- les seuls possédant les éléments permettant d'en fixer
véritablement ;. la < lecture - ne sont en réalité , pas antérieurs au
Xe siècle, mais ce souci n'en a pas moins existé. Dès lors la
multiplication des Corans répond; sans- doute autant à la
nécessité de disposer d'une référence pour la récitation (outre
le fait que le long et minutieux labeur de recopier un Coran
représente en soi • une œuvre pieuse) qu'à; des besoins de
lecture collective ou individuelle comme l'imprimerie peut en
satisfaire. La liturgie islamique ne comprend pas de lectures
publiques du Coran. En revanche, en de multiples occasions
10 " GILLES VEINSTEIN

de la vie quotidienne, il doit être récité à voix haute ou


psalmodié, en partie, . parfois en * totalité. Si i chacun connaît ■ des
sourates par cœur, les hâfiz (litt. «Gardiens du : Coran
^respectés » pour leur savoir et leur piété,- ont mémorisé le Coran
en son entier et le récitent au moins une fois tous les quarante
jours (mémorisation qui serait irréalisable ; dans i le cas de : la


Bible,- bien que quelques clercs médiévaux aient pu être
crédités de cet exploit, difficilement imaginable...). Dans ces
récitations qui se font toujours en arabe (quand bien même la
doctrine hanéfie l'autorise dans d'autres langues), la forme prime
le sens/ II ; y a en f fait * plusieurs : niveaux s d'approche du » texte
coranique, l'exégèse (le tafsir) y - ayant bien entendu sa place,
mais une : appropriation purement ■ formelle n'est pas moins
légitime. D'ailleurs, ce qui est vrai à l'égard de l'oreille ne l'est
pas moins à celui des yeux : la simple contemplation du texte
coranique, telle qu'elle est rendue possible par les inscriptions,
calligraphiques des monuments, par. ces Corans* géants.
attribués à Othman, ou par^ de simples stèles funéraires,, n'a pas
besoin; de, s'accompagner, de lecture proprement dite, de
déchiffrement (impossible non * seulement pour l'illettré mais
souvent pour un lettré ordinaire, compte tenu de la
complication, de cette calligraphie ornementale, embrouillée comme; à
plaisir et parfois logée en des lieux inaccessibles ou presque au
regard) pour exercer un impact sur l'observateur; manifester
une présence mystérieuse à travers lesquels la parole divine est
de toute : façon actualisée. La * légitimité = de l'approche
purement: formelle rend= toute , traduction ■ . moins . nécessaire; en
même temps que l'imbrication absolue de la forme et du sens
la rend, à proprement parler, impossible. On ne traduit pas le
Coran. On peut seulement espérer donner, comme l'annonce
l'édition d'une de ces traductions, le « sens de ses versets ». La
traduction ' n'est donc jamais qu'un - commentaire. Le : cas de
l'Inde^ montre biem que le mouvement de- traduction;
d'impression, . de diffusion des , traductions ; du . Coran , auquel
on assiste dans ce pays au xixe siècle, rompt avec la tradition -
pour participer d'un réformisme musulman qui, précisément,
prend, ses modèles dans le protestantisme du colonisateur bri-
PRÉSENTATION 11

tannique.. Encore. M. Gaborieau distingue-t-il les traductions .


littéraires qui' visent à1 se ; substituer aui texte original, mais


néanmoins restent le plus souvent accompagnées par celui-ci,
des traductions littérales qui sont destinées seulement à
éclairer l'original.
Matérialisation de la parole de Dieu, le Coran est un objet
sacré, qu'on ' ne peut toucher qu'en état de * pureté • rituelle
(LVI, 79), qu'on ne peut emporter en terre infidèle où il
risquerait d'être profané6. Par voie de conséquence, toute
écriture en alphabet arabe appelle le respect. Sans doute ce
caractère sacré existe également pour la Bible; sur laquelle, par
exemple, on prête serment. Il s'étend même à de simples
ouvrages de piété complémentaires, comme les > légendiers .
catalans, tenus pour si précieux qu'on les attachait - avec des
.

chaînes. Il ' ne s'accompagne pourtant pas des mêmes effets.


En ce qui concerne les effets surnaturels du Coran, . il me
.
semble qu'il faut distinguer, la puissance bénéfique, la baraka,
du- pouvoir magique proprement > dit. Toute écriture
coranique, qu'il s'agisse des grands Corans othmaniens, de Corans ;
plus modestes ou de simples inscriptions, en raison de son
origine divine, détient un pouvoir; protecteur. C'est ainsi, . par
exemple, . que les armées musulmanes emportaient avec elles
de petits Corans, fixés au sommet de * leurs étendards. Peu ;
importe ici l'identité du scribe à l'origine de l'écriture sainte.
Dans la magie au contraire (qui se matérialise dans les
amulettes, les chemises talismaniques et autres talismans), le texte
du Coran (tout particulièrement celui de certaines sourates)
comme le montre; Constant' Hamès, reste présent,, mais
comme un matériau de base qui est traité, interprété,
:

transformé, mis en forme, selon de très vieilles recettes remontant à


l'ésotérisme antique transmis par l'hellénisme alexandrin. En
outre, dans l'amulette, le texte sacré n'est pas efficient par lui-
même, il ne le devient qu'à travers les pouvoirs spécifiques, les
charismes, du prescripteur. C'est pourquoi, il ne peut y avoir
d'amulette imprimée.

6. La communication de Frédéric Hitzel insistait sur ces aspects.


12 GILLES VEINSTEIN

On mesurera plus précisément en abordant les études qui


suivent que la comparaison des rapports du fidèle au Livre
saint dans l'islam et le christianisme ne peut pas seulement se
faire en termes relatifs de plus ou moins grande distance ou
proximité : ce rapport est d'essence différente. Cette différence
renvoie à son tour à la différence de nature et de statut qui
sépara dès l'origine la « révélation du Seigneur des mondes »
des « saintes écritures ».
Collège de France
52, rue du Cardinal-Lemoine
75005 Paris

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