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La Ve République se meurt, vive la démocratie,
Odile Jacob, 2007
Le Consulat Sarkozy,
Odile Jacob, 2012
Ce livre est publié sous la responsabilité éditoriale
de Pierre Rosanvallon
ISBN 978-2-02-123699-6
www.seuil.com
Du même auteur
Copyright
Dédicace
Introduction
Conclusion
Introduction
Partout, le mot démocratie résonne ; nulle part il n’est entendu. Sur les
places Tahrir, Taksim, Maïdan, de la Kasbah, de la Puerta del Sol, dans le parc
Zuccotti de New York, dans les rues de Hong Kong, de Rio, de Maputo, de
Bujumbura ou de Libreville, il est la référence commune. Et en Europe, en Inde,
en Amérique latine, au Proche-Orient pourtant en guerre, il est l’objet de
colloques, de livres, de forums, de tables rondes qui tous s’interrogent sur sa
force mobilisatrice et son absence pratique. Ici, la démocratie est à inventer ; là,
elle est à réinventer, la démocratie n’est donc nulle part si le mot est partout.
Ce décalage tient à la force de l’idée démocratique. Elle peut n’être
« réalisée » dans aucun pays, les inégalités sociales et culturelles peuvent
progresser dans les sociétés qui se réclament de la démocratie, les libertés
peuvent reculer devant l’impératif sécuritaire, les solidarités s’effacer devant
l’individualisme et le suffrage universel devant les marchés, l’idée démocratique
garde ce pouvoir extraordinaire, incomparable et intact de faire déborder la vie
des lieux et cadres où « on » voulait la maintenir. Même si elle ne s’incarne dans
aucun système, même si ses fans doutent d’elle parfois, c’est toujours en son
nom que des hommes et des femmes s’insurgent contre l’ordre « naturel » des
choses. En son nom qu’est demandée une réforme de l’Europe, du gouvernement
des entreprises, de l’administration, de la justice, des relations entre les sexes et
de la coopération entre les peuples. La démocratie est une idée-force.
Aussitôt vient la question insoutenable, celle de la définition de cette idée-
force, question qui est censée « faire mal » parce que, sous l’apparente et
malicieuse neutralité méthodologique, elle provoque nécessairement de
multiples réponses qui introduisent le doute sur la force possible d’une idée aussi
indéfinie. S’il est possible d’admettre la difficulté à la définir, il est facile
d’identifier un espace d’où cette idée serait absente. Ce qui manque dans cet
espace-là, toujours, c’est la pratique des droits fondamentaux. Tout le reste est
présent : le Parlement, le président, le gouvernement, l’administration, les
juridictions, les collectivités locales, et même les élections au suffrage universel
direct et les déclarations de droits. Ce qui manque c’est l’expérience de la liberté
d’aller et venir, de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer, de la liberté
d’association et de manifestation, du droit de grève, du droit au respect de la vie
privée… C’est-à-dire la pratique des droits qui fait de l’individu un sujet
politique, ou, pour le dire autrement, qui fait de l’individu un citoyen. La
démocratie ne se réduit pas à une belle formule, fût-elle celle d’Abraham
Lincoln, ni à une addition de suffrages ; elle est, écrit John Dewey, « une
expérience vivante du peuple 1 », elle est l’exercice par les citoyens de leurs
droits dont celui, énoncé à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen, de concourir personnellement à la formation de la loi.
Mais cette exigence constitutionnelle démocratique est engloutie par deux
fortes vagues, celle de la représentation et celle du marché. Quand une dictature
s’effondre, le premier geste valant démocratie est l’annonce de l’élection de
représentants du peuple ; quand le principe démocratique s’étend à l’école,
l’entreprise ou le service public, il se traduit par l’élection de représentants de
parents d’élèves, du personnel ou des usagers ; quand des intellectuels travaillent
à la rénovation de la démocratie, ils cherchent d’abord à améliorer la
représentation politique par l’introduction du principe de parité et d’une « dose »
de représentation proportionnelle pour l’élection des députés. La démocratie a
été happée par le principe de représentation, elle n’est pensée que par lui, elle en
est devenue prisonnière. Jean-Jacques Rousseau est sans doute – et
paradoxalement – celui qui a donné la justification philosophique la plus forte de
ce glissement de la démocratie vers la représentation. Alors même qu’il affirme
que la volonté générale comme la souveraineté ne se représentent point, alors
même qu’il soutient que, la loi n’étant que la déclaration de la volonté générale,
le peuple ne peut être représenté dans la puissance législative, il doute de la
compétence du peuple à faire lui-même la loi. Et en des termes puissants :
« Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce
qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une
entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? De lui-
même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas
toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide
n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont,
quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu’elle
cherche ; tous ont également besoin de guides ; il faut obliger les uns à
conformer leurs volontés à leur raison ; il faut apprendre à l’autre à connaître ce
qu’il veut. Alors des lumières publiques résulte l’union de l’entendement et de la
volonté dans le corps social, de là l’exact concours des parties, et enfin la plus
grande force du tout. Voilà d’où naît la nécessité d’un législateur 2. » Le peuple
ne pourrait donc pas vouloir directement ni personnellement ; il aurait besoin
d’être éclairé par un « législateur » qui lui montre le chemin de la volonté
générale.
L’autre vague qui engloutit l’idée démocratique est celle du marché. Dans le
contexte et à l’époque où elle s’invente, l’économie de marché produit des effets
« démocratiques » en ce qu’elle libère les individus des ordres hiérarchiques,
pose l’égalité des individus comme principe général d’action sociale et favorise
la diversité des initiatives individuelles. En faisant de l’individu la valeur de
référence, elle bouscule, elle casse les structures dans lesquelles il était enfermé
et qui l’aliénaient, mais elle renverse également l’idée d’individu. Il n’est plus,
comme dans les grandes religions ou métaphysiques, un donné ou une idée qui
aurait droit à la reconnaissance de sa singularité précisément parce qu’elle serait
inhérente à son être soit comme être de Dieu, soit comme être de Raison.
L’individu se construit comme tel par sa liberté d’action sur le monde, et le
monde actuel s’est construit par cette liberté : en mettant fin à la société par
ordres, aux privilèges de classes, à l’hérédité économique, familiale et politique,
à la domination des hommes sur les femmes. Le libéralisme économique, en
mettant l’individu-en-train-de-se-faire au centre de sa dynamique, a contribué à
révolutionner les sociétés, mais il s’est développé en réduisant progressivement
l’individu à sa seule dimension économique, le « laisser-faire », oubliant ou
négligeant ses dimensions sociale, politique, culturelle. Et ce développement
unidimensionnel a produit de terribles inégalités dans l’accès à l’emploi, à
l’éducation, à la santé, au logement, qui mettent en cause, aujourd’hui, non
seulement la cohésion politique des sociétés, mais l’idée même d’individu que le
libéralisme portait à l’origine 3. Le capitalisme écrase l’individu et les marchés
imposent leurs lois aux politiques et aux citoyens. Jusqu’à la caricature. Ils ont
obtenu en 2011, lors de la crise de l’euro, ce que ni les sit-in, ni les
manifestations, ni les grèves, ni les défilés n’avaient arraché : la démission de
Premiers ministres, l’Irlandais Cowen en février, le Portugais Socrates en mars,
l’Espagnol Zapatero en juillet, le Slovaque Radicova en octobre, l’Italien
Berlusconi et le Grec Papandréou en novembre ! Les gouvernants sont moins
responsables devant leur Parlement et leur peuple que devant les marchés, et les
systèmes politiques sont devenus des plouto-démocraties gérées par une
nouvelle « noblesse d’État », pour reprendre la formule de Bourdieu.
Ces deux vagues qui viennent heurter l’idée démocratique doivent être
appréhendées avec sérieux. Elles apprennent ou rappellent que la représentation
et le capitalisme ne sont pas la démocratie, ne produisent pas mécaniquement la
démocratie. Sieyès l’avait clairement dit de la représentation en affirmant que
1789 faisait de la France un État représentatif et non une démocratie, et
Wolfgang Streeck l’a dit récemment pour le capitalisme en analysant ses
relations conflictuelles avec la démocratie 4. De ce double enseignement,
indiscutable, il ne peut cependant être déduit que l’idée démocratique implique,
pour se réaliser enfin, l’abandon du principe de la représentation et la rupture
avec le marché. D’abord, par position philosophique. Comme les dérives de la
Raison vers une figure instrumentale ne condamne ni à retourner aux traditions
ni à abandonner l’esprit des Lumières, mais à inventer une autre modalité
d’exercice de la Raison, la dérive fusionnelle de la représentation et la dérive
économiste du marché n’obligent pas à jeter aux oubliettes de l’Histoire la
représentation et le marché, mais à imaginer la manière de les connecter avec
l’idée démocratique aujourd’hui. Ensuite, par position historique. L’idée
démocratique relève de la longue durée ; les vagues peuvent la submerger mais
pas la faire disparaître ; elle ressort toujours vivante, active et rayonnante même
des continents où tous les observateurs la disaient perdue à jamais.
Elle est ressortie en Amérique latine, en Europe centrale et de l’Est, en
Tunisie ; elle ressort en Afrique, elle ressortira au Proche-Orient et en Chine, car
elle est une idée-force. En France et dans les sociétés européennes, malgré la
montée des populismes, la défiance des citoyens à l’égard des élus et l’apparente
indifférence politique, l’idée démocratique vit dans les quartiers, les villes, les
écoles, les entreprises par des collectifs informels de citoyens qui, avec
l’opportunité offerte par les réseaux sociaux, prennent en charge directement des
questions de logement, d’accueil des élèves, d’aménagement d’un espace ou de
collectes de prêts. Et elle s’introduit dans les grands débats de société – fin de
vie, réforme pénale, procréation… – quand des citoyens tirés au sort sont appelés
à réfléchir, avant ou en concurrence avec leurs élus, sur la « bonne » législation.
Ces expériences font pousser une forme nouvelle de démocratie qui n’a pas
encore trouvé son nom. L’ancienne, toujours présente, s’appelait démocratie
représentative ou démocratie électorale ; celle qui émerge hésite entre
démocratie d’opinion, démocratie du public ou démocratie participative. Elle
pourrait aussi, c’est la proposition qui sera soutenue ici, prendre pour nom
« démocratie continue ». Continue parce que, en suivant le travail de Claude
Lefort, « la démocratie est un régime inachevé et que l’inachèvement la
constitue dans la mesure où il montre sa capacité à accueillir le conflit en faisant
droit à l’indétermination du social 5 ». Continue parce qu’elle ne s’arrête pas avec
le geste électoral, mais se poursuit et se déploie entre deux moments électoraux.
Continue parce qu’elle ne s’arrête pas aux frontières des États mais s’ouvre sur
l’espace-monde.
Cette démocratie continue a besoin d’être perçue pour s’imposer. Chacun
visualise aisément la démocratie représentative en se référant à son principe de
légitimité – le suffrage universel – et à ses institutions – le Parlement, le
gouvernement, le chef de l’État, les juridictions. Mais personne encore ne « voit
concrètement » la démocratie continue. Aussi, faut-il la présenter en action dans
ses institutions : suppression du ministère de la Justice et du Conseil d’État,
création d’une assemblée sociale délibérative, institutionnalisation des
conventions délibératives de citoyens, statut constitutionnel de lanceur d’alerte,
transformation du Conseil constitutionnel, désactivation de la fonction
présidentielle, contrat de législature (deuxième partie). Mais, pour que ces
institutions de la démocratie continue s’imposent, il est autant besoin que soient
affirmés les principes qui fondent leur légitimité : la représentation-écart, la
double identité du peuple et la société des individus (première partie).
1. John Dewey, in « Dewey au Mexique », James T. Farrell, Les Cahiers Trotski, no 19, 1950, p. 96.
LES PRINCIPES
DE LA DÉMOCRATIE
CONTINUE
La démocratie continue n’est pas un aménagement de la démocratie
représentative. Elle opère une rupture qui se manifeste dans ses trois principes de
légitimité. Alors que le principe politique de la démocratie représentative est la
représentation-fusion, celui de la démocratie continue est la représentation-écart
(chapitre 1). Alors que le principe juridique de la démocratie représentative est
le peuple-nation, celui de la démocratie est la double identité du peuple, corps
politique et ensemble de citoyens concrets (chapitre 2). Alors que le principe
sociologique de la démocratie représentative est l’État-nation, celui de la
démocratie continue est la société des individus (chapitre 3).
1
Le principe politique :
la représentation-écart
26. Voir, par exemple, Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Paris, Lextenso,
2012, p. 125 sq.
27. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
28. Voir, par exemple, Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, Paris, Seuil, 1988 ; Théorie de
la Constitution, Paris, PUF, 1993.
29. Qu’il soit permis de renvoyer à mon séminaire « Constitution et démocratie » dans le cadre du
cours de Pierre Rosanvallon, Collège de France, avril 2008.
30. Claude Lefort, « Droits de l’homme et politique », in Libre, no 7, art. cité, p. 51.
31. Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 79.
3
Le principe sociologique :
la société d’individus
LES INSTITUTIONS
DE LA DÉMOCRATIE
CONTINUE
La question des institutions est, toujours, celle du mode de fabrication de la
volonté générale, celle des modalités par lesquelles une société définit le bien
commun. Le système institutionnel de la démocratie représentative a été
construit au XIXe siècle dans un esprit et une logique bonapartistes. Dans la
démocratie continue, l’intérêt général se construit par un régime concurrentiel
auquel participent les institutions de la généralité démocratique (chapitre 4), les
institutions de la réflexivité démocratique (chapitre 5) et les institutions du
gouvernement démocratique (chapitre 6).
4
début du XXIe siècle. Cet engagement libéral n’est pas contradictoire avec la
défense d’un État jacobin comme l’ancien président de la République l’a montré
en dénonçant violemment « la puissance des corps intermédiaires qui font écran
entre le peuple et le sommet de l’État, qui confisquent la parole des Français et
prétendent parler en leur nom » et en développant une hyperprésidence qu’il
voulait directement relier « aux Français » par la voie du référendum 24. Guizot
lui-même défendait un État centralisé avec d’autant plus de force que la
bourgeoisie en contrôlait les institutions par la grâce du suffrage censitaire.
Quant aux principes de 1789, ils définissent un État dont le rôle est parfaitement
compatible avec le libéralisme économique : « La liberté consiste à pouvoir faire
tout ce qui ne nuit pas à autrui », pose l’article 4 qui fondera la reconnaissance
de la valeur constitutionnelle de la liberté d’entreprendre ; et surtout « la loi n’a
le droit de défendre que les actions nuisibles à la société ; tout ce qui n’est pas
défendu par la loi ne peut être empêché » énonce l’article 5 qui commande un
État minimal, légiférant peu pour « laisser faire » les initiatives privées. Des
individus libérés des contraintes des corporations, un État limité à garantir
l’ordre « naturel » de la propriété privée et de la liberté du commerce en
empêchant le retour des corporations, telle est la synthèse républicaine libérale
qui, avec de multiples nuances, gouverne la France depuis deux siècles. Et qui
s’achève aujourd’hui.
La démocratie continue porte une autre synthèse politique dont les premiers
éléments s’affirment avec force en 1848 lors de la création des ateliers nationaux
et de la « commission du gouvernement pour les travailleurs », dite commission
du Luxembourg, composée de délégués des travailleurs des différentes
corporations et de délégués du patronat, présidée par Louis Blanc et qui a pour
fonction d’« étudier toutes les questions relatives au travail et en préparer la
solution dans des projets de loi qui seront soumis à l’Assemblée nationale ».
D’autres éléments s’ajouteront au fil des luttes sociales et des guerres : loi du
29 mai 1864 supprimant le délit de coalition, loi du 21 mars 1884 légalisant les
syndicats ouvriers et patronaux, loi du 1er juillet 1901 reconnaissant la liberté
d’association, décret du 16 janvier 1925 créant le Conseil national économique,
Constitution de 1946 le transformant en Conseil économique, Constitution de
1958 établissant le Conseil économique et social comme troisième assemblée de
la République, révision de juillet 2008 qui ajoute l’environnement aux nom et
compétences de ce Conseil, modifie sa composition et permet à cinq cent mille
citoyens de le saisir par voie de pétition. Mais cette place faite aux corps
intermédiaires reste partielle, marginale ; elle est moins une reconnaissance de
leur rôle dans la détermination de l’intérêt général qu’une concession destinée à
contenir les revendications politiques – 1946 et le programme du CNR – ou
sociétales – 2008 et la demande écologique. Pour neutraliser cette possible
montée en puissance de la société civile, l’État va se saisir des questions
économiques et sociales, développer ses interventions dans tous les domaines et
se faire État-providence.
Si la démocratie continue hérite de cette histoire, elle se sépare radicalement
des entreprises politiques pour la maintenir dans le cadre de l’État jacobin et
affirme la capacité normative de la société civile et donc la nécessité de lui
donner une institution pour l’exprimer. « Les plus belles idées meurent de ne pas
trouver leur véhicule », écrivait Chateaubriand. Le tiers état était tout dans la
société, mais rien dans l’ordre politique, et il n’est devenu quelque chose qu’en
imposant la création d’une institution qui l’exprime : l’Assemblée nationale. De
même, le seigle et la châtaigne ont leur assemblée avec le Sénat. Mais pas les
« forces vives », selon une expression vieillotte mais qui identifie bien ce qu’elle
veut désigner. Les forces qui font vivre un pays, aujourd’hui au XXIe siècle, sont
les travailleurs, les cadres, les entrepreneurs ; les forces qui font le succès d’un
pays se trouvent dans les entreprises, les banques, les services publics, les
universités ; les enjeux sociaux pour un pays sont la production et la répartition
de la richesse ; les questions vitales sont d’ordre économique, écologique et
social. Or, toutes ces forces n’ont pas de Parlement. Et ce manque pèse sur la
détermination de l’intérêt général en ce que toutes ces questions sont traitées par
l’assemblée politique qui, comme le constatait déjà Mendès France, les aborde
nécessairement sous un angle électoral, concrètement, en fonction des intérêts
électoraux des élus locaux. Si les affaires économiques, sociales, financières,
écologiques sont devenues le seigle et la châtaigne du XXIe siècle, il faut que
ceux qui font vivre ces « affaires » aient une visibilité institutionnelle. Il ne
servirait à rien d’ajouter des droits aux droits existants « pour leur faire plaisir ».
Pour que ces forces vives deviennent visibles, il faut une assemblée qui les
présente, qui les fasse monter sur la scène publique et qui leur donne une voix
délibérative dans le débat politique concourant à l’expression de l’intérêt
général.
Au regard des principes constitutifs de la démocratie continue, cette
Assemblée sociale aurait deux mérites. Elle ferait droit à la double identité du
peuple, le peuple-corps-politique, celui des citoyens abstraits, visible par et dans
l’Assemblée nationale, et le peuple-corps-social, celui des citoyens concrets se
réalisant dans leurs activités professionnelles et sociales, visible par et dans
l’Assemblée sociale. Elle favoriserait également l’affirmation d’instruments
juridiques de régulation autres que la loi. L’État s’exprime par la loi. Elle est,
selon la définition juridique, générale et impersonnelle, et, par ces qualités, elle
protège la société de l’emprise des intérêts privés. La formule célèbre « C’est la
loi qui libère et la liberté qui opprime » traduit parfaitement cette conviction
toujours fortement ancrée dans les consciences que, livrée aux intérêts de ses
membres, la société serait violente et qu’elle n’est sauvée que par l’État qui,
avec la loi, la libère de l’oppression des intérêts privés. Sans doute pertinente
autrefois, cette formule ne l’est plus aujourd’hui quand la société est devenue
« fluide », complexe, plurielle, quand cohabitent en son sein des conceptions de
vie personnelle et des temporalités sociales différentes. Au point même qu’elle
peut s’inverser : l’oppression peut venir de la loi qui, par sa généralité, ne peut
saisir la multiplicité des situations particulières, voire peut les contraindre, les
soumettre, les asservir en n’imposant qu’une seule conception de vie sociale. Ce
que peut vouloir signifier une autre formule, celle de François Mitterrand
stigmatisant « la force injuste de la loi », injuste parce qu’elle est impersonnelle
et écrase les situations singulières, parce qu’elle est générale et opprime les
particularités. Il n’est pas sûr que la loi soit l’instrument pertinent pour « régler »
les questions de fin de vie, de l’avenir des embryons congelés d’un couple qui se
sépare, du statut du beau-parent, du port du voile dans l’espace public, etc., car
elle apporterait une réponse générale alors que les réponses « justes » sont
nécessairement celles qui prennent en considération la particularité de chaque
personne, de chaque couple, de chaque jeune fille. Confrontés à la question de
l’expression religieuse dans les lieux de travail, les parlementaires ont voulu
répondre par une loi ; consulté, le Conseil économique, social et
environnemental a estimé que « l’intervention du législateur n’est pas nécessaire.
En effet, le fait religieux n’est pas à l’origine d’une perturbation massive des
relations de travail. Le Conseil a donc privilégié des recommandations concrètes,
préventives, principalement tournées vers les employeurs et les salariés et
utilisant les moyens du dialogue social. In fine, il appelle les pouvoirs publics à
contribuer à améliorer la situation par le rappel et l’explication du droit ». Les
politiques ont abordé cette question en évaluant les avantages électoraux d’un
projet de loi, les forces vives en prenant en considération la réalité concrète dans
les entreprises et autres lieux de travail. Une Assemblée sociale donnerait la
préférence au roseau plutôt qu’au chêne, aux instruments juridiques capables de
répondre et de s’adapter à la diversité des expériences sociales : avis, conseils,
recommandations, négociations, contrats, « principes féconds » pour reprendre
une expression de Portalis qui attendait de la loi qu’elle pose « des maximes
générales du droit, des principes féconds en conséquences et non qu’elle
descende dans le détail des questions ». Le principe d’égalité est « fécond en
conséquences » : égalité des choix de vie, des sexes, des croyances, des
chances…
Le Conseil économique, social et environnemental actuel ne peut, ni par sa
composition ni par ses compétences, être ou même préfigurer cette Assemblée
sociale. Il faudra donc le supprimer et créer une nouvelle chambre. Trois
principes doivent inspirer sa formation.
Le premier est la reconnaissance d’un pouvoir délibératif semblable à celui
de l’Assemblée nationale. Un pouvoir consultatif ne suffit pas. Pire : il est
dangereux car il favorise le corporatisme. Puisqu’elle sait ne devoir faire que des
recommandations ou donner des avis sur les projets de loi, elle laisse libre cours
à l’expression des intérêts particuliers des groupes qui la composent. Au
contraire, en participant au vote des lois, elle abandonne cette posture « facile »
d’émettrice de vœux et de souhaits pour le travail « difficile » d’arbitrage entre
plusieurs intérêts et d’échanges sur la rédaction des lois. Un pouvoir consultatif
déresponsabilise une assemblée, un pouvoir délibératif la responsabilise.
Le deuxième principe est l’adoption d’une procédure délibérative
transversale par la constitution de commissions thématiques où siégeraient des
représentants de tous les groupes sociaux afin d’éviter à nouveau le corporatisme
quand chaque groupe social a « sa » commission et fait prévaloir « ses » intérêts.
Le dernier principe est le choix d’un mode d’élection des membres de cette
assemblée qui tienne compte des forces productives dans la vie économique et
sociale, des grands secteurs d’activités – culture, biotechnologie,
consommation… – et des formes dans lesquelles ces forces et activités se sont
organisées – syndicats, associations, coopératives… Pas simple, mais du choix
du mode de scrutin dépend l’inscription de l’Assemblée sociale dans le paysage
institutionnel de la démocratie continue.
L’institutionnalisation des conventions
de citoyens
La société civile n’est pas animée seulement par ceux qui militent dans un
parti politique, collent des affiches, distribuent des tracts, participent aux
universités d’été de leur parti ou dépouillent les suffrages les soirs d’élections, ni
seulement par ceux qui siègent dans les conseils de parents d’élèves, sont
responsables d’une section syndicale, dirigent une société, créent une association
de défense des consommateurs ou relancent un club sportif. La société civile est
aussi faite avec ceux qui sont sans affiliation partisane, syndicale ou associative,
sans appartenance particulière, avec ceux que les autres appellent les « citoyens
ordinaires » pour ne pas dire « passifs ». Ces citoyens-là existent mais, puisqu’ils
ne sont pas organisés formellement dans des clubs, associations ou syndicats, ils
sont insaisissables par les moyens habituels. Pour faire exister
institutionnellement les citoyens « actifs », il suffit de s’appuyer sur leurs
organisations. Pas simple, mais possible. Pour faire exister les citoyens-qui-ne-
sont-nulle-part, il faut que la Constitution de la démocratie continue consacre un
nouvel instrument, le tirage au sort, et une nouvelle institution, les conventions
de citoyens.
Ces conventions réunissent une quinzaine de citoyens pour délibérer et
produire une proposition normative sur un sujet d’intérêt général. Tirés au sort,
ces citoyens reçoivent pendant plusieurs jours une formation contradictoire,
neutre et impartiale sur le sujet retenu ; ils auditionnent ensuite les acteurs
concernés par la question ; enfin, ils délibèrent à huis clos pour produire leurs
propositions qui sont portées devant les assemblées parlementaires pour qu’elles
en discutent et décident 25. Ces conventions s’inscrivent ainsi dans le régime
d’énonciation concurrentielle de la généralité caractéristique de la démocratie
continue qui met en œuvre, pour la déterminer, un échange entre les institutions
de l’État – Assemblée nationale, Sénat, gouvernement – de la société civile
organisée – Assemblée sociale – et de la société civile « inorganisée » – les
conventions de citoyens. Elles seraient réunies à l’initiative de citoyens au
moyen d’une pétition ayant recueilli cinq cent mille signatures, d’un groupe
parlementaire ou du Premier ministre.
Des procédures apparemment proches se sont développées ces dernières
années sous les appellations « jury populaire » ou « conférence de citoyens »
dans la suite des « conférences de consensus médicales », créées en 1977 par
l’Institut national de la santé des États-Unis, qui réunissaient des professionnels
chargés d’évaluer les incertitudes de certaines pratiques médicales, et reprises en
Europe du Nord et notamment au Danemark à l’initiative de l’Office
parlementaire d’évaluation de la technologie 26. Mais ces initiatives ne se
déroulent pas toujours selon des règles claires et transparentes, elles sont parfois
prises dans la logique des professionnels de la communication et restent en
marge du système de décision. Dès lors que, dans le cadre de la démocratie
continue, ces conventions doivent devenir un des éléments du régime
d’expression de la volonté générale, il convient de les inscrire formellement dans
la nouvelle Constitution. Concrètement, elles pourraient être accueillies au sein
de la nouvelle Assemblée sociale qui élaborerait un règlement de leur procédure
délibérative conforme aux exigences de leur participation à la définition de
l’intérêt général.
Que les « citoyens ordinaires » puissent accéder à la compréhension des
choses importantes, en délibérer avec les citoyens actifs, les experts et les
politiques et en décider avec eux heurte radicalement le présupposé représentatif
de leur incapacité définitive. Pourtant, ils participent déjà dans les cours
d’assises, au côté des magistrats et après avoir entendu avocats et experts, à un
processus délibératif de décision certainement plus difficile encore que celui qui
sert à définir l’intérêt général : statuer sur la culpabilité et la peine d’une
personne. Et toutes les études confirment ce que Sidney Lumet montre dans
Douze hommes en colère : la transformation progressive, par la délibération, de
gens ordinaires en citoyens conscients de devoir sortir de leurs préoccupations
personnelles pour chercher la décision juste. À l’encontre du système
représentatif qui est l’expression en droit d’une philosophie malheureuse et
désespérée de l’homme, la démocratie continue est sous-tendue par l’idée que
l’homme se transforme par l’échange et le partage des expériences de vie.
L’homme de la démocratie continue est un homme heureux. Parce qu’elle donne
son plein effet à la première partie de l’article 6 de la Déclaration de 1789 : « La
loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de
concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. » Le
système représentatif ne retient que la seconde partie : les citoyens concourent à
l’expression de la volonté générale « par leurs représentants ». La démocratie
continue invite à (re)découvrir la première partie en faisant entrer directement les
citoyens par les conventions dans le régime de production de la volonté générale.
8. Le taux de participation a été faible, 38 % seulement des 3,8 millions d’électeurs ont voté mais,
selon la loi croate, cette faible participation ne remet pas en cause la validité des résultats.
9. En 1984, le président de la République François Mitterrand avait proposé une révision de la
Constitution destinée à permettre au peuple de se prononcer par référendum sur les garanties
fondamentales en matière de libertés publiques ; cette proposition d’étendre le champ référendaire
aux libertés publiques avait été repoussée par le Sénat et n’avait donc pu être adoptée.
10. Pour Valéry Giscard d’Estaing, président de la Convention qui avait rédigé le projet de
Constitution européenne, le traité de Lisbonne n’en est, en effet, qu’une « pâle copie » dans
laquelle seule la forme a été changée, mais pas le contenu : « Les juristes n’ont pas proposé
d’innovations. Ils sont partis du texte du traité constitutionnel, dont ils ont fait éclater les
éléments, un par un, en les renvoyant, par voie d’amendements, aux deux traités existants de
Rome (1957) et de Maastricht (1992). Le traité de Lisbonne se présente ainsi comme un catalogue
d’amendements aux traités antérieurs. Voilà pour la forme. Si l’on en vient maintenant au
contenu, le résultat est que les propositions institutionnelles du traité constitutionnel – les seules
qui comptaient pour les conventionnels – se retrouvent intégralement dans le traité de Lisbonne,
mais dans un ordre différent, et insérés dans les traités antérieurs », Le Monde, 26 octobre 2007.
11. Victor Considérant, La Solution ou le gouvernement direct du peuple, Paris, Librairie
phalanstérienne, 1850.
12. Moritz Rittinghausen, La Législation directe par le peuple ou la véritable démocratie, Paris,
Librairie phalanstérienne, 1851.
13. La traduction constitutionnelle la plus proche de cette conception se trouve, évidemment, dans la
Constitution de 1793 qui prévoit de distribuer le peuple en assemblées de canton (article 2), de
donner à ces assemblées le pouvoir de délibérer sur les lois (article 10), de manifester leur volonté
législative (articles 11 à 20) et, le cas échéant, le pouvoir de dernier mot (articles 59 et 60).
14. Cicéron, La République, op. cit., p. 45.
15. Henri Capitant, Cours de Principes du droit public, ronéo., 1952, p. 115.
16. Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, Paris, Boccard, 1923, t. 3, La Théorie générale de
l’État, p. 310.
17. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre I, chap. VII ; livre II, chap. VI ; livre IV, chap. II.
18. Léon Duguit, Manuel de droit constitutionnel, Paris, A. Fontemoing, 1907. Voir également
L’Élection des sénateurs, Paris, RDP, 1895.
19. Pierre Mendès France, La République moderne, Paris, Gallimard, « Idées », 1962.
20. Voir, par exemple, Alain Chatriot, « Les Apories de la représentation de la société civile »,
o
RFDC, 2007, n 71, p. 535.
21. CC 91-290 DC, 9 mai 1991, R., p. 50.
22. CC 99-412 DC, 15 juin 1999, R., p. 71.
23. Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789
à nos jours, Paris, Seuil, 2004.
24. Voir, par exemple, le discours de Marseille prononcé par Nicolas Sarkozy le 18 février 2012.
25. Sur ces conventions, voir l’étude réalisée par Jacques Testart, Marie-Angèle Hermitte, Michel
Calon et Dominique Rousseau et la proposition de loi qui a été portée par la Fondation sciences
citoyennes, FSC, 2007.
26. Id.
5
Les institutions
du gouvernement démocratique
1. Sur la notion de contresens créateur de sens, voir Pierre Hadot, Éloge de la philosophie antique,
Paris, Allia, 2009, p. 50 sq.
2. Amartya Sen, La Démocratie des autres, Paris, Rivages poche, 2005.