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Du

même auteur
La Ve République se meurt, vive la démocratie,
Odile Jacob, 2007

Le Consulat Sarkozy,
Odile Jacob, 2012
Ce livre est publié sous la responsabilité éditoriale
de Pierre Rosanvallon

ISBN 978-2-02-123699-6

© Éditions du Seuil, avril 2015

www.seuil.com

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« La démocratie n’est pas une abstraction mathématique mais une
expérience vivante du peuple. »
John Dewey
Anne, à l’infini.
SOMMAIRE
Couverture

Du même auteur

Copyright

Dédicace

Table des matières

Introduction

Première partie - Les principes de la démocratie continue

1 - Le principe politique : la représentation-écart


La fin du gouvernement représentatif

La nature tragique du principe de représentation

La logique démocratique de la représentation-écart

2 - Le principe juridique : le peuple constitutionnel


La construction constitutionnelle continue du peuple
Les droits de l’homme, code politique de la démocratie continue

L’individu démocratique, figure de la démocratie continue

3 - Le principe sociologique : la société d’individus


L’État de la démocratie représentative : séparation des pouvoirs et suffrage universel

La société de la démocratie continue : critique du principe de souveraineté et espace public

L’espace-monde, horizon de la démocratie continue

Seconde partie - Les institutions de la démocratie continue

4 - Les institutions de la généralité démocratique


Contre le référendum, acte d’acclamation

La création d’une Assemblée sociale délibérative

L’institutionnalisation des conventions de citoyens

5 - Les institutions de la réflexivité démocratique


La justice, institution de la mesure démocratique

Pour une refondation radicale de la justice

Supprimer le ministère de la Justice

Supprimer le Conseil d’État

Transformer le Conseil constitutionnel

Définir une éthique du jugement

6 - Les institutions du gouvernement démocratique


L’autisme constitutionnel de la Ve République

Les institutions d’un système primo-ministériel

Les institutions d’un exercice vertueux du pouvoir

Conclusion
Introduction

Partout, le mot démocratie résonne ; nulle part il n’est entendu. Sur les
places Tahrir, Taksim, Maïdan, de la Kasbah, de la Puerta del Sol, dans le parc
Zuccotti de New York, dans les rues de Hong Kong, de Rio, de Maputo, de
Bujumbura ou de Libreville, il est la référence commune. Et en Europe, en Inde,
en Amérique latine, au Proche-Orient pourtant en guerre, il est l’objet de
colloques, de livres, de forums, de tables rondes qui tous s’interrogent sur sa
force mobilisatrice et son absence pratique. Ici, la démocratie est à inventer ; là,
elle est à réinventer, la démocratie n’est donc nulle part si le mot est partout.
Ce décalage tient à la force de l’idée démocratique. Elle peut n’être
« réalisée » dans aucun pays, les inégalités sociales et culturelles peuvent
progresser dans les sociétés qui se réclament de la démocratie, les libertés
peuvent reculer devant l’impératif sécuritaire, les solidarités s’effacer devant
l’individualisme et le suffrage universel devant les marchés, l’idée démocratique
garde ce pouvoir extraordinaire, incomparable et intact de faire déborder la vie
des lieux et cadres où « on » voulait la maintenir. Même si elle ne s’incarne dans
aucun système, même si ses fans doutent d’elle parfois, c’est toujours en son
nom que des hommes et des femmes s’insurgent contre l’ordre « naturel » des
choses. En son nom qu’est demandée une réforme de l’Europe, du gouvernement
des entreprises, de l’administration, de la justice, des relations entre les sexes et
de la coopération entre les peuples. La démocratie est une idée-force.
Aussitôt vient la question insoutenable, celle de la définition de cette idée-
force, question qui est censée « faire mal » parce que, sous l’apparente et
malicieuse neutralité méthodologique, elle provoque nécessairement de
multiples réponses qui introduisent le doute sur la force possible d’une idée aussi
indéfinie. S’il est possible d’admettre la difficulté à la définir, il est facile
d’identifier un espace d’où cette idée serait absente. Ce qui manque dans cet
espace-là, toujours, c’est la pratique des droits fondamentaux. Tout le reste est
présent : le Parlement, le président, le gouvernement, l’administration, les
juridictions, les collectivités locales, et même les élections au suffrage universel
direct et les déclarations de droits. Ce qui manque c’est l’expérience de la liberté
d’aller et venir, de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer, de la liberté
d’association et de manifestation, du droit de grève, du droit au respect de la vie
privée… C’est-à-dire la pratique des droits qui fait de l’individu un sujet
politique, ou, pour le dire autrement, qui fait de l’individu un citoyen. La
démocratie ne se réduit pas à une belle formule, fût-elle celle d’Abraham
Lincoln, ni à une addition de suffrages ; elle est, écrit John Dewey, « une
expérience vivante du peuple 1 », elle est l’exercice par les citoyens de leurs
droits dont celui, énoncé à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen, de concourir personnellement à la formation de la loi.
Mais cette exigence constitutionnelle démocratique est engloutie par deux
fortes vagues, celle de la représentation et celle du marché. Quand une dictature
s’effondre, le premier geste valant démocratie est l’annonce de l’élection de
représentants du peuple ; quand le principe démocratique s’étend à l’école,
l’entreprise ou le service public, il se traduit par l’élection de représentants de
parents d’élèves, du personnel ou des usagers ; quand des intellectuels travaillent
à la rénovation de la démocratie, ils cherchent d’abord à améliorer la
représentation politique par l’introduction du principe de parité et d’une « dose »
de représentation proportionnelle pour l’élection des députés. La démocratie a
été happée par le principe de représentation, elle n’est pensée que par lui, elle en
est devenue prisonnière. Jean-Jacques Rousseau est sans doute – et
paradoxalement – celui qui a donné la justification philosophique la plus forte de
ce glissement de la démocratie vers la représentation. Alors même qu’il affirme
que la volonté générale comme la souveraineté ne se représentent point, alors
même qu’il soutient que, la loi n’étant que la déclaration de la volonté générale,
le peuple ne peut être représenté dans la puissance législative, il doute de la
compétence du peuple à faire lui-même la loi. Et en des termes puissants :
« Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce
qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une
entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? De lui-
même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas
toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide
n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont,
quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu’elle
cherche ; tous ont également besoin de guides ; il faut obliger les uns à
conformer leurs volontés à leur raison ; il faut apprendre à l’autre à connaître ce
qu’il veut. Alors des lumières publiques résulte l’union de l’entendement et de la
volonté dans le corps social, de là l’exact concours des parties, et enfin la plus
grande force du tout. Voilà d’où naît la nécessité d’un législateur 2. » Le peuple
ne pourrait donc pas vouloir directement ni personnellement ; il aurait besoin
d’être éclairé par un « législateur » qui lui montre le chemin de la volonté
générale.
L’autre vague qui engloutit l’idée démocratique est celle du marché. Dans le
contexte et à l’époque où elle s’invente, l’économie de marché produit des effets
« démocratiques » en ce qu’elle libère les individus des ordres hiérarchiques,
pose l’égalité des individus comme principe général d’action sociale et favorise
la diversité des initiatives individuelles. En faisant de l’individu la valeur de
référence, elle bouscule, elle casse les structures dans lesquelles il était enfermé
et qui l’aliénaient, mais elle renverse également l’idée d’individu. Il n’est plus,
comme dans les grandes religions ou métaphysiques, un donné ou une idée qui
aurait droit à la reconnaissance de sa singularité précisément parce qu’elle serait
inhérente à son être soit comme être de Dieu, soit comme être de Raison.
L’individu se construit comme tel par sa liberté d’action sur le monde, et le
monde actuel s’est construit par cette liberté : en mettant fin à la société par
ordres, aux privilèges de classes, à l’hérédité économique, familiale et politique,
à la domination des hommes sur les femmes. Le libéralisme économique, en
mettant l’individu-en-train-de-se-faire au centre de sa dynamique, a contribué à
révolutionner les sociétés, mais il s’est développé en réduisant progressivement
l’individu à sa seule dimension économique, le « laisser-faire », oubliant ou
négligeant ses dimensions sociale, politique, culturelle. Et ce développement
unidimensionnel a produit de terribles inégalités dans l’accès à l’emploi, à
l’éducation, à la santé, au logement, qui mettent en cause, aujourd’hui, non
seulement la cohésion politique des sociétés, mais l’idée même d’individu que le
libéralisme portait à l’origine 3. Le capitalisme écrase l’individu et les marchés
imposent leurs lois aux politiques et aux citoyens. Jusqu’à la caricature. Ils ont
obtenu en 2011, lors de la crise de l’euro, ce que ni les sit-in, ni les
manifestations, ni les grèves, ni les défilés n’avaient arraché : la démission de
Premiers ministres, l’Irlandais Cowen en février, le Portugais Socrates en mars,
l’Espagnol Zapatero en juillet, le Slovaque Radicova en octobre, l’Italien
Berlusconi et le Grec Papandréou en novembre ! Les gouvernants sont moins
responsables devant leur Parlement et leur peuple que devant les marchés, et les
systèmes politiques sont devenus des plouto-démocraties gérées par une
nouvelle « noblesse d’État », pour reprendre la formule de Bourdieu.
Ces deux vagues qui viennent heurter l’idée démocratique doivent être
appréhendées avec sérieux. Elles apprennent ou rappellent que la représentation
et le capitalisme ne sont pas la démocratie, ne produisent pas mécaniquement la
démocratie. Sieyès l’avait clairement dit de la représentation en affirmant que
1789 faisait de la France un État représentatif et non une démocratie, et
Wolfgang Streeck l’a dit récemment pour le capitalisme en analysant ses
relations conflictuelles avec la démocratie 4. De ce double enseignement,
indiscutable, il ne peut cependant être déduit que l’idée démocratique implique,
pour se réaliser enfin, l’abandon du principe de la représentation et la rupture
avec le marché. D’abord, par position philosophique. Comme les dérives de la
Raison vers une figure instrumentale ne condamne ni à retourner aux traditions
ni à abandonner l’esprit des Lumières, mais à inventer une autre modalité
d’exercice de la Raison, la dérive fusionnelle de la représentation et la dérive
économiste du marché n’obligent pas à jeter aux oubliettes de l’Histoire la
représentation et le marché, mais à imaginer la manière de les connecter avec
l’idée démocratique aujourd’hui. Ensuite, par position historique. L’idée
démocratique relève de la longue durée ; les vagues peuvent la submerger mais
pas la faire disparaître ; elle ressort toujours vivante, active et rayonnante même
des continents où tous les observateurs la disaient perdue à jamais.
Elle est ressortie en Amérique latine, en Europe centrale et de l’Est, en
Tunisie ; elle ressort en Afrique, elle ressortira au Proche-Orient et en Chine, car
elle est une idée-force. En France et dans les sociétés européennes, malgré la
montée des populismes, la défiance des citoyens à l’égard des élus et l’apparente
indifférence politique, l’idée démocratique vit dans les quartiers, les villes, les
écoles, les entreprises par des collectifs informels de citoyens qui, avec
l’opportunité offerte par les réseaux sociaux, prennent en charge directement des
questions de logement, d’accueil des élèves, d’aménagement d’un espace ou de
collectes de prêts. Et elle s’introduit dans les grands débats de société – fin de
vie, réforme pénale, procréation… – quand des citoyens tirés au sort sont appelés
à réfléchir, avant ou en concurrence avec leurs élus, sur la « bonne » législation.
Ces expériences font pousser une forme nouvelle de démocratie qui n’a pas
encore trouvé son nom. L’ancienne, toujours présente, s’appelait démocratie
représentative ou démocratie électorale ; celle qui émerge hésite entre
démocratie d’opinion, démocratie du public ou démocratie participative. Elle
pourrait aussi, c’est la proposition qui sera soutenue ici, prendre pour nom
« démocratie continue ». Continue parce que, en suivant le travail de Claude
Lefort, « la démocratie est un régime inachevé et que l’inachèvement la
constitue dans la mesure où il montre sa capacité à accueillir le conflit en faisant
droit à l’indétermination du social 5 ». Continue parce qu’elle ne s’arrête pas avec
le geste électoral, mais se poursuit et se déploie entre deux moments électoraux.
Continue parce qu’elle ne s’arrête pas aux frontières des États mais s’ouvre sur
l’espace-monde.
Cette démocratie continue a besoin d’être perçue pour s’imposer. Chacun
visualise aisément la démocratie représentative en se référant à son principe de
légitimité – le suffrage universel – et à ses institutions – le Parlement, le
gouvernement, le chef de l’État, les juridictions. Mais personne encore ne « voit
concrètement » la démocratie continue. Aussi, faut-il la présenter en action dans
ses institutions : suppression du ministère de la Justice et du Conseil d’État,
création d’une assemblée sociale délibérative, institutionnalisation des
conventions délibératives de citoyens, statut constitutionnel de lanceur d’alerte,
transformation du Conseil constitutionnel, désactivation de la fonction
présidentielle, contrat de législature (deuxième partie). Mais, pour que ces
institutions de la démocratie continue s’imposent, il est autant besoin que soient
affirmés les principes qui fondent leur légitimité : la représentation-écart, la
double identité du peuple et la société des individus (première partie).

1. John Dewey, in « Dewey au Mexique », James T. Farrell, Les Cahiers Trotski, no 19, 1950, p. 96.

2. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre II, chap. VI.


3. Voir, par exemple, John Dewey, Après le libéralisme, Paris, Flammarion, « Climats », 2014.
4. Wolfgang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique,
Paris, Gallimard, 2014.
5. Claude Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.
PREMIÈRE PARTIE

LES PRINCIPES
DE LA DÉMOCRATIE
CONTINUE
La démocratie continue n’est pas un aménagement de la démocratie
représentative. Elle opère une rupture qui se manifeste dans ses trois principes de
légitimité. Alors que le principe politique de la démocratie représentative est la
représentation-fusion, celui de la démocratie continue est la représentation-écart
(chapitre 1). Alors que le principe juridique de la démocratie représentative est
le peuple-nation, celui de la démocratie est la double identité du peuple, corps
politique et ensemble de citoyens concrets (chapitre 2). Alors que le principe
sociologique de la démocratie représentative est l’État-nation, celui de la
démocratie continue est la société des individus (chapitre 3).
1

Le principe politique :
la représentation-écart

Au moment où de partout s’élèvent des critiques radicales de la


représentation, il peut être surprenant de vouloir en faire toujours le principe
d’une refondation de la démocratie. Il en est pourtant de la représentation
comme de la Raison : il en existe plusieurs figures et chacune ouvre sur des
logiques différentes. Ainsi, la représentation peut se comprendre comme la
présence unifiée de deux corps (1 + 1 = 1) ou la mise en visibilité de deux corps
(1 + 1 = 2). Chaque figure produit une forme démocratique différente : la
représentation-fusion est au principe de la démocratie représentative, le
représentation-écart au principe de la démocratie continue. La première
s’essouffle, la seconde monte en puissance.
La fin du gouvernement représentatif
La représentation politique ne saurait se réduire au système représentatif. La
première est un principe constituant de la démocratie, le second une simple
forme de gouvernement des sociétés. Et cette forme de gouvernement n’est pas
la conséquence logique, la mise en application nécessaire du principe de
représentation. Il importe de distinguer clairement ce que le langage courant, et
même savant, confond dans l’expression « démocratie représentative ». Cette
expression ne doit sans doute son succès qu’à l’oubli des paroles de Sieyès
opposant de manière radicale gouvernement représentatif et démocratie. « Les
citoyens, déclare l’abbé le 7 septembre 1789, qui se nomment des représentants
renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volontés
particulières à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet
État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans
un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne
peut parler, ne peut agir que par ses représentants 1. »
Le passage du suffrage censitaire au suffrage universel, le développement
des partis politiques, l’essor du Parlement et, plus récemment en France,
l’élection populaire du chef de l’État ne changent pas fondamentalement la
réalité des choses s’ils en modifient l’apparence. Le régime représentatif paraît
en effet se démocratiser avec l’introduction progressive du peuple dans l’espace
politique, manifestée principalement par la généralisation du vote. Le langage
juridique ou politiste contribue d’ailleurs à cette vision et accrédite l’idée d’une
métamorphose démocratique du régime représentatif : l’acte de vote est
généralement présenté comme l’instrument de la participation des citoyens à la
décision politique ; la dissolution de l’Assemblée comme le moyen de faire
trancher par le peuple lui-même un conflit de pouvoir ; le scrutin majoritaire
comme le système permettant aux électeurs de décider en choisissant un
programme politique… Bref, pour reprendre des titres fétiches, « la démocratie
sans le peuple 2 », où les représentants décident eux-mêmes et entre eux seuls de
leurs alliances et de la politique nationale, se transforme en « République de
citoyens 3 » où ces derniers font les choix politiques et décident des orientations
générales du pays que les élus doivent mettre en œuvre. Le peuple serait ainsi
entré dans le régime représentatif, supprimant du même coup l’« énorme
différence » stigmatisée par Sieyès entre démocratie et gouvernement
représentatif.
Malgré la rigueur et la brillance de ces démonstrations, malgré l’effet
d’évidence commune qu’elles produisent, il n’est pas sûr que les modernes
alchimistes aient réussi, comme ils le prétendent, à transformer le plomb en or, le
régime représentatif en démocratie. Toutes les institutions, tous les instruments
ou mécanismes présentés comme les vecteurs d’une participation directe des
citoyens à la prise des décisions politiques sont aussi des institutions, des
instruments, des mécanismes qui renforcent et perfectionnent la délégation de
pouvoirs. Le suffrage universel légitime la représentation autant ou plus qu’il
donne au peuple la maîtrise des décisions ; les partis politiques organisent et
reproduisent la représentation autant ou plus qu’ils donnent à leurs adhérents ou
aux citoyens les moyens d’intervenir dans les choix politiques… Le ressort
même du régime représentatif n’est jamais atteint par ces technologies politiques
modernes. Le peuple est peut-être davantage nommé, davantage sollicité, mais il
reste toujours aux portes de l’espace de délibération. Les constitutions valorisent
sans doute la figure du citoyen et énoncent toutes le principe du « gouvernement
du peuple par le peuple et pour le peuple », mais elles consacrent l’essentiel de
leurs dispositions à déposséder le peuple de son pouvoir en organisant et
légitimant l’existence et la parole des représentants et par conséquent l’absence
et le silence des représentés. « Au nom de… » reste la règle grammaticale
fondamentale de la forme représentative du gouvernement des sociétés
politiques.
En régime représentatif, la démocratie est toujours en état de manque. Car il
advient toujours un moment où ceux au nom desquels « on » parle, « on » pense
et « on » décide entrent en rébellion ouverte contre les porte-parole institués.
« On » ne gouverne pas impunément « au nom de ». Le peuple est à la fois le
référent du système représentatif et sa ligne de faille dans la mesure où il peut à
tout moment faire irruption, soulever l’écorce représentative en affirmant que ses
attentes, ses préoccupations, ses volontés ne sont pas celles que les représentants
lui attribuent. Quand une telle situation se produit, quand le système
représentatif est nu, l’expression qui, comme par hasard, s’impose sous la plume
est celle de « tremblement de terre » ou de « séisme politique ».
Il en est ainsi aujourd’hui où se multiplient les marques d’une fracture entre
gouvernants et gouvernés. Les structures classiques de la « démocratie
représentative » craquent : les partis politiques « parlementaires » se vident de
leurs adhérents et de leurs électeurs ; le Parlement n’est plus le lieu principal du
débat politique ; les élus du peuple, pris en corps, n’inspirent plus confiance ; le
lien représentatif se dénoue, soit que les citoyens se détournent des urnes 4, soit
que par l’effet du mode de scrutin près de 40 % d’entre eux ne sont pas
représentés, soit encore qu’ils ne se considèrent plus tenus – au sens fort du
terme, « tenus par la laisse du suffrage universel » – par leur vote, acte d’un
instant désormais incapable d’assurer le lien représentatif dans la durée et la
stabilité.
Bref, le système représentatif dysfonctionne ; le lien représentatif a
disjoncté : les représentés ne se « voient » plus dans le corps de leurs
représentants, ne s’« entendent » plus dans leurs voix, ne se « reconnaissent »
plus dans leurs décisions, et les représentants ne regardent plus, n’écoutent plus,
ne connaissent plus celles et ceux qu’ils sont censés représenter. Le 29 mai 2005,
la victoire du « non » au référendum sur le traité établissant une constitution
pour l’Europe a clairement révélé ce malaise représentatif. Alors, en effet, que le
« système » avait pris position pour le « oui » – tous les partis politiques
« institutionnels » ou « de gouvernement », toute la presse écrite et
audiovisuelle, les Églises, la grande majorité des associations
socioprofessionnelles… –, le « non » l’emportait avec 55 % des suffrages et
provoquait une réaction de mépris du « système » à l’encontre d’une société qui
n’avait pas su se reconnaître dans son discours. Rejet d’un côté, mépris de
l’autre. Rejet par la société du discours de l’ordre institutionnel dans lequel elle
ne se reconnaît plus, mépris de l’ordre institutionnel pour une société qui prétend
penser hors de, voire contre lui, deux sentiments qui signent la fracture entre
société et institutions. Et une fracture d’autant plus inquiétante qu’elle est
silencieuse : personne ne demande la démission de tous les responsables
institutionnels qui avaient instamment convié la société à valider leur choix ; tout
le monde reste en place et chacun, société et ordre institutionnel, continue à
vivre en s’ignorant réciproquement. Le système « tourne à vide », c’est-à-dire
sans que les représentants se sentent engagés par les paroles de la société et sans
que les représentés se sentent engagés par leurs lois. Le lien représentatif est
rompu dans une tranquille indifférence. Tranquille mais peut-être aussi
trompeuse.
« On dit qu’il n’y a point de péril parce qu’il n’y a pas d’émeute. Permettez-
moi, Messieurs, de vous dire que vous vous trompez. Regardez ce qui se passe
au sein des classes ouvrières qui, aujourd’hui, je le reconnais, sont tranquilles.
N’entendez-vous pas qu’on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au-
dessus d’elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des
biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste ? Et ne croyez-vous pas que,
quand de telles opinions descendent profondément dans les masses, elles doivent
amener, je ne sais quand, je ne sais comment, les révolutions les plus
redoutables ? » Qui parle ainsi ? La gauche de gauche pour justifier son
positionnement politique ? Non point ! Le très libéral Alexis de Tocqueville dans
un discours à la Chambre des députés, le 29 janvier 1848. Après son discours
qu’il conclut par une mise en garde – « je crois que nous nous endormons à
l’heure qu’il est sur un volcan » –, Tocqueville fut félicité par ses collègues non
pour la lucidité de son analyse mais… pour ses talents d’orateur.
Aujourd’hui encore, certains analysent le moment actuel comme une banale
« crise » d’adaptation du système représentatif s’ajoutant à celles qui jalonnent
son histoire après chaque irruption démocratique : de la patience, quelques
réformes, quelques changements de têtes et le cours tranquille de la « vie
politique » reprendra. La formule magique de cette pensée politique est
« modernisation ». Le système représentatif dysfonctionne, ses mécanismes
grippent, les canaux de communication représentés/représentants sont bouchés :
il faut donc « moderniser » le système. « Moderne » l’élection populaire du
président de la République (1962), moderne la réduction à cinq ans du mandat
présidentiel (2000), modernes l’interdiction d’exercer plus de deux mandats
présidentiels consécutifs et le droit pour le chef de l’État de s’adresser aux
parlementaires réunis en congrès à Versailles (2008). Le rapport Jospin s’inscrit
aussi dans cette problématique. Appelée après la commission Vedel (1993), la
commission Avril (1997), la commission Balladur (2007), la commission
présidée par Lionel Jospin (2012) est, en effet, chargée de la « rénovation et de
la déontologie de la vie publique ». Consciente du risque d’une remise en cause
du contrat social et de l’éloignement des citoyens de la chose politique, elle
déclare que ses propositions n’ont « d’autre raison d’être que de répondre aux
exigences des citoyens et de renforcer la relation de confiance entre eux et les
responsables publics ». Les citoyens se sentent exclus du système ? La
commission propose d’enlever aux partis politiques le pouvoir de choisir les
candidats à l’élection présidentielle et de leur donner ce pouvoir de parrainage,
comme elle propose une modification du mode de scrutin « afin que le
Parlement soit plus représentatif ». Les citoyens jugent les responsables publics
plus préoccupés à satisfaire leurs intérêts personnels que ceux de la collectivité ?
La commission propose de limiter le cumul des mandats et de créer une Haute
Autorité chargée de prévenir les conflits d’intérêts afin de garantir que « les
parlementaires se consacrent pleinement aux fonctions qui leur sont confiées »
avec le seul souci de l’intérêt général.
L’enjeu politique est simple : rebrancher les citoyens sur le système
représentatif. Ce système était « en panne », les fils étaient coupés, le courant ne
passait plus ; il convenait de le réparer en ajoutant, remplaçant ou modifiant
quelques pièces qui lui permettent de redémarrer. La commission Jospin
attendait de ces nouvelles règles du jeu représentatif qu’elles ouvrent « la voie à
des comportements nouveaux » qui réenchantent la relation
représentés/représentants.
L’hypothèse de la « démocratie continue » s’inscrit en rupture avec cette
pensée politique. Le moment actuel n’est pas une parenthèse qui se refermera un
jour par le retour à l’ordre représentatif naturel. Il est sans doute rassurant et
intellectuellement économique de le penser en réduisant le présent à la répétition
du passé et en ramenant l’inconnu au connu. Mais l’intensité du séisme politique
affaiblit sinon ruine cette pensée du retour car il intervient sur un terrain rendu
fragile par les secousses antérieures et moins malléables du fait de ses multiples
et complexes ouvertures. « Le monde politique, écrivait Pierre Bourdieu en
1988, est le lieu de deux tendances de sens inverse : d’une part, il se ferme de
plus en plus complètement sur soi, sur ses jeux et enjeux ; d’autre part, il est plus
directement accessible au regard du commun des citoyens, la télévision jouant
un rôle déterminant dans les deux cas 5. » Depuis, ce double mouvement s’est
confirmé, amplifié même au point de provoquer une faille irrémédiable de
divergence des deux plaques du système représentatif, la plaque des citoyens et
la plaque des représentants.
Après le discours de Tocqueville, la Chambre des députés applaudit et passa
à autre chose. Quelques jours plus tard éclatait la révolution de février 1848 !
Sinon révolutionnaire ou prérévolutionnaire, le moment actuel, dans la sphère
politique comme dans les autres sphères – économique, sociale, familiale,
morale… –, est celui d’un basculement vers un nouveau monde, une nouvelle
manière d’être au monde, une nouvelle forme de société politique.
Sans pour autant que ce basculement emporte avec lui le principe de
représentation.
La nature tragique du principe
de représentation
Le principe de représentation est au fondement de la démocratie.
L’affirmation peut surprendre tant il est entendu, dit et répété que la
représentation est, au pire, la négation de la démocratie, au mieux, son principal
défaut. La « vraie » démocratie est, évidemment, directe, celle où les citoyens
rassemblés sur l’agora délibèrent et décident eux-mêmes, sans intermédiaires,
des affaires de la Cité ; et, auréolée du prestige de Périclès, elle reste la référence
à partir de laquelle sont jugées, évaluées et critiquées les formes concrètes dans
lesquelles les démocraties se réalisent. Au sommet de la hiérarchie des valeurs
constitutionnelles se trouverait la démocratie directe, en dessous la démocratie
semi-directe et, tout en bas, la démocratie représentative. La forme
représentative serait ainsi une forme dégradée de la démocratie, une forme
politique par défaut, un second choix. Cette présentation axiologique prend sa
source dans cette célèbre phrase de Jean-Jacques Rousseau : « s’il y avait un
peuple de Dieux, il se gouvernerait démocratiquement ; un gouvernement si
parfait ne convient pas à des hommes 6 ». De cette sentence, Esmein, Laferrière,
Duguit ou Carré de Malberg concluent que la démocratie représentative n’est
qu’un « pis-aller » qui n’a d’autre justification que l’impossibilité pratique de
réaliser le gouvernement direct du peuple dans les grands États 7.
Aussi séduisante et évidente soit-elle, cette thèse mérite discussion et même
réfutation. La représentation n’est pas un manque, un défaut ou un vice, mais la
condition de la démocratie 8. Très précisément, elle est la scène où se construit la
figure du citoyen qui est une des conditions de possibilité de la démocratie. En
effet, dans l’espace primaire, les hommes sont pris dans leurs déterminations
sociales – sexe, âge, profession, religion, revenus… –, ils sont pris dans leur être
social situé qui fait nécessairement apparaître les différences entre les hommes,
les inégalités de fait dans la répartition du capital économique, culturel,
symbolique… Si les sociétés en restaient à ce moment-là, elles produiraient une
organisation d’elles-mêmes où l’inégalité des conditions aurait la place centrale
en ce qu’elle fonderait et le principe de regroupement des hommes et le
fondement légitime des règles. Spontanément ou non, les hommes
s’assembleraient en communautés dont le contour serait déterminé par leur
situation sociale et qui, pour se protéger, pour se distinguer ou pour s’affirmer
revendiqueraient l’énoncé de règles de droit spécifiques. Autrement dit, ce
moment-là est celui du communautarisme où chaque groupe social défend son
identité singulière parce que manque la scène où peut se penser l’égalité
politique. La représentation est, précisément, cette scène qui offre aux hommes
la possibilité de « sortir » de leurs déterminations sociales, de ne plus se voir
dans leurs différences sociales, mais de se représenter comme des êtres de droit
égaux entre eux. Sieyès le disait : du point de vue de la citoyenneté, les
différences de sexe, d’âge, d’origine n’ont pas d’importance ; la qualité de
citoyen est le schème par lequel les hommes peuvent se percevoir et se
reconnaître comme des égaux. Et cette abstraction, cette objectivation des
figures sociales est au principe de l’égalité politique. Si dans l’espace primaire
les hommes sont inégaux, dans l’espace de la représentation ils sont égaux. Le
moment « représentation » est ainsi, dans la construction d’une démocratie, celui
qui permet aux hommes de sortir de leurs communautés élémentaires pour entrer
dans l’association politique comme individu démocratique.
Le principe de représentation est encore au fondement de la démocratie pour
une seconde raison : sans lui, il n’est pas de responsabilité politique possible ni
même pensable. Répondre de ses décisions, en rendre compte est généralement
et à juste titre considéré comme un critère de distinction des systèmes
démocratiques en regard des régimes où se déploie un libre arbitre politique sans
contrôle ni responsabilité. Or, pour qu’il y ait contrôle des décisions, pour qu’il y
ait responsabilité politique, il faut, par nécessité logique, qu’il y ait deux corps,
celui des représentants qui prend les décisions et celui du peuple devant lequel et
par lequel s’exercent le contrôle et la responsabilité. À l’inverse, dans le cadre de
la démocratie directe où toutes les fonctions sont exercées par le corps des
citoyens, manque le corps devant lequel le peuple pourrait rendre compte de ses
décisions. Et il manque non par défaut de construction, mais parce qu’il est
logiquement impensable. Ainsi l’a reconnu le Conseil constitutionnel qui, dans
sa décision du 6 novembre 1962 9, a distingué entre les lois votées par les
représentants du peuple qui peuvent être soumises à son contrôle et les lois
« adoptées par le peuple à la suite d’un référendum qui ne peuvent l’être car elles
constituent l’expression directe de la souveraineté nationale ». Le peuple-
législateur-direct ne peut être contrôlé ni voir sa responsabilité engagée puisqu’il
ne peut y avoir un corps devant lequel il devrait soumettre ses lois, devant lequel
il serait responsable, devant lequel il devrait rendre des comptes ; si ce corps
existait, le peuple serait sous contrôle, ne serait donc plus souverain et la
démocratie ne serait plus directe. Au contraire, la représentation, par l’écart
qu’elle institue entre le corps des représentants et le corps des citoyens, permet
que le travail législatif du premier soit soumis au contrôle, politique et
juridictionnel, du second.
Principe constitutif de la démocratie, la représentation en est aussi cependant
le principe tragique en ce qu’il est à la fois celui qui peut la permettre et celui qui
peut l’étouffer. Il est celui qui la permet parce qu’il institue la scène où se
construit la figure du citoyen qui est une des conditions de possibilité de la
démocratie ; il est celui qui l’étouffe parce que la représentation, moment
particulier, tend à devenir moment total. Comme forme politique, comme
ensemble d’institutions, elle a tendance à développer sa logique propre de forme,
à dépasser sa « fonction » de construction de la figure du citoyen, à accroître son
espace d’intervention et à envahir progressivement toutes les sphères d’activités
sociales. Elle devient ainsi la forme organisatrice et totalisante de la société et,
d’instrument d’objectivation politique, elle devient instrument d’aliénation
politique. Selon l’image de Marx, les institutions de la représentation deviennent
un « boa » ; elles se retournent sur la société qui les a produites et finissent par
étouffer la démocratie.
D’où l’idée que la représentation est la négation de la démocratie et qu’il
faut la supprimer pour la faire vivre. Mais ce serait du même coup supprimer ce
moment particulier qui fait sortir les hommes du communautarisme en
produisant l’espace de l’égalité politique. Il convient donc, selon une formule
facile, de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Autrement dit, ne pas jeter la
représentation, pour garder la scène où se construit l’égalité politique, mais
« jeter » le système étatique qui vampirise les espaces civil et public ou au moins
le réduire pour le contenir à ce moment particulier d’objectivation politique.
Pour cela, il faut comprendre le mécanisme par lequel le travail
d’objectivation politique que réalise le moment « Représentation » produit
l’aliénation politique. Miguel Abensour rappelle une des thèses de Feuerbach :
« L’espace et le temps sont les premiers critères de la pratique ; un peuple qui
exclut le temps de sa métaphysique et divinise l’existence éternelle, abstraite,
c’est-à-dire isolée du temps, exclut logiquement le temps de sa politique et
divinise le principe de stabilité contraire au droit, à la raison et à l’histoire 10. »
Le temps, donc. Et l’espace. Toute représentation ne conduit pas
automatiquement à la démocratie. Pour qu’il en soit ainsi, il faut encore qu’elle
intègre, qu’elle fasse vivre en elle, qu’elle maintienne ce temps et cet espace qui
la constituent.
La logique démocratique
de la représentation-écart
La représentation de la démocratie continue est la représentation-écart,
celle du système représentatif est la représentation-fusion. La différence est
fondamentale et, pour en comprendre la portée, il convient de faire retour sur la
définition de la représentation. « D’un point de vue pratique, écrit Bernard
Lacroix, la représentation se définit tout d’abord comme une forme de division
des tâches 11. » En d’autres termes, ceux du droit, la représentation définit une
configuration mettant en scène deux protagonistes, celui qui représente et celui
qui est représenté, et attribuant à chacun un travail, une fonction propre. La tâche
du représentant est invariable selon le type de représentation : elle est de vouloir
et de parler au nom du groupe représenté. En revanche, la tâche des représentés
varie radicalement : dans la logique de la représentation-fusion, elle est de se
taire ; dans la logique de la représentation-écart, elle est de continuer à vouloir,
parler et agir.
Sieyès a magistralement exposé la logique de la représentation-fusion dans
son célèbre discours du 7 septembre 1789 : « Les citoyens qui se nomment des
représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils ne
peuvent agir et parler que par leurs représentants. » C’est dire que le peuple n’a
pas de volonté propre, qu’il ne peut avoir d’autre volonté que celle exprimée par
ses représentants puisqu’il n’existe pas de manière séparée, indépendante d’eux.
La volonté des représentants est celle des représentés et réciproquement.
Autrement dit, le système politique issu de la Révolution se met en place sur
l’idée de l’identité des deux corps, de leur fusion au profit du corps des
représentants qui absorbe celui des représentés. Les instruments et le discours de
justification de cette représentation-fusion sont connus.
L’instrument est le mandat représentatif. La Révolution se joue à ce
moment-là, dans cette décision – la première qu’ils prennent – par laquelle les
députés aux états généraux affirment n’être pas liés par les doléances et vœux
contenus dans les cahiers rédigés par et avec le peuple et jouir d’une
indépendance et d’une liberté de décision. Pas de Révolution sans cette
affirmation. Dans les séances mouvementées de mai-juin 1789, Louis XVI
dénoncera cette prétention des élus à s’affranchir des engagements qui, par les
cahiers, les liaient à leurs électeurs en leur rappelant que l’immense majorité ne
demandait ni une constitution ni un changement de forme de gouvernement,
mais seulement des décisions politiques qui règlent les problèmes financiers,
économiques et sociaux du pays. Les députés eux-mêmes admettront
qu’« emportés par l’amour de la liberté [ils ont] dépassé les pouvoirs qui [leur]
avaient été confiés 12 ». Leur situation était insoutenable. Liés par les cahiers, ils
ne pouvaient « faire la Révolution » ; pour la « faire », ils devaient donc se
déclarer libres à l’égard de leurs mandants ; mais en se déclarant ainsi libres, ils
remettaient radicalement en cause l’idée de mandat impératif considéré comme
l’instrument de la « vraie » démocratie. Une Révolution valant bien cet abandon
et la fin justifiant les moyens, ils déclarent nul tout mandat impératif et
transforment par cet acte les états généraux en Assemblée nationale constituante.
Cette interdiction du mandat impératif comme de tous les mécanismes qui
pourraient limiter la liberté des représentants est donc le signe distinctif du
système représentatif. Jamais une constitution n’est revenue sur le principe du
mandat représentatif. « Tout mandat impératif est nul » dispose toujours
l’article 27 de la Constitution de la Ve République. Le général de Gaulle s’en est
servi pour refuser la convocation du Parlement en session extraordinaire au
motif qu’elle était demandée par les organisations syndicales agricoles dont les
députés se faisaient les porte-parole ; le Conseil constitutionnel s’est
expressément fondé sur cette disposition pour déclarer, dans sa décision du
9 mai 1991 13, que « les membres du Parlement ayant la qualité de représentants
du peuple », la loi ne peut reconnaître à « certains parlementaires, en raison de
leur élection dans une circonscription déterminée – en l’espèce la Corse – des
prérogatives particulières dans le cadre de la procédure d’élaboration de la loi ».
Par cette décision, le Conseil rappelle aux représentants la définition
traditionnelle de leur mandat et les principes qui fondent la légitimité en système
représentatif : un parlementaire est élu dans une circonscription, il n’est pas l’élu
de cette circonscription ; il est le représentant du peuple français, il n’est pas son
« commissaire ».
Les discours de justification de la représentation-fusion se développent,
principalement, sur une idée « sauvage » ou élémentaire du peuple et une
métaphysique de la Nation. L’incompétence irrémédiable du peuple à gouverner
revient régulièrement sous la plume des théoriciens du système représentatif
pour légitimer l’habilitation et la délégation pleine et entière de compétences aux
représentants. « Le grand avantage des représentants, écrit par exemple
Montesquieu, est qu’ils sont capables de discuter des affaires ; le peuple n’y est
point propre du tout. Le grand vice dans la plupart des anciennes Républiques,
c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives qui demandent
quelques exécutions, choses dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer
dans le gouvernement, concède Montesquieu, que pour choisir ses
représentants 14. » Et même le vote, quand il est accordé, n’est pas compris
comme un acte de participation à la formation de la volonté générale car, selon
l’avertissement de Sieyès, « les citoyens n’ont pas de volontés particulières à
imposer ». Cette dénégation de la compétence du peuple et de sa capacité à
légiférer directement se retrouve même chez Jean-Jacques Rousseau
reconnaissant que si « de lui-même le peuple veut toujours le bien, de lui-même
il ne le voit pas toujours. […] Voilà d’où naît la nécessité d’un législateur 15 ».
Dès lors, puisque le peuple est cette multitude informe, cette masse toujours
ignorante de ce qui est bon pour elle, toujours prisonnière de ses humeurs, de ses
peurs, de ses superstitions, toujours incapable d’appréhender rationnellement les
affaires de la Cité, il est « naturel » d’en confier la gestion à des personnes qui,
par leurs connaissances et leurs compétences, possèdent les instruments de la
Raison leur permettant de déterminer les « bonnes règles ». Bref, à des
représentants, élus s’il le faut, mais dont il doit être entendu qu’ils garderont les
mains libres dans l’exercice de leur mandat et ont seuls le pouvoir d’énoncer la
volonté générale.
La transfiguration du peuple en Nation est l’autre élément du système de
justifications de la représentation-fusion. Si le peuple n’est pas compétent, la
Nation l’est. En elle résident tous les pouvoirs et tous les pouvoirs viennent
d’elle. La constitution de 1791 le dit clairement : la souveraineté appartient à la
Nation. Non pas aux citoyens physiques mais à un Être politique, à une personne
morale distincte des personnes physiques qui la composent. S’accomplit alors,
par glissements successifs, le processus de fusion. D’abord, le peuple physique
disparaît, absorbé dans et par le concept de Nation. Ensuite, et par nécessité
logique, la Nation étant un être abstrait ne peut s’exprimer directement ; elle a
besoin d’intermédiaires, de personnes physiques appelées « représentants de la
Nation » et choisies et habilitées par elle. L’élection, en effet, n’est pas le moyen
obligé de la désignation de ces représentants car, affirme clairement Barnave en
1791, le vote n’est pas un droit mais une fonction publique. L’entité qui a tous
les droits dont celui de choisir qui est apte à la représenter n’est pas le peuple
concret mais la Nation. Ainsi a-t-elle considéré pendant longtemps que les
femmes n’étaient pas dignes de la représenter et aujourd’hui encore elle hésite à
reconnaître cette fonction aux étrangers résidant régulièrement sur le territoire.
Enfin, au bout du chemin, la réduction des deux corps – les représentés et les
représentants – en un seul : puisque le peuple est la Nation et que la Nation ne
peut s’exprimer que par ses représentants, il ne peut y avoir d’autre expression
de la volonté du peuple que celle exprimée par les représentants de la Nation.
Carré de Malberg a parfaitement décrit l’engrenage des systèmes représentatifs
où la souveraineté nationale se transforme en souveraineté parlementaire, la
volonté nationale en volonté parlementaire et le Parlement en égal du Souverain
ou plutôt, écrit-il, en Souverain 16. Formidable prodige de la théorie de la Nation
qui permet de nier que la représentation soit une dépossession du pouvoir des
représentés en affirmant qu’ils sont présents dans le corps des représentants et
donc que leur volonté s’exprime et s’accomplit par cette bouche.
Répétés à l’infini, ces discours n’apparaissent plus comme des justifications
extérieures à la représentation ; ils sont devenus partie intégrante, partie intégrée
à la représentation au point d’en être la vérité et de constituer un obstacle à la
pensée d’une autre compréhension de la représentation. Et pourtant, la
représentation-fusion n’est pas la vérité de la représentation. Il faut faire retour
sur ses origines pour faire apparaître ce qu’elle doit aux circonstances
historiques. D’abord, la représentation-fusion n’est que la reproduction du
principe monarchique selon lequel le corps de la Nation et le corps du Roi ne
font qu’un : « Les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps
séparé du monarque, déclare Louis XV dans un discours au Parlement de Paris
du 3 mars 1766, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en
mes mains ; je ne souffrirai pas, poursuit-il, qu’il s’introduise un corps
imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie 17. » En 1789, les
révolutionnaires ont osé ; ils ont séparé les deux corps, et l’acte révolutionnaire
fut, précisément, dans cette affirmation audacieuse de l’autonomie du corps de la
Nation par rapport au corps du Roi. Mais aussitôt cette séparation opérée, ils
reconstituent l’unité des corps en donnant seulement à la Nation un nouveau
corps dans lequel fusionner, le corps des représentants. Cette continuité politique
est moins dictée par des considérations philosophiques que par les nécessités du
combat des légitimités en 1789. Au roi qui les ramenait sans cesse au respect des
vœux de leurs mandants, ils devaient affirmer le caractère représentatif de leur
mandat ; à l’unité des corps du Roi et de la Nation, les révolutionnaires ne
pouvaient pas, politiquement, opposer la diversité sociale du peuple ; ils devaient
affirmer l’unité du corps peuple-nation avec ses représentants sous peine de
fragiliser la légitimité déjà incertaine de leur revendication de pouvoir. Au roi
qui disait « Nous voulons », ils devaient dire : « La Nation veut. »
Ni le mandat représentatif ni la fusion des corps ne sont donc les éléments
constitutifs du principe de représentation. Ils ne sont pas philosophiquement
redevables à ce principe, ils sont seulement les produits des circonstances
historiques dans lesquelles s’est développé le combat politique en 1789.
Le principe de représentation peut ainsi se penser autrement que sur le mode
de la fusion. Il peut se penser sur le mode de l’écart. Il suffit de débarrasser la
représentation des discours de justification qui l’entourent et de revenir à ce
qu’elle est d’un point de vue pratique, à savoir un système de division des
tâches, pour reprendre la formule de Bernard Lacroix. La représentation met en
scène deux corps, celui des représentés et celui des représentants, chacun
jouissant d’un espace et de prérogatives propres. Au moment où elle met en
place le principe de représentation, la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789 reconnaît l’existence du corps des citoyens, son impossible
absorption par et dans le corps des représentants et la nécessité pour le premier
de bénéficier d’une autonomie. Ainsi, le premier acte des représentants du
peuple français est de reconnaître que tous les membres du corps social
possèdent des droits naturels, inaliénables et sacrés dont l’exposé préalable et
public, dans une déclaration solennelle, a pour fonction explicite de constituer
une limite à leur action. Le corps des citoyens est posé comme existant
indépendamment du corps des représentants et défini par un ensemble de droits ;
et, parmi eux, la libre communication des pensées et des opinions qualifiée de
« droit le plus précieux de l’homme ». En reconnaissant dans l’article 11 de la
Déclaration du 26 août 1789 que tout citoyen peut parler, écrire et imprimer
librement, les représentants admettent bien que les citoyens peuvent s’exprimer
non pas par eux comme le dit Sieyès, mais en dehors d’eux, voire contre eux.
Aux représentants, la tâche de statuer avec l’aménagement d’un espace et de
prérogatives dédiés ; aux représentés, la tâche de réclamer, de contrôler. Voilà
cette division des tâches que la représentation met en action dès les premiers
mots de la Déclaration de 1789 : « Les Représentants du peuple français […] ont
résolu d’exposer […] les droits naturels […] de l’Homme afin que […] les actes
du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant
comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin
que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples
et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur
de tous. »
Le principe de représentation pose clairement l’écart entre le corps des
citoyens et celui des représentants et ne cherche nullement à cacher, masquer ou
nier cet écart. Le problème politique est que les révolutionnaires n’ont pas su ou
pu construire l’espace et les moyens permettant aux citoyens d’accomplir leur
tâche et ainsi de maintenir l’écart. Condorcet et Hérault de Séchelles ont sans
doute proposé et défendu en 1793 un projet de constitution qui prévoit au profit
des citoyens « un moyen légal de réclamer 18 ». À côté du corps législatif, ils
instaurent une institution de contrôle de la représentation qu’ils dénomment
« jury national » – que certains députés renommeront… Conseil
constitutionnel ! – et qui a pour fonction de censurer les actes des représentants
contraires aux droits reconnus aux citoyens. Mais ce projet sera repoussé par les
Montagnards, affirmant avec Robespierre qu’il est nul besoin de donner au
peuple un moyen légal de réclamer contre les lois oppressives puisqu’il dispose
d’un droit naturel à l’insurrection contre les tyrannies : « assujettir à des formes
légales la résistance à l’oppression est le dernier raffinement de la tyrannie »,
déclare ainsi Robespierre 19.
Il faudra attendre la constitution de 1958 qui crée le Conseil constitutionnel
et plus encore la décision de 1971 qui intègre les Déclarations des droits parmi
les normes de référence du contrôle des lois, la révision de 1974 qui donne à
soixante députés ou sénateurs le pouvoir de saisir le Conseil constitutionnel, et
surtout la reconnaissance en 2008 du droit pour tout justiciable de contester la
constitutionnalité de la loi qui lui est appliquée pour que soit institutionnalisé ce
« moyen légal de réclamer » que souhaitait Condorcet. Et que s’ouvre ainsi,
difficilement tant la représentation-fusion est dans les têtes, la compréhension de
la représentation comme écart. Cette compréhension est, en effet, la conséquence
nécessaire du contrôle de constitutionnalité. Dans chaque décision du Conseil
constitutionnel se joue la même scène : les actes votés par le corps des
représentants – les lois – sont jugés au regard des droits du corps des représentés
– la Constitution. Ce qui implique non seulement la reconnaissance de deux
espaces distincts porteurs de deux volontés normatives potentiellement
contradictoires – celle de la loi et celle de la Constitution –, mais encore
l’irréductibilité de ces deux espaces, l’impossibilité de leur fusion. Avant ou sans
l’existence et le développement d’un contrôle de constitutionnalité, l’activité
législative des représentants est directement imputée à la volonté du peuple sans
que celui-ci puisse réclamer puisque, par définition, il n’existe pas de manière
séparée et indépendante, il ne peut avoir de volonté hors celle exprimée par les
représentants. Avec le contrôle de constitutionnalité, les représentants sont
toujours habilités à exprimer la volonté du peuple, mais la fusion des deux
volontés n’est plus mécanique : par l’espace des droits fondamentaux qu’il
construit et qui dessine l’espace de la représentation autonome du corps des
citoyens, le juge constitutionnel est toujours en position de montrer – « au vu de
la constitution », est-il écrit dans les visas de chaque décision – et, le cas
échéant, de sanctionner l’écart entre les exigences constitutionnelles et leurs
traductions législatives par les représentants. En « montrant » ainsi que les deux
espaces peuvent ne pas coïncider et que, dans l’hypothèse d’un conflit, celui des
citoyens l’emporte sur celui des représentants, le juge constitutionnel interdit aux
représentants de prétendre qu’ils sont le souverain et dévoile leur position de
simples délégués pouvant toujours être rappelés au respect des droits des
citoyens.
D’une certaine manière, le Conseil constitutionnel met la représentation en
représentation ou, plus exactement, il déconstruit le système de justifications en
dévoilant l’illusion que constitue l’identification du peuple à ses représentants. Il
montre l’écart que constitue en pratique la représentation et il empêche que cet
écart soit dénié ; il le maintient, le fait voir et le fait vivre en comparant les actes
du pouvoir aux droits des citoyens.
Contrairement à une présentation encore prisonnière de l’idée de
représentation-fusion, le contrôle de constitutionnalité n’est pas l’introduction
d’un élément « libéral » ou « aristocratique » dans la démocratie. Il est l’élément
qui accomplit le projet de la représentation démocratique en instituant un
système politique reposant sur deux structures, l’institution qui permet aux
représentants de voter la loi – le Parlement – et l’institution qui permet aux
citoyens de réclamer contre la loi sur le fondement de la Constitution – la
juridiction constitutionnelle. La qualité démocratique du système dépend alors
de l’organisation de ces deux espaces institutionnels et de leur articulation 20.
1. Sieyès, « Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale », in Les Orateurs de la
Révolution française, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 1026-1027.
2. Maurice Duverger, La Démocratie sans le peuple, Paris, Seuil, 1967.
3. Maurice Duverger, La République des citoyens, Paris, Ramsay, 1982.
4. Voir Cécile Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard,
« Folio actuel », 2007.
5. Pierre Bourdieu, « La vertu civile », Le Monde, 16 septembre 1988.
6. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre III, chap. IV.
7. Voir, par exemple, Carré de Malberg, La Loi, expression de la volonté générale, Paris,
Economica, 1984, p. 205.
8. Dans le même esprit mais avec un sens différent, voir, par exemple, Ernst-Wolfgang
Böckenförde, Le Droit, l’État et la constitution démocratique, Paris, LGDJ, 2007 ; Bernard
Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
9. CC 62-20 DC, 6 novembre 1962, R., p. 27.
10. Miguel Abensour, La Démocratie contre l’État, Paris, PUF, 1997.
11. Bernard Lacroix, in La Représentation, sous la dir. de François d’Arcy, Paris, Economica, 1985,
p. 180.
12. Alexandre de Lameth, Histoire de l’Assemblée constituante, Paris, Montardier, 1828, t. 1, p. 342.
13. CC 91-290 DC, 9 mai 1991, R., p. 50.
14. Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 240.
15. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre II, chap. VI.
16. Carré de Malberg, La Loi, expression de la volonté générale, op. cit.
17. Cité par Jean-Yves Guiomar, L’Idéologie nationale, Paris, Champ libre, 1974, p. 39.
18. Rapport de Condorcet, 15 février 1793, A. P., t. LVIII, p. 583 ; proposition Hérault de Séchelles,
24 juin 1793, A. P., t. LXVII, p. 139.
19. A. P., t. LXIII, p. 199.
20. D’où l’importance, en France, d’une réforme profonde du Conseil constitutionnel, voir infra,
p. 188.
2

Le principe juridique : le peuple


constitutionnel

Le peuple est le référent obligé de la démocratie. Mieux, ou pire, il est le


référent de tous les systèmes politiques, celui de Périclès comme celui de
Pinochet, celui de Staline comme celui de Churchill, celui d’Hitler comme celui
de Roosevelt. Cette unanimité référentielle tient assurément au prestige et à la
force incantatoire du mot « peuple », mais elle le doit surtout à son
indétermination substantielle qui permet à chacun d’en donner la signification
qui convient à son entreprise. De l’usage qui a été fait du mot « peuple » au
cours de l’histoire, il ressort deux significations principales. La première conçoit
le peuple comme un corps politique soudé, intégré, homogène ; il s’écrit souvent
avec un « p » majuscule – le Peuple – ou manifeste sa majesté en s’anoblissant
sous le nom de « Nation ». La seconde conçoit le peuple comme les membres du
corps social, singuliers, fragmentés, hétérogènes ; il s’écrit volontiers avec un
« p » minuscule – le peuple – ou se dit dans le langage courant par les
expressions « menu peuple », « petit peuple », « homme ou femme du peuple »,
« les gens de peu »…
Si chaque système politique a le peuple pour référent, tous ne retiennent pas
la même signification : le système représentatif se fonde sur le peuple comme
corps politique, la démocratie directe sur le peuple comme ensemble des
membres du corps social. Le projet de la démocratie continue se construit en
prenant en charge ces deux peuples, ces deux significations et en les articulant
l’une à l’autre par un médium : le droit.
La construction constitutionnelle continue
du peuple
La chose peut surprendre tant le droit est, en France, un savoir oublié. Que la
philosophie, la sociologie, l’histoire et même l’économie participent à la
compréhension du concept de peuple paraît légitime, mais point le droit. Et
pourtant, la Constitution, en particulier, apporte une contribution essentielle à la
compréhension de la dynamique relationnelle des « deux peuples » qui fait le
peuple continu de la démocratie continue. La force propre du droit, écrivait
Pierre Bourdieu, est d’instituer, c’est-à-dire de faire exister, de donner vie à ce
qu’il nomme. Ainsi en est-il de la Constitution qui nomme et en les nommant
constitue – au sens premier du terme – les deux peuples, les fait exister. Là
encore, le propos peut surprendre car il rompt avec le discours convenu. « Une
constitution est le génie d’un peuple », « une constitution est l’acte par lequel un
peuple exprime sa souveraineté », ces formules et quelques autres semblables
offrent une représentation chronologique des rapports entre peuple et
constitution : d’abord le peuple, ensuite la Constitution. Ou encore, l’existence
du peuple comme condition préalable de la Constitution, comme cause de la
Constitution. Sieyès a consacré des pages célèbres de son Qu’est-ce que le tiers
état ? à étudier « ce que l’on doit entendre par constitution politique d’une
société et à remarquer ses justes rapports avec la nation elle-même ». Et, par de
fortes sentences – « s’il lui [la nation] avait fallu attendre, pour devenir nation,
une manière d’être positive, elle n’aurait jamais été. La nation existe avant tout,
elle est l’origine de tout » –, il trace un enchaînement logique des choses où,
« dans une première époque », la nation est, formée par le seul droit naturel, où,
« dans une deuxième époque », la Constitution naît de la volonté de la nation
d’organiser « sa manière d’être », et où, « dans une troisième époque », les
représentants exercent, par le vote des lois et dans le cadre de la Constitution, la
volonté de la nation. « Si l’on sort de cette suite d’idées simples, écrit Sieyès, on
ne peut tomber que d’absurdités en absurdités. »
Reconnaissant en Sieyès le père de la théorie du peuple sujet du pouvoir
constituant, Carl Schmitt, dans son ouvrage La Théorie de la Constitution,
réactualise et renforce les idées de l’abbé en considérant que si le peuple est le
sujet du pouvoir constituant et si la Constitution est l’acte du peuple capable
d’agir politiquement, « il faut que le peuple soit existant et présupposé comme
unité politique ». La notion de « peuple » n’est sans doute pas la même chez
Sieyès et chez Schmitt ; elle est renvoyée à une origine et une homogénéité
ethnique chez le second, au droit naturel chez le premier. Mais les deux discours
expriment cette même idée du peuple, quelle que soit son identité, au-dessus et
avant la Constitution. Il faut convenir que cette représentation savante des
rapports entre peuple et Constitution a l’immense mérite de « faire vrai » en
faisant spontanément écho au langage ordinaire qui présente généralement le
peuple comme l’auteur de la Constitution. L’efficacité des deux discours, savant
et ordinaire, produit ainsi une vérité d’évidence, de bon sens, une « illusion bien
fondée » selon la formule de Durkheim, qui renforce le système et qu’il paraît
évidemment absurde de discuter, a déjà prévenu Sieyès.
Et pourtant, le projet de démocratie continue invite à déconstruire cette
représentation et à soutenir que le « génie de la Constitution c’est le peuple » ou,
plus exactement encore, que « le génie du processus constituant c’est le
peuple ». Le peuple, en effet, n’est ni une donnée immédiate de la conscience ni
une donnée naturelle ; il n’est pas une réalité objective, présent à lui-même,
capable de se comprendre comme tel. Le peuple est une création artificielle, très
précisément il est créé par le droit et plus précisément encore par la Constitution.
Il faut relire Cicéron qui, dans La République, distingue et oppose la foule
(multitudo), réunion sans forme d’individus, et le peuple (populus) qui, écrit-il,
« ne se constitue que si sa cohésion est maintenue par un accord sur le droit 1 ».
Le peuple n’est pas seulement une association d’individus, il est une association
politique et c’est le génie d’une constitution de transformer une association
primaire d’individus en association politique de citoyens. L’histoire de la
formation des peuples est, en effet, celle d’un processus continu et souvent
conflictuel d’intégration d’individus, de groupes, de communautés au départ
étrangers les uns aux autres et qui, par l’action du droit et des institutions que la
Constitution établit, vont se trouver liés par des questions communes à débattre
et à résoudre, par des règles communes, par des services communs qui, à leur
tour, vont développer un sentiment de solidarité qui constitue le peuple politique.
Quand, par exemple, Mirabeau veut décrire l’état de la France à la veille de la
Révolution, il parle d’une « myriade de peuples » ; et, après 1789, cette
« myriade » devient, toujours sous la plume de Mirabeau, « le peuple français ».
Ce qui a transformé une multitude en peuple, pour reprendre l’interrogation de
Rousseau, c’est la Déclaration de 1789 qui, en constituant les députés
« représentants du peuple français », crée, d’un même mouvement, la
représentation et le peuple, liant ainsi l’un à l’autre : les députés ne peuvent se
proclamer « représentants du peuple » s’ils ne construisent pas le corps politique
qu’ils veulent représenter ; et donc, réciproquement, le peuple ne peut exister
que si les représentants le construisent pour exister eux-mêmes. Pouvoir
magique de la Constitution qui, d’un même mouvement, crée le corps politique
du peuple et donne à cette création juridique la sensation étrange d’être le reflet
d’une chose – le peuple – qu’elle a produite « en réalité » ! Ce n’est pas le
peuple mais l’article 3 de la Constitution de 1958 qui affirme que la souveraineté
appartient au peuple et qui, en le disant, fait le peuple souverain. Et cette
énonciation constitutionnelle, pour magique qu’elle soit peut-être, n’en est pas
moins efficace en ce qu’elle produit des comportements, des règles, des
institutions qui lui sont conformes. Ainsi, le Conseil constitutionnel, dans sa
décision du 9 mai 1991 2, qualifie le peuple français de « concept juridique » qui,
figurant « depuis deux siècles dans de nombreux textes constitutionnels, a valeur
constitutionnelle » et interdit en conséquence que le législateur puisse faire du
peuple corse une composante du peuple français.
Mais la Constitution ne produit pas seulement le peuple comme « concept
juridique », elle produit aussi le peuple comme personnes physiques concrètes.
Ce qui ressort clairement de cette même décision du 9 mai 1991 où le Conseil
précise que « le peuple français est composé de tous les citoyens français sans
distinction d’origine, de race ou de religion ». « Composé » implique, en effet,
de comprendre que le peuple n’est pas seulement une entité abstraite, mais un
ensemble d’individus « réels » disposant de droits qui les font citoyens. Au
demeurant, le Conseil s’inscrit parfaitement dans la logique politique de la
Déclaration de 1789 qui ne s’adresse pas à une abstraction ou au corps social,
mais « aux membres du corps social ». Les droits déclarés le sont pour « chaque
homme », « tous les citoyens », « les membres de la société » : « l’exercice des
droits naturels de chaque homme, pose l’article 4, n’a de bornes que celles qui
assurent aux autres membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits » ;
« tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs
représentants » à la formation de la loi, affirme l’article 6, qui poursuit en
affirmant que « tous les citoyens » sont égaux aux yeux de la loi ; « nul homme
ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi » –
article 7 – et « nul ne doit être inquiété pour ses opinions » – article 10 ; « tout
citoyen, dit encore l’article 11, peut donc parler, écrire et imprimer librement ».
En termes clairs, le peuple que la Déclaration met sur la scène politique est
« tout un chacun » ; c’est à « tout un chacun » que la Déclaration donne des
droits – concourir à la formation de la loi, parler et écrire librement… – et c’est
par ces droits que « tout un chacun » devient citoyen. Pour paraphraser Simone
de Beauvoir, « on ne naît pas citoyen, on le devient par l’agir constitutionnel ».
Et les déclarations de droits ultérieures renforcent cette logique politique
« individuelle » en connectant « tout un chacun » avec sa réalité vécue, avec son
environnement social, avec sa singularité. Le préambule de 1946 donne à la
femme des droits égaux à ceux de l’homme – alinéa 3 –, au travailleur le droit de
participer à la gestion de son entreprise – alinéa 8 –, à l’enfant, la mère et les
vieux travailleurs le droit à la protection de la santé – alinéa 11 –, à l’enfant et à
l’adulte le droit à l’instruction et à la culture – alinéa 13. Ici, ce n’est pas
l’individu abstrait que construit la Constitution, mais l’individu concret, pris
dans sa situation sexuelle, professionnelle, générationnelle… Continuant cette
logique, la charte de l’environnement de 2004 prend l’individu dans son milieu
naturel : « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et
respectueux de la santé » – article 1er –, « toute personne a le devoir de prendre
part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement » – article 2 –,
« toute personne a le droit d’accéder aux informations relatives à
l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à
l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement »
– article 7.
Ainsi, la Constitution ne fabrique pas seulement le peuple-corps politique,
elle fabrique aussi le peuple des individus démocratiques en donnant à « tout un
chacun » les droits qui le transforment et fondent sa légitimité à intervenir et agir
dans toutes les sphères de la Cité : l’entreprise, la famille, l’école,
l’environnement, la consommation, la santé, la loi…
Le peuple de la démocratie continue se construit et se définit donc par les
droits que la Constitution énonce au profit des êtres physiques concrets. Et ce
mode de construction fait que le peuple de la démocratie continue n’est jamais
clos sur lui-même, fondé une fois pour toutes et définitivement ; il reste toujours
ouvert, il est un peuple continu en ce que la « liste » des droits qui le constituent
s’allonge et se modifie sans cesse. Contrairement à une idée reçue, la
Constitution n’est pas un texte mort, arrêté au moment où il a été rédigé ; elle est
un acte vivant, un espace ouvert à la création continue de droits 3. Elle doit cette
qualité à une institution particulière, celle qui fait aussi la qualité démocratique
de la représentation 4 : le Conseil constitutionnel. Son office est, en effet, de
« dire le droit », formule qui ne doit pas être comprise comme réduisant le juge à
un second rôle, même brillant, de porte-parole d’un texte déjà signifiant et
s’imposant à lui. Au contraire, « dire le droit », c’est donner un sens à telle ou
telle disposition de la Constitution ou des déclarations par un travail
d’interprétation des mots dont la logique est de mettre le juge d’une part en face
de plusieurs significations possibles, d’autre part dans l’obligation
professionnelle d’en choisir une. Et c’est précisément ce travail juridictionnel
qui fait de la Constitution un acte vivant et l’enrichit sans cesse de droits
nouveaux. Les voies de cette création continue sont multiples. La plus classique
est celle qui conduit le Conseil à faire « découler » – selon sa propre
expression – des droits nouveaux de ceux consacrés par les textes. Ainsi, de la
libre communication des pensées et des opinions – article 11 de la Déclaration
de 1789 – il a fait « découler », tout à la fois, le pluralisme, le droit pour les
lecteurs de « connaître les dirigeants réels des entreprises de presse et les
conditions de financement des journaux 5 », le libre accès à Internet 6 ; de la
liberté individuelle – article 66 de la Constitution – il a fait « découler » la liberté
d’aller et venir 7, le droit de disposer librement de son corps et de sa personne 8,
l’inviolabilité du domicile 9 ; de la liberté énoncée à l’article 2 de la Déclaration
de 1789, il a fait « découler » la liberté de mariage 10 et le droit au respect de la
vie privée 11 ; du pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui – article 4 de la
Déclaration de 1789 – la liberté d’entreprendre 12 ; du droit de chacun d’obtenir
de la collectivité des moyens convenables d’existence – alinéa 11 du Préambule
de 1946 – il a déduit le droit à un logement décent 13 et, le 27 juillet 1994 14, le
Conseil considère qu’il « ressort de la phrase “au lendemain de la victoire
remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de
dégrader la personne humaine” que la sauvegarde de la dignité de la personne
humaine est un principe à valeur constitutionnelle ». À côté de cette voie
classique, le Conseil utilise encore la catégorie des « principes particulièrement
nécessaires à notre temps » et celle des « principes fondamentaux reconnus par
la République » pour reconnaître la valeur constitutionnelle de nouveaux droits :
par exemple, l’indépendance des professeurs d’université 15 ou le droit des
mineurs à une justice propre 16. Il peut aussi « dégager » des principes
constitutionnels de l’esprit général de plusieurs dispositions : par exemple, la
continuité du service public 17 ou la clarté, l’accessibilité et l’intelligibilité de la
loi 18.
Par cette création continue de droits et libertés, le Conseil constitutionnel
renforce la position du peuple-tout-un-chacun dans la mesure où, d’une part, ces
droits bénéficient aux personnes physiques concrètes et où, d’autre part, la
qualité constitutionnelle, c’est-à-dire supérieure à la loi, reconnue à ces droits
offre aux individus démocratiques les bases sur lesquelles ils peuvent réclamer
contre les lois du peuple-corps-politique. La démocratie continue donc sous
l’effet de l’invention continue du citoyen par l’action d’un juge constitutionnel
lui reconnaissant sans cesse de nouveaux droits.
Les droits de l’homme, code politique
de la démocratie continue
Il pourrait paraître banal d’affirmer que la création continue des droits est le
cœur vivant de la démocratie, et pourtant, la thèse, il faut en convenir, n’est pas
unanimement acceptée. Marcel Gauchet, parmi d’autres intellectuels, en propose
même une critique radicale considérant que la crise contemporaine de la
démocratie trouve une de ses explications dans la multiplication continue et la
toute-puissance des droits 19. La démocratie, soutient Marcel Gauchet, est
constituée de trois éléments : le politique, c’est-à-dire le cadre dans lequel une
collectivité d’hommes s’inscrit et maîtrise son destin ; le droit, c’est-à-dire le
principe de légitimité de ce cadre ; et l’histoire, c’est-à-dire le souci du devenir
de cette collectivité. Et la situation de la démocratie dépend de la qualité de la
composition et de l’articulation de ces trois éléments. Soit ils s’équilibrent et la
démocratie « va bien », soit l’un des trois s’impose et la démocratie « va mal ».
Ce fut le cas, dit-il, dans la première moitié du XXe siècle où la domination de
l’élément politique provoque une « crise du libéralisme » par l’affirmation de
pouvoirs étatiques forts ramenant sous leur autorité et réduisant voire réprimant
sous la figure unitaire de la Nation la diversité sociale et humaine. C’est
aujourd’hui le cas où la domination de l’élément droit provoque une « crise de la
démocratie » par l’affirmation des droits subjectifs de l’homme rétrécissant sans
cesse le rôle de l’État et signifiant par leur universalité la fin de l’histoire. « Ce
ne sont plus les délires du pouvoir que nous avons à craindre, résume Marcel
Gauchet, ce sont les ravages de l’impouvoir. » Le juge constitutionnel qui vient
rappeler au politique qu’il ne peut tout faire, qu’il doit légiférer sous le regard et
le contrôle des citoyens et les constitutionnalistes qui s’émerveillent de cette
protection constitutionnelle des droits fondamentaux et encouragent le juge à
reconnaître sans cesse de nouvelles libertés seraient évidemment responsables de
cette « crise de la démocratie ». Le mal démocratique serait le « droit de
l’hommisme » et l’urgence serait donc à la réhabilitation du Politique, du
Peuple-corps-politique, de l’État.
Si la thèse de Marcel Gauchet est stimulante et séduisante par sa capacité à
fournir un cadre de compréhension ordonnée de l’histoire politique illisible et
confuse – au moins a priori – des sociétés occidentales, elle ne peut pourtant pas
emporter la conviction. Sans s’attarder sur l’imprudence à soutenir un excès de
droits quand tant de femmes et d’hommes, ici et ailleurs, en manquent – droits
au logement, à la santé, à l’éducation, à la libre disposition de son corps –, le lien
de causalité ou de correspondance établi par Marcel Gauchet entre montée en
puissance de l’élément « droit » et crise de la démocratie mérite d’être discuté,
surtout lorsque l’auteur entend par « droit » les droits de l’homme et soutient
qu’ils conduisent à « un pouvoir sans contenu s’autocélébrant dans le vide ».
Quand, en effet, des hommes s’assemblent, cette réunion produit toujours la
nécessité de règles qui fondent leur vie commune et organisent leurs rapports ;
qui, pour reprendre l’article 2 de la Déclaration de 1789, les constituent en
« association politique ». Il n’est pas de société sans règles. Et, pour reprendre la
problématique de Marcel Gauchet, quand ces sociétés sortent de la religion et,
plus généralement, de toute forme de transcendance où enraciner les règles
d’intégration politique, le seul médium laïc qui reste pour « faire société », pour
assurer le maintien, la maîtrise et le destin du collectif, c’est-à-dire du politique
et de l’histoire, c’est le droit. Dans les sociétés postmétaphysiques, sans droit pas
de politique et pas d’histoire. Seulement le vide et l’anomie. Contrairement aux
affirmations de Marcel Gauchet, en effet, les droits de l’homme n’étouffent ni la
politique ni l’histoire. Ils ouvrent, au contraire, sur du politique car ils mettent
les hommes en relation les uns avec les autres – liberté d’aller et venir, liberté
d’expression… – pour construire les règles et ils ouvrent sur l’histoire car ils
sont toujours devant nous, à découvrir et à réaliser : l’égalité proclamée en 1789,
le logement proclamé en 1946, l’environnement sain proclamé en 2004 restent
toujours des droits à venir et non des droits finis sous prétexte qu’ils auraient été
proclamés en 1789, 1946 ou 2004.
La place prise par les droits de l’homme dans la problématique démocratique
contemporaine ne conduit pas, au demeurant, à reconnaître la qualité
constitutionnelle à toutes les exigences, les demandes ou les attentes des
citoyens. Le passage de l’état prénormatif à l’état normatif, autrement dit de la
revendication d’un droit à sa reconnaissance constitutionnelle, est toujours le
résultat d’un processus se déroulant en trois étapes dont les temporalités varient
selon les « droits » en cause. La première étape est celle où la revendication d’un
droit jusque-là marginale finit par exprimer une contradiction sociale forte, c’est-
à-dire une contradiction qui pourrait mettre en cause l’être même de la société si
elle n’était pas prise en charge, traitée et transformée, au moyen de la
technologie juridique, en droit ; sans disparaître, la contradiction a été trans-
formée, a changé de forme et a ainsi perdu de sa force destructrice en
s’inscrivant dans le système de régulation juridique des sociétés modernes. La
deuxième étape est celle où le passage de l’état de revendication à celui de droit
est présenté sous un rapport de cohérence avec les droits existants au point que
sa reconnaissance constitutionnelle soit perçue comme le produit, le
prolongement « naturel » des droits déjà en vigueur 20. La dernière étape est celle
où la revendication ne s’exprime plus dans le langage particulier de la révolte
politique mais s’est moulée, pour gagner en autorité et accéder à la
reconnaissance constitutionnelle, dans la forme d’expression propre au droit
auquel elle aspire. Toute revendication, tout besoin, toute aspiration ne devient
pas immédiatement et automatiquement un droit de l’homme-du-peuple
opposable au peuple-corps-politique. La Constitution met en place un ensemble
de procédures, dont la procédure juridictionnelle, qui oblige les acteurs sociaux à
argumenter leurs prétentions à voir transformer un besoin en droit, à montrer que
sa non-reconnaissance constitutionnelle menacerait l’ordre politique, à trouver la
formulation juridique permettant à la revendication de s’inscrire en cohérence
avec le système de droits existants et à convaincre ainsi de la légitimité du
passage de l’état prénormatif à l’état normatif. Avant d’être un droit
constitutionnel, le vote, la grève, la faculté pour la femme de disposer librement
de son corps ou la possibilité de disposer d’un logement décent ont été des
revendications qui ont changé de statut en suivant les trois étapes du parcours
procédural. Continuer, par exemple, à qualifier juridiquement de crime une
interruption de grossesse risquait de provoquer de profonds désordres dans la
société française des années 1970, et la reconnaissance du droit de la femme de
disposer librement de son corps pouvait se déduire facilement de la liberté
individuelle déjà admise par le système. Aujourd’hui, le vote des étrangers est
une revendication en transit, au milieu des trois moments de la procédure de sa
reconnaissance comme droit constitutionnel.
L’individu démocratique, figure
de la démocratie continue
Il faut aller encore plus loin. Car, en arrière-plan de la critique de Marcel
Gauchet et d’autres penseurs 21, figure l’idée que les droits de l’homme valorisent
voire sanctifient l’individu et font exploser tous les collectifs sociaux : la famille
qui n’est plus une entité mais une association d’individus disposant chacun de
droits, la classe ouvrière qui a été dissoute dans l’individualisation des contrats
de travail, les partis politiques emportés par la mise en scène des ego, l’école, la
presse, le vivre ensemble… À rebours de cette pensée malheureuse, tout conduit
à considérer que les droits de l’homme sont en réalité au principe d’un
individualisme relationnel 22, d’un espace public, « public » c’est-à-dire
« commun », reliant les individus les uns aux autres. La question politique
aujourd’hui n’est pas, en effet, celle de l’individu, ni même celle d’une société
qui serait faite d’individus fluides, pour reprendre l’expression de Zygmunt
Bauman 23, ni encore une question nouvelle ou récente provoquée par l’esprit
mauvais de Mai 68. L’individu est, depuis longtemps, le principe du politique.
Le capitalisme, avec sa mystique de l’intérêt individuel, ses mécanismes
d’individualisation des contrats de travail et son droit de propriété, a sans doute
façonné ce processus d’individuation ; mais le socialisme ne l’a pas contrarié
puisque, selon Marx lui-même, la société concrète à venir serait celle « où le
libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de
tous ». Toutes les tragédies politiques, et en particulier celles du XXe siècle, ont
pour cause l’oubli ou l’ignorance ou la destruction de la conscience de soi quand
les hommes abdiquent ou sont contraints d’abdiquer leur individualité dans un
grand tout : le parti, l’État, la religion, la race… Si donc le processus social et
historique est celui d’une société d’individus, la question politique se déplace ;
elle devient celle de l’organisation de cette fluidité sociale, de la mise en
harmonie de cette fluidité pour qu’elle ne produise pas une société chaotique ; la
question est celle de l’instrument permettant de construire du commun, de la
généralité dans cette société fluide. Car les réponses d’« autrefois » ne
fonctionnent plus : Dieu, la Nation, l’État, les classes sociales qui ont donné aux
individus un sentiment d’appartenance commune – « j’appartiens au peuple
chrétien, à la nation française, à la classe ouvrière… » – ne sont plus des
opérateurs efficaces du sens commun des individus. Dans ce moment historique
et cette configuration-là, la Constitution, entendue comme ensemble des droits et
libertés de l’homme, peut être cet instrument commun aux individus dans lequel
ils puissent se reconnaître à la fois dans leur particularité, leur rythme propre,
mais aussi dans les valeurs partagées, ces valeurs constitutionnelles communes
qu’Habermas appelle « patriotisme constitutionnel ». Véritable miroir magique,
la Constitution s’offre comme texte laïc, comme ensemble de principes partagés,
comme lieu où l’individu « désenchanté » peut reconstruire une identité
commune.
À nouveau, cette compréhension relationnelle des droits de l’homme peut
surprendre tant il est habituel de les penser sous le signe de l’individualité. En
qualifiant la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression de
« droits naturels et imprescriptibles de l’homme », les auteurs de la Déclaration
de 1789 auraient accrédité l’idée que ces droits, prenant racine dans la nature
humaine, appartiennent à l’individu constitué en sujet de droit. Cette lecture
n’est pas seulement défendue par les penseurs libéraux, elle rejoint, mais
évidemment dans une perspective critique, l’analyse de Marx pour qui les droits
de l’homme consacrent le triomphe de l’individualisme, « la séparation de
l’homme avec l’homme », « l’égoïsme bourgeois » faisant de chaque individu un
être isolé, une « monade 24 ».
Pourtant, une autre lecture est possible qui conçoit les droits de l’homme non
comme des libertés individuelles, mais comme des « libertés de rapport », selon
l’expression de Claude Lefort 25. Lorsque l’article 6 de la Déclaration de 1789
reconnaît aux citoyens le droit de concourir à la formation de la loi, il invite les
citoyens à entrer en relation les uns avec les autres pour définir la volonté
générale ; lorsque l’article 4 définit la liberté comme le pouvoir de faire tout ce
qui ne nuit pas à autrui, il invite les individus à prendre en considération
l’existence et les droits de l’autre ; lorsque l’article 11 proclame la liberté de
communication des pensées et des opinions, il invite moins l’individu à se
replier sur lui-même qu’à s’ouvrir aux autres, à se mettre en rapport avec les
autres hommes. En d’autres termes, la Déclaration de 1789 fait éclater le
système fermé des ordres de l’Ancien Régime et lui substitue un système ouvert.
Ce qu’inaugurent les droits de l’homme n’est pas la constitution d’un espace
privé dans lequel serait enfermé et s’enfermerait chaque individu, mais la
création d’un espace public dans lequel le corps et les idées de chaque homme
pouvant circuler librement se confrontent nécessairement aux corps et aux idées
des autres.
Cette qualité relationnelle des droits et libertés offre l’avantage de les
concevoir comme un tout cohérent et universalisable. Certains défendent, en
effet, l’idée d’une rupture philosophique et politique entre les droits de la
« première génération » – ceux énoncés en 1789 – et les droits de la
« deuxième » et de la « troisième » génération – ceux énoncés en 1946 et 2004.
Seuls les premiers seraient de « vrais » droits de l’homme, précisément parce
qu’ils auraient l’individu pour titulaire à qui ils donneraient des pouvoirs de
faire ; les autres seraient des « faux » droits qui intéresseraient plus les groupes –
la famille, les travailleurs, les jeunes… – que l’individu. Opposition classique
entre droits-libertés d’un côté et droits-créances de l’autre, impliquant une
hiérarchie accordant la primauté aux droits-libertés. Opposition classique mais
juridiquement et philosophiquement inconséquente. Le Conseil constitutionnel
ne l’a jamais reconnue, cherchant toujours à opérer au cas par cas une
conciliation, un arbitrage, qui varie selon les droits constitutionnels en cause,
plutôt qu’à construire une hiérarchie formelle ou matérielle 26. Et si les droits de
1789 sont déjà des droits relationnels et non des droits individualistes, ceux de
1946 et de 2004 s’inscrivent dans leur prolongement logique en élargissant
l’espace des relations humaines à d’autres acteurs – les travailleurs, les jeunes,
les parents… – et à d’autres formes de vie. Le droit à l’environnement, par
exemple, implique non seulement la prise en considération des rapports que les
hommes nouent entre eux dans leur relation à la nature dans la mesure où
l’équilibre écologique global de la société dépend de la variété et de la
multiplicité de ces rapports, mais il implique aussi la contribution, la coopération
et la participation de tous à la gestion de l’environnement. Droits-libertés, droits
sociaux, droits écologiques, droits de solidarité, tous ces droits relèvent de la
même catégorie des droits et libertés relationnels et saisissent l’individu de la
démocratie continue dans toutes ses dimensions sociales. Il n’est pas réduit à la
seule dimension d’individu-électeur ; il est pris dans ses qualités de travailleur,
de parent, de consommateur, d’élève, de croyant, de libre-penseur… ; il est
l’individu qui rencontre dans la Constitution la pluralité des figures et des
rythmes de vie qu’il occupe « sur le terrain quotidien ». La diversité des droits de
l’homme exprime la diversité des situations sociales dans lesquelles les hommes
vivent : étudiant un moment de leur vie, travailleur dans la journée,
consommateur le samedi, parent le soir, malade de temps en temps, électeur un
dimanche tous les cinq ans… Alors que le système représentatif ne veut
connaître que l’individu dans sa dimension « électeur », la démocratie continue a
pour référence l’individu pluriel, l’individu multidimensionnel, celui qui occupe
plusieurs sphères d’activité, se meut dans plusieurs temporalités et doit donc
disposer en continu des droits d’agir et de réclamer dans chacune de ces sphères
et temporalités. N’est pas « démocratique » l’individu dont les droits s’arrêtent
au bord des sphères où ses vies se déroulent au quotidien ; la seule dimension
« droit de vote » ne saurait suffire à lui donner cette qualité.
Si la société est faite d’individus, elle n’est pas pour autant devenue une
société d’individualistes s’ignorant superbement ou dramatiquement car ces
individus sont reliés entre eux par la Constitution. Elle est ce texte qui empêche
les individus de flotter en leur donnant un point fixe où toutes leurs activités
peuvent être articulées. Cette représentation constitutionnelle du peuple est
parfois comprise comme une crainte, voire, pour reprendre le titre de l’ouvrage
de Jacques Rancière, une « haine de la démocratie » en ce qu’elle dénierait toute
place au « peuple de tout le monde et de n’importe qui 27 ». Dans l’histoire et
dans les philosophies politiques, cette compréhension a-juridique sinon
antijuridique du peuple n’a pourtant jamais ouvert les chemins de la démocratie.
Car si le peuple ne se construit pas par « un accord sur le droit » comme le dit
Cicéron, il se reconnaît par d’autres liens, par d’autres « accords », accord sur le
sang, accord sur la race ou accord sur la personne du chef-incarnation-du-peuple.
La critique de la représentation chez Schmitt 28 débouche sur une « démocratie »
où le peuple, pour exister, doit être absorbé dans la personne du chef. L’identité
du peuple se fabrique par la fusion-disparition du peuple dans le corps du Prince
qui est le Peuple. Au contraire, la fabrication constitutionnelle du peuple
implique un écart entre le peuple-corps-politique et le peuple-tout-un-chacun,
écart où se joue précisément la possibilité d’une relation démocratique par la
nécessité d’un mode d’élaboration délibératif de la volonté générale : dès lors
qu’elle n’est pas dans le corps du Prince-peuple, elle doit se construire par un
échange entre les « deux peuples 29 », c’est-à-dire par du politique.
La distinction démocratique est précisément dans cette interrogation
continue sur les droits de l’homme. Les régimes totalitaires comme les régimes
démocratiques « fonctionnent » sans doute au droit ; mais, alors que les premiers
refusent, par principe, toute discussion sur le droit dont ils s’affirment seuls
détenteurs légitimes, les seconds acceptent, par principe, la légitimité du débat
sur les droits. La spécificité de la démocratie est de laisser la question des droits
toujours ouverte puisque sa logique est de ne reconnaître aucun pouvoir, aucune
autorité dont la légitimité ne puisse être discutée ; et, au centre de cette
discussion, constamment, l’interrogation sur les revendications qui peuvent être
qualifiées ou non de droits de l’homme. La démocratie continue ne prend sens
qu’à travers la reconnaissance dans la Constitution du « droit à avoir des droits
libérant ainsi une aventure dont le cours est imprévisible 30 ».
« Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, écrit Camus, la révolte joue le
même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence.
Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lien commun qui
fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous
sommes 31. » Les droits de l’homme sont tous issus de la révolte et, en ce sens, ils
portent le souci de tous les hommes, ils sont le lieu commun de tous les hommes,
ils signent la solidarité de tous les hommes. Et ils sont la part sans laquelle
l’individu démocratique ne peut être et donc ne pourrait être la démocratie
continue. Si le peuple a une double identité, à la fois corps politique et ensemble
des membres singuliers d’un corps social, s’il désigne à la fois un être abstrait et
les hommes et les femmes de la rue, s’il se situe à la fois dans le ciel des idées et
sur la terre ferme, la démocratie continue doit prendre en charge cette double
identité. Le système représentatif se réfère seulement au peuple-corps-politique
et oublie le peuple-homme-de-la-rue ; la démocratie directe seulement au
peuple-de-n’importe-qui. La démocratie continue articule l’un à l’autre grâce à la
Constitution qui parle de l’un et de l’autre, qui donne au corps politique le droit
de statuer et aux membres singuliers le droit de réclamer, qui fait le lien entre les
deux parties du peuple de la démocratie continue. Cette dualité constitutionnelle
inclut, évidemment, la possibilité de tensions entre les deux parties du peuple,
entre le peuple-corps-politique et le peuple-tout-un-chacun. Mais cette
possibilité de tensions est, précisément, ce qui fait le caractère continu de la
démocratie par l’interrogation permanente qu’elle maintient sur les droits de
l’homme. L’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté d’expression, la
fraternité sont, entre autres, des valeurs constitutionnelles que l’exclusion, les
injustices, les inégalités ou l’arbitraire démentent quotidiennement. De cet écart
entre les valeurs constitutionnelles portées par les hommes et leur
accomplissement par le corps politique naît la faculté d’une critique de la
positivité sociale, critique à l’autorité renforcée par le fait de pouvoir s’enraciner
non dans un ailleurs métaphysique, mais dans les valeurs énoncées dans la
Constitution. Et par conséquent la faculté pour les individus démocratiques de se
fonder sur la Constitution pour éviter que soient ignorés, oubliés ou méprisés les
droits de l’homme et qu’ainsi la démocratie continue.
1. Cicéron, La République, Paris, Gallimard, 1994, p. 45.
2. CC 91-290 DC, 9 mai 1991, R., p. 50.
3. Qu’il soit permis de renvoyer à Dominique Rousseau, Une résurrection, la notion de
Constitution, Paris, RDP, 1990, p. 5.
4. Voir supra, p. 51 sq.
5. CC 84-181 DC, 10 et 11 octobre 1984, R., p. 78.
6. CC 2009-580 DC, 10 juin 2009, R., p. 107.
7. CC 79-107 DC, 12 juillet 1979, R., p. 31.
8. CC 74-54 DC, 15 janvier 1975, R., p. 19.
9. CC 83-164 DC, 29 décembre 1983, R., p. 67.
10. CC 97-389 DC, 22 avril 1997, R., p. 45.
11. CC 99-422 DC, 9 novembre 1999, R., p. 116.
12. CC 81-132 DC, 16 janvier 1982, R., p. 18.
13. CC 94-359 DC, 19 janvier 1995, R., p. 176.
14. CC 94-343-344 DC, 27 juillet 1994, R., p. 100.
15. CC 83-165 DC, 20 janvier 1984, R., p. 30.
16. CC 2002-461 DC, 29 août 2002, R., p. 204.
17. CC 79-105 DC, 25 juillet 1979, R., p. 31.
18. CC 99-421 DC, 16 décembre 1999, R., p. 136.
19. Marcel Gauchet, L’Événement de la démocratie, t. 1 : La Révolution moderne, Paris, Gallimard,
2007.
20. Ce qui explique, par exemple, le vocabulaire du Conseil constitutionnel présentant les droits
nouveaux qu’il découvre comme « découlant » des droits déjà reconnus, « inclus » dans ces droits
ou encore comme étant des « composants » de ces droits.
21. Voir, par exemple, Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse, Paris, Stock, 2013, et l’ouvrage
clé de cette pensée critique de l’individualisme contemporain, L’Ère du vide de Gilles Lipovetsky,
Paris, Gallimard, 1983.
22. Dans le même esprit mais d’un point de vue sociologique, voir les travaux de François de Singly,
Libres ensemble, Paris, Nathan, 2000 ; Les Uns avec les autres, Paris, A. Colin, 2003 ; Quand
l’individualisme crée du lien, Paris, A. Colin, 2007. Voir également Jacques Ion, S’engager dans
une société d’individus, Paris, A. Colin, 2012.
23. Voir, par exemple, Zygmunt Bauman, La Vie en miettes, Paris, Le Rouergue/Chambon, 2003 ;
Pascal Michon, Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les
Prairies ordinaires, 2007.
24. Karl Marx, La Question juive, Paris, UGE, 1968.
25. Claude Lefort, « Droits de l’homme et politique », in Libre, no 7, Paris, Payot, 1980.

26. Voir, par exemple, Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Paris, Lextenso,
2012, p. 125 sq.
27. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
28. Voir, par exemple, Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, Paris, Seuil, 1988 ; Théorie de
la Constitution, Paris, PUF, 1993.
29. Qu’il soit permis de renvoyer à mon séminaire « Constitution et démocratie » dans le cadre du
cours de Pierre Rosanvallon, Collège de France, avril 2008.
30. Claude Lefort, « Droits de l’homme et politique », in Libre, no 7, art. cité, p. 51.

31. Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 79.
3

Le principe sociologique :
la société d’individus

La démocratie continue ne se réduit pas à une forme de gouvernement, elle


est une forme de société. Elle n’est pas assignée à un lieu particulier, ni à un
espace ni à une géographie ; elle est débordement du lieu où le système
représentatif voudrait la maintenir et se répand là où le peuple-tout-un-chacun
s’accomplit, c’est-à-dire dans toutes les sphères de la société. La démocratie
continue se distingue ainsi radicalement du système représentatif qui se réalise
dans un lieu unique, la sphère étatique, celle où s’exprime le peuple-corps-
politique.
L’État de la démocratie représentative :
séparation des pouvoirs et suffrage universel
Si l’expression « démocratie représentative » peut avoir un sens, elle ne peut
désigner que l’introduction de la « démocratie » dans la seule sphère étatique,
unique lieu légitime du système représentatif. L’État, qui est la forme actuelle
dans laquelle les sociétés s’organisent politiquement, peut ne pas être
« démocratique » ; mais quand l’exigence démocratique se manifeste – par des
crises politiques, des manifestations, des révoltes, voire des révolutions –, elle
est traduite en termes de « réforme de l’État », de « modernisation de l’État », de
« démocratisation de l’État ».
Ce qui est arrivé en 1789. Au fur et à mesure que se multipliaient les
soulèvements populaires contre les décisions arbitraires, injustes et tyranniques
de la monarchie absolue, se développaient les écrits appelant à changer la forme
absolutiste de l’État. Traité politique de Spinoza, Deuxième traité du
gouvernement civil de Locke, L’Esprit des lois de Montesquieu, Du contrat
social de Rousseau, tous les penseurs de cette époque ont consacré leurs
réflexions à concevoir une réorganisation « démocratique » de l’État. D’abord, à
reconcevoir son origine. Elle ne serait plus un décret de Dieu, de la Nature ou du
Prince, mais un contrat que les hommes auraient passé entre eux pour garantir
leurs droits et assurer leur sécurité et qu’ils peuvent revoir si l’État qui en est
issu manque à ces missions 1. L’État ne serait donc pas une structure imposée
aux hommes mais voulue par eux, de sorte qu’en lui obéissant ils n’obéiraient
qu’à eux-mêmes. Démocratique par son origine contractuelle, la sphère étatique
le deviendrait ensuite par son réagencement institutionnel. Et c’est le succès de
la fameuse théorie de la séparation des pouvoirs, attribuée à Montesquieu, qui
permet de distinguer la forme absolutiste d’un État où tous les pouvoirs sont
concentrés en une seule main – celle d’un Prince ou celle d’une assemblée – de
la forme démocratique où les pouvoirs sont divisés et séparés entre plusieurs
institutions indépendantes les unes des autres. Dans les années récentes, le
passage de la dictature à la démocratie, en Amérique latine dans les années 1980,
en Europe de l’Est dans les années 1990 et aujourd’hui au Proche-Orient,
s’apprécie toujours au regard de l’abandon constitutionnel du principe d’unité du
pouvoir au profit du parti unique ou de l’armée et de l’inscription, dans les
nouvelles constitutions, du principe de la séparation des pouvoirs.
Au demeurant, l’adoption de ce principe ne clôt pas la discussion sur la
qualité démocratique de la sphère étatique ; elle se poursuit par une controverse
sur le type de séparation des pouvoirs qui garantit sa « meilleure » organisation
démocratique. La doctrine constitutionnelle, en effet, a tiré de la lecture de
Montesquieu deux grands types de régimes politiques, le régime de la séparation
souple des pouvoirs et celui de la séparation rigide. Le premier institue un État
parlementaire où les pouvoirs législatif et exécutif sont attribués à deux
institutions différentes, mais où la Constitution a prévu des liens entre les deux,
des mécanismes les mettant en relation fonctionnelle : le Premier ministre, chef
de l’exécutif, est issu du parti majoritaire à l’Assemblée nationale, les ministres
siègent et prennent la parole dans les assemblées, et, surtout, le gouvernement
tient sa légitimité de l’investiture parlementaire – vote ou question de
confiance –, il détermine la politique du pays sous le contrôle des députés qui
peuvent mettre fin à son existence en cas de désaccord – responsabilité
ministérielle, motion de censure – et, en contrepartie, il peut mettre fin au
mandat des députés avant le terme légal – droit de dissolution. Le second institue
un État présidentiel où les pouvoirs législatif et exécutif sont également attribués
à deux institutions différentes, mais où la Constitution n’organise pas de
relations entre elles : le président, chef de l’exécutif, tient sa légitimité du peuple
qui l’a élu et non du Parlement, l’initiative des lois appartient au seul Parlement
également issu du suffrage universel et, surtout, ces deux institutions sont bien
séparées puisque les parlementaires n’ont pas le pouvoir de renverser l’exécutif
et que ce dernier n’a pas le pouvoir de dissoudre le Parlement.
Munis de cette grille, constitutionnalistes et politiques se disputent pour
décider quelle modalité de séparation des pouvoirs, souple ou rigide, est « la plus
démocratique », expression qu’il faut comprendre comme la modalité qui donne
à la sphère étatique sa forme démocratique « la meilleure ». Un net avantage se
dégage au profit du modèle parlementaire jugé plus simple et plus transparent.
Plus simple dans la mesure où il repose sur une seule institution issue du
suffrage universel, le Parlement, qui transmet au chef du gouvernement, par le
vote d’investiture, sa légitimité électorale alors que, dans le régime présidentiel,
Parlement et président étant également élus par le peuple, un conflit ou une
difficulté est toujours possible si le vote produit des couleurs politiques
différentes dans chacune des deux institutions. Plus transparent dans la mesure
où, en régime parlementaire, l’Assemblée est le lieu public dédié à la rencontre
et à la discussion entre ministres et députés pour déterminer et contrôler la
politique du pays alors qu’en régime présidentiel les accords se font « dans les
couloirs », comme disent les Américains.
Ainsi peut se décrypter le débat institutionnel français depuis 1958. La
Constitution de la Ve République est accusée d’avoir donné une forme
présidentielle à l’État d’abord en attribuant au président de la République des
pouvoirs propres – nomination du Premier ministre, dissolution, par exemple –,
puis en lui donnant le sacre du suffrage universel – 1962 –, enfin en accordant la
durée de son mandat – cinq ans – avec celui des députés de sorte que son
élection entraîne celle de ses partisans à l’Assemblée – 2000. « Coup d’État
permanent » critique Mitterrand en 1964, « exercice personnel du pouvoir »
dénonce Giscard d’Estaing en 1967, « monarchie républicaine » analyse
Duverger en 1974, « hyperprésidence » disent les journalistes en 2008, et avec
eux nombre d’observateurs jugent la démocratie française bloquée du fait de la
forme présidentielle de son État. Et certains d’en conclure que le chemin de la
démocratie passe par l’adoption de la forme parlementaire. Afin de convaincre
ses détracteurs qu’il ne s’inscrit pas dans la tradition bonapartiste, Nicolas
Sarkozy fait voter, en 2008, une série de réformes destinées à revaloriser le
Parlement : maîtrise retrouvée d’une partie de l’ordre du jour, pouvoir de
réécrire les projets de loi, limitation de l’usage de l’article 49-3, contrôle sur les
nominations présidentielles dans les grandes institutions – Conseil
constitutionnel, Conseil supérieur de la magistrature, Conseil supérieur de
l’audiovisuel… Le Parlement, se réjouit Jean-François Copé, président du
groupe UMP à l’Assemblée nationale, est devenu le « coproducteur de la
politique du pays 2 ». Pas convaincus par ces réformes, d’autres vont plus loin ;
ils demandent une rupture constitutionnelle, la convocation d’une assemblée
constituante et l’instauration d’une VIe République où le président ne serait plus
élu par le peuple et où le Premier ministre déterminerait la politique du pays
avec et sous le contrôle permanent des députés.
Ce débat sur la qualité démocratique propre à chaque modalité de la
séparation des pouvoirs se double toujours d’une dispute sur celle des différents
modes de scrutin. Dès lors que, dans le cadre du système représentatif, le
suffrage universel est l’instrument qui donne à la sphère étatique sa légitimité
démocratique, l’attention se concentre logiquement sur le système électoral qui
va opérer la transformation des voix en sièges. Et s’opposent, ici, les partisans du
scrutin majoritaire qui donne le pouvoir au parti ou à la coalition de partis qui a
obtenu une majorité de voix au premier ou au second tour et les partisans du
scrutin proportionnel qui distribue les sièges entre les partis en proportion de leur
nombre de voix. La confrontation porte, là aussi, sur les mérites
« démocratiques » attendus de chacun des systèmes non pas pour la société, mais
pour le fonctionnement de la sphère étatique. L’avantage démocratique du
scrutin majoritaire serait de dégager, mécaniquement, une majorité et une
opposition, donc de permettre aux électeurs de choisir leurs gouvernants et aux
institutions de fonctionner dans la clarté et la stabilité ; l’avantage démocratique
du scrutin proportionnel serait de permettre aux opinions des électeurs d’être
représentées dans les institutions conformément à leur poids électoral. Chargée
de réfléchir aux moyens de rénover la vie politique, la commission Jospin a
évidemment évalué l’intérêt de chacun et elle a fait… du bricolage. Obsédée par
le souci du fonctionnement de l’État, elle a marqué sa préférence pour le scrutin
majoritaire qui a le mérite « de dégager des majorités cohérentes, nettes et
durables et donc d’assurer la stabilité gouvernementale » ; mais, consciente que
ce système ne permet pas une représentation du pluralisme des courants
politiques à l’Assemblée nationale, conduit à une surreprésentation en sièges des
deux grands partis dits « de gouvernement » et rend très difficile l’accès à
l’Assemblée nationale de partis politiques qui réalisent pourtant des scores
significatifs au premier tour des élections, la commission propose, « pour
conforter la légitimité de la représentation nationale », d’assortir le maintien du
scrutin uninominal majoritaire à deux tours d’une « part de scrutin à la
proportionnelle 3 » et, pour renforcer la présence des femmes, d’accentuer le
caractère incitatif du dispositif de sanctions financières pour les partis politiques
et d’imposer aux candidats aux élections parlementaires organisées au scrutin
majoritaire le choix d’un remplaçant de sexe différent.
Tout cela est bel et bon. Mais tout cela ne vise qu’à améliorer la qualité
démocratique de la sphère étatique, pas de la société. Un peu plus d’Assemblée
nationale et un peu moins de Sénat, un peu plus de Premier ministre et un peu
moins de président de la République, un peu plus de proportionnelle et un peu
moins de majoritaire, un peu plus de femmes et un peu moins d’hommes, toutes
ces réformes, aussi utiles soient-elles, ne portent que sur les institutions de
l’État ; et même les plus radicales qui s’expriment sous la demande d’une
VIe République n’ambitionnent qu’à distribuer autrement les pouvoirs entre ceux
qui l’ont déjà. Cette incapacité politique à penser au-delà de l’État renvoie aux
trois postulats, explicites ou implicites, de cette pensée constitutionnelle.
Le premier est la croyance selon laquelle démocratiser l’État serait
démocratiser la société, soit parce que État et société sont théoriquement
confondus, soit parce que réformer l’État par l’introduction d’un peu de
proportionnelle, d’un peu de parité et d’un peu plus de Parlement aurait un
impact sur la société qui se « sentira mieux » représenter.
Le deuxième est la conviction que le mal démocratique français tient au
système constitutionnel de la Ve République qu’il conviendrait de changer pour
retrouver le chemin de la démocratie. Conviction mal fondée car si la
Constitution de 1958, des circonstances de sa naissance jusqu’à ses utilisations
par la droite, le centre et la gauche, n’assure pas un « bon » équilibre des
pouvoirs, elle ne peut être tenue pour seule responsable de la « crise » de
confiance politique. À preuve l’exemple des démocraties européennes érigées
trop vite, notamment par les partisans de la VIe République, en modèle ou source
d’inspiration pour une organisation démocratique des pouvoirs. Au-delà des
formes d’État différentes – monarchie ou république –, au-delà des structures
constitutionnelles différentes – parlementaire ou « semi-présidentielle » –, le
Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Espagne, la Grèce, le Portugal, la Pologne, la
Hongrie fonctionnent selon une logique de pouvoir semblable à celle de la
France. Dans ces démocraties, en effet, le pouvoir politique appartient au et est
exercé par le seul chef de l’exécutif. Un chef de l’exécutif qui, à la tête d’un parti
ou d’une coalition, s’est présenté pour cette fonction devant le peuple ; qui est
donc, en cas de victoire, investi par le suffrage universel pour une durée de
quatre ans ; qui choisit ses ministres dans sa majorité ; qui détermine la politique
intérieure et étrangère de son pays ; qui dirige le travail législatif ; qui bénéficie
du soutien discipliné des députés qu’il a fait élire ; et un chef de l’exécutif dont
la responsabilité politique est réellement engagée non devant le Parlement, mais
devant le peuple au moment du renouvellement de l’Assemblée. Comme dans la
France de la Ve République, l’organisation des pouvoirs est déséquilibrée, et
déséquilibrée également au profit de l’exécutif ; au Royaume-Uni et en Espagne,
le Premier ministre utilise même souvent son droit de dissolution non parce que
son gouvernement a été censuré par les parlementaires, mais pour « convenance
politique », parce qu’il considère que la conjoncture est favorable à la réélection
de ses partisans ! En d’autres termes, quelle que soit la qualité du texte
constitutionnel, quelle que soit l’organisation constitutionnelle des pouvoirs
choisie ici ou là, l’unité des pouvoirs se reconstitue sur l’exécutif par la grâce de
la logique majoritaire attribuant au camp victorieux et à son chef la maîtrise du
pouvoir normatif. Et ce phénomène n’est pas spécifiquement français ou lié à la
Ve République ; il se retrouve aussi bien en Allemagne qu’en Espagne, en
Grande-Bretagne qu’en Autriche, alors que ces pays ont des constitutions
différentes. Le plus étonnant peut-être est que la chose est connue depuis que le
doyen Georges Vedel a fait la démonstration, dans un rapport au congrès de
l’Association internationale de science politique à Rome en 1957, que, dans la
pratique, la structure et les mécanismes des partis « soudaient étroitement
législatif et exécutif ». À côté du modèle constitutionnel des textes s’est dégagé
un modèle constitutionnel de la pratique qui, écrivait-il, « fonctionne » sur trois
lois simples : le pouvoir de déterminer la politique du pays et donc de faire les
lois est donné à qui gagne les élections ; le pouvoir de sanctionner l’équipe
gouvernante ne relève plus du Parlement mais du peuple lors des élections
générales qui se déroulent tous les quatre ou cinq ans ; entre les deux moments
électoraux, « le caractère démocratique du système est assuré par le contrôle
juridictionnel, la garantie des libertés publiques et le statut de l’opposition 4 ». Là
est la question constitutionnelle moderne – « entre les deux moments
électoraux » – et là s’invente la démocratie continue.
Le troisième postulat est la foi dans le suffrage universel comme principe
suffisant et indépassable de la démocratie qu’il conviendrait de « mieux »
organiser, par un « meilleur » système électoral, un « meilleur » égal accès des
candidats aux médias, un « meilleur » contrôle du financement des campagnes
électorales, une « meilleure » limitation du cumul des mandats, pour qu’enfin le
meilleur des mondes démocratiques possible advienne. Le vote du peuple fait et
résume la démocratie. Ce fort adage renvoie aux longues luttes sociales et
politiques, souvent violentes, que le peuple a dû mener pour obtenir le droit de
vote. Mise à part la Constitution de 1793 qui reconnaît le droit de vote à tous les
hommes, même les étrangers nés et domiciliés en France, la période 1789-1848
est celle du suffrage censitaire ponctuée par les journées révolutionnaires de
juillet 1830 pour élargir le cens ; puis viennent la révolution de 1848 qui établit
le suffrage universel pour les hommes, la libération de 1944 qui étend le droit de
vote aux femmes et 1974 qui abaisse la majorité électorale de vingt et un à dix-
huit ans. Ces différentes dates montrent que le droit de vote n’est ni un droit
naturel ni un droit spontanément accordé aux hommes, mais un droit conquis par
le peuple. D’où l’assimilation progressive du droit de vote à la démocratie, à la
présence et à la force du peuple comme en témoigne, dans les illustrations
électorales du XIXe siècle, le recours fréquent au lion pour signifier la puissance
et la souveraineté du suffrage universel.
En conséquence, il est devenu commun de considérer qu’est démocratique
une institution dont les membres sont élus au suffrage universel direct et qui, par
ce lien électoral, exprime la souveraineté du peuple. Ainsi, depuis longtemps,
l’archétype de l’institution démocratique est le Parlement. Ou, plus précisément,
l’Assemblée nationale car, depuis toujours également, il pèse sur le Sénat un
soupçon aristocratique – une anomalie démocratique, dira Lionel Jospin – car, à
la différence de la Chambre « basse », ses membres ne sont pas issus du suffrage
universel direct. Et c’est pourquoi sans doute, dans les débats constitutionnels de
la Ve République, la question démocratique se réduit à la question
parlementaire : en 1958, le déclin du Parlement organisé par le général de Gaulle
est immédiatement analysé comme un recul de la démocratie ; en 2008, la
revalorisation du Parlement – maîtrise et partage de l’ordre du jour, réécriture
des projets de loi… – est présentée comme une avancée de la démocratie. De
même, en 1962, le passage de l’élection parlementaire à l’élection populaire du
président de la République a placé l’institution présidentielle dans la catégorie
des institutions démocratiques, justifiant du même coup qu’elle devienne un
centre de décision politique à égale légitimité avec le Parlement ; et, ici,
l’assimilation suffrage universel/institution démocratique est telle que personne
n’ose proposer la suppression de l’élection populaire du chef de l’État de peur
d’être accusé de vouloir enlever un pouvoir au peuple alors pourtant que
beaucoup considère cette élection comme une des causes du déséquilibre
démocratique.
L’origine électorale d’une institution reste donc un marqueur fort de sa
qualité démocratique. Au point de juger qu’une société se « démocratise » quand
ses institutions s’ouvrent au vote. Ainsi de l’institution locale qui devient
démocratique avec l’élection des conseillers municipaux – 1831 et 1882 pour les
maires –, des conseillers généraux – 1833 et 1982 pour les présidents des
conseils généraux –, des conseillers régionaux – 1982 ; ainsi de l’institution
scolaire qui devient démocratique avec l’élection des parents d’élèves puis des
élèves aux conseils de classe ; ainsi de l’entreprise qui devient démocratique
avec l’élection des délégués du personnel. Au point aussi de s’imposer sur la
scène internationale où, pour les auteurs de coups d’État, annoncer l’organisation
d’élections « dans l’année » manifeste leur volonté d’établir des institutions
démocratiques.
Et pourtant, malgré ce succès, le suffrage universel ne garantit pas par lui-
même la qualité démocratique des institutions qui en sont issues. Le doute sur les
vertus démocratiques de l’élection n’est pas un phénomène récent. Sans en
appeler à Aristote qui pensait le tirage au sort plus démocratique que le vote,
l’illusion électorale est dénoncée dès l’apparition du suffrage universel : il fait du
citoyen le « souverain d’un jour tous les cinq ans », il est, écrit Proudhon qui y
était favorable au début, « le plus sûr moyen de faire mentir le peuple ». Au
demeurant, les républicains et la gauche ont longtemps été réservés à l’égard
d’un instrument, le vote, accusé de servir les idées que la religion ou/et le
capitalisme ont mises dans la tête des citoyens. Aujourd’hui, ces réserves
oubliées ressortent, et les critiques de « l’imposture démocratique », selon le titre
du livre de Luciano Canfora, connaissent un succès certain 5. Déjà en 1992,
Claude Lefort n’hésitait pas à soutenir que le coup d’État des militaires algériens
répondait à la « nécessité politique du moment » car le premier tour des élections
législatives annonçait au second tour la victoire des islamistes : « La démocratie
est-elle en droit de réduire au silence ceux qui veulent la détruire et le déclarent
expressément ? Si le danger existe de voir le pouvoir tomber entre les mains de
gens pour qui l’idée des libertés publiques et des libertés individuelles n’a aucun
sens, la réponse est oui, sans hésitation », affirme-t-il 6.

Au-delà de ces critiques classiques, l’établissement progressif d’un « droit
des élections » signifie qu’en lui-même le vote ne produit pas, ne garantit pas la
qualité démocratique d’une institution ; qu’il ne produit cette qualité que dans le
respect de certaines conditions. Par exemple, que le vote ait lieu à intervalles
réguliers, que l’électeur ait le choix entre plusieurs candidats, que ces derniers
aient un égal accès aux moyens de communication, que le pluralisme des médias
soit effectif, que la liberté d’opinion, d’expression et d’aller et venir soit
garantie, que la sincérité du suffrage ne soit pas altérée par des irrégularités au
moment de la campagne électorale, dans la tenue des bureaux de vote et lors du
dépouillement des bulletins… Et ces conditions valent pour toutes les élections –
locales, scolaires, syndicales, parlementaires… – et pour tous les pays, au point
que toute élection est désormais sous contrôle d’observateurs chargés de
remettre un rapport dont dépend la validation de l’élection. Ce qui veut dire que,
dans la logique électorale même, le vote n’est plus pensé comme produisant
spontanément une institution démocratique ; pour qu’il ait une vertu
démocratique, il faut encore, il faut surtout qu’il se réalise dans le respect des
droits constitutionnels. Chirin Ebadi, avocate iranienne et prix Nobel de la paix
2003, dit simplement ce qu’il est encore difficile d’oser penser et dire pour un
démocrate occidental nourri au culte du suffrage universel : « Je dirai que tant
que les élections ne sont pas conformes aux règles des droits de l’homme, la
majorité arrivée au pouvoir à la suite du suffrage universel ne peut être
considérée comme une majorité légitime et démocratique ; la légitimité d’un
gouvernement n’émane pas seulement du suffrage universel, mais aussi du
respect du droit et des libertés de tous les citoyens, sans distinction de race, de
sexe, de religion, d’opinion politique, etc. 7. » À nouveau, le droit ! Le droit qui
fait sens vers la démocratie puisque ce n’est plus le vote brut qui fait la
démocratie mais le vote civilisé par la codification constitutionnelle, le vote
« juridicisé ».
La démocratie continue ne se cherche ni ne se trouve dans un nouvel
aménagement institutionnel de la sphère étatique ni dans le perfectionnement du
système électoral. Elle reconnaît, évidemment, l’intérêt de ces réformes et peut y
apporter sa contribution 8, mais elle ne s’y réduit pas. Elle prend son sens propre
ailleurs que dans l’État : dans la société.
La société de la démocratie continue : critique
du principe de souveraineté et espace public
Ce renversement de perspective n’est pas une foucade. Il trouve son principe
dans l’article 16 de la Déclaration de 1789 qui énonce clairement que « toute
société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des
pouvoirs déterminée n’a point de Constitution ». « Toute société » dit
l’article 16, et non « tout État » ! Sans doute l’habitude a-t-elle été prise de lire
« État » à la place de « société », et cette lecture, à force d’être répétée, a fini par
se superposer à l’écriture et devenir la vérité de l’objet constitutionnel. D’autant
que les constitutionnalistes ont longtemps, sur la foi de cette lecture particulière,
limité leurs travaux et leurs enseignements à la description de l’organisation des
pouvoirs de l’État et de leurs relations. Et pourtant, le lien établi par l’article 16
ne manque pas de logique. Ubi societas ibi jus, « là où il y a de la société il y a
du droit » : du droit pour régler les relations privées, pour organiser les relations
de travail, pour définir les infractions et les peines… Et la Constitution n’est que
le droit de ces droits, elle est la loi fondamentale qui énonce les principes sur
lesquels ces droits doivent se construire et qui déterminent les pouvoirs et les
procédures par lesquels ils s’élaborent. En ce sens, la Constitution est
indissociable de la société, mais peut être dissociée de la forme politique dans
laquelle, à un moment donné de son histoire, cette société s’organise. Pour le
dire autrement, le lien Constitution/société est ontologique, le lien Constitution/
État est historique. Et, aujourd’hui, ce dernier lien se distend sous l’effet de
l’effacement progressif de la figure étatique. Elle a perdu les traits qui, au temps
de sa splendeur, faisaient sa gloire.
D’abord, l’État perd son territoire. Il s’est construit par des marques sur le
sol, les frontières qui dessinaient un territoire, un dedans et un dehors qui
permettaient de savoir, au passage du poste douanier, que l’État français se
terminait et que l’État italien commençait. Les hommes, les marchandises,
l’argent, les nuages de Tchernobyl, les maladies, les informations, les images ne
connaissent plus les frontières et circulent librement grâce, notamment, à
Internet qui définit un espace a-territorial, trans-étatique et interactif. Cet espace
sans frontières n’est pas un espace sans ancrage géographique ni sans règles dans
la mesure où les infrastructures sont localisables et son « administration » est
nécessaire ; mais ces questions ne peuvent plus être résolues à l’intérieur des
frontières et pour le seul territoire étatique. Même si, devant ces attaques
sociotechnologiques, les États résistent et cherchent à contrôler les circuits et le
contenu des réseaux sociaux, l’espace politique pertinent sera toujours davantage
celui du monde. Et il est aussi celui de la démocratie continue par la figure du
citoyen du monde.
Ensuite, l’État perd son peuple. La construction du peuple par l’État
s’efforçant, par ses lois et ses institutions, de réduire les sentiments
d’appartenance « locale » et d’imposer une représentation de destin commune à
une population territorialisée est à la fois récente au regard de la longue durée de
l’histoire et contraire aux modes anciens de construction de l’identité, celui, par
exemple, de Rome qui accordait le statut de citoyen romain aux peuples conquis
sans les soumettre aux lois de Rome, mais en les laissant vivre selon leurs
coutumes et leurs langues 9. Aujourd’hui, le peuple étatique craque sous l’effet
d’un double mouvement : la réapparition des « peuples locaux » donnés disparus
de l’histoire et l’émergence d’un peuple-monde par la prise de conscience des
dangers et intérêts communs à toute l’humanité et l’espace partagé des réseaux
sociaux. Plutôt que de pleurer sur une identité malheureuse ou condamner ou
tenter de bloquer ce mouvement, la démocratie continue cherche à le penser, à le
prendre en charge et à imaginer les institutions qui le fassent vivre.
Enfin, l’État perd sa souveraineté. Jean Bodin, référence oblige, la définissait
comme le pouvoir de fabriquer la loi, de battre monnaie, de rendre la justice et
de décider de la guerre et de la paix 10. Chacun peut aisément observer que les
États n’ont plus, à des degrés et des rythmes différents, ces attributs : les lois
« nationales » et même les constitutions censées être l’expression suprême du
Souverain sont rédigées sous l’influence des traités, des pactes internationaux
des droits de l’homme et, pour l’Europe, de la législation européenne dont une
partie s’applique directement sur le territoire des États membres sans besoin de
leur intervention (principe dit « de l’effet direct ») ; les États de la zone euro ne
battent plus monnaie, ne sont plus maîtres de leur politique monétaire et doivent
soumettre leurs lois de finances à l’approbation des instances supranationales
avant de les faire voter par leur Parlement national, et les États qui battent encore
monnaie doivent se plier aux règles, injonctions et contrôles du Fonds monétaire
international ; la justice devient supra-étatique puisque les lois nationales et les
jugements des cours nationales – qui ne peuvent plus être dites « suprêmes » –
peuvent faire l’objet de recours devant la Cour de justice de l’Union européenne
et la Cour européenne des droits de l’homme dont les décisions s’imposent aux
États et puisque, pour les crimes contre l’humanité, pour les conflits territoriaux,
pour les désaccords commerciaux existe ou se développe une justice
internationale ; déclarer la guerre met un État hors de la légalité internationale
depuis que la Charte des Nations unies impose que les États membres de l’ONU
règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, s’abstiennent
de recourir, dans leurs relations, à la menace ou à l’emploi de la force et
demandent et obtiennent l’autorisation du Conseil de sécurité pour, le cas
échéant, entreprendre toute action armée.
La forme « État » est, aujourd’hui, décalée. Non sous les coups d’une main
volontairement destructrice, mais par le mouvement du monde. L’État n’est pas
la forme « naturelle » de l’organisation politique des sociétés ; d’autres formes
ont existé – cités, empires… –, d’autres formes existeront 11. Le temps de la
forme « État » a correspondu à celui où l’état des forces productives et le succès
de la reproduction socio-économique avaient besoin de stabiliser une population
dans un cadre territorial plus vaste et plus homogène que celui des féodalités
médiévales. Ce temps est passé et si la forme « État » est toujours là, elle l’est
comme mythe ou comme un fantôme qui s’agite encore mais qui a perdu tous les
attributs d’être vivant. Le principe de souveraineté est « moribond 12 » ; il a été
inventé à la fin du Moyen Âge comme l’arme idéologique devant servir aux
princes des différents pays d’Europe à légitimer leur revendication de pouvoir
contre le pape et l’empereur. Si Jean Bodin l’a théorisé comme principe
d’indépendance des États modernes, il n’est pas un produit de la raison pure,
mais de l’expérience et des circonstances politiques de la Renaissance. Ce
temps-là est fini. La souveraineté économique ne veut plus rien dire quand les
grands contrats internationaux opèrent des transferts de technologie et quand les
produits ne sont plus fabriqués par et dans un seul pays, mais à partir de
composants venant de tous les continents. La souveraineté nationale ne veut plus
rien dire quand les barrières commerciales sont abolies entre les États comme
elles l’ont été autrefois entre les provinces de l’État et que les communications
tendent à universaliser les consciences. La souveraineté du travail ne veut plus
rien dire quand l’évolution conduit à remplacer la force du travail humain
d’abord par les machines – XIXe siècle – puis par les robots – XXIe siècle.
La démocratie continue, qui a pour espace de référence la société, ne peut se
fonder sur le principe de souveraineté qui a toujours été et est encore
l’instrument de légitimité de la puissance de l’État sur son peuple. Benjamin
Constant notait déjà le danger de la souveraineté pour la démocratie : si le
principe de la souveraineté du peuple ne peut être contesté, « il est nécessaire, il
est urgent, insistait-il, d’en bien concevoir la nature et d’en bien déterminer
l’étendue car si l’on attribue à la souveraineté une latitude qu’elle ne doit pas
avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce
principe 13 ».
La démocratie continue ne se construit pas avec l’instrument qui a servi à
construire l’État. Son instrument, c’est la délibération qui est le principe actif du
lieu qui la distingue : l’espace public. Selon une représentation classique, héritée,
pour se limiter à la période récente, de la tradition hégélienne, la société serait
divisée en un espace civil et un espace politique. Le premier serait celui des
intérêts privés, des individus pris dans leurs déterminations sociales, leurs
activités professionnelles et leurs conflits ; le second serait celui des institutions
publiques, de la représentation, de l’État. Imbriquées pendant toute une période
historique, ces deux sociétés se seraient progressivement séparées, l’espace
politique « sortant » de l’espace civil pour le gérer, et cette séparation serait la
marque de la « modernité ». À cette représentation efficace mais un peu rustique,
il est possible, dans la logique des travaux d’Habermas, de proposer un autre
schéma où s’intercale, entre l’espace civil et l’espace politique, l’espace public.
Ce dernier peut être compris comme le lieu qui reçoit, par le canal des
associations, des mouvements sociaux, des journaux, les idées produites dans
l’espace civil et où, par la confrontation et la délibération publique, se construit
une opinion publique sur des propositions normatives qui sont ensuite portées
dans l’espace politique. Dans la forme représentative de la démocratie, le seul
lieu légitime de production des règles est la sphère politique institutionnelle ;
elles s’y élaborent sans doute par la délibération publique, mais une délibération
qui doit se dérouler au sein d’une institution, le Parlement, où l’usage de la
raison et l’échange d’arguments doivent permettre, selon le modèle classique du
régime parlementaire, de produire rationnellement des lois rationnelles. L’espace
public n’est pas nécessairement absent de ce schéma, mais il n’est jamais pensé
comme un lieu où se forme la volonté normative, il est toujours représenté
comme un lieu vide de volonté, comme un lieu incapable de produire des règles.
Au pire, il est, pour les libéraux, l’espace des « petits » intérêts privés ; au
mieux, il est, pour les républicains, l’espace où il faut gagner des votes.
Par rapport à ce schéma, la forme « continue » de la démocratie opère un
retournement radical des positions des trois espaces, l’espace public devenant
l’espace le plus important parce que celui où se forme la volonté normative. Loin
d’être un lieu vide, il est en effet compris, ici, comme un lieu où toutes les
questions issues de l’espace civil – la protection sociale, l’organisation du temps
de travail, l’expression publique des croyances religieuses, la place des
artistes… – sont « travaillées » pour aboutir à la formulation de réponses, à la
formulation de propositions normatives, c’est-à-dire de propositions de règles de
droit. Bref, l’espace public est, ici, l’espace où se forme la volonté générale. Et
elle se forme par la délibération, par la communication des idées, par la
confrontation des opinions, par l’échange d’arguments. Donc par la discussion.
Donc par l’exercice et le respect des droits fondamentaux qui sont les conditions
de possibilité de la discussion : liberté d’aller et venir pour aller partout défendre
ses opinions, liberté de réunion et de manifestation pour faire connaître ses
propositions, liberté d’association pour rassembler ceux qui partagent les mêmes
propositions normatives… Sans ces droits, dont les uns garantissent la personne
dans ses activités privées et les autres dans ses activités publiques, mais qui se
conditionnent et se renforcent réciproquement, le principe de discussion reste
lettre morte, l’espace public atone et la démocratie est absorbée par l’État. La
discussion ne devient un principe actif et distinctif de la démocratie continue que
par le médium du droit et, en particulier, des droits fondamentaux qui définissent
le code de réalisation de l’activité communicationnelle. Pour que l’État ne se
referme pas sur la démocratie, il faut que le droit garantisse aux hommes la
faculté d’agir dans l’espace public, de proposer, d’inventer, de redéterminer sans
cesse les exigences normatives.
Évidemment, et contrairement à une représentation qui en est souvent
donnée, l’espace public n’est pas un lieu angélique où la discussion sur la
transformation des exigences sociales en propositions normatives se ferait
calmement, à l’abri de la mauvaise foi ou de pratiques manipulatrices. Il est un
espace social, c’est-à-dire un espace de luttes, de controverses pour la formation,
sur un sujet donné, d’une volonté normative ; il est un espace où, pour construire
une opinion normative, interviennent aussi bien des collectifs de citoyens
bénévoles que des grands groupes financiers soucieux de contrer la formation
d’une règle contraire à leurs intérêts ; il est un espace où les médias peuvent
aussi bien chercher à imposer la vision des hommes politiques que se saisir, pour
gagner des lecteurs ou ne pas se couper de leur lectorat, des questions qui agitent
l’espace public et participer à l’organisation du débat public. Si, comme l’écrit
Bernard Lacroix, la démocratie n’existe que par les luttes dont elle est l’objet 14,
la démocratie continue, elle, ne peut exister que par un espace public vivant,
critique, démultiplié, mobilisant sans cesse ses ressources sociales, associatives,
intellectuelles pour imposer à l’espace politique des transactions qui fassent droit
à ses exigences politiques.
Car l’espace public n’est pas seulement le lieu où se forme la volonté
normative ; il est aussi le lieu qui, par la mobilisation de ses acteurs, construit
une force capable d’imposer à l’espace politique – à l’État, pour aller vite – au
minimum la prise en charge des questions sur lesquelles il s’est mobilisé, au
maximum la prise en charge des propositions normatives qui y ont été élaborées.
En d’autres termes, l’espace public doit être en mesure de peser, y compris en
dehors des moments électoraux, sur l’espace politique pour lui imposer son
« agenda », pour le contraindre à répondre aux questions sur lesquelles il s’est
mobilisé et si possible dans le sens des propositions qu’il a formulées. Là aussi,
le modèle de la démocratie continue renverse radicalement le schéma de la
démocratie représentative : alors que dans celui-ci l’espace politique élabore de
manière relativement autonome, par la magie du mandat représentatif, les règles
qu’il « déverse » ensuite dans les espaces public et civil, dans celui-là l’espace
public, parce qu’il est reconnu comme le lieu où la volonté générale se forme,
« déverse » dans l’espace politique ses propositions normatives et le contraint à
y répondre. Sans doute l’État ne répond-il pas toujours et nécessairement dans le
sens voulu par l’espace public ; sans doute résiste-t-il et oppose-t-il ses propres
exigences à celles produites par l’espace public ; mais il est, au minimum,
contraint à des transactions. Le « métier » de citoyen change tout aussi
radicalement. Alors que, dans le système représentatif, son pouvoir est
instantané et intermittent puisqu’il se réalise et s’épuise entièrement tous les cinq
ans dans l’acte de vote, dans la démocratie continue il est permanent et s’inscrit
dans la durée qui sépare deux moments électoraux. Au demeurant, les deux
« métiers » ne s’opposent pas ; ils se complètent et enrichissent le statut de
citoyen puisque le pouvoir du citoyen de la démocratie continue prolonge celui
de l’électeur du système représentatif en soumettant le lien électoral et donc les
élus au contrôle permanent de l’espace public.
L’espace-monde, horizon de la démocratie
continue
Fonder la démocratie sur l’espace public n’est pas seulement la désétatiser,
c’est la mondialiser ou, plus modestement, lui donner le monde comme horizon.
Derrière les discours d’État cherchant à enfermer les « problèmes » dans le seul
cadre national et à bloquer la vision de leur peuple aux limites de ses frontières,
le monde, chaque jour davantage, s’impose aux yeux de tous comme l’espace
politique pertinent. Les États peuvent continuer, ici et là, à ériger des murs, une
élection présidentielle en Turquie, un virus au Liberia, la mort d’un jeune Noir à
Ferguson, les attentats du 11 Septembre, l’assassinat de François-Ferdinand à
Sarajevo, la catastrophe de Fukushima, l’effondrement de la banque Lehman
Brothers, le déficit de la Grèce ne sont pas des événements nationaux ; ils ont
une dimension mondiale, ils provoquent l’attention de « tous les gens » quelle
que soit leur nationalité de référence, ils font du commun mondial. Et, par cette
attention partagée, par cette perception d’un commun mondial émerge le citoyen
du monde. La famille, le village, le voisinage, la région, l’État ont été les champs
de production, de reproduction et de perception de la vie quotidienne des
« gens » ; aujourd’hui, leur vie, économique, sociale, culturelle, affective
s’inscrit dans des grands espaces régionaux – Europe, Aléna, Mercosur, Asean,
Espace transatlantique de libre-échange… – et demain, sinon déjà, dans
l’espace-monde. Ces nouvelles échelles de vie n’ont pas supprimé les
« anciennes » comme en son temps l’échelle étatique n’avait pas supprimé les
attachements villageois et familiaux ; elles continuent seulement l’histoire des
formes politiques non selon un schéma chronologique – sur le mode « d’abord,
ensuite et enfin » – et hiérarchique – sur le mode « en haut le monde, en bas la
famille » –, mais par leur coexistence et leur enchevêtrement réversible.
Contrairement à une lecture linéaire, ce n’est pas seulement l’espace-monde qui
provoque les changements de règles et de comportements dans les espaces de vie
étatiques, villageois ou familiaux ; les luttes locales ont aussi une dimension
mondiale et peuvent contribuer à modifier l’organisation politique de l’espace-
monde.
À nouveau résonne le « Je me révolte donc nous sommes » de Camus. Les
besoins des hommes n’ont pas de frontières, ils sont les mêmes partout
indépendamment des attaches étatiques. Se nourrir, se vêtir, se loger, être
tranquille dans sa manière de vivre, de croire et de circuler ne sont pas des
besoins propres aux Français, aux Canadiens, aux Colombiens, aux Chinois, aux
Africains, aux chrétiens, aux bouddhistes, aux musulmans, aux athées ; ces
besoins sont communs à tous les hommes et tous les hommes ont l’expérience de
révoltes, de luttes pour obtenir leur transformation en droits et garantir au
« nous » un égal accès à ces droits. La qualité de citoyen du monde est moins
liée au fait « monde » qu’à cette revendication a-nationale et partagée des
mêmes droits qui prend naissance dans les espaces publics. Elle est juridique,
elle n’est pas naturelle. Et, par cette qualité, elle continue le processus politique
par lequel les individus se transforment en citoyens : « on » devient citoyen du
monde parce qu’on met au jour les conflits du monde – économiques,
écologiques, militaires, culturels… –, qu’on y participe aux moyens
d’institutions non étatiques et qu’on lutte pour imposer des droits communs de la
même manière qu’« on » est devenu citoyen d’un État en dénonçant les
injustices et en créant syndicats et partis politiques pour imposer la
reconnaissance à tous les nationaux du droit de vote, du principe d’égalité, du
droit à la santé, du droit à l’instruction, etc. Le « nous » se percevait national, il
se perçoit aujourd’hui mondial.
Cet espace-monde, lieu d’horizon de la démocratie continue, est aussi et en
même temps un enjeu politique. Car le retrait ou l’affaiblissement des États peut
servir les intérêts du marché qui verrait disparaître, avec les frontières, le
principe de souveraineté et le bouclier étatique, les obstacles à son emprise sur le
monde. Sans même opposer que les États sont, aujourd’hui, davantage des
accompagnateurs du marché que des obstacles, ce risque existe. L’espace-monde
est un espace politique, et de la capacité des citoyens du monde à se mobiliser, à
se coordonner et à s’organiser dépendra sa couleur. Entre l’État et le marché, il y
a le droit. Celui qui fait l’homme citoyen du monde et celui que fait l’homme
devenu citoyen du monde.

1. Cette idée se retrouvera à l’article 2 de la Déclaration de 1789 qui fait de la résistance à


l’oppression un droit naturel et imprescriptible de l’homme.
2. Jean-François Copé, Un député, ça compte énormément, Paris, Albin Michel, 2009.
3. La commission a proposé que 10 % des députés soient élus au scrutin proportionnel à un tour
dans le cadre d’une circonscription nationale unique, tous les partis, même ceux ayant eu des élus
par le scrutin majoritaire, participant à la répartition des sièges pourvus à la proportionnelle et les
candidats au scrutin majoritaire ne pouvant figurer sur la liste du scrutin proportionnel.
4. Georges Vedel, « Le régime présidentiel ? La moutarde après dîner », Le Monde, 31 octobre
1997.
5. Luciano Canfora, L’Imposture démocratique, Paris, Flammarion, 2003 ; voir également Alain
Garrigou, Histoire sociale du suffrage universel en France (1848-2000), Paris, Seuil, « Points
Histoires », 2002 ; Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en
France, Paris, Gallimard, 1992 ; Yves Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation
démocratique, Paris, La Découverte/Poche, 2011.
6. Claude Lefort, Le Nouvel Observateur, 16 janvier 1992. Et il ne faut pas oublier un des slogans de
Mai 68 : « Élections, piège à cons »…
7. Chirin Ebadi, Le Monde, 29 avril 2009.
8. Voir infra, p. 157 sq.
9. Voir, par exemple, Florence Dupont, Rome, la ville sans origine, Paris, Le Promeneur, 2011.
10. Jean Bodin, Les Six Livres de la République, Paris, 1576.
11. Voir, par exemple, Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Éd. de Minuit, 1974.
12. Monique Chemillier-Gendreau, « Le concept de souveraineté a-t-il encore un avenir ? », RDP,
2014 ; De la guerre à la communauté universelle. Entre droit et politique, Paris, Fayard, 2013 ;
Gérard Mairet, Le Principe de souveraineté. Histoire et fondements du pouvoir moderne, Paris,
Gallimard, « Folio essais », 1997.
13. Benjamin Constant, Principes de politique, Paris, Hachette, « Pluriel », 2006.
14. Bernard Lacroix, « Quel sens accorder au mouvement de décembre 1995 ? », Les Idées en
o
mouvement, février 1996, n 36, p. 6.
SECONDE PARTIE

LES INSTITUTIONS
DE LA DÉMOCRATIE
CONTINUE
La question des institutions est, toujours, celle du mode de fabrication de la
volonté générale, celle des modalités par lesquelles une société définit le bien
commun. Le système institutionnel de la démocratie représentative a été
construit au XIXe siècle dans un esprit et une logique bonapartistes. Dans la
démocratie continue, l’intérêt général se construit par un régime concurrentiel
auquel participent les institutions de la généralité démocratique (chapitre 4), les
institutions de la réflexivité démocratique (chapitre 5) et les institutions du
gouvernement démocratique (chapitre 6).
4

Les institutions de la généralité


démocratique

À la recherche du moyen le plus démocratique pour exprimer la volonté


générale, le référendum s’impose comme une évidence. Une évidence
discutable, mais une évidence appuyée sur le bon sens et confortée par le
raisonnement juridique. Il n’est pourtant pas l’instrument de la démocratie
continue qui lui préfère la reconnaissance d’une Assemblée sociale délibérative
et l’institutionnalisation des conventions de citoyens tirés au sort.
Contre le référendum, acte d’acclamation
La force immédiate de l’affirmation régulièrement entendue selon laquelle
« un démocrate ne peut repousser l’idée de référendum qui est l’expression
directe de la volonté du peuple 1 » est, en effet, validée par le Conseil
constitutionnel qui, dans sa décision du 6 novembre 1962, refuse de contrôler les
lois adoptées par le peuple au motif, précisément, qu’elles sont l’expression
directe de sa volonté. Au sommet de la hiérarchie des valeurs constitutionnelles
se trouve la démocratie directe, celle où le peuple décide lui-même de ce qui est
bon pour la cité, en dessous la démocratie semi-directe et, tout en bas, la
démocratie représentative. Instituer ou généraliser le référendum serait ainsi la
voie d’une construction démocratique de l’intérêt général.
Et, de fait, l’usage du référendum se répand. D’après les études coordonnées
par Butler et Ranney, plus de mille référendums ont eu lieu dans le monde
depuis 1793 avec une forte croissance après la Seconde Guerre mondiale en
conséquence du phénomène de la multiplication du nombre des États. À elle
seule, la Suisse, il est vrai, concentre presque la moitié du nombre de
référendums organisés dans le monde. Elle a, par exemple, sur une initiative
populaire – celle de l’Union démocratique du centre, présidée par Christoph
Blocher – interdit la construction de minarets en 2009, décidé le renvoi des
criminels étrangers en 2010 et, le 9 février 2014, rétabli le contrôle de
l’immigration par un système de quotas. Et d’autres référendums importants ont
eu lieu en 2014, en Suisse bien sûr, mais aussi en Italie, en Écosse, le
18 septembre 2014, pour décider si ce pays restait ou non dans le Royaume-Uni,
en Nouvelle-Calédonie, pour décider de l’avenir institutionnel de l’île. En France
même, l’idée référendaire progresse. Depuis 1793, date du premier référendum
organisé pour ratifier la Constitution de l’an I, vingt-deux référendums ont eu
lieu dont neuf sous la Ve République. Ce qui pourrait convaincre du caractère
profondément démocratique du système politique actuel et ce d’autant plus que
toutes les révisions constitutionnelles, aussi bien celle de 1995 que celle de 2008,
ont eu pour objet d’élargir le champ du référendum et de « démocratiser » sa
procédure. De même, limitée en 1958 au gouvernement et aux deux assemblées
agissant conjointement, l’initiative du référendum, lorsqu’elle est
gouvernementale, doit, depuis la révision de 1995, faire obligatoirement l’objet
d’une déclaration devant chaque assemblée suivie d’un débat (mais pas d’un
vote sauf dépôt d’une motion de censure), et surtout la révision de juillet 2008 a
ajouté le référendum d’initiative partagée. Désormais, un cinquième des
parlementaires – soit 185 – soutenu par un dixième du corps électoral – soit
4,5 millions – peut proposer un référendum entrant dans le champ défini à
l’article 11 de la Constitution.
Ce succès de l’idée référendaire tient à son inscription dans le discours
critique du système représentatif monopolisant l’expression de la volonté
générale entre les mains des seuls représentants dont les actes n’ont besoin
d’aucune ratification populaire puisque la volonté exprimée par les représentants
est « comme si elle émanait directement de la Nation 2 ». Dans les années 1930,
c’est-à-dire sous une IIIe République qui a poussé à son extrême l’exclusivité du
principe représentatif, un mouvement de réaction se manifeste à l’encontre de
l’absolutisme parlementaire en miroir revendiqué de celui qui s’était manifesté
naguère contre l’absolutisme monarchique : non pas détruire la démocratie
représentative, non pas instaurer la démocratie directe modèle 1793, mais
réduire, limiter, contenir la suprématie parlementaire par l’octroi d’une place,
d’un rôle et d’une participation directe du peuple à la puissance publique. Et le
moyen privilégié que propose Carré de Malberg – mais aussi Barthélemy,
Burdeau, Tardieu… – pour enrayer la puissance parlementaire est le référendum.
« Concurremment avec le Parlement, propose ainsi Carré de Malberg, le corps
des citoyens serait admis à exercer le pouvoir législatif, en toute sa plénitude, par
la voie de l’initiative populaire. Et d’autre part, les décisions des chambres ne
posséderaient plus le caractère et la force de décisions souveraines ; elles
n’acquerraient leur vertu définitive qu’à la condition d’avoir été ratifiées,
expressément ou tacitement, par une votation populaire ou par l’absence de
demande de référendum 3. » Le propos est clair : non supprimer le rôle de
représentation du Parlement, mais soumettre l’exercice de son pouvoir
représentatif à la réserve de son approbation, de sa ratification par le peuple. Au
sens propre : ad referendum.
Selon ces auteurs, le référendum, loin d’être incompatible avec le régime
parlementaire 4, apporte à la démocratie représentative une légitimité
supplémentaire puisque, en s’ouvrant à la participation directe des citoyens, il
contribue à renforcer l’adhésion du peuple aux institutions de la représentation.
Au sein du système représentatif, le référendum remplirait ainsi plusieurs
fonctions positives. Une fonction civique 5, d’abord, dans la mesure où il ferait
prendre conscience aux citoyens de leur responsabilité dans la détermination de
la politique de leur pays. Pourraient avoir rempli cette fonction le référendum du
8 janvier 1961 sur l’autodétermination algérienne par lequel le général de Gaulle
a demandé aux Français d’approuver ou non un changement radical de politique
à l’égard de l’Algérie, le référendum du 8 avril 1962 par lequel il a demandé au
peuple de valider ou non les accords d’Évian qui ouvraient sur l’indépendance
de l’Algérie, et le référendum du 20 septembre 1992 par lequel François
Mitterrand a demandé aux citoyens de décider de l’abandon du franc au profit de
l’euro. Liée à cette première fonction, le référendum aurait également, selon ces
mêmes auteurs, un rôle pédagogique dans la mesure où la campagne référendaire
provoquerait des débats, des échanges, des discussions qui favoriseraient
l’intérêt des citoyens pour la chose publique et leur compréhension des enjeux
politiques. Outre les référendums précédents qui ont permis un grand débat
« populaire » sur la politique coloniale de la France (1961 et 1962) et sur sa
politique européenne (1992), pourraient avoir rempli cette fonction pédagogique
le référendum du 28 octobre 1962 sur l’élection du président de la République au
suffrage universel, et donc sur l’équilibre des pouvoirs, et surtout le référendum
du 29 mai 2005 sur le projet de Constitution européenne qui a joué comme un
cycle de formation accélérée sur l’état et l’avenir de l’Europe et qui a passionné
les Français. Le référendum pourrait encore avoir une fonction proprement
politique dans la mesure où il serait un instrument utile en cas de crise ou de
blocage du système représentatif. Ainsi le concevait le général de Gaulle qui,
pour sortir de la crise politique de Mai 68, avait proposé de recourir au
référendum 6 ou Nicolas Sarkozy qui promettait en février 2012 de favoriser, s’il
était réélu, la démocratie directe en organisant des référendums chaque fois que
les institutions de la démocratie représentative – Parlement, syndicats,
associations… – « bloqueraient » les réformes. Enfin, la seule présence du
référendum dans le dispositif constitutionnel représentatif aurait une fonction
modératrice dans la mesure où les représentants chercheraient préventivement à
intégrer dans leur politique législative les demandes, les attentes, les exigences
des citoyens afin d’éviter soit l’organisation d’un référendum, soit, s’il y a lieu,
d’être désavoués par le peuple. Par ces fonctions, le référendum
« démocratiserait » la démocratie représentative. Cette idée est clairement à
l’origine de la révision constitutionnelle de 1995 qui a élargi la possibilité de
consulter directement le peuple sur les questions relatives à la politique
économique, sociale et environnementale du pays, et, plus encore, de la révision
de juillet 2008. Le comité Balladur inscrit, en effet, sa proposition d’associer les
citoyens au processus référendaire dans un souci explicite de « démocratisation
des institutions qui implique un élargissement du champ de la démocratie 7 ».
Cette idée d’un système représentatif tempéré par le référendum est
séduisante mais discutable au regard, par exemple, de l’interrogation,
philosophique et politique, provoquée par le mode institutionnel de
« traitement » du mariage entre personnes de même sexe. En Croatie,
l’association « Au nom de la famille » lance en mai 2013 une pétition demandant
la tenue d’un référendum visant à inscrire dans la Constitution le principe selon
lequel le mariage ne peut être célébré qu’entre un homme et une femme. Cette
pétition ayant recueilli 750 000 signatures, soit plus du dixième du corps
électoral croate, le Parlement avait l’obligation, au titre de l’article 87 de la
Constitution, d’organiser le référendum ; celui-ci s’est déroulé le 1er décembre
2013 et 66 % des électeurs croates ont voté en faveur de l’amendement
constitutionnel interdisant le mariage homosexuel 8. En France, à la même
époque, l’association « La manif pour tous », forte d’une pétition signée par
700 000 personnes et remise au Conseil économique, social et environnemental,
demande l’organisation d’un référendum sur la question du « mariage pour
tous » ; la Constitution française ne faisant pas obligation aux pouvoirs publics
d’organiser un référendum, le gouvernement a décidé que cette question relevait
de la compétence du Parlement qui a adopté, le 17 mai 2013, la loi autorisant le
mariage homosexuel. Au Brésil, le Conseil national de justice, présidé par le
président du Tribunal suprême du Brésil, a jugé, par quatorze voix contre une,
que l’article 226 de la Constitution brésilienne qui n’accorde la protection de
l’État qu’à l’union entre un homme et une femme était contraire au principe
d’égalité et a, en conséquence, habilité les maires à célébrer les mariages entre
personnes de même sexe.
Croatie : référendum ; France : Parlement ; Brésil : juge. Si le critère
d’évaluation est l’idée selon laquelle « un démocrate ne peut pas repousser l’idée
de référendum qui est l’expression directe de la volonté du peuple », la réponse
s’impose : la Croatie est le pays le plus démocratique, le Brésil le moins ;
l’interdiction du mariage homosexuel en Croatie est une décision démocratique,
son autorisation au Brésil ne l’est pas. Et pourtant, indépendamment de sa
position personnelle sur le mariage pour tous, cette réponse crée un malaise dans
la mesure où le juge brésilien a fondé sa décision sur un principe éminemment
démocratique, le principe d’égalité, qui pourrait justifier de qualifier son
jugement de « démocratique », alors que le peuple croate a pris une décision
discriminatoire fondée sur l’orientation sexuelle, donc contraire au principe
d’égalité et donc non démocratique. L’instrument référendaire pourrait ainsi être
« moins démocratique » que l’instrument juridictionnel, voire l’instrument de la
perte de la démocratie.
Sans conteste, les expériences croate, française et brésilienne invitent bien à
chambarder les mots « référendum » et « démocratie » et à poser comme
hypothèse de réflexion celle, au moins, de l’équivoque, de l’équivoque
référendaire. D’abord, parce que le mot « référendum » recouvre plusieurs
significations dont les différences emportent des conséquences non négligeables
sur la portée réelle de la participation directe du peuple à la fabrication des textes
organisant la vie commune. Cette portée varie avec l’objet du référendum. Il
peut être prévu pour tous les actes de la vie de l’État – Constitution, lois, traités
internationaux, décrets – ou seulement pour certains. En Italie et au Danemark,
par exemple, les lois de finances ne peuvent être soumises au vote populaire. En
France, la Constitution de 1958 limitait le champ référendaire à deux catégories
de lois, celles portant sur l’organisation des pouvoirs publics (1962) et celles
autorisant la ratification de traités internationaux pouvant avoir une incidence sur
le fonctionnement des institutions (1972) ; une révision de la Constitution, initiée
par Jacques Chirac en 1995, a étendu ce domaine aux lois relatives à la politique
économique, sociale et environnementale de la nation et aux services publics qui
y concourent 9. La portée réelle de la participation directe du peuple varie
également avec le mode du référendum, qui peut être facultatif ou obligatoire.
En France, par exemple, un référendum de ratification d’une révision de la
Constitution est facultatif si le gouvernement est à l’initiative de la révision mais
obligatoire si elle vient du Parlement (article 89). La portée varie encore avec la
procédure du référendum qui peut être déclenchée par les citoyens eux-mêmes
(Italie, Suisse), par le Parlement (Autriche, Danemark, Italie, France), par le
gouvernement (France) ou par une combinaison d’acteurs (parlementaires-
citoyens-juges constitutionnels en France depuis la révision de 2008). La portée
varie enfin avec la nature du référendum qui peut être seulement consultatif
(Norvège, Suède, Royaume-Uni) ou décisionnel (Autriche, Suisse, Italie,
France…). En d’autres termes, à supposer même que le référendum soit
l’instrument tempérant le système représentatif, il ne garantit pas une
participation du peuple à la gestion des affaires publiques qui soit générale,
obligatoire et délibérative puisque l’intervention directe du peuple peut être
exclue sur certains actes – les impôts ou les traités internationaux, par exemple –
ou n’avoir aucune conséquence décisionnelle.
Il convient ensuite de souligner que le référendum se réalise par l’acte de
voter. Cette précision, qui peut paraître banale, prend une particulière
importance analytique quand elle est rapportée aux propos régulièrement
entendus sur la finalité du référendum qui serait de « donner la parole au
peuple ». Or, avec le référendum, ce n’est pas la parole qui est donnée au peuple,
c’est le vote, et le vote même référendaire reste un acte d’acclamation plus qu’un
acte de participation. Sauf lorsqu’il en a l’initiative, le citoyen ne participe pas
au choix de la question, à son élaboration, à sa formulation mais est seulement
invité par d’autres institutions – le président, le Parlement – à ratifier ou non par
son vote un texte qu’il n’a pas rédigé. De même, une fois son vote exprimé, le
citoyen est dépossédé du résultat dans la mesure où il n’est pas maître de la
signification politique et de la portée normative du vote qui vont être
« fabriquées » par les institutions de la représentation, partis politiques,
assemblées parlementaires ou/et gouvernement. Ainsi, en 2005, le peuple
français a été dépossédé de l’interprétation de la victoire du « non » au
référendum sur la Constitution européenne par les institutions de la
représentation qui ont considéré, malgré cette votation, qu’elles pouvaient
reprendre le texte sous la forme d’un traité, le traité de Lisbonne 10, et le faire
ratifier par le Parlement en 2008. Le 9 février 2014, le peuple suisse a voté
« oui » à la question « Acceptez-vous l’initiative populaire “Contre
l’immigration de masse” ? », mais le vote ne donne aucune réponse sur la mise
en œuvre de ce principe et la Constitution renvoie au Conseil fédéral la
responsabilité de décider, dans un délai de trois ans, des règles relatives aux
contingents d’étrangers autorisés à travailler en Suisse et des modalités de leur
application. Ce renvoi aux institutions représentatives et ce long délai conduisent
certains responsables européens et suisses à penser que le Conseil fédéral saura
trouver les moyens juridiques d’atténuer la portée normative du vote
référendaire.
Instrument impossible de modération du système représentatif, le
référendum ne peut davantage être celui de la démocratie directe pour la simple
raison qu’elle ne s’accomplit pas par le vote référendaire mais par la présence
physique des citoyens dans un même lieu pour proposer, discuter, amender et
approuver les lois – au sens général du terme. À se référer, en effet, à la
démocratie athénienne et aux écrits de Rousseau qui la convoque régulièrement
à l’appui de ses réflexions sur la démocratie, il ressort que l’expression de la
volonté du peuple ne peut être qualifiée de « directe » que si et seulement si tous
les citoyens sont physiquement présents – et donc non représentés – sur une
place publique ou dans une assemblée pour délibérer sur les lois. La traduction
doctrinale la plus proche de cette conception se trouve dans les écrits de Victor
Considérant 11 et de Moritz Rittinghausen 12, lequel repoussait l’idée du
référendum au profit d’un système où les citoyens se réuniraient en assemblées
de mille membres, discuteraient sur chaque sujet des principes législatifs
alternatifs et de leurs modalités d’application, en choisiraient un et feraient
connaître leur choix à une commission nationale qui, après réception du choix de
toutes les assemblées, rédigerait la loi définitive 13.
Au demeurant, poser le peuple comme législateur direct conduit à un
système politique de fusion des corps incompatible avec le principe d’écart
constitutif de la démocratie continue. En effet, la volonté directement exprimée
du peuple ne peut être contrôlée, et sa responsabilité ne peut être engagée
puisqu’il ne peut y avoir un corps devant lequel il devrait rendre compte de sa
politique et auquel il devrait soumettre ses lois. Car, si un tel corps existait, le
peuple serait sous contrôle, ne serait donc plus souverain et la démocratie ne
serait plus directe. Cette impossibilité théorique et pratique d’un contrôle et
d’une responsabilité dans le cadre de la démocratie directe entraîne
inéluctablement le système politique vers une tyrannie du nombre qui, écrivait
déjà Cicéron, « est encore plus monstrueuse que la tyrannie d’un seul individu
car elle prend l’apparence et le nom de peuple 14 ». Ainsi s’explique la
controverse doctrinale entre Capitant 15 faisant de Rousseau le « père de la
démocratie directe » et Duguit 16 le « père de l’absolutisme ». Pour Rousseau, en
effet, dès lors que la volonté générale est délibérée par les assemblées du peuple,
elle est juste car le peuple « ne peut pas être injuste envers lui-même » et donc
« quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le
corps, ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre » ; ou
encore, « quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, chacun en
donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la
déclaration de la volonté générale ; quand donc l’avis contraire au mien
l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé et que ce que
j’estimais être la volonté générale ne l’était pas 17 ». Le référendum n’est donc
pas l’instrument de la démocratie continue qui s’appuie sur d’autres institutions.
La création d’une Assemblée sociale
délibérative
La première institution est la création d’une Assemblée sociale qui, au même
titre que l’Assemblée nationale et le Sénat, disposera du pouvoir d’exprimer
l’intérêt général, du pouvoir délibératif. Elle succédera au Conseil économique,
social et environnemental, qu’elle remplacera, pour devenir une assemblée
législative de plein exercice. Cette proposition institutionnelle est la conséquence
logique de la place et du rôle de la société civile et du peuple-tout-un-chacun que
la démocratie continue leur reconnaît dans l’élaboration de la volonté générale.
Contrairement au système représentatif qui fait de la société civile le simple
réceptacle de la volonté fabriquée et définie dans l’espace politique, la
démocratie continue fait de cette société le lieu où se forme, par la confrontation
des expériences de vie, le commun, l’intérêt général. Il convient donc de donner
à cette société-là une assemblée qui lui permettra de participer à l’élaboration de
la loi.
Dans la culture politique française, l’idée d’une « troisième chambre
sociale » a mauvaise réputation. Spontanément, elle est associée à Vichy, aux
projets constitutionnels de Pétain, au corporatisme et au fascisme. Ce qui fait
beaucoup ! Et ce qui est injuste car elle est présente et depuis longtemps dans la
pensée progressiste. Celle, par exemple, d’un Léon Duguit, professeur de droit et
collègue d’Émile Durkheim, affirmant, en 1895, que « si l’on veut que le
Parlement soit une exacte représentation du pays, il faut qu’il soit composé de
deux chambres, dont l’une représentera plus particulièrement les individus (la
Chambre des députés) et dont l’autre (le Sénat) représentera plus
particulièrement les groupes sociaux ; un pays où la double représentation des
individus et des groupes n’est pas assurée n’a point de Constitution 18 ». La
formule est forte et sonne comme le commandement constitutionnel du futur
modèle politique. Celle, dans le monde politique, d’un Pierre Mendès France
considérant, en 1962, qu’« à côté de l’Assemblée qui exprime les diversités
idéologiques et politiques, la présence des groupes socioprofessionnels est
devenue nécessaire dans une seconde assemblée 19 ».
L’identité politique troublée de l’Assemblée sociale renvoie, plus
fondamentalement, à la difficulté de penser politiquement la question dite des
« corps intermédiaires » et de la société civile 20. Le malentendu vient de la loi Le
Chapelier du 29 septembre 1791 qui interdit toutes les « corporations des
citoyens du même état ou profession » et dont le préambule précise que « nulle
société, club, association de citoyens, ne peuvent avoir, sous aucune forme, une
existence politique, ni exercer aucune action sur les actes des pouvoirs constitués
et des autorités légales ; sous aucun prétexte, ils ne peuvent paraître sous un nom
collectif, soit pour former des pétitions ou des députations, soit pour tout autre
objet ». 1789, c’est d’abord cela : l’anéantissement des « corporations », celles
qui regroupaient les personnes d’une même profession comme celles qui
pouvaient regrouper des citoyens partageant les mêmes idées politiques. Abolir
la monarchie, c’est abolir les corps intermédiaires. Fonder le nouveau régime,
c’est fonder le citoyen. La première Constitution française, celle du 3 septembre
1791, pose clairement les bases de ce nouveau lien politique en affirmant, dès
son préambule, qu’elle « abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la
liberté et l’égalité des droits ; il n’y a plus ni jurandes ni corporations de
professions, arts et métiers ». Désormais, il n’y a plus d’intérêt intermédiaire
entre l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général ; le lien se fait
directement entre chaque citoyen pris isolément et l’État ; toute forme qui
pourrait séparer les citoyens de l’État est condamnée.

Dans la foulée de ces circonstances historiques s’est construit un discours
politique qui en a généralisé la portée en présentant les corps intermédiaires
comme la figure d’un passé non démocratique et l’État comme l’instrument de la
modernité démocratique. En conséquence, aujourd’hui encore, toute proposition
reconnaissant une place et un rôle aux corps intermédiaires dans la détermination
de la politique du pays est, immédiatement, accusée au mieux de faire régresser
la France à l’état prémoderne, au pire de détruire la France. D’un côté les
républicains, de l’autre les réactionnaires.
Les choses sont évidemment plus compliquées que cette opposition État
= République = Progrès = Gauche contre Société civile = Démocratie
= Conservatisme = Droite. Sans doute, la conception jacobine liant sans
intermédiaire l’individu à l’État est-elle identifiée aux républicains comme en
témoigne la décision du Conseil constitutionnel, prise le 9 mai 1991 sous la
présidence de Robert Badinter, censurant la disposition législative reconnaissant
l’existence du peuple corse au motif que « la Constitution ne connaît que le
peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine,
de race ou de religion 21 » ; ou, plus explicite encore, la décision du 15 juin 1999
qui s’oppose à la ratification de la Charte européenne des langues régionales et
minoritaires « en ce qu’elle confère des droits spécifiques à des “groupes” de
locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l’intérieur de “territoires” dans
lesquels ces langues sont pratiquées » qui « portent atteinte au principe d’unicité
du peuple français interdisant que soient reconnus des droits collectifs à quelque
groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue
ou de croyance 22 ». Mais cette conception totalisante de l’État n’est pas
seulement républicaine, elle est aussi monarchiste, l’absolutisme royal l’ayant
construite, bonapartiste, Napoléon l’ayant confirmée, et libérale, la monarchie de
Juillet ayant « acclimaté le jacobinisme en France » selon l’analyse de Pierre
Rosanvallon 23. Si dans le jacobinisme les républicains voient l’État, les libéraux
voient l’individu. La loi Le Chapelier qui supprime les corporations accusées de
brider par leurs règlements les initiatives individuelles et le décret d’Allarde de
mars 1791 reconnaissant à toute personne la liberté de « faire tel négoce ou
d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon » sont
complémentaires et ouvertement d’inspiration libérale. La liberté d’entreprendre
et la liberté du commerce en sont issues, qui invitent à laisser l’individu
autonome, libre de réaliser ses projets. Et, d’un siècle à l’autre, les formules qui
disent ce libéralisme jacobin sont les mêmes : « Laisser faire les hommes, laisser
passer les marchandises », recommandaient les physiocrates sous l’Ancien
Régime ; « Enrichissez-vous », lançait Guizot aux Français du milieu du
e
XIX siècle ; « Travailler plus pour gagner plus », prônait Sarkozy à ceux du

début du XXIe siècle. Cet engagement libéral n’est pas contradictoire avec la
défense d’un État jacobin comme l’ancien président de la République l’a montré
en dénonçant violemment « la puissance des corps intermédiaires qui font écran
entre le peuple et le sommet de l’État, qui confisquent la parole des Français et
prétendent parler en leur nom » et en développant une hyperprésidence qu’il
voulait directement relier « aux Français » par la voie du référendum 24. Guizot
lui-même défendait un État centralisé avec d’autant plus de force que la
bourgeoisie en contrôlait les institutions par la grâce du suffrage censitaire.
Quant aux principes de 1789, ils définissent un État dont le rôle est parfaitement
compatible avec le libéralisme économique : « La liberté consiste à pouvoir faire
tout ce qui ne nuit pas à autrui », pose l’article 4 qui fondera la reconnaissance
de la valeur constitutionnelle de la liberté d’entreprendre ; et surtout « la loi n’a
le droit de défendre que les actions nuisibles à la société ; tout ce qui n’est pas
défendu par la loi ne peut être empêché » énonce l’article 5 qui commande un
État minimal, légiférant peu pour « laisser faire » les initiatives privées. Des
individus libérés des contraintes des corporations, un État limité à garantir
l’ordre « naturel » de la propriété privée et de la liberté du commerce en
empêchant le retour des corporations, telle est la synthèse républicaine libérale
qui, avec de multiples nuances, gouverne la France depuis deux siècles. Et qui
s’achève aujourd’hui.
La démocratie continue porte une autre synthèse politique dont les premiers
éléments s’affirment avec force en 1848 lors de la création des ateliers nationaux
et de la « commission du gouvernement pour les travailleurs », dite commission
du Luxembourg, composée de délégués des travailleurs des différentes
corporations et de délégués du patronat, présidée par Louis Blanc et qui a pour
fonction d’« étudier toutes les questions relatives au travail et en préparer la
solution dans des projets de loi qui seront soumis à l’Assemblée nationale ».
D’autres éléments s’ajouteront au fil des luttes sociales et des guerres : loi du
29 mai 1864 supprimant le délit de coalition, loi du 21 mars 1884 légalisant les
syndicats ouvriers et patronaux, loi du 1er juillet 1901 reconnaissant la liberté
d’association, décret du 16 janvier 1925 créant le Conseil national économique,
Constitution de 1946 le transformant en Conseil économique, Constitution de
1958 établissant le Conseil économique et social comme troisième assemblée de
la République, révision de juillet 2008 qui ajoute l’environnement aux nom et
compétences de ce Conseil, modifie sa composition et permet à cinq cent mille
citoyens de le saisir par voie de pétition. Mais cette place faite aux corps
intermédiaires reste partielle, marginale ; elle est moins une reconnaissance de
leur rôle dans la détermination de l’intérêt général qu’une concession destinée à
contenir les revendications politiques – 1946 et le programme du CNR – ou
sociétales – 2008 et la demande écologique. Pour neutraliser cette possible
montée en puissance de la société civile, l’État va se saisir des questions
économiques et sociales, développer ses interventions dans tous les domaines et
se faire État-providence.
Si la démocratie continue hérite de cette histoire, elle se sépare radicalement
des entreprises politiques pour la maintenir dans le cadre de l’État jacobin et
affirme la capacité normative de la société civile et donc la nécessité de lui
donner une institution pour l’exprimer. « Les plus belles idées meurent de ne pas
trouver leur véhicule », écrivait Chateaubriand. Le tiers état était tout dans la
société, mais rien dans l’ordre politique, et il n’est devenu quelque chose qu’en
imposant la création d’une institution qui l’exprime : l’Assemblée nationale. De
même, le seigle et la châtaigne ont leur assemblée avec le Sénat. Mais pas les
« forces vives », selon une expression vieillotte mais qui identifie bien ce qu’elle
veut désigner. Les forces qui font vivre un pays, aujourd’hui au XXIe siècle, sont
les travailleurs, les cadres, les entrepreneurs ; les forces qui font le succès d’un
pays se trouvent dans les entreprises, les banques, les services publics, les
universités ; les enjeux sociaux pour un pays sont la production et la répartition
de la richesse ; les questions vitales sont d’ordre économique, écologique et
social. Or, toutes ces forces n’ont pas de Parlement. Et ce manque pèse sur la
détermination de l’intérêt général en ce que toutes ces questions sont traitées par
l’assemblée politique qui, comme le constatait déjà Mendès France, les aborde
nécessairement sous un angle électoral, concrètement, en fonction des intérêts
électoraux des élus locaux. Si les affaires économiques, sociales, financières,
écologiques sont devenues le seigle et la châtaigne du XXIe siècle, il faut que
ceux qui font vivre ces « affaires » aient une visibilité institutionnelle. Il ne
servirait à rien d’ajouter des droits aux droits existants « pour leur faire plaisir ».
Pour que ces forces vives deviennent visibles, il faut une assemblée qui les
présente, qui les fasse monter sur la scène publique et qui leur donne une voix
délibérative dans le débat politique concourant à l’expression de l’intérêt
général.
Au regard des principes constitutifs de la démocratie continue, cette
Assemblée sociale aurait deux mérites. Elle ferait droit à la double identité du
peuple, le peuple-corps-politique, celui des citoyens abstraits, visible par et dans
l’Assemblée nationale, et le peuple-corps-social, celui des citoyens concrets se
réalisant dans leurs activités professionnelles et sociales, visible par et dans
l’Assemblée sociale. Elle favoriserait également l’affirmation d’instruments
juridiques de régulation autres que la loi. L’État s’exprime par la loi. Elle est,
selon la définition juridique, générale et impersonnelle, et, par ces qualités, elle
protège la société de l’emprise des intérêts privés. La formule célèbre « C’est la
loi qui libère et la liberté qui opprime » traduit parfaitement cette conviction
toujours fortement ancrée dans les consciences que, livrée aux intérêts de ses
membres, la société serait violente et qu’elle n’est sauvée que par l’État qui,
avec la loi, la libère de l’oppression des intérêts privés. Sans doute pertinente
autrefois, cette formule ne l’est plus aujourd’hui quand la société est devenue
« fluide », complexe, plurielle, quand cohabitent en son sein des conceptions de
vie personnelle et des temporalités sociales différentes. Au point même qu’elle
peut s’inverser : l’oppression peut venir de la loi qui, par sa généralité, ne peut
saisir la multiplicité des situations particulières, voire peut les contraindre, les
soumettre, les asservir en n’imposant qu’une seule conception de vie sociale. Ce
que peut vouloir signifier une autre formule, celle de François Mitterrand
stigmatisant « la force injuste de la loi », injuste parce qu’elle est impersonnelle
et écrase les situations singulières, parce qu’elle est générale et opprime les
particularités. Il n’est pas sûr que la loi soit l’instrument pertinent pour « régler »
les questions de fin de vie, de l’avenir des embryons congelés d’un couple qui se
sépare, du statut du beau-parent, du port du voile dans l’espace public, etc., car
elle apporterait une réponse générale alors que les réponses « justes » sont
nécessairement celles qui prennent en considération la particularité de chaque
personne, de chaque couple, de chaque jeune fille. Confrontés à la question de
l’expression religieuse dans les lieux de travail, les parlementaires ont voulu
répondre par une loi ; consulté, le Conseil économique, social et
environnemental a estimé que « l’intervention du législateur n’est pas nécessaire.
En effet, le fait religieux n’est pas à l’origine d’une perturbation massive des
relations de travail. Le Conseil a donc privilégié des recommandations concrètes,
préventives, principalement tournées vers les employeurs et les salariés et
utilisant les moyens du dialogue social. In fine, il appelle les pouvoirs publics à
contribuer à améliorer la situation par le rappel et l’explication du droit ». Les
politiques ont abordé cette question en évaluant les avantages électoraux d’un
projet de loi, les forces vives en prenant en considération la réalité concrète dans
les entreprises et autres lieux de travail. Une Assemblée sociale donnerait la
préférence au roseau plutôt qu’au chêne, aux instruments juridiques capables de
répondre et de s’adapter à la diversité des expériences sociales : avis, conseils,
recommandations, négociations, contrats, « principes féconds » pour reprendre
une expression de Portalis qui attendait de la loi qu’elle pose « des maximes
générales du droit, des principes féconds en conséquences et non qu’elle
descende dans le détail des questions ». Le principe d’égalité est « fécond en
conséquences » : égalité des choix de vie, des sexes, des croyances, des
chances…
Le Conseil économique, social et environnemental actuel ne peut, ni par sa
composition ni par ses compétences, être ou même préfigurer cette Assemblée
sociale. Il faudra donc le supprimer et créer une nouvelle chambre. Trois
principes doivent inspirer sa formation.
Le premier est la reconnaissance d’un pouvoir délibératif semblable à celui
de l’Assemblée nationale. Un pouvoir consultatif ne suffit pas. Pire : il est
dangereux car il favorise le corporatisme. Puisqu’elle sait ne devoir faire que des
recommandations ou donner des avis sur les projets de loi, elle laisse libre cours
à l’expression des intérêts particuliers des groupes qui la composent. Au
contraire, en participant au vote des lois, elle abandonne cette posture « facile »
d’émettrice de vœux et de souhaits pour le travail « difficile » d’arbitrage entre
plusieurs intérêts et d’échanges sur la rédaction des lois. Un pouvoir consultatif
déresponsabilise une assemblée, un pouvoir délibératif la responsabilise.
Le deuxième principe est l’adoption d’une procédure délibérative
transversale par la constitution de commissions thématiques où siégeraient des
représentants de tous les groupes sociaux afin d’éviter à nouveau le corporatisme
quand chaque groupe social a « sa » commission et fait prévaloir « ses » intérêts.
Le dernier principe est le choix d’un mode d’élection des membres de cette
assemblée qui tienne compte des forces productives dans la vie économique et
sociale, des grands secteurs d’activités – culture, biotechnologie,
consommation… – et des formes dans lesquelles ces forces et activités se sont
organisées – syndicats, associations, coopératives… Pas simple, mais du choix
du mode de scrutin dépend l’inscription de l’Assemblée sociale dans le paysage
institutionnel de la démocratie continue.
L’institutionnalisation des conventions
de citoyens
La société civile n’est pas animée seulement par ceux qui militent dans un
parti politique, collent des affiches, distribuent des tracts, participent aux
universités d’été de leur parti ou dépouillent les suffrages les soirs d’élections, ni
seulement par ceux qui siègent dans les conseils de parents d’élèves, sont
responsables d’une section syndicale, dirigent une société, créent une association
de défense des consommateurs ou relancent un club sportif. La société civile est
aussi faite avec ceux qui sont sans affiliation partisane, syndicale ou associative,
sans appartenance particulière, avec ceux que les autres appellent les « citoyens
ordinaires » pour ne pas dire « passifs ». Ces citoyens-là existent mais, puisqu’ils
ne sont pas organisés formellement dans des clubs, associations ou syndicats, ils
sont insaisissables par les moyens habituels. Pour faire exister
institutionnellement les citoyens « actifs », il suffit de s’appuyer sur leurs
organisations. Pas simple, mais possible. Pour faire exister les citoyens-qui-ne-
sont-nulle-part, il faut que la Constitution de la démocratie continue consacre un
nouvel instrument, le tirage au sort, et une nouvelle institution, les conventions
de citoyens.
Ces conventions réunissent une quinzaine de citoyens pour délibérer et
produire une proposition normative sur un sujet d’intérêt général. Tirés au sort,
ces citoyens reçoivent pendant plusieurs jours une formation contradictoire,
neutre et impartiale sur le sujet retenu ; ils auditionnent ensuite les acteurs
concernés par la question ; enfin, ils délibèrent à huis clos pour produire leurs
propositions qui sont portées devant les assemblées parlementaires pour qu’elles
en discutent et décident 25. Ces conventions s’inscrivent ainsi dans le régime
d’énonciation concurrentielle de la généralité caractéristique de la démocratie
continue qui met en œuvre, pour la déterminer, un échange entre les institutions
de l’État – Assemblée nationale, Sénat, gouvernement – de la société civile
organisée – Assemblée sociale – et de la société civile « inorganisée » – les
conventions de citoyens. Elles seraient réunies à l’initiative de citoyens au
moyen d’une pétition ayant recueilli cinq cent mille signatures, d’un groupe
parlementaire ou du Premier ministre.
Des procédures apparemment proches se sont développées ces dernières
années sous les appellations « jury populaire » ou « conférence de citoyens »
dans la suite des « conférences de consensus médicales », créées en 1977 par
l’Institut national de la santé des États-Unis, qui réunissaient des professionnels
chargés d’évaluer les incertitudes de certaines pratiques médicales, et reprises en
Europe du Nord et notamment au Danemark à l’initiative de l’Office
parlementaire d’évaluation de la technologie 26. Mais ces initiatives ne se
déroulent pas toujours selon des règles claires et transparentes, elles sont parfois
prises dans la logique des professionnels de la communication et restent en
marge du système de décision. Dès lors que, dans le cadre de la démocratie
continue, ces conventions doivent devenir un des éléments du régime
d’expression de la volonté générale, il convient de les inscrire formellement dans
la nouvelle Constitution. Concrètement, elles pourraient être accueillies au sein
de la nouvelle Assemblée sociale qui élaborerait un règlement de leur procédure
délibérative conforme aux exigences de leur participation à la définition de
l’intérêt général.
Que les « citoyens ordinaires » puissent accéder à la compréhension des
choses importantes, en délibérer avec les citoyens actifs, les experts et les
politiques et en décider avec eux heurte radicalement le présupposé représentatif
de leur incapacité définitive. Pourtant, ils participent déjà dans les cours
d’assises, au côté des magistrats et après avoir entendu avocats et experts, à un
processus délibératif de décision certainement plus difficile encore que celui qui
sert à définir l’intérêt général : statuer sur la culpabilité et la peine d’une
personne. Et toutes les études confirment ce que Sidney Lumet montre dans
Douze hommes en colère : la transformation progressive, par la délibération, de
gens ordinaires en citoyens conscients de devoir sortir de leurs préoccupations
personnelles pour chercher la décision juste. À l’encontre du système
représentatif qui est l’expression en droit d’une philosophie malheureuse et
désespérée de l’homme, la démocratie continue est sous-tendue par l’idée que
l’homme se transforme par l’échange et le partage des expériences de vie.
L’homme de la démocratie continue est un homme heureux. Parce qu’elle donne
son plein effet à la première partie de l’article 6 de la Déclaration de 1789 : « La
loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de
concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. » Le
système représentatif ne retient que la seconde partie : les citoyens concourent à
l’expression de la volonté générale « par leurs représentants ». La démocratie
continue invite à (re)découvrir la première partie en faisant entrer directement les
citoyens par les conventions dans le régime de production de la volonté générale.

1. François Rouvillois, La Croix, 17 février 2012.


2. Voir, par exemple, Julien Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, Montchrestien, 1947,
p. 399.
3. Carré de Malberg, La Loi, expression de la volonté générale, op. cit., p. 228.
4. Cette position est défendue, par exemple, par Esmein, in Les Deux Formes de gouvernement,
Paris, RDP, 1894, p. 49.
5. Voir, par exemple, Albert Sarraut, Le Gouvernement direct en France, thèse, Librairie nouvelle
de droit et de jurisprudence, 1899 ; Eugène Duthoit, Le Suffrage de demain, Paris, Librairie
académique Perrin, 1901 ; Maurice Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1923,
p. 550.
6. Proposition qu’il avait dû abandonner devant l’opposition de son Premier ministre, Georges
Pompidou, qui avait préféré, comme sortie de crise, un autre instrument de consultation
populaire : la dissolution.
7. Une Ve République plus démocratique, Paris, La Documentation française, 2007, p. 74.

8. Le taux de participation a été faible, 38 % seulement des 3,8 millions d’électeurs ont voté mais,
selon la loi croate, cette faible participation ne remet pas en cause la validité des résultats.
9. En 1984, le président de la République François Mitterrand avait proposé une révision de la
Constitution destinée à permettre au peuple de se prononcer par référendum sur les garanties
fondamentales en matière de libertés publiques ; cette proposition d’étendre le champ référendaire
aux libertés publiques avait été repoussée par le Sénat et n’avait donc pu être adoptée.
10. Pour Valéry Giscard d’Estaing, président de la Convention qui avait rédigé le projet de
Constitution européenne, le traité de Lisbonne n’en est, en effet, qu’une « pâle copie » dans
laquelle seule la forme a été changée, mais pas le contenu : « Les juristes n’ont pas proposé
d’innovations. Ils sont partis du texte du traité constitutionnel, dont ils ont fait éclater les
éléments, un par un, en les renvoyant, par voie d’amendements, aux deux traités existants de
Rome (1957) et de Maastricht (1992). Le traité de Lisbonne se présente ainsi comme un catalogue
d’amendements aux traités antérieurs. Voilà pour la forme. Si l’on en vient maintenant au
contenu, le résultat est que les propositions institutionnelles du traité constitutionnel – les seules
qui comptaient pour les conventionnels – se retrouvent intégralement dans le traité de Lisbonne,
mais dans un ordre différent, et insérés dans les traités antérieurs », Le Monde, 26 octobre 2007.
11. Victor Considérant, La Solution ou le gouvernement direct du peuple, Paris, Librairie
phalanstérienne, 1850.
12. Moritz Rittinghausen, La Législation directe par le peuple ou la véritable démocratie, Paris,
Librairie phalanstérienne, 1851.
13. La traduction constitutionnelle la plus proche de cette conception se trouve, évidemment, dans la
Constitution de 1793 qui prévoit de distribuer le peuple en assemblées de canton (article 2), de
donner à ces assemblées le pouvoir de délibérer sur les lois (article 10), de manifester leur volonté
législative (articles 11 à 20) et, le cas échéant, le pouvoir de dernier mot (articles 59 et 60).
14. Cicéron, La République, op. cit., p. 45.
15. Henri Capitant, Cours de Principes du droit public, ronéo., 1952, p. 115.
16. Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, Paris, Boccard, 1923, t. 3, La Théorie générale de
l’État, p. 310.
17. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre I, chap. VII ; livre II, chap. VI ; livre IV, chap. II.
18. Léon Duguit, Manuel de droit constitutionnel, Paris, A. Fontemoing, 1907. Voir également
L’Élection des sénateurs, Paris, RDP, 1895.
19. Pierre Mendès France, La République moderne, Paris, Gallimard, « Idées », 1962.
20. Voir, par exemple, Alain Chatriot, « Les Apories de la représentation de la société civile »,
o
RFDC, 2007, n 71, p. 535.
21. CC 91-290 DC, 9 mai 1991, R., p. 50.
22. CC 99-412 DC, 15 juin 1999, R., p. 71.
23. Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789
à nos jours, Paris, Seuil, 2004.
24. Voir, par exemple, le discours de Marseille prononcé par Nicolas Sarkozy le 18 février 2012.
25. Sur ces conventions, voir l’étude réalisée par Jacques Testart, Marie-Angèle Hermitte, Michel
Calon et Dominique Rousseau et la proposition de loi qui a été portée par la Fondation sciences
citoyennes, FSC, 2007.
26. Id.
5

Les institutions de la réflexivité


démocratique

Si le Parlement a été et est toujours l’institution de la démocratie


représentative, la justice est et sera celle de la démocratie continue. Les juges et
en particulier les juges constitutionnels ont dévoilé la logique bonapartiste de la
représentation-incarnation et mis au jour la dimension démocratique de la
représentation-écart qui construit et maintient deux espaces propres et séparés,
celui des gouvernants et celui des gouvernés, empêchant que la volonté de l’un
soit absorbée, réduite ou identifiée à la volonté de l’autre. Les juges, et en
particulier les juges constitutionnels, ont aussi contribué à mettre sur la scène
politique le peuple-tout-un-chacun en lui reconnaissant sans cesse de nouveaux
droits lui permettant de réclamer contre les lois du peuple-corps-politique. Ils ont
encore édifié le code de l’activité communicationnelle de l’espace public où
s’alimente la délibération normative. Représentation-écart, peuple-tout-un-
chacun, espace public, les juges participent de tous les principes constitutifs de la
démocratie continue.
La justice, institution de la mesure
démocratique
Cette part croissante des juges dans la vie politique est un fait observable
aussi bien dans l’ordre interne que dans l’ordre international. Ils décident de la
pertinence des plans sociaux ou des délocalisations d’entreprises, de l’attribution
de l’autorité parentale au sein d’un couple homosexuel, du point de départ de la
prescription des délits financiers, de la qualité juridique du Clemenceau – un
déchet, dit le Conseil d’État, à ceux qui croyaient y voir un porte-avions ; ils
s’opposent à la rétention de sûreté et à la baisse des cotisations salariales ; ils
imposent aux parlementaires de redéfinir le régime de la garde à vue ou les
règles de l’hospitalisation d’office… Et le phénomène n’est pas seulement
français. En Europe, les ordres juridiques nationaux et l’ordre européen lui-
même ont été principalement construits par la Cour de Luxembourg qui a posé
les principes de primauté et d’effet direct du droit communautaire, ainsi que par
la Cour de Strasbourg qui a défini le droit et le pluralisme comme les exigences
de toute société démocratique. Et, dans l’ordre international, après la Cour
internationale de justice et la création en 2002 de la Cour pénale internationale,
l’idée d’un tribunal économique international fait son chemin au sein de l’OMC
et même celle d’un tribunal environnemental international.
Et certains de dénoncer la « République des juges » comme autrefois étaient
stigmatisées la « République des professeurs » ou la « République des avocats ».
Pour parler sans détour, ce fait judiciaire est présenté comme le passage d’un
gouvernement du peuple par ses élus à un gouvernement de la société par les
juges, et donc comme la manifestation d’un déclin ou d’un recul de la
démocratie. Ainsi, Alain Minc dénonce la « nouvelle trinité » médias-juges-
opinion qui met en péril la démocratie 1, Alain Finkielkraut attendait de l’affaire
d’Outreau qu’elle fasse « dessoûler » un pouvoir judiciaire ivre de lui-même 2,
ou, dans un registre plus savant, Marcel Gauchet fait des droits subjectifs l’une
des causes principales de la « crise de la démocratie » car leur affirmation
croissante rend impossible le gouvernement des hommes. Et, quand les juges
veulent imposer le respect du droit, les hommes politiques, de droite comme de
gauche, n’hésitent jamais à mettre en avant et défendre leurs prérogatives d’élus
du peuple comme l’a fait le ministre britannique de la Justice Ken Clarke,
menaçant la Cour européenne des droits de l’homme d’une réforme parce qu’elle
avait jugé contraire à la Convention la loi anglaise interdisant le droit de vote des
prisonniers. Ces critiques trouvent un écho encore plus favorable en France où
l’expression « République des juges » peut résonner comme une réplique de la
« monarchie des Parlements », ce système politique de l’Ancien Régime où,
suite à la non-convocation des états généraux à partir de 1614, le pouvoir
judiciaire avait acquis, par son droit d’enregistrement des ordonnances royales,
un droit de remontrance utilisé, après la mort de Louis XIV, pour s’opposer à
toutes les réformes initiées par le roi. C’est pourquoi 1789 doit se lire moins
comme une révolution contre la monarchie du roi absolu qu’une révolution
contre la monarchie des magistrats auxquels la loi de 1790 coupe la tête – avant
celle du roi – en leur interdisant désormais de s’immiscer dans les affaires
législatives et exécutives. C’est pourquoi aussi l’expression « République des
juges » peut se comprendre comme une révolution, au sens géophysique du
terme, un retour à la configuration politique d’avant 1789.
À moins que, au-delà de la connotation polémique, l’expression se
comprenne dans un sens braudélien, comme la trace de la longue durée derrière
l’écume des événements politiques : le pouvoir judiciaire serait de retour et
reprendrait sa place souveraine dans la cité. Il est important d’observer, car cet
élément est souvent oublié dans les controverses, que ce « retour » est moins la
manifestation d’une volonté de puissance ou de revanche des juges que la
conséquence d’un défaut institutionnel, voire d’une habilitation expresse des
politiques. D’un défaut quand les instances classiques de contrôle – Parlement,
assemblée générale d’actionnaires… – ne remplissent plus leur mission et
conduisent les citoyens à se transformer en justiciables pour que soit établie la
responsabilité d’un ministre dans la conduite d’une politique publique ou d’un
chef d’entreprise dans l’utilisation de l’objet social. D’un défaut encore quand le
Parlement légifère a minima ou en des termes si imprécis qu’il laisse aux juges
un large pouvoir de décision. Mais aussi d’une habilitation quand les politiques
donnent aux juridictions de nouvelles compétences en matière de contrôle des
finances locales, des plans sociaux, des délibérations des collectivités
territoriales ou quand, en 2008, ils ouvrent à tout justiciable le droit de contester
la constitutionnalité de la disposition législative qui lui est appliquée.
La place prise par les juges – ou retrouvée – n’est donc pas une catastrophe
démocratique ; elle marque, au contraire, un moment important du processus
continu de civilisation des sociétés, pour reprendre l’expression de Norbert
Elias 3. L’arrière-plan de tout procès et de toute procédure, écrit Paul Ricœur, est
la violence et donc l’horizon de tout acte de juger est de se présenter comme une
alternative à la violence sous toutes ses formes et en particulier celle qui est la
plus destructrice de l’idée de société parce qu’elle est simulation de la justice, la
vengeance 4. En termes plus directs, le passage de la barbarie à la civilisation se
fait par l’abandon du lynchage au bénéfice de la justice. En ce sens, la justice est
le code d’accès à la démocratie continue car elle est l’institution qui lui apporte
la mesure.
Elle lui apporte d’abord la mesure dans l’exercice du pouvoir. Si chercher la
mesure dans l’exercice du pouvoir est le souci permanent des philosophies
politiques de la démocratie, les instruments de cette mesure varient avec le
temps et les époques. Ce fut le Parlement contrebalançant le pouvoir de
l’exécutif ; c’est, aujourd’hui, la justice qui garantit cette mesure. La leçon
politique de Montesquieu reste, en effet, pertinente. Si la tendance naturelle d’un
pouvoir est d’aller au bout de sa logique, c’est-à-dire l’absolutisme, il importe
pour la liberté des citoyens que, par la disposition des choses, chaque pouvoir
soit limité par un autre pouvoir, que chaque pouvoir ait prise sur l’autre de sorte
que, s’équilibrant et se contrôlant l’un l’autre, la législation soit mesurée. Et les
constitutionnalistes ont traduit cette leçon en faisant du Parlement le contrepoids
du chef de l’exécutif soit sous la forme d’une séparation souple dite
parlementaire, soit sous la forme d’une séparation rigide dite présidentielle. Dans
le schéma constitutionnel classique, la mesure était attendue du risque de
destruction réciproque des pouvoirs en régime parlementaire – censure du
gouvernement contre dissolution de l’Assemblée nationale – ou du risque de
blocage des institutions en régime présidentiel. Ce schéma est, aujourd’hui,
périmé. Dans celui de la démocratie continue, la mesure est attendue du risque
de constitutionnalité. « Il convient de tout faire, écrit Michel Rocard à ses
ministres lors de sa nomination à Matignon en mai 1988, pour déceler et
éliminer les risques d’inconstitutionnalité susceptibles d’entacher les projets de
loi, les amendements et les propositions de loi inscrits à l’ordre du jour ; cette
préoccupation doit être la nôtre même dans les hypothèses où une saisine du
Conseil constitutionnel est peu vraisemblable ; je vous demande à cette fin de
faire étudier attentivement par vos services les questions de constitutionnalité
que pourrait soulever un texte en cours d’élaboration 5. » L’existence d’un juge
chargé de contrôler la constitutionnalité de la loi, et aujourd’hui la question
prioritaire de constitutionnalité a faits juges constitutionnels tous les juges, met
en scène une représentation politique qui institue un écart entre le corps des
représentants et le corps des représentés. Et le risque est précisément dans cet
écart produit par le juge constitutionnel qui fait que la loi votée par les élus n’est
pas automatiquement et nécessairement l’expression de la volonté générale,
qu’elle ne l’est que si et seulement si elle respecte la Constitution. Les ministres
intègrent progressivement ce « risque », même si certains, à droite comme à
gauche, cherchent à le faire oublier, à l’instar de ce ministre de la Justice
invitant, en 2005, les parlementaires et notamment ceux de l’opposition à
prendre « le risque de l’inconstitutionnalité » en ne soumettant pas au contrôle
du Conseil constitutionnel la loi imposant à certains délinquants le port d’un
bracelet électronique. Il s’était attiré alors une réplique immédiate du président
du Conseil, Pierre Mazeaud : « Le respect de la Constitution n’est pas un risque
mais un devoir. » Aujourd’hui, la question prioritaire de constitutionnalité en
donnant à tout un chacun le pouvoir de réclamer contre la loi ruine cette
tentation d’un contournement du « risque » constitutionnel par un appel au
consensus politique des représentants.
Pour comprendre la portée « révolutionnaire » du changement introduit dans
l’exercice du pouvoir, il suffit de « lire à l’envers » la fameuse maxime politique
adressée à l’opposition par le député socialiste André Laignel en juin 1981. Au
« Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires »
a succédé un « Vous pouvez avoir juridiquement raison même si vous êtes
politiquement minoritaires ». Ce basculement a été clairement consacré sous la
forme d’un obiter dictum introduit par le doyen Vedel dans la décision du
Conseil constitutionnel du 23 août 1985 6 précisant que « la loi votée n’exprime
la volonté générale que dans le respect de la Constitution », renversant ainsi la
définition de l’article 6 de la Déclaration de 1789 selon laquelle « la loi est
l’expression de la volonté générale ». Le passage de l’affirmatif – 1789 – au
négatif et l’introduction de la condition de constitutionnalité – 1985 – impliquent
et légitiment à la fois un changement dans l’exercice du pouvoir de fabrication
de la volonté générale 7. Le mode impliqué par l’article 6 de la Déclaration de
1789 est celui d’une confection de la loi par le Parlement seul ; les représentants
sont les seuls habilités à exprimer la volonté générale, et les lois expriment la
volonté générale du seul fait qu’elles sont produites par eux ; la qualité de loi et
la validité normative ne dépendent d’aucune autre instance ; la sanction
parlementaire suffit pour faire de la loi l’expression de la volonté générale. Au
contraire, le mode impliqué par la nouvelle définition de la loi donnée par le
Conseil dans sa décision du 23 août 1985 est celui d’une confection de la loi par
une pluralité d’acteurs, l’acteur gouvernemental et parlementaire bien sûr, mais
aussi l’acteur juridictionnel. Il résulte, en effet, de cette nouvelle définition que
la fabrication parlementaire de la loi ne suffit plus à garantir sa validité
normative ; la loi ne pourra prétendre exprimer la volonté générale que si et
seulement si elle respecte la Constitution. Autrement dit, que si et seulement si le
Conseil constitutionnel juge que le texte voté par le Parlement ne porte pas
atteinte à tel ou tel droit ou principe constitutionnel ; car s’il en était ainsi, c’est-
à-dire si le texte était jugé contraire à la Constitution, il ne pourrait exprimer la
volonté générale et, en conséquence, la qualité de loi ne pourrait lui être
reconnue.
L’exercice du pouvoir de faire la loi n’est plus monopolisé par le couple
exécutif/législatif ; il s’ouvre aux juges constitutionnels qui interviennent de
plusieurs manières dans le processus de fabrication de la loi. Ils pèsent sur
l’agenda législatif : lorsqu’une cour constitutionnelle censure une disposition
législative mais décide qu’elle ne prendra effet que dans un an, à charge pour le
Parlement de réviser d’ici là la loi, elle impose au Parlement d’inscrire à son
ordre du jour un nouveau projet. Ils pèsent aussi sur le contenu futur de la loi.
Lorsque la cour constitutionnelle censure une loi, elle donne – souvent – des
conseils sur le contenu de la loi future afin qu’elle satisfasse les exigences
constitutionnelles : quand le Conseil constitutionnel, en France, censure le
régime de droit commun de la garde à vue, il indique en même temps au
législateur les éléments qui permettraient à la future loi d’être constitutionnelle :
reconnaître le droit de garder le silence pour celui qui est gardé à vue et celui
d’une assistance effective de l’avocat. Ils pèsent encore par les réserves
d’interprétation : lorsque la cour ne censure pas une loi, elle énonce souvent les
conditions d’une application constitutionnelle de la loi par les autorités
administratives et juridictionnelles.
Ensuite, et en conséquence de cette participation à l’exercice du pouvoir de
faire la volonté générale, les juges apportent de la mesure dans le contenu même
des règles de la cité. Ils apportent ou réactivent le principe de la délibération. Il
était au départ des régimes représentatifs, mais il s’est progressivement épuisé
sous le joug de la discipline majoritaire, de l’autorité présidentielle ou primo-
ministérielle et des évolutions technologiques : les règles ne sont plus délibérées
au Parlement, elles y sont seulement votées, comme le dit au demeurant
l’article 34 de la Constitution. La délibération se déroule ailleurs, dans les
fameux « Grenelle », dans les états généraux de toute sorte, dans les réseaux
sociaux, mais aussi dans l’enceinte judiciaire où se décident, après avoir entendu
tous les arguments librement défendus au cours de débats contradictoires
souvent vifs, la « portée effective » des dispositions constitutionnelles,
législatives, réglementaires ou contractuelles. Que la date du délai de
prescription des délits financiers soit le moment où ils ont été découverts et non
commis a été décidé par la Cour de cassation ; que les droits de la défense
impliquent la présence et l’assistance effective de l’avocat dès la première heure
de la garde à vue a été décidé par le Conseil constitutionnel ; que le Clemenceau
soit un déchet et non un navire a été décidé par le Conseil d’État. Et
l’énumération pourrait continuer sur le droit au logement, le droit des étrangers,
le droit à l’emploi. Sollicités par les justiciables à l’occasion d’affaires concrètes,
les juges sont, par ce mode d’accès, proches des « problèmes » rencontrés par les
gens dans leur vie quotidienne : un licenciement, un avortement, une expulsion,
un accompagnement de fin de vie, etc. ; et cette proximité met les juges en
situation de voir l’évolution de la société, l’évolution des mœurs, l’évolution des
attentes de la société et de faire évoluer en conséquence l’interprétation des
règles. En 2010, le Conseil déclare contraire à la Constitution le régime de la
garde à vue qu’il avait déclaré conforme en 1993 au motif qu’en dix-sept ans le
nombre de gardes à vue avait considérablement augmenté, changeant ainsi le
regard de la société sur cette pratique judiciaire ; en 2009, le Conseil prend
expressément en considération l’évolution des modes de consommation pour
déclarer conforme à la Constitution l’extension de la possibilité d’ouvrir les
magasins le dimanche.
Deux caractères distinguent ainsi le mode concurrentiel du mode
parlementaire d’énonciation des règles : alors que dans le second la règle
s’élabore de manière abstraite et générale, elle se construit dans le premier au
contact direct de situations humaines et sociales particulières ; alors que dans le
second la règle est dans le corps du peuple-politique et en découle naturellement,
elle se construit dans le premier par un échange argumentatif entre plusieurs
acteurs dont le peuple-tout-un-chacun dans son rôle de citoyen-justiciable. Que
la délibération soit au principe de la fabrication des normes est une meilleure
garantie de leur mesure que l’acclamation référendaire ou la révélation princière.
Les juges apportent aussi de la temporalité longue qui contribue à la mesure
des règles ainsi produites. Il est devenu banal de dire que les sociétés
d’aujourd’hui sont des sociétés de vitesse. Le législateur réagit à l’émotion et
vote des lois de manière quasiment instantanée, en live. Les juges
constitutionnels, notamment, réintroduisent le temps long, celui de l’histoire de
la société, celui du récit, celui de la structure fondatrice en rappelant les
principes que les Déclarations des droits énoncent – la présomption d’innocence,
le principe de non-rétroactivité des lois pénales, les droits de la défense, la
liberté d’expression, le droit à la santé, le droit au logement… ; ils obligent à une
réflexion sur le sens, la valeur et la portée que peut représenter pour le bien
commun l’adoption de telle ou telle règle ou le choix de telle ou telle
interprétation ; ils créent une distance avec l’immédiateté, avec la rapidité, avec
l’émotion ; ils équilibrent le temps de la vitesse, le temps de l’émotion – un
meurtre, une loi pénale plus sévère et rétroactive – par le temps de la réflexion
sur les principes – le principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère –
qui ont constitué – au sens fort du mot « constitué » – la société dans son vivre
ensemble. Et il n’est pas contraire à l’idée démocratique que le temps long de la
réflexion l’emporte ou équilibre le temps court de l’émotion qui est souvent celui
de l’affolement. Car la volonté générale ne se produit pas spontanément ni dans
l’insouciance de l’instant ; elle se fabrique avec mesure, avec prudence, et le
juge est cette instance qui permet au temps court, léger et parfois étourdi d’une
initiative législative de se confronter au temps long des principes que la
Constitution énonce. Le législateur rédige la règle à la vitesse des événements ;
les juges en reprennent l’écriture au rythme plus lent de la réflexion et au contact
d’affaires chaque fois particulières.
Introduire le temps long de la réflexion dans l’écriture des règles ne signifie
pas que les juges constitutionnels soumettent le temps présent au contrôle de
l’ancien temps pour la simple raison que les principes constitutionnels ne sont
pas des « choses » définitivement solidifiées au moment historique de leur
énonciation. Ils sont plus investis de désirs et de promesses que d’objectivité :
l’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté individuelle, la fraternité
sont, parmi d’autres, les traits souhaités, voulus, espérés, rêvés d’une société
démocratique que l’exclusion, les inégalités, les injustices, l’arbitraire et la
domination démentent quotidiennement. En ce sens, comme l’écrit Habermas,
« en tant que projet d’une société juste, une constitution articule l’horizon
d’attente d’un avenir chaque fois anticipé au temps présent ; elle est un projet
inachevé 8 ». Dès lors, la seule exigence que ces principes énoncent est de
réaliser au temps présent les promesses qu’ils énoncent. Ce que fait le juge
constitutionnel : en considérant que la possibilité pour toute personne de
disposer d’un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle, il
réalise au temps présent la « promesse » du droit de chacun aux conditions
nécessaires à son développement énoncé en 1946 9 ; en affirmant que c’est en
fonction de l’évolution subie par le droit de propriété depuis 1789 que doit
s’entendre la réaffirmation par le Préambule de 1958 de la valeur
constitutionnelle de ce droit, il se réfère au droit de propriété d’aujourd’hui et
non d’hier, c’est-à-dire à un droit qui, ayant intégré de multiples atteintes et
amputations, inclut nécessairement le droit constitutionnel de limitations
législatives pour des motifs d’intérêt général 10 ; en affirmant la valeur
constitutionnelle de la liberté d’accès à Internet, il réalise au temps présent
l’article 11 de la Déclaration de 1789 reconnaissant à « tout citoyen le droit de
parler, écrire, imprimer librement 11 ». Ainsi, par son interprétation permanente
des principes fondateurs, exigée par leur caractère même de promesses, le juge
constitutionnel les maintient vivants, ouverts, jamais fétichisés. Il intègre à la
fois la nécessité de décider des règles de la vie commune à un moment donné et
la nécessité de laisser continuer la discussion car ces règles sont à jamais
indécidables. D’une certaine manière, le juge constitutionnel est
l’institutionnalisation de l’indétermination du droit. « Projet inachevé », la
Constitution continue toujours.
Au demeurant, cette présence active des juges dans le régime d’énonciation
de la volonté générale n’est pas une découverte. Ou, plus exactement, elle ne
l’est que sous l’effet de la domination d’un discours officiel présentant les
constitutions, lois et autres textes juridiques comme des actes produits par des
autorités politiques, possédant une et une seule signification – celle voulue par
ces autorités –, donc normatifs par et en eux-mêmes. Dans cette logique, les
juges ne participent pas à la normativité, elle leur est extérieure et supérieure, ils
n’ont qu’à l’appliquer aux affaires qui leur sont soumises. Chacun connaît le mot
de Robespierre : « La jurisprudence est un terme qui doit être banni de la langue
française. » Le terme et la chose sont pourtant toujours bien là aujourd’hui et le
discours officiel n’est plus audible – même s’il est encore tenu. La Constitution,
la loi ou tout autre acte juridique n’arrivent pas finis devant les juges ; ces textes
ne sont pas des normes que le juge n’aurait qu’à appliquer aux espèces
particulières pendantes devant lui ; les constitutions, les lois sont des textes
inachevés, des normes en puissance qui attendent pour le devenir en acte que le
juge attribue aux mots de la loi la signification qui leur donnera leur force
normative. La Constitution, ou tout autre acte juridique, est, matériellement, un
écrit fait de mots et, par conséquent, un texte indéterminé et indéterminant
puisque les mots, c’est devenu une banalité de le dire, possèdent toujours
plusieurs sens. De sorte que tout juge doit nécessairement donner un sens au
texte dont il fait usage dans l’exercice de son contrôle ; il ne le fait pas par
comportement hérétique ou dominateur, mais par fonction. Sans ce travail
d’interprétation, la Constitution resterait dépourvue de normativité ou, dit
autrement, la volonté du souverain qu’elle représente n’aurait aucune prise sur
les représentants. La parole du peuple-tout-un-chacun ne s’affirme comme
obligation, commandement ou contrainte pour les élus que par l’« agir
juridictionnel » qui, en lui attribuant un sens, la fait devenir parole agissante,
parole produisant un effet d’ordre. Sans cette médiation herméneutique, la parole
de ce peuple se perdrait dans une joyeuse cacophonie.
La théorie d’un juge automate simple répétiteur de la loi a été définitivement
invalidée par la controverse entre la Cour de cassation et le Conseil
constitutionnel sur la compréhension de l’expression « disposition législative
pouvant faire l’objet d’une QPC ». Pour la Cour, si le requérant contestait non
pas la disposition législative, mais son interprétation par les juges, la question
n’était pas recevable et ne devait pas être transmise au Conseil 12 ; en revanche,
pour le Conseil, « en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout
justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective
qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition 13 ».
Étaient ainsi pleinement reconnues la différence entre le texte et la norme et la
part décisive que les juges prennent dans le passage de l’un à l’autre puisque
c’est leur travail d’interprétation qui fait la norme, qui donne à un texte juridique
sa « portée effective ».
L’idée de la démocratie continue n’invente pas ni ne crée ce pouvoir
normatif du juge ; elle le dévoile seulement en soulevant et déchirant le lourd
cadre conceptuel enfermant la définition de la démocratie dans un syllogisme
simple mais efficace : est démocratique ce qui et seulement ce qui est issu du
suffrage universel, or les juges ne sont pas élus au suffrage universel ; donc, soit
ils sont des intrus dans la démocratie, soit le régime dans lequel ils ont un
pouvoir normatif ne peut être qualifié de « démocratique 14 ». Dans ce cadre
conceptuel-là, les juges ne peuvent être pensés comme des acteurs de la
démocratie. Or, la doctrine contemporaine, au moins française, continue encore
de penser à partir de ce schéma ancien et, naturellement, elle n’y trouve pas les
instruments, les catégories, les outils pour se représenter la justice
constitutionnelle puisque ce schéma a été construit avant son introduction dans
le champ politique. Refusant ce conservatisme doctrinal, la thèse de la
« démocratie continue » a pour ambition assumée de fournir des éléments pour
un nouveau cadre conceptuel capable de penser un champ constitutionnel où les
juges sont des acteurs du régime de fabrication de la volonté générale. Le cadre à
l’intérieur duquel penser la chose politique a plusieurs fois changé : au
e
XVIII siècle, quand les principes de séparation des pouvoirs, de souveraineté

nationale, de représentation, de citoyenneté, etc., ont renouvelé le mode de


pensée du pouvoir politique ; au XXe siècle, quand l’introduction du suffrage
universel, la création des partis politiques, l’irruption des masses et de l’opinion
publique ont obligé à redéfinir les schémas de compréhension du jeu
constitutionnel. Aujourd’hui, à nouveau, la perception, la visibilité et la
reconnaissance du pouvoir normatif des juges imposent de reconstruire les
cadres conceptuels de la pensée constitutionnelle. Le registre d’intelligibilité
d’un système politique sans justice constitutionnelle est celui de la « démocratie
électorale » ou « représentative » ; celui d’un système avec une justice
constitutionnelle est la « démocratie continue ».
Pour une refondation radicale de la justice
S’il en est ainsi, ce nouveau cadre conceptuel appelle une refondation
radicale de la justice. Dans la démocratie continue, la justice ne peut plus être
organisée comme elle l’est dans le cadre de la démocratie électorale où son
pouvoir est nié ou soumis ; elle doit être ordonnée à la reconnaissance de sa
contribution décisive à la fabrication des règles de la cité. Si le Parlement ne
pose pas des normes mais seulement des mots dans des lois et si ces mots ne
deviennent normes que par l’agir juridictionnel, la question de l’organisation de
la justice devient essentielle, centrale pour la qualité démocratique du système.
La classe politique, à droite comme à gauche, devine la nécessité d’une réforme
radicale mais hésite, bricole, rafistole sans oser la conduire. Certains, moins
complexés, se risquent à des propositions plus fortes. Par exemple, l’élection des
juges. De la même manière que le peuple souverain choisit ses représentants, il
doit pouvoir choisir ses juges. Et à l’appui de cette proposition sont appelés les
exemples américains mais aussi français lorsque les révolutionnaires de 1789
décidèrent, pour casser l’ordre judiciaire de l’Ancien Régime, de faire de
l’élection populaire des juges le principe de la refonte du système judiciaire. Par
exemple encore, la dilution des juges dans la société. Pour rapprocher la justice
des « gens », il conviendrait de supprimer l’École nationale de la magistrature
responsable de couper les futurs magistrats des réalités économiques et sociales
du pays et d’en faire un corps replié sur lui-même ; et, à la place de l’École,
l’expérience acquise dans d’autres activités professionnelles – économique,
administrative, commerciale… – suffirait pour devenir magistrat.
Apparemment séduisantes, ces voies de refondation de la justice conduisent
à des impasses politiques. Dans l’histoire constitutionnelle, l’élection des juges a
toujours été pensée comme un instrument provisoire d’épuration d’une
magistrature « gênante » – en 1789, pour contrer les Parlements de l’Ancien
Régime ; en 1882, pour réduire l’influence des magistrats royalistes et
cléricaux ; en 2010, pour casser les velléités d’indépendance de la magistrature –
jamais comme le moyen de bâtir durablement un système judiciaire. Et la
logique de l’élection – campagne électorale, compétition des programmes,
recherche de soutiens politiques ou/et financiers, prise de position partisane… –
ne garantit pas a priori l’établissement d’une justice neutre et impartiale. La
« déprofessionnalisation » est aussi dangereuse pour la qualité de la justice.
Comme soigner, plaider, enseigner, informer, diriger une entreprise ou une
administration, juger est un métier qui s’accomplit selon des règles procédurales
précises et dans le respect d’une éthique exigeante qui ont pour finalité de placer
le magistrat à distance des intérêts particuliers et à l’abri des pressions. Remettre
en cause cette professionnalisation est soumettre les magistrats à ces intérêts et
pressions. Il faut donc imaginer une autre voie.
Refonder la justice dans l’esprit de la démocratie continue implique de
sortir la justice de l’État, de supprimer le Conseil d’État et de transformer le
Conseil constitutionnel.
Supprimer le ministère de la Justice
Sortir d’abord la justice de l’État c’est, concrètement, la sortir du
gouvernement où elle n’a pas sa place et où elle n’est pas à sa place. L’exécutif
et le législatif sont des pouvoirs de l’État, la justice est un pouvoir de la société.
Elle n’est ni une autorité d’application chargée de faire passer la politique de
l’État dans et par ses jugements, ni une autorité préfectorale parce qu’elle ne
relève pas de la sphère étatique. Si une société peut être représentée en trois
espaces, civil, public et étatique, la justice est le pouvoir qui se situe à
l’articulation de ces trois espaces, comme pouvoir de la mesure, pouvoir
d’équilibre des différentes sphères sociales, pouvoir de « concert » au sens de
Montesquieu, c’est-à-dire qui, par la reconnaissance mutuelle des droits, favorise
le travail de chacun ensemble, la coopération, le lien social. Elle est le contraire
du talon d’Achille ; elle le « genou de la démocratie », elle est, comme lui, cette
institution souple et solide qui permet à la société de n’être pas raide, mais
fluide, ouverte, pratique.
Pour que la justice remplisse cette fonction, elle doit être à distance des
conflits : d’où l’importance du temps et de l’espace propres à l’acte de juger.
Elle doit être à l’écoute de la société : d’où l’importance du contradictoire pour
donner forme juridique aux règles sociales. Elle doit être à l’abri des passions :
d’où l’importance de l’impartialité et de l’éthique professionnelle. Ces
conditions impliquent que la justice ne fasse pas partie du gouvernement car, par
la compétition électorale qui le produit, un gouvernement est naturellement
partial, logiquement à l’écoute de « sa » majorité, et il exprime des choix
partisans qui heurtent nécessairement telle ou telle partie de la société et sont à
l’origine de conflits que, précisément, la justice peut être amenée à connaître. Et
les citoyens ne peuvent croire dans l’impartialité d’une justice qui participe et
dépend d’un gouvernement partisan donc partial. Les propriétés des deux
instances – justice et gouvernement – sont incompatibles et elles doivent donc
être séparées pour que la liberté politique des citoyens soit assurée. Il faut donc
supprimer le ministère de la Justice et le transformer en ministère de la Loi
chargé du contrôle de la qualité rédactionnelle et juridique des projets soumis à
la discussion parlementaire et, notamment, de leur compatibilité avec la
Constitution, la législation européenne et les traités internationaux.
Sortie du gouvernement, la justice sera confiée à une autorité
constitutionnelle indépendante, le Conseil supérieur de la justice, et non le
Conseil de la magistrature. Ce changement de dénomination veut signifier que
cette autorité ne doit pas être la chose des magistrats, mais l’institution du
service public de la justice chargé de garantir son indépendance 15 non seulement
à l’égard des pouvoirs exécutif et législatif, mais aussi du pouvoir judiciaire et,
plus largement, de tous les pouvoirs qui tentent de peser sur le cours de la
justice. Ce Conseil sera au carrefour de tous les pouvoirs pour les tenir à distance
de la justice. Composé de magistrats élus par leurs pairs et, en majorité, de
personnalités qualifiées désignées par le Parlement à la majorité qualifiée des
trois cinquièmes, il élira son président parmi les membres non magistrats. Ce
Conseil recevrait quatre missions principales. D’abord, la nomination de tous les
magistrats, siège et parquet, alors qu’aujourd’hui cette compétence relève du
ministère, le Conseil supérieur de la magistrature n’ayant qu’un pouvoir d’avis,
conforme pour le siège 16, simple pour le parquet. Ensuite, l’élaboration du
budget de la Justice, sa discussion avec le Parlement, sa répartition et le contrôle
de la gestion et de l’utilisation du budget par les juridictions. Encore, la
définition de la politique de formation des magistrats. Enfin, l’exercice du
pouvoir disciplinaire sur l’ensemble des magistrats. Et chaque année, le CSJ
devra présenter un rapport d’activités au Parlement et à la société sous la forme
de forums publics interactifs. Pour exercer ces missions, le Conseil supérieur de
la justice recevra les directions, services et moyens qui relèvent actuellement du
ministère : direction des services judiciaires, École nationale de la magistrature,
Inspection générale des services judiciaires…
Poursuivant cette refondation de la justice, il convient aussi d’enlever au
ministère la conduite de la politique pénale définie par le Parlement et de la
confier à un procureur général de la République, désigné à la majorité des trois
cinquièmes par le Parlement, et chargé, pour conduire la politique pénale, de
diriger la police judiciaire, de surveiller l’impartialité de l’instruction et des
enquêtes, et de rendre compte de sa politique devant les assemblées
parlementaires. La participation des citoyens à l’œuvre de justice doit être
également consacrée par le principe de l’échevinage. Juger est certes un métier
et, à ce titre, il est exercé par un corps de professionnels. Mais, depuis toujours,
existent des instances où des non-professionnels siègent à côté des juges
professionnels : les cours d’assises bien sûr, mais aussi les tribunaux pour
enfants, les conseils de prud’hommes, les tribunaux des affaires de Sécurité
sociale. L’idée de cette participation des citoyens à la fonction même de juger est
ancienne et, sans remonter à Athènes, elle est associée à l’idée que, puisque la
justice est rendue « au nom du peuple », le peuple, entendu comme le peuple-de-
tout-un-chacun, doit être associé à l’exercice de la justice. Car, autant que l’acte
de voter, l’acte de juger fait le citoyen. Des témoignages de nombreux jurés il
ressort, en effet, que le rituel qui accompagne le tirage au sort investit la
personne d’une responsabilité qui la transcende et la transforme : elle devient, au
sens fort du terme, c’est-à-dire elle se change en citoyen conscient de la charge
que représente pour le bien commun l’acte de juger.
Supprimer le Conseil d’État
Ensuite, supprimer le Conseil d’État. Dans l’esprit de la démocratie
continue, une refondation constitutionnelle de la justice n’aurait pas de sens si
était maintenue la structure actuelle du paysage juridictionnel organisé autour de
l’ordre judiciaire avec à sa tête la Cour de cassation et l’ordre administratif avec
à sa tête le Conseil d’État. L’existence d’un juge propre à l’administration n’est
pas la conséquence logique et nécessaire du principe de la séparation des
pouvoirs, ce que l’étude comparée des systèmes juridictionnels confirme ; elle
est seulement, dit le Conseil constitutionnel, la conséquence de la « conception
française de la séparation des pouvoirs 17 » formée au souvenir de la décision des
hommes de 1789 d’interdire aux juges, qui avaient bloqué toutes les réformes
politiques initiées par le pouvoir royal, de s’immiscer dans le pouvoir exécutif et
de connaître des actes de l’administration. Le dualisme juridictionnel n’a donc
pas de fondements théoriques, il est le produit de circonstances historiques et
politiques qui ont disparu aujourd’hui et qui enlèvent donc à la juridiction
administrative sa justification. D’autant que, emportée par sa concurrence avec
la juridiction judiciaire ou/et désireuse de démontrer sa capacité à garantir
également les libertés et les droits de l’homme, le Conseil d’État a développé
une jurisprudence qui ne permet plus de le regarder totalement comme réservant
à l’administration un traitement privilégié. Le Conseil d’État est, au demeurant,
une institution très particulière – y compris au regard du droit comparé –
puisqu’il est à la fois juge de l’Administration et conseiller du gouvernement ; il
doit, selon la Constitution, se prononcer obligatoirement sur tous les projets de
loi avant leur présentation au conseil des ministres et leur discussion au
Parlement, et il prépare la rédaction des décrets dont certains doivent « être
adoptés en Conseil d’État » ; et c’est au Conseil d’État, dans ses formations
contentieuses, que seront jugés ces mêmes décrets. La Cour européenne des
droits de l’homme, se fondant sur les principes d’impartialité et d’indépendance
de toute juridiction, émet régulièrement des doutes sur la pertinence de cette
coexistence des fonctions consultatives et d’une fonction contentieuse au sein
d’une même institution. En réponse, le Conseil d’État se réorganise
régulièrement pour maintenir les apparences d’une étanchéité entre les deux
fonctions. En vain.
Dès lors, si l’administration devient un justiciable ordinaire, rien ne légitime
plus l’existence à son profit d’un juge spécial ; les juges « ordinaires » peuvent
tout aussi bien faire. S’il en est ainsi, il convient de transférer le contentieux
administratif à l’ordre judiciaire et créer au sein de la Cour de cassation, à côté
des chambres civile, commerciale, sociale et criminelle, une chambre
administrative. Et, puisque le ministère de la Justice sera devenu le ministère de
la Loi chargé d’examiner la qualité juridique des projets de loi, la fonction
consultative du Conseil d’État deviendra inutile et, par voie de conséquence, le
Conseil d’État lui-même. Sans invoquer les conflits d’intérêts nés de la présence
croisée et alternée des conseillers d’État dans les cabinets présidentiels et
ministériels, dans les banques, les assurances, les cabinets d’avocats d’affaires,
les directions de chaînes de télévision et même de Sciences Po et leur maison
mère du Palais-Royal, le Conseil d’État a perdu son statut de lieu où se fabrique
et est servi l’intérêt général. Il l’a été. La construction bonapartiste et jacobine de
l’État doit beaucoup sinon tout à cette institution créée en 1799 par Napoléon
Bonaparte qui faisait revivre le Conseil du Roi de la monarchie. Le Conseil
d’État correspondait parfaitement au moment politique de l’État ; il ne
correspond plus à celui de la démocratie continue qui est le moment politique de
la société. Malgré des efforts pour s’adapter à ce moment 18, il continue de
développer une pensée d’État et de parler avec des mots d’État alors que la
France a besoin d’une pensée de la société avec des mots de la société. Elle les
trouvera dans une « élite » qui ne sera plus monoformatée par l’École nationale
d’administration mais formée au sein des grandes universités et par l’expérience
des associations, organisations et entreprises de la société.
Transformer le Conseil constitutionnel
Enfin, transformer le Conseil constitutionnel. Créé par la Constitution de
1958, ce Conseil a connu une évolution inattendue qui exprime, dans le champ
constitutionnel, ce basculement du moment État au moment société. Sa création
inaugure l’idée que la loi de l’État peut être contrôlée, qu’elle n’exprime pas
assurément la volonté générale, qu’elle doit, pour mériter cette qualité, respecter
la Constitution et qu’il faut donc une institution pour contrôler la conformité à la
Constitution de la loi votée. En 1958, la rupture avec ce qu’il est convenu
d’appeler le légicentrisme est cependant timide. Composé de neuf membres,
nommés pour neuf ans non renouvelables – trois par le président de la
République, trois par le président de l’Assemblée nationale et trois par le
président du Sénat –, renouvelés par tiers tous les trois ans, cette institution, que
la doctrine hésitait alors à qualifier de « juridiction », avait pour fonction, selon
l’article 61, de contrôler la conformité à la Constitution des lois « avant leur
promulgation ». Et sur recours de quatre autorités seulement : le président de la
République, le Premier ministre, le président de l’Assemblée nationale et le
président du Sénat. Autant dire que, de 1958 à 1974, le Conseil fut très peu
saisi : neuf décisions !
Mais une logique était ouverte. En 1971, le Conseil, de lui-même, décidait
d’inclure parmi ses normes de référence la Déclaration de 1789 et le Préambule
de 1946 19 et, sur ces bases, découvrait des principes fondamentaux reconnus par
les lois de la République, des principes constitutionnels et des objectifs de valeur
constitutionnelle. En 1974, le constituant donnait à soixante députés ou soixante
sénateurs le pouvoir de saisir le Conseil, pouvoir régulièrement utilisé et qui
conduisait le Conseil à connaître des lois relatives à la matière pénale, fiscale,
économique, administrative, civile, et donc à introduire dans toutes les branches
du droit la dimension constitutionnelle. En 2008, le constituant donnait toute sa
portée à ce mouvement de bascule en permettant à tout justiciable de
« réclamer » contre les lois de l’État en soulevant, à l’occasion d’un procès, une
question prioritaire de constitutionnalité. Les missions, la place et le rôle du
Conseil constitutionnel ont radicalement changé depuis 1958 : il était un nain
institutionnel, il est aujourd’hui l’élément décisif du régime concurrentiel de la
fabrication de la volonté générale. Et pourtant, il a très peu changé dans sa
conception, son mode de composition et son fonctionnement. Il convient donc de
mettre en accord l’institution et ses missions en transformant le Conseil en Cour
constitutionnelle 20.
À cette fin, seul le contrôle de constitutionnalité a posteriori devrait
subsister. Au fil du temps, en effet, la pratique a révélé les insuffisances
objectives du contrôle a priori : il atteint la loi au moment de sa conception alors
que l’inconstitutionnalité d’une loi apparaît surtout au moment de son
application ; il met face à face le législateur et le juge dans un climat politique
encore marqué par les débats parlementaires entre majorité et opposition ; il peut
laisser des lois sans contrôle si, pour une raison ou une autre, les politiques
s’entendent pour ne pas saisir le Conseil. À ces manques, le contrôle a posteriori
pallie puisqu’il est mis en œuvre par le justiciable qui a toujours intérêt à faire
valoir qu’au moment où elle lui est appliquée la loi porte atteinte à tel ou tel de
ses droits fondamentaux. Et le seul argument favorable au contrôle a priori – la
sécurité juridique – est tombé quand les juges ordinaires ont développé le
contrôle de conventionnalité qui leur permet d’écarter une loi à tout moment, y
compris après que le Conseil l’a déclarée conforme à la Constitution. Il faut donc
supprimer le contrôle a priori, qui est un contrôle maîtrisé par les politiques, et
donner son plein effet au contrôle a posteriori, qui est le contrôle du citoyen-
justiciable. Pour ce faire, il convient de modifier le régime procédural établi en
2009 qui, en donnant aux juges judiciaires et administratifs le pouvoir de filtrer
les questions de constitutionnalité et donc celui de refuser de transmettre une
question au Conseil constitutionnel, a, tout à la fois, produit une limitation de
l’accès des justiciables au juge constitutionnel et transformé les juges ordinaires
en juges constitutionnels de droit commun. Deux solutions s’offrent au futur
constituant : soit permettre aux juges judiciaires d’examiner eux-mêmes la
constitutionnalité de la loi querellée et transformer le Conseil constitutionnel en
Cour suprême des jugements de constitutionnalité rendus par les tribunaux ; soit
créer au sein du Conseil constitutionnel une chambre chargée d’examiner la
recevabilité des questions soulevées devant les tribunaux.
Quelle que soit la solution retenue, le Conseil constitutionnel doit être
refondé afin de le transformer en une Cour répondant dans sa composition, son
organisation interne et sa procédure de jugement aux exigences d’impartialité, de
neutralité et d’objectivité de tout tribunal. Ainsi, le nouveau mode de désignation
de ses membres devra reposer sur deux critères : la compétence juridique et la
validation parlementaire. Le président de la République, le président de
l’Assemblée nationale et le président du Sénat proposeraient chacun quatre
personnalités reconnues pour leur compétence ou leur expérience juridique et il
reviendrait au Parlement de valider – ou non – ces propositions à la majorité des
trois cinquièmes. Actuellement composé de quatre personnes, le service
juridique de la future Cour devra être considérablement renforcé afin de
permettre à chaque juge de disposer de collaborateurs compétents à l’instar de
toutes les autres cours constitutionnelles européennes. Enfin, un code de
procédure contentieuse reconnaissant la possibilité pour un ou plusieurs juges
d’émettre une opinion séparée devra être adopté.
Définir une éthique du jugement
Cette révolution juridictionnelle répond à la logique de la démocratie
continue qui reconnaît aux juges un rôle décisif dans la fabrication de la volonté
générale. Elle doit donc s’accompagner d’une exigence plus grande à l’égard des
magistrats et notamment de l’éthique de production de leurs jugements qui se
décline en quatre règles ayant pour objet la recherche de la qualité délibérative
de la décision de justice.
Le premier principe est, évidemment, l’obligation de motiver les jugements.
Dès lors, en effet, que le jugement n’est pas une application syllogistique de la
loi mais le résultat d’un choix entre plusieurs significations possibles des
énoncés de la loi, le juge doit exposer le processus argumentatif qui l’a conduit à
retenir telle interprétation plutôt que telle autre. Tout magistrat construit la
qualification juridique des faits à partir d’un certain nombre d’éléments qu’il
doit exposer et argumenter. Dans cette logique, il serait opportun que la France
reconnaisse enfin la pratique des opinions séparées car elles « fonctionnent »
comme un moyen procédural qui oblige les juges à motiver davantage et mieux
leurs décisions : quand les juges majoritaires savent que leurs collègues
minoritaires peuvent exposer, après le jugement et publiquement, leur désaccord
soit avec la solution retenue, soit avec la motivation, ils sont conduits à être plus
attentifs à la qualité juridique de leur argumentation ; et, réciproquement, les
juges « dissidents » doivent motiver avec sérieux leur opinion pour espérer faire
évoluer la jurisprudence lors de prochaines affaires.
Le deuxième principe est, bien sûr, le principe du contradictoire. Une
décision de justice se construit par un échange d’arguments entre les parties et
chacune d’elles doit avoir le droit de les exposer et de les défendre avec une
égalité des armes. En ce sens, l’avocat est plus qu’un « auxiliaire de la justice »
selon une formule condescendante ; il n’est pas davantage l’ennemi du magistrat,
celui qui veut conduire le juge à commettre une « faute » en interprétant l’article
du Code de telle manière plutôt que de telle autre ; l’avocat est celui qui
participe à la construction du jugement judiciaire par la discussion serrée des
arguments. Et ce principe du contradictoire vit de la reconnaissance et du respect
des droits de la défense.
Le troisième principe est le principe de la publicité des débats judiciaires.
Dès lors que l’autonomie de la sphère de production du jugement est
constitutionnellement garantie, et à condition qu’elle le soit, la sphère de la
justice peut et surtout doit s’ouvrir et communiquer avec les autres sphères.
Enfin, dernier principe, le principe de la collégialité. Toute décision de
justice est – ou devrait être – « délibérée », selon la formule classique, c’est-à-
dire que son contenu est discuté, que le jugement est le résultat d’une
confrontation entre les magistrats ; cette collégialité fonctionne, les magistrats le
disent souvent, comme un mécanisme de formation permanente, comme un
processus de contrôle réciproque qui garantit la qualité du jugement.
La refondation institutionnelle de la justice serait muette sans le respect de
cette éthique de production du jugement judiciaire et constitutionnel. La justice a
toujours été un « marqueur » de la démocratie. Les sociétés sont sorties de la
barbarie lorsqu’elles ont abandonné le lynchage pour la justice ; les sociétés sont
entrées dans l’ère démocratique lorsqu’elles ont posé les règles du procès
équitable et du tribunal neutre et impartial. Dans la configuration démocratique
moderne où le suffrage universel n’est pas ou n’est plus la source de légitimité,
la justice, sous réserve que soit menée sa refondation institutionnelle et éthique,
peut être encore l’institution par laquelle se continuera la légitimité
démocratique.
1. Alain Minc, L’Ivresse démocratique, Paris, Gallimard, 1994.
2. Alain Finkielkraut, « L’institution judiciaire est en train de dessoûler », Le Figaro Magazine,
27 juin 2003, p. 32.
3. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 ; La Dynamique de
l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
4. Paul Ricœur, « L’acte de juger », Esprit, juillet 1992.
5. Circulaire « Rocard », J. O., 25 mai 1988, p. 7381.
6. CC 85-197 DC, 23 août 1985, R., p. 70.
7. Voir, par exemple, Philippe Blacher, Volonté générale et contrôle de constitutionnalité, Paris,
Dalloz, 1999.
8. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.
9. CC 94-359 DC, 19 janvier 1995, R., p. 176.
10. CC 89-256 DC, 25 juillet 1989, R., p. 53.
11. CC 2009-580 DC, 10 juin 2009, R., p. 107.
12. C. cass., QPC, 19 mai 2010, Yvan Colonna.
13. CC 2010-39 QPC, 6 octobre 2010, J. O., 7 octobre 2010, p. 18154.
14. Ainsi, Jean-Marie Denquin doute qu’il soit possible d’appeler « démocratie » un système dans
lequel un juge non élu et irresponsable décide arbitrairement à la place des élus (« L’essence, la
o
démocratie et le droit », Juspoliticum, 2009, n 2) ; Stéphane Rials dénonce un retour du
théologico-politique avec le droit comme religion et les juges comme grands prêtres (« Entre
o
artificialisme et idolâtrie », Le Débat, 1991, n 64, p. 163) ; Pierre Brunet stigmatise une
conception libérale et aristocratique du pouvoir mettant le peuple hors du jeu politique (« Le juge
constitutionnel est-il un juge comme un autre ? » in La Notion de juge constitutionnel, Paris,
Dalloz, 2005, p. 115) ; et Bastien François décèle dans cette République des juges une volonté de
pouvoir des professeurs de droit au service d’un mécanisme sophistiqué de dépossession du
pouvoir des citoyens au profit des juges (« Critique du discours constitutionnaliste
contemporain », in Jacques Chevallier (dir.), Droit et Politique, Paris, PUF, 1993).
15. Il conviendra en conséquence de modifier la rédaction actuelle de l’article 64 de la Constitution
qui fait du président de la République le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire.
16. Le CSM a un pouvoir de proposition pour les présidents des tribunaux de grande instance, des
cours d’appel, et les magistrats de la Cour de cassation, président compris.
17. CC 80-119 DC, 22 juillet 1980, R., p. 46.
18. Voir, par exemple, les thèmes des rapports publics du Conseil d’État : « Sécurité juridique et
complexité du droit », 2006 ; « Le contrat, mode d’action publique et de production des normes »,
2008 ; « Consulter autrement, participer effectivement », 2011 ; « Le droit souple », 2013.
19. CC 71-44 DC, 16 juillet 1971, R., p. 29.
20. Qu’il soit permis de renvoyer à Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Paris,
e
Lextenso, 2013 (10 éd.).
6

Les institutions
du gouvernement démocratique

Que la démocratie continue prenne sens par la reconnaissance de la capacité


de l’espace public à produire, par l’Assemblée sociale, les conventions de
citoyens et les recours juridictionnels, les exigences normatives des citoyens,
n’implique pas de laisser en déshérence l’espace politique. La refondation
radicale du système des pouvoirs serait incomplète si elle ne portait pas aussi sur
l’organisation des pouvoirs de l’État. Davantage encore, elle serait vaine si les
espaces civil et public fonctionnaient sur une logique d’ouverture et l’espace
politique sur une logique de fermeture. Pour que la démocratie continue se
déploie, les trois espaces doivent se faire écho. Or, aujourd’hui, l’organisation
constitutionnelle de l’espace politique est un mur sur lequel viennent se fracasser
les aspirations démocratiques, un bouclier qui protège les gouvernants contre les
gouvernés, une forteresse derrière laquelle les politiques jouent entre eux leurs
jeux de positionnement.
L’autisme constitutionnel de la Ve République
Les « qualités » de l’espace étatique actuel ne sont pas liées au climat de
défiance qui plombe la société française depuis plusieurs années. Elles ne sont
pas conjoncturelles mais découlent directement et nécessairement de la
philosophie représentative qui donne sa raison au système d’organisation
constitutionnelle des pouvoirs. Quelles que soient les précautions rhétoriques
imposées par l’introduction du suffrage universel, le regard des médias et
l’évolution des consciences, tout système représentatif repose sur une pensée du
peuple que Montesquieu exprimait crûment : une multitude incapable de porter
une volonté, de discuter des affaires publiques, de comprendre les enjeux, de
prendre des résolutions actives. Ainsi se comprend le long refus du suffrage
universel pour les hommes et encore plus pour les femmes. Si le vote devient un
instrument de la participation aux décisions politiques, il convient de ne pas le
mettre entre toutes les mains, celles des hommes et des femmes « du peuple »
qui n’ont pas les connaissances et l’intelligence nécessaires au gouvernement
d’un pays ; il faut le donner seulement à ceux qui en sont pourvus et ce sera le
suffrage censitaire. Et quand le temps – et les luttes politiques – finit par imposer
le suffrage universel et que, par lui, le peuple pourrait déferler dans l’espace de
la décision politique, les pouvoirs sont distribués entre les institutions de façon à
empêcher ou limiter toute submersion et à garantir aux représentants élus le
monopole de la direction des affaires.
Quand la digue censitaire a cédé, la digue institutionnelle a pris le relais ;
elle a tenu, elle tient encore mais, d’avoir été tellement réparée, consolidée et
colmatée, elle pourrait bientôt céder à son tour. Que le citoyen soit devenu le
principe des constitutions, qu’il en soit la raison d’être, sans doute ; mais il
disparaît vite dans les dispositions d’un texte tout entier consacré à
l’aménagement non des pouvoirs des citoyens, mais des pouvoirs de leurs
représentants. La pensée constitutionnelle représentative ignore le citoyen. Ou,
plus exactement, elle reste toujours prisonnière de la forme dans laquelle Sieyès
l’a formulée. « Les citoyens, déclare l’abbé le 7 septembre 1789, qui se
nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la
loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. » Mais il arrive toujours un
moment où le parler et le vouloir des représentants s’éloignent tellement de ceux
des représentés que la société ne se reconnaît plus dans « ses » institutions. Les
élus ne se sentent plus engagés par le contrat de représentation passé avec les
citoyens au moment de sa fabrication électorale, les représentés ne se sentent
plus tenus par le vouloir des représentants au moment où ils gouvernent :
l’autisme constitutionnel guette. Or, la qualité de l’ordre constitutionnel d’une
société n’est pas une question anecdotique ou secondaire car il est le lieu où se
construit le lien social, il est la mise en abyme de la société, et dans la
décomposition d’un ordre constitutionnel se lit la décomposition de l’ordre
social. À relire l’histoire constitutionnelle et politique de la France, il apparaît de
plus en plus clairement que l’organisation et la distribution des pouvoirs au sein
de l’espace étatique ne sont plus en résonance avec les espaces civil et public.
Pensées et fabriquées au XIXe siècle pour la société du XIXe siècle, elles ne sont
plus connectées à la société du XXIe siècle. Et il est donc urgent de repenser la
constitution de l’État pour donner son plein effet à la démocratie continue.
Lorsque le général de Gaulle présente la Constitution de 1958 à la France, il
déclare, avec une certaine grandiloquence, avoir doté le pays des « institutions
qui lui font défaut depuis 1789 ». Cinquante ans plus tard pourtant, la prophétie
gaullienne semble ne pas s’être accomplie puisque le président Nicolas Sarkozy
confie à un comité le soin de lui faire des « propositions sur la modernisation et
le rééquilibrage des institutions de la Ve République ». Et la révision
constitutionnelle de juillet 2008 qui en est issue ne semble pas davantage avoir
atteint le « bon » équilibre puisque François Hollande, nouvellement élu
président de la République, désigne à son tour une commission chargée de
réfléchir « à la déontologie et à la rénovation de la vie publique ». Trop de
Parlement, trop d’exécutif : depuis deux siècles, la France est à la recherche
d’une organisation équilibrée des pouvoirs de l’État. À la toute-puissance des
assemblées révolutionnaires et de leurs comités dont le célèbre Comité de salut
public a succédé l’Imperium napoléonien (1789-1814) ; à l’introduction timide
et chaotique d’un régime parlementaire monarchique et censitaire a succédé un
second Empire, autoritaire et plébiscitaire à ses débuts, parlementaire à la fin
(1814-1870) ; et aux Républiques parlementaires rationalisées ont très vite
succédé des régimes d’assemblée (1875-1958). En 1958, l’ambition de l’homme
du 18 Juin de donner à la France les « institutions qui lui font défaut » se
comprend par cette incapacité politique à stabiliser, depuis 1789, l’organisation
constitutionnelle des pouvoirs de l’État. Se réclamant d’une légitimité qui lui
viendrait de l’histoire et de « la force des choses 1 », de Gaulle pense être celui
qui incarne les principes contradictoires qui ont fait la France au cours des
siècles, et qui, les prenant en charge tous, au lieu, comme ses prédécesseurs, d’en
exclure certains, est en capacité de proposer au pays un État légitime.
Au-delà de l’emphase gaullienne qui l’entoure, au-delà aussi des
circonstances troubles dans lesquelles elle advient, la Constitution de 1958 aurait
pu, en effet, répondre à cette ambition. À lire le texte et le beau commentaire
qu’en donne Michel Debré dans son discours devant le Conseil d’État le 27 août
1958, le pari paraît tenu. Face à un Premier ministre qui dirige le gouvernement,
détermine et conduit la politique de la nation, une Assemblée nationale qui vote
la loi et dispose du pouvoir de renverser un gouvernement qui n’aurait plus sa
confiance, un Conseil constitutionnel chargé de vérifier la conformité des lois à
la Constitution ; et, pour éviter les dérives parlementaristes des Républiques
précédentes, le constituant a donné au Premier ministre les instruments lui
permettant de conduire sa politique – maîtrise de l’ordre du jour parlementaire,
direction de la procédure législative, vote bloqué… – et de garantir sa stabilité –
le fameux article 49-3. Dans le texte donc, un régime parlementaire rationalisé
ou primo-ministériel. Sans doute, la Constitution prévoit-elle un président de la
République à la magistrature renforcée par rapport à la tradition parlementaire.
En cas de circonstances exceptionnelles et d’interruption du fonctionnement
régulier des pouvoirs publics, l’article 16 lui donne le droit de rassembler entre
ses mains tous les pouvoirs. En période normale, il dispose en propre du pouvoir
de nommer le Premier ministre, de dissoudre l’Assemblée nationale et de saisir
le Conseil constitutionnel. Mais, ainsi que l’analyse Michel Debré dans son
fameux discours, « ces pouvoirs ne sont rien d’autre que des pouvoirs de
solliciter un autre pouvoir » : il sollicite le Parlement en désignant un Premier
ministre, il sollicite le suffrage universel en prononçant la dissolution, il sollicite
le Conseil constitutionnel en le saisissant d’une loi. Importants mais d’un usage
peu fréquent par rapport à ceux, quotidiens, du Premier ministre, ces pouvoirs
répondent à la fonction arbitrale que l’article 5 de la Constitution reconnaît à un
chef de l’État élu par un simple collège de grands électeurs. Sur le papier, la
malédiction politique est levée, l’équilibre parfait est réalisé : un président de la
République arbitre, un Premier ministre capitaine, un Parlement législateur et un
Conseil constitutionnel gardien de la Constitution.
Sur le papier… mais une belle Constitution ne suffit pas pour faire un beau
régime politique ! Le politique a ses lois propres que le droit, malgré sa
prétention, ne parvient jamais à maîtriser. Les circonstances politiques, le
contexte historique, l’état d’esprit du pays, la psychologie des hommes au
pouvoir participent autant que la Constitution à donner forme au gouvernement
de l’État. Ainsi, la succession et la conjonction d’événements exceptionnels de
1958 à 1962 ont puissamment contribué à la formation d’une primauté
présidentielle en contradiction avec la fonction arbitrale définie par le texte. En
quatre ans, la guerre d’Algérie a provoqué, directement ou indirectement, quatre
référendums : celui du 28 septembre 1958 par lequel le Général demande au
peuple d’approuver la nouvelle Constitution ; celui du 8 janvier 1961 par lequel
il demande au peuple de valider sa nouvelle politique algérienne favorable à
l’autodétermination ; celui du 8 avril 1962 par lequel de Gaulle demande au
peuple de ratifier les accords d’Évian mettant fin à la guerre d’Algérie ; celui du
28 octobre 1962 par lequel il demande au peuple d’approuver la révision
constitutionnelle relative à l’élection populaire du chef de l’État. Et, à chaque
fois, le président obtient des résultats favorables : 79 % de « oui » en 1958, 75 %
en 1961, 90 % en avril 1962 et 62 % en octobre 1962. Cette utilisation répétée et
victorieuse du référendum a produit trois effets politiques favorables à
l’affirmation de la primauté présidentielle. Une nationalisation des choix
politiques qui fait apparaître les autres consultations – municipales et même
législatives – déterminées par des enjeux « seulement » locaux ; une
personnalisation liée à la dimension plébiscitaire expressément donnée aux
référendums par de Gaulle 2 ; et une marginalisation des autres institutions,
gouvernement et Parlement, au profit d’un dialogue direct entre le président et le
peuple. La logique de ces effets présidentiels est renforcée par le rythme des
référendums : quatre en quatre ans dont trois en l’espace de vingt mois. Sur une
courte période et à plusieurs reprises, le peuple est ainsi amené à approuver les
solutions proposées par le président de la République et à confirmer chaque fois
sa confiance en la personne du général de Gaulle. Que ces circonstances
politiques ou que ces manifestations répétées de soutien populaire aient servi à
asseoir et légitimer la primauté présidentielle ne saurait surprendre. D’autant que
les parlementaires étaient peu soucieux de s’impliquer dans la gestion politique
du délicat dossier algérien, réservés à l’égard des positions du Premier ministre
Michel Debré et finalement pas mécontents de laisser le président de la
République seul en première ligne ! Alors que le « problème algérien » domine
les quatre premières années de la Ve République, tous ces éléments
s’additionnent pour créer une situation défavorable à l’affirmation de la forme
parlementaire de l’État.
Sans doute, la guerre d’Algérie terminée, un retour à une vie politique
normale plus respectueuse des dispositions constitutionnelles était parfaitement
concevable. Les parlementaires l’imaginaient tellement bien qu’ils attendaient du
Général qu’il se retire à Colombey et, devant son refus, s’ouvre, à l’automne
1962, une crise politique d’où le président sort vainqueur : décision
présidentielle de réviser la Constitution directement par référendum,
renversement du gouvernement Pompidou par les députés le 5 octobre 1962,
dissolution de l’Assemblée nationale le 9 octobre, victoire du « oui » au
référendum du 28 octobre, victoire du parti gaulliste aux élections législatives
des 18 et 25 novembre 1962. Tout se joue dans ces trois mois ; au moment où les
effets présidentiels de la guerre d’Algérie risquaient de s’effacer avec les accords
de paix, le phénomène majoritaire prend le relais pour assurer la continuité d’une
primauté présidentielle moins charismatique peut-être, mais plus ancrée dans la
matérialité des rapports de force politiques. Dans une uchronie désormais
célèbre, le doyen Georges Vedel a imaginé ce qui se serait passé si le « non »
l’avait emporté au référendum du 28 octobre 1962 : le départ du Général bien
sûr, puis l’élection de son successeur selon les modalités de 1958 puisque la
révision aurait échoué. Qui les 80 000 grands électeurs auraient-ils élu ? Antoine
Pinay, qui « par son passé, sa culture politique, les conditions de son élection
entendra sa mission comme celle d’un chef d’État parlementaire » laissant le
gouvernement, avec le soutien du Parlement, déterminer et conduire la politique
de la nation. Ainsi la pratique politique du Général n’aurait été qu’une
parenthèse justifiée par les circonstances exceptionnelles de la guerre d’Algérie
et refermée aussitôt après le retrait de De Gaulle.
L’intérêt de cet exercice intellectuel est de mettre clairement en évidence
que la défaite des « non » est celle de la lecture parlementaire de la Constitution
de 1958 et plus encore du principe d’interprétation parlementaire des
dispositions constitutionnelles né de la « Constitution Grévy ». En ce sens, le
scrutin du 28 octobre 1962 est un 16 mai 1877 à l’envers. Deux ans après
l’entrée en application des lois constitutionnelles de la IIIe République, le
maréchal de Mac-Mahon tente d’affirmer son pouvoir présidentiel en prononçant
la dissolution de la Chambre des députés qui contestait ses choix politiques.
Appelés ainsi à trancher entre deux pratiques, présidentielle ou parlementaire,
des institutions, les électeurs désavouent le président en élisant une majorité
parlementaire hostile à ses thèses. Mac-Mahon se soumet d’abord puis
démissionne et est remplacé, le 31 janvier 1879, par Jules Grévy dont le premier
discours a pour objet d’affirmer que jamais le président de la République
n’entrera en conflit avec la volonté des Chambres. De cette victoire des
parlementaires a découlé une convention, implicite, selon laquelle chacun
admettait que toutes les dispositions constitutionnelles, y compris celles relatives
aux pouvoirs du président, devaient s’interpréter dans un sens toujours favorable
à la souveraineté parlementaire.
Pour avoir été l’enjeu du référendum du 28 octobre 1962 et pour avoir été
désavouée par les électeurs, la « Convention Grévy » est, à ce moment-là, remise
en cause. Le rapport des forces a changé : à la différence de 1877, le peuple, en
1962, donne une majorité au président et approuve sa pratique des institutions, y
compris celle d’utiliser l’article 11 pour réviser la Constitution. Désormais élu
par la nation tout entière, selon l’expression du général de Gaulle, le président de
la République peut mobiliser cette ressource de légitimité électorale pour
imposer ses choix politiques aux autres institutions, au Premier ministre qu’il
nomme et qui reçoit donc de lui sa légitimité démocratique et aux députés qui
sont seulement élus chacun dans leur « petite » circonscription. Si de Gaulle,
parce que c’était lui, a continué à gouverner après 1962 comme il gouvernait
avant, les autres acteurs politiques ont très vite percuté la nouvelle règle du jeu et
calé leur stratégie de pouvoir sur la conquête de l’Élysée. C’est là que Mitterrand
se construit, abandonnant Mendès France et… ses critiques du coup d’État
permanent.
Mais – et ce mais est évidemment important – la Constitution de 1958 est
toujours là. De posséder deux constitutions en une, la Ve République a fait un
argument de qualité, se flattant de ne répondre à aucun modèle, de défier les
classifications savantes des constitutionnalistes, d’amalgamer éléments
parlementaires et éléments présidentiels. « Notre système politique, se vantait
encore Pompidou en 1974, précisément parce qu’il est bâtard, est peut-être plus
souple qu’un système logique. » Éloge insoutenable. Car le système de la
Ve République n’est ni « souple » ni commode. Il est équivoque et, aujourd’hui,
dangereux.
L’équivoque est dans la dyarchie au sommet de l’État. Quoi qu’en ait dit de
Gaulle en 1964, elle a toujours existé. Une dyarchie douce ou conflictuelle,
apaisée ou violente, égale ou inégale, mais une dyarchie où président et Premier
ministre sont toujours en concurrence, où chacun des deux cherche constamment
à redéfinir à son profit le champ de ses compétences : Pompidou/de Gaulle en
1968, Pompidou/Chaban en 1972, Giscard/Chirac en 1976, Mitterrand/Chirac
en 1986, Mitterrand/Rocard en 1991, Sarkozy/Fillon en 2010 et il se dit que
Hollande aurait nommé Valls pour le carboniser et que Valls jouerait la défaite
de Hollande en 2017 pour gagner en 2022 ! La dyarchie ne tient pas à la couleur
politique des acteurs – droite ou gauche – ni à la situation politique –
cohabitation ou concordance des majorités présidentielle et parlementaire. Elle
est structurelle, elle tient à l’incompatibilité entre un président « modèle
présidentiel » et un Premier ministre « modèle parlementaire » ; très
précisément, à l’incompatibilité entre un président qui gouverne élu par le peuple
et un Premier ministre qui est responsable de sa politique devant les députés élus
par le peuple.
La dangerosité est dans la situation d’autisme politique que la Constitution
produit aujourd’hui. Les premiers symptômes sont apparus sous le premier
septennat de Mitterrand. Quand, en 1983, deux ans après son élection, il prend la
décision de mener une autre politique économique que celle sur laquelle il a été
élu – le fameux tournant de la rigueur –, il ne cherche pas à faire valider par le
peuple ce changement. Et surtout, quand, aux élections législatives de 1986, sa
politique est sanctionnée par le peuple, quand les électeurs envoient à
l’Assemblée nationale une majorité politique de droite, il reste. Il ne
démissionne pas. Et ce faisant, il déconnecte, pour la première fois sous la
Ve République, pouvoir de décision et responsabilité politique. Car la politique
qui est sanctionnée n’est pas celle du gouvernement, ni celle des parlementaires ;
elle est celle du président de la République. Et tout le monde est emporté dans
cette décomposition du système politique. Quand Jacques Chirac, élu pour la
première fois en mai 1995 sur un positionnement « social », change radicalement
de cap cinq mois plus tard, en octobre 1995, il ne consulte pas le peuple mais
provoque, en décembre 1995, un référendum « de la rue » où plusieurs millions
de personnes en grève condamnent sa politique. Dès le commencement de son
mandat, l’autorité, le crédit de la fonction présidentielle étaient atteints ; la
méfiance s’installait. Elle s’exprima clairement en juin 1997. Mais Lionel Jospin
lui-même, qui avait fait de la réhabilitation de la vertu démocratique sa marque
politique, accepte, aussitôt nommé Premier ministre en juin 1997, le traité
d’Amsterdam qu’il critiquait pendant la campagne électorale, signant du même
coup une réorientation de sa politique économique et sociale qui devait peser
lourdement dans sa défaite de 2002. En 2005 encore, après la victoire du « non »
au référendum de ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe,
Chirac, qui s’était engagé et avait activement fait campagne pour le « oui », reste
au pouvoir et continue à gouverner, comme si les électeurs n’avaient rien dit,
comme s’il n’avait rien entendu ou comme s’il ne voulait pas répondre à ce qu’il
avait entendu. Et Nicolas Sarkozy fera voter son clone par le Parlement en 2008.
De Gaulle, au moins, s’il décidait seul et imposait silence à ses ministres et
parlementaires, a toujours assumé la responsabilité politique de ses choix, a
toujours répondu de ses décisions devant le peuple. Quand, appelé au pouvoir
pour garder l’Algérie française, il décide d’engager le processus de
l’indépendance algérienne, il soumet ce changement d’orientation politique à
l’approbation du peuple comme il soumet à référendum les accords de paix ; et,
chaque fois, en engageant sa responsabilité politique. Quand un conflit fort
surgit entre les pouvoirs publics – 1962 – ou entre le pouvoir et la société –
1968 –, il dissout l’Assemblée nationale pour que le peuple tranche. Quand, en
1969, il décide une réorganisation des institutions de la France, il soumet sa
décision au jugement des électeurs, perd le référendum, assume et démissionne
aussitôt. Que des considérations politiciennes aient joué dans chacun de ces
appels au peuple pour faire valider une décision présidentielle, bien sûr ; que les
dispositions constitutionnelles aient été malmenées, bien sûr ; que le
gouvernement et le Parlement aient été affaiblis par ces pratiques, bien sûr.
Mais, s’il s’appropriait un pouvoir de décision que la Constitution ne lui donnait
pas assurément, de Gaulle ne faisait pas davantage jouer la disposition de la
Constitution qui déclare le président de la République irresponsable, il ne
reportait pas sur d’autres, le Premier ministre par exemple, la responsabilité
politique de ses propres décisions. Il ne prenait pas le pouvoir sans la
responsabilité. Contre le texte de la Constitution peut-être, il prenait tout
ensemble le pouvoir de décider et la responsabilité qui l’accompagne
nécessairement.
Aujourd’hui, rien de tel. François Hollande a été élu par une alliance des
socialistes et des écologistes avec le soutien du Front de gauche pour mener une
politique qui avait « la finance pour ennemi ». En cours de mandat, il opte pour
une politique qui reçoit une standing ovation du Medef. Objectivement, le
président ne mène plus la politique de sa majorité. La majorité de sa nouvelle
politique n’est plus l’alliance constituée pour les élections législatives de 2012,
mais une alliance socialiste centriste. La question politique n’est pas de savoir si
le discours du 14 janvier 2014 – annonce du pacte de responsabilité – est
meilleur pour le redressement de la France que celui du Bourget. Elle est de
savoir si ce changement objectif de cap peut se faire sans une validation
électorale. La Ve République le permet, et nombreux sont ceux qui félicitent ces
institutions de donner ainsi aux présidents une liberté et une sécurité de
gouvernement, à l’abri des « secousses » de l’opinion. Mais cette Constitution
bouclier instaure, comme sous la IVe République, une « démocratie sans le
peuple ». La situation politique actuelle est ainsi qualifiée par la commission
Jospin de « crise de légitimité » car le suffrage universel et le concours ne
suffisent plus à construire la confiance dans le contrat social : « Aucun
responsable politique n’est regardé comme pleinement légitime au seul motif
qu’il est élu ; de la même manière, ni le recrutement par concours ni la
compétence technique ne permettent de tenir pour définitivement acquise la
légitimité d’un fonctionnaire. »
Les institutions d’un système primo-
ministériel
S’il en est bien ainsi, la situation est grave et le temps n’est plus au
raccommodage. Il faut en finir avec les bricolages, convenir que 1958 et 1962 ne
peuvent fonctionner ensemble ; très précisément, que sont incompatibles un
président capitaine politique élu par le peuple et un Premier ministre capitaine
constitutionnel responsable devant les députés. Bref, qu’il est temps de lever
l’équivoque constitutionnelle. Sans doute la prudence invite-t-elle à ne réviser
une Constitution que si c’est nécessaire. C’est le cas aujourd’hui, où la société ne
se reconnaît plus dans ses institutions, où le pouvoir s’exerce sans contrôle, où la
Constitution qui doit être la garantie de la liberté politique d’un peuple, selon la
formule de Benjamin Constant, est devenue la garantie de la liberté politique
d’agir des gouvernants.
Donc, refaire la constitution de l’espace politique avec le souci de la
connecter aux espaces civil et public pour qu’ensemble les trois espaces donnent
sa forme à la démocratie continue. Même si elles viennent de plus loin, les
institutions actuelles ont été fabriquées au XIXe siècle pour la société du XIXe et ne
peuvent plus dire celle du XXIe. Pour représenter et exprimer la société
d’aujourd’hui, certaines institutions ne sont plus utiles – le Conseil d’État, le
ministère de la Justice –, de nouvelles sont nécessaires – l’Assemblée sociale, les
conventions de citoyens – et d’autres doivent être refondées.
Ainsi de l’Assemblée nationale. Alors que dans les espaces civil et public
s’épanouissent et se confrontent les idées et opinions politiques les plus diverses,
au Palais-Bourbon cette diversité se réduit d’un coup à deux courants politiques,
et si les débats sont parfois vifs, ils sont figés, artificiels et sans effet sur la
production de la volonté générale, chaque camp restant sur ses positions. Pour
que l’Assemblée (re)devienne le lieu du débat politique, le lieu de la
construction et de la mise en forme de la volonté générale, elle doit (re)devenir
la chambre où se répercute le pluralisme politique des espaces civil et public. Et
le seul instrument possible de cette transformation démocratique est l’élection
des députés selon le mode de la représentation proportionnelle. Il est
évidemment banal d’écrire que chaque mode de scrutin a ses avantages et ses
inconvénients. Mais la qualité unanimement reconnue au scrutin proportionnel
est l’honnêteté politique, puisqu’il garantit à chaque grand courant d’opinion une
représentation à l’Assemblée conforme à son influence dans la société. Tous les
autres systèmes électoraux et notamment le scrutin majoritaire, à un ou à deux
tours, provoquent des rassemblements artificiels, des ententes impossibles, voire
des collusions et marchandages dangereux. Quand un scrutin oblige les
écologistes et les communistes à s’allier avec les socialistes pour avoir des sièges
de députés tout en passant leur temps à les critiquer avant et après l’élection,
quand un scrutin oblige un centriste européen, libéral et girondin à se retrouver
dans le même camp qu’un gaulliste souverainiste, dirigiste et jacobin, quand un
scrutin entraîne la droite à reprendre les thèmes et le vocabulaire de l’extrême
droite pour attirer ses voix au second tour d’une élection, ce scrutin met en
danger la démocratie. C’est la logique du scrutin majoritaire qui fabrique des
alliances subies donc illusoires et trompeuses pour le peuple. À l’inverse, le
scrutin proportionnel produit des alliances voulues puisque, n’étant pas imposées
par la technique électorale, elles sont construites par le politique, par le constat
de convergences, par la discussion et l’accord sur un programme de
gouvernement. Il est encore une qualité incontestée du scrutin proportionnel qui
est de favoriser le débat et la délibération politique, alors que la figure du
« député godillot » est la conséquence nécessaire du scrutin majoritaire. Avec, au
bout du bout, ce résultat infernal où des députés de droite favorables au pacte de
responsabilité ne « peuvent » pas le voter et où des députés de gauche hostiles à
ce pacte ne « peuvent » pas faire tomber le gouvernement de gauche qui le
porte ! « La gestion des mutations engendrées par la crise nécessite une capacité
élevée de dialogue social et de débat politique ; le scrutin majoritaire ne facilite
ni l’un ni l’autre. » Ces propos, tenus par Pierre Joxe lors de l’introduction du
scrutin proportionnel en 1985, sont, plus encore aujourd’hui qu’hier, pertinents ;
le système majoritaire durcit artificiellement les antagonismes et nuit à la
recherche politique de compromis.
Reconnectée par le scrutin proportionnel à la diversité politique de la société
qui pourra ainsi s’y reconnaître, l’Assemblée nationale retrouvera la confiance
des citoyens et avec elle la légitimité et l’autorité nécessaires à son
positionnement au centre de l’espace politique. Ouverte sur la société, elle
portera et fera vivre dans cet espace le pluralisme politique qui ne restera plus
bloqué aux portes de l’État. À cette Assemblée reviendra le pouvoir d’investir le
Premier ministre et cette investiture vaudra contrat entre le gouvernement et la
majorité de députés ayant approuvé le programme. « Contrat », c’est-à-dire que
gouvernement et majorité parlementaire sont engagés l’un envers l’autre, que
leur action politique est identique et que leur existence est liée. En d’autres
termes, en cas de rupture du contrat, les deux partenaires sont « touchés » : le
gouvernement démissionne et l’Assemblée est dissoute. Ce mécanisme du
« contrat de législature », inspiré des réflexions de Pierre Mendès France 3,
permet de satisfaire quatre exigences politiques : la clarté, puisque l’opinion
publique est témoin du programme sur lequel le contrat est conclu ; la stabilité,
puisque la durée de vie du gouvernement et de l’Assemblée est liée et garantie
par le contrat ; la responsabilité, puisque la fin simultanée des deux partenaires
oblige chacun à mesurer les conséquences d’une rupture du contrat ; le suffrage
universel, puisque le peuple est appelé à trancher le conflit en cas de rupture
entre la majorité parlementaire et le gouvernement.
Reste le président de la République, qu’il convient de recaler dans sa
fonction d’arbitre. Inutile pour cela de supprimer l’élection populaire du
président de la République : au Portugal, en Finlande, en Irlande, en Roumanie,
en Pologne, en Autriche, l’élection présidentielle n’a pas produit la primauté
présidentielle, le président est élu, mais c’est le Premier ministre qui gouverne.
Pour faire basculer le pouvoir sur la seule tête du Premier ministre, la
Constitution devra disposer que le Conseil des ministres est présidé par le
Premier ministre et se tient à Matignon. Mis hors du lieu où se détermine chaque
semaine la politique du pays, le président glissera progressivement vers une
magistrature morale assurant la stabilité des institutions puisque, ne gouvernant
plus, il ne sera pas touché par une censure du gouvernement ou une dissolution.
La fonction présidentielle ainsi désactivée, Matignon deviendra le seul lieu où se
détermine la politique du pays, et par conséquent les élections législatives le seul
enjeu de la compétition démocratique.
Les institutions d’un exercice vertueux
du pouvoir
Réaménager la distribution des pouvoirs au sein de l’espace politique de
telle manière que les institutions ne soient plus des remparts contre la société,
mais des canaux de la communication entre elle et l’État, ne suffit pas. Quelles
que soient les précautions rédactionnelles prises pour cadrer leur action, la
tendance naturelle des institutions est d’aller jusqu’au bout, voire au-delà de leur
pouvoir, pour adapter la célèbre formule de Thucydide. Et s’il en est ainsi, c’est
que les Constitutions oublient le travail du temps pour ne penser que la stabilité
et excluent de leur ouvrage la pensée de sa pratique. Par une forme de modestie
déculpabilisante, les constituants affirment régulièrement que leur mission
s’arrête à la rédaction d’un texte et qu’ils ne sauraient être tenus pour
responsables de l’usage qui en est fait. Sans doute en partie vrai mais si, comme
l’affirmait de Gaulle, « une Constitution c’est un esprit, des institutions, une
pratique », les constituants ne peuvent pas ne pas intégrer dans leur travail de
rédaction les pratiques possibles de leur texte. Donc le temps. Le temps qui
passe et qui, par la force des choses, distend les rapports entre la société et les
institutions au point qu’elles s’érigent en espace de volonté politique autonome.
Une Constitution doit donc prendre en compte cette logique politique pour
contrecarrer, par le droit, ce travail du temps. Non pour figer, arrêter ou congeler
le temps mais, puisqu’il est dans son être de continuer toujours, pour faire
produire sur lui en continu les effets du droit.
Concrètement, cette action continue du droit sur le temps devrait prendre
trois formes principales. D’abord, l’interdiction totale du cumul des mandats
politiques. En obligeant un ministre à n’être « que ministre », un député « que
député », un maire « que maire », la loi garantit l’identité de chaque institution –
ministérielle, parlementaire, locale – et empêche une (con)fusion progressive de
plusieurs institutions entre les mains d’une même personne ou le délaissement
d’une institution. Un député-maire d’une grande métropole ou président de
région soit monopolise dans un même temps plusieurs espaces de décision, soit
faute de temps délaisse une des institutions ; dans le premier cas, il étouffe le
pluralisme, dans le second il déséquilibre les pouvoirs, et dans les deux cas il fait
souffrir la démocratie. Voter la loi, contrôler le gouvernement, évaluer les
politiques publiques est un travail à plein temps, comme l’est la direction d’un
ministère ou d’une collectivité territoriale. La possibilité actuelle de cumuler le
mandat de parlementaire avec un mandat local de représentation n’est pas
satisfaisante : il suffit d’imaginer la situation du député-maire qui, après avoir
fait élire maire « son » premier adjoint, participe aux débats de l’assemblée
locale comme « simple » député-conseiller municipal… L’interdiction totale de
cumul est la seule solution empêchant les institutions de dériver hors de leur
champ et doit, pour être pleinement efficace, s’accompagner d’une limitation du
cumul dans le temps. La coupure entre la société et ses institutions tient, en effet,
au renouvellement infini des mandats politiques qui conduit les élus à ne plus
concevoir les institutions au service de la société, mais à leur service ; elles
deviennent « leurs » institutions, leur propriété et elles échappent au contrôle des
citoyens. La Constitution peut casser cet effet du temps sur les institutions en
décidant que nul ne peut exercer plus de trois mandats consécutifs. Par cette
double réglementation du cumul, la Constitution contrarie la loi du temps qui
conduit à l’autonomisation et au repliement des institutions sur elles-mêmes ; par
l’ouverture sur la société qu’induit l’interdiction totale du cumul et par le
renouvellement qu’implique la limitation dans la durée d’un mandat, les
institutions restent ainsi connectées à la société et sont continûment ramenées à
leur origine sociale.
Agir sur le temps par le droit passe aussi par la réglementation
constitutionnelle des conflits d’intérêts. Tout se tient. Exercer longtemps un
même mandat ou une même fonction, exercer en même temps un mandat
national et un mandat local ou encore deux mandats locaux, peut conduire, avec
le temps, à « oublier » le principe de la vertu politique qui est, selon
Montesquieu, le courage, pour les agents publics, de renoncer à leurs intérêts
particuliers, de soutenir l’esprit d’égalité et de se soumettre aux lois qui
expriment la volonté générale. Que ce courage se perde, que les uns
s’abandonnent à la recherche d’avantages privés, que d’autres utilisent les biens
et fonds publics pour leur satisfaction personnelle, et la confiance des citoyens
dans leurs institutions se perd. Là aussi, pour casser cet effet du temps, la
Constitution doit mettre en place un système de prévention et de répression des
conflits d’intérêts dont la légitimité est expressément fondée sur l’article 15 de la
Déclaration de 1789 disposant que « la Société a le droit de demander compte à
tout agent public de son administration ». Ce système doit, pour être efficace,
reposer sur quatre règles.
La règle de la généralité. L’exigence d’impartialité ne doit pas s’imposer
seulement aux ministres et parlementaires, elle doit s’étendre aux élus locaux,
aux membres des autorités administratives indépendantes, aux collaborateurs
ministériels et, plus généralement, à tous les agents publics au sens de la
Convention internationale contre la corruption et les conflits d’intérêts – dite
convention de Mérida –, ratifiée par la France le 4 juillet 2005 : « On entend par
agent public toute personne qui détient un mandat législatif, exécutif,
administratif ou judiciaire, qu’elle ait été nommée ou élue, à titre permanent ou
temporaire. » La règle de l’externalisation. La prévention des conflits d’intérêts
ne peut être laissée à la compétence des institutions au sein desquelles ces
conflits peuvent se nouer, elle doit être assurée par une autorité extérieure dotée
d’un statut constitutionnel qui garantit son indépendance. La règle de la
publication. Dès lors que la société a le droit de demander compte, dès lors que
le système de prévention et de répression des conflits d’intérêts en est la
traduction institutionnelle, la société a le droit de connaître les conclusions des
contrôles opérées par l’Autorité constitutionnelle sur les déclarations d’intérêts
et d’activités que les agents publics auraient l’obligation de lui adresser. La règle
de la sanction. Aussi perfectionnée soit-elle, une réglementation ne peut
produire d’effets sur le comportement des acteurs publics que si les
manquements à l’impartialité sont sanctionnés par un régime approprié de
mesures – incompatibilité, inéligibilité, révocation, démission d’office… –
n’excluant pas des poursuites pénales. Si le temps conduit « naturellement » les
agents publics à s’égarer, la Constitution doit être « contre-naturelle », c’est-à-
dire poser les règles qui ramènent continûment les agents publics à la source de
leur mission : servir la société et non se servir de la société.
Agir sur le temps par le droit passe enfin par la reconnaissance
constitutionnelle du « lanceur d’alerte éthique ». Avec le temps, toujours, les
institutions se referment sur elles-mêmes, produisent leurs propres règles,
développent un « esprit maison » et se protègent contre toute intervention
« étrangère ». Et, au bout de cette logique infernale, des catastrophes
individuelles et sociales. Or, depuis quelques années, des personnes ou des
salariés de ces institutions, témoins d’actes illégaux ou dangereux pour la
société, décident de parler, d’alerter les pouvoirs publics et de mobiliser
l’opinion pour forcer à l’action avant qu’il ne soit trop tard. Chacun se souvient
du docteur Irène Frachon révélant les effets toxiques du Mediator et dénonçant le
silence imposé par le laboratoire Servier avec la complicité de l’Agence
française de sécurité sanitaire et des produits de santé ; d’Hervé Falciani,
informaticien à la banque HSBC de Genève, qui, se trouvant en possession d’une
liste de 8 993 évadés fiscaux français en Suisse, la transmet à l’administration
fiscale ; d’Olivier Thérondel, qui, agent de la cellule antiblanchiment de Bercy,
révèle les procédés par lesquels sa hiérarchie a tenté d’étouffer l’affaire
Cahuzac ; de Bradley Manning, analyste de l’armée américaine, qui transmet à
WikiLeaks des documents classés secret défense sur la guerre d’Afghanistan ;
d’Edward Snowden, ancien employé de la CIA et de la NSA, qui révèle le
système de surveillance et d’écoute par le gouvernement américain de tous les
citoyens du monde, y compris les dirigeants politiques « amis ». Et d’autres
encore comme la présidente de la chambre des comptes de la région Provence-
Alpes-Côte d’Azur qui, à la veille de quitter ses fonctions, s’inquiète
publiquement « des cas fréquents, anciens, ancrés et organisés de corruption
dans de nombreuses collectivités et qui a pénétré des secteurs entiers 4 ».
En rendant public « ce qui se passe » à l’intérieur des entreprises, des
hôpitaux, des banques, des laboratoires, des administrations, des collectivités,
ces personnes brisent l’omerta qui est l’autre nom de l’enfermement de ces
institutions sur elles-mêmes. Elles les réouvrent sur la société, donnent aux
citoyens les informations leur permettant de les connaître et provoquent les
réformes qui favorisent leur réappropriation publique. La logique du temps
conduit les institutions à créer leur propre orbite et à y rester ; la logique des
lanceurs d’alerte éthique est de les ramener sur terre. Sans doute, leurs
révélations bousculent des principes aussi fondamentaux que la présomption
d’innocence, le respect des droits de la défense, la vie privée ou le secret
professionnel pour les entreprises et l’obéissance hiérarchique pour les
administrations. En retour, leurs révélations les exposent à des infortunes
personnelles ou/et professionnelles : Bradley Manning a été condamné à trente-
cinq ans de prison, Stéphanie Gibaud, responsable de la communication de la
banque UBS qui avait dénoncé l’utilisation de son service pour attirer les avoirs
de riches clients, a perdu son emploi 5, Hervé Falciani est sous le coup d’une
demande d’extradition par les autorités suisses, Edward Snowden est en
résidence forcée en Russie et Julian Assange cloîtré dans l’ambassade de
l’Équateur à Londres. C’est pourquoi l’action des lanceurs d’alerte ne peut rester
sans repères. Le droit doit s’en saisir, de même que la Constitution pour poser la
légitimité démocratique de leur démarche, la loi pour définir un statut général
précisant les conditions d’exercice de l’alerte et les modalités de protection des
déclencheurs d’alerte 6.
La démocratie continue ne propose pas d’établir une société sans État. Elle
critique celui, fermé et sûr de lui, de la démocratie représentative et lui oppose
un État où l’institutionnalisation d’un contrôle continu des citoyens sur les
agents publics rend possible un exercice du pouvoir attentif à et respectueux de
la société, un État « où les responsables politiques auraient intérêt à la vertu 7 ».
1. Allocution télévisée prononcée au palais de l’Élysée par le général de Gaulle le 20 septembre
1962.
2. À chaque référendum, le Général s’adresse au pays pour lui dire qu’« en vérité, l’affaire est entre
chacun de vous, chacune de vous et moi-même ».
3. Pierre Mendès France, La République moderne, op. cit.
4. Danièle Lamarque, Le Monde, 14 décembre 2013.
5. Stéphanie Gibaud, La femme qui en savait vraiment trop, Paris, Éd. du Cherche-Midi, 2014.
6. Les études et propositions de Transparency International, qui a depuis longtemps engagé une
réflexion sur la question des lanceurs d’alerte, pourraient être utilement mobilisées.
7. Pierre Bourdieu, « La vertu civile », Le Monde, art. cité.
Conclusion

La démocratie est une idée-force qui a passé les siècles en changeant


régulièrement de sens. Sans refaire toute son histoire politique, chacun
conviendra aisément que désigner les systèmes politiques contemporains sous le
nom de « démocratie » est un contresens par rapport à ce qu’il signifiait au siècle
de Périclès, mais aussi par rapport au sens que donnaient à ce mot les Pères
fondateurs de la modernité politique. Pour Sieyès, en effet, la chose publique que
les révolutionnaires inaugurent ne saurait s’appeler « démocratie », mais, dit-il,
« régime représentatif ». Dès lors, l’expression actuelle « démocratie
représentative » est le produit d’un contresens créateur d’une notion nouvelle qui
fait sens aujourd’hui 1.
Ou qui faisait sens. Car émergent aujourd’hui des pratiques, des expériences,
des acteurs, des institutions qui se réclament de la démocratie mais n’entrent pas
dans le schéma de légitimité de la démocratie représentative. D’autres
événements dans le passé ont déjà dérangé le cadre conceptuel à l’intérieur
duquel et par lequel la chose politique était pensée : au XVIIIe siècle,
l’introduction du principe de séparation des pouvoirs et de la citoyenneté ; au
e
XIX , l’introduction du suffrage universel (masculin), la création des partis

politiques, l’irruption des masses et de l’opinion publique ont conduit à des


aménagements institutionnels. Mais ces aménagements s’inscrivaient toujours à
l’intérieur du cadre « démocratie représentative » qu’ils voulaient sauver d’une
« crise de confiance » en renforçant la relation entre les citoyens et leurs
représentants selon, récemment encore, le projet de la commission Jospin. Ce
temps des aménagements est révolu, le cycle de la démocratie représentative
arrive à son terme.
L’idée de démocratie continue a pour ambition avouée d’ouvrir un nouveau
cycle, de proposer une pensée nouvelle de la démocratie et de reconfigurer ses
institutions. Elle tire son énergie du peuple concret qui s’actualise dans toutes les
sphères de l’activité sociale alors que la démocratie représentative la tire du
peuple abstrait réduit à exister uniquement comme électeur ; elle fabrique le bien
commun par un régime institutionnel concurrentiel connecté à l’espace public
alors que la démocratie représentative en réserve la production à un corps de
représentants étatiques replié sur lui-même ; elle rencontre la « démocratie des
autres 2 » et s’ouvre à l’universel alors que la démocratie représentative se
protège derrière le principe de souveraineté des États-nations. La démocratie
continue est l’institutionnalisation produite par les expériences vécues. Donc une
institutionnalisation continûment ouverte, comme le sont les expériences vécues.

1. Sur la notion de contresens créateur de sens, voir Pierre Hadot, Éloge de la philosophie antique,
Paris, Allia, 2009, p. 50 sq.
2. Amartya Sen, La Démocratie des autres, Paris, Rivages poche, 2005.

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