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Editions Esprit

L'espace périurbain : un univers pour les classes moyennes


Author(s): Marie-Christine Jaillet
Source: Esprit, No. 303 (3/4) (Mars-avril 2004), pp. 40-62
Published by: Editions Esprit
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24249397
Accessed: 12-12-2017 17:16 UTC

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L'espace périurbain :
un univers pour les classes moyennes

Marie-Christine Jaillet*

La VILLE contemporaine se caractérise par le développement, dans


sa périphérie, d'une urbanisation lâche dont il est impossible de des
siner la frontière : nulle rupture entre ville et campagne, nulle fin de
la ville, nul « front » dont on pourrait apprécier l'avancée, mais un
tissu composite, qualifié tour à tour de « rurbain », d'« exurbain », de
« naturbain », de « suburbain » pour signifier son caractère métis.
L'expression la plus généralement retenue pour désigner ces exten
sions urbaines est celle de « périurbain », terme tout à fait banal qui
stipule simplement qu'elles sont disposées « autour » de la ville.

L'invention du périurbain

Si l'on en reste à une acception de la périurbanisation comme pro


cessus de développement des villes, on est conduit immanquable
ment à faire l'histoire des banlieues successives dont le destin a sou
vent été, à mesure de la poursuite de l'extension urbaine, de se
trouver incorporées à la ville et de devenir la ville. Il en est ainsi des
banlieues du XIXe siècle ou du début du XXe siècle qui sont devenues
ces « faubourgs » aujourd'hui valorisés et recherchés. Il en est de
même des grands ensembles Hlm périphériques. Dans nombre d'ag
glomérations, la ville a fini par les rattraper.
Mais le vocable de périurbanisation est généralement entendu
dans une acception plus restrictive. Il désigne alors une phase spéci
fique de la croissance urbaine, celle qui a adjoint à la ville, à partir

* Géographe, chercheuse au CNRS, directrice du ClRUS-Cieu (Umr 5193).

Mars-avril 2004 40 ESPRIT

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L'espace périurbain : un univers pour les classes moyennes

des années 1970, sous l'effet d'une politique du logement qui a favo
risé l'accession à la propriété privée d'un pavillon, de nouveaux tis
sus gagnés sur l'espace rural, où sont massivement construites des
maisons individuelles. Cette périurbanisation a donné naissance à ce
que l'on nomme aujourd'hui le périurbain. À regarder ce que sont
devenues les villes ces trente dernières années - l'Insee parle d'ail
leurs d'« aires urbaines » pour en souligner la dilatation -, on consta
te que leur développement doit beaucoup à cette périurbanisation
pavillonnaire : autour de la ville compacte (associant, dans ce que
l'Insee appelle le « pôle urbain », la ville-centre et des tissus denses),
s'étendent des tissus moins denses, de plus en plus lâches à mesure
que l'on s'éloigne du cœur de l'aire urbaine, abritant des maisons
individuelles de tout type et forme, isolées, en bandes, en lotisse
ments, sur de grands terrains ou de plus petits... les ordonnant par
fois selon un principe de continuité ou les disséminant ailleurs dans
un espace qui préserve alors son caractère rural. C'est « la couronne
périurbaine » de l'Insee. Vue d'avion, cette vaste « nappe » pavillon
naire, discontinue, parcourue de voies de communication, incorpore
des noyaux villageois. Elle intègre toujours plus de services et d'équi
pements, voire d'autres activités économiques dans des zones indus
trielles ou artisanales traditionnelles ou dans des « parcs technolo
giques » et, pour ses segments les plus anciens, des immeubles qui
viennent diversifier un peu un habitat bien uniforme.
C'est de cette périurbanisation indissociable de la facilité de
déplacement automobile dont il sera question ici, de ses caractéris
tiques, du rôle que jouent les espaces et la société qu'elle a produits
dans le système urbain contemporain, de sa fonctionnalité sociale et
des interrogations que celle-ci soulève.

De la dépendance à une tendance à l'autonomisation

À la fin des années 1970, ces espaces nouvellement périurbanisés


ont d'abord été appréciés comme des espaces adjacents à la ville,
assurant son extension en permettant aux citadins d'accéder à un
mode d'habitat et de vie plus en conformité avec leurs aspirations,
mais « sous contrôle » d'une ville-centre gardant en son sein la
presque totalité des services, des équipements et de l'emploi. Les vil
lages aux alentours des villes ont alors connu un fort développement
résidentiel et ont été pour beaucoup « submergés » par une « marée
pavillonnaire » souvent bien peu organisée et contrôlée, bouleversant
les équilibres sociaux existants et marginalisant la société rurale dont
une fraction, celle des propriétaires fonciers, a néanmoins su tirer
profit de l'appétit des citadins pour « une parcelle » de terre. Encore

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qu'en la matière, les travaux conduits au début des années 1980 sous
l'égide de la Datar par C. Bidou, J.-P. Laborie et J.-F. Langumier mon
traient aussi l'existence d'un phénomène de desserrement des activi
tés économiques, certaines entreprises quittant la ville pour s'instal
ler dans des zones d'activité périphériques, soit pour s'y étendre, soit
parce que les prix des baux locatifs y étaient moins chers. L'espace
péri urbain n'était donc pas seulement un espace « dortoir ».
Décrits à l'époque comme des espaces réceptacles d'une fonction
résidentielle renouvelée par la maison individuelle, ils n'étaient pas
considérés cependant comme « de la ville ». Ils n'en avaient aucune
des qualités requises et suscitaient déjà l'ire d'urbanistes attelés à
lutter contre le « mitage » de l'espace, jusqu'à l'apparition sur la
scène publique d'une expression venant leur donner une nouvelle
légitimité, celle de la « ville émergente ». Sans reprendre à notre
compte la dimension idéologique ou apologétique que certains ont pu
lui donner, cette formule a au moins eu le mérite « heuristique » de
conduire à porter sur ces tissus urbains un autre regard, à les consi
dérer ni comme des sous-espaces urbains ni comme des espaces sous
urbanisés, mais comme des espaces urbains « à part entière » et par
tie prenante de la ville contemporaine. Et ce, d'autant que ces tissus
périurbains se sont progressivement diversifiés, associant pour les
plus anciens, à leur vocation résidentielle originelle, d'autres fonc
tions, commerciales, avec l'installation en périphérie, et à proximité
des nœuds de circulation, des supermarchés et hypermarchés attirant
à leur pourtour d'autres commerces jusqu'à constituer de véritables
complexes, lesquels intègrent galeries et « rues » marchandes, restau
rants, cinémas et autres équipements de loisirs... Mais, malgré cette
diversification, les urbanistes ne se sont pas pour autant
« réconciliés » avec le périurbain qui reste largement disqualifié. La
loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU, août 2003) a ajouté, à la
critique urbanistique ou architecturale classique, d'autres niveaux
d'argumentation stigmatisant un peu plus « l'étalement urbain » : il
ne répondrait pas à la nécessité d'un développement « durable » de la
ville parce qu'il ne serait pas un mode d'urbanisation économe des
« ressources ». Et il ferait courir un risque de désolidarisation aux
sociétés urbaines, en fragilisant leur cohésion par une dilatation qui
étire et disperse.
Si le mouvement de périurbanisation se poursuit aux marges des
aires urbaines incorporant par métissage de nouveaux espaces
ruraux, les espaces périurbains plus anciennement urbanisés se sont
équipés, structurés, sous l'effet des politiques locales, acquérant des
qualités et aménités qui rendent leurs habitants de moins en moins
dépendants d'un recours obligé à la ville-centre. Et ce, d'autant qu'en
se poursuivant la périurbanisation finit par englober dans ses tissus

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des bourgs ou petites villes pourvus de services et d'équipements qui


peuvent constituer autant de centralités alternatives. Les espaces
périurbains ne sont plus aujourd'hui des espaces périphériques, ils
ont non seulement acquis un statut d'espaces urbains à part entière,
mais ils sont venus décomposer la centralité « traditionnelle » de la
ville-centre. Dans certaines aires urbaines, ils sont même tentés de
s'autonomiser politiquement en créant leur propre territoire de coopé
ration, leur propre « agglomérat », à côté du pôle urbain, mais sans
lui. Ainsi de l'aire urbaine toulousaine où deux communautés d'ag
glomération existent à côté de celle du Grand Toulouse, laquelle
associe la ville-centre et les communes de première couronne : la pre
mière regroupe les communes périurbaines du quadrant sud-est de la
métropole dont le développement est lié à l'existence d'un pôle d'ac
tivités très qualifiées associant université scientifique, grandes
écoles d'ingénieurs, laboratoires de recherche et entreprises de haute
technologie ; la seconde rassemble des communes périurbaines du
quadrant sud-ouest accueillant la plus grande zone de chalandise de
la région. Ainsi, cette « ville émergente », en train de s'inventer, à
côté de l'autre, historique et compacte, génère-t-elle ses propres cen
tralités, organise-t-elle ses parcs d'activités et structure-t-elle ses
propres modes de coopération. Le périurbain a acquis au fil du temps
un poids démographique, une consistance, qui en font, dans le sys
tème urbain contemporain, une composante à part entière, capable de
développer des stratégies propres indépendamment de la ville-centre
et parfois contre elle. En cela, il y a bien, au regard du temps long des
villes, une certaine rupture, puisque cette périurbanisation-ci n'a pas
pour destin inéluctable son incorporation à la ville au prix de la dilu
tion de son identité.
Cette position peut prêter à controverse, car elle oblige à considé
rer le périurbain comme une catégorie sociospatiale unifiée, là où les
travaux des chercheurs ne cessent de montrer sa diversité, dès lors
qu'ils s'attachent à la description d'une aire urbaine particulière.
Nous n'invalidons rien de cet effort de description concrète des réali
tés périurbaines, mais notre propos ici n'est pas d'en faire une topo
graphie minutieuse. Il est de saisir quel rôle joue la catégorie du péri
urbain dans la « ville à trois vitesses ».

L'espace périurbain dans la ville à trois vitesses

Dans la redistribution des populations au sein des espaces urbains,


le périurbain a pour fonction première d'accueillir les couches
moyennes par desserrement de la ville-centre et de sa périphérie
immédiate, à mesure que celle-ci se densifie. C'est un espace où les
« extrêmes », sur le plan sociodémographique, sont absents : pas de

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très riches, pas davantage de très pauvres, pas plus que de familles
très nombreuses ou, à l'inverse, de familles monoparentales. Il
« reçoit » donc essentiellement des ménages appartenant aux couches
intermédiaires, lorsque ceux-ci sont en activité et vivent en famille.
Ils y réalisent une accession à la propriété en maison individuelle
déclenchée le plus souvent par l'arrivée d'un nouvel enfant ou, plus
généralement, l'envie de disposer d'un logement plus grand pour y
installer leur famille.

L'installation en périurbain est de moins en moins définitive. Dans


les années 1980, celle-ci a souvent incarné l'aboutissement d'une tra
jectoire résidentielle qui menait de la location en appartement à une
accession à la propriété symbolisant une forme de réussite sociale et
permettant à ceux qui la réalisaient de se « distinguer » des autres. À
mesure que l'accession s'est diffusée dans la société française et que
le nombre des propriétaires s'est considérablement accru, elle s'est
banalisée, perdant ce caractère de classement social. L'accession
pavillonnaire s'est aussi banalisée sous l'effet d'une plus grande
nécessité à la mobilité, obligeant nombre de ménages à revendre leur
pavillon pour s'adapter aux aléas du marché du travail ou à ceux de
leur histoire familiale. En effet, l'accélération des transformations de
l'économie dans le cadre de la mondialisation a conduit la main
d'œuvre à devoir s'adapter à une plus grande volatilité de l'emploi et
à se rendre disponibles pour suivre le travail ou en rechercher
ailleurs. Les fermetures d'entreprises ou les délocalisations, les réaf
fectations géographiques contraignent les salariés à une flexibilité
que l'attachement à une maison et la fidélisation à un lieu viennent
contrarier. La prise de conscience d'une contradiction entre des poli
tiques du logement favorisant l'enracinement et la nécessité d'une
plus grande mobilité de la main-d'œuvre pour s'adapter aux mouve
ments de l'économie a d'ailleurs conduit la puissance publique à allé
ger les coûts induits par la revente d'un logement (baisse des droits
de mutation). D'autre part, l'augmentation des divorces et des sépara
tions a participé à la recomposition de nombre de familles, affectant
les modes d'habiter. Autant d'événements qui conduisent à rendre les
parcours résidentiels moins linéaires et plus séquencés et les instal
lations en périurbain moins pérennes. L'espace périurbain est donc
probablement devenu, au moins autant qu'un « espace réceptacle »
des couches intermédiaires, un espace de transit où elles passent un
moment de leur vie, celui où, actives, elles ont en charge l'éducation
de leurs enfants.

Mais quels que soient les mouvements qu'il abrite, le périurbain


apparaît bien comme l'espace des couches moyennes, au regard de
villes-centres dont les centres et certains faubourgs se gentrifient,
pendant que les grands quartiers d'habitat Hlm intra-urbains ou loca

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lisés dans les proches banlieues s'enfoncent toujours plus dans la


spirale de la paupérisation et de l'ethnicisation.
Pour autant, le périurbain ne saurait être considéré comme un
espace socialement homogène. Car les couches intermédiaires consti
tuent un ensemble de strates sociales aux statuts et positions profes
sionnels diversifiés. Il est plutôt à considérer comme un espace
mosaïque qui offre à ces différentes strates et aux individus qui les
composent, selon leur niveau de revenus, autant de « niches » ou
d'« alvéoles » où s'installer. Mais cette fragmentation du périurbain,
ou son caractère composite, ne tient pas du hasard pas plus qu'il ne
résulte du seul choix des ménages. Elle obéit dans sa disposition à
quelques principes de « classement » qui organisent, à l'échelle du
périurbain, une division sociale de l'espace :
— le prolongement des grands marquages sociaux qui ont structuré
l'espace de leurs « villes-mères ». À titre d'illustration, l'opposition
« classique » entre un sud-ouest favorisé et un nord-est populaire
qui marque l'espace parisien se poursuit dans les périphéries
comme l'a souligné M. Berger1 ;
-une logique d'auréole qui, par cercles concentriques, dispose du
centre vers la périphérie les couches moyennes par niveau de res
sources : les plus riches en lre et 2e couronne, les plus modestes en
3e ou 4e, là où le prix du terrain à bâtir est le moins cher. Le mar
queur social qui organise cette logique de classement est bien là
celui de la valeur du foncier. Les fractions inférieures des classes
moyennes comme les fractions des couches populaires qui peuvent
envisager d'accéder à la propriété de leur logement sont ainsi
repoussées aux franges du périurbain, toujours plus loin du pôle
urbain à mesure que la périurbanisation s'étend ;
— une logique d'axe qui vient perturber l'ordonnancement des cercles.
Elle s'appuie sur les grandes voies de communication routières ou
autoroutières et les lignes de transport en commun à desserte fré
quente, qui contribuent à irriguer les espaces qui les bordent et à
les relier au centre dans de bonnes conditions de déplacement et
avec un différentiel de rapidité appréciable ;
— une logique de site. La qualité paysagère ou environnementale de
certains lieux du périurbain accroît leur « valeur » presqu'indépen
damment de leur localisation au sein de l'aire urbaine. Il en est de
même, mais à l'inverse, pour des sites frappés de nuisance (proxi
mité d'un couloir autoroutier ou d'une usine à « effluves », ou
encore d'une décharge).

1. Travaux de Martine Berger sur les espaces périurbains d'île-de-France parus dans la
revue Strates, dans les Annales de la recherche urbaine (n° 50, avril 1991), ou encore dans Villes
en parallèle, n° 19, juin 1992. Se reporter aussi aux travaux de Catherine Rhein et d'Edmond
Preteceille sur la ségrégation en Île-de-France.

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La conjonction de ces trois logiques (auréole, axe, site) contribue à


dessiner une marqueterie sociale du périurbain qui vient s'inscrire
dans la géographie et l'histoire de chaque agglomération, des plus
grandes aux plus petites, car cette forme de périurbanisation n'est pas
réservée qu'aux métropoles. Elle s'est aussi développée autour des
villes moyennes et petites, certes dans des configurations moins com
plexes que celle de l'aire urbaine parisienne, lyonnaise ou mar
seillaise.
Pourquoi les classes moyennes s'y installent-elles préférentielle
ment ? Qu'en attendent-elles ? Comment y vivent-elles ? Répondre à
ces questions conduit à cerner les contours d'un « genre de vie » qui
coïncide pour nombre de candidats au périurbain avec leurs aspira
tions. C'est à la description de cet archétype que nous allons mainte
nant nous attacher en décomposant les trois éléments qui le consti
tuent : une localisation, l'accession à la propriété, la maison
individuelle.

Un univers adapté aux classes moyennes

Habiter le périurbain : un choix ?

La première interrogation à laquelle toute analyse des modes de


vie périurbains est confrontée porte sur la consistance de l'option
prise par les ménages de s'installer en périurbain : l'ont-ils vraiment
choisi ? Ce qui revient à se demander s'ils disposaient d'une réelle
alternative à ce type de localisation et au type de produit immobilier
qui lui est intrinsèquement lié. En d'autres termes, avaient-ils vrai
ment la possibilité de rester en ville ?
Le renchérissement du coût de l'immobilier dans les villes-centres
rend l'accession à un habitat adapté à la vie familiale de plus en plus
sélective. Même pourvues d'un double salaire et d'un capital, il est
difficile pour les classes moyennes qui aspireraient à rester en ville
d'y trouver un logement de grande taille, commodément accessible,
dans un environnement acceptable et à un prix compatible avec leur
niveau de ressources. Le marché tend à les repousser hors de la ville,
en particulier si elles se refusent à envisager de réduire la taille du
logement qu'elles recherchent. Pour autant, leur départ pour le péri
urbain ne saurait être apprécié seulement comme une installation par
défaut, même si rester en ville n'a pas constitué pour beaucoup une
alternative sérieuse.
En effet, il participe aussi d'un choix pour un autre environnement,
plus calme, plus « naturel », même si la « nature » y est humanisée
depuis longtemps. L'attractivité d'un cadre de vie plus végétalisé sou
ligne a contrario le rejet d'une ville minérale dont les espaces verts

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sont privatisés ou d'usage collectif, sans réelle possibilité d'appro


priation. Mais le rejet de la ville recouvre bien d'autres dimensions
comme le refus de sa trop forte densité et de ce qu'elle produit : diffi
culté de circulation et de stationnement, encombrements, bruits,
« promiscuité » sociale ou « frottements » qui dérangent... sans par
ler des « risques » que l'on est supposé y encourir, à mesure que mon
tent le sentiment d'insécurité et sa mise en scène médiatique et poli
tique. Autant d'arguments qui justifient une volonté de s'en éloigner.
Force est de reconnaître que lorsque les classes moyennes ont à trou
ver un logement pour y installer leur famille, elles mobilisent un dis
cours plutôt négatif sur la ville, en raison de son incommodité et ses
dangers, et valorisent au contraire les mérites du périurbain, sa tran
quillité ainsi que les « vertus » de ses villages, même si ce discours
vient rationaliser a posteriori un choix contraint.
On pourrait dire que, de la même manière, le choix de la maison
individuelle tient au moins autant à l'impossibilité de trouver un
grand appartement pourvu de terrasses qu'à un désir de maison qui
viendrait du « fond des âges ou de l'inconscient ».

Habiter une maison individuelle : un rêve ?

On a tout entendu et lu à ce propos : la maison reconstituerait l'en


veloppe première dans laquelle tout individu aspirerait à se lover à
nouveau ; ce désir inextinguible serait renforcé par la nostalgie de la
maison rurale solidement enracinée dans l'inconscient de générations
pour lesquelles les derniers paysans ne se trouvent qu'à un ou deux
paliers généalogiques... Ainsi habiter une maison individuelle serait
le rêve le mieux partagé et donc le destin le plus largement espéré
par des Français plus « ruraux » que « citadins ». Soit. Il est difficile
de démêler, en la matière, entre une interprétation psychanalytique et
une vision plus prosaïque d'un marché de l'accession dont l'offre pour
les familles est d'abord une offre pavillonnaire. Certes, les classes
moyennes peuvent aspirer « de tout leur être » à une maison, mais
constatons que le marché les y pousse fortement.
Après une période fortement marquée, dans l'après-guerre, par une
idéologie antipavillonnaire, les politiques du logement ont largement
favorisé, à partir du milieu des années 1970, la maison individuelle.
Cette priorité a été justifiée par le souci louable de mieux répondre à
l'envie des Français (qui auraient donc rêvé « à haute voix » d'une
maison). Elle a surtout permis au système bancaire de distribuer un
nombre considérable de prêts immobiliers et de soutenir l'activité de
pans entiers de l'économie : constructeurs de maisons individuelles,
lotisseurs et promoteurs bien sûr, mais aussi fabricants de mobiliers
également, inventant successivement de nouveaux « concepts » pour
aiguiser l'appétit de renouvellement de l'aménagement intérieur.

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C'est ainsi que l'on est passé de la cuisine « à l'américaine » à la cui


sine « pièce à vivre », ou de la salle de bains au « salon de bains ».
Quant aux fabricants de tondeuses à gazon et jardineries, nul doute
que leur expansion tient au développement de la maison individuelle.
Dans un autre registre, plus sociétal, la priorité donnée à la maison
individuelle a pu emprunter à des considérations plus idéologiques :
le pavillon aurait des vertus d'apaisement et d'enracinement « politi
quement » profitables.
Qu'en disent aujourd'hui les périurbains ? Si dans les années
1970, l'acquisition ou la construction d'une maison était fortement
investie sur le plan symbolique et social, elle semble désormais s'être
considérablement banalisée. Elle devait être aussi ressemblante que
possible à la maison « de ses rêves », qu'elle ait été dessinée par un
architecte ou qu'elle ait été bâtie « à la sueur de son front » par l'ac
quéreur. Elle venait matérialiser la réussite sociale et exprimer la
fierté que l'on pouvait en retirer en la donnant à voir, dans une
logique d'exposition de soi aux autres. Elle était également investie
d'une forte dimension patrimoniale. Conçue comme le lieu d'inscrip
tion d'une histoire familiale appelée à se poursuivre, il fallait pouvoir
la transmettre à la génération suivante, soit pour que celle-ci s'y ins
talle, soit plus prosaïquement pour qu'elle puisse disposer d'un
capital.
Son grand développement dans les années 1980 puis 1990 a
contribué à en banaliser la possession. Cette double dimension sym
bolique et patrimoniale s'est atténuée, de manière différenciée selon
les groupes sociaux, résistant davantage dans les strates sociales plus
modestes. Bien plus qu'un signe de distinction sociale, elle est deve
nue pour les classes moyennes l'attribut d'une sorte de normalité
sociale. Il est au fond devenu ordinaire d'habiter en maison indivi
duelle quand on est une famille. Et la prégnance de ce qui apparaît
bien comme un modèle social peut assurément être mesurée auprès
des locataires Hlm, y compris les plus pauvres, qui n'aspirent qu'à
« vivre en périphérie, au calme dans une maison ». Toujours est-il
que les classes moyennes entretiennent désormais avec cette maison
un rapport « désenchanté », n'hésitant pas à en évaluer les mérites et
désagréments comme elles le feraient de n'importe quel produit, pré
voyant même d'en changer ou envisageant de la revendre plus tard
« quand les enfants seront partis » pour retourner en ville. Accédant
en quelque sorte au statut de produit de consommation courante, elle
ne suscite plus autant d'attachement particulier et est appréciée pour
sa commodité et sa fonctionnalité au regard des exigences familiales
et d'un mode de vie qui privilégie l'autonomie de chacun et la tran
quillité.

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Que les contraintes du marché induisent plus fortement l'installa


tion des classes moyennes en périurbain et en pavillon qu'elles ne
sont enclines à le reconnaître, préférant la revendiquer comme un
choix de vie librement consenti, ne saurait faire oublier qu'il y a une
forte adaptation du périurbain aux valeurs des classes moyennes.

Un espace qui a le « mérite » d'assurer le tri social

Outre qu'il constitue, dans la division des marchés urbains, le seg


ment adapté à la demande des classes moyennes, il leur offre un cer
tain nombre de garanties : au premier rang desquelles la quasi-certi
tude d'un environnement social trié « à leur image ». Ce tri s'opère à
deux échelles :
— à celle de l'ensemble du périurbain d'une agglomération qui filtre
les ménages incapables d'accéder à la propriété, c'est-à-dire ceux
dont les revenus sont trop faibles ou incertains pour en supporter
l'effort. Cette sélectivité n'est pas sans conséquence : le périurbain
se peuple « par vagues » successives qui tendent pour une large
part à « vieillir » sur place, obligeant les communes, qui disposent
généralement d'un parc locatif très réduit, à ouvrir de nouvelles
zones à l'urbanisation pour assurer un certain renouvellement et
rajeunissement de leur population, mais à strates sociales équiva
lentes ;
- à celle du périurbain lui-même que l'on pourrait décrire comme une
juxtaposition de « clubs » où chacun, en fonction de ses revenus,
est assuré de trouver une place. Toute commune peut être considé
rée comme un « club » mais, à l'échelle infracommunale, chaque
lotissement peut également l'être. Si le périurbain est bien le
monde des classes moyennes, chacune peut y trouver l'appariement
qui lui convient. Et cette conscience de la « juste place » est vive
dans la société périurbaine : chacun sait s'il est « au niveau » de
son environnement, « surclassé » (parce qu'un héritage ou l'oppor
tunité d'un capital venu s'ajouter à ses ressources propres lui a
permis d'entrer dans un « meilleur club ») ou, plus rarement, « dé
classé ». Ainsi les classes moyennes sont-elles assurées d'être dans
un environnement social qui leur ressemble, à distance suffisante
d'une trop grande différence ou du moins d'une différence qui vien
drait les inquiéter ou qui supposerait de leur part un trop grand
effort pour être surmontée.
Ainsi le périurbain favorise-t-il une certaine endogamie sociale
dans le peuplement de ses « alvéoles » et protège-t-il des aléas d'une
cohabitation non choisie. Lorsque surgit dans un tel environnement
l'autre, dont on s'était pourtant assuré de la distance, ou un voisinage
qui déroge à cette logique de l'entre soi, de telles intrusions suscitent

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L'espace périurbain : un univers pour les classes moyennes

des réactions, voire l'exaspération : le projet de protection de soi et


des siens se trouve remis en question. Car il s'agit bien de se protéger
personnellement mais tout autant, voire d'abord, de protéger ses
enfants des risques supposés, en leur offrant un environnement choisi
où ils pourront se déplacer et vivre en toute sécurité. Et c'est bien
souvent lorsque les enfants, petits, grandissent et commencent à
développer leur autonomie (vouloir jouer dehors ou avec les copains,
aller chez eux) que les classes moyennes vont s'installer en périur
bain pour les mettre à l'abri et leur permettre d'évoluer en milieu
« reconnu ».

L'exercice de l'autonomie et du libre choix

Autre mérite du périurbain et de la maison in


mettent à chacun d'être maître de sa distance
s'agit-il ? Du désir de plus en plus manifeste, d
l'individuation prévaut, de s'abstraire des relat
s'agisse des relations intrafamiliales ou des rel
nage ou avec un environnement social plus lar
libre choix sont devenus des valeurs cardinales
modes de vie et le rapport à l'autre. Il ne s'agit pas
tion, bien au contraire, mais simplement d'en maî
fréquence, le moment. Ainsi, la maison individ
chaque membre du groupe familial la possibilité d'
plus librement ou plus discrètement. Elle lui o
espace à « lui » et des coins ou recoins qui perme
groupe ou de vaquer à ses occupations. Le « glaci
petit, tient à distance le voisin qu'on peut chois
rer. .. Il est plus difficile de le faire sur un palier
un ascenseur ou un parking collectif. Cette fonc
comme espace « qui tient à distance » occupe u
dans le discours des périurbains, à côté des élém
d'agrément, de contact individualisé à la nature
se tenir à la fois « au-dehors » et « chez soi ».

Si l'on considère le mode de vie des périurbains, tel qu'il s'exprime


dans des pratiques de consommation ou d'achat de prestations pour
assurer les actes du quotidien (manger, se vêtir, se soigner, se diver
tir), on observe un mode d'organisation qui privilégie également ces
deux principes que sont l'autonomie et le libre choix, sous condition
d'une compétence indispensable, constitutive de ce « genre de vie » :
la mobilité. La capacité acquise par chacun de se déplacer à son
rythme, quand « bon lui semble », et facilement lui permet de circu
ler dans un espace qui n'est pas contraint ou borné par les limites
communales et d'accéder ainsi à une offre de services ou d'équipe

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ments plus diversifiée, localisée sur un territoire plus vaste et dont


l'accessibilité ne se mesure pas par la distance à parcourir mais par
le temps nécessaire à ce déplacement. Être ainsi mobile permet dès
lors de choisir dans cette offre disponible celle qui paraît la plus
adaptée, parce qu'elle propose, soit la meilleure prestation, soit le
meilleur rapport « qualité/coût », appréciés l'une et l'autre à l'aune
des exigences de chacun.
Dans cet usage « à la carte » des opportunités contenues par un
environnement qui s'étend a minima au quadrant de l'agglomération
où l'on réside mais aussi à l'ensemble de l'agglomération, c'est bien
le déplacement qui organise une sorte de continuité ou de cohérence
entre des espaces de la vie quotidienne qui peuvent être très éclatés.
Ces parcours et cet usage consumériste des aménités de l'environne
ment modifient le rapport au territoire, déterritorialisent d'une cer
taine manière les modes de vie.

À les observer de plus près, on peut identifier au moins trois


figures concrètes dans la réorganisation des systèmes de vie des
ménages, provoquée par leur installation en périurbain :
— la première consiste pour les ménages à remodeler leur système de
vie en privilégiant malgré tout la « proximité ». Celle-ci n'est plus
alors appréciée géographiquement mais temporellement, et du point
de vue de l'automobiliste. Elle peut les conduire à s'organiser soit
sur une centralité unique disponible dans leur environnement, ville
moyenne ou petite ou bourg dont le niveau d'équipements et de ser
vices peut satisfaire l'ensemble de leurs besoins ; soit à « jongler »
avec plusieurs lieux, non hiérarchisés entre eux, situés à très courte
« distance ». Dans l'un et l'autre cas, ils s'efforcent avant tout de
repolariser une partie conséquente de leurs activités afin de réduire
le nombre de déplacements et les distances parcourues. Cette
figure concerne essentiellement les ménages les moins aisés qui
cherchent ainsi à limiter les coûts de transport ;
— la deuxième se caractérise par l'étirement du système d'activités au
long d'un axe allant du lieu de travail au lieu de résidence. Elle pri
vilégie, dans les conduites quotidiennes, la logique de « cabotage »
par « sauts successifs » ;
— la dernière, plus rare, consiste à dérouler le système d'activités à
l'échelle de l'ensemble de l'agglomération, voire de l'aire urbaine,
en privilégiant uniquement la qualité de l'offre. Elle repose sur un
potentiel de mobilité sans limites et se traduit par une multiplica
tion des lieux ressources, sans souci de la distance et sans planifi
cation avérée des déplacements, sans hiérarchisation non plus des
lieux entre eux. Pour certains de ces ménages, appartenant aux
« élites circulantes », ce système d'activités s'organise même à
l'échelle de la sphère dans laquelle ils se sont déplacés profession

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nellement (grande région française, France, Europe ou même


Monde), capitalisant de chacun des lieux où ils ont vécu, ce qu'ils
considèrent être pour eux la « meilleure opportunité ». Et c'est
ainsi qu'ils n'hésiteront pas à se détourner de la boulangerie la plus
proche pour faire quelques kilomètres de plus afin d'avoir du « bon
pain », qu'ils achèteront leurs vêtements à Paris, ou dans une capi
tale étrangère parce qu'ils y sont de meilleure qualité, qu'ils garde
ront le club de sport où allait leur fils avant qu'ils ne déménagent
car « il y a ses habitudes » mais inscriront leur fille dans l'associa
tion de la commune voisine pour qu'elles y retrouvent « ses
copines »...
Quelle que soit la figure concrète qu'ils dessinent, les modes de vie
périurbains tendent à effacer le recours à la « ville-centre » et à sa
centralité, ou à la réserver à des usages rares ou encore à en faire un
lieu comme un autre. Ce sont des modes de vie qui ne valorisent pas
la citadinité, mais ne la nient pas non plus. La ville et son centre sont
« à portée de voiture ». Il est donc possible de s'y rendre. Les citadins
vont se promener à la campagne ; à l'inverse, les périurbains vont eux
se promener en ville.
Le degré de généralité de la description qui vient d'être faite du
mode de vie périurbain conduit à dessiner les contours d'une sorte
d'idéal type dont il faut bien mesurer la force au regard de l'attracti
vité qu'il exerce. Il constitue en effet un modèle de vie auquel aspi
rent les ménages, quelles que soient les ressources dont ils disposent.
D'autre part, si dans le champ des représentations, ce modèle peut
être considéré comme unificateur, voire transclassite (il constitue un
« ailleurs » auquel rêvent les locataires Hlm, y compris ceux des cités
les plus disqualifiées), il faut également convenir qu'il est loin de
s'exprimer de manière équivalente dans les conduites des ménages,
car ceux-ci sont loin de pouvoir mobiliser les mêmes opportunités : la
facilité à se déplacer et par conséquent la possibilité de profiter des
potentialités d'un mode de vie à la carte dépendent pour une bonne
part de leurs revenus. Dès lors, les contraintes qui en résultent vien
nent très largement obérer l'effectivité de l'autonomie et le sentiment
de maîtriser son mode de vie.

Rassurer les classes moyennes

À l'évidence, l'espace périurbain convient aux classes moyennes.


Il est fait pour (et par) elles parce qu'il leur permet avant tout d'y
trouver matière à se rassurer. C'est là sans doute sa fonctionnalité
première. Mais pourquoi manifesteraient-elles ce besoin de réassu
rance ?

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On peut faire l'hypothèse d'une insécurisation des classes


moyennes, certes relative au regard de celle que subissent d'autres
groupes sociaux confrontés à la précarité du travail et disposant de
revenus leur permettant tout juste de survivre. Les transformations
qui ont affecté le fonctionnement de l'économie ne peuvent pas les
avoir laissées totalement « indemnes ». Soulignons d'abord que si,
par commodité, l'on continue à parler des classes moyennes, il y
aurait a minima nécessité d'en repréciser les contours. Elles sont en
effet devenues une véritable nébuleuse. Les travaux, qui à la fin des
années 1970 s'étaient intéressés à elles, avaient déjà souligné la
diversité de leurs situations professionnelles et de leur statut, mais
avaient alors conclu à une possible identité de classe au regard de la
relative unicité de leur mode de vie, de leur commune adhésion à la
consommation de masse et d'un « intérêt » partagé pour la gestion de
leur cadre de vie.

Le bouleversement du travail et des conditions de production


depuis vingt ans est venu bousculer leur position « intermédiaire » :
si certains, comme A. Touraine, pensent qu'il n'a remis en question la
moyennisation de la société française qu'à ses marges, d'autres,
comme A. Lipietz, ont formulé l'hypothèse d'une « société en
sablier » caractérisée par un étirement des classes moyennes, une
partie poursuivant son ascension sociale pendant qu'une autre partie
connaît un déclassement social. D'autres, dont J.-N. Giraud, sont
allés jusqu'à envisager « leur disparition ». On repère en tout cas un
mouvement de relative diffraction : certaines, pourvues des bons
diplômes et travaillant dans des secteurs d'activité « en pointe »,
voient plutôt leur situation s'améliorer et profitent largement de la
vitalité de l'économie. D'autres, au contraire, connaissent sinon une
franche détérioration de leur position, au moins une fragilisation.
Cette accentuation des différenciations ne peut que se traduire à
terme par des trajectoires sociales divergentes. Ce changement d'ho
rizon, d'une certitude d'ascension sociale continue à une perspective
plus aléatoire, ne peut pas être sans conséquence : il en fait des
couches sociales incertaines quant à leur place et à leur identité,
prises entre l'espoir de rejoindre les « nantis » et la peur de la dis
qualification sociale. On peut penser que c'est au regard de ce risque
et de cette incertitude qu'elles ont besoin de trouver à se réassurer.

Participe de cette nécessaire réassurance le fait de retrouver de la


maîtrise dans leur univers de vie quotidienne, là où, dans l'espace du
travail, elles sont totalement dépendantes de décisions qui se pren
nent ailleurs, sur lesquelles elles n'ont aucune prise, et qui peuvent
avoir des effets sur leur destinée. En participe également leur volonté
de quitter, sinon fuir, une « ville » de plus en plus ressentie comme
« éprouvante », « dure à vivre » et, a contrario, d'inscrire le groupe

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familial dans un univers « tranquille », choisi, à l'abri de tout risque


supplémentaire de déclassement, au regard de celui qu'il court déjà.
Cette peur du déclassement explique largement leur souci opiniâtre
de se tenir à distance de « contamination » de populations dont la fré
quentation pourrait, dans les écoles par exemple, nuire à la réussite
scolaire de leurs enfants, l'acquisition, en la matière, d'un bon capital
étant bien sûr indispensable à toute stratégie de reproduction sociale.
On est sans doute là en partie dans le champ de représentations qui
font de leur frottement avec d'autres, non pas une « chance » mais un
risque. C'est bien là le ressort premier à ces attitudes de rejet souvent
observées à l'encontre des populations d'origine immigrée et/ou
pauvres qui incarnent, bien malgré elles, la figure du déclassement
social, voire la disqualification, dès lors que celles-ci sont suscep
tibles de venir s'installer dans leur voisinage. L'intrusion de ces
« déclassés » dans leur espace de vie viendrait bouleverser, d'une
part, l'équilibre social de l'entre soi nécessaire à leur « tranquillisa
tion » et, d'autre part, les conditions de leur reproduction sociale,
alors précisément qu'elles s'efforcent de les maîtriser. On peut dès
lors comprendre la vigilance qu'elles manifestent pour contrôler les
modalités de peuplement du périurbain, considérant là que c'est leur
espace, celui où elles peuvent vivre « en sécurité ». Il leur permet en
quelque sorte de retrouver de la maîtrise sur leurs propres conditions
de vie, de protéger les chances de leurs enfants de « s'en sortir », de
retrouver, dans la liberté de nouer ou non des relations, une manière
de se reposer des injonctions d'implication qui pèsent sur elles au
travail. En bref, ne s'agit-il pas avant tout pour elles, en réponse à
l'incertitude croissante de leur devenir et de leur position, d'au moins
la tenir, cette position, là où elle s'exprimait aussi et où elle est moins
menacée que dans la sphère professionnelle, à savoir dans l'espace
de leur vie quotidienne, en s'arrogeant en quelque sorte le droit de se
construire un univers à leur mesure et susceptible de les réassurer
socialement ?
Sans doute ces propos sont-ils trop rapides et mettent-ils en
exergue une figure simplement émergente, qu'il faudrait recontextua
liser, au moins de deux manières : d'une part, en « l'accrochant » aux
fragments des classes moyennes auxquels elle semble le mieux
répondre. D'autre part, en « l'accrochant » également à des terri
toires. Elle entre en effet davantage en résonance avec des villes qui
se sont développées dans le cadre de la « nouvelle économie », sans
grand passé industriel, et où s'expriment davantage les valeurs du
postfordisme. Dans ce type de ville, les classes moyennes n'ont pas eu
à faire l'expérience du frottement, de la cohabitation avec une classe
ouvrière structurée et fortement présente dans l'espace et la société
urbaine. Il est en effet plus facile d'imaginer que les comportements
décrits ici s'expriment dans des agglomérations comme celles de Tou

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louse ou de Montpellier plutôt qu'à Lille ou Lyon où leur expression


est davantage bridée par ce que l'histoire et la culture sédimentées
par le développement industriel ont pu construire comme autres réfé
rences et modèles sociaux, comme alliances également.

Le périurbain,
terre de conquête politique pour les classes moyennes

Si le périurbain est apprécié dans la division sociale de l'espace


comme l'espace des classes moyennes, il a plus rarement été apprécié
pour sa fonction politique, au bénéfice, pourrait-on dire, des mêmes
classes moyennes. Elles ont trouvé là un terrain d'expression poli
tique et d'affirmation de leur capacité « gestionnaire », en s'efforçant
de le conformer à leur usage ou avantage.

L'appétence pour le pouvoir local

Quelques travaux conduits dans les années 1980 sur les espaces
périurbains avaient analysé le processus qui conduisait les classes
moyennes à occuper la scène politique locale. Ils avaient alors mis
l'accent sur le rôle joué, dans un premier temps de ce parcours vers le
politique, par l'implication dans un certain nombre d'associations.
C'est dans ce cadre qu'elles ont ainsi fait leur apprentissage poli
tique. Il était alors logique qu'elles revendiquent, pour elles-mêmes
et dans la continuité de cet investissement, l'exercice d'un pouvoir
local qu'elles jugeaient mal assumé au regard des enjeux posés par
l'urbanisation nouvelle et la satisfaction de leurs besoins. Les élec
tions municipales de 1977 comme celles de 1983 ont attesté ce bas
culement sociologique des élus des communes pavillonnaires situées
en périphérie des grandes villes, des anciens notables ruraux vers ces
néo-rurbains. La prise de contrôle de l'appareil municipal par la nou
velle petite bourgeoisie urbaine s'est alors traduite par la mise en
œuvre de nouvelles politiques. Celles-ci ont porté sur l'équipement
de ces communes, en matière scolaire, sportive et culturelle d'une
part, et d'autre part sur un effort de planification visant à organiser,
voire à freiner, l'expansion d'une urbanisation qui pouvait finir, sans
encadrement, par attenter à la qualité de leur cadre de vie.
À bonne distance désormais de ces années, on peut considérer que
les espaces périurbains ont constitué pour les classes moyennes un
terrain d'expérimentation de leur capacité à la fois à gouverner le
local (au sens d'une compétence autant sociale que « technique ») et
à y organiser un espace de vie conforme à leurs attentes et modes de
vie. Sans doute cette implication n'a-t-elle pas valu de manière uni

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forme pour l'ensemble des classes moyennes, mais pour certaines


fractions d'entre elles, professionnellement plus « disponibles » qui
disposaient ainsi de temps pour investir le local afin d'y construire un
territoire « amène » et un « bout » de société.
Près de vingt ans après, cette figure d'une banlieue qui fut souvent
« rose » se poursuit-elle à l'identique ou au contraire a-t-elle ten
dance à se recomposer, voire à se diluer ? Les classes moyen
nes manifestent-elles autant que par le passé ce souci d'un accès à la
scène locale, ou la conformation de cet espace à leur usage, produite
par les générations « conquérantes », leur permet-elle de s'en mettre
en réserve ? Répondre à cette question suppose dans un premier
temps d'identifier les changements survenus tant dans le mouvement
de périurbanisation que dans le contexte politique et social français
qui peuvent expliquer les éventuels changements observables.

Une figure moins pertinente

Tout d'abord la périurbanisation s'est complexifiée : les communes


de première et de deuxième couronne qui avaient été le théâtre de
cette prise de pouvoir se sont aujourd'hui densifiées et sont désor
mais intégrées à l'espace le plus aggloméré des aires et pôles urbains.
Le remplissage de ces espaces, la relative diversification de leur parc
immobilier, l'évolution de leur peuplement induite par les mobilités
et l'avancée en âge de la « génération de la conquête » ont contribué
à modifier le paysage social de ces communes, désormais moins
homogènes. Les dynamiques sociopolitiques à l'œuvre y sont sociale
ment moins univoques et s'apparentent à des jeux plus urbains. C'est
donc plutôt dans les espaces périurbains plus récemment urbanisés
que l'on peut observer la pérennité ou non de cette appétence des
classes moyennes pour l'exercice du pouvoir local.
Or, depuis le milieu des années 1970, les comportements des
classes moyennes ont sans doute été affectés par les évolutions surve
nues dans la société française tout au long de ces vingt dernières
années. Elles se caractérisent par un certain retrait du collectif et un
repli sur soi, non pas seulement par montée d'un nouvel égoïsme ou
d'un plus grand individualisme, mais par nécessité de mobiliser
davantage d'énergie à maintenir son statut et son niveau de vie face
au risque de déqualification sociale. Moins assurées de leur identité
sociale, plus préoccupées d'elles-mêmes, et en réaction à un environ
nement de plus en plus incertain, les classes moyennes semblent
avoir davantage investi la sphère privée.
Leur rapport au politique, depuis le milieu des années 1970, a éga
lement changé : d'une part, leur appétit pour l'exercice du pouvoir
local n'est plus aussi aiguisé, dans la mesure où elles ont assumé par
tiellement, avec l'arrivée de la gauche au pouvoir, la gestion et le gou

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vernement du pays. D'autre part, les « vertus » dont le local était


alors paré pour transformer la société et la vie se sont, dans un
contexte de mondialisation et de globalisation, atténuées, débouchant
sur une vision du local plus pragmatique. Il s'agit peut-être moins
d'en faire un laboratoire d'expérimentation d'une société « idéale »
que d'y défendre un certain nombre d'avantages concrets.
La conjonction de l'évolution de leur positionnement social et de
celle de leur rapport au politique peut permettre d'expliquer partiel
lement le basculement actuel d'une partie des classes moyennes
d'une attitude « d'implication » dans la sphère locale, vers une atti
tude plus consumériste, où le pouvoir politique est moins objet de
convoitise, parce qu'il permettrait de réaliser un projet social, fût-il
le leur, qu'objet possible d'interpellation, chaque fois que leurs inté
rêts sont en jeu.
Si cette évolution est générale, on est cependant amené à la nuan
cer : la figure de « l'aventurier », pour reprendre l'expression de
Catherine Bidou-Zachariasen, ne s'est pas totalement effacée. Elle
s'est simplement pour partie déplacée. L'espace périurbain reste
encore un lieu d'investissement pour certaines fractions des classes
moyennes, en mal de reconnaissance. Elles y trouvent en effet, dans
des territoires où la concurrence pour faire « carrière » dans le cadre
associatif ou politique est loin d'être aussi vive qu'en ville, des oppor
tunités de « valorisation de soi ». Car, si le territoire reste à investir et
peut donc l'être, il l'est, moins en référence comme dans les années
1980 à un projet collectif, fût-il mis au service de leurs propres inté
rêts, qu'en référence à un projet individuel, compensatoire par
exemple d'un investissement professionnel insatisfaisant ou peu valo
risant. Cette implication dans la vie locale permet tout à la fois de
s'insérer dans les réseaux sociaux locaux et d'accéder à une place ou
une position sociale qui fait par ailleurs défaut. Elle contribue en tout
cas à construire « de la territorialité » locale, au sens où elle permet à
des individus de se projeter comme membre d'un groupe inscrit dans
un lieu et y fabriquant une histoire collective, un peu de société.
À côté de cette figure recomposée de « l'aventurier » qui s'attache,
même si ces motivations ont changé, à faire de l'espace périurbain du
« territoire », on identifie une autre figure qui se caractérise au
contraire par une distance au local, cependant « vigilante ». Elle est
le fait des fractions les plus aisées des classes moyennes, confortable
ment installées dans de « belles maisons », qui profitent pleinement
de la qualité de l'environnement qu'elles se sont donné, qui ont les
moyens d'accéder aux services et équipements là où ils se trouvent,
éventuellement loin de leur lieu d'habitation. Que la commune où
elles habitent en soit dépourvue ne leur pose aucun problème. Elles
vivent à l'échelle d'un espace dilaté dont elles sont capables de saisir

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les offres les plus opportunes et sont insérées dans des réseaux
sociaux qui n'ont rien de local. Ces fractions des classes moyennes ne
manifestent aucune attente ou revendication vis-à-vis du pouvoir
municipal pour que soit fait un effort d'équipement, pas plus qu'elles
n'ont envie de s'investir dans la vie locale ou de fabriquer sur place
de la société. Discrètes, elles se tiennent en retrait. Vivant en
quelque sorte « hors sol », au-delà de la localité et de son territoire,
elles n'en sont pas moins « aux aguets ». En effet, elles sont capables
de réagir vigoureusement, mais ponctuellement, en jouant de leurs
influences et en mobilisant alors leurs compétences et ressources
sociales, si un projet ou une décision vient, de leur point de vue, per
turber leur environnement, qu'il s'agisse d'un programme immobilier,
ou d'une voirie, ou d'un équipement « surdimensionné » venant
« blesser » le paysage. Ces préoccupations tout autant « égologi
ques » qu'écologiques présentent des caractéristiques identiques au
phénomène du NlMBY (Not in my back yard) observé aux États
Unis. L'intérêt particulier prime alors sur un intérêt général dont
l'utilité peut toujours être contestée. À cette première manière de se
tenir hors du territoire local et de sa société, il faut en ajouter une
seconde dont les ressorts sont bien différents.

Aux marges des aires urbaines, abandon et protestation

La diffusion du modèle social qu'incarne le pavillonnaire dans


toutes les strates de la société a poussé des ménages aux ressources
plus modestes à se lancer malgré tout dans l'aventure de la maison
individuelle. Depuis le milieu des années 1980, et malgré le constat
d'un surendettement qui a contribué à paupériser des familles pour
tant fortement mobilisées autour de leur projet d'accession, les gou
vernements successifs se sont efforcés de relancer, à intervalles régu
liers, l'accession sociale à la propriété (relance des prêts à
l'accession à la propriété — les Pap -, puis mise en place des prêts à
taux zéro — les Ptz). Ces mesures ont indéniablement contribué à ali
menter le flux des candidats à l'accession : des familles appartenant
aux fractions inférieures des classes moyennes et ne disposant que
d'un salaire ou des familles d'ouvriers et d'employés ont ainsi pu
envisager à nouveau de quitter le locatif pour à leur tour satisfaire à
leur « désir » de maison. Mais leur moindre capacité d'investissement
leur impose de plus fortes contraintes de localisation. Elles sont
repoussées aux limites des aires urbaines, à grande distance de la
ville et de leur emploi, dans des communes encore rurales ou mal
équipées. « Captifs » d'une localisation sous contrainte, ces ménages
accèdent certes à la propriété d'une maison individuelle, mais sans
avoir les moyens de réaliser l'ensemble des « promesses » que ce pro

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jet est censé receler. Arrivés par le hasard du prix foncier dans une
commune qu'ils n'ont pas choisie, ils habitent des maisons qui sont
loin d'être en rapport avec le rêve pavillonnaire. Petites, construites à
la hâte, pas toujours finies, dans des sites sans aucune qualité paysa
gère, elles sont entassées les unes sur les autres sans offrir à leurs
occupants la possibilité de maintenir à distance respectable le voisin
qui dès lors devient intrusif et « ressemble » à s'y méprendre à celui
du Hlm quitté. Ou, au contraire, elles sont implantées dans un coin
reculé de la campagne, isolées de toute proximité rassurante. Forte
ment endettés, ne disposant pas de la même compétence de mobilité
que les autres périurbains, ces ménages ne peuvent profiter pleine
ment d'un « genre de vie » auquel ils ont cependant cru accéder.
Devant tout à la fois « compter » et limiter leurs déplacements, ils
sont presque « assignés » à résidence dans leur pavillon et la com
mune où ils résident, en tout cas au moins autant que nombre de loca
taires des cités Hlm qui, eux, bénéficient au moins des transports en
commun. Ils se sont le plus souvent éloignés de leurs relations
sociales et ont du mal, à cette distance, à les maintenir. Ils vivent une
vie qui s'est « rétrécie » alors que, comme les autres, ils en espéraient
un épanouissement.

Les enquêtes réalisées en région toulousaine par L. Rougé2 mon


trent qu'ils ne cherchent pas pour autant à compenser cette « assigna
tion à résidence » et ce « rétrécissement », soit par un surinvestisse
ment de leur espace privé qui les conduirait à réinventer un mode de
vie consolateur ou réparateur autour du jardinage, du bricolage et de
liens familiers avec un voisinage apaisé, soit par une implication
dans la vie locale. Ils se tiennent plutôt en retrait de la société locale
et ne manifestent pas l'envie de participer à l'amélioration d'une offre
d'activités généralement déficiente. Ils s'abandonnent à un discours
de la plainte et attendent des élus qu'ils résolvent l'ensemble de leurs
problèmes et de leurs insatisfactions. L'absence de réponses à hau
teur de leurs souffrances et de leurs frustrations les amène à dévelop
per un sentiment exacerbé d'abandon par le politique et à produire un
discours de disqualification des politiques. Il n'est pas surprenant
qu'une telle attitude trouve à s'exprimer dans un vote de protestation.
A l'identique de ce qu'a montré Jacques Lévy3 à propos de la région
Île-de-France, l'observation de la répartition dans l'aire urbaine tou
lousaine des votes d'extrême droite, lors des dernières élections pré
sidentielles, montre qu'il est le plus marqué dans un certain nombre

2. Lionel Rougé, thèse en cours sur « Les captifs du périurbain », ClRUS-Cieu, université de
Toulouse-Le Mirail. Voir aussi Olivier Coutard, Gabriel Dupuy et Sylvie Fol, « La pauvreté péri
urbaine : dépendance locale ou dépendance automobile », Espaces et sociétés, n° 108-109, 2002.
3. Se reporter à l'article et aux cartes de Jacques Lévy publiés dans Libération au lendemain
des élections présidentielles de 2002.

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L'espace périurbain : un univers pour les classes moyennes

de communes de troisième ou quatrième couronne, situées aux


franges de l'aire urbaine. Le Front national y recueille un nombre de
suffrages bien supérieur en proportion à ce qu'il représente dans les
quartiers de « la géographie prioritaire ». Ce vote ne peut en aucun
cas s'expliquer pour ces communes par la présence de populations
d'origine immigrée avec lesquelles il faudrait cohabiter sans l'avoir
choisi, puisqu'elles en sont totalement absentes. Il est bien plus à
rechercher dans l'expérience par ces périurbains d'une vie au quoti
dien qui n'a pas tenu ces promesses, aux confins de la métropole dans
des lieux sans « qualité urbaine », à trop grande distance des équipe
ments et services indispensables. S'ils attendaient de leur installation
périurbaine une amélioration de leur situation, ces ménages font l'ex
périence, sinon d'un déclassement social, du moins d'une sorte de
« stagnation » accompagnée d'une forme de délaissement. À la diffé
rence des habitants des « cités HLM » dont la situation suscite intérêt
et moyens, rien de comparable pour eux qui n'ont aucune visibilité
sociale et n'attirent ni compassion ni aide. Rien d'étonnant alors à ce
qu'ils se sentent traités injustement et expriment de manière « toni
truante » une somme de frustrations « à bas bruit ».

Le périurbain apparaît bien comme la traduction spatiale de la


moyennisation de la société française pendant les Trente Glorieuses.
Il a permis aux premières générations, dans la poursuite de leur
ascension sociale, d'y développer des conditions de vie, d'habitat et
un environnement social en adéquation avec leurs aspirations. Il leur
a offert un espace où exercer leur appétit pour le pouvoir et la gestion
locale. Elles y ont trouvé l'opportunité de fabriquer une société locale
à leur image, dans des territoires plus vierges d'autres présences que
la ville ancienne. À cette génération des « conquérants » et « mili
tants » du périurbain ont succédé d'autres générations de classes
moyennes, dans un contexte sociétal où la croyance au progrès social
s'est fortement atténuée sous les effets de la recomposition du sys
tème économique. Quant à la poursuite de leur inscription dans une
même vision de leur devenir social, elle n'est plus aussi assurée que
par le passé en raison de l'effritement de la position d'une partie
d'entre elles dans la sphère du travail.

Dans un temps marqué par la montée des risques sociaux et corré


lativement par le souci de s'en sortir par soi-même, l'utopie périur
baine qui a pu caractériser le mode d'installation et d'implication des
« conquérants » n'a pas résisté à la différenciation croissante des tra
jectoires sociales et probablement qu'elle ne peut plus assumer la
fonction unificatrice qu'elle avait jouée jusque-là pour ce que cer

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tains auteurs appelaient déjà « la mosaïque sociologique » des


classes moyennes.
Certaines fractions des classes moyennes, les plus aisées d'entre
elles, ont toujours les moyens de faire le choix d'aller vivre à grande
distance de la ville sans renoncer à un mode de vie urbain. En
revanche, une part de plus en plus grande s'y localise par défaut,
sous l'effet de contraintes de plus en plus fortes : les prix des loge
ments en ville ne cessent d'augmenter, de même qu'en première cou
ronne. Le marché devient de plus en plus sélectif et organise de fait
le reflux de la masse des classes moyennes candidates à l'améliora
tion de leurs conditions de logement vers l'accession pavillonnaire en
périphérie. Or, celle-ci se fait aujourd'hui de plus en plus loin de la
« ville-mère », étirant toujours plus les distances, au point que l'idéal
de vie qui s'est inventé dans le périurbain et les stratégies sociales
qu'il supporte peuvent désormais s'en trouver fragilisés. À la menace
qui pèse sur elles dans l'univers professionnel, s'ajoute désormais un
nouveau risque : accéder au périurbain pavillonnaire dans des condi
tions qui peuvent mettre en danger leur projet familial de reproduc
tion sociale, par un trop grand éloignement, une inaccessibilité de
fait des bons équipements, une fatigue qui ne sera plus équilibrée par
les bienfaits d'une vie « au grand air », un environnement social
moins maîtrisé. Or, quand la condition salariale s'affaiblit, quand les
statuts et conditions de travail s'émiettent, quand l'efficience de l'as
censeur social s'atténue, habiter l'espace périurbain a contribué à les
faire tenir comme groupe social. S'il n'est plus le lieu de leur promo
tion, il reste au moins celui de la construction de leur identité, par
différenciation d'avec les « déclassés » qui eux n'y accèdent pas, par
agglomération dans des coalitions, qui se structurent désormais
moins autour d'une « utopie sociétale » qu'autour d'enjeux de protec
tion des conditions de leur reproduction.
Au total, l'espace périurbain devient la matrice de trajectoires
sociales plus diversifées faisant se côtoyer des élites circulantes qui
déconstruisent toute territorialité et société locale quand elles réali
sent l'idéal de mobilité qu'elles incarnent, des classes moyennes
« moyennes » qui s'y replient sans pouvoir mobiliser les mêmes res
sources que la génération conquérante pour construire à leur image
une société locale, parce qu'elles ont d'autres préoccupations, et des
ouvriers et employés qui viennent, à ses marges, y échouer dans un
enfermement qui n'a rien à envier à d'autres. Difficile, au fur et à
mesure de ce constat, d'imaginer que dans ces espaces nouvellement
périurbanisés, la juxtaposition de ces groupes sociaux aux modes de
vie et intérêts divergents permette de construire encore une société
capable d'agréger ces individus. Il est encore plus difficile d'entre
voir par quels dynamiques ou ressorts sociaux, ces espaces de plus en

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plus émiettés socialement pourraient entrer dans une logique de soli


darisation à l'échelle de l'aire urbaine. Si les espaces périurbanisés
dans les décennies 1980 ou 1990 participent aujourd'hui des
logiques de construction politique des agglomérations, ceux qui sont
soumis désormais à la pression urbaine risquent dans nombre d'ag
glomérations de constituer une sorte de glacis politique entre logique
d'agglomération et logique de pays.
Marie-Christine Jaillet*

* Cet article s'appuie sur un ensemble de travaux de terrain et d'enquêtes menés au sein du
ClRUS-Cieu sur l'évolution des modes d'habiter en maison individuelle et des modes de vie péri
urbains par une équipe composée de Joëlle Jacquin, Christiane Thouzellier, Lydiane Brévard,
Lionel Rougé, Mohamed Zendjebil, Marie-Christine Jaillet et les étudiants du ÖESS « Habitat ».
Certains de ces travaux se sont inscrits dans des programmes de recherche du PUCA. Ils font
écho à d'autres recherches : outre les travaux de référence de Nicole Haumont et Antoine Hau
mont sur l'habitat pavillonnaire, citons, parmi les plus récents, ceux de Daniel Pinson et Sandra
Thomanin sur les territoires de la maison en périurbain et ceux d'Éric Charmes sur les rapports
à autrui dans les tissus périurbains.

Gentrification : le tabou français

La littérature anglo-saxonne a été la première à forger un concept spéci


fique pour décrire et analyser un processus qui marque l'espace urbain des
pays postindustriels. Le terme de « gentrification » a été utilisé pour la pre
mière fois par Ruth Glass, au début des années I9601 pour décrire le pro
cessus à travers lequel des ménages de classes moyennes avaient peuplé
d'anciens quartiers populaires dévalorisés du centre de Londres, plutôt que
d'aller s'installer dans des banlieues résidentielles selon le modèle dominant
jusqu'alors pour ces couches sociales. Par cette notion, l'auteur entendait à
la fois une transformation de la composition sociale de certains quartiers
centraux et un processus de réhabilitation d'un bâti dégradé. De nombreux
travaux ont été consacrés à ce qui constituait aux yeux de certains
un des principaux mouvements dans la restructuration des métropoles
contemporaines de la même manière que la suburbanisation et le déclin des
villes-centres constituaient les processus caractéristiques dans les années
1970 et 1980. En ralentissant ou en inversant la diminution des couches
moyennes et la détérioration des logements dans les centres-villes, la gentrifi
cation va à contre-courant des tendances précédentes2.
Certains auteurs ont prétendu que ce phénomène était surtout le fait des
pays anglo-saxons en raison de leur spécificité urbaine. Le modèle étant
celui des classes aisées élisant résidence dans les périphéries (suburbs), tan
dis que les centres abritaient les catégories défavorisées (inner-cities). Les
villes européennes de tradition latine ne connaîtraient pas de véritable gen

1. R. Glass, Introduction to London: Aspects of Change, Londres, Center for Urban


Studies, 1963.
2. C. Hamnett, «Les aveugles et l'éléphant: l'explication de la gentrification »,
Strates, n°9, 1996, p. 55-80.

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