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Revue européenne des

migrations internationales

Les marbriers de Carrare : culture migratoire et expansion


économique
Geneviève Marotel

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Marotel Geneviève. Les marbriers de Carrare : culture migratoire et expansion économique. In: Revue européenne des
migrations internationales, vol. 9, n°1,1993. pp. 95-112;

doi : https://doi.org/10.3406/remi.1993.1051

https://www.persee.fr/doc/remi_0765-0752_1993_num_9_1_1051

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Résumé
Les marbriers de Carrare : Culture migratoire et expansion économique
Geneviève MAROTEL
Un nouveau regard peut-être porté sur des groupes socio-professionnels encore peu étudiés par la
sociologie ou l'histoire des migrations, et considérés trop hâtivement comme archaïques ou atypiques
et non représentatifs : il suppose d'élargir et d'articuler la question des dynamiques identitaires à la
sphère professionnelle et économique (les savoir-faire et leur reproduction) et aux mobilités (les «
savoir-circuler », pris dans leur acception spatio-temporelle la plus large), enfin de situer ce
questionnement dans la longue durée. L'article évoque les premiers résultats d'une recherche menée
dans ces perspectives méthodologiques sur la communauté des professionnels du marbre de la région
de Carrare (Toscane). Il présente les diverses formes d'échanges et les continuités territoriales,
culturelles et socio-professionnelles établies au fil du temps entre la zone marbrière de Carrare et ses
innombrables extensions à l'échelle européenne et mondiale : véritable retournement de l'émigration,
souvent issue de la misère ou de l'exil politique, en réseaux devenus ceux de la richesse et de la
notoriété. Il souligne la place que ces processus, qui conjuguent repli identitaire et ouverture, laissent à
l'« Autre-étranger ».

Abstract
The marble workers from Carrara : Migratory cultural habits and economic development
Geneviève MAROTEL
Certain socio-occupational groups often overlooked by the sociology or history of migrations on the
grounds that they are archaic or atypical and therefore not representative call for a new methodological
approach. The one proposed here would broaden the question of the dynamics of cultural identity by
linking it to the occupational and economic sphere (know-how and its reproduction) and to mobilities
(taken in their broadest spatio-temporal sense) in a long-term context. Within such a perspective, this
article presents the initial results of a study on the community of marble workers from Carrara
(Tuscany). It describes the various forms of exchanges and the territorial, cultural, and socio-
occupational continuities established over time between the marble region of Carrara and its countless
extensions throughout Europe and the entire world. These processes constitute a veritable turnaround
of an emigration often prompted by poverty or political exile into networks of wealth and notoriety.
These are characterized by a combination of communal withdrawal and openness, and the analysis
brings out the place that is left for the « outsider ».

Resumen
Los Marmolistas de Carrara : Cultura migratoria y expansion económica
Geneviève MAROTEL
Para algunos grupos socio profesionales todavía poco estudiados por la sociología o la historia de la
migraciones, considerados con demasiada rápidez como arcáicos o atipicos y no representativos, se
puede adoptar una nueva perspectiva. Esto supone que se ensanche y articule la cuestión de las
dinámicas de identidades a la esfera profesional y económica (los tactos y su reproducción) y a las
movilidades (tomadas en su extensión espacio temporal más amplia), y por fin de situar esta
problemática en la larga duración. De acuerdo con estas perspectivas metodológicas, el artículo evoca
los primeros resultados de una investigación sobre la comunidad de los profesionales del mármol de
Carrara y sus numerosas extensiones a escala europea y mundial — verdadera inversión de la
emigración, más a menudo venida de la miseria o del exilio político, hacia redes que son ahora
portadoras de riqueza y de notoriedad — y subraya el lugar que estos procesos, que conjugan
apertura y repliegue de la identidad, dejan al « Otro-extranjero ».

Riassunto
I marmisti di Carrara : Tradizione della migrazione e sviluppo economico
Geneviève MAROTEL
Per alcuni gruppi socio-professionali ancora poco studiati dalla sociologia o dalla storia delle
migrazioni, e considerati troppo frettolosamente arcaici o atipici e non rappresentativi, può essere
adottata una nuova prospettiva. Essa presuppone di allargare e di articolare la questione delle dinamiche
d'identità alla sfera professionale e economica (le competenze e la loro riproduzione) e alle mobilità (intese
nell'accezione spaziotemporale più larga), e infine di situare questa problematica nella lunga durata. In
accordo con tale riflessione metodologica, l'articolo riporta alcuni risultati di una prima ricerca sulla
comunità dei professionisti del marmo della zona di Carrara (Toscane). Esso esamina le diverse forme di
scambi e le continuità territoriali, culturali e socio-professionali stabilitesi nel corso del tempo tra la zona
marmifera di Carrara e le suc innumerevoli propaggini su scala europea e mondiale — vero e proprio
ribaltamento dell'emigrazione, spesso scaturita dalla miseria o dall'esilio politico, in reti di relazioni portatrici
di richezza e notorietà —, e sottolinca il posto che questiprocessi, che congugano ripiegamento d'identità e
apertura, lasciano all'« Altro-straniero ».
95

Revue Européenne
des Migrations Internationales
Volume 9 - N° 1
1993

Les marbriers de Carrare


Culture migratoire et

expansion économique

Geneviève MAROTEL

De la région de Carrare en Toscane, à de nombreux pays


d'Europe et du monde, cet article évoque quelques-uns des territoires où se sont
déployées, à des époques et selon des modalités diverses, les circulations de
professionnels italiens du marbre('). Nous centrerons prioritairement notre attention sur
la communauté carraraise, tout en prenant également en considération d'autres
acteurs, d'autres groupes directement ou indirectement liés à elle, et nous tenterons
de mettre en évidence les processus qui l'ont conduite à occuper aujourd'hui un
rôle économique et culturel de premier plan dans le fonctionnement mondial de ce
secteur spécifique du BTP.

QUESTIONS DE MÉTHODE

Les marbriers carrarais n'avaient a priori que fort peu de chances d'attirer sur
eux l'attention des sociologues ou des historiens des migrations. Trois ordres de
facteurs se conjugent en effet pour menacer d'invisibilité une communauté dont les
pratiques circulatoires s'avèrent pourtant, nous le verrons, remarquables par leur
ancienneté, leur diversité, leur ampleur, et leurs effets culturels et économiques. Le
premier renvoi aux sources statistiques qui, outre leur incapacité chronique à
témoigner de la diversité et de la complexité du mouvement, sont généralement
trop agrégées et hétérogènes pour permettre d'appréhender de manière détaillée et
fiable les phénomènes ici en jeu : à seul titre d'exemple, en Italie ou ailleurs, les
marbriers se trouvent ainsi assimilés aux CSP du bâtiment, du commerce ou des
métiers d'art ; à l'étranger, les entreprises d'origine italienne ne peuvent être
différenciées des entreprises nationales ; quant à l'appréhension des territoires locaux,
elle est implacablement soumise à des critères administratifs ou politiques qui
excluent toute prise en compte des dynamiques socio-économiques et identitaires,
et a fortiori toute observation fine des logiques du changement social.
96 Geneviève MAROTEL

Le deuxième ordre de facteurs faisant obstacle à la visibilisation de ce groupe


et de ses pratiques circulatoires tient aux orientations des milieux scientifiques qui
étudient les phénomènes migratoires : évoquons, très succinctement et à titre
d'exemple, la division qui sépare, souvent encore, l'analyse des logiques
migratoires entre pays d'origine et pays d'accueil ; le primat des critères géographiques
ou historiques plus que communautaires (et notamment professionnels) pour la
définition d'aires locales d'étude ; l'analyse des groupes professionnels et des
aspects économiques souvent intégrée à des approches plus globales des flux
migratoires et de leurs effets sur les appareils productifs régionaux ou nationaux de
départ ou d'arrivée ; la prédominance, dans ce deuxième cas, des problématiques
de l'insertion, etc. Aussi bien en France qu'en Italie se développent toutefois depuis
quelques années des approches qui traduisent une évolution sensible des
orientations et des objets de recherche, et visent à développer des démarches transversales
(du double point de vue territorial et disciplinaire), intégrant les aspects culturels et
économiques des phénomènes migratoires à leur dimension locale et
communautaire^).

Enfin, un troisième ordre de facteurs renvoie aux traits caractéristiques de la


communauté carraraise elle-même, et vient renforcer les obstacles que nous venons
d'évoquer : d'une part cette communauté appartient à une province où,
historiquement, l'émigration générale a été quantitativement inférieure à celle des régions
traditionnellement pourvoyeuses de migrants (Piémont, Ligurie ou autres
provinces de Toscane) ; d'autre part, le milieu professionnel du marbre, tant à l'échelle
locale-carraraise que nationale et internationale, s'avère d'emblée composite,
fluctuant, marqué par des logiques complexes, donc extrêmement rétif aux
classifications catégorielles, et d'une manière générale aux approches trop strictement
quantitatives. Cet état de fait explique peut-être en partie que la communauté
carraraise, généralement mal connue du milieu scientifique italien, apparaisse, au
mieux, affectée d'images qui l'assimilent à un groupe marginal (socialement, mais
aussi du point de vue de son rôle économique), traditionnaliste, bref trop atypique
et minoritaire pour se prêter à une quelconque tentative de généralisation. Les
nombreuses études empiriques et approches théoriques des phénomènes
d'économie informelle et des milieux productifs régionaux (« Troisième Italie »), «
décentralisation productive », etc.) elles-mêmes, pourtant ouvertes par principe aux
particularismes locaux, n'intègrent pas le dispositif industriel de Carrare au groupe des
Districts Industriels caractéristiques du nord et du centre italien(3) ; soulignons au
passage que ces travaux semblent n'accorder qu'une place restreinte aux
phénomènes migratoires.

Dans ces conditions, notre décision de prendre pour objet ce groupe


professionnel peut paraître inattendue, et quelque peu aventureuse. Pour l'expliquer, il
faut d'abord préciser qu'elle se situe dans une démarche plus large d'approche
anthropologique du mouvement spatial, développée au fil de nombreuses
recherches antérieures, et qui a conduit à l'élaboration de la notion-clé de «
territoires circulatoires ». Notre intention n'est pas de détailler ici le contenu de cet outil
méthodologique(4), et nous rappellerons seulement ses caractéristiques esentielles :
la notion de territoire circulatoire vise à fédérer des perspectives (et partant des
objets sociaux et territoriaux) généralement conçues comme disjointes, en
interrogeant dans leur interaction dynamique :
Les marbriers de Carrare culture migratoire et expansion économique

:
— les mobilités spatiales, prises dans leur acception spatio-temporelle la plus
large (migrations de longue durée ou définitives, mobilités résidentielles et
quotidiennes, déplacements professionnels,...),

— les processus identitaires (phénomènes de constitution, de réactivation du


lien social ; interactions identitaires et changement social),

— les territoires : fédérés, structurés par les mobilités spatiales, espaces du


local et espaces des circulations ne sont pas conçus comme des entités distinctes,
homogènes et définies une fois pour toutes, mais comme supports investis de sens,
de mémoire, où se forgent, s'inscrivent et se recomposent au fil du temps les
identités collectives, en une constante interaction entre sédentaires et nomades,
entre Ici et Ailleurs.

Les mobilités, plus qu'un ensemble de flux quantifiables et qu'un objet de


recherche en soi, sont le révélateur des échanges établis, qui font lien avec l'Autre,
et instaurent des continuités signifiantes entre des espaces et des groupes
apparaissant a priori éloignés. Identifier les réseaux, les configurations socio-économiques
signalées par ces circulations et ces échanges, c'est poser et reposer sans cesse la
question des identités sociales ; c'est aussi considérer que les liens ainsi noués ou
réactivés, transforment les espaces d'origine et les lieux investis de façon ponctuelle
et durable.

Plusieurs de nos recherches antérieures ont ainsi mis en évidence le rôle


essentiel que pouvaient jouer des groupes de migrants, soudés autour d'une identité
ethnique ou professionnelle commune, dans l'évolution de sociétés locales. C'est en
1989, à l'occasion d'un groupe de travail pluri-disciplinaire sur le thème Nouvelles
identités et nouvelles citoyennetés européennes, qu'ont été définies les premières
orientations de cette recherche sur les professionnels italiens du bâtiment. Dans
une conjoncture marquée par la perspective de l'ouverture des frontières et par
l'accélération croissante des échanges généraux et des mobilités spatiales, les
groupes de migrants professionnels apparaissaient comme des acteurs privilégiés
des recompositions liées à ce processus d'expansion économique.

En contrepoint de recherches postulant l'apparition de nouvelles formes de


mobilités et de cultures transnationales à l'initiative des élites du tertiaire (5), nous
avons jugé nécessaire d'étudier des groupes qui, par leur histoire migratoire et les
réseaux socio-professionnels et économiques constitués, avaient anticipé ces
processus et apparaissaient à ce titre comme européens bien avant la lettre.
Conjuguées aux apports de la recherche sur les migrations italiennes en France, diverses
observations empiriques, menées d'abord dans la zone marseillaise, suggéraient
l'existence de diasporas professionnelles italiennes dans le secteur du bâtiment.
Elles laissaient en effet entrevoir que de nombreux professionnels d'origine
italienne, parfois implantés depuis plusieurs générations en France, avaient tissé avec
leur pays d'origine des réseaux d'échanges étroits, réguliers, de nature non
seulement culturelle, mais aussi professionnelle et économique ; que leur apparente
— et discrète — insertion dans la région marseillaise n'exprimait qu'une facette,
qu'un moment, qu'un lieu d'une histoire migratoire en réalité beaucoup plus
ample, complexe, et toujours en acte.
98 Geneviève MAROTEL

Les mosaïstes frioulans, étroitement liés par un savoir-faire ancien et très


spécialisé, ont les premiers retenus notre attention (6). C'est plus tard, par le biais de
la matière, en l'occurence le marbre qu'ils utilisent fréquemment, que ces mêmes
mosaïstes nous ont introduits aux réseaux et aux territoires des marbriers italiens :
de Marseille à Milan, de Sequals à Carrare, nous commencions ainsi à voir se
dessiner les contours de deux diasporas dont les territoires d'expansion, parfois, se
croisaient ; au long des recherches menées par la suite sur chacune d'elles, et en
dénouant peu à peu les fils des circulations, des échanges commerciaux, des
transmissions de savoir-faire qu'elles avaient respectivement tissé dans le temps et dans
l'espace, nous avons fréquemment trouvé les traces de leur rencontre sur des
chantiers communs, d'hier et d'aujourd'hui : à St-Petersbourg, où ils ont participé
ensemble à la construction et à la décoration d'églises et du palais du Tsar, dans les
mosquées somptueuses des Emirats Arabes, ou les mausolées des cimetières
américains, pour ne citer qu'eux.

LES ACTIVITÉS MARBRIÈRES : DONNÉES GÉNÉRALES

Nous avons donc commencé notre exploration des « mondes » du marbre à


partir d'entreprises d'origine italiennes installées en France et l'avons poursuivie
dans la région de Carrare, qui produit en immenses quantités ses célèbres marbres
blancs, mais transforme et commercialise aussi des matériaux du monde entier : en
effet, cette région nous est très vite apparue comme le cœur actif, sinon central, de
la configuration italienne en France, mais aussi comme celui des réseaux
professionnels marbriers à l'échelle européenne et mondiale.

Pour mieux comprendre le rôle de la communauté carraraise et les


dynamiques que nous allons évoquer, il est indispensable de décrire brièvement les
principales caractéristiques de la matière qui est au centre de ces échanges, puis des
activités du secteur marbrier général, et de ses évolutions techniques et
commerciales. D'origine naturelle, le marbre est une matière première extrêmement
hétérogène, changeante : dans la localisation géographique des gisements, ses variétés,
ses propriétés esthétiques et physiques, elles-mêmes variables en fonction des
caractéristiques géo-morphologiques locales et des techniques d'extraction : une
même carrière peut produire plusieurs variétés-qualités de marbres et sa
production varier sensiblement ; de même, un bloc d'apparence saine peut renfermer
d'invisibles mais irrémédiables défauts. Autant de facteurs qui influencent
fortement les rapports entre professionnels, commerçants et clients, les soumettant à
une permanente incertitude et, plus encore que dans d'autres secteurs, faisant des
rapports interpersonnels et de la confiance (souvent longue à instaurer) les
composantes fondamentales de l'échange.

La notion de Marbre recouvre de très nombreuses définitions selon les


époques et les disciplines, selon les usages et les représentations de la matière (7). Elle
est issue du grec Marmaros, « resplendissant », lui-même issu du verbe Marma-
rein, « briller ». Du point de vue géologique et depuis le XVIe siècle, cette notion
regroupe les calcaires cristallins d'origine métamorphique, mais son acception la
plus courante est celle d'une « pierre ornementale susceptible d'être rendue polie et
brillante ». L'industrie et le commerce ont maintenant étendu son usage à des
matériaux très divers tels que les granits, les travertins, l'albâtre,... et à de nom-
Les marbriers de Carrare culture migratoire et expansion économique 99

:
breuses pierres dites marbrières. Les contraintes spatiales liées à la localisation des
gisements et les fluctuations des goûts (l'économie marbrière est largement
assujettie à la demande) imposent d'emblée des circulations internationales importantes,
tant de la matière première que de certaines catégories de main-d'œuvre
(extraction, techniciens spécialisés, commerciaux notamment). La polysémie de la notion
de Marbres fait aussi écho à l'évolution générale des figures, des savoirs et des
pratiques professionnelles : carriers, « entrepreneurs-marbriers », techniciens,
négociants, sont de plus en plus tenus de connaître, d'extraire, de transformer, de
ventre des produits très divers.

Cette matière, en outre très contraignante par son poids et son volume,
impose aujourd'hui comme hier un processus de production divisé en plusieurs
phases (extraction, transformation, transports), chacune d'entre elle étant à son
tour subdivisée en diverses étapes plus ou moins nombreuses ou complexes selon la
localisation des gisements, les types de produits fabriqués et leur destination, le
développement des infrastructures et des savoir-faire locaux, etc. Chacune de ces
phases se déroule dans un environnement très particulier, et au premier abord il
semble que la matière soit le seul lien commun entre les mondes si contrastés que
sont les carrières, les studios de sculpture artistique, les ateliers d'artisans, les
scieries industrielles qui débitent les blocs en tranches pour le bâtiment et la
décoration, ou les marbreries funéraires. A ces diverses phases correspondent des
savoir-faire très spécialisés, des structures et des hiérarchies professionnelles
spécifiques, également variables selon les contextes locaux.

D'une manière générale, les évolutions techniques (transports, excavation et


sciage) ont été plus tardives que dans d'autres secteurs productifs, et les effets de la
révolution industrielle n'ont été véritablement sensibles qu'au cours des cent
dernières années. Discontinues selon les régions mais globalement devenues très
performantes, les technologies modernes restent cependant toujours limitées par les
contraintes qu'imposent le milieu physique et la matière : les savoir-faire sont
encore indispensables. Mais ressources naturelles, structures productives et
compétences techniques ne suffisent pas : savoir et pouvoir circuler, capacités à conjuger
compétences traditionnelles et technologies de pointe, souplesse des alliances
techniques et commerciales, sont des atouts indispensables pour tenir sa place dans un
marché devenu aujourd'hui mondial et fortement concurrentiel.

MOBILITÉS ET SAVOIR-FAIRE : LES RÉSEAUX CARRARAIS

« Après la guerre, disons plutôt à partir des années 50, l'émigration c'était fini,
et beaucoup de Carrarais sont revenus ici. Le marché a beaucoup changé, on a
commencé à aller partout dans le monde pour chercher du marbre, ouvrir des
carrières, former des gens dans tous ces nouveaux pays. De plus en plus c 'était des
techniciens qui partaient de Carrare. (...) C'est comme un cercle vicieux, on a
besoin de le faire mais la concurrence est de plus en plus forte et ici, beaucoup
pensent que c'est un danger pour Carrare d'exporter nos machines comme on le
fait, d'apprendre aux pays qui se développent très vite. (...) En même temps, il y a
de plus en plus de commerciaux d'ici qui voyagent, les Carrarais sont obligés de
devenir des managers. Si vous allez à Toronto, vous en trouverez une vingtaine de
Geneviève MAROTEL

chez nous qui se bagarrent pour aller chercher un contrat là-bas. Et c'est un
exemple, vous en trouverez partout, aux États-Unis, dans les Pays Arabes, au
Japon. Ils se volent les clients, c'est une vraie guerre finalement, avec les étrangers
mais surtout entre nous ».

« Je pense à nos jeunes managers qui jouent à se faire mal comme des
gamins : tiens, celui-là a pris l'exclusivité sur l'Onyx du Pakistan ? bon, alors moi,
je vais au Brésil pour le granit Azul. Moi, au contraire, je prends les onyx de l'Iran
et les granits russes. Alors moi, je vais au Portugal et en Finlande et je fais table
rase. Moi, au contraire je prends les marbres de la Macédoine et de la Grèce. Moi,
je pourrais bien aller au Canada et en Inde ; alors moi, je vais en Afrique du sud et
en Chine populaire... Et partout suivent les experts en carrières, les techniciens
spécialisés en matériel pour scier et polir... guerres sur les affrètements, sur les
transports, sur la gestion des déchets,... ».

Les mutations survenues au cours du XXe siècle sont plus complexes que ne le
laissent entendre ces citations de deux professionnels carrarais, qui ont toutefois le
grand mérite de souligner d'emblée l'ampleur et l'évolution des mobilités carra-
raises, et de les mettre en perspective avec les changements importants qui
— données historiques et économiques le confirment — affectent l'économie
marbrière internationale depuis quelques décennies. A peine exagérée, la seconde
exprime aussi le rapport — au demeurant assez brutal et vertigineux — de
familiarité et d'« instrumentation » que certains entrepreneurs carrarais sont capables
d'entretenir avec les richesses souterraines dispersées dans le monde entier (bien
que la réalité ne soit pas toujours si rose, ni si... monolithique, nous y reviendrons).
Au passage, ces citations dévoilent ainsi la complexité des interactions identitaires
en jeu, sur l 'arrière-scène des rapports professionnels et commerciaux : pour la
communauté carraraise, dans son fief italien comme en tous les lieux qu'elle
investit, le conflit n'est pas seulement l'expression de la nouvelle donne mondiale et une
arme contre le concurrent compatriote ou étranger ; il est aussi, et
traditionnellement, l'un des vecteurs fondamentaux de la cohésion culturelle et sociale du
groupe, l'envers indispensable des solidarités culturelles et professionnelles, tout
aussi manifestes et profondément ancrées dans son histoire collective.

Il reste, au-delà de ce constat, à comprendre les ressorts de son dynamisme.


Nous allons maintenant évoquer les formes sociales et territoriales de cette
expansion, et interroger les mécanismes qui l'ont sous-tendue au fil de l'histoire.
Nous nous interrogerons également sur les effets de cette centralité, en Italie et
ailleurs, enfin sur ce qui peut conduire à la relativiser, et à en nuancer le
caractère trop conquérant.
Les observations recueillies auprès des entreprises et des professionnels
d'origine italienne installés en France (région parisienne et sud-est) ont été
confirmées par le travail mené ensuite dans la région carraraise. Elles
manifestent des phénomènes d'une très grande diversité, qui affectent tant l'histoire
migratoire et les mobilités proprement dites que, corrélativement, les parcours et
stratégies professionnels et les types et formes d'échanges instaurés ou maintenus
avec l'Italie, ainsi qu'avec d'autres régions françaises ou étrangères. Du point de
vue des migrations et des mobilités, cette hétérogénéité touche notamment :
Les marbriers de Carrare culture migratoire et expansion économique 101

:
— les facteurs migratoires : selon les cas, ils peuvent être de nature
économique, politique ou plus strictement professionnelle (stratégie de
développement, réponse à une demande extérieure,...). Ainsi, même en période de crise
économique et politique comme ce fut le cas entre la fin des années 20 et la
seconde guerre mondiale, l'émigration n'est pas toujours contrainte et de nature
compensatoire. Les dates de la première implantation en France varient elles-
mêmes beaucoup : si l'on peut repérer, jusqu'à la seconde guerre mondiale, des
mouvements migratoires collectifs plus marqués, et un très net ralentissement
des flux depuis cette époque, nous avons aussi constaté des cas d'installation très
récents ;
— les profils professionnels : compétences et activités varient souvent dans
le temps, et il est impossible de les classifier une fois pour toutes. En outre, et
dans une même période, l'émigration peut concerner des secteurs et types
d'activités très différents : main-d'œuvre, artisans très qualifiés, entrepreneurs-
commerçants, etc. ;
— la durée : mouvements ponctuels, migrations longues ou définitives ;

— le caractère individuel ou collectif des mobilités : on peut partir seul,


avec un ou plusieurs membres de sa famille, avec un ou plusieurs ouvriers ou
associés ;
— les aires et parcours territoriaux : circuits ou migrations directes, parfois
internationaux, délocalisations définitives ou retours ponctuels.

Une importante entreprise à gestion familiale de la région parisienne sur


laquelle nous reviendrons plus loin, illustre, parmi tant d'autres, cette diversité :
sur une même génération, elle conjugue successivement migration économique
« contrainte », puis professionnelle et conquérante, mouvements définitifs (le
frère aîné dirige l'entreprise parisienne), « retour » (deux de ses frères s'installent
à Carrare), enfin mobilités professionnelles ponctuelles vers l'Italie et divers
autres pays (chantiers en Afrique, dans les Pays Arabes, en Haïti, etc.).

On le voit, les parcours et les stratégies professionnelles sont également


marqués par cette diversité, ainsi que l'intensité et les formes des innombrables
circulations (hommes, matière, capitaux, savoir-faire, équipements,...) qui en
découlent : l'écart est grand entre l'exemple que nous venons de citer et le tailleur
de pierre parti sillonner carrières et chantiers du sud de la France entre les
deux-guerres, retourné en Italie en 1936 au moment des « sanctions », puis
définitivement installé comme marbrier funéraire près d'un cimetière marseillais,
et entretenant maintenant peu d'échanges commerciaux avec Carrare.

Si quelques-uns des cas que nous avons étudiés s'apparentent, au moins par
certains traits (dates de départ d'Italie, migration individuelle puis familiale,
insertion culturelle et économique progressive), au modèle dominant de
l'émigration italienne en France (8), il est clair qu'au-delà des grandes tendances
s'élaborent aussi des réalités spécifiques.

Toute tentative de typologie s'avérait donc non seulement impossible, mais


aussi réductrice et peu fidèle aux phénomènes enjeu. Toutefois, nous avons pu
Geneviève MAROTEL

mettre en évidence un certain nombre de caractères et de processus transversaux


et communs aux diverses configurations que nous avons observées, tant depuis
la France que de Carrare.

Tout d'abord, c'est la souplesse, la richesse et l'ouverture des réseaux


instaurés. Entre France et Italie, mais aussi bien au-delà, ces réseaux mobilisent et
surtout fédèrent des activités, des savoir-faire, et des ressources de toutes
natures, et traversent les nationalités : c'est par exemple une entreprise de la
région de Carrare spécialisée dans le travail artisanal (sculpture, décoration
intérieure) et semi-industrielle (revêtements, dallages) qui s'associe à un carrier
français d'origine espagnole pour exploiter une carrière de marbre rouge du sud
de la France et écouler, via Carrare, une bonne partie de sa production sur le
marché japonais, au moment, de l'enquête plus friand que le marché français du
matériau en question. Lorsque sa production est insuffisante ou impropre à
répondre à la demande, cette entreprise achète le marbre en question à une
carrière voisine, exploitée par la plus grosse entreprise française du secteur. De
l'une à l'autre des deux carrières, par ailleurs insérées dans des logiques et des
réseaux distincts, d'autres échanges (main-d'œuvre, outillage, affrètements,
conseils techniques,...) se sont progressivement établis et accompagnent ces
transactions commerciales.

C'est aussi un grossiste marbrier, originaire de Carrare et installé depuis


quelques années en Provence, qui s'allie ponctuellement à une grosse entreprise
d'extraction et de transformation industrielle d'Espagne et à des petits artisans
de la région carraraise, pour réaliser — dans des délais draconiens — plusieurs
milliers de tables en marbre, commandées par l'Arabie Saoudite à l'occasion de
la foire internationale de Carrare.

Ici très schématisés, ces deux exemples n'ont rien d'exceptionnel, bien au
contraire. Il faut insister sur le fait que cette capacité de mobilisation à l'échelle
internationale ne se limite pas aux seuls secteurs de la commercialisation et de la
distribution, mais caractérise l'ensemble du cycle productif.

L'intensité et l'ampleur des circulations sont corrélatives de ces réseaux. Ce


qui bouge, nous venons de le voir, c'est la matière dans tous ses états : marbres
ou granits de toutes origines, qualités et quantités, bruts ou travaillés ; objets
décoratifs, sculptures..., ainsi que les hommes et leurs savoir-faire. Last but not
least, ce qui circule, c'est aussi l'information : sur les nouvelles tendances de la
demande et sur l'opportunité d'ouvrir (ou de réouvrir) telle carrière recelant le
matériau en vogue ; sur des chantiers en cours ou prévus, sur de possibles
contacts commerciaux ou une innovation technique récente, etc. Ces
circulations et les échanges qu'elles supposent mêlent étroitement valeurs économiques,
et valeurs culturelles, registre pratique et registre symbolique.

Savoir-faire et « savoir-circuler » vont ainsi de pair et sont à la clef de ce


dispositif transnational. Il y a continuité entre les migrations « économiques »
ou politiques d'hier et les mobilités de courte durée d'aujourd'hui. Des unes aux
autres, par le jeu des générations et des échanges avec les milieux de passage ou
d'accueil, les compétences se sont élaborées, transformées, élargies. Les
migrations anciennes ont permis la connaissance des routes, des lieux de production,
Les marbriers de Carrare culture migratoire et expansion économique

:
de transformation de la matière. Elles ont permis l'apprentissage d'autres
techniques, la découverte de nouveaux matériaux, l'instauration de liens avec les
clients ou associés de demain. Selon de nouvelles modalités, les voyages
d'aujourd'hui reproduisent ces mécanismes, réactivent ou élargissent ces réseaux, en
transfèrent les potentialités vers Carrare et vers de nouveaux territoires. Les
alliances provisoires ou durables permettent ainsi d'accéder à des ressources
mobilisées de façon collective : les mobilités des uns viennent se conjuguer aux
sédentarités des autres.

En déplaçant notre enquête vers la zone carraraise, nous avons tenté de


formaliser les relations établies entre elle et ses innombrables ramifications, afin
d'une part de mieux comprendre les ressorts de son propre développement,
d'autre part d'en identifier les effets à l'échelle locale et internationale.

La recherche menée sur la communauté des mosaïstes du Frioul avait mis


en évidence un processus d'expansion économique et territorial à dominance
centrifuge (de l'Italie vers l'extérieur), et endogène, c'est-à-dire reposant
essentiellement sur ses ressources propres (monopole de la matière première) et sur
des mouvements de type Dispositif => Extérieur =$> Dispositif.

L'expansion territoriale et socio-économique carraraise procède, quant à


elle, de dynamiques plus complexes qui conjugent historiquement trois grands
types de mouvements :

— greffe sur le dispositif d'acteurs extérieurs (individus, entreprises, autres


dispositifs, italiens ou étrangers),
— captage par le dispositif carrarais d'acteurs ou de ressources extérieurs,

— expansion centrifuge du dispositif (ou de ses extensions) vers l'extérieur.

Ce processus n'est pas qu'une juxtaposition de logiques et de stratégies


individuelles : c'est non seulement le patrimoine entrepreneurial (et bien souvent
familial) qui se constitue et s'élargit ainsi au fil du temps et des circulations, mais
aussi, et plus largement, celui du dispositif tout entier et en contrepoint, nous y
reviendrons, celui des milieux auxquels il est connecté : il y a renforcement
réciproque, des entreprises au dispositif (patrimoine individuel : patrimoine
collectif), de la zone de Carrare à ses pôles extérieurs, enfin de l'un à l'autre de ces
deux niveaux.

Nous avons d'abord observé ces mécanismes à l'œuvre au premier niveau


des entreprises installées en France, des réseaux et échanges instaurés avec et à
partir de la région carraraise. L'entreprise parisienne que nous évoquions plus
haut en est un exemple particulièrement significatif : sa véritable expansion
commence avec l'installation à Carrare des deux frères cadets. En se greffant par
leur entremise sur la zone, elle bénéficie ainsi directement de ses diverses
ressources (matériaux bruts, structures industrielles, artisanales et artistiques de
transformation, services, informations et réseaux commerciaux,...) et enrichit
ses savoir-faire. De Carrare, où une seconde entreprise est constituée, et de
Paris, se déploient ensuite des échanges internationaux : par l'adoption de
nouvelles formes de mobilités (voyages fréquents et à durée réduite, pour des chan-
Geneviève MAROTEL

tiers ou des contacts commerciaux), l'expansion des deux entreprises se renforce


et s'élargit ; ce faisant, elle contribue comme tant d'autres au développement
local et international du dispositif italien (expansion centrifuge). Enfin, et nous
retrouvons ici le troisième mouvement de notre modèle, les deux entreprises
captent, de Carrare et Paris, les ressources d'autres dispositifs italiens ou
étrangers. Nous entendons par captage tous les échanges qui, directement ou
indirectement, contribuent à transférer à Carrare les ressources (toujours entendues au
sens large) dont ne dispose pas la zone, dont elle n'est pas suffisamment pourvue,
ou qui sont moins coûteuses ailleurs. Dans le cas présent, il y a principalement
captage de matière première (travertins de Sienne et de Rome, granits et marbres
espagnols et portugais,...) et des capacités des dispositifs locaux correspondants
(extraction, transformation, commercialisation). Les deux entreprises font
également appel, selon les besoins et comme nombre de professionnels carrarais, à
d'autres dispositifs italiens tels que Livourne (transports maritimes) ou Vérone
(grande « concurrente » de Carrare, notamment sur le marché des granits, pour
la transformation industrielle, et par sa Foire internationale).

Cet exemple contient trois autres enseignements. Il incite d'abord à


relativiser le rôle de la transmission des savoirs d'une génération à l'autre, et confirme
qu'il est indispensable de situer les logiques individuelles dans des processus
collectifs plus larges. Il manifeste ensuite l'ouverture du dispositif carrarais, et
prend en cela le contre-pied des représentations qui en font un bastion archaïque
et inexpugnable, fort de ses ressources propres et de traditions jalousement
préservées. Enfin, il signale le rôle de la mobilisation familiale dans le
développement des entreprises : celle dont nous venons d'évoquer le parcours n'est pas
originaire de la zone carraraise, mais des environs de Toscane. Lorsqu'il décide
d'émigrer en France dans les années 50, le frère aîné, âgé à l'époque de 17 ans,
est sans ressources ni compétences particulières. C'est en Bourgogne, région
traditionnelle de « pierreux », et à l'occasion d'un stage de formation, qu'il
apprendra d'abord le métier de maçon. Il monte ensuite une petite entreprise à
Paris, où il se spécialise progressivement dans la pose du marbre, qu'il juge plus
rentable. Ses deux frères le rejoignent ensuite et commencent à leur tour à
apprendre le métier, dans l'entreprise et en suivant des stages de formation à
Dijon.

C'est après cette phase initiale, marquée par d'évidentes capacités entrepre-
nariales, par une volonté acharnée de réussir et par la capacité à saisir les
opportunités offertes, que vient s'inscrire et porter tous ses fruits la décision
d'une « délocalisation » à Carrare. Certes, et comme pour les nombreux «
étrangers » qui s'y implantent, l'insertion y est difficile ; elle n'est jamais achevée, et
nécessite le lent et douloureux apprentissag du fonctionnement, des hiérarchies,
des codes internes de la société locale. Malgré ces difficultés, les frères T sont
devenus des acteurs à part entière du dispositif carrarais, qui a su leur laisser
place. Il n'est donc pas indispensable (en dérogation aux analyses qui prévalent
sur les formes actuelles du développement italien) d'être issu de sa mouvance
pour bénéficier de ses ressources.

Sont-ils réellement « partis de rien » ? Oui, si l'on s'en tient aux savoir-faire
et aux ressources strictement économiques. Non, si l'on considère le rôle esentiel
Les marbriers de Carrare culture migratoire et expansion économique

:
qu'ont joué les liens familiaux dans l'histoire du développement de l'entreprise
parisienne puis de celle de Carrare. Outre le rôle des frères cadets, c'est la famille
élargie qui participe au fonctionnement de l'entreprise parisienne, aujourd'hui
devenue une des plus dynamiques et florissantes de la région. Cette capacité de
mobilisation et de déploiement de la cellule familiale, souvent signalée dans
d'autres secteurs de l'artisanat ou de la petite et moyenne entreprise comme
élément structurant du nouveau « modèle italien », peut être sans conteste
assimilée à une forme de capital initial qui, sans cesse réactivé par les mobilités,
progressivement renforcé par la formation permanente des uns et des autres, a
largement contribué au développement complémentaire des deux entreprises.
Cette forme d'expansion a pour exactes limites celles de la mobilisation familiale.

IDENTITÉS EN JEU : LES ÉTRANGERS A CARRARE

Ces mouvements de greffe, de captage et d'expansion centrifuge que nous


venons de voir à l'œuvre au niveau des entreprises et des réseaux tels qu'ils sont
observables aujourd'hui, marquent également, dans le temps long, le
développement du dispositif local carrarais : à des échelles et selon des temporalités
différentes, les mêmes phénomènes se font écho. Nous avons signalé plus haut le
dynamisme qui, depuis les années 50, caractérise son développement : carriers,
techniciens spécialisés, commerciaux, entrepreneurs, sillonnent le monde pour
diffuser les ressources de Carrare (d'origine locale ou non), ses savoir-faire et sa
technologie ; pour ouvrir de nouveaux marchés. En contrepoint de cette
expansion centrifuge, le dispositif apuan capte de nouveaux matériaux, et renforce ses
potentialités locales.

A partir d'exemples empruntés à son histoire passée et présente, nous allons


voir comment il a aussi été investi par des acteurs extérieurs, et s'est nourri de
leurs apports. Si tel ou tel de ces mouvements peut apparaître prédominant selon
les époques, soulignons qu'ils procèdent moins d'un processus spatio-temporel
linéaire et continu que d'une dialectique constante de l'un à l'autre.

C. Klapish-Zuber, dans son ouvrage consacré à la Renaissance carra-


raise(8), analyse notamment les mécanismes de constitution entre la fin du XVe
et le début du XVIe siècles, d'une corporation « locale » de maîtres marbriers.
De 1300 à 1450, « sculpteurs et tailleurs de pierre toscans accourent à Carrare
pour y extraire les marbres dont les chantiers auxquels ils sont attachés ont
besoin ». Artisans salariés des grandes fabriques religieuses, venus de Pise,
Florence, Sienne, Orvieto ou Gênes, ils deviennent une fois sur place à Carrare de
véritables entrepreneurs, assurant la production et le transport des marbres.
Après la longue pause du Moyen-Age qui a vu l'interruption totale des activités
marbrières, le rôle des Florentins est le plus décisif dans ces premiers temps de
développement de l'industrie locale, de ses savoir-faire et de son économie : ils
relancent l'extraction, et diffusent en Italie l'image des marbres de Carrare. Plus
tardivement, vers la fin du XVe siècle, ce sont les Génois qui, venus s'installer
dans l'Alpe carraraise, fondent les premières lignées de marbriers alors que les
populations locales se contentaient encore d'assurer le transport des marbres des
carrières à la mer. Génois ?... Pas exactement : les premiers marbriers apuans
sont en fait des Maîtres lombards, grands migrants et spécialistes du bâtiment,
106 Geneviève MAROTEL

d'abord passés à Gênes puis, de là, venus à Carrare. Issue de ces premières
lignées de tailleurs de pierre lombards, la corporation des maîtres marbriers se
fermera progressivement et deviendra de plus en plus jalouse de ses intérêts,
avant que ne s'instaurent d'autres mouvements. Les étrangers sont toujours
présents à Carrare, mais exercent d'autres fonctions : se heurtant à la mainmise
de la corporation, les représentants des Fabriques religieuses se font plus rares,
ont souvent recours à des intermédiaires ou se déplacent vers les zones
périphériques du dispositif (Seravezza), également riches en marbres, pour « échapper
au quasi-monopole auquel est arrivée la corporation carraraise ». Quant aux
artistes, « venus à leur compte ou au service d'un client, laïque ou ecclésiastique
soucieux de confort ou de gloire d'outre-tombe, (ils) pullulent déjà. Génois ou
Lombards de Gênes, artistes de Naples ou de Sicile, Florentins de Toscane et
bientôt de Rome ou de l'étranger, ils ont pour trait commun de n'appartenir à
aucun de ces vastes organismes qu'étaient les Fabriques religieuses. Ils
travaillent associés dans une « bottega » à la génoise ou viennent seuls, comme un
Michel-Ange. Tous exécutent des commandes particulières, nonplus à l'échelle
de la cité mais à celle d'une famille ou d'un individu de marque ».

Quelques siècles plus tard, un autre exemple nous amène à la période où


s'engage la première révolution industrielle du secteur marbrier. Ses prémices à
Carrare peuvent être situés à la fin du XVIIIe siècle, plus précisément en 1796,
date à laquelle les troupes napoléoniennes, menées par le Maréchal Lannes,
investissent la zone. Carrare est à cette époque affaiblie par des tensions sociales
internes et les crises à répétition du marché international. L'arrivée des Français
est brutale : Napoléon charge Lannes de confisquer l'ensemble de la production
marbrière à titre de contribution à l'armée de libération... Après une violente et
compréhensible réaction de rejet, la venue des Français inaugure une période de
mutations profondes, d'abord caractérisée par la prédominance de l'influence
française. Carrare est rattachée à la Principauté de Lucques, gouvernée par l'une
des sœurs de Napoléon, Elisa Bonaparte-Baciocchi. « La Baciocchi » dont le
nom est aujourd'hui encore respecté à Carrare, transforme la législation locale
des carrières, crée une banque destinée à relancer l'économie marbrière et donne
une nouvelle impulsion à l'Académie des Beaux-Arts, ainsi qu'aux activités
artistiques locales. Les échanges entre Carrare et la France sont intenses : des
professeurs et architectes français sont membres de l'Académie ou y enseignent,
d'innombrables sculptures à la gloire de l'empire et de l'empereur sont réalisées
localement, de grandes quantités de marbres sont envoyées à l'état brut à Paris,
puis travaillées dans les nombreux ateliers de la capitale, où exercent de non
moins nombreux artisans français et... carrarais. Ces blocs serviront entre autre
à la réalisation des statues du pont de la Concorde et aux bas-reliefs de l'Arc de
Triomphe de l'Étoile. Canova, sculpteur attitré de Napoléon, fait lui aussi grand
usage des marbres de Carrare et se rend fréquemment à Paris.

Conjointement, les activités de production se développent à Carrare, et


annoncent l'activité intense des décennies ultérieures. Henraux, officier de
Napoléon chargé par lui de gérer l'achat et l'envoi des marbres à Paris, est l'un des
premiers grands acteurs de cette impulsion. Pris de passion pour les marbres, il
restera dans la zone après la chute de l'empire et y créera notamment la première
grande scierie industrielle. L'entreprise, qui a gardé son nom, est aujourd'hui
Les marbriers de Carrare culture migratoire et expansion économique 107

:
l'une des plus importantes du dispositif. L'Italie devient au cours du XIXe siècle
une terre de conquête pour le capitalisme industriel qui se développe en Europe.
Des réseaux se constituent peu à peu, initiateurs des futurs consortiums, et
transversaux aux territoires, aux nationalités. Associé à des industriels français
ou anglais (nombreux à cette époque en Toscane), Henraux sera l'un des
pionniers de ce capitalisme naissant.

La voie largement ouverte par la conquête napoléonienne, entrepreneurs,


ingénieurs, commerçants français, belges, anglais, suisses, vont à leur tour
investir la zone. Leur rôle sera d'abord commercial : ils financent l'extraction des
marbres, effectuée par des entreprises locales, et élargissent le marché à leurs
propres réseaux commerciaux. Par le biais de commerçants anglais venus de
Livourne, les marbres apuans se diffuseront ainsi dans tout l'empire britannique,
inépuisable source de commandes. Nombreux sont aussi les étrangers à s'insérer
activement dans les secteurs de la production et de la transformation, apportant
de France et de Belgique — alors plus avancées sur le plan technique — des
innovations technologiques décisives pour le développement de Carrare. Ils
contribuent aussi très largement à la constitution des grandes infrastructures
locales : en facilitant l'accès aux carrières et le transport des blocs de la
montagne à la mer par des ouvrages grandioses (voies ferrées, routes, téléphériques,
pontons), ils donneront une impulsion énorme à la production. Par sa structure
géographique — montagnes, plaine et mer — , par les contraintes et les facilités
qu'elle présente, la zone est déjà une plateforme idéale d'expérimentation
technique et de développement commercial, mais qui s'opère prioritairement au
profit du capitalisme industriel européen.

La centralité carraraise est à l'époque toute relative, même si ses marbres


dominent la production mondiale : mobilisées par des acteurs étrangers, les
ressources et les savoir-faire locaux se diffusent en réalité sur des territoires et
selon des réseaux aux polarités multiples, ceux et celles des multinationales
naissantes, franco-belges notamment.

Mais les étrangers ne seront pas les seuls acteurs de la révolution industrielle
carraise : tout au long du XIXe siècle se constitueront et se renforceront des
dynasties capitalistes locales ; elles « relèveront le défi » et « suivront l'exemple »
des étrangers, selon la terminologie chère aux historiens carrarais évoquant cette
époque. Ces entrepreneurs deviendront à leur tour très actifs dans les profondes
mutations en cours, tant techniques que commerciales et socio-économiques.

Comme tout au long de son histoire, Carrare et sa région attirent


aujourd'hui des hôtes du monde entier dont les profils et les attentes se diversifient en
même temps qu'évoluent les structures locales de production et de services ; en
même temps que se renforcent les réseaux carrarais à l'extérieur, que continue à
se diffuser l'image du dispositif ; en même temps enfin que se ^transforme le
marché mondial du marbre. Du sculpteur célèbre à l'apprenti artisan, du
commerçant libanais au carrier savoyard, de l'architecte au professeur d'Université,
l'on n'en finit pas de dresser l'impossible catalogue des visiteurs plus ou moins
ponctuels de Carrare, de leur pays de provenance, du projet qui les anime, des
réseaux locaux et internationaux dans lesquels ils s'inscrivent. Trois grands
types d'échanges avec la société locale peuvent être distingués :
Geneviève MAROTEL

— le premier concerne les transactions à caractère commercial : on vient,


notamment à l'occasion de la Foire internationale, acheter (et plus rarement
vendre) la matière, brute ou travaillée, destinée au bâtiment ou à la décoration,
d'origine locale ou étrangère, etc. ou du matériel spécialisé et de l'outillage ;

— le seconde renvoie à l'ensemble des transactions professionnelles


(techniques, commerciales, juridiques), impliquées par les contrats ou tous autres
types d'associations déjà établis ou en cours de négociation entre sociétés
étrangères et professionnels locaux : mise en œuvre et suivi de chantiers (bâtiment,
extraction), innovation technologique,...

— le troisième type d'échanges concerne le travail-même de la matière : on


vient dans la zone carraraise pour apprendre et utiliser les savoir-faire locaux.
De Cuba, d'Algérie, du Togo, de l'Inde,... bref de tous les pays dans lesquels se
développent les activités d'extraction et de transformation industrielle du
marbre — le plus souvent à l'initiative ou avec la participation d'entreprises carra-
raises — , nombreux sont les jeunes à séjourner à Carrare pour apprendre ces
techniques dans les centres de formation locaux ou au sein des entreprises et des
carrières. Ce rôle de formation s'étend aussi à l'artisanat et à la sculpture.
L'apprentissage des techniques de sculpture artisanale ou artistique du marbre est
dispensé à l'Académie des Beaux-Arts ou dans les Instituts du marbre locaux de
Carrare, de Massa et de Pietrasanta, mais aussi dans les petits « laboratori » et
les studios de sculpture de la zone, qui offrent un ensemble de savoir-faire et de
structures d'apprentissage très diversifiés. Les ateliers sont aujourd'hui, et depuis
le XIXe siècle, divisés en deux grandes catégories : d'un côté les ateliers de
production d'éléments et d'objets décoratifs ou architecturaux (colonnes, vases,
chapiteaux, panneaux de marqueterie de marbre, gravure, sculptures ou bas-
reliefs de taille réduite et produites en petites séries,...), de l'autre les studios de
sculpture proprement dite. Pietrasanta, dont les ateliers ont attiré nombre de
Pisans et de Génois aux XIXe et XVe siècles, n'ont vu ses activités renaître qu'à
partir de la seconde moitié du XIXe, en grande partie sous l'influence de Carrare
et des grands industriels étrangers de l'époque. Elle regroupe actuellement une
grande partie des activités liées à la sculpture et à l'artisanat d'art, et de ce point
de vue, elle concurrence fortement Carrare, qui semble privilégier de plus en plus
les activités d'extraction, de transformation industrielle et de commerce.

Les studios de sculpture accueillent aussi bien des artistes étrangers ou


italiens célèbres comme César, Botéro, Cardénas, Kuétani, Zuniga, Montec-
chi,... que des jeunes encore inconnus, qui peuvent y louer un emplacement,
disposer des équipements nécessaires, de conseils ou d'assistance techniques.
Selon leurs moyens financiers, les artistes peuvent s'ils le souhaitent déléguer
tout ou partie du travail aux praticiens locaux qui les réalisent à partir de la
maquette originale ; ils peuvent aussi, une fois le dégrossissage du bloc et la mise
aux points effectués par les ouvriers-sculpteurs, effectuer eux-mêmes une partie
du travail, certaines finitions étant ensuite à nouveau déléguées. Tous trouvent
dans la zone carraraise un ensemble exceptionnel de conditions et de ressources
(espaces de travail, technologies, matière première, contacts,...) qu'aucune autre
région ne réunit à cette échelle et avec cette diversité. Les praticiens carrarais
sont mondialement réputés pour leur habileté technique, qui témoigne de leur
connaissance intime de la matière. Stimulés par les exigences des artistes, ils sont
Les marbriers de Carrare culture migratoire et expansion économique 109

:
sans cesse amenés à innover, à s'adapter à de nouvelles techniques et à de
nouveaux matériaux, et certains des studios de la zone se transforment, à
l'occasion de telle ou telle commande, en de véritables laboratoires expérimentaux.
Ces échanges, là encore, ne vont pas sans tensions ni conflits...

Plus spécifiquement insérés dans les secteurs de l'industrie et du commerce,


il faut signaler la présence à Carrare de nombreux agents commerciaux qui
représentent à l'extérieur les intérêts des entreprises locales et diffusent leurs
produits, ou servent d'intermédiaires pour le compte de sociétés et de clients
étrangers. Dans ce second cas, ils assurent par exemple la recherche de
matériaux et de produits dans la zone, organisent leur transport (par le biais d'autres
sociétés) en veillant au respect de la qualité et des délais, assurent un rôle de
conseil et de suivi, à divers moments et niveaux des transactions, voire de la mise
en œuvre des chantiers, etc. Tous extrêmement mobiles, très au fait des
questions techniques, des rouages économiques et sociaux complexes de la société
carraraise, de la demande et de ses fluctuations, des réseaux et des alliances, ces
agents — pas toujours d'origine locale — ont un rôle essentiel dans les échanges
généraux et constituent de véritables « passeurs », tant du point de vue
commercial que culturel et technique. Toutefois leur entremise a ses limites et ne peut
toujours se substituer aux mobilités directes des étrangers vers la zone : nous
l'avons signalé plus haut, les contraintes de la matière, la complexité des
procédures techniques et des montages juridico-financiers nécessitent que soient
instaurés et entretenus des liens directs, fondés sur la confiance : les étrangers n'ont
pas fini d'investir Carrare.

Derrière l'image de conquête hégémonique souvent donnée de cette


communauté, derrière les rivalités internes et les concurrences internationales
telles que nombreux professionnels — italiens inclus — se complaisent à les
décrire aujourd'hui, sont ainsi à déceler des logiques plus complexes de
production historique d'un milieu socio-professionnel inscrit dans un territoire donné,
de ses interactions avec l'« extérieur », avec l'« Étranger ». La question des
processus identitaires s'est posée avec de plus en plus d'acuité au fil de la recherche :
à partir de quels codes, selon quels critères se font et se défont les alliances, se
dessinent les identités des « tribus » locales du marbre, les figures de
l'autochtone et de l'étranger ? Quelles sont les conditions et les limites de l'accès au
dispositif de Carrare et à ses ressources ? Les conditions et les limites de sa
« délocalisation » à l'étranger ? C'est autour de cet ensemble de questions que
nous menons actuellement une seconde phase de recherche, en France et dans la
zone carraraise.

Un autre regard peut donc être porté sur des groupes trop souvent
considérés comme « intégrés », et sur les logiques de fonctionnement et de
développement de dispositifs productifs dits locaux : il suppose d'élargir la question des
dynamiques identitaires (proximités ethniques et socio-culturelles) à la sphère
professionnelle et économique (les savoir-faire, les systèmes productifs) et aux
mobilités ; enfin de situer ce questionnement dans une perspective historique.
110 Geneviève MAROTEL

Notes et références bibliographiques

(1) Cet article s'appuie sur les résultats d'une recherche menée en 1990-91, grâce à un financement
conjoint INRETSI/MELTE :
MAROTEL (G.), (1991). Territoires du marbre : pratiques circulatoires internationales de
professionnels italiens du bâtiment, rapport de Recherche INRETS, Arcueil.
(2) Voir notamment :
CAMPANI (G.), (1988). Les réseaux familiaux, villageois et régionaux des immigrés italiens en
France, thèse, Nice.
CATANI (M.), CAMPANI (G.), PALIDDA (S.), (1986). Les scaldini de Paris : un métier transmis de
génération en génération depuis la première guerre mondiale, Chryseis-CNRS, Paris.
CORTI (P.), (1990). Paesi d'emigranti. Mestieri, itinerari, identità collettive, Franco Angeli, Milano.
NOIRIEL (G.), (1988). Histoire de l'émigration en France, XIXe, XXe siècles, Le Seuil, Paris.
SORI (E.), (1991). « Un bilancio délia più récente storiografia italiana sull'emigrazione », Studi
sull'emigrazione. Un'analisi comparata. Atti del convegno storico internazionale sull'emigrazione.
Biella, 25-27 sett. 1989, Milano.
PIEMONTE Regione, (1988). Migrazioni attraverso le Alpi occidentali. Relazioni tra Piemonte,
Provenza e Delfinato dal Medioevo ai nostri giorni, Colloque international de Cuneo, juin 1984 ;
Torino.
(3) Sur les districts industriels italiens, voir notamment :
BRESSO (M.), (1985). « Autonomie et diversification du travail », L'autonomie sociale aujourd'hui,
Actes du colloque de Biviers, nov. 1983, Presses Universitaires de Grenoble, 1985, Grenoble.
BAGNASCO (A.), (1989). « Développement régional, société locale et économie diffuse », et
BECCATINI (G.), (1898). « Les districts industriels en Italie », in La flexibilité en Italie, débats sur
l'emploi, Syros, Paris.
(4) TARRIUS (A.), (1989). Expériences pour une anthropologie du mouvement : d'une sociologie des
transports à une anthropologie de la mobilité spatiale, Paradigme, Caen.
TARRIUS (A.), MAROTEL (G.), PERALDI (M.), (1988). L'aménagement à contre-temps,
L'Harmattan, Paris.
(5) TARRIUS (A.), (1992). Les fourmis d'Europe : migrants riches, migrants pauvres et nouvelles
villes internationales, L'Harmattan, Paris.
(6) Une recherche sur la communauté des mosaïstes frioulans a été menée parallèlement et dans des
perspectives proches :
DI BENEDETTO (M.), (1991). Mobilités et savoir-faire : les itinéraires et trajectoires d'élites
professionnelles italiennes du bâtiment. Thèse, Aix-Marseille IL
(7) Sur le marbre, ses caractères géophysiques, ses techniques de travail et son histoire, voir le
passionnant ouvrage (qui doit faire l'objet d'une réédition prochaine), de :
MANNONI (L.) et (T.), (1984). Le marbre, matière et culture, SAGEP, Gênes.
(8) MILZA (P.), (sous la direction de), (1986). Les Italiens en France de 1914 à 1940, Collection de
l'Ecole française à Rome, Rome.
(9) KLAPISH-ZUBER (C), (1969). Les maîtres du marbre, Carrare, 1300-1600, Ephess, Paris.
Les marbriers de Carrare culture migratoire et expansion économique 111

:
Les marbriers de Carrare : Culture migratoire et expansion économique

Geneviève MAROTEL

Un nouveau regard peut-être porté sur des groupes socio-professionnels encore


peu étudiés par la sociologie ou l'histoire des migrations, et considérés trop hâtivement
comme archaïques ou atypiques et non représentatifs : il suppose d'élargir et
d'articuler la question des dynamiques identitaires à la sphère professionnelle et économique
(les savoir-faire et leur reproduction) et aux mobilités (les « savoir-circuler », pris dans
leur acception spatio-temporelle la plus large), enfin de situer ce questionnement dans
la longue durée. L'article évoque les premiers résultats d'une recherche menée dans ces
perspectives méthodologiques sur la communauté des professionnels du marbre de la
région de Carrare (Toscane). Il présente les diverses formes d'échanges et les
continuités territoriales, culturelles et socio-professionnelles établies au fil du temps entre la
zone marbrière de Carrare et ses innombrables extensions à l'échelle européenne et
mondiale : véritable retournement de l'émigration, souvent issue de la misère ou de
l'exil politique, en réseaux devenus ceux de la richesse et de la notoriété. Il souligne la
place que ces processus, qui conjuguent repli identitaire et ouverture, laissent à /'« Autre-
étranger ».

The marble workers from Carrara : Migratory cultural habits and economic development

Geneviève MAROTEL

Certain socio-occupational groups often overlooked by the sociology or history


of migrations on the grounds that they are archaic or atypical and therefore not
representative callfor a new methodological approach. The one proposed here would
broaden the question of the dynamics of cultural identity by linking it to the
occupational and economic sphere (know-how and its reproduction) and to mobilities (taken
in their broadest spatio-temporal sense) in a long-term context. Within such a
perspective, this article presents the initial results of a study on the community of marble
workers from Carrara (Tuscany). It describes the various forms of exchanges and the
territorial, cultural, and socio-occupational continuities established over time between
the marbel region of Carrara and its countless extensions throughout Europe and the
entire world. These process constitute a veritable turnaround of an emigration often
prompted by poverty or political exile into networks of wealth and notoriety. These
are characterized by a combination of communal withdrawal and openness, and the
analysis brings out the place that is left for the « outsider ».

Los Marmolistas de Carrara : Cultura migratoria y expansion econômica

Geneviève MAROTEL

Para algunos grupos socio profesionales todavia poco estudiados por la sociolo-
gia o la historia de la migraciones, considerados con demasiada râpidez como arcâicos
o atipicos y no representativos, se puede adoptar una nueva perspectiva. Esto supone
que se ensanche y articule la cuestiôn de las dinàmicas de identidades a la esfera
profesional y econômica (los tactos y su reproducciôn) y a las movilidades (tomadas
en su extension espacio temporal mâs amplia), y por fin de situar esta problemâtica en
la larga duraciôn. De acuerdo con estas perspectivas metodolôgicas, el articulo evoca
los primeros resultados de una investigaciôn sobre la comunidad de los profesionales
del mârmol de Carrara y sus numerosas extensiones a escala europea y mundial
— verdadera inversion de la emigraciôn, mâs a menudo venida de la miseria o del
exilio politico, hacia redes que son ahora portadoras de riqueza y de notoriedad — y
subraya el lugar que estosprocesos, que conjugan apertura y repliegue de la identidad,
dejan al « Otro-extranjero ».
2
I' Geneviève MAROTEL

I marmisti di Carrara : Tradizione della migrazione e sviluppo economico

Geneviève MAROTEL

Per alcuni gruppi socio-professionali ancora poco studiati dalla sociologia o dalla
storia delle migrazioni, e considerati troppo frettolosamente arcaici o atipici e non
rappresentativi, pub essere adottata una nuova prospettiva. Essa presuppone di allar-
gare e di articolare la questione delle dinamiche d'identità alla sfera professional e
economica (le competenze e la loro riproduzione) e aile mobilità (intese nell'accezione
spaziotemporale più larga), e infîne di situare questa problematica nella lunga durata.
In accordo con tale riflessione metodologica, I'articolo riporta alcuni risultati di una
prima ricerca sulla comunità dei professionisti del marmo della zona di Carrara
(Toscane). Esso esamina le diverse forme discambie le continuità territoriali, culturali
e socio-professionali stabilitesi nel corso del tempo tra la zona marmifera di Carrara e
le suc innumerevoli propaggini su scab europea e mondiale — vero e proprio ribal-
tamento dell'emigrazione, spesso scaturita dalla miseria o dall'esilio politico, in reti di
relazioni portatrici di richezza e notorieia — , e sottolinca ilposto che questi processi,
che congugano ripiegamento d'identità e apertura, lasciano all'« Altro-straniero ».

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